Onze années après la fin de la la Première guerre mondiale, les psychiatres allemands ont rendu un grand service aux finances publiques de l’État en rompant le lien entre la guerre et ses effets sur le psychisme. On pouvait cesser d’imputer les névroses à l’expérience du front. C’est à ce moment-là, affirme Helmut Lethen, que commence la vague de littérature de guerre que les psychiatres considèrent comme nuisible à la thérapie.
Mais que peut la langue en particulier pour décrire l’une des expériences les plus marquantes pour le soldat, le vacarme. Que peut la littérature face aux mnémotechnologies du bruit ? Peu mais plus qu’on ne le croit. Mais ne cherchons nous pas autre chose ? L’illusion de voir « comme si on y était», de préférence en 3D, tendance très actuelle ?
«La question se pose de savoir si nous devons, dans cette année de commémoration 2014, nous livrer à la mer de millions de photographies comme à un krach métaphysique ou si nous nous plongeons dans le silence des documents écrits en nous rappelant que nous avons besoin de la technique symbolique du langage pour distancier les phénomènes et pour, dans cette distance, les rapprocher de la réflexion de sorte que nous puissions les ressentir avec conscience ».
Le texte que l’on lira ci-après et que j’ai traduit avec l’aimable autorisation de son auteur, et des Archives littéraires allemandes de Marbach – je les remercie – est le discours prononcé par Helmut Lethen lors de l’inauguration de l’exposition Août 1914 Littérature et guerre, un projet commun entre les Archives littéraires allemandes de Marbach, la Bodleian Library, bibliothèque de l’Université d’Oxford et la BNU de Strasbourg qui présentera à l’automne 1914 La mort des poètes. On ira.
Helmut Lethen est Professeur émérite de littérature allemande à l’Université de Rostock où il a enseigné à partir de 1996. Il est actuellement directeur de l’IFK (Internationales Forschungszentrum Kulturwissenschaften) à Vienne (Autriche). Un spécialiste de ce que l’on appelle les Cultural Studies, il n’y a, semble-t-il, pas de mot français pour cela.
«L’oreille aussi vachement baisée…Un bourdon dedans», écrit Céline. C’est de ce traumatisme qui fait effraction par l’oreille et de son traitement par la littérature et le langage que parle le texte d’Helmut Lethen. Pendant que je le traduisais, j’ai relevé le texte suivant de Blaise Cendrars que je propose en contrepoint :
«Nous sommes sous la voûte des obus. On entend les gros pépère entrer en gare. Il y a des locomotives dans l’air, des trains invisibles, des télescopages, des tamponnements. On compte le coup double des rimailhos. L’ahanement du 240. La grosse caisse du 120 long. La toupie ronflante du 155. Le miaulement fou du 75. Une arche s’ouvre sur nos têtes. Les sons en sortent par couple, mâle et femelle. Grincements, chuintements. Ululements. Hennissement. Cela tousse, crache, barrit, hurle, crie et se lamente. Chimères d’acier et mastodontes en rut. Bouche apocalyptique, poche ouverte, d’où plongent des mots inarticulés, énormes comme des baleines soûles.»
Blaise Cendrars : J’ai tué 1918
Le texte allemand d’H. Lethen se trouve à l’adresse suivante : Lethen__Schallraum_der_Schlacht.pdf
Le texte ci-dessous forme dans mon esprit un binôme avec celui à venir la semaine prochaine, un compte rendu du livre de Florence de Mèredieu : Antonin Artaud dans la guerre.
Le vacarme de la bataille et le silence des archives
par Helmut Lethen
1. Les psychiatres comme adversaires de la littérature de guerre
En 1929, le Ministère du travail du Reich réunit un groupe d’experts pour répondre à la question de savoir si les névroses sont encore imputables à la guerre1. Dix ans après la Première guerre mondiale, les experts concluaient que la probabilité d’une corrélation entre névroses et dommages de guerre était quasi nulle. Des relevés statistiques ont montré que les névroses d’épouvante dues aux explosions d’obus n’étaient plus signifiantes. Des représentants des régies de transports publics ont témoigné «ne plus observer d’images désespérantes de névrosés tremblants et agités se tenant à grande distance de tout travail2». La direction de la Poste a confirmé que l’on ne rencontre pratiquement plus de «névroses d’épouvante». Quelles étaient les préoccupations du Ministère du travail ? Obtenir des directeurs de cliniques neurologiques, des experts psychiatriques et des juristes de savoir si, après dix années, la guerre pouvait encore justifier un droit à dédommagement. C’était cela son principal souci. Les experts ont rassuré le ministère. A la quasi unanimité, ils ont déclaré que les traumatismes de guerre ne peuvent pas s’enkyster dans la psyché.
Certains psychiatres concèdent cependant «qu’une fois le mécanisme hystérique mis à flot» par la guerre, il se poursuit automatiquement sans cependant rester lié à son origine, l’expérience de guerre3.
