« L’objet de l’industrie est l’exploitation du globe, c’est-à-dire l’appropriation de ses produits aux besoins de l’homme, et comme, en accomplissant cette tâche, elle modifie le globe, le transforme, change graduellement les conditions de son existence, il en résulte que par elle, l’homme participe, en dehors de lui-même en quelque sorte, aux manifestations successives de la divinité, et continue ainsi l’œuvre de la création. De ce point de vue l’industrie devient le culte ». (Saint Simon 1820)
Il y a toute une histoire préalable conceptuelle et technique de la maîtrise – c’est un euphémisme – de l’eau, de la conquête de la terre sur l’eau. Assèchement, endiguement, rectification, canalisation, barrages etc. Nous en avons examiné quelques aspects. Nous entrons maintenant dans le vif du sujet de la correction du sauvageon nommé Rhin.
La légende des cloches de Potz
Les eaux du Rhin tourbillonnent bruyamment autour de l’endroit, non loin de Leimerscheim au sud, où se trouvait autrefois au bord du large fleuve un village de pêcheurs. Les flots verts et boueux du géant vorace l’ont peu à peu englouti. Seuls trois, quatre fermes situées sur les hauteurs furent épargnées par les flots, elles témoignent de l’année de la grande inondation. Depuis longtemps, un nouveau village avait grandi. Dans des bateaux plats, les hommes sortent courageusement pêcher le poisson. Ils ont oublié que sous l’eau se trouvaient autrefois les pauvres chaumières de leurs aïeux.
Puis, de loin, le son d’une cloche. Ses accords s’enchaînaient solennels. Le carillon provenait des profondeurs de l’eau calme. Hansadam qui était le plus courageux se pencha par-dessus le bateau. Son regard craintif fixait les profondeurs. De ses mains brunies et calleuses, il fit signe à ses camarades de s’approcher vers l’eau devant lui. Dans le fond se détachait nettement une église entourée de quelques chaumières. Du clocher de l’église retentissaient les cloches, plus sérieusement et solennellement que jamais.
Lentement la barque se penchait vers l’eau. Les hommes prirent conscience du danger, se relevèrent d’effroi, et s’emparèrent des rames. Avec vigueur et en rythme, l‘esquif se rapprocha de la rive. Le son des cloches s’estompa. La respiration des pêcheurs se fit plus audible. Ils sautèrent sur la berge.
Les langues figées par la frayeur se délièrent. Un vent frais du matin rafraîchit les corps échauffés et tremblant de peur qui répartissent leur butin dans les bacs à poissons déjà prêts. Puis ils s’empressèrent de rejoindre le village proche et de faire part des événements qu’ils avaient vécus. Avec incrédulité et inquiétude, la communauté du village accueillit la nouvelle. Certains haussent les épaules, un autre s’en moque en riant, jusqu’à ce que, au cours d’un dimanche matin plus tard, d’autres pêcheurs vécurent la même chose. Ensuite tout rentra dans l’ordre. Dans le village plus rien n’advint car tout le monde évitait l’endroit où il y a des siècles le village et son église furent engloutis.
Cependant quand menacent les crues, les cloches englouties se font entendre jusqu’à la nouvelle église du village.
(D’après Carl Josef Hodapp. Légende rapportée dans Der Rhein und die Pfälzische Rheinebene. Verlag Pfälzische Landeskunde p. 396)
Cette histoire témoigne d’une certaine mythologie des cloches en lien avec les catastrophes naturelles que l’on rencontre dans l’espace rhénan comme ailleurs. Elle a pour origine une réalité historique. Le village de Potz a bel et bien existé dans le Palatinat. Le village de pêcheurs a été fondé au 13ème siècle. Il disparut trois siècles plus tard, englouti dans les flots du Rhin. En 1535, un nouveau village du nom de Neupotz fut créé. C’est loin d’être un cas unique. De nombreux villages situés sur des terres à l’intérieur de la multitude de boucles du Rhin furent touchés par les crues. D’autres le furent par les épidémies et les guerres nombreuses sur le champ de bataille rhénan, depuis la Guerre de Trente ans aux conflits du 18ème siècle en passant par les campagnes de Louis le quatorzième. Dans ces derniers cas, les villages étaient reconstruits. Il en allait autrement pour ceux forcés de constater que le Rhin étant ce qu’il était, ils étaient mal placés en raison de la géomorphologie et de l’hydrologie du Rhin naturel.
Le Rhin descend des Alpes et coule d’abord d’est en ouest. Puis aux environs de Bâle, il bifurque vers le nord. Étrange bifurcation qui a tant intrigué Hölderlin. Il quitte la fougue de ses débuts. Entré dans le fossé rhénan, il s’étale dans un labyrinthe de méandres et d’îles. On dénombrait 1600 îles rien que sur les 110 km allant de Bâle à Strasbourg. Ces méandres ont différents âges. Le Rhin a façonné des lits, en a abandonnés, en a recréés sans cesse. D’après des analyse de pollen dans les sédiments, le plus vieux lit du Rhin remonte à 8000 ans avant J.-C. Selon quelle dynamique, le Rhin changeait-il ?
