Après L‘apprenti sorcier de Goethe, le deuxième volet consacré aux automates dans la littérature allemande.
Édition des œuvres complètes de Jean Paul (1826) digitalisée par la Bibliothèque d‘Etat de Bavière avec en exergue une citation de Montaigne en français : « les bêtes nous peuvent estimer bête comme nous les etimons »
«Schon von jeher brachte man Maschinen zu Markt, welche die Menschen außer Nahrung sezten, indem sie die Arbeiten derselben besser und schneller ausführten. Denn zum Unglück machen die Maschinen allezeit recht gute Arbeit und laufen den Menschen weit vor. Daher suchen Männer, die in der Verwaltung wichtigerer Ämter es zu etwas mehr als träger Mittelmässigkeit zu treiben wünschen, so viel sie können ganz Maschinenmäßig zu verfahren, und wenigstens künstliche Maschinen abzugeben, da sie unglücklicherweise keine natürliche sein können. An vielen Orten durfte man die Einführung der Bandmühle nicht wagen, weil unzählige Bandweber zu verhungern drohten. In Chemniz kamen vor kurzem alle Spinner und Spinnerinnen mit einer deutschen Vorstellung gegen die neuen Spinnmaschinen ein, die besser und mehr als 25 Menschen spinnen und weder zu Nachts noch (da sie nimmermehr Glieder der unsichtbaren Kirche sein können) am Sonntage abzusetzen brauchen. Die Bücherkopisten in Konstantinopel halten nur darum noch nicht den Bettelstab statt der Feder in den Händen, weil da noch keine Drukerpressen gehen; und wenige von uns standen noch den Hunger der Mönche aus, deren Abschreiben durch die Erfindung der Druckerei entbehrlich wurde: daher sie mit Recht sagten, den Erfinder derselben, den Dr. Faust, hätte leider der Teufel unstreitig geholet und es war nur gut, daß sie sich noch durch das Malen der Anfangsbuchstaben in gedrukte Bücher hinfristeten.»
Jean Paul (1763-1825) sous le pseudonyme J. P. F. Hasus
De tout temps, l’on a mis sur le marché des machines qui, effectuant plus vite et mieux le travail des hommes, ôtent à ceux-ci le pain de la bouche. Le malheur veut en effet que les machines fournissent à tout moment un excellent travail, en quoi elles dépassent les hommes, et de loin. Aussi voit-on des directeurs d’administrations importantes, soucieux d’obtenir de celles-ci un peu plus qu’une paresseuse médiocrité, tenter autant qu’ils le peuvent d’œuvrer sur le mode desdites machines et, faute, hélas, de pouvoir en être de naturelles, de faire du moins figure d’artificielles. En maints endroits, il a fallu renoncer à introduire le métier à tisser les rubans parce que d’innombrables tisserands risquaient de mourir de faim. À Chemnitz, il y a peu, fileurs et fileuses ont adressé à la Diète une requête à l’encontre des nouvelles machines à filer, lesquelles travaillent plus et mieux que vingt-cinq personnes et n’ont à s’interrompre ni la nuit ni (ne pouvant devenir membres de l’Église invisible) le dimanche. Si, à Constantinople, les copistes de livres ont toujours en main la plume et non le bâton de mendiant, c’est uniquement parce que là-bas ne fonctionnent pas encore de presses d’imprimerie ; et rares furent, chez nous, les moines qui survécurent à la famine qui les frappa quand cette même activité fut rendue superflue par l’invention de l’imprimerie – ce pourquoi ils disaient avec raison que, sans conteste, c’était le diable, hélas, qui était allé chercher l’inventeur de celle-ci, le docteur Faust, et qu’il était encore heureux qu’eux-mêmes pussent subsister tant bien que mal en enluminant les lettrines de livres imprimés.
Traduit pour le SauteRhin par Pierre Foucher que je remercie
Unterthänigste Vorstellung unser, der sämtlichen Spieler und redenden Damen in Europa entgegen und wider die Einführung der Kempelischen Spiel- und Sprachmaschinen (Humble considération de l’ensemble des joueurs et dames parlantes contre l’introduction des machines joueuses et parlantes). Le texte entier que l’on trouvera ici figure dans Auswahl aus des Teufelspapiere (Extraits des papiers du Diable).
