Ludwig Feuerbach. Graphisme : August Weger
Le contexte de répression à l’Université et au-delà, dans l’Allemagne des années 1830, frappait ce que l’on pourrait appeler, au vu d’aujourd’hui, l’hegeliano-gauchisme. Elle visait en effet surtout les jeunes hégéliens mécréants en rupture avec le maître. Renversement « de la tête sur les pieds », comme l’on a pu dire, auquel le philosophe Ludwig Feuerbach a fortement contribué. Ce contexte invitait au rapprochement « spirituel » entre la France et l’Allemagne. Il a conduit Karl Marx et Arnold Ruge à créer, à Paris, en 1934, les éphémères Annales franco-allemandes. En 1832, Ludwig Feuerbach publiait à Zürich ses Thèses pour une réforme de la philosophie. L’une d’entre elles n’est pas passée inaperçue de René Schickele. La voici :
„ Wie die Philosophie, so der Philosoph, und umgekehrt: die Eigenschaften des Philosophen, die subjektiven Bedingungen und Elemente der Philosophie sind auch ihre objektiven. Der wahre, der mit dem Leben, dem Menschen identische Philosoph muß gallo-germanischen Geblütes sein. Erschreckt nicht, ihr keuschen Deutschen, über diese Vermischung! Schon Anno 1716 haben diesen Gedanken die Acta Philosophorum ausgesprochen. »Wenn wir die Deutschen und Franzosen gegeneinanderhalten, so haben zwar dieser ihre ingenia mehr Hurtigkeit, jene aber mehr Solidität, und man könnte füglich sagen, das temperamentum Gallico-germanicum schicke sich am besten zur Philosophie, oder ein Kind, welches einen Franzosen zum Vater und eine Deutsche zur Mutter hat, müßte (caeteris paribus) ein gut ingenium philosophicum bekommen.« Ganz richtig; nur müssen wir die Mutter zur Französin, den Vater zum Deutschen machen. Das Herz – das weibliche Prinzip, der Sinn für das Endliche, der Sitz des Materialismus – ist französisch gesinnt; der Kopf – das männliche Prinzip, der Sitz des Idealismus – deutsch. Das Herz revolutioniert, der Kopf reformiert; der Kopf bringt die Dinge zustande, das Herz in Bewegung. Aber nur wo Bewegung, Wallung, Leidenschaft, Blut, Sinnlichkeit, da ist auch Geist. Nur der Esprit Leibniz, sein sanguinisches, materialistisch-idealistisches Prinzip war es, was zuerst die Deutschen aus ihrem philosophischen Pedantismus und Scholastizismus herausriß“.
(Ludwig Feuerbach : Vorläufige Thesen zur Reform der Philosophie )
« La philosophie est à l’image du philosophe, et inversement : les qualités du philosophe, les conditions et éléments subjectifs de la philosophie sont aussi ses conditions et éléments objectifs. Pour être vrai, ne faire qu’un avec la vie et l’homme, le philosophe doit être de sang gallo-germanique. Que l’idée d’un tel métissage ne vous effraie pas, chastes Allemands! Les Acta Philosophorum de 1716 l’évoquent déjà : ’’À comparer Allemands et Français, les uns ont l’esprit plus vif, les autres plus solide, et l’on pourrait dire à propos que le tempérament gallo-germanique se prête le mieux à la philosophie ou bien qu’un enfant ayant pour père un Français et une Allemande pour mère devrait, cæleris paribus, jouir d’heureuses dispositions philosophiques’’. Tout juste ; il suffit de faire de la mère une Française, et du père un Allemand. Le cœur — le principe féminin, le sens du fini, le siège du matérialisme — est français; la tête — le principe masculin, siège de l’idéalisme -, allemande. Le cœur révolutionne, la tête réforme ; la tête met les choses en ordre, le cœur les met en mouvement. Or, sans le mouvement, l’excitation, la passion, le sang, la sensibilité, point d’esprit. Il fallut attendre L’esprit* de Leibniz et son principe sanguin, à la fois matérialiste et idéaliste, pour que les Allemands fussent arrachés à leur pédanterie philosophique et à leur scolastique. »
Ludwig Feuerbach a joué un rôle important dans l’histoire de la philosophie. Il produira un effet « libérateur » sur ses jeunes contemporains, dira Friedrich Engels. Il a posé les bases d’une philosophie matérialiste. Son projet de réforme de la philosophie visait à sortir du fatras spéculatif des abstractions qui étaient pour lui autant de variations de la théologie au profit d’une philosophie de la vie, qui part de la vie telle qu’elle est. Il soulignait le rôle de l’empirie qui permettait à la philosophie de toujours rester jeune. Il fallait « admettre, écrivait-il, que voir est aussi penser et que les instruments des sens sont également les organes de la philosophie ». Pour lui, « le philosophe doit se laisser guider par les sens » et la philosophie commencer par la non-philosophie et les savoirs empiriques.
