Soldats français sur la rive du Rhin à Koblenz. Photographie de Willy Römer (1918/19) extraite du catalogue de l’exposition „Der Rhein“ à la Bundeskunsthalle de Bonn. p 278
La question du contrôle des voies navigables – en particulier du Rhin – et plus généralement des moyens de transports fluviaux et ferrés est un aspect peu connu du Traité de Versailles. J’ai eu l’occasion récemment d’interroger un historien à l’issue d’une conférence s’y rapportant. A ma question de savoir s’il pouvait me dire quelque-chose sur la place du Rhin dans le Traité, sa réponse a été simple : rien. Je savais ce qu’il me restait à faire. Ce qui m’incite à mettre en ligne – en document- les passages dans lesquels l’économiste John Maynard Keynes examine les clauses traitant du réseau fluvial de l’Allemagne. Elles concernent en particulier, bien au-delà du symbole, le Rhin et au passage ses capacités de production d’énergie électrique. Cette localisation qui est aussi une focalisation sur le Rhin s’avère des plus intéressantes :
« Elles [les clauses traitant du réseau fluvial de l’Allemagne] sont si peu nécessaires, elles ont si peu de rapports avec les buts présumés des alliés qu’on ne comprend pas, en général leur signification. Elles constituent cependant un acte d’ingérence sans précédent dans les affaires intérieures d’un pays, et elles sont susceptibles d’être mise en œuvre de façon à retirer à l’Allemagne tout contrôle effectif sur son propre système de transports. Sous leur forme actuelle elles sont injustifiables, mais quelques légères modifications pourraient en faire dispositif raisonnable.
La source ou l’embouchure de la plupart des principaux fleuves allemands se trouvent à l’extérieur du pays. Le Rhin, qui prend naissance en Suisse, est à présent, sur une partie de son cours, un fleuve frontière, et il se jette dans la mer en Hollande ; le Danube naît en Allemagne, mais coule, sur sa plus grande longueur, dans d’autres pays ; l’Elbe prend sa source dans les montagnes de Bohême, maintenant appelée la Tchéco-Slovaquie; l’Oder traverse la Basse-Silésie ; le Niemen sert désormais à la Prusse orientale et a sa source en Russie. De tous ces cours d’eaux, le Rhin et le Niémen sont des fleuves frontières, l’Elbe est principalement allemand, mais son cours supérieur a une grande importance pour la Bohême, le Danube, dans sa partie allemande, ne présente pas beaucoup d’intérêt pour les autres pays, et l’Oder est un fleuve presque exclusivement allemand, à moins que le résultat du plébiscite ne rattache toute la Haute-Silésie à la Pologne. [Pas toute mais une grande partie. BU]
Les fleuves qui, selon les mots du traité, «fournissent naturellement à plus d’un État un accès à la mer », nécessitent une réglementation internationale et des garanties contre toute discrimination. Ce principe est reconnu depuis longtemps par les Commissions internationales qui régissent le Rhin et le Danube. Mais les États concernés doivent y être représentés plus ou moins en proportion de leurs intérêts. Le traité cependant a fait du caractère international de ces cours d’eau un prétexte pour retirer à L’Allemagne le contrôle de son réseau fluvial.
A près quelques articles qui prennent les précautions adéquates contre toute tentative de discrimination ou d’entrave à la liberté de transit, le traité remet l’administration de l’Elbe, de l’Oder, du Danube et du Rhin à des commissions internationales dont les compétences définitives seront déterminées « par une convention générale à établir par les puissances alliées et associées et approuvée par la Société des Nations ». D’ici-là, les commissions élaboreront leurs propres statuts et jouiront de pouvoirs très étendus, « particulièrement en ce qui concerne l’exécution des travaux d’entretien, d’aménagement et d’amélioration du réseau fluvial, le régime financier, l’établissement et la perception des taxes, le règlement de la navigation ».