J’ai été attiré vers ce texte parce que ses deux premières phrases sont citées en exergue du livre de Constanze Kurz et Frank Rieger, Arbeitsfrei, [Libéré du travail] (Riemann Verlag) qui se présente comme un voyage dans le monde des machines qui vont nous remplacer. La citation de Jean Paul ouvre le chapitre sur l’automatisation de l’esprit et précède immédiatement les phrases suivantes :
« Celui qui croit que son emploi est assuré dans l’avenir parce qu’il réclame une activité du cerveau qui ne pourrait être prise en charge par un ordinateur commet probablement une grave erreur. L’automatisation de l’esprit, le remplacement d’activités cérébrales humaines par des logiciels et des algorithmes contient un potentiel de transformation de la vie et de l’activité professionnelle bien plus fort que celui engagé par la robotisation et l’automatisation de la production » (page 242)
Ce processus en cours est bien plus subtil, insidieux et caché que le remplacement de l’homme par une machine dans l’industrie traditionnelle. Il suffit de voir ce qu’il se passe dans les banques dans lesquels nous n’avons plus de contact avec personne. A l’intérieur du système bancaire lui-même il n’existe pratiquement plus d ‘espace de décision humain. Les modes de fonctionnement des entreprises sont « déshumanisées » et elles finissent toutes par fonctionner à l’identique et par se ressembler. Un mode de fonctionnement qui a des effets sociaux en formatant les comportements dans la société. Et c’est peut-être là l’extraordinaire pressentiment de Jean Paul avec ce qui se voulait sans doute seulement satirique.
« Aussi voit-on des directeurs d’administrations importantes, […] tenter autant qu’ils le peuvent d’œuvrer sur le mode desdites machines et, faute, hélas, de pouvoir en être de naturelles, de faire du moins figure d’artificielles »
N’invite-t-on pas régulièrement les politiques à «changer de logiciel » comme s’il s’agissait de changer de machine ?
A gauche : Schémas de la machine de synthèse vocale de Kempelen tels que dessinés par Carl F Hindenburg dans son livre Über den Schachspieler des Herrn von Kempelen. Müller, Leipzig 1784
A droite, Le Turc mécanique, machine joueuse d’échecs de Kempelen, gravure de Karl Gottlieb von Windisch dans le livre de 1783, Raison inanimée.
L’Humble considération de l’ensemble des joueurs et dames parlantes contre l’introduction des machines joueuses et parlantes forme le douzième chapitre de l’ensemble de textes intitulés Extraits des papiers du Diable. Il date de 1789. L’inventeur Wolfgang von Kempelen avait effectué, en 1783/85 une tournée européenne avec ses deux machines, l’une de synthèse vocale et l’autre le Turc mécanique joueur d’échec qui s’appellera plus tard Le joueur d’échec de Maezel que décrira Edgar Allan Poe. On sait que cette machine s’avérera une habile mystification. Jean Paul débute son texte en faisant référence à cette tournée et en notant que le précepteur von Kempelen ne fait pas mystère qu’il a « fabriqué lui-même ses élèves ». Qui plus est ce sont des assistants totalement désintéressés, sans prétention salariale, qui laissent à leur maître tout l’argent qu’ils gagnent :
« Ce n’est pas une fable et le fait est confirmé par des centaines de témoins qu’elles [« ces étranges machines »] ne gardaient pour elles pas le moindre pfennig de ces sommes considérables qu’elles récoltaient pour leurs discours et jeux mais les remettaient en cachette à leur pauvre père, Monsieur de Kempelen sans qu’il leur en coûte ».