Le passage cité plus haut est extrait des Thèses provisoire en vue d’une réforme de la philosophie. Il y en a 69. Dans la thèse qui précède celle citée, il souligne la relation entre la tête domaine de la pensée et le cœur qui est celui de l’intuition elle même principe de la vie.
« C’est donc seulement là où l’existence s’unit à l’essence, l’intuition à la pensée, la passivité à l’activité, le principe antiscolastique et sanguin du sensualisme et du matérialisme français au flegme scolastique de la métaphysique allemande que se trouve la vie et la vérité »
René Schickele sur le pont du Rhin
J’ai découvert l’existence de ce texte alors que je travaillais sur René Schickele. Dans son Journal, il avait noté :
„Ich erinnerte ihn daran, daß der Philosoph Feuerbach der Ansicht war, der wahre, der mit dem Leben, dem Menschen einige Philosoph müsse gallo-germanischen Geblüts sein. Das Herz französisch, der Kopf deutsch. (Nebenbei: das gleiche Lied haben alle elsässischen Dichter, große wie kleine, von jeher gesungen.) Der Kopf reformiere, aber das Herz revolutioniere. Nur wo Bewegung, Leidenschaft, Blut, Sinnlichkeit sei, da sei auch Geist. Dem Esprit Leibnizens allein sei es zu danken, daß er als erster versucht habe, die Deutschen aus ihrem Pedantismus und Scholastizismus herauszuführen … Und derselben Ansicht war — Karl Marx… Als Marx daran dachte, eine neue Zeitschrift ins Leben zu rufen, wollte er sie Deutsch-französische Jahrbücher nennen und sie in Straßburg oder der Schweiz erscheinen lassen. …“.
René Schickele : Tagebücher in Werke in drei Bänden Dritter Band p. 1038.
« Je lui ai rappelé que le philosophe Feuerbach était d’avis que le vrai philosophe, celui qui ne faisait qu’un avec l’homme et la vie devait être de sang gallo-germanique. Le cœur français, la tête allemande. (Soit dit en passant : c’est aussi ce qu’ont chanté tous les poètes alsaciens grands et petits). La tête réforme, le cœur révolutionne. Ce n’est que là où il y a du mouvement, de la passion, du sang, de la sensualité, qu’il y a aussi de l’esprit. Nous sommes redevable à l’esprit leibnitzien qui le premier a tenté de sortir les Allemands de leur pédantisme et de leur scolastique… C’était aussi le point de vue de Marx … Lorsque Marx avait envisagé de créer une nouvelle publication, il voulu l’appeler Annales franco-allemandes et la faire paraître à Strasbourg ou en Suisse…. »
René Schickele (1883-1940), citoyen français und deutscher Dichter (poète allemand). Gallischer Geist (esprit français) et poète allemand est né à Obernai, d’une mère « authentiquement française » et d’un père authentiquement « alaman » Il a incarné l’idéal d’un geistiges Elsässertum, d’une alsacianité de l’esprit. Romancier, essayiste et journaliste, européen et pacifiste angoissé, sein Herz trug die Liebe und Weisheit zweier Völker (Son cœur portait l’amour et la sagesse de deux peuples).
L’extrait cité de son Journal porte la date du 15 juin 1932. L’homme dont il parle n’est pas nommé. Il est dit de lui que cet « encore social-démocrate » avait vanté le nationalisme de stricte observance et affirmé avec assurance que la France et l’Allemagne étaient « par nature » étrangères l’une à l’autre et ennemies pour l’éternité. Le rêve de Schickele avait été de faire de l’Alsace le lieu de rencontre du « coeur français » et de « la tête allemande », comme il disait. Peine perdue. Sans doute, pour toujours.