Jusque-là, il y a beaucoup à dire en faveur du traité. La liberté du transit est un aspect important des règles de bonne conduite internationales. Elle devrait être instaurée partout dans le monde Ce n’est que contre la composition des commissions qu’on peut faire des objections. Dans chaque cas, les votes sont pondérés de façon à mettre l’Allemagne en nette minorité. Dans la commission de l’Elbe, l’Allemagne a quatre voix sur dix, dans la commission de l’Oder, trois sur neuf, dans la commission du Rhin, quatre sur dix-neuf, dans la commission du Danube, qui n’est pas encore définitivement constituée, elle ne disposera sans doute que d’une faible minorité. Pour administrer ces fleuves, la France et la Grande-Bretagne sont partout représentées ; dans le cas de l’Elbe, sans qu’on puisse découvrir aucune raison valable, des représentants de l’Italie et de la Belgique font partie de la commission de l’Elbe.
Ainsi les grandes voies d’eau allemandes sont livrées à des organismes étrangers qui possèdent les plus vastes pouvoirs. Nombre des affaires locales et intérieures de Hambourg, de Magdebourg, de Dresde, de Stettin, de Francfort, de Breslau, seront soumises à une juridiction étrangère. La situation est à peu près la même que si les puissances de l’Europe continentale étaient majoritaires dans l’Office de la Tamise ou au Port autonome de Londres.
Certaines dispositions secondaires s’inspirent de principes que l’examen du traité nous a rendus familières. D’après l’annexe III du chapitre des Réparations, l’Allemagne doit céder 20% du tonnage de sa batellerie intérieure. Elle doit en outre livrer une proportion de sa flottille fluviale de l’Elbe, de l’Oder, du Niemen et du Danube, qui sera fixé par un arbitre américain, « en tenant compte des besoins légitimes des parties en cause, et en se basant notamment sur le trafic de la navigation dans les cinq années qui ont précédé la guerre ». Les bateaux ainsi cédés devront être choisis parmi les plus récemment construits. Il en ira de même des navires et remorqueurs allemands du Rhin ainsi que des avoirs allemands dans le port de Rotterdam. Là où le Rhin coule entre la France et l’Allemagne, la France aura tous les droits pour utiliser l’eau en vue de l’irrigation ou pour sa force motrice, et l’Allemagne n’en aura aucun. Tous les ponts seront propriété française sur toute leur longueur. Enfin, l’administration du port rhénan de Kehl, – qui est complètement allemand, – sera rattachée pour sept ans à celle de Strasbourg et confiée à un Français nommé par la nouvelle commission du Rhin.
Ainsi les clauses économiques du traité ont un caractère systématique et rien n’a été omis pour appauvrir l’Allemagne à présent et empêcher son développement futur. Après avoir été placée dans une telle situation, l’Allemagne devra effectuer des paiements en monnaie, sur une échelle et selon des procédés que nous examinerons dans le chapitre suivant.
John Meynard Keynes : Les conséquences économiques de la paix. Traduction et annotation de David Todt. Tel Gallimard 2002. pp 116-119
Il est intéressant de souligner d’emblée la problématique que révèle la lecture de l’extrait ci-dessus. Keynes met en évidence, sans la souligner, la question des rapports entre le caractère de facto international des fleuves et voies navigables, qui sont des « centres d’intérêt communs »(Marcel Mauss), et celui contredit, sous le masque de l’internationalisation de la navigation, par les intérêts nationaux. S’y ajoute le dé-saisissement des localités riveraines allemandes. Cela à contre-pied de ce qui s’était fait au Congrès de Vienne, un siècle plus tôt, en 1815. C’est d’une certaine façon pour sortir de cette impasse d’un internationalisme dénationalisant et délocalisant opposé à un nationalisme et un localisme niant les interdépendances que Marcel Mauss, qui fut affecté avant sa démobilisation un court instant à la Commission centrale de navigation du Rhin, forgea, sans la développer plus avant, l’idée d’inter-nation permettant d’articuler les différents niveaux. (Cf Marcel Mauss : La nation. PUF. p 396). Cette idée sert d’amorce à un projet éponyme.
Le Traité de Versailles, un traité de paix ? Plutôt un traité de guerre économique source de conflits futurs. Ce n’est par ailleurs pas encore la fin de la guerre qui, elle, continue sur le terrain. Et dans les têtes. C’est à la fois un traité de vainqueurs, de revanche faisant payer l’Allemagne à qui est attribuée la seule responsabilité de la guerre et un traité de libre-échange. Je rappelle qu’il constitue également la Société des nations, ancêtre de l’ONU ainsi que l’OIT, Organisation internationale du travail.
