Note préalable
Wikipedia : Le Kulturkampf, ou « combat pour la Civilisation », est un conflit qui opposa le Chancelier Bismarck à l’Eglise catholique et au Zentrum, le parti des catholiques allemands, entre 1871 et 1880 . Un combat dit de « civilisation » contre « l’esprit rétrograde » de l’Eglise catholique (Bismarck était protestant) qui avait décrété au concile de Vatican 1 en 1971, l’infaillibilité du pape.
Le mot a été détourné pour désigner les appels de ceux qui avec les projets de prise de contrôle d’Internet veulent mener un conflit de civilisation voire ce que Paul Jorion appelle une « guerre civile numérique ». Depuis le début de l’année, nous en sommes à la troisième séquence de ce conflit si l’on prend comme point de départ l’offensive d’un député de la droite allemande annonçant la lutte finale.
Première séquence
« Chers internautes, vous perdrez la bataille ! » Tel était le titre d’un point de vue d’Ansgar Heveling, député chrétien démocrate, membre de la commission Internet et société numérique au Bundestag, le Parlement allemand. Le texte avait été publié dans le quotidien Handelsblatt, le 30 janvier 2012.
« Vous perdrez la bataille », c’est donc qu’il y a bataille. Quelle bataille ?
En voici la description par le parlementaire :
« Les discussions actuelles sur les projets SOPA (Stop Online Piracy Act) et PIPA (PROTECT IP Act ) pour la régularisation d’Internet contiennent tous les éléments pour enfin provoquer le si attendu clash of civilization (in english dans le texte. C’est le combat entre le beau et nouveau monde numérique et la vie réelle. Pendant que les digital natives déclarent que les gens réels sont des dinosaures en oubliant qu’ils forment la majorité. Mais les majorités n’ont jamais vraiment préoccupé les révolutions. Le dispositif médiatique deces derniers jours donne l’impression que nous sommes arrivés dans la troisième partie du Seigneur des anneaux avant la bataille finale pour la terre du milieu. C’est le moment d’anticiper sur la nécrologie des héros de bits et bytes ».
Le reste est à l’avenant. Il est question de « totalitarisme numérique » de « maoïsme numérique ». Cela pour défendre la liberté la démocratie et la … propriété mais surtout pour fabriquer une opposition factice entre défenseurs du droit de propriété issu de la Révolution française et partageux totalitaires.
La réplique viendra de Frank Rieger, porte parole du Chaos Computer Club (CCC), l’association des hackers allemands. « Vous voulez le Kulturkampf ? Vous pouvez l’avoir ». Il interprète les propos d’Ansgar Heveling comme posant les « principes revanchards » de la politique chrétienne démocrate dans le domaine de l’Internet.
« Ansgar Heveling parle du réseau comme s’il s’agissait d’une mode passagère qui n’existerait que pour accélérer la faillite spirituelle et morale de l’occident. Depuis [1990]le réseau numérique est devenu pour les générations entières un organe des sens supplémentaire, un lieu de vie et de travail. Entre temps, 30 millions de ménages Allemagne dispose d’un accès rapide à Internet. Pratiquement personne ne vit plus sans connexion au réseau ».
Il se demande dès lors d’où vient cette hallucination qui voudrait que « la majorité des gens réels « soient hostiles à Internet. Frank Rieger dessine ensuite ce qui selon lui est l’enjeu réel :
« Nous nous trouvons sans conteste en tant que société devant la question de ce que sera dans l’avenir la rétribution des auteurs, compositeurs, cinéastes. Les modèles économiques du siècle passé fonctionnent de moins en moins. Les intermédiaires que ce soient les labels, les maisons d’édition, les sociétés d’exploitation devraient être là pour ôter aux créatifs les soucis de mise sur le marché et pou défendre leurs intérêts. Au lieu de cela, ils ont bouché l’horizon de leur branche d’activité. Les innovations permettant de faire de l’argent avec des contenus viennent de marginaux qui du coup monopolisent des segments entiers. Que les maisons d’édition soient totalement incapables de construire une alternative à Amazon et Kindle est à mettre au compte de leur incompétence, de leur entêtement, de leur politique à courte vue.
