L’affaire de Saverne

Le 28 octobre 1913, un incident somme toute fréquent allait prendre la dimension d’une affaire qui s’étendra sur plusieurs mois. Il eut lieu à Saverne, carrefour stratégique dans le nord de l’Alsace alors sous domination de l’Empire allemand depuis 40 ans. L’incident oppose un jeune sous-officier allemand aux recrues d’origine alsacienne. Le sous-lieutenant – et baron – von Forster déclare à propos de possibles altercations avec les civils :

« Si vous êtes attaqués faites usage de votre arme. Si vous poignardez un de ces voyous (wackes), je vous gratifierais de 10 marks ».

Un sergent se croit tenu de renchérir en disant qu’il y ajouterait deux ou trois marks.

Wackes est un terme allemand injurieux par lequel on désignait les habitants d’Alsace Lorraine. L’injure était prohibée par le règlement de l’armée, ce qui faisait l’objet de rappels réguliers. L’incident aurait peut-être pu en rester là, mais il a connu un emballement politico-médiatique, dirait-on aujourd’hui, Ce n’est en effet que le 6 novembre que la presse locale rapporte les faits déclenchant des manifestations alsaciennes de protestation qui sont réprimées. Significativement, l’exposition du centenaire à Saverne n’ouvre que le 8 novembre. Il m’aurait arrangé qu’elle soit quelque peu anticipée. L’affaire remonte jusqu’au parlement, Reischstag, qui désavoue le gouvernement. Mais à ceux qui croient que l’armée n’est pas au-dessus des lois, cette dernière prouvera le contraire.
Je ne vais pas ici dérouler tous les épisodes dans le détail, c’est très bien fait sur Wikipedia et ceux qui le souhaitent pourront s’y reporter. J’insisterai pour ma part, comme à mon habitude d’avantage sur les échos de l’affaire dans la littérature et surtout sur ce que l’on pouvait en percevoir de portée dès ce moment-là. Je poursuis ainsi le travail entamé depuis janvier sur l’année 1913.  L’affaire de Saverne cristallise des tensions grandissantes entre la France et l’Allemagne et reflète la prédominance des militaires sur les politiques. Lénine à l’affût des fractures de son temps en traite dans un article de la Pravda, le 29 novembre 1913. Rosa Luxemburg y consacrera, trois articles. L’affaire illustre à ses yeux le militarisme et son faux nez parlementaire

Une étincelle qui aurait pu mettre le feu aux poudres

Commençons par un extrait d’un livre de Stefan Zweig :

« j’avais beaucoup traduit, j’avais attiré l’attention sur les poètes qui se trouvaient chez nos voisins, j’avais en 1912 accompagné Verhaeren à travers toute l’Allemagne dans une tournée de conférences qui avait pris l’aspect d’une manifestation symbolique de fraternisation franco-allemande; à Hambourg, Verhaeren et Dehmel, le plus grand poète lyrique français et le plus grand poète lyrique allemand, s’étaient donné l’accolade. J’avais gagné Reinhardt au dernier drame de Verhaeren, jamais notre collaboration, de part et d’autre de la frontière, n’avait été plus cordiale, plus intense, plus riche d’impulsions, et dans bien des heures d’enthousiasme, nous nous abandonnions à l’illusion que nous avions montré au monde la juste direction, la direction du salut. Mais le monde se souciait peu de telles manifestations littéraires, il suivait sa propre voie, qui était la mauvaise voie. Il y avait dans la charpente je ne sais quel crépitement électrique produit par des frottements, à tout moment jaillissait une étincelle – l’affaire de Saverne, la crise en Albanie, une interview maladroite; chaque fois, ce n’était justement qu’une étincelle, mais qui chacune aurait pu mettre le feu aux explosifs accumulés ».

Stefan Zweig : LES RAYONS ET LES OMBRES SUR L’EUROPE in Le monde d’hier

L’Alsace comme sismographe

J’emprunte à René Schickelé la description sur la situation de l’Alsace à cette époque. Dans un article en allemand, dans un numéro des Cahiers d’Alsace n°13 de mars 1914, il écrit :

« Depuis quarante années, un colosse roux armé jusqu’aux dents habite ce pays, assis au bord des Vosges, les jambes grossièrement bottées posées dans la plaine, dans les vignobles défilent les saisons. Il pousse sur ce petit pays comme on pousserait sur le milieu d’une balançoire géante, oui et c’est le célèbre équilibre européen comme on l’appelle. Peu de chose adviennent dans le monde, du moins rien d’important, sans que là où se trouvent les bottes du colosse on ne sente un mouvement de balance qu’il soit léger ou lourd. Un sismographe politique qui enregistrerait le moindre tremblement de la situation mondiale. Ici où les talons pressent son corps bat le cœur de l’Europe, selon le cas le plus tranquillement ou … le plus douloureusement ».

