La décision avait été prise en 2007 par le Bundestag (l’Assemblée nationale allemande) d’édifier un monument célébrant la liberté et l’unité, après la chute du Mur de Berlin. Le premier concours qui avait réuni 533 projets avait été un fiasco en 2009. A l’automne 2010, après examen de 386 projets, il n’en resta que trois en lice. Finalement, la commission culturelle du Bundestag, après avoir fait refaire la copie, a fait un choix. Ce sera le projet “Citoyens en mouvement”proposé par le cabinet d’architectes Johannes Milla de Stuttgart, spécialisé dans la communication spatiale de marque, en association avec la chorégraphe Sasha Waltz.
Ce monument, une coupe d’une cinquantaine de mètres de long, sera installé sur le socle de la statue équestre de Guillaume 1er. Gravement endommagée lors des bombardements de la seconde guerre mondiale, elle fut entièrement détruite par la République démocratique allemande ainsi que le château des Hohenzollern qui se situait derrière et dont on projette de restaurer la façade. Au vu de l’histoire de ce lieu, Karl Liebknecht y a proclamé la République en 1918, il devient intéressant de considérer le projet de monument par sa forme comme le symbole d’une parenthèse qui se referme sur le 20ème siècle. Et l’on sautera sur cette place directement du 19ème siècle prussien dans un parc d’attraction du 21ème siècle.
Outre son emplacement discutable, cette coupe de verre et de métal a deux autres caractéristiques : on peut s’y promener et s’y balancer. Le principe est celui du tape-cul. C’est ainsi que l’on nomme les balançoires à bascule que l’on trouve sur les aires de jeux pour enfants. Quand la bascule touche terre, on se cogne le derrière. Bien des enfants pourraient témoigner de ce qu’elle peut avoir de cruel, quand un enfant plus lourd en laisse un plus léger en haut en lui disant : “on te laissera mourir de faim, tralalère !” Dans ce cas précis, il faudra se regrouper à plusieurs pour faire bouger le monument, car il est censé montrer “comment des hommes en mouvement peuvent changer le monde”(Sacha Waltz), d’où le titre de l’œuvre : Citoyens en mouvement. Tant de (fausse) naïveté est presque émouvant. N’y a-t-il pas meilleur symbole d’un processus de transformation et de démocratie participative que la référence à une aire de jeux pour enfants ?
A moins que la bascule n’évoque le passage d’une réalité indésirable à une autre plus conforme comme c’est le cas pour l’inscription. Celle-ci sera constituée de deux phrases : “Nous sommes un peuple”, et « Nous sommes le peuple”. Nous sommes un peuple, ce slogan n’appartient vraiment qu’aux allemands de l’Est. Ceux de l’Ouest n’en avaient rien à faire. En 1989, quand les manifestants sur qui planait l’ombre de Tian’anmen criaient nous sommes un peuple, ils s’adressaient non pas aux allemands de l’ouest comme on a essayé de le faire croire par la suite mais aux policiers qui encadraient la manifestation à qui ils scandaient que manifestants et policiers formaient un même peuple. Cette réalité-là, on s’emploie à l’effacer depuis et le monument participe de cette fantastique manipulation. Il s’agissait de transformer un mouvement de réforme de la République démocratique allemande en mouvement d’effacement de la RDA.
Certains commentateurs comme Ingo Arend de la Tageszeitung pense que la banalité même du choix d’un “mobilier identitaire”, qui semble avoir été fait dans un catalogue de d’objets de décoration intérieure, a quelque chose de rassurant. Je n’en suis pas sûr dans la mesure où j’ai le sentiment que ce monument pourrait préfigurer l’avènement d’une démocratie infantile à une époque où les villes, les régions et les nations deviennent des marques, les centres-villes et les capitales des parcs d’attraction.