« Même quand la vitesse du courant était basse, l’eau accélérait son rythme à l’extérieur des boucles parce que, dans le même temps, il devait parcourir une plus grande distance, de sorte que la rive extérieure s’érodait et à l’intérieur se déposait des sédiments. Au fil du temps, les boucles devinrent si prégnantes et les isthmes si étroits que le fleuve formait presque un crochet comme s’il voulait revenir en arrière dans son lit. Lors d’une crue, l’eau débordait dans les ponts terrestres des méandres, et du lit principal formait un lit secondaire et finalement un bras mort jusqu’à ce que plus tard – jusqu’à des siècles plus tard -, la puissance et la direction d’une crue ne le retransforme en bras principal. Lors des crues, il pouvait selon les cas, creuser un tout nouveau lit partout dans l’espace entre les berges hautes où commençait la terrasse naturelle de la vallée. Celle-ci pouvait s’étendre sur une largeur pouvant atteindre 40 kilomètres et en maints endroits, dans sa longue histoire, le Rhin utilisa cette possibilité » (David Blackbourn. The Conquest of Nature: Water, Landscape, and the Making of Modern Germany. Je traduis d’après l’édition allemande : Die Eroberung der Natur Pantheon Verlag. p 102)
Ce caractère capricieux, si l’on peut dire, n’a pas empêché les hommes de s’installer sur des zones surélevées de ses méandres afin de pouvoir bénéficier des bienfaits du fleuve. Depuis le haut Moyen-Âge, ils ont installé des digues et creusé des fossés. Au 17ème siècle apparaissent les premiers court-circuits de méandres, d’autant que le Rhin se surélevait par dépôts de sédiments dans ses lits. D’où de nouvelles érosions, et ainsi de suite.
Les changements climatiques ont également joué un rôle. Entre 1550 et 1850, il y eut ce que l’on appelle la « petite glaciation » avec son lot de conséquences terribles d’avancée des glaciers, de retard des récoltes, d’épidémies, non seulement en matière de gel mais aussi d’inondations entre 1760 et 1790 qui amena notamment la grande catastrophe naturelle de 1784 où le Rhin avait gelé. En février de la même année, l’arrivée d’une masse d’air chaud allait faire fondre tout cela. La ville de Cologne avait été particulièrement touchée, la hauteur d’eau s’élevant d’une dizaine de mètres. Les flots qui charriaient de lourds blocs de glace détruisirent de vastes berges aménagées et les endiguements ainsi que l’ensemble des bateaux (source)
L’émiettement du Saint Empire romain germanique et la nécessité d’un accord international empêchait toute solution d’ensemble, comme le relève l’année de la Révolution française celui qui sera connu comme le général Jean Claude Eléonor Le Michaud d’Arçon, qui sera le premier professeur de fortifications à l’Ecole polytechnique au moment de sa création par Napoléon. Il était au moment de son écrit alors encore colonel. Il pointe les mauvais effets de certains travaux parcellaires réalisés par une multitude d’intervenants sans coordination ni ligne directrice :
« Ce fleuve abandonné à lui-même, eut certainement été plus sage : mais des bords factices, morcelés, disposés sans dessein et suivant les plus fausses directions, en ballottant les courans en tous sens, ont du produire la désolation des terres adjacentes, en faisant extravaser une multitude de dérivations errantes et variables. Ces travaux partiels, conçus par cent projeteurs différens, et par conséquent, sans aucunes vues d’ensemble, dirigés d’ailleurs dans un esprit d’hostilité et sans prévision pour l’avenir, ont été visiblement plus nuisibles qu’avantageux. Le défaut d’une main directrice a fait que jamais on n’a songé à fixer le lit du fleuve suivant des directions générales ; seul objet qu’on auroit dû se proposer et qu’on auroit obtenu par un plan collectif, concerté entre les parties civiles et militaires et avec les riverains impériaux. Ce projet vient enfin d’être formé ; il ne s’agit plus que de montrer aux possesseurs des deux rives, le grand intérêt qu’ils auroient à s’y rallier. Il a été démontré que si ce plan général avoit seulement existé, depuis que l’Alsace appartient à la France, (supposant qu’il eut été consenti) le problème du redressement dans un lit invariable seroit actuellement résolu: on n’y auroit sacrifié que les mêmes dépenses qui y ont été si infructueusement employées; et cent mille arpens de terres, reconquises sur le fleuve, eussent été le salaire de ces dépenses. Il semble, au lieu de cela, qu’on se reservoit de provoquer les ravages du fleuve, pour y trouver un aliment inépuisable, en perpétuant les commissions délimitantes, en renouvellant des projets sans terme, sans mesure et sans objet »
(Michaud d »Arçon, Jean-Claude-Éléonore (1733-1800). De la force militaire considérée dans ses rapports conservateurs, pour servir au développement d’un plan de constitution disposé dans l’objet de faire mouvoir ensemble et avec l’armée, les corps de l’artillerie, du génie et de l’état-major… en dirigeant leurs desseins concertés d’après une seule intention / par le colonel d’Arçon… 1789. En ligne, sur le site de la Bibliothèque nationale)
Le projet d’Arçon fixe un lit d’une largeur de 400 m environ, adopte un tracé naturel s’adaptant au cours du fleuve en évitant un tracé trop rectiligne et recommande
« de flatter les penchants du fleuve ; de ne jamais heurter les directions qu’il affecte ; de profiter de tous les creusages déjà opérés par le grand courant, et dans les parties à redresser, de solliciter le courant lui-même à creuser le nouveau lit auquel on se propose de l’assujettir ; d’aboutir aux points nécessaires par des arrondissements moelleux, extrêmement doux ; enfin d’aider toujours la nature et de ne contraindre l’inconstance du fleuve qu’en l’invitant à suivre ces routes plus faciles ».
Cette citation porte en germe certains des principes qui seront ceux de la régularisation, un siècle plus tard. Mais la Révolution et ses conséquences ne permirent pas la réalisation du projet d’Arçon. Je n’ai malheureusement pas trouvé la référence exacte de cette citation (Source )
Géopolitique de la rectification
C’est au lieutenant-colonel (Oberleutnant) et ingénieur badois Johann Gottfried Tulla (1770-1825) qu’est due la conception des travaux dits de correction du Rhin : enserrer les eaux du fleuve entre des rives fixes, dans un seul lit. Il voulut pour cela court-circuiter les méandres du fleuve, fermer les bras, relier les îles les unes aux autres, pour constituer un lit unique de largeur régulière (200 à 250 m) au tracé formé d’alignements et de courbes d’un rayon minimum (1 000 m). A l’aval de Strasbourg (secteur Sondernheim – Strasbourg), les travaux furent exécutés à partir de 1817. Entre Strasbourg et Bâle, ils furent réalisés entre 1841 et 1876 à la suite de la convention du 5 avril 1840 passée entre Louis-Philippe et le grand-duc de Bade. Le lit majeur était d’autre part limité par deux « digues des hautes eaux » destinées à contenir les grandes crues. Avant d’entrer plus avant dans l’œuvre de Tulla, il nous faut dire quelques mots de la géopolitique du redressement. En préalable aux travaux de correction du Rhin se posaient toute une série de questions, telles l’absence de mesures communes entre les états allemand émiettés, il n’y avait également un problème de fixation des prix et de droit d’expropriation. Pour saisir mieux la question de la rectification du Rhin dans sa dimension de concrétisation, il faut avoir présent à l’esprit qu’ hydrologie rime avec diplomatie.
« Ce sont les armées révolutionnaires françaises qui modifièrent radicalement la carte de l’Allemagne et qui ouvrirent l’espace politique pour les idées de Tulla. Au début était Napoléon, tel serait l’incipit d’une histoire allemande. Il pourrait servir d’exergue à la rectification du Rhin, cependant l’ère napoléonienne n’en était que le début car la durée du projet dépassait ce que nous associons avec les générations politiques. Le rêve de Tulla ne devint réalité qu’après les années 1870. A cette époque, la carte de l’Allemagne et de l’Europe fut une nouvelle fois nouvelle fois modifiée, cette fois par Otto von Bismarck, une homme qui naquit 6 ans après que Tulla eut déposé pour la première fois son plan de rectification. » (Blackbourn o.c. p. 121)
Le congrès de Vienne avait modifié la carte géopolitique de l’Europe.Les différents traités avec la France avait agrandi le Grand Duché de Bade allié de Napoléon. Et la Prusse et la Bavière étaient devenues puissances rhénanes.
Pour Christoph Bernhardt, un premier tournant dans la concrétisation du projet de redressement du Rhin se situe dans la conjonction de trois facteurs :
1. Le traité de Paix de Lunéville entre la France et l’empereur d’Allemagne en 1801, dont voici un extrait concernant le partage de souveraineté :
« S. M. l’Empereur et Roi, tant en son nom qu’en celui de l’Empire germanique, consent à ce que la République française possède désormais, en toute souveraineté et propriété, les pays et domaines situés à la rive gauche du Rhin, et qui faisaient partie de l’Empire germanique ; de manière qu’en conformité de ce qui avait été expressément consenti au congrès de Rastadt par la députation de l’Empire, et approuvé par l’Empereur, le thalweg du Rhin soit désormais limite entre la République française et l’Empire germanique ; savoir : depuis l’endroit où le Rhin quitte le territoire helvétique, jusqu’à celui où il entre dans le territoire batave.
En conséquence de quoi, la République française renonce formellement à toute possession quelconque sur la rive droite du Rhin, et consent à restituer à qui il appartient les places de Dusseldorf, Ehrenbrestein, Philipsburg, le fort de Cassel et autres fortifications vis-à-vis de Mayence et la rive droite, le fort de Kehl et le Vieux-Brisach, sous la condition expresse que ces places et forts continueront à rester dans l’état où ils se trouveront lors de l’évacuation.
(Traité de Paix entre la France et l’Empereur d’Allemagne, Conclu à Lunéville le 9 Février 1801, 20 Pluviôse An IX.)
Le vieux rêve de frontière « naturelle » de la France se réalise. Mais celle-ci n’est pas très stable. En conséquence, les rives du Rhin deviendront « propriété » étatique de part et d’autre, ce qui conduira à des conflits de propriété et à ce que Bernhardt nomme une « guerre des fascines » consistant à repousser la frontière vers le voisin. Les droits de propriété deviendront dépendant de la dynamique du fleuve. (Cf Christoph Bernhardt : Im Spiegel des Wassers. Eine transnationale Umweltgeschichte des Oberrheins (1800-2000). Au miroir de l’eau. Une histoire transnationale du Rhin supérieur. Böhlau Verlag. Traduction Bernard Umbrecht)
2. Le second facteur déclenchant a été constitué par la grande crue de l’hiver 1801-1802
3. Le troisième élément est représenté par de nouvelles approches et techniques : le voyage de Tulla à Paris en 1802 où naquit l’idée d’un grand projet de correction du Rhin ; le passage à l’idée d’une « valeur d’usage de la théorie », la science devient techno-science ; La création à Paris d’une École polytechnique qui servira de modèle à celle de l’École d’ingénieur de Karlsruhe et la possibilité donnée aux écoles d’ingénieur allemandes de délivrer des titres de docteurs. Un projet pharaonique que l’on a quelque mal à imaginer aujourd’hui. Entre Bâle et Worms, le Rhin fut raccourci d’un quart de sa longueur. Celle-ci fut ramenée de 345 km à 273km avec moultes court-circuits rectifiant ses méandres. Rien qu’entre Bâle et Strasbourg, l’équivalent de 1000 km² d’îles et presqu’îles furent enlevés. 240 km de digues ont été construites. Les techniques de creusement contrairement aux autres étaient encore primitives. Pelles, pioches, seaux et force musculaire des hommes et des chevaux. Le tout sous la protection de l’armée pour contenir les protestations des riverains.
Johann Gottfried Tulla, né en 1770 à Baden-Durlach, est issu d’une famille de pasteurs luthériens d’origine hollandaise. D’abord lui aussi destiné à la théologie, il montra un penchant pour les mathématiques et la physique. Il poursuivit ses études de physique, de mécanique, d’arpentage alors que la Révolution française se déroulait en France. Elle fit des vagues dans toute l’Europe avec des effets différenciés dans la multitude des états allemands. Les armées révolutionnaires ont passé le Rhin. Après la Prusse, le Duché de Bade conclut en 1796 une paix séparée avec France. Tulla bénéficia d’un enseignement de pointe en matière d’hydrologie. Il effectua un long voyage d’études pour parfaire ses connaissances dans tout ce qui relevait des techniques hydrauliques. Il en tira une conclusion notée dans son journal : « la plupart des hydrotechniciens n’ont qu’une vision superficielle des effets des constructions sur les cours d’eau ». Il va s’y attaquer en profondeur. Son voyage de formation le conduisit aussi à ce qui était alors considéré comme « la Mecque » des ingénieurs hydrauliciens : les Pays-Bas, le pays des moulins à eau et à vent. Et des digues. Son diplôme en poche, il entama une carrière rapide d’ingénieur. Il était présent à Paris lorsque Bonaparte se proclama premier consul. Il n’est sans importance de savoir que le Duché de Bade fut un allié de Napoléon. Tulla y fut nommé Oberingenieur avec rang de capitaine et responsable des constructions hydrauliques de l’ensemble du Pays de Bade. Son premier travail concerna la régulation d’un affluent du Rhin : la Wiese. A la suite d’un intermède en Suisse, il conçut en 1809 son premier projet de « rectification du Rhin »
Une animation extraite d’une vidéo éducative (© SWR 2019) montre l’un des principes d’action couplant percement d’un nouveau lit et digues afin de supprimer les méandres.
Tulla ne se démarque pas de ses prédécesseurs par telle ou telle innovation particulière mais par l’idée d’un plan d’ensemble et sa radicalité. Son idée recouvrait une distance de 354 km, depuis la frontière suisse près de Bâle jusqu’à Worms en dotant pour partie le Rhin d’un « lit artificiel » rectiligne selon la maxime qu’ « aucun cours d’eau, aucun fleuve y compris donc le Rhin n’a besoin de plus d’un lit ». Ajoutons que Tulla partageait la conviction que les structures du Saint Empire romain germanique. constituaient un obstacle au progrès. Il profita donc des bouleversements politiques. A relever en particulier l’agrandissement du Duché de Bade dont la surface fut quadruplée en contrepartie de l’annexion de la rive droite du Rhin par les armées françaises.
La rectification du Rhin pouvait commencer.
« Le projet n’était pas seulement le reflet d’un plus grand format de constitution de l’état, il y a participé. Ce fut une entreprise dont les protagonistes espéraient qu’elle aurait une fonction d’intégration du nouvel état autour de son artère principale » (Blackbourn p 118).
La constitution d’un Etat badois allait par ailleurs faciliter les négociations internationales avec la France. qui occupait la rive gauche du Rhin. Autre avantage pour les deux parties : la consolidation de la frontière qui passait pour trop souvent changeante au gré des caprices du fleuve de sorte que certaines îles formaient un no man’s land.
« Johann Tulla s’appuie sur les potentialités de l’École polytechnique de Karlsruhe ouverte au début des années 1800 sur le modèle de l’école française et de ses écoles d’application —Génie, Ponts et Chaussées. Le projet de l’ingénieur colonel badois est publié le 1er mars 1812 : il enserre le fleuve entre deux lignes de digues parallèles ; la première fixe le lit moyen, coupe les méandres, relie les îles et ferme les bras secondaires ; elle a pour but d’obliger le fleuve à creuser son lit et donc de baisser son niveau et d’assainir les marécages, de protéger les villages riverains, d’écouler les crues Les digues retiennent les eaux moyennes et supportent le chemin de halage. La seconde ligne contient les débordements. Les bénéfices escomptés sont énormes grâce à la mise en valeur des marais et une occupation conséquente.
Les travaux rhénans allemands débutent en 1817 entre Lauterbourg et Mannheim. On commence à rectifier entre Strasbourg et Kehl vers 1820 alors que démarre l’exploitation de mines de la Ruhr. Mais très vite des désaccords apparaissent entre ingénieurs français et badois tant techniques que territoriaux. Les Français craignent, depuis les belles recherches de Girard et de Prony, la rectilinéarité génératrice de vitesse surtout en temps de crue et optent pour le maintien de sinuosités dans le lit principal… Conséquences, au bout de quelques années, la rive droite est rectiligne, la gauche est sinueuse : on trouve des ventres et des nœuds ; les courants créés attaquent les ouvrages opposés. le déroctage du Gebirge (1830) n’y fait rien. Les crues de 1824 et 1831 rompent tout. Entre 1820 et 1827, on utilise des enrochements mixtes ou saucissons farcis entre Kehl et Strasbourg. On coupe les méandres et les courbes du fleuve. Des bras sont fermés ou comblés. Pour accroître la navigabilité, on cherche à modifier les conditions d’alluvionnement dans le lit moyen : marches d’escalier dans le fond du lit, épis de bordage pour chercher chicane au courant et le réduire, barrages.
Conséquences, la régulation « enlève au saumon ses possibilités de reproduction et provoquesa quasi-disparition, comme elle transforme les villages de pêcheurs en villages agricoles cossus, mais coupés en grande partie de leurs relations séculaires — familiales, sociales, commerciales, culturelles — avec la rive droite » . Le castor disparaît aussi, victime de l’assèchement et des pièges »
Christoph Bernhardt / André Guillerme / Elsa Vonau : L ́émergence des politiques de développement durable dans un contexte transfrontalier : L’exemple du Rhin supérieur (1914-2000)
Il est amusant de relever la divergence entre français et allemands surtout pour constater qu’elle porte concernant la rectilinéarité de la rectification. En France, l’on en a une vision moins raide. Cette dernière finira par s’imposer. Mais dans un premier temps, la ligne droite dominera côté badois. Non sans conséquences sociales.