Jean-Jacques Waltz dit Hansi : Avec son escorte, le lieutenant Forster revient de ses courses avec sa boîte de chocolat

Les incidents ou plutôt la succession d’incidents car il y en aura quelques autres inspirent les caricaturistes que ce soient ceux des mots ou du dessin, en France et en Alsace comme en Allemagne. Ainsi Kurt Tucholsky. Le texte ci-dessous rassemble plusieurs épisodes. Le sous-lieutenant von Forster que sa hiérarchie avait refusé de déplacer après sa provocation, ce qui aurait calmé les esprits ne sortait plus sans escorte y compris pour aller acheter des chocolats dont il était friand.C’est ce qu’évoque la caricature de Hansi ci-contre. Un troisième incident est survenu le 2 décembre de la même année 1913 non pas à Saverne directement mais à proximité : un cordonnier handicapé (boiteux) assiste à un exercice militaire et éclate de rire à la vue du sous-lieutenant von Forster qui le frappe de son épée.

Voici, traduit par mes soins, le texte de Kurt Tucholsky paru dans le Vorwärts du 3 décembre 1913.

Le héros de Saverne

Un « homme » avec un long couteau,
Et vingt ans,
Un héros, ein Held, aimant le chocolat,
Sans le moindre poil au menton,
Raide comme un parapluie dans les longues ruelles de Saverne
Coquerique de sa voix de soprane.
Laissera-t-on cet enfant encore longtemps sans surveillance ?
Il n‘est que temps.
En voilà un comme on en a besoin,
Il commande le détachement !
Et l’on voit les siens très émus
Plonger dans les canalisations à la recherche de l’ennemi.
C’est en osant qu’on obtient des résultats !
Aujourd’hui un cordonnier paralysé
Demain un orphelin
Bref il a du courrache, du courage, mieux c’est un homme
Car si quelqu’un se défend il frappe aussitôt avec le couteau
Ne serait que parce que l’autre ne sait pas se défendre.

Tucholsky évoque encore cette histoire dans un autre texte daté du mois de février 1914, Un avant goût de printemps :

Encore et toujours l’affaire de Saverne et les théâtres qui ferment…

L’affaire s’étale en effet sur plusieurs mois. Dans l’intervalle, elle se politise. Les manifestations se multiplient et sont réprimées par l’armée qui se substitue au pouvoir civil. Le Reichstag, parlement allemand, par 292 voix contre 54 et 4 abstentions, vote un blâme au Chancelier Bethmann-Hollweg. Le commandant du régiment de Saverne von Reuter et von Forster sont traduits en conseil de guerre et acquittés, nouveau camouflet obtenu par les miliaires contre le pouvoir civil avec la complicité et le soutien de l’Empereur Guillaume II. Les autorités prétendument civiles se sont couchées devant l’Armée. « Le gouvernement » colonial de l’Alsace est remplacé par un haut fonctionnaire prussien. La « germanisation » va se renforcer. « Saverne a été germanisé » écrit encore Schickelé dans le texte déjà cité. Il définit la germanisation comme la transformation de chaque joueur de quille et promeneur du dimanche en rebelle aux yeux de l’occupant.

« Le sujet de l’Empereur »

Dans son grand roman achevé en 1914 mais publié en 1918, Le sujet de l’empereur (Der Untertan), qu’il est bon de relire aujourd’hui, Heinrich Mann fait, selon les exégètes de son œuvre, une référence à l’affaire de Saverne, certes de manière très distanciée et en lui donnant une dimension tragique et fratricide, celle du soldat qui tue un ouvrier employé par Diederich Heßling, personnage central du livre, propriétaire d’une imprimerie, petit bourgeois arriviste imbu de mystique nationaliste qui déploie son zèle en faveur de l’Empereur.
Un extrait de la scène qui suit le coup de feu.
La révolution ? Non. La sentinelle a tiré :

« Où est la sentinelle ? »
On s’aperçut alors que le soldat s’était terré dans sa guérite, le plus profond qu’il pouvait, ne laissant plus voir qu’un petit bout de canon.
« Sors de là mon fils ! ordonna la basse-là-haut. Tu as fait ton devoir. Il t’a provoqué. Sa Majesté te récompensera, compris ? »
Tous avaient compris, et en restaient stupides ; (…)

