La bibliothèque humaniste de Sélestat a ré-ouvert ses portes après un peu plus de trois années de fermeture pour rénovation / réaménagement. Avec son nouveau nom : Bibliothèque humaniste / Trésor de la Renaissance. Je m’y était rendu peu avant qu’elle ne ferme, en janvier 2014. On en trouvera ici le récit. J’y suis retourné peu après sa réouverture, fin juin 2018.
Pour Michel Muller
Deux images donnent à voir la différence :
En 2014 :
Photo © Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons
Cela ressemble encore à l’idée que l’on se fait d’une bibliothèque même si les nouvelles bibliothèques universitaires d’aujourd’hui ne montrent plus beaucoup de livres. Si elles gagnent en efficacité, elles perdent en sérendipité qui désigne la possibilité en parcourant les rayonnages de trouver ce qu’on ne cherche pas.
En 2018 :
La comparaison entre les deux images permet de constater d’emblée que ce que l’on gagne en luminosité et en spaciosité (si, si, c’est rare mais cela peut se dire), on le perd en idée générale de bibliothèque, du moins en idée commune que l’on s’en fait. De ce point de vue, la rénovation opère un mouvement de bascule de la bibliothèque vers le musée avec une réduction des livres exposés à ses trésors. Une véritable idéologie des trésors, conception marchande du patrimoine, sévit en Alsace. L’objectif est touristique.
Certes, la relation musée/bibliothèque est ancienne, comme on peut le constater dans la dénomination de Stadtbibliothek-Museum (Musée-Bibliothèque municipale) qu’on lui a donné sous administration allemande, lors de son installation à cet endroit. Étonnante volonté de la ville de Sélestat de cacher l’origine allemande du transfert de la Bibliothèque de l’école latine et de celle du grand humaniste Beatus Rhenanus qui l’avait léguée à la ville peu avant sa mort en 1547, dans l’ancienne Halle au blé où elle fut inaugurée en 1889.
L’extension et la nouvelle entrée, qui se situe de l’autre côté depuis juillet 2018 est l’œuvre de l’architecte Rudy Ricciotti :
L’accès direct aux livres reste possible pour les chercheurs. Pour les touristes, ont été sélectionnés quelques-uns de ces trésors mis sous verre. Ils sont accompagnés d’un dispositif technologique qui permet de s’approcher d’un aspect de leur contenu, en général une sélection de doubles pages d’un livre ouvert. En voici un exemple :
II s’agit d’un incunable, le Catholicon de Giovanni Balbi, ici appelé Balbus (Jean de Gênes), écrit en 1286 Le catholicon, contrairement à ce que son nom pourrait suggérer, est un dictionnaire latin. « Il contient, nous informe Wikipedia, cette encyclopédie humaniste de notre époque, certaines informations encyclopédiques et une grammaire latine ». « Il est utilisé durant le Moyen Âge dans l’interprétation de la Bible, sous forme de manuscrit ». C’est aussi un des premiers livres à être imprimé, à Strasbourg par Johannes Gutenberg en 1460. L’édition ci-dessus date probablement de 1470 et est l’œuvre d’ Adolphe Rusch.
Il contient ce drôle de symbole typographique qui nous rappelle très vaguement quelque chose :
Un repère tactile nous promet de plus amples informations. Il renvoie vers ceci :
C’est pour le moins un peu court et, pour tout dire, dans son imprécision peu pédagogique.
Quittons l’exposition un instant pour quelques explications. Pourquoi une telle densité de texte et pourquoi ne pas marquer le paragraphe en allant à la ligne ? Peut-être pour des raisons d’économie, le papier était cher. Mais peut-être surtout parce que la mise en page restait à inventer. On oublie toujours que l’invention de l’imprimerie n’est pas suffisante sans l’invention des dispositifs qui l’accompagnent.
Le signe typographique sur l’incunable est le C de Capitulum (chapitre) allongé et barré dont la partie concave a été coloriée. L’évolution de la lettre C vers le pied de mouche se représente de la façon suivante :
Source : Wikipedia
Dans un logiciel de traitement de texte, on retrouve pied de mouche en bouton dans la barre des outils, il sert à activer les marques de formatage.
Ici, dans LibreOffice Writer sous Ubuntu
Si la fonction de marquage des paragraphes, alinéas et sauts de page ou de paragraphes restent les mêmes, les marques sont invisibles. Mais le texte écrit se présente mis en forme.