Les succès industriels reposent sur un constat simple : les utilisateurs sont prêts à payer pour des contenus pour peu que ce ne soit pas cher, d’un fonctionnement facile et sans accroc. L’industrie des médias se comporte comme le lapin devant le serpent technologique et lance des appels à une coercition de plus en plus forte des utilisateurs ».
Le Chaos Computer Club a d’ailleurs développé des modèles de micro paiement avec une monnaie virtuelle.
« L’industrie des médias répond par un silence obstiné à toutes les idées et propositions mises en discussion. (…) Compte tenu des propositions de loi internationales ouvertement achetées par l’industrie comme SOPA, PIPA , ACTA, on en arrivera à ce Kulturkampf si l’on n’en revient pas à la raison et si l’on ne saisit pas les propositions de dialogue en faveur de modèles technologiques de rémunération. Il y a une chose que M. Haveling ne devrait pas oublier : payer pour des contenus reste une activité librement consentie. Chaque centime récolté par l’industrie sort de la poche du consommateur. Quand il en aura assez des restrictions, castrations, mises sous tutelle, sa disposition à payer pourra rapidement changer. Un boycott absolu des productions médiatiques payantes est tout à fait faisable et le « réseau » a montré sa capacité à mobiliser rapidement. L’un des podcasters allemands le plus connu qui vit en grande partie des contributions volontaires de ces auditeurs a diffusé sur twitter le texte suivant : « Kulturkampf ? Vous pouvez l’avoir » ».
Deuxième séquence
L’épisode précédent a produit des vagues. La seconde séquence a été déclenchée par un musicien et auteur Sven Regener suivi par un groupe de scénaristes de télévisions dont on se demande en quoi ils sont touchés, puis une armada de créatifs qui disent que « ma tête m’appartient » et qui appelle à l’assaut contre les Pirates.
Les scénaristes de séries policières ont adressé une lettre ouverte aux verts, aux Pirates, à Die Linke qui sur ce point a des positions proches et aux Internautes à qui ils reprochent de dramatiser l’opposition entre la convention internationale de protection de la propriété intellectuelle et le libre accès à la culture, dénonce « l’équation démagogique » qui ferait de la liberté d’accès l’équivalent de la gratuité
« Les responsables Internet de tous les partis ne devraient pas toucher à la question de la durée des droits et en pas assimiler tout contrôle chez les fournisseurs et les utilisateurs la fin du monde occidental. Quand on voyage sans billet ou qu’on ne paye pas ses impôts, on doit bien accepter des restrictions des ses droits ».
Je rappelle que la durée des droits est de 70 ans après le décès de l’auteur.
Là encore, c’est le CCC qui répond en rappelant qu’ils sont eux aussi des auteurs, concepteurs, développeurs, programmateurs bref des créatifs et qu’il ne saurait y avoir de « compromis historique » avec des « ignorants prénumériques » et de rappeler aux scénaristes que ce dont ils auraient besoin d’abord, ce serait de « bons syndicats dignes de ce nom »
Troisième séquence
[Note préalable : Urheber signifie en allemand auteur, créateur. Le mot vient de urhap, le début la cause, l’origine. Le mot est entré dans le vocabulaire juridique pour désigner celui qui est à l’origine du délit que l’on distingue ainsi d’un éventuel complice. Ceux à qui l’auteur confie la gestion de ses droits, les ayants-droit sont appelés Rechteinhaber]
La troisième séquence a été ouverte par un appel intitulé « Nous sommes les auteurs » auquel a répliqué la pétition « Nous sommes les citoyens ». Un groupe se revendiquant d’Anonymous mais en est-il vraiment ? a rendu public sous le tire « fuck you copyright blah blah blah » les données personnelles des auteurs signataires – en fait, ils avaient collationné les données publiques _ ce qui a aussitôt permis aux éditeurs de jouer – voire même surjouer – les protecteurs.
Voici les deux textes en question :
1) « Nous sommes les auteurs »
« Avec incompréhension et inquiétude, nous suivons en tant qu’auteurs et artistes les attaques publiques contre le droit d’auteur. Le droit d’auteur est une conquête historique des libertés bourgeoises contre la dépendance féodale, il garantit la base matérielle de la création intellectuelle individuelle.
Dans ce contexte, prétendre qu’il existe un conflit d’intérêt entre les auteurs et les « exploitants » c’est donner une image déformée de la réalité de notre travail.
Dans une société de la division du travail, les artistes confient la mise sur le marché de leurs œuvres à des maisons d’édition, des galeries, des producteurs et des sociétés d’exploitation quand ces derniers défendent au mieux leurs intérêts. Les nouvelles réalités de la numérisation et de l’Internet ne justifient pas le vol profane de la propriété spirituelle voire d’en demander la légalisation. Au contraire, il convient de renforcer la protection des droits d’auteur et de les adapter aux conditions actuelles de l’accès rapide et massif aux productions intellectuelles.
Le droit d’auteur permet aux artistes et auteurs de vivre de leur travail et nous protège tous y compris des agissements globaux des multinationales de l’Internet dont le modèle économique accepte que les artistes et auteurs soient dépossédés de leurs droits.
La présence et l’usage quotidien de l’Internet dans notre vie ne peut justifier le vol et ne peut excuser l’avarice et la cupidité.
http://www.wir-sind-die-urheber.de/
Il y a de grands noms de la littérature parmi les signataires mais force est de constater qu’heureusement pour eux on les connaît en général mieux inspirés. Le texte qu’ils cosignent est en effet d’une rare platitude. On ne trouve quasiment rien de leurs textes en format numérique sur Internet. Et c’est dommage pour eux comme pour nous.
En tout état de cause, ils ont provoqué l’élaboration d’un contre appel.
2) « Nous sommes les citoyennes et citoyens »
« Avec grande inquiétude, les citoyennes et citoyens suivent la discussion sur les droits d’auteur et leur devenir sur Internet. Nous ne voulons pas la suppression des droits d’auteurs. Au contraire, nous voudrions que les droits d’auteurs conservent un avenir mais cela signifie qu’ils doivent être rapprochés des réalités de la société.
Nous nous prononçons pour que ceux qui souhaitent vivre de leur art et de leur activité créatrice puissent disposer du cadre nécessaire.
Les questions de sociétés d’exploitation, de la durée des droits et des modèles de paiement en font partie.
Chaque auteur(e) doit pouvoir déterminer lui-même ce qu’il admet qu’on fasse de son œuvre. L’Internet modifie profondément les conditions de la création culturelle.
Brusquement se posent pour tous y compris pour les amateurs des questions de droits d’auteurs :
– Combien de texte a-t-on le droit de citer sans porter atteinte aux droits d’auteur ?
– A-t-on le droit de chanter et de danser sa chanson préférée et mettre la vidéo sur Internet ?
– A-t-on le droit de plagier ou de parodier une scène célèbre du cinéma ?
– Est-ce qu’un droit d’usage est acquitté avec l’achat d’un CD, d’un livre, de données ?
Nous, citoyennes, citoyens, sommes dépassés par les règles dès lors que nous voulons être créatifs sur Internet. Dans le même temps, les professionnels de la création culturelle sont indignés par le fait que l’on utilise leurs œuvres sans contrepartie financière.
Nous devons construire le cadre légal de telle sorte que les intérêts des auteurs restent préservés mais qu’en même temps le plus grand nombre accepte ces règles comme justes et s’y conforment. Ce n’est qu’ainsi que l’acceptation pour la valeur des contenus protégés pourra être accrue.
Nous ne voudrions pas que l’application des droits d’auteur conduise à une distorsion des moyens de coercition.
Cela inclut
– le bannissement de l’Internet pour avoir téléchargé illégalement de la musique plusieurs fois ;
– la surveillance et la conservation des données pratiquées sans raison sous prétexte de traquer le non-respect des droits d’auteur ;
– les amendes d’un montant exorbitant pour obtenir un effet dissuasif (plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’euros) .
Nous voulons un droit d’auteur. C’est pourquoi nous tendons la main à tous les créateurs et à leurs partenaires économiques. Cherchons ensemble des solutions qui garantissent les doits des auteurs à disposer de leurs oeuvres comme le droit de tous à vivre sans répression et sans surveillance ».
http://wir-sind-die-buerger.de/
On ne fait pas plus gentil. Plus de 7000 signataires à ce jour.
Il y a eu des réactions plus radicales comme celle des partageurs de fichiers.
« Nous sommes les partageurs de fichiers»
Nous crackons
Nous rippons
Nous encodons
Nous écrivons des fichiers .NFO
Nous releasons (libérons)
Nous téléchargeons
Nous utilisons FXP
Nous sommes des seeders
Nous sommes des leechers
Nous échangeons.
Nous copions
Nous sommes les partageurs de fichiers
Merde à vos droits d’auteur
Merde à vos lois
Merde à votre propriété intellectuelle
Merde à vos avocats
Merde à vos copyrights
Nous sommes les partageurs de fichiers
(…)
Nous sommes les partageurs de fichiers
Nous sommes beaucoup
Et de plus en plus nombreux
Nous ne partirons plus
Nous sommes les partageurs de fichiers
Nous nous battons pour un copyfight
Et nous gagnons »
Et tout cela conduit les uns et les autres à affiner leurs positions.
Nous nous intéressons à celle du Parti Pirate qui les a formulés en dix points, l’objectif étant de « saisir les chances qu’offre Internet pour renforcer les droits des créateurs et des utilisateurs afin que soit favorisé pour la société le libre accès à la formation et à la culture». Ce positionnement est assez souvent caricaturé comme fondamentalement contradictoire.
« 1. Raccourcissement de la durée de protection des droits ramenés à 10 ans après le décès de l’auteur. La durée actuelle de 70 ans profite en premier lieu aux ayants-droit. Le problème de l’inaccessibilité de nombreuses œuvres n’est pas sans lien finalement avec la durée excessive de protection des droits car nombreuses sont les œuvres non rééditées qui malgré cela ne tombent pas dans le domaine public.
2. Nous voulons renforcer le droit des auteurs face aux ayants-droit. En cas de non usage de ces droits, ceux-ci doivent revenir plus rapidement aux auteurs et l’exclusivité des droits doit être limité à 25 ans maximum. Après ce délai, les droits reviennent aux auteurs.
3. Dans le contexte des établissements publics d’enseignement, les utilisations médiatiques des œuvres sont libres de droit une fois réglés les droits d’acquisition. En outre, il convient d’encourager les modèles économiques basés sur des licences libres.
4.L’archivage moderne d’œuvre dans les bibliothèques doit être possible ainsi que son libre accès.
5. Le droit à la copie privée doit être formulé et codifié et la réalisation de « remix » et de «mashups» facilitée. Nous voulons la suppression des DRM (Gestion de droits numériques» et des dispositifs anti-copie.
6. Nous voulons plus de droits d’intervention des auteurs vis-à-vis des gestionnaires comme par exemple un droit à un double emploi ou une limitation des contrats « buy out» (Refonte du droit des contrats)
7. Il faut décriminaliser le partage – de fichier direct, privé, non commercial et l’échange d’œuvres, les partageurs sont les meilleurs clients [une note renvoie à une étude selon laquelle la pratique du téléchargement accroît la vente d’albums] et le besoin de try before buy (essayer avant d’acheter) est légitime.
8. Nouveaux modèles économiques : à tous ceux qui ont fonctionné jusqu’ici il faut adjoindre de nouvelles possibilités comme le micro-paiement, la production communautaire ou l’investissement participatif ainsi que l’option de paiement des droits directement à l’auteur. Ces modèles doivent intégrer nos options en matière de protection des données et de la sphère privée. Nous voulons assurer une rémunération correcte et adaptée des auteurs. La confiance réciproque en ce domaine est au moins aussi importante que les nouveaux moyens fonctionnels de distribution.
9. Il faut mettre un terme aux moyens de dissuasion pour atteinte aux droits d’auteur par des personnes privées.
10. Le droit d’auteur doit correspondre aux demandes de l’utilisateur compétent d’aujourd’hui et ne doit pas limiter sa créativité ».
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