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J.W. Goethe : Der Hexenmeister
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J.W. Goethe : L’élève sorcier
Le vieux maître est enfin sorti, et je prétends que ses génies fassent aussi ma volonté. J’ai bien remarqué les signes et les paroles qu’il emploie, et j’aurai bien la hardiesse de faire comme lui des miracles.
« Allons ! allons ! vite à l’ouvrage : que l’eau coule dans ce bassin, et qu’on me l’emplisse jusqu’aux bords ! »
« Approche donc, vieux balai : prends-moi ces haillons ; depuis longtemps, tu es fait au service, et tu te soumettras aisément à devenir mon valet. Tiens-toi debout sur deux jambes, lève la tête, et va vite, va donc ! me chercher de l’eau dans ce vase. »
« Allons ! allons ! vite à l’ouvrage : que l’eau coule dans ce bassin, et qu’on me l’emplisse jusqu’aux bords ! »
Tiens ! le voilà qui court au rivage !… Vraiment, il est au bord de l’eau !… Et puis il revient accomplir mon ordre avec la vitesse de l’éclair !… Une seconde fois ! Comme le bassin se remplit ! comme les vases vont et viennent bien sans répandre !
« Attends donc ! attends donc ! ta tâche est accomplie ! » Hélas ! mon Dieu ! mon Dieu !… j’ai oublié les paroles magiques ! »
Ah ! ce mot, il était à la fin, je crois ; mais quel était-il ? Le voilà qui revient de nouveau ! « Cesseras-tu, vieux balai ?… » Toujours de nouvelle eau qu’il apporte plus vite encore !… Hélas ! quelle inondation me menace !
Non, je ne puis plus y tenir… Il faut que je l’arrête… Ah ! l’effroi me gagne !… Mais quel geste, quel regard me faut-il employer ?
« Envoyé de l’enfer, veux-tu donc noyer toute la maison ? Ne vois-tu pas que l’eau se répand partout à grands flots ? » Un imbécile de balai qui ne comprend rien ! « Mais, bâton que tu es, demeure donc en repos ! »
« Tu ne veux pas t’arrêter, à la fin !… Je vais, pour t’apprendre, saisir une hache, et te fendre en deux ! »
Voyez-vous qu’il y revient encore ! « Comme je vais me jeter sur toi, et te faire tenir tranquille !… « Oh ! oh ! ce vieux bâton se fend en craquant !… C’est vraiment bien fait : le voici en deux, et, maintenant, je puis espérer qu’il me laissera tranquille.
Mon Dieu ! mon Dieu ! les deux morceaux se transforment en valets droits et agiles !… Au secours, puissance divine !
Comme ils courent ! Salle, escaliers, tout est submergé ! Quelle inondation !… Ô mon seigneur et maître, venez donc à mon aide !… Ah ! le voilà qui vient ! « Maître, sauvez-moi du danger : j’ai osé évoquer vos esprits, et je ne puis plus les retenir ».
« Balai ! balai ! à ton coin ! et vous, esprits, n’obéissez désormais qu’au maître habile, qui vous fait servir à ses vastes desseins. »
Traduction par Gérard de Nerval dans Faust et le Second Faust suivi d’un choix de Poésies allemandes, Garnier frères, 1877 (pp. 327-328).
« Un imbécile de balai qui ne comprend rien ! »
Un imbécile de balai qui ne comprend rien ! Je trouve que c’est une traduction plus intéressante que Un damné balai qui ne veut rien entendre ! Le robot qu’on dit intelligent est bête. J’ai choisi le traduction de Gérard de Nerval parce que je la trouve plus rythmée, plus alerte et qui de ce fait rend mieux le côté slam de ce poème-ci. Ce n’est pas la traduction consacrée qui est celle du baron Henri Blaze connue parce que Paul Dukas l’a mise en exergue de son scherzo symphonique L’apprenti sorcier, inspiré de la ballade de Goethe. On la trouvera ainsi que d’autres dont une versifiée sur Wikisource.