Il existe à la Bibliothèque de Sélestat d’autres symboles de repérage. J’étais lors de ma précédente visite parti à la recherche d’une manicule. Un membre du personnel de l’établissement dont je n’ai pas relevé la fonction m’en avait imprimé deux beaux exemples ( je reprends ci-dessous ce que j’avais alors déjà écrit là-dessus) :
Nous avons ci-dessus une belle image de lecture d’un texte sous ligné, annoté et repéré.
Voilà deux index qui nous ouvrent à la question de l’indexation. La manicule semble dire c’est là qu’il y a quelque chose qui mérite d’être retenu. L’index a l’air de dire : lis ceci, c’est pour toi. C’est la variante aimable. Mais il peut aussi évoquer une injonction.
Voyons nos manicules d’un peu plus prêt :
La manicule (petite main) est l’ancêtre du pointeur, un symbole, souvent en forme de flèche, pilotée par un dispositif de pointage, comme une souris. Sur les écrans tactiles, cela s’obtient même avec le doigt. Digitalisation.
On échangeait à l’époque ses lectures. On prenait des notes pas seulement pour soi mais également pour les autres, pour échanger ses lectures avec les autres. Les érudits de l’humanisme rhénan rendaient visibles et lisibles à d’autres leurs lectures. La lecture n’était pas seulement une relation individuelle du lecteur à son texte. Elle est partage. Aujourd’hui, le traitement de texte contient des possibilités de sur et sous-lignage, d’adjoindre des commentaires et des notes en marge.
On peut se demander pourquoi prendre des notes. Bernard Stiegler dirait d’abord que c’est parce que nous avons la mémoire qui flanche, c’est une façon de retrouver le passage qui nous avait marqué mais c’est aussi une manière d’intensifier sa capacité d’attention. Souligner un passage c’est le retenir plus que d’autres. Dans son séminaire sur la « catégorisation contributive » dans le cadre des digital studies de l’IRI (Institut de recherche et d’innovation), il avait évoqué la question de la prise de note :
« Plus généralement on prend des notes pour concentrer son attention ou bien sa lecture. Quand je souligne quelque chose dans un livre, cela s’inscrit dans mon cerveau. Je prends des notes pour écrire dans mon cerveau, il ne s’agit pas là d’une métaphore. La question de la prise de notes est une question de sensori-motricité. Mon cerveau est une surface d’écriture. Lorsque je lis un livre, je lis aussi mon propre texte que sont mes rétentions secondaires [mes souvenirs] » (On peut retrouver cela ici à la douzième minute. On notera par la même occasion le dispositif d’annotation des vidéos développé par l’IRI)
Les notes, les repères de lecture sont des jalons sur le chemin de la compréhension.
Retour à l’exposition permanente de la Bibliothèque humaniste de Sélestat
Une partie de l’exposition est consacrée à l’invention de l’imprimerie. Mais comme nous l’avons vu cela ne suffit pas à régler la question de l’édition et de la lecture des textes. Il a fallu inventer d’autres dispositifs pour mettre en forme un texte et le rendre lisible. Bien entendu les pattes de mouche ont disparu devant le formatage des paragraphes. Elles ont été masqués mais existent toujours dans le texte numérisé.
On passe devant Dame Grammaire accueillant un enfant devant un bâtiment figurant les différents étages de sa formation. Elle tient à la main un écriteau avec les lettres de l’alphabet. C’est l’occasion de nous rappeler ce qu’est la grammatisation :
« La grammaire n’est donc pas une simple description du langage naturel. Il faut la concevoir aussi comme un outil linguistique : de même qu’un marteau prolonge le geste de la main et le transforme, une grammaire prolonge la parole naturelle, et donne accès à un corps de règles et de formes qui ne figurent souvent pas ensemble dans la compétence d’un même locuteur. […] Avec la grammatisation – donc l’écriture, puis l’imprimerie – et, en grande partie, grâce à elle, sont constitués des espace/temps de communication dont les dimensions et l’homogénéité sont sans commune mesure avec ce qui peut exister dans une société orale, c’est-à-dire sans grammaire. » (Sylvain Auroux : La révolution technologique de la grammatisation Editions Margada Philosophie et langage Liège 1995).
Dans le langage d’Ars Industrialis, la grammatisation est aussi une discrétisation, c’est à dire pour faire simple un découpage en unités reproductibles.
Poursuivons notre parcours. Au détour d’une rangée, voici la griffe du célèbre imprimeur vénitien Alde Manuce chez qui Erasme s’est initié aux techniques d’imprimerie.