« L’aménagement d’infrastructures entrepris depuis le XIXème siècle n’a pas seulement contraint le cours du Rhin, il a également contrarié des usages et des coutumes sociales installées depuis des centaines d’années. Les réactions aux installations de Kembs qui émanent des différents représentants de la population civile en sont l’illustration. Une thèse de géographie publiée en 1938 en Allemagne, loin de se mettre au diapason des louanges que récolte habituellement l’œuvre de Tulla, évoque la manière dont les aménagements techniques sont venus perturber les usages locaux : disparition de nombreuses pratiques – chercheurs d’or, vannerie etc.-, érosion des contacts noués d’une rive à l’autre entre les Villages au gré des crues du Rhin, arrêt de nombreuses activités subsidiaires dû au déboisement des rives du Rhin – recherche de petit bois, cultures etc. »
(Source ibidem)
En clair les nouveaux aménagements séparent physiquement et artificiellement ceux qui étaient auparavant naturellement voisins et transforment les structures sociales de villages. La constitution de l’État avec son corps d’ingénieurs des Ponts et chaussée se conjugue avec l’élimination des anciennes structures féodales. Aux éléments déclenchant déjà évoqués en termes de diplomatie, de crues et de moyens techniques, on peut en relever deux autres. Ils concernent la crise environnementale et sociale aiguë des crues et la transformation de l’État :
« La problématique des crues tourna à la crise aiguë avec les inondations extrêmes de 1816/17 et aggrava encore d’avantage sur les bords du Rhin la famine qui sévissait en Europe. L’année sans été1816, de fortes pluies ont détérioré les récoltes et de nombreux champs furent inondés. La configuration étatique du Pays de Bade à la formation hétérogène fut consolidé par le Congrès de Vienne et se donna avec la constitution de 1818, un nouveau système de gouvernement et d’administration et de nouvelles structures de communication qui offrit à l’ingénierie hydraulique un cadre institutionnel profondément modifié ». (Bernhardt p 115).
Les dérèglements de l’« année sans été » sont attribués à des éruptions volcaniques qui avaient été produites du 5 au 15 avril 1815 par le mont Tambora sur l’île de Sumbawa dans l’actuelle Indonésie éjectant dans les couches supérieures de l’atmosphère de grandes quantités de poussière volcanique et d’aérosols sulfurés. (cf)
Les correcteurs auront besoin du nouveau cadre institutionnel et aussi de l’armée pour protéger les premiers travaux contre la population. Des milliers d’ouvriers au risque de leurs vies manieront pelle et pioches pour creuser le fossé qui allait accueillir le nouveau trajet du fleuve. Les articles du Code Napoléon repris par la Pays de Bade allait soulever de nombreuses plaintes et demandes de dédommagement chez les riverains. Je rappelle l’article 544 du Code civil, inchangé depuis 1804 :
« la propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. ».
Profits et pertes
Il y eut bien sûr des effets positifs tout autant que négatifs. D’un côté : recul de la malaria, du typhus, de la dysenterie mais peut-on prouver qu’il fallait une opération chirurgicale d’une telle ampleur sur le fleuve pour y parvenir ? Il n’est pas certain du tout que cet argument ait été déterminant. Plus déterminante a été l’appropriation du fleuve pour sa valorisation économique, pour la conquête de terres fertiles et sa navigabilité, sa transformation en artère commerciale liée à l’émergence des bateaux à vapeur. Son industrialisation pouvait commencer. Sa canalisation a mis fin à l’ancien régime de crues. Les industries vont pouvoir s’installer au bord du fleuve. Ce sera le début de l’ère anthropocène au sens où d’aucuns la nommeront capitalocène.
Un certain nombre d’anciennes fonctions et métiers ont par contre disparu. Ont ainsi disparus les bacs de traversée du Rhin, les Schiffsmühlen (moulins flottants), les chercheurs d’or, les haleurs, etc
La fin de l’or du Rhin et des Goldwäscher
Le chercheur d’or était l’un des plus vieux métiers du Rhin pratiqué déjà par les Celtes au 3ème siècle avant JC. Peu avant les travaux, on ressortait des quantités non négligeables d’or. A titre d’exemple donné par Blackbourn (p.131) : entre 1804 et 1834, 150 kg d’or ont été livrés à la Monnaie de Karlsruhe ; Après 1870, ce ne seront plus que 100 grammes. Un recensement de 1838 dénombrait jusqu à 400 chercheurs d’or dans la Duché de Bade. Le dernier d’entre eux mourut en 1896. Les coupeurs de joncs et des oiseleurs disparaîtront également
La rectification a modifié l’ancien régime biologique du Rhin avec une dégradation croissante de l’écologie, ses pertes de biodiversité. Avant les travaux, de Strasbourg à Speyer, toutes les villes avaient leur marché au poisson. On dénombrait 45 espèces de poissons dans le Rhin. Le plus prestigieux : le saumon. Il a fini par disparaître. Ce n’était pas seulement dû aux travaux de terrassement proprement dit mais aussi en raison de la perte des lieux de frayage et de la pollution par les rejets des industries. Et plus tard avec les barrages. Aujourd’hui, en Alsace, il ne reste plus que trois pêcheurs professionnels. Les États riverains du Rhin avaient promis que le saumon remonterait le fleuve d’ici à 2020. Aux dernières informations provenant de Suisse « les saumons sont coincés dans le Rhin », pour reprendre le titre du quotidien Tribune de Genève Il semblerait que sa migration coince au niveau du franchissement de trois centrales électriques françaises. (Pour visualiser les obstacles restant, voir ici )
L’idée de Tulla de réduire les crues en accélérant la vitesse de débit du Rhin et en baissant son niveau ne se réalisa qu’inégalement avec parfois l’effet inverse d’un niveau trop bas. L’exemple le plus célèbre est celui de la barre d’Istein mise en relief par la correction bloquant la continuité du fleuve en aval de Bâle.
Certaines zones humides devinrent des paysages de steppes. La correction n’a pas empêché des inondations en aval, bien que cela ne soit pas forcément attribuable à Tulla. La rectification du Rhin servit d’exemple à bien d’autres travaux marqués par la volonté de dominer les cours d’eau et de les industrialiser.
« Depuis quelques années l’étude des voies fluviales a repris faveur. l’élaboration de vastes programmes de travaux publics a réveillé l’attention sur les systèmes hydrographiques, dans la plupart des grands états. Pendant un temps on s’en était désintéressé, car les cours d’eau semblaient avoir perdu de leur signification et de leur valeur. Les chemins de fer avaient accaparé les mouvement des échanges, créé des courants de trafic et de transport.
La déchéance ne pouvait être irrémédiable. Il ne convenait pas à l’esprit utilitaire de notre siècle des dédaigner des forces naturelles, de puissants engins dont le jeu se laisse régler. D’autant plus que les chemins de fer, s’ils ne sont pas affligés d’infirmité chroniques ou intermittentes, ne jouissent pas d’une immunité absolue : la voie, le matériel et jusqu’au personnel se détériorent par une usure, une fatigue sans relâche, et ne sont pas à l’abri des causes de destruction. Et d’autre part, ils ne satisfont pas à tous les besoins, et loin de servir tous les intérêts, en oppriment de forts respectables. Pour parer au monopole, pour rappeler à la modération des tarifs qui s’exaltaient, on compris la nécessité de rendre à sa légitime fonction le réseau navigable, et de l’exploiter, non plus empiriquement comme par le passé, mais en l’appropriant à de nouvelles et plus grandioses destinées Aussi des corrections, des canalisations ont été soit exécutées soit amorcées dans tous les pays jaloux de leur prospérité matérielle. »
Auerbach Bertrand, Étude sur le régime et la navigation du Rhin. In: Annales de Géographie. 1893, t. 2, n°6. pp. 212-238.
La correction et la consolidation de l’État
Christoph Bernhardt consacre plusieurs pages à la manière dont se constitua un réseau et un esprit de corps des ingénieurs pour faire face aux critiques notamment financières mais pas seulement. Ce corps allait occuper une place centrale dans la construction de l’État. Les ingénieurs vont ainsi s’assurer le pouvoir sur la détermination des travaux de correction du Rhin.
« L’établissement d’une direction centrale en 1823 garantissait le pouvoir de cette agence de modernisation pour cent ans. Cela ne s’explique pas simplement par la continuation de l’ancienne administration hydraulique. Ce qui a été bien plus déterminant a été la formation d’un réseau de relations individuelles qui dans les luttes des années de constitution allait conduire à un esprit de corps qui lors du décès de Tulla en 1828 […] allait pérenniser l’institution et la poursuite de la correction du Rhin » (Bernhardt p 140/41).
Cela a aussi permis de surmonter le conflit entre interventionnisme étatique et libéralisme économique. L’un de leur moyen de propagande a résidé dans la mise en scène d’ inaugurations festives. La poursuite des crues du Rhin allait conforter leur projet et vaincre les réticences. Régler un problème en en créant un autre et ainsi de suite est le credo des ingénieurs. Les ingénieurs prussiens étaient moins enthousiastes quant au degré d’artificialisation du Rhin que les badois, les Prussiens allant jusqu’à considérer que les percements étaient d’un autre âge.
Il y eut quelques avis divergents notamment de la part de Harmen Jan van der Wijck, un général d’origine hollandaise qui vivait à Mannheim qui avait répliqué à la brochure justificative de Tulla sur ses travaux de correction, en affirmant entre autre :
« Les courbures des cours d’eau se trouvent partout de sorte que l’on peut, à défaut de heurter la raison, admettre qu’il s’agit là d’une loi naturelle ».(Cité par Bernhardt. p 160)
Cela vaut, pour lui, aussi pour les crues. La différence plus profonde entre les deux officiers résidait dans la confiance de Tulla que l’on pouvait maîtriser tout cela. « Van der Wijck défendait aussi la thèse que les problèmes des crues étaient une conséquence des endiguements antérieurs trop importants et que, en conséquence, il fallait rendre le cas échéant au fleuve les champs menacés par les eaux » (Bernhardt p162). Contre les villages allaient ensuite s’imposer les villes et leur statut portuaire. Les villages perdront la maîtrise de leur rapport au fleuve.
Les corrections effectuées à un endroit déplaçaient les difficultés vers un autre qui pouvait être un autre État ce qui allait alimenter les controverses entre 1826 et 1828 entre le Pays de Bade et la Prusse, dont la partie rhénane commençait à Bingen, et les Pays-Bas. Si les débats portent sur le degré d’intervention sur le cours du fleuve surdéterminé par l’apparition de grandes inondations, ils laissent intactes les questions portant sur l’abaissement de la nappe phréatique et le recul de la biodiversité. Si la Bavière et la campagne du Pays de Bade plaidaient à la faveur des inondations pour une poursuite de la correction du Rhin dont le cours avait été accéléré par les premiers travaux, la Prusse, les Pays Bas, les villes de Mannheim et Speyer étaient contre, ce qui conduisit à une pause. Tout ceci montre qu’il y avait plusieurs façons de faire, l’une sévère, l’autre moins brutale, alternative n’est pas ici le mot approprié.
L’une des principales originalités du livre de Christoph Bernhardt, du moins pour ce que j’en retiens, est de clairement montrer que de la rectification du Rhin, on peut en distinguer clairement deux temps : le premier celui de Tulla essentiellement consacré à la conquête de l’espace, de terres agricoles « volées » au Rhin et marqué par la ligne droite, le second franco-allemand, moins raide, met plus l’accent sur la navigation et avec l’introduction des bateaux à vapeur, encore d’avantage sur la conquête du temps.
« En même temps que le capital se sent obligé d’un côté d’éliminer tout obstacle à la circulation, c’est à dire aux échanges, et de conquérir la terre entière pour en faire son marché, il aspire de l’autre côté à détruire l’espace par le temps; c’est-à-dire à réduire à son minimum le temps que coûte le déplacement d’un lieu à l’autre. Plus le capital est développé, plus le marché où il circule est étendu, constituant l’espace de sa circulation, et plus il aspire à augmenter encore l’extension spatiale du marché et à détruire l’espace par le temps »
Karl Marx écrit aussi que
« les progrès des moyens de communication et de transport diminuent de manière absolue la durée du transport des marchandises, mais ils ne suppriment pas les différences relatives entre le temps de circulation des divers capitaux-marchandises […] Les bateaux à voile et à vapeur perfectionnés, par exemple, raccourcissent le voyage, autant pour les ports rapprochés que pour les ports éloignés, mais la différence entre les éloignements de ces ports persiste »
(Marx Karl, Das Kapital, vol. 2, Berlin, Dietz, 1963, p. 252. Traduction française de Julian Borchardt et Hippolyte Vanderrydt, Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre deuxième. Le procès de circulation du capital,
Le premier bateau à vapeur sur le Rhin date de 1816. En 1841, Thomas Cook crée la première agence de voyage aujourd’hui en faillite et initie le tourisme de masse à des tarifs forfaitaires populaires. « Pour relier les hommes à dieu ». Il était baptiste. Le premier voyage de groupe s’est effectué dans le cadre d’une lutte contre l’alcoolisme. Le premier voyage organisé vers l’Europe date de 1845. Le premier guide touristique, le fameux Baedecker, le voyage du Rhin paraît en 1835. Deux industrie dominent désormais en relation avec le fleuve : le transport du charbon et celui des touristes. Premiers pas vers la constitution d’une « autoroute » liquide.
La navigation à vapeur demandait que le chenal de navigation soit débarrassé de toute forme d’obstacles. A cela s’ajoutait la question de la profondeur adaptée au tonnage des bateaux qui allait devenir la question centrale. Jusqu’à aujourd’hui où l’on ne jure que par des conteneurs de plus en plus lourd selon l’adage big is beautiful.
La Hesse, Nassau, la Prusse d’un côté, le Pays de Bade, la France et la Bavière devenue puissance rhénane par l’annexion du Palatinat, de l’autre, divergeaient dans leurs conceptions. Les Prussiens s’attaqueront en premier au goulet d’étranglement de Bingen commencé en 1830-1832, puis de 1851 à 1860 où 33 000 m³de roches seront explosés. Les travaux ne cesseront pas à cet endroit pendant un siècle. D’une manière générale une rectification allait en entraîner une autre comme une vis sans fin. Cela est d’une certaine façon très bien expliqué par l’un des défenseurs de l’œuvre de Tulla lors de la grande controverse qui avait suivi les grandes crues de 1883 : « si nous avions laissé le Rhin bavarois et si nous n’avions corrigé que la Rhin français alors le Rhin bavarois ressemblerait à ce qu’est aujourd’hui le Rhin hessois. Conclusion : continuons à corriger ! Nous ne pouvons pas retenir chez nous l’eau de là-bas » (Le député badois Gerwig lors du débat au Reichstag en 1883 cité par Bernhardt p 290)
Le bilan de toutes les modifications intervenues jusqu’en 1880 confirme selon Bernhardt « qu’il s’agissait de deux projets de correction très différents ». Le raccourcissement de la longueur cèdera la place au rétrécissement de la largeur., Au nord le cours des méandres a été raccourci de 37 % et de 50 kms, au sud de 14 % et de 31,7 kms de sorte que sur la distance de Bâle à la frontière de la Hesse (légèrement au-dessus de Mannheim) le fleuve a rétréci de 80 kms pour un gain en terres agricoles se montant à plus de 10 000 hectares, la surface de Paris.
« Le recul des plaines d’inondation, qui avaient été, avant la correction du Rhin supérieur, l’un des écosystèmes les plus riches en biodiversité de l’Europe centrale, on assista aussi à une forte réduction de la végétation aquatique et des roseaux. De nombreuses espèces animales comme par exemple le castor, la cigogne noire ou le balbuzard disparurent peu à peu ».
Ces réalités resteront peu thématisées.
« L’entrée dans la modernité industrielle alla de pair avec une ignorance de ses zones d’ombre pourtant précocement perceptibles » (Bernhardt p297-299)
L’accélération du courant rendit nécessaire l’empierrement des berges.
Les corrections achevées, interviendra un « changement de paradigme »(Bernhardt) dominé par la question de la navigabilité et les conséquences des rectification qui avec l’accélération du courant fluvial accroîtront sa puissance érosive et produira la présence de bancs de gravier et de galets en mouvement gênant la navigation. Après une tentative d’appliquer au Danube des corrections, l’on se détournera de cette technique La concurrence du chemin de fer allait également interroger l’utilité de la navigabilité. En France, les Ponts et chaussées préféreront de toute façon l’artefact intégral, le canal, à la correction des fleuves. Avec le Traité de Versailles, la France s’assure la maîtrise du Rhin et la possibilité d’y adjoindre une dérivation. Ce sera la construction du Grand canal d’Alsace, projet dans les tuyaux mais dont les travaux ne commenceront qu’en 1928 et qui verra le retour de la géométrie.