Nerval a choisi de traduire élève sorcier. On traduit le plus souvent Zauberlehrling par apprenti sorcier. Le Lehrling est celui qui apprend un métier auprès d’un maître d’apprentissage. De quel métier s’agit-il ? De l’art de la magie (Zaubern) qui consiste croit l’élève en imitation d’incantations magiques. Le maître est un Hexenmeister, terme polysémique désignant à la fois le masculin de sorcière, le sorcier, et celui qui connaît les sorcières – qui sait les repérer – avant d’être leur patron, le diable himself. C’est Goethe qui introduit les relations maître/robot obéissant et de maître/apprenti qui n’existent pas dans la légende originale dont il s’est inspiré. Celle-ci date du deuxième siècle de notre ère. Lucien de Samosate (120-180) raconte en grec l’histoire du balai transformé en porteur d’eau, plus largement même il annonce l’avènement du robot androïde domestique:
« Quand nous étions dans une hôtellerie, il ôtait la barre de la porte ou s’emparait, soit d’un balai, soit d’un pilon, et il l’habillait de quelques guenilles. Ensuite, il lui jetait un sort en prononçant une formule incantatoire : alors, l’objet se mettait à marcher avec une telle aisance qu’on eut dit un humain. Cet esclave, d’un genre très particulier, puisait l’eau, préparait les repas, faisait le ménage et nous servait avec un soin extrême. Lorsque Pancrate n’avait plus besoin de ses services, il lui rendait son état originel de balai ou de pilon en prononçant une nouvelle formule magique.
J’étais émerveillé par cet enchantement, mais je ne pouvais obtenir la formule qu’il gardait secrète. Certes, avec courtoisie, il refusait toujours de me la dévoiler. Un jour, à son insu, tapi dans l’ombre, je parvins à entendre la fameuse incantation. C’était un mot renfermant trois syllabes. Peu après, Pancrate dut sortir pour affaires à l’agora : auparavant, il avait donné ses consignes au pilon.
Le lendemain, l’Égyptien étant à l’agora, je saisis le pilon ; je lui enfilai quelques hardes, comme d’habitude, prononçai les trois syllabes miraculeuses, puis lui ordonnai d’aller chercher de l’eau. Le pilon m’en rapporta une pleine amphore. Très bien, dis-je, il y en a assez, redeviens le pilon d’avant. Mais – c’est là le problème – il refusa de m’obéir et continua à puiser de l’eau, sans aucun d’état d’âme, jusqu’à ce que la pièce fut inondée. J’étais désemparé, vous le pensez bien, et mortifié à l’idée de mettre en colère mon ami Pancrate. Je n’avais pas tort. Je pris donc une hache et coupai le pilon en deux. Hélas ! deux morceaux de bois se dressèrent aussitôt, qui prirent chacun une amphore et allèrent puiser de l’eau. J’avais désormais deux serviteurs en action, au lieu d’un. Pancrate revenu, il devina la cause de cette pagaille, et rendit à ces porteurs d’eau leur forme première. Quelques jours plus tard, l’Égyptien disparut. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
– Tu as appris au moins une chose, lança Dinomaque : humaniser un pilon.
– Tout à fait ! Ou plutôt, je ne sais le faire qu’à moitié, car je ne peux pas lui rendre son état d’origine. Que je le transforme en porteur d’eau et voilà ma maison sous les flots ! »
Lucien de Samosate Les amis du mensonge ou l’Incrédule
Les androïdes assistants existent dans la mythologie grecque. Héphaïstos fabriquait des trépieds qui se déplaçaient de leur propre mouvement (automatoi). Aristote en parle :
« Si chaque instrument était capable, sur une simple injonction, ou même pressentant ce qu’on va lui demander, d’accomplir le travail qui lui est propre, comme on le raconte des statues de Dédale ou des trépieds d’Héphaïstos, lesquels dit le poète : se rendaient d’eux-mêmes à l’assemblée des dieux, si, de la même manière, les navettes tissaient d’elles-mêmes, et les plectres pinçaient tout seuls la cithare, alors, ni les chefs d’artisans n’auraient besoin d’ouvriers, ni les maîtres d’esclaves. » (Aristote Politique 1, 4, 1253b33-1254a1, trad. J. Tricot, Vrin)
Dès le départ, on le voit, l’automate renvoie à un monde sans ouvrier, sans esclave. Dans les deux cas, chez Lucien et chez Goethe, le drame commence par la subtilisation de la formule par quelqu’un qui n’a pas l’autorité sur les forces magiques. C’est à l’insu du maître que celles-ci sont libérées par quelqu’un qui ne sait plus comment les arrêter. Dans les deux cas, ils ne trouvent pas les bons mots et la hache ne fait qu’aggraver le problème. Dans les deux cas, l’histoire finit bien par le retour du maître capable de rendre aux balais leur forme première. Un tel rappel à l’ordre – vous n’avez à obéir qu’à moi – on n’y croit plus vraiment aujourd’hui. Il n’y a pas de retour à la normale à Fukushima. Au demeurant, dans les centrales nucléaires, les savoir-faire de ceux qui les ont construites sont perdus.
Écrit en 1797, le poème participe de la définition de la ballade que Goethe a entreprise avec son ami Schiller. Si l’on vous demande ce qu’est une ballade en allemand, il suffit de répondre L’apprenti sorcier. Et si l’on vous demande de qualifier la forme de L’apprenti sorcier, répondez : c’est une ballade. Le mot ballade d’origine occitane est passé dans la langue allemande. Étymologiquement, il vient de balar qui signifie danser. On comprend qu’elle intéresse le musicien. C’est une forme poétique qui raconte une histoire, qui décrit une action, un agir. Une « petite scène » comme écrivait Mme de Stael. C’est l’apprenti qui raconte son impertinence qui a déclenché un déluge. On notera la variation qu’introduit Goethe sur l’idée de refrain. Il est décliné et n’est repris qu’une fois tel quel.
Le succès de la métaphore de l’apprenti sorcier dépasse bien entendu l’épisode de l’initiation ou de la non-initiation à la magie.Les interprétations restent, et c’est fort heureux, ouvertes. Goethe est il ici un conservateur ? Que peut-on dire de la transmission du savoir par le maître ? Il se peut bien sûr que par nostalgie aristocratique, le grand bourgeois Goethe ait voulu condamner les pisseurs de copies et autres futurs réalisateurs de séries télévisées peu dignes du génie du maître qui les inspire. Le ministre de la Cour de Weimar a assisté au développement sans précédent des forces productives, il a vu venir la production de masse et perçu le devenir entropique du capitalisme et l’arrivée de l’anthropocène qu’il décrira dans Faust dont l’écriture est postérieure à celle de L’apprenti sorcier .
« La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses; et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. La domestication des forces de la nature, les machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? » Marx Engels : Manifeste du Parti communiste
« Zwei Seelen wohnen, ach ! in meiner Brust » (Faust I v. 1112)
Et si, par ailleurs, la ballade décrivait l’effroi devant la technique par celui-là même qui la met en œuvre ? Zwei Seelen wohnen, ach ! in meiner Brust. (Deux âmes, oui ! se partagent ma poitrine). L’apprenti sorcier évoquerait alors l’angoisse de la hardiesse, par exemple l’angoisse refoulée de l’ingénieur.
« L’inventeur en tant que bourgeois récent peut réagir contre l’aventurier chercheur qui est en lui ; sinon lors de son départ en expédition, du moins visiblement à sa première escapade réussie au pays des dangers »
Le philosophe Ernst Bloch, dans L’angoisse de l’ingénieur (Allia) ici citée, raconte l’histoire d’un ingénieur qui aussitôt son invention réussie souhaite que le prochain essai échoue gardant ainsi vivante une angoisse ancienne. Bien sûr, il faudrait ajouter aujourd’hui de la complexité à la chose avec une division et d’une prolétarisation accentuées du travail, les questions de savoir qui finance, qui s’approprie, qui contrôle – ou pas – et l’incroyable chaîne d’irresponsabilité mise en place au fil du temps : je ne connais pas ce dossier, voyez mon collègue ! Sans même parler de la démultiplication des apprentis sorciers et des balais.
Musique !
merci pour cet article, il a bcp enrichi la petite recherche que je faisais autour du poème de goethe à partir de ma lecture de marx/engels.