Un dauphin symbole de vitesse est enroulé autour d’une ancre qui immobilise, fixe. L’image est accompagnée de l’adage Festina lente (« Hâte-toi lentement »). On retrouve l’ancre, elle aussi, en traitement de texte pour fixer un objet, une image ou un cadre à une page, un paragraphe, comme caractère…
La légende précise que l’adage signifie qu’il faut agir vite mais pas sans réflexion. On peut y voir aussi la nécessité dans le déluge de flux qui nous submerge de trouver et construire des points d’ancrage. Je ne sais pas si j’y arrive mais il me plaît de penser que c’est aussi l’une des fonctions que je souhaite donner au SauteRhin.
Venons-en à ce qui a le plus retenu mon atention : le cahier d’écolier de Beatus Rhenanus :
En 1498-99, Beatus Rhenanus a fréquenté l’école latine de Sélestat. Il était alors âgé d’environ treize ans. Son cahier d’écolier a été conservé. Il fournit de précieuses indications sur la méthode pédagogique appliquée par son professeur, Crato Hofmann. Le cahier est ouvert sur l’étude d’un texte d’Ovide commenté par un savant italien de la fin du 15è siècle. Le titre de la page indique qu’il s’agit du livre 5 des Fastes d’Ovide.
A l’époque, les cahiers n’étaient pas préformatés comme ceux que nous avons connu à l’école avec une marge, des lignes horizontales, des carreaux petits ou grands. Il fallait d’abord structurer la page en traçant soi-même les lignes. On appelait ce quadrillage la réglure. On choisissait ainsi l’interlignage et la largeur des marges. En traitement de texte d’aujourd’hui, les pages sont préformatées également et la grandeur des marges et des interlignes peuvent être modifiées.
Le texte étudié était écrit, sous la dictée, dans le cadre. Les marges et les interlignes servaient à prendre note des explications de texte données par le professeur. Elles sont portées sur la page en écriture plus fine. On notera l’ampleur de l’interlignage. Dans les cahiers de notre enfance, les marges servaient au commentaire rageur du professeur à l’encre rouge. Rouge est la couleur de la faute. Outre la question de la mise en page et des gloses qui font partie des techniques pédagogiques et d’apprentissage – Beatus Rhenanus a également numéroté les pages de son cahier – il en est une autre remarquable. Elle concerne l’usage pour la compréhension du latin de la langue vernaculaire, qui était alors à Sélestat une langue germanique qui commençait à être écrite. Vertütschet, c’est à dire traduit en allemand, disait-on à l’époque. Concernant les notes interlinéaires en allemand, Isabel Suzeau-Gagnaire écrit à propos d’un autre cahier :
« L’introduction de la langue allemande pourrait aussi être comprise en tant que moyen de transmission du savoir. Ne pourrions-nous pas y voir en ce XVème siècle finissant les prémisses du grand mouvement de traduction des œuvres latines en langue allemande ? »
(Cf Isabel Suzeau-Gagnaire : Le cahier d’écolier de Beatus Rhenanus / L’étude de Virgile in Beatus Rhenanus , Lecteur et éditeurs des textes anciens. Brepols Publishchers)
L’écolier utilise sa langue maternelle pour préciser le sens de certains mots. Il en faut parfois plusieurs accolés où une phrase pour rendre la concision d’un mot ou d’une expression latines.
Beatus Rhenanus, après ses études, a eu une activité philologique, éditoriale et d’écriture. Il est notamment l’auteur d’une histoire de la Germanie. Il est à noter cependant que ceux que l’on appelle les humanistes rhénans, Erasme ou Beatus Rhenanus ne sont jamais passé à l’écriture en langue allemande. D’autres l’ont fait notamment Martin Luther.
On peut logiquement affirmer que Beatus Rhenanus se serait intéressé au World Wide Web (www), le système hypertexte de l’Internet. Ou alors ce serait ne pas comprendre la place qu’il a occupé dans son époque dans laquelle il a activement contribué au renouvellement intellectuel, en relation directe avec les imprimeurs.
Comme il ne faut pas trop béatifier Beatus ni idéaliser cette époque, j’insère une autre image qui tendrait à montrer que l’élève pouvait peut-être aussi s’ennuyer et se livrer à quelque distraction :
RHENANUS (Beatus), Cahier d’écolier de Beatus Rhenanus à l’École latine de Sélestat.