René Schickele fait référence au projet de Marx qui, avec Arnold Ruge, avait créé les éphémères Annales franco-allemandes. Le 8 mars 1843, Arnold Ruge écrit de Dresden à Karl Marx à Cologne :
« Notre projet est encore très protéiforme. Strasbourg, les Français et les Allemands; quelle bonne chose ! »
L’idée d’installer les Annales franco-allemandes à Strasbourg a bel et bien existé mais on peut déduire de la lettre que c’était encore qu’un projet parmi d’autres. Et en même temps une bonne idée. Elle avait été évoquée par Marx lui-même. Plus loin, dans sa lettre, Ruge écrit :
« Je partage tout à fait votre idée sur Strasbourg et les Français, je suis fortement séduit de participer personnellement à cette entremise d’amitié spirituelle entre les deux nations par un organe commun. Le cas échéant, il devrait pouvoir s’y trouver une firme pour cette entreprise. Mon vieux sang vagabond qui toujours me pousse vers le Sud se met en mouvement dès que j’y pense. »
Bruxelles avait été envisagé également comme lieu de la publication ainsi que la Suisse où vivaient en exil Bakounine et le poète Georg Herwegh. Mais ce dernier y fut déclaré persona non grata à Zürich qu’il dut quitter pour Bâle avant de rejoindre lui-aussi Paris en 1845. Strasbourg, Zürich, on pense à l’exil de Georg Büchner. La quête d‘un lieu avait surtout pour fonction d’échapper à la censure. Le texte cité de Feuerbach paraîtra d’ailleurs à Zürich et non dans les Annales allemandes à Dresde. Eugen Ruge a été un grand organisateur de revues. Il avait fondé les Annales de Halle, puis les Annales allemandes dans lesquelles publiait son ami Ludwig Feuerbach. Ces revues avaient eu maille à partir avec la police non seulement de la pensée mais de la police tout court. Le besoin de revues et de réseau était principalement dû au fait que ces protestanto-gauchistes et autres hegeliano-gauchistes aux yeux du pouvoir prussien étaient privés d’accès à l’université.
Dans les années 1830,
« l’absolutisme tardif traite les professeurs d’université de la même façon que les fonctionnaires ou les valets insubordonnés. Ce qui prenait autrefois la forme d’un lien d’affiliation au sein d’une république scientifique autonome, se transforme en une relation juridique de subordination propre au statut des fonctionnaires ». (Cf Bernd Schlüter : Science et raison d’État. Les universités allemandes durant le Vormärz)
En octobre de la même année 1843, après l’interdiction de la Gazette rhénane, Marx, peu avant de partir pour Paris et s’être marié avec Jenny von Westphalen à Kreuznach, écrit à Feuerbach pour appuyer la demande déjà faite par Arnold Ruge d’une collaboration du philosophe aux Annales franco-allemandes. Marx écrit à Feuerbach :
« Vous êtes l’un des premiers écrivains à vous être exprimé sur la nécessité d’une alliance scientifique franco-allemande. Pour cette raison vous serez sans doute l’un des premiers aussi à soutenir une entreprise qui veut réaliser cette alliance. Il est en effet prévu d’y publier alternativement [promiscue] des travaux allemands et français. Les meilleurs auteurs parisiens ont donné leur accord. N’importe quelle contribution de votre part sera la bienvenue et vous avez sans doute quelque chose de disponible. »
Dans la suite de la lettre, Marx insiste tout particulièrement pour obtenir de Feuerbach quelque chose sur Schelling, le philosophe de la politique prussienne. Feuerbach est aux yeux de Marx un Schelling renversé.
Il n’y aura pas de contribution de Feuerbach dans les deux premiers – et uniques – numéros des Annales franco-allemandes. En fait deux numéros en un. Ils paraîtront à Paris en février 1844. Seule une courte lettre de Feuerbach à Arnold Ruge y sera publiée dans une sélection de lettres établie par Ruge conçue comme une sorte de forum. D’auteur non allemand, il n’y aura qu‘une lettre de Bakounine. A la suite de l’échec des Annales, Marx publiera plus tard, en 1844, de Feuerbach, dans l’hebdomadaire des exilés allemands Vorwärts! , L’Essence de la foi dans l’esprit de Luther.
Cœur et tête font partie tout comme la main, le foie, les organes génitaux d’un même corps, par lequel passe aussi bien le sensible que la pensée. Ils ne sont pas déconnectés l’un de l’autre mais forment entre eux un circuit. Sentir c’est aussi penser du moins en puissance sinon en acte. Et, « toujours, à l’origine d’un concept se tient un affect » (Bernard Stiegler : De la misère symbolique 1 p. 165). Les technologies actuelles reposent la question du corps sensible et font dans un premier temps régresser le sentir et la pensée et sont de ce fait l’objet d’une lutte permanente, individuelle et sociale, car perpétuellement transformés par les techniques et technologies.
Édition française des Annales franco-allemandes parue en 2020 aux Éditions sociales