Ce petit clin d’oeil depuis le 18ème siècle à une certaine actualité permet aussi de situer la tonalité du texte généralement qualifié de satirique. Je rappelle au passage que L’homme-machine de La Mettrie date de 1747. Avec une feinte humilité, cette complainte est présentée comme étant celle d’un nous collectif, celui des joueurs et des dames de cour qui seraient privées par ces machines à jouer et à parler de leurs activités principales dans les salons. Ce que critique ici Jean Paul ce sont des techniques relationnelles qui « rompent les conversations entre les esprits ». L’auteur prolonge la satire en évoquant aussi les machines à composer des livres imaginées par Swift et Gulliver qui seraient capables de produire en masse de « bien bons sermons du dimanche » sans honoraire ou les moulins à barbes [Bartrosmühle, bâtiment circulaire avec des ouvertures permettant de passer les têtes qu’on veut faire raser. Un manège tourné par un cheval et porteur de lames permet de raser 60 barbes à la minute], etc . Imagine-t-on de telles machines également pour parler et jouer ?, se demande Jean Paul avant de les imaginer aussi rendant la justice.
Jean Paul, pseudonyme de Johann Paul Friedrich Richter, premier des romantiques allemands et inventeur du roman au sens moderne du terme, a connu un grand succès populaire à son époque.
Dans un autre texte toujours tiré des Papiers du Diable, Jean Paul, sous le titre Identités de l’homme servi par des machines, raconte une visite dans l’île de Barataria [référence à l’île de fiction offerte par des nobles à Sancho Pança dans le Don Quichotte de Cervantès] à l’homme aux machines. Le texte allemand se trouve en ligne. J’en emprunte le résumé et la traduction à Alfred Chapuis : Les automates et les œuvres d’imagination publié par la Fédération horlogère suisse en 1946 et mis en ligne sur le Blog de l’Amicale Des Amateurs de Nids À Poussière.
Dans une sorte de Château des Carpates avant l’heure, vit l’homme aux machines entouré de serviteurs automates, de machines à écrire (automates écrivant), d’un orchestre symphonique entièrement mécanique dans lequel rien n’était vivant sauf les auditeurs (Jean Paul observe en passant que , dans les concerts habituels, c’était précisément le contraire).
« L’homme aux machines ne prend la parole qu’une fois dans la journée, et c’est quand il a l’esprit un peu trop échauffé par les vins copieux de son repas. Alors on l’entend de partout. Et voici l’essentiel de son discours : […] Cela, continue l’homme aux machines, ne serait que le début de la mécanisation. Mais qu’on me permette d’idéaliser l’homme et de l’élever au suprême degré de cette transformation, de manière qu’il ne soit plus un simple mannequin. Je me figure un instant qu’il pourrait avoir à la place de l’estomac une marmite de Papin et qu’il boirait son vin à l’aide de quelque mécanisme hydraulique (c’est le cas de dire qu’il « pomperait »). Les bêtes elles-mêmes n’auraient plus besoin d’être vivantes et l’on verrait que des animaux empaillés contenant des mécanismes ; autrement dit, elles seraient des automates. Il y -aurait des basses-cours remplies de canards à la Vaucanson., des chenils à la Vulcain. des pigeonniers avec les colombes d’Archytas, et l’on ouvrirait des ménageries entières remplies d’œuvres créées par les Jaquet-Droz père et fils. Ces animaux ne coûteraient rien à nourrir.
Tout deviendrait statues ou mannequins et même ceux qui les auront créées. Cela, à vrai dire, ne donnerait sans doute pas des individus, des « moi » pires que les « moi » forgés par les matérialistes. La nature créatrice disparaîtrait en fumée; il ne resterait plus que la nature artificielle, les machinistes étant devenus des machines eux-mêmes.
L’homme aux machines se demande finalement de quels privilèges serait dotée cette humanité mécanique supérieure qui n’aurait plus à travailler avec des bras, des jambes et qui pourrait en même temps se passer de mémoire et d’idées : Hélas! s’écrie-t-il (et lui-même en est soudain atterré) ces tristes avantages seront la quiétude, l’apathie, l’asphyxie, une existence de rentiers et de dames de la cour : le Néant dans la Science suprême!… » .
Jean Paul, me semble-t-il, dénonce ici , pour peu que je puisse en juger, je ne le connais pas vraiment, l’idéologie d’un monde mécanique, d’un« moi » formaté au détriment de l’ «âme vivante » et annoncer un nihilisme.