Bibliothèque humaniste de Sélestat (MS 50)
La bibliothèque humaniste de Sélestat, quatre ans plus tard…
La bibliothèque humaniste de Sélestat a ré-ouvert ses portes après un peu plus de trois années de fermeture pour rénovation / réaménagement. Avec son nouveau nom : Bibliothèque humaniste / Trésor de la Renaissance. Je m’y était rendu peu avant qu’elle ne ferme, en janvier 2014. On en trouvera ici le récit. J’y suis retourné peu après sa réouverture, fin juin 2018.
Pour Michel Muller
Deux images donnent à voir la différence :
En 2014 :
Photo © Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons
Cela ressemble encore à l’idée que l’on se fait d’une bibliothèque même si les nouvelles bibliothèques universitaires d’aujourd’hui ne montrent plus beaucoup de livres. Si elles gagnent en efficacité, elles perdent en sérendipité qui désigne la possibilité en parcourant les rayonnages de trouver ce qu’on ne cherche pas.
En 2018 :
La comparaison entre les deux images permet de constater d’emblée que ce que l’on gagne en luminosité et en spaciosité (si, si, c’est rare mais cela peut se dire), on le perd en idée générale de bibliothèque, du moins en idée commune que l’on s’en fait. De ce point de vue, la rénovation opère un mouvement de bascule de la bibliothèque vers le musée avec une réduction des livres exposés à ses trésors. Une véritable idéologie des trésors, conception marchande du patrimoine, sévit en Alsace. L’objectif est touristique.
Certes, la relation musée/bibliothèque est ancienne, comme on peut le constater dans la dénomination de Stadtbibliothek-Museum (Musée-Bibliothèque municipale) qu’on lui a donné sous administration allemande, lors de son installation à cet endroit. Étonnante volonté de la ville de Sélestat de cacher l’origine allemande du transfert de la Bibliothèque de l’école latine et de celle du grand humaniste Beatus Rhenanus qui l’avait léguée à la ville peu avant sa mort en 1547, dans l’ancienne Halle au blé où elle fut inaugurée en 1889.
L’extension et la nouvelle entrée, qui se situe de l’autre côté depuis juillet 2018 est l’œuvre de l’architecte Rudy Ricciotti :
L’accès direct aux livres reste possible pour les chercheurs. Pour les touristes, ont été sélectionnés quelques-uns de ces trésors mis sous verre. Ils sont accompagnés d’un dispositif technologique qui permet de s’approcher d’un aspect de leur contenu, en général une sélection de doubles pages d’un livre ouvert. En voici un exemple :
II s’agit d’un incunable, le Catholicon de Giovanni Balbi, ici appelé Balbus (Jean de Gênes), écrit en 1286 Le catholicon, contrairement à ce que son nom pourrait suggérer, est un dictionnaire latin. « Il contient, nous informe Wikipedia, cette encyclopédie humaniste de notre époque, certaines informations encyclopédiques et une grammaire latine ». « Il est utilisé durant le Moyen Âge dans l’interprétation de la Bible, sous forme de manuscrit ». C’est aussi un des premiers livres à être imprimé, à Strasbourg par Johannes Gutenberg en 1460. L’édition ci-dessus date probablement de 1470 et est l’œuvre d’ Adolphe Rusch.
Il contient ce drôle de symbole typographique qui nous rappelle très vaguement quelque chose :
Un repère tactile nous promet de plus amples informations. Il renvoie vers ceci :
C’est pour le moins un peu court et, pour tout dire, dans son imprécision peu pédagogique.
Quittons l’exposition un instant pour quelques explications. Pourquoi une telle densité de texte et pourquoi ne pas marquer le paragraphe en allant à la ligne ? Peut-être pour des raisons d’économie, le papier était cher. Mais peut-être surtout parce que la mise en page restait à inventer. On oublie toujours que l’invention de l’imprimerie n’est pas suffisante sans l’invention des dispositifs qui l’accompagnent.
Le signe typographique sur l’incunable est le C de Capitulum (chapitre) allongé et barré dont la partie concave a été coloriée. L’évolution de la lettre C vers le pied de mouche se représente de la façon suivante :
Source : Wikipedia
Dans un logiciel de traitement de texte, on retrouve pied de mouche en bouton dans la barre des outils, il sert à activer les marques de formatage.
Ici, dans LibreOffice Writer sous Ubuntu
Si la fonction de marquage des paragraphes, alinéas et sauts de page ou de paragraphes restent les mêmes, les marques sont invisibles. Mais le texte écrit se présente mis en forme.