Je n’entre pas trop dans le détail du Traité de Versailles que chacun pourra lire en ligne, ni même dans le détail du texte de Keynes qu’on trouvera aussi ici dans une traduction un peu différente – mais pas trop – de celle utilisée ci-dessus. Les références de Keynes sont précises mais elles ne couvrent pas tout le champ de ce qui concerne le Rhin
Examinons quelques considérations préalables de l’économiste anglais qui réagit dès 1919 au contenu du Traité de Versailles qu’il considère comme mauvais pour l’Europe … continentale – il met l’Angleterre à part – en raison de ce qu’il considère comme l’imbrication de ses économies. Dans la préface à l’édition française de 1920, il note que la France « est l’unique nation du monde dans laquelle les hommes d’État n’ont pas commencé à dire la vérité à leurs compatriotes et sans doute à eux-mêmes. »
Keynes commence par dépeindre l’état des économies continentales d’avant guerre. Il conclut son tableau ainsi :
« On pourrait dire beaucoup d’autres choses pour peindre les particularités économiques de l’Europe de 1914. J’ai insisté sur les trois ou quatre plus grands facteurs d’instabilité : instabilité résultant d’une population excessive vivant sur une organisation complexe et artificielle ; instabilité des classes laborieuses et capitalistes ; instabilité des importations alimentaires du Nouveau Monde en Europe dont celle-ci était complètement dépendante.
La guerre a ébranlé ce système au point de mettre en danger la vie même de l’Europe ». (Oc p37)
Puis il ajoute que, face à cette situation d’un continent malade et mourant, d’une organisation détruite et d’un ravitaillement détérioré, :
« C’était la tâche de la Conférence de la Paix de faire honneur à ses engagements et de satisfaire la justice ; mais ce ne l’était pas moins de restaurer la vie et de panser les blessures.Ces devoirs lui étaient dictés autant par la prudence que par la générosité que la sagesse antique louait chez les vainqueurs ».
Mais tout cela n’intéressait pas les membres de la Conférence.
[Ils] ne s’intéressaient pas à la vie future de l’Europe, ils ne se souciaient pas de ses moyens d’existence. Leurs préoccupations, louables ou non, se rapportaient à des questions de frontières et de nationalités, d’équilibre des puissances, d’agrandissements impérialistes ; ils se souciaient uniquement d’affaiblir un ennemi fort et dangereux, de se venger de lui, de transférer sur ses épaules l’insupportable fardeau financier qu’ils avaient accumulé sur les leurs ».(Oc.p 69)
John Meynard Keynes parle de « paix carthaginoise » et d’oubli de la sagesse antique là où il aurait fallu « restaurer la vie » et « panser les blessures ».
« En plaçant sous contrôle étranger le système fluvial de l’Allemagne, le traité déclare internationaliser les fleuves servant naturellement d’accès à la mer à plus d’un État, avec ou sans transbordement d’un bateau à un autre. De tels exemples pourraient être multipliés. Le but véritable et clair de la politique française de diminuer la population et d’affaiblir le système économique de l’Allemagne a été enveloppé, par égard pour le Président [Wilson], dans le langage solennel de la liberté et de l’égalité internationale. » (Oc p 64)
C’est précisément à propos du Rhin et de l’ensemble des fleuves traversant l’Allemagne que Keynes relève une rupture dans l’ancien droit européen de la guerre en parlant d’un « acte d’ ingérence sans précédent dans les affaires intérieures d’un état ».
Le chapitre qui préside à cette rupture dans l’ordre économique figure dans le Traité sous le titre Réparations. Il est introduit par l’article 231 qui pose la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre.
Article 231.
Les Gouvernements alliés et associés déclarent et l’Allemagne reconnaît que l’Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les Gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre, qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses alliés.
Il est précédé par ce qui constitue une rupture dans l’ordre juridique. Elle figure, elle, dans le chapitre Sanctions mettant en accusation l’ex-empereur Guillaume II et lui seul (et non l’État ou le Reich allemand). Avec le recul, il s’agit d’un étrange irruption de l’humanitarisme dans une guerre industrielle et dans un conflit entre impérialismes.
Article 227.
Les puissances alliées et associées mettent en accusation publique Guillaume II Hohenzollern, ex-empereur d’Allemagne, pour offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités.
Cette rupture dans le droit international existant a été repérée par le juriste allemand Carl Schmitt qui la qualifie dans son ouvrage, Le nomos de la terre, de criminalisation de la guerre sans, ajoute-il, que soit défini le contenu de cette criminalité. Son effet a aussitôt été paralysé, écrit Schmitt, non sans avoir rappelé que les États-Unis, qui ne signeront pas le Traité de Versailles mais un traité séparé avec l’Allemagne, y oublieront cet article.
Loin de moi l’idée de nier la responsabilité du Reich allemand, j’ai longuement essayé de défricher cette question dans Quand des somnambules s’en vont déclarer la guerre … mais qu’elle soit la seule et unique cause de la Première guerre mondiale, personne ne l’affirme plus aujourd’hui. Il faut au moins être deux pour faire la guerre. Et quid de l’Empire austro-hongrois ? Une guerre de somnambules selon l’expression pas très heureuse quoique révélatrice que l’on doit à Christopher Clark ? Tout le monde considérait la guerre, et le permis de tuer qui l’accompagne avec la bénédiction de l’Église, comme un moyen d’action légitime. Et comme dirait Machiavel, il n’y a de fatalité que quand on ne fait rien pour s’y opposer. On cherche en vain au niveau des états la trace d’une telle tentative. Difficile de géolocaliser ni d’ailleurs de chrono-localiser l’origine de cette guerre, elle-même en rupture radicale avec les guerres précédentes. L’attentat de Sarajevo n’y suffit pas. Peut-être même qu’elle s’est trompée de localisation. Les premiers signes d’un possible débordement guerrier se trouvent dans la crise d’Agadir, au Maroc, en 1911.
Il faut prendre en considération bien d’autres facteurs, comme par exemple celui-ci :
« Un monde mécanique, tirant ses forces motrices des énergies froides (l’eau, le vent, etc.. s’efface. Un autre le remplace, animé par les énergies chaudes du feu »
(René Passet Les grandes représentations du monde et de l’économie LES LIENS QUI LIBERENT EDITIONS )
Questions à repenser aujourd’hui à l’époque de l’épuisement des énergies fossiles.
Une nouvelle source d’énergie fossile fait d’ailleurs son apparition : le pétrole. Pensons seulement aux taxis de la Marne qui fonctionnent à l’essence. On réduit trop cette guerre à sa dimension terrestre et à la boue et à l’épouvantable boucherie des corps à corps dans les tranchées, c’est sans doute sa dimension la plus tragique. Mais, il s’y ajoute d’autres espaces. La Première guerre mondiale est aussi maritime et voit l’arrivée de l’aviation. Comme l’a récemment rappelé Jean-Paul Sorg, le premier Zeppelin dans le ciel de Strasbourg date de 1908. On les appelait alors Lenkbare Luftschiffe, littéralement bateaux aériens dirigeables comme s’ils faisaient la transition entre la mer et le ciel. (Land und Sproch. Cahiers du bilinguisme n° 209).
Pour Keynes, c’est une civilisation qui meurt, en parlant ici de l’immédiate après-guerre :
« Dans l’Europe continentale le sol s’agite et nul néanmoins ne prend garde à ses grondements. Il ne s’agit pas seulement d’excès ou d’agitation ouvrière, mais de vie ou de mort, de famine ou d’existence. Ce sont peut-être là les convulsions effroyables d’une civilisation qui meurt ».
Ce qui n’est pas sans rappeler Paul Valéry concluant à la mortalité des civilisations.
J’ajoute un élément peu évoqué à savoir que le Traité de Versailles s’adressait à la République de Weimar qui l’a signé et non à la caste militariste des hobereaux chassés par la Révolution de novembre 1918. Si le capitalisme industriel allemand était avancé, sa structure politique, elle, était rétrograde.
Keynes parle du transfert de la dette sur les épaules de l ‘Allemagne. « L’Allemagne paiera » était le mot d’ordre de la France d’alors. De quoi conjuguer la discrimination schmittienne d’ ami / ennemi, constitutive d’une conception guerrière de la politique, avec celles de débit / crédit si l’on se rappelle avec Nietzsche que « le concept de Schuld [faute, culpabilité] par exemple, concept fondamental de la morale, remonte à un concept très matériel de Schulden [dettes] » et confère à ces dernières un caractère éminemment punitif, hostile, en réservant aux amis, leur – éventuel – effacement. Le cas de la Grèce en fournit un exemple récent. A l’opposé, Keynes nous dit que ce n’est pas sur la base de cette dichotomie qu’il fallait opérer. La suite montre que Keynes avait raison et que ce n’était pas la bonne voie.
Avec la guerre et le Traité de Versailles, le Rhin cesse d’être paysage et devient objet stratégique. Il s’agissait pour le complexe militaro-industriel français de le consolider comme frontière en transférant le glacis qu’a constitué l’Alsace pour l ‘Allemagne, de l’autre côté, par l’ annexion de la rive droite, pour permettre la transformation du fleuve en rempart militaire et en ressource énergétique. Le gouvernement français de Raymond Poincaré a pour cela, dès 1917 – l’idée est même antérieure -, mobilisé – embedded dirait-on aujourd’hui – un bataillon d’historiens et de géographes réunis dans un « comité d’études », présidé par Ernest Lavisse et siégeant à l’Institut de géographie de la Sorbonne. « La France savante en guerre » ! L’horizon sera celui des mines de charbon, entre autres. Et cet autre gros sujet : les voies navigables.
« Les voies navigables européennes constituent un gros sujet de réflexion auquel s’ajoutent les enjeux hydroélectriques et les projets d’utilisation de la force motrice du Rhin. Lucien Gallois, appuyé par Martonne [i.e. Emmanuel de Martonne], souligne la nécessité d’aménager le Rhin pour le rendre navigable jusqu’à Bâle et ainsi assurer le succès de Strasbourg. L’objectif du Comité est également de mettre fin à la suprématie allemande au sein du comité «international» du Rhin [La Commission centrale de navigation du Rhin dont les prémisses remontent au Congrès de Vienne en 1815] où elle dirige de fait, en tête-tête avec la Hollande. Il s’agirait donc d’aménager les communications de Strasbourg avec les Pays-Bas et la Suisse, c’est-à-dire au-delà l’Italie, et d‟établir un vrai statut international limitant les droits des États riverains, auquel intéresser la Grande-Bretagne, la Belgique, les pays scandinaves, voire les États-Unis et la Russie. La capitale alsacienne deviendrait ainsi la plateforme d’un réseau de canaux constitués du projet suisse Rhin-Rhône, du Mittellandkanal en voie de creusement vers l‟Elbe, Berlin et l’Oder, du projet Rhin-Main-Danube »
(Isabelle Davion : introduction à LES EXPERTS FRANÇAIS ET LES FRONTIÈRES D’APRÈS-GUERRE Les procès-verbaux du comité d’études 1917-1919
Cela nous rappelle l’adage forgé par Yves Lacoste selon lequel « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». La géographie était alors seulement en voie de se constituer comme science.
Selon l’Article 358 du Traité de Versailles, la France aura, sur tout le cours du Rhin compris entre les points limites de ses frontières,
« a) le droit de prélever l’eau sur le débit du Rhin, pour l’alimentation des canaux de navigation et d’irrigation construits ou à construire, ou pour tout autre but, ainsi que d’exécuter sur la rive allemande tous les travaux nécessaires pour l’exercice de ce droit ;
b) le droit exclusif à l’énergie produite par l’aménagement du fleuve, sous réserve du payement à l’Allemagne de la moitié de la valeur de l’énergie effectivement produite … A cet effet, la France aura seule le droit d’exécuter, dans cette partie du fleuve, tous les travaux d’aménagement, de barrages ou autres, qu’elle jugera utiles pour la production de l’énergie. …»
L’Allemagne, pour sa part, :
« s’interdit d’entreprendre ou d’autoriser la construction d’aucun canal latéral, ni d’aucune dérivation sur la rive droite du fleuve vis-à-vis des frontières françaises » et « reconnaît à la France le droit d’appui et de passage sur tous les terrains situés sur la rive droite qui seront nécessaires aux études, à l’établissement et à l’exploitation des barrages que la France, avec l’adhésion de la commission centrale, pourra ultérieurement décider de construire. »
Ainsi la France s’assure la maîtrise du Rhin et la possibilité d’y adjoindre une dérivation. Ce sera la construction du Grand canal d’Alsace, projet dans les tuyaux mais dont les travaux ne commenceront qu’en 1928.
Le traité de Versailles marqua un tournant pour le Rhin et son devenir de ressource énergétique hydroélectrique plaçant au second rang la question de la navigabilité tout au long de son cours. Celle-ci sera limitée à la portion entre Bâle et Strasbourg au grand dam de la Suisse. Cette navigabilité limitée associé à un réseau de canaux, visait à assurer le transport de houille.
Le Rhin sera transformé par l’association des géographes et des officiers du génie – étrange mot dans ce contexte – qui iront jusqu’à envisager les barrages comme armes :
« Ce sont ces officiers généraux, formés au Génie comme Joffre ou Lyautey, qui préconisent une grande fermeté quant à la rive droite : possédant la totalité du Rhin fluide entre Bâle et Lauterbourg, la France organise sa défense sans être vue.
L’autre point à trait à l’inondabilité de la zone occupée qui reste jusqu’aux années 1930 un trait de caractère du Génie français. Déjà Vauban avait tiré parti des tensions d’eau lors de sièges, y compris l’eau glacée au siège de Maastricht. La nécessité de disposer de réservoirs périurbains pour alimenter des écluses en temps de paix et pour lâcher l’eau sur les abords de la place en pied de guerre, est largement partagée au milieu du XVIIIe siècle avec de Cormontaingne puis Fourcroy de Ramecourt, directeurs des fortifications. Les trois lignes d’eau tendues entre Boulogne, Strasbourg et Amiens entre 1780 et 1790, le glacis inondable de la ligne Maginot dans les années 1920 ponctuent ces projets hydrauliques défensifs, coûteux mais réalisés. Leitmotiv : réserver de grandes quantités pour les déferler, non point neutraliser mais détruire. Propriétaire de tout le Rhin, la France militaire apprécie beaucoup le Grand Canal qui fait du fleuve un réservoir perché à une dizaine de mètres et dont les barrages ont une capacité de l’ordre d’un million de mètres cubes Des lâchures bien cordonnées entre Kembs, Ottmarsheim, Fessenheim, Marckolsheim, soit trois ou quatre réservoirs, peuvent amplifier l’onde de crue, provoquer dans la Ruhr, le cœur de l’industrie allemande, des dégâts irréversibles sensiblement équivalents à la crue de 1910… »
Christoph Bernhardt / André Guillerme / Elsa Vonau : L ́émergence des politiques de développement durable dans un contexte transfrontalier : L’exemple du Rhin supérieur (1914-2000) Rapport final 15 décembre 2009 Programme de recherche « P AYSAGES ET D ÉVELOPPEMENT D URABLE » financé par le MEDD. p 16
On notera que ce réservoir perché se trouve aussi en surplomb de la centrale nucléaire de Fessenheim.
L’usage guerrier des barrages sera effectif pendant la seconde guerre mondiale au cours de laquelle ils seront les cibles des bombardements.
La construction du Grand Canal d’Alsace et du barrage de Kembs étaient présents dans les discussions et négociations du Traité. Cela se fera au détriment de l’écologie du Rhin et des sentiments de la population alsacienne. Même le fond du canal sera bétonné, ses formes seront géométriques basées sur la ligne droite et le trapèze. Ce sera le règne de la géométrisation et de la bétonisation des paysages à l’œuvre en Allemagne aussi selon l’expression de Walter Schoenischen, un protecteur de la nature d’outre-Rhin qui écrivait cela sur son pays en 1935 (cité par David Blackbourn : The conquest of nature. Water, Landscape and the making of modern Germany. Cité d’après l’édition allemande).
Si les questions environnementales étaient absentes, les préoccupations et les aspirations de la population alsacienne l’étaient aussi, conduisant d’ailleurs à une crise autonomiste dans les années 1920 -1930 matée par une main de fer sans gant de velours par un procureur général nommé Fachot.
Keynes évoque l’Alsace – Lorraine en ces termes :
« L’Alsace-Lorraine [aujourd’hui Alsace -Moselle] a fait partie de l’Empire allemand pendant près de cinquante ans – une majorité considérable de sa population est de langue allemande, – le pays a été le théâtre de quelques-unes des plus importantes entreprises économiques de l’Allemagne. Néanmoins les biens des Allemands qui résident en Alsace-Lorraine ou qui ont investi dans ses industries sont à l’entière disposition du Gouvernement français, sans aucune compensation, à moins que le Gouvernement allemand lui-même ne décide d’en accorder. Le Gouvernement français est autorisé à exproprier sans indemnité les citoyens allemands et les compagnies allemandes résidant ou situées en Alsace-Lorraine et y possédant des biens propres, le produit étant employé à la satisfaction partielle de diverses réclamations françaises. La sévérité de cette disposition n’est atténuée que par la possibilité qu’a le Gouvernement français d’autoriser expressément les nationaux allemands à y résider, auquel cas ladite disposition ne s’applique pas. D’autre part, les biens nationaux, provinciaux, municipaux – y compris le réseau ferré des deux provinces avec son matériel roulant – sont cédés à la France sans indemnité. Mais, alors que les biens sont saisis, les engagements en vue de leur acquisition sous diverses formes de dette publique, restent à la charge de l’Allemagne. De plus les deux provinces repassent sous la souveraineté française, quittes de leur part dans les dettes contractées par l’Allemagne pendant la guerre et avant elle, sans que ces sommes soient portées au crédit dont le montant n’est d’ailleurs pas porté au crédit de celle-ci au titre des Réparations ».
(John Meynard Keynes : Les conséquences économiques de la paix. Traduction et annotation de David Todt. Tel Gallimard 2002. pp 79-80)
Même si c’était encore une évidence à l’époque pour ceux qui s’intéressaient un minimum aux réalités, il fallait tout de même l’écrire en 1919. Keynes ne s’est pas fait des amis en disant cela. Avec le Traité de Versailles, la population alsacienne a perdu sa langue d’origine. Maurice Thorez, alors secrétaire général du Parti communiste, parlera à ce propos dans un discours à la Chambre des députés, en 1933, d’« assassinat moral ». Des Commissions de triage de ses habitants qui seront étiquetés en quatre catégories ont été mises en place. Voici ce qu’en dit non sans humour l’écrivaine Marie Hart qui dût, son mari étant allemand, quitter son pays d’origine, l’Alsace, en 1919, selon les dispositions de triage de la population. Je vous le mets en dialecte alémanique (et la traduction en note)
D’ Cartes d´identité un d´commissions de triage
Im Dezember kommt e Verordnung herüs, dass d´ganz Bevölkerung von Elsass-Lothringe in vier Klasse geteilt word. ‘S därf kener meh herumlaufe, wie nit wie e Hammel mit’ me Bue’stawe gezeicht isch.
1tes Carte A – reini Elsässer, wie nur keltisch Bluet in den Odere han.
2tes Carte B – Mischling, verhassti Prodükt üs eren unnatierliche Hieroot zwischen ‘men Elsässer un ere Ditsche, oder e me Ditschen un eren Elsässere.
>3tes Carte C – Neutrali.
4tes Carte D – Ditschi, Schwoowe ! Boches !! Enfin, dr Oswurf von d’r Menschheit!
Dies sin d’cartes d’identité.
Marie Hart : Üs unserer Franzosezit. Stuttgart 1921,73f.
Ce ne sont là que quelques exemples des effets de la première guerre mondiale et du Traité de Versailles dont le centenaire contient encore un potentiel d’actualité et de possibles dérives faute d’avoir été traitées comme il se doit. On voit aujourd’hui cet impensé à l’œuvre dans le débat au parlement sur un hypothétique statut future de l’Alsace où des députés réputés de gauche, dans le déni de l’histoire et au nom de la République « une et indivisible », s’opposent à ce que l’on ne peut même pas nommer un début d’ esquisse d’une diversalité au sens d’Edouard Glissant qui la définit comme une « mise en relation harmonieuse des diversités préservées ». L’Alsace qui était une région diverse devient, par fusion des anciens départements, une collectivité unique sans réelles compétences particulières, pas même un petit supplément d’âme de langue et d’histoire régionales, cette dernière toujours absente des programmes scolaires. Avec le « nouveau » nom de Collectivité européenne d’Alsace, elle est destinée à devenir laboratoire d’une zone franche transnationale dont on vendra la marque.