Entre temps le Rhin avait perdu « son cours naturel »
A contrario aujourd’hui, EDF, lors de la construction de la seconde centrale électrique de Kembs mise en service en 2016, reversa du gravier dans le vieux Rhin pour lui rendre de la force érosive et perça les digues construites par Tulla, il est vrai à l’endroit où le Rhin est bloqué par le barrage de Märkt et détourné vers le Grand canal d’Alsace afin que le cours d’eau puisse à nouveau créer des méandres et éroder ses berges.
Les humains comme facteur géologique( 1915)
Le bilan des modifications du sol est tel à la fin du XIXème siècle qu’il interpelle les géologues en particulier l’un d’entre eux, le géologue allemand Ernst Fischer. Il a été le premier à systématiser les rôle des humains en tant que facteur géologique dans une étude parue après sa mort dans les combats de la guerre 14-18, à proximité de Schirmeck, en 1914 dans son étude Der Mensch als geologischer Faktor (Les humains comme facteur géologique), parue en 1915 dans la revue de la Société allemande de géologie. Sans entrer dans le détail de ce travail, il s’intéresse d’emblée aux interventions du travail humain qui agissent « le plus directement sur la croûte terrestre » en évoquant le déplacement des roches dues à l’activité minière et « leur transformation mécanique ou chimique ». Il note que « concernant les minerais traités, [la production annuelle] s’élève à environ 1 km³ par an, ce qui est comparable à l’action des fleuves ». Dans un passage non traduit dans l’Anthologie de la Pensée écologique de Dominique Bourg et Augustin Fragnière (PUF), il écrit toujours à propos de sa typologie du mouvement des terres :
« A côté des chemins de fer et des routes, il reste à considérer les canaux comme type important de grands déplacements de roches. […] Il s’agit ici pour l’essentiel seulement des déplacements de terre nécessaires à leur construction et dans une bien moindre mesure de ceux de leur entretien ».
En cumulant la construction d’un certain nombre de canaux tels le Canal du Midi, le canal Rhin-Rhône, celui reliant l’Oder et la Spree, et le canal Kaiser Wilhelm (Canal de Kiel reliant la Mer du Nord à la Mer baltique), il leur confère « une signification géologique ». Sans oublier bien sûr l’agriculture : les travaux de terrassement pour la constitution de vignobles, l’endiguement et l’assèchement des sols, la rectification des fleuves, tout cela déplace de la terre et modifie les sols et la vie des écosystèmes.
« Ainsi est-ce par exemple sous l’effet de l’exploitation industrielle des eaux, de leur régulation et du traitement des eaux usées que le monde animal qui y vit a été profondément modifié. D’une part, des eaux jadis très peuplées sont aujourd’hui entièrement appauvries, d’autres occupées par des des habitants tout différents »
( Ernst Fischer : opus cité)
L’industrie chimique
Au déplacement des sols pour leur agrarisation et / ou leur artificialisation, à l’extractivisme qui désigne l’exploitation industrielle des ressources naturelles avec lequel on n’en a pas fini comme en témoigne la récente découverte d’un fort gisement de carbonate de lithium dans les forages géothermiques en Alsace, on oublie trop souvent d’ajouter l’intractivisme, de ce que l’on enfouit dans la terre. Je pense bien sûr aux déchets nucléaires ou aux déchets dit ultimes comme à Stocamine, cette dernière toute proche de la plus grand nappe phréatique d’Europe. Cet enfouissement est une autre façon de s’affirmer force géologique au sens de Ernst Fischer, dans l’inconnu absolu des conséquences dernières. Concernant le Rhin, n’oublions pas qu’il a longtemps été considéré aussi comme une poubelle notamment par l’industrie chimique :
Au milieu du XIXème siècle, « le cœur de l’industrie chimique se déplace vers l’Allemagne et les Etats-Unis. Dans le domaine des produits chimiques à haute valeur ajoutée, les entreprises allemandes s’imposent avec Bayer, Hoechst, BASF, fondées au début des années 1860 » La découverte de nouveaux colorants sont « à l’origine de nombreuses contaminations »
« Par exemple, l’une des premières usines de colorants à base d’aniline est édifiée près de Bâle autour de 1860, et dès 1863 le rejet des eaux usées entraîne un procès de pollution industrielle qui contraint le fabricant à quitter la ville et à vendre ses installations. Après cet incident, le gouvernement prussien contraint les fabricants à transporter leurs déchets dans la mer du Nord ou la mer Baltique, au grand dam des autorités hollandaises qui se plaignaient de cette pratique. Le Rhin, dont le débit et les eaux profondes sont jugés suffisants pour diluer des résidus chimiques, devient alors l’un des grands sites de la chimie continentale et l’un des fleuves les plus pollués du continent ; en 1875, ses rives accueillent plus de 500 usines, la plupart allemandes et suisses, aucun autre fleuve dans le monde n’a jusqu’alors été colonisé à une telle échelle par l’industrie chimique »
La « face sombre du progrès » comme le disent les auteurs de cet extrait : François Jarrige et Thomas Le Roux dans La contamination du monde. Seuil. p126).
Concernant le fabricant obligé de quitter Bâle, évoqué par les auteurs, il s’agit de J. J. Müller-Pack installé aux Rosentalmatten, à proximité de l’ancienne gare Badischer Bahnhof. Le procédé de fabrication à base d’arsenic avait contaminé la nappe phréatique et dégageait des effluves pestilentielles. Sept personnes avaient été empoisonnées à l’arsenic.
Aujourd’hui, le Rhin contient des microplastiques et des résidus de médicaments, sujet déjà abordé dans Quand un chimiste nage tout du long dans le Rhin …
Aux fonctions de navigation s’ajouteront à la fin du XIXème siècle celles de la production d’électricité.
A suivre : L’enturbinement de la houille blanche