Le dernier livre en français de Christa Wolf, Ville des anges ou The Overcoat of Dr. Freud sera dans quelques jours dans les librairies. C’est annoncé pour le 7 septembre. Contrairement à ce que suggèrent un peu vite ceux qui parlent de testament, ce n’est pas son dernier roman. Il est vrai qu’elle est décédée en décembre 2011 mais elle a écrit un roman l’année de sa mort. Il est annoncé en Allemagne pour le mois d’octobre. D’habitude, je fuis les rentrées littéraires au moins autant que leur équivalent les premiers jours de solde. Puisque les Editions du Seuil que je remercie m’ont permis de lire le livre de Christa Wolf avant sa sortie, je fais une exception.
PREAMBULE
J’aurais voulu à cette place vous faire écouter quelque minutes de Christa Wolf lisant des extraits de son roman pour d’une part faire entendre même à eux qui ne comprennent pas l’allemand la musique de sa phrase et d’autre part montrer qu’elle fait rire son public et déconstruite un peu, ce faisant, l’image d’austérité protestante qu’on lui accole. Cette vidéo existe sur le site de l’éditeur allemand du livre. Je lui ai écris pour lui demander de libérer trois petites minutes. Il m’a répondu que les droits du livre sont différents des droits de la scène gérés, eux, par un autre éditeur. J’ai réagi en lui demandant si c’était une blague. Il m’a trouvé très mal poli. On ne plaisante pas avec une matière aussi hautement juridique que les droits d’auteur. Il m’a conseillé de prendre contact avec l’éditeur qui gère les droits de la scène. J’ai fini par trouver cela trop compliqué et que j’allais être en retard au rendez-vous alors qu’il suffisait de donner quelques minutes en libre accès. Mais les éditeurs ne considèrent Internet que comme une vitrine publicitaire de plus. Dommage. Puisque j’y suis, je note que la dernière coquetterie littéraire à la mode est de clamer qu’Internet rend idiot pourtant il y a bien des écrivains idiots même sans Internet.
Passons au roman de Christa Wolf . Son titre en allemand : Stadt der Engel oder The Overcoat of Dr. Freud
BASCULEMENT EST-OUEST
Munie du passeport encore valide d’un Etat qui n’existe plus mais qui était le cocon de sa « plus petite Allemagne », qui lui colle à la peau, sans envie de « revivre encore une fois » dans une grande Allemagne, elle débarque à Los Angeles, Ville des anges. Elle de Berlin où la frontière d’Etat qui divisait la ville venait de tomber. Le hasard ( ?) a fait qu’au moment où je recevais le livre de Christa Wolf, je relisais un texte[1] de Paul Virilio dans lequel se trouvait la phrase suivante. « A Los Angeles, les frontières sont à l’intérieur de la ville ». Paroles d’urbaniste. Et je me suis alors demandé : d’un ciel divisé à l’autre ? Le ciel divisé est le titre du premier roman de Christa Wolf En cherchant un peu, c’est même tout à fait cela. On peut d’ailleurs penser à Wim Wenders, réalisateur des Ailes du désir et scénariste de la Cité des anges.
Los Angeles est un lieu d’exil pour la littérature allemande fuyant le nazisme et donc un pays qui pour eux n’existait plus, dans les années 1930. C’est là que Thomas Mann a commencé l’écriture de son Docteur Faustus, une forte référence pour le roman de Christa Wolf. Il y avait aussi Adorno, Arnold Schönberg, Hanns Eisler, Heinrich Mann, Leonard Frank, Feutchwanger, Alfred Döblin, etc. et cette autre référence forte Brecht.
« Pour la littérature de langue allemande en exil à Los Angeles il est significatif qu’elle soit née dans l’ouest de la ville. Elle aurait probablement été différente si elle avait été conçue dans les conditions de la vie à l’est de la ville, dans les quartiers d’habitation des minorités, des ouvriers des immigrés mexicains, ou bien au sud du Centre à Watts, le quartier des afro-américain. Chez Brecht, on peut constater qu’il a dû faire d’abord de Los Angeles une utopie négative pour la rendre poétiquement productive :
Réfléchissant à ce qu’on dit sur l’Enfer
Mon frère Shelley trouva que c’était un endroit
Qui ressemblait à la Ville de Londres. Moi,
Qui ne vit pas à Londres mais à Los Angeles
Je trouve, réfléchissant à l’Enfer,
Qu’il doit encore plus ressembler à Los Angeles »[2]
Dans cet enfer, on rencontrait, selon le complice de Brecht, le compositeur Hanns Eisler, deux catégories de personnes, les corrompus et les déprimés, les second étant vexés parce que personne ne voulait les corrompre.
Christa Wolf cite le poème de Brecht dans un entretien avec l’hebdomadaire die Zeit en ajoutant :
« Los Angeles est certainement une ville inhospitalière mais il y avait quelques endroits que j’aimais beaucoup. Directement sous les lettres Hollywood, sur ce versant se trouve un merveilleux restaurant japonais. Los Angeles pour moi, c’est cela : être assise le soir dans ce restaurant alors que s’allument les lumières de la ville jusqu’à la silhouette de la plage. Un second lieu est un banc sur la plage de Santa Monika. Devant moi l’Océan pacifique. Un nouveau vécu et moment libérateur, car j’imaginai qu’il n’y a pendant une très longue distance rien d’autre que de l’eau et puis le Japon ».
Le basculement qu’opère Christa Wolf au début de son roman en passant de l’est de Berlin à l’ouest de Los Angeles fait de l’écriture un exercice de téléportation, à la manière du feuilleton Star Trek que, sous prétexte de parfaire son anglais, la narratrice regardait à la télévision américaine. L’auteure écrit
« Dans l’envie de raconter, il y a certainement aussi l’envie de détruire…Mais cette envie de détruire me dis-je, est contrebalancée par l’envie de créer, qui fait surgir du néant de nouveaux personnages, de nouvelles relations. Et ce qui précédait a été effacé ».
Que vient faire Schumpeter dans cette galère ? Le principe capitaliste de «destruction créatrice » appliquée à la littérature, à l’individu ? On verra qu’il faut pour cela un peu de magie. Et ce n’est pas un hasard si le Dr Freud Faust n’est pas loin.
LA DISTANCIATION, l’ENTFREMDUNG
Le célèbre lied de Schubert déjà évoque sur ce site, Etranger(e), je suis venu(e), Etrangèr(e) je suis parti(e), sur un texte du poète déserteur poursuivi par l’armée, Wilhelm Müller, est cité. La mise à distance, le fait de devenir étrangère à soi-même conduit à une série de métamorphoses. Elles se font sous couvert – c’est le cas de le dire – d’une cape magique au nom anglais The overcoat of Dr Freud, sous titre du roman n’en déplaise aux éditions du Seuil qui l’ont ôté de la couverture. Est-ce acceptable quand on sait la place qu’occupe dans le roman la recherche de son titre qui est : Ville des anges ou The overcoat of Dr Freud ? Ce ou signifie et.
Avant d’en venir à la piste du pardessus, évoquons le prétexte du roman en nous appuyant sur la présentation de l’éditeur.
La narratrice a séjourné neuf mois à Los Angeles au début des années 1990, peu de temps après la Chute du Mur de Berlin après avoir obtenu une bourse de recherche d’une institution qu’elle nomme CENTER. Il s’agit pour elle d’enquêter et de percer un secret : dans quel but Emma, sa chère amie, lui a-t-elle remis avant de mourir une liasse de lettres qu’une certaine L., allemande comme elle mais émigrée aux Etats-Unis lui avait écrites ?
La dernière lettre d’Emma qui ne fait pas partie de la liasse mais qu’elle trouvera à Los Angeles dit ceci :
« Nous avons échoué. Le pays dans lequel je vis et sur lequel j’avais fondé au début quelque espoir se sclérose et se pétrifie toujours plus d’année et année, on ne peut prévoir le moment où on le trouvera étendu le long du chemin, tel un cadavre immobile, offert au pillage. Et ensuite ? Une longue phase de décomposition »
L’écriture du roman commencée aux Etats-Unis se poursuivra bien plus tard puisqu’il sera question également du 11 septembre et du début de la guerre en Irak. Il est paru en Allemagne en 2010. Ville des anges est aussi un roman sur l’écriture d’un roman, sur son alchimie, sa « libido » même. L’expression « libido de l’écriture » est empruntée par Christa Wolf à l’écrivain soviétique Youri Trifonov. Il contient une part autobiographique et de témoignage. Et il arrive que la narratrice et l’auteure se tutoient. La narratrice est à un moment présentée comme l’auteure de Cassandre, c’est-à-dire Christa Wolf elle-même. Côté témoignage, j’n’en retiendrai qu’un seul portant sur le 17 juin 1953 à Leipzig. On connaît bien sûr les soulèvements ouvriers du 17 juin 1953 à Berlin mais je n’avais encore jamais lu de témoignage sur des grèves ouvrières à Leipzig, ce même jour. Christa Wolf s’est retrouvée mêlée aux conflits avec le pouvoir chaque fois que celui-ci, en difficulté, a voulu faire de la littérature un bouc émissaire. De tout cela Christa Wolf fait un inventaire. Mieux que chez Prévert, il y a même non pas un mais deux ratons laveurs.
On a beaucoup parlé à propos de ce livre d’autobiographie mais ce n’est pas le mot qui convient. Les éléments biographiques s’ils sont bien présents servent eux-aussi de métaphores.
« UNE CHOSE EST DEVENUE EVIDENTE POUR MOI. JE FAIS DE MOI UN EXEMPLE, DONC JE FAIS ABSTRACTION DE MOI EN CE QUE JE SEMBLE ME CONCENTRER ENTIEREMENT SUR MOI. ETRANGES MOUVEMENTS INVERSES »
Une phrase à retenir aussi pour cet autre écrivain est-allemand– de théâtre, lui – qu’est Heiner Müller chez qui l’auteur est également un personnage de son propre théâtre. La métaphore autobiographique fonctionne bien sûr aussi sur la question de la culpabilité et pour la découverte, dans les archives de la police politique de RDA, la Stasi, à côté d’un volumineux dossier de victime d’un petit dossier coupable. Il n’y a pas d’innocent. La paranoïa de la Stasi a son pendant au FBI.
Mon premier contact avec Christa Wolf avait été téléphonique. C’est elle qui m’avait dicté, au téléphone, la lettre des 13 artistes qui protesteront contre la déchéance de citoyenneté est-allemande prononcée à l’égard du poète et chanteur Wolf Biermann, en novembre 1976. La lettre paraîtra le lendemain dans le journal l’Humanité dont j’étais le correspondant. Le quotidien communiste fermera vite la parenthèse. Il y a un curieux épisode dans le roman de Christa Wolf qui évoque la perte de ses notes à propos de l’affaire Biermann.
LE DOUDOU DU DR FREUD
La narratrice arrive en Amérique avec dans la tête le magnétophone de la mémoire dont il est précisé qu’il est à plusieurs pistes – le roman est une longue réflexion sur la mémoire et l’oubli. L’écriture permet d’externaliser de la mémoire, ce qui se fait aussi à l’aide d’une machine. La lecture permet elle aussi de suivre plusieurs pistes. J’ai quant à moi d’emblée» été attiré par celle du pardessus. Pour moi, le passage central du livre pourrait être le suivant :
« J’eus l’impression, je m’en souviens, de voir flotter le pardessus du Dr Freud au dessus de moi, il m’a annoncé que j’en apprendrai beaucoup sur mon compte au cours de cette nuit là et comme c’était dangereux qu’il allait me protéger. On allait voir si comme je le prétendais toujours, je voulais vraiment le savoir. Je ne m’étonnai point d’entendre un pardessus me parler ».
« Je ne m’étonnai point d’entendre un pardessus me parler ». Cela se passe au cours d’une nuit à chanter. Elle connaît un nombre incroyable de chansons dont la liste fait plus d’une page et demi, chansons révolutionnaires, chansons traditionnelles, chansons enfantines, il y a même en français dans le texte allemand Au clair de la lune
J’ai dit plus haut que ce pardessus intervient à différentes étapes de la métamorphose. Il pourrait lointainement provenir de la cape des Niebelungs, celle qui rend invisible et pourrait aussi bien s’appeler, pour éviter de la réduire à la question du refoulement, le pardessus du Dr Winnicott tant il apparaît comme une sorte d’objet transitionnel. Un doudou en quelque sorte. Mais, bon il porte un nom anglais The Overcoat of Dr Freud. Et le mystère qu’il cache pourrait s’appeler Rosebud comme dans le film Citizen Kane.
L’objet transitionnel – qu’elle appelle fétiche (page 319) – crée des espaces transitionnels dans lesquels se développe la créativité. Le pardessus contient des choses dans sa doublure qu’il libère peu à peu, le malheur et le deuil. Le manteau tient chaud aussi. Il révèle et cache. Parfois il faut le retourner. Bref, il a un caractère ambivalent, peut être pharmacologique pour reprendre un commentaire que fait Bernard Stiegler sur Winnicott dans son livre « Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » (Flammarion). Il symbolise l’alchimie de la transformation.
J’ai essayé de tirer un peu sur un fil. Il y en a plein d’autres. Le roman de Christa Wolf est foisonnant, trop peut-être parfois, il comporte plein de flash back, de méandres, de strates différentes de la mémoire, de niveaux d’écriture, beaucoup de questions et d’hésitation qui caractérisent un travail entrain de se faire. Il déplace les frontières entre les genres littéraires.
Le livre se termine sur une visite chez les Indiens Hopi et à Los Alamos où fut inventé ce fleuron de notre civilisation qu’est la bombe atomique. Il y a aussi le constat que nous avons changé d’ère et que nous sommes passés à celle de l’anthropocène.
Au terme de la métamorphose, comme le papillon enfin sorti de son cocon, elle peut (s’en)voler en compagnie de son ange, une ange noire nommée – devinez un peu …Angelina.
Ce n’est pas le dernier livre de Christa Wolf. L’éditeur allemand pas en annonce un nouveau pour le mois d’octobre intitulé Auguste, l’histoire d’une enfance dans la guerre. Un personnage issu d’un précédent roman Trame d’enfance.
Du travail en perspective pour les traducteurs de Christa Wolf – (et aussi de Volker Braun et Ingo Schulze), Alain Lance et Renate Lance–Otterbein qui se verront remettre, le 7 septembre 2012, le prix de la traduction Eugen Helmlé 2012 dans les studios de la radio de Sarre à Sarrebrücken
Ville des anges ou The Overcoat of Dr Freud par Christa Wolf
Traduit par Alain Lance, Renate Lance-Otterbein
Date de parution 06/09/2012
400 pages – 22 € TTC
Je signale aux Parisiens qu’un hommage sera rendu à Christa Wolf
Samedi 15 septembre de 15h à 17h à l’Auditorium du Petit Palais
avec Daniela Dahn, Cécile Wajsbrot, Bernard Chambaz et Alain Lance.
J’ignore si comme il le faudrait il est prévu une forme de téléportation même différée. C’est facile à faire et ne coûte pas cher. Il faut simplement vouloir partager.
[1] Paul Virilio : Cybermonde, la politique du pire. Textuel
[2] Erhard Bahr in “NACH WESTWOOD ZUM HAARESCHNEIDEN.” ZUR EXTERNEN UND INTERNEN TOPOGRAPHIE DES KALIFORNISCHEN EXILS VON THOMAS MANN. N E W S L E T T E R OF THEI N T E R N A T I O N A L F E U C H T W A N G E R S O C I E T Y VOLUME 8, 2010
Postscriptum
Une lecture différente très intéressante, de Laurent Margantin, « Christa Wolf en un combat inégal » :
http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article1835