Il existe à la Bibliothèque de Sélestat d’autres symboles de repérage. J’étais lors de ma précédente visite parti à la recherche d’une manicule. Un membre du personnel de l’établissement dont je n’ai pas relevé la fonction m’en avait imprimé deux beaux exemples ( je reprends ci-dessous ce que j’avais alors déjà écrit là-dessus) :
Nous avons ci-dessus une belle image de lecture d’un texte sous ligné, annoté et repéré.
Voilà deux index qui nous ouvrent à la question de l’indexation. La manicule semble dire c’est là qu’il y a quelque chose qui mérite d’être retenu. L’index a l’air de dire : lis ceci, c’est pour toi. C’est la variante aimable. Mais il peut aussi évoquer une injonction.
Voyons nos manicules d’un peu plus prêt :
La manicule (petite main) est l’ancêtre du pointeur, un symbole, souvent en forme de flèche, pilotée par un dispositif de pointage, comme une souris. Sur les écrans tactiles, cela s’obtient même avec le doigt. Digitalisation.
On échangeait à l’époque ses lectures. On prenait des notes pas seulement pour soi mais également pour les autres, pour échanger ses lectures avec les autres. Les érudits de l’humanisme rhénan rendaient visibles et lisibles à d’autres leurs lectures. La lecture n’était pas seulement une relation individuelle du lecteur à son texte. Elle est partage. Aujourd’hui, le traitement de texte contient des possibilités de sur et sous-lignage, d’adjoindre des commentaires et des notes en marge.
On peut se demander pourquoi prendre des notes. Bernard Stiegler dirait d’abord que c’est parce que nous avons la mémoire qui flanche, c’est une façon de retrouver le passage qui nous avait marqué mais c’est aussi une manière d’intensifier sa capacité d’attention. Souligner un passage c’est le retenir plus que d’autres. Dans son séminaire sur la « catégorisation contributive » dans le cadre des digital studies de l’IRI (Institut de recherche et d’innovation), il avait évoqué la question de la prise de note :
« Plus généralement on prend des notes pour concentrer son attention ou bien sa lecture. Quand je souligne quelque chose dans un livre, cela s’inscrit dans mon cerveau. Je prends des notes pour écrire dans mon cerveau, il ne s’agit pas là d’une métaphore. La question de la prise de notes est une question de sensori-motricité. Mon cerveau est une surface d’écriture. Lorsque je lis un livre, je lis aussi mon propre texte que sont mes rétentions secondaires [mes souvenirs] » (On peut retrouver cela ici à la douzième minute. On notera par la même occasion le dispositif d’annotation des vidéos développé par l’IRI)
Les notes, les repères de lecture sont des jalons sur le chemin de la compréhension.
Retour à l’exposition permanente de la Bibliothèque humaniste de Sélestat
Une partie de l’exposition est consacrée à l’invention de l’imprimerie. Mais comme nous l’avons vu cela ne suffit pas à régler la question de l’édition et de la lecture des textes. Il a fallu inventer d’autres dispositifs pour mettre en forme un texte et le rendre lisible. Bien entendu les pattes de mouche ont disparu devant le formatage des paragraphes. Elles ont été masqués mais existent toujours dans le texte numérisé.
On passe devant Dame Grammaire accueillant un enfant devant un bâtiment figurant les différents étages de sa formation. Elle tient à la main un écriteau avec les lettres de l’alphabet. C’est l’occasion de nous rappeler ce qu’est la grammatisation :
« La grammaire n’est donc pas une simple description du langage naturel. Il faut la concevoir aussi comme un outil linguistique : de même qu’un marteau prolonge le geste de la main et le transforme, une grammaire prolonge la parole naturelle, et donne accès à un corps de règles et de formes qui ne figurent souvent pas ensemble dans la compétence d’un même locuteur. […] Avec la grammatisation – donc l’écriture, puis l’imprimerie – et, en grande partie, grâce à elle, sont constitués des espace/temps de communication dont les dimensions et l’homogénéité sont sans commune mesure avec ce qui peut exister dans une société orale, c’est-à-dire sans grammaire. » (Sylvain Auroux : La révolution technologique de la grammatisation Editions Margada Philosophie et langage Liège 1995).
Dans le langage d’Ars Industrialis, la grammatisation est aussi une discrétisation, c’est à dire pour faire simple un découpage en unités reproductibles.
Poursuivons notre parcours. Au détour d’une rangée, voici la griffe du célèbre imprimeur vénitien Alde Manuce chez qui Erasme s’est initié aux techniques d’imprimerie.