Plus loin :

– « Mais … (Heuteufel s’arrêta de marcher) voyons, messieurs, entendons-nous bien. Est-ce que tout cela a un sens quelconque? Simplement parce que ce butor de paysan n’a pas compris la plaisanterie ? Une saillie, un rire bon enfant, et il désarmait l’ouvrier qui voulait le provoquer, un camarade après tout, un pauvre diable comme lui. Au lieu de quoi on leur ordonne de tirer. Et puis après viennent les grands mots. »
Le conseiller Fritzsche acquiesça et conseilla la modération. Mais Diederich, pâle encore et la voix mal remise : « Le peuple doit sentir le pouvoir! Le sentiment de la puissance impériale n’est pas payé trop cher de la vie d’un homme! – Pourvu que ce ne soit pas la vôtre! fit Heuteufel. – Quand même ce serait la mienne! » répliqua Diederich la main sur la poitrine.
Heuteufel haussa les épaules; on se remit en marche. Diederich, resté quelques pas en arrière avec le pasteur, essayait de lui résumer ses impressions. « Pour moi, disait-il ronflant d’agitation intérieure, ce geste a quelque chose d’absolument grandiose, de majestueux, j’ose dire. Qu’un individu qui se montre insolent puisse être abattu, là, sans jugement, en pleine rue! Réfléchissez-y. Ce geste dans notre platitude bourgeoise, n’est-ce pas héroïque? On saisit là ce qui s’appelle la force!
Heinrich Mann : Le sujet de l’empereur Les presses d’aujourd’hui 1982 pages 127 et 130

Diederich [la seule traduction française disponible date de 1928 l’appelle Didier] en manipulant la presse va obtenir pour la sentinelle une décoration de l’Empereur.

Voilà pour le climat de l’époque.

Il existe en anglais le mot zabernism qui désigne les abus du pouvoir militaire.

Rosa Luxemburg s’intéressera à l’affaire de Saverne qu’elle s’emploiera cependant toujours à mettre en relation avec d’autres évènements, s’efforçant de penser la mondialisation en cours. Le vote des crédits militaires en début 1913 par le parti social-démocrate allait conduire à la rupture entre le SPD Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Elle débouchera sur la création de Spartakus. Liebknecht dénonce inlassablement le complexe militaro-industriel allemand : « monstrueux de puissance, insatiable dans ses demandes, passionné dans sa recherche du profit, gavé des sous amers des pauvres qu’il transforme en doux millions pour les princes de l’argent ».  Affublés d’un faux nez patriotique, ces hypocrites se nourrissent de la haine des peuples, « plus il y a de haine entre les peuples, plus il y a de profits ».
Rosa Luxemburg, qui venait de rompre avec la Leipziger Volkszeitung et de créer avec Franz Mehring et Julian Marschlevski une nouvelle publication Sozialdemokratische Korrespondenz (Correspondance ou Lettre sociale-démocrate), évoque l’affaire de Saverne dans trois articles.
Dans le numéro 3, daté du 6 janvier 1914, elle publie un texte intitulé : Le bilan de Saverne. Pour elle, l’affaire se termine « comme une opérette » Elle s’en prend surtout aux parlementaires « bourgeois » qui se sont emparés à grand cris de l’affaire de Saverne pour promptement « à la première occasion faire à nouveau dans leur culotte comme le petit lieutenant contre lequel ils se sont échauffés ». Elle leur reproche de s’être offusqués uniquement parce que l’affaire a déchiré le voile d’ « apparence de légalité bourgeoise », le « nimbe de l’autorité civile » et la « prétendue indépendance du pouvoir politique devant le militaire ». Elle leur reproche d’acquiescer par ailleurs à l’usage de l’armée contre les grévistes ou dans les colonies :
« Si le cordonnier boiteux de Saverne avait été massacré au cours de heurts avec des grévistes, aucun coq libéral ou ultramontain n’aurait coqueriqué » écrit-elle constatant que le « chœur bourgeois des indignés » s’est tu lorsqu’à Mansfeld ou dans la Ruhr les mitrailleuses furent dressées contre les grévistes :
« Ce qui à Saverne est décrié comme une atteinte au droit et à la légalité est fêté par la même bourgeoisie comme une acte héroïque couronné de lauriers quand il s’agit de citoyens du Reich d’une autre couleur de peau ou d’une autre classe ».
C’est certes avant tout très polémique, néanmoins un peu raide dans la démarche, à preuve l’article suivant Encore une leçon de Saverne publié dans le n°14 du 3 février 1914 où elle pose le militarisme (de même que la monarchie) « comme adversaire principal » même s’il est enraciné dans la domination de classe capitaliste. Elle situe « l’encouragement et la décoration des héros de Saverne » dans une liste d’actes colonialistes pour conclure que les pire ennemi du prolétariat, du progrès spirituel et de l’Etat de droit ont trouvé leur « refuge et leur héros dans la monarchie ».
Et donc que l’idée républicaine mérite d’être défendue
Enfin, le 2 avril 1913 dans un texte disponible en français et intitulé Le revers de la médaille, elle place l’affaire de Saverne avec l’affaire Dreyfus et les évènements d’Ulster dans une réflexion commune sur la prépondérance de l’armée au sein de l’Etat.