Onze années après la guerre règne donc un large consensus parmi les experts pour dire que la névrose qui avait peut-être à l’origine été causée par l’expérience «de se trouver désarmé, écrasé face à un danger vital4» ne peut plus se prévaloir d’avoir été causée par la guerre. La terreur originelle a, ainsi est-il écrit, littéralement «pâli». Elle n’a laissé ni dans les corps ni dans la psyché de trace durable. Qu’est ce qui pouvait alors encore être un médiateur de mémoire ?
Que ni le corps ni la psyché ne gardent la mémoire de la terreur est pour les médecins une bonne nouvelle. C’est pourquoi ils pointent du doigt l’infâme capacité des artefacts comme la littérature et la photographie capables de conserver la mémoire de l’horreur. De cette manière, la littérature et la photographie pérennisait la formation de symptômes chez les traumatisés de guerre et retardait le processus de guérison. Une telle littérature serait nuisible à la thérapie. Alors que l’organisme aurait déjà depuis longtemps surmonté les blessures, la littérature et d’autres médias nourriraient des images de souvenir qui, comme l’expliquait l’expert juridique, Oberregierungsrat Dr Knoll, «replacent dans des situations identiques sous le regard mental du sujet le moment terrible de l’accident et paralysent son action5»Cela pourrait, constate le Dr Jossmann, l’assistant de Bonhoeffer à la clinique neurologique de La Charité, avoir des conséquences absurdes :
«Il faudrait reconnaître un droit à pension à des personnes dont la ‘participation’ à l’accident n’a consisté qu’à le vivre en simple observateur ou par la lecture de journaux. La justification d’une telle demande de pension pourrait alors être que la personne concernée a, par la vision d’horreur ou sa description expressive, subit un choc si fort, un tel trauma psychique qu’elle ne peut plus prendre le train et ainsi exercer sa profession6».
2.L’oreille comme point d’entrée du traumatisme.
Il y avait accord entre les soldats, rapporte Eric Leed dans son livre No Man’s Land, Combat and Identity in Wold War I7, pour admettre que les conditions de la névrose n’étaient pas dues à la vue de l’explosion de produits chimiques mais par le bruit assourdissant et les vibrations du feu roulant que devaient endurer les combattants pendant des heures et des jours. L’assourdissement des oreilles aurait provoqué une sorte d’état hypnotique qui n’a pas pu être transposé en langage. Robert Graves confirme l’impossibilité de transposer l’évènement acoustique. Étranges et terribles étaient les permissions du front car on était entouré de gens qui n’ont pas du tout compris de quoi il s’agissait. On n’aurait pas pu le raconter non plus, «cela n’allait pas : on ne peut communiquer le vacarme et le vacarme ne cessait pas, jamais […]8». En novembre 1914, Philipp Gibbs écrivait : « le vacarme était encore plus oppressant que la perspective de la mort prochaine. Les effets du bruit étaient épouvantables[…]. Un bruit assourdissant venait des canons ennemis «régulier, s’approchant comme le tonnerre, interrompu par des secousses soudaines qui se prolongeaient par le crâne et qui sont ressentis dans tout le corps comme un affreux processus de dissolution 9». Un important psychiatre militaire confirme cette expérience. Dès les premiers mois de la guerre, les médecins dans les hôpitaux eurent à faire avec la surdité hystérique10» .
Quelque chose de réel sans forme pénètre par l’oreille dans le corps et la psyché contre quoi le soldat ne peut pas se blinder. L’oreille devient la voie d’effraction de l’expérience traumatique.
Si l’appareil auditif était la voie privilégiée des ébranlements causant des « névroses de guerre», la réaction d’une partie de la psychiatrie militaire est évidente. Ils tentent à travers l’entonnoir externe de l’oreille de pénétrer jusque aux «pierres commémoratives enfouies dans les profondeurs» comme le disait le psychiatre hongrois Ferenczi11. La fraction dure des médecins tente de remettre sur de «bons rails» par un nouveau choc psychique «l’innervation sortie des rails» par un premier choc. Avec de telles thérapies, l’oreille est littéralement assiégée. Les psychiatres travaillent avec des chocs électriques sur le lobe de l’oreille et l’injection de sel dans les conduits auditifs pour, à l’aide de véhéments «mots suggestifs sur le ton du commandement» accéder aux centres psychiques et ajourner le «désajustement psycho-pathologique».
De telles «méthodes palliatives» visaient à empêcher que des soldats «montrant des troubles de comportement hystériques, ceux que l’on appelait «les trembleurs de guerre» et les «névrosés agités» ne retournent chez eux. Ils ne devaient pas apparaître dans les rues de leurs régions comme des images psychiques de démoralisation des troupes.