Un dauphin symbole de vitesse est enroulé autour d’une ancre qui immobilise, fixe. L’image est accompagnée de l’adage Festina lente (« Hâte-toi lentement »). On retrouve l’ancre, elle aussi, en traitement de texte pour fixer un objet, une image ou un cadre à une page, un paragraphe, comme caractère…
La légende précise que l’adage signifie qu’il faut agir vite mais pas sans réflexion. On peut y voir aussi la nécessité dans le déluge de flux qui nous submerge de trouver et construire des points d’ancrage. Je ne sais pas si j’y arrive mais il me plaît de penser que c’est aussi l’une des fonctions que je souhaite donner au SauteRhin.
Venons-en à ce qui a le plus retenu mon atention : le cahier d’écolier de Beatus Rhenanus :
En 1498-99, Beatus Rhenanus a fréquenté l’école latine de Sélestat. Il était alors âgé d’environ treize ans. Son cahier d’écolier a été conservé. Il fournit de précieuses indications sur la méthode pédagogique appliquée par son professeur, Crato Hofmann. Le cahier est ouvert sur l’étude d’un texte d’Ovide commenté par un savant italien de la fin du 15è siècle. Le titre de la page indique qu’il s’agit du livre 5 des Fastes d’Ovide.
A l’époque, les cahiers n’étaient pas préformatés comme ceux que nous avons connu à l’école avec une marge, des lignes horizontales, des carreaux petits ou grands. Il fallait d’abord structurer la page en traçant soi-même les lignes. On appelait ce quadrillage la réglure. On choisissait ainsi l’interlignage et la largeur des marges. En traitement de texte d’aujourd’hui, les pages sont préformatées également et la grandeur des marges et des interlignes peuvent être modifiées.
Le texte étudié était écrit, sous la dictée, dans le cadre. Les marges et les interlignes servaient à prendre note des explications de texte données par le professeur. Elles sont portées sur la page en écriture plus fine. On notera l’ampleur de l’interlignage. Dans les cahiers de notre enfance, les marges servaient au commentaire rageur du professeur à l’encre rouge. Rouge est la couleur de la faute. Outre la question de la mise en page et des gloses qui font partie des techniques pédagogiques et d’apprentissage – Beatus Rhenanus a également numéroté les pages de son cahier – il en est une autre remarquable. Elle concerne l’usage pour la compréhension du latin de la langue vernaculaire, qui était alors à Sélestat une langue germanique qui commençait à être écrite. Vertütschet, c’est à dire traduit en allemand, disait-on à l’époque. Concernant les notes interlinéaires en allemand, Isabel Suzeau-Gagnaire écrit à propos d’un autre cahier :
« L’introduction de la langue allemande pourrait aussi être comprise en tant que moyen de transmission du savoir. Ne pourrions-nous pas y voir en ce XVème siècle finissant les prémisses du grand mouvement de traduction des œuvres latines en langue allemande ? »
(Cf Isabel Suzeau-Gagnaire : Le cahier d’écolier de Beatus Rhenanus / L’étude de Virgile in Beatus Rhenanus , Lecteur et éditeurs des textes anciens. Brepols Publishchers)
L’écolier utilise sa langue maternelle pour préciser le sens de certains mots. Il en faut parfois plusieurs accolés où une phrase pour rendre la concision d’un mot ou d’une expression latines.
Beatus Rhenanus, après ses études, a eu une activité philologique, éditoriale et d’écriture. Il est notamment l’auteur d’une histoire de la Germanie. Il est à noter cependant que ceux que l’on appelle les humanistes rhénans, Erasme ou Beatus Rhenanus ne sont jamais passé à l’écriture en langue allemande. D’autres l’ont fait notamment Martin Luther.
On peut logiquement affirmer que Beatus Rhenanus se serait intéressé au World Wide Web (www), le système hypertexte de l’Internet. Ou alors ce serait ne pas comprendre la place qu’il a occupé dans son époque dans laquelle il a activement contribué au renouvellement intellectuel, en relation directe avec les imprimeurs.
Comme il ne faut pas trop béatifier Beatus ni idéaliser cette époque, j’insère une autre image qui tendrait à montrer que l’élève pouvait peut-être aussi s’ennuyer et se livrer à quelque distraction :
RHENANUS (Beatus), Cahier d’écolier de Beatus Rhenanus à l’École latine de Sélestat.
Bibliothèque humaniste de Sélestat (MS 50)