Deux extraits :

« Les événements d’Ulster présentent en effet toutes les caractéristiques d’une catastrophe politique pour la vie publique anglaise – d’une catastrophe dont la signification profonde ne nous apparaîtra clairement que lorsque nous la comparerons à des phénomènes analogues dans d’autres pays : à la célèbre affaire Dreyfus en France et à l’affaire de Saverne en Allemagne. Il y a quinze ans, la République française fut secouée jusque dans ses fondements par la rébellion monarcho-clérico-nationaliste de l’armée. Il y a six mois, la terreur de la dictature militaire fit irruption dans l’Allemagne prussienne. Et nous voici aujourd’hui témoins d’une lutte très dure du Parlement anglais faisant face à une révolte d’officiers « séditieux ». Rien que le fait que des formations politiques aussi différentes que la III° République en France, le vénérable régime parlementaire anglais et le semi-absolutisme allemand connaissent les mêmes crises, marquées par des dictatures militaires, même si ces crises ont des origines diverses, révèle les racines profondes et le caractère général de ce phénomène. »

(…) deux tendances, profondément enracinées dans l’évolution actuelle, contribuent sans relâche à accroître la prépondérance politique de l’armée au sein de l’Etat et à impliquer celle-ci de plus en plus étroitement dans les luttes de classes internes de la société. Ces deux tendances sont, d’un côté, l’impérialisme qui entraîne un grossissement massif de l’armée, le culte de la violence militaire sauvage et une attitude dominatrice et arbitraire du militarisme vis-à-vis de la législation ; de l’autre côté, le mouvement ouvrier qui connaît un développement tout aussi massif, accentuant les antagonismes de classes et provoquant l’intervention de plus en plus fréquente de l’armée contre le prolétariat en lutte. Un des conflits tragiques de la société bourgeoise est que la même bourgeoisie qui recourt à tout moment aux « défenseurs de la patrie » pour préserver l’exploitation économique et l’oppression politique de la classe ouvrière montante exige en même temps de cette armée de s’abstenir de toute ingérence dans les luttes politiques et d’obéir strictement aux « lois ». Et c’est ce conflit-là qui explique que la crise anglaise, tout comme l’affaire de Saverne, nous apparaît, et doit nous apparaître à nous, sous une tout autre lumière qu’à la bourgeoisie. « Armée ou République ! », tel était le mot d’ordre il y a quinze ans en France. « Armée ou pouvoir civil ! », tel fut le dilemme de la bourgeoisie libérale dans l’affaire de Saverne. « Armée ou Parlement ! », s’écrie-t-on aujourd’hui dans le camp libéral anglais. Ces mots d’ordre libéraux-bourgeois cherchent en fait à résoudre la question de savoir comment subordonner le corps des officiers réactionnaires aux intérêts de la classe bourgeoise. »
Pour lire le  texte intégral, remplacer Zabern par Saverne

Pour ne pas alourdir ce qui qui précède, l’article que Lénine a consacré dans la Pravda au même sujet fait l’objet d’une publication séparée, ce qui me permet de le donner dans son intégralité.

Saverne par Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine

 

 

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2 réponses à L’affaire de Saverne

  1. olive dit :

    wackes est à ma connaissance un terme alsacien

    • Bernard UMBRECHT dit :

      Je ne pense pas.
      Wackes a été à l’origine utilisé en Suisse, au Pays de Bade, au Palatinat pour désigner les Alsaciens et Lorrains.
      Le mot existe aussi en Alsace. On l’écrirait plutôt waggis

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