3.La reconnaissance des bruits comme technique de survie
Si l’oreille est la voie principale d’effraction pour les blessures psychiques, il convient pour le soldat de développer une forme protectrice de l’écoute comme technique de survie :
«Petit à petit, il apprend à discerner dans la multitude des bruits celui qui est dangereux pour lui, il devine, dès les premiers frémissements d’un tir, sa trajectoire. Il apprend à connaître les heures et les lieux menaçants pour devenir enfin un connaisseur de la guerre qui se faufile imperceptiblement tel un serpent à travers le terrain crevassé [..]12
Mais même Jünger ne dispose pas spontanément de l’art de reconnaître les bruits. Le 25 avril 1915, il note encore « krach, Bautz ! Ssst ! Ssst ! Ssst-bum ». Un enchaînement de lettres pointues (Stephan Schlak) doit donner l’impression de se retrouver sous des tirs. Les lambeaux de mots et les peintures de bruit touchent à des zones au-delà de l’ordre, se rapprochent du point zéro de la transmission par le langage, débouchent sur une poésie d’onomatopées comme « Bautz ! Hulululu » ou « Udja-Udja-Udja-Klack ».
Huit mois plus tard, un schéma d’ordonnancement se place devant l’horizon du vacarme. Le 10 janvier 1916, Ernst Jünger élabore une importante typologie des perceptions du bruit. Ci-après quelques exemples :
– Un tir d’arme à feu à longue distance ressemble à «une douleur aiguë du tympan»
– «Si l’on se trouve par sa propre inertie là où la trajectoire de la balle s’arrête, on entend peu de temps avant l’approche du projectile puis un claquement qui n’a rien d’énervant en soi si ce n’est qu’il me soutire un sourire involontaire».
– «Les obus, on les reconnaît à un sifflement plus bourdonnant produit par sa rotation autour de l’axe horizontal».
– «La grenade lourde est un «hôte terrible». «Si l’on se trouve loin du point d’impact, on entend un raffut dans l’air qui rappelle un pétaradement. C’est pourquoi nos gens les appelle corbillards, trains rapides, valise et… Au bout de la course un fracas terrible, déchirant, ou rien si elle n’éclate pas ».
– «Les mines dispersables provoquent soudainement un fracas dans la tranchée qui se prolonge en vrombissement. Cela suffit pour donner pendant les heures qui suivent un sentiment de nervosité pénible»
L’ouïe teste le bruit selon les régularités, identifie les différentes sortes de munitions et leur calibre en fonction du bruit du vol et de l’explosion. Le décodage précoce des signaux acoustiques permet de très rapides réactions corporelles. Les soldats ayant une formation musicale sont parvenus, rapporte Eric Leed, à une sorte de virtuosité dans la distinction des perceptions concernant les différentes sortes d’obus13
Dans l’abri, l’état d’alerte chronique n’est pas seulement déclenché par l’ouïe mais aussi par le tremblement de la terre et la différence de pression atmosphérique. Les hautes fréquences ne passent pas par l’oreille14.
Dans cette situation, le soldat est aux prises avec deux certitudes aussi inquiétantes que contradictoires : la présence acoustique de l’ennemi invisible qui le paralyse et la nécessité de réagir à la vitesse de l’éclair quand le bruit reflue et qu’il aperçoit pour la première fois le corps de l’ennemi. Cela peut être mis en évidence par une situation caractéristique du début de la bataille de la Somme : l’ennemi anglais invisible est certes acoustiquement dans l’espace de son camp mais comme corps invisible il se trouve à une distance impossible à apprécier avec précision. Celui qui écoute sait qu’après atténuation du feu roulant et l’apparition soudaine du silence l’ennemi surgira en chair et en os devant la tranchée15
La paralysie motrice du soldat dans la phase de bombardement doit en un éclair basculer en un présent mental «de compétition pour le parapet (le talus)» (John Keegan). Il faut, dès que le silence se fait, grimper de la profondeur de l’abri aux étages supérieurs de l’entrée et combattre à la mitrailleuse.
Prêter l’oreille à quelque chose d’étranger qui veut pénétrer sur ce qui est considéré comme son propre territoire provoque la peur quand la fuite est impossible. Lorsque les options de fuite ou d’esquive restent ouvertes, nous pouvons difficilement faire face à des auteurs inconnus d’un bruit avec des menaces acoustiques ou une attente panique. Le film d’épouvante forme un media d’entraînement à la formation de cette capacité. «Les meilleures histoires d’épouvante, remarque Ernst Jünger dans Lob der Vokale (Eloge des voyelles), se caractérisent par le fait que l’approche du danger n’est pas visible mais audible16». Avec les bruits de la guerre, on apprend à se comporter. Par contre avec le bruit traumatisant de l’explosion d’un obus, on ne le sait pas. Les photographies et les films peuvent certes montrer la fumée, les fontaines de boue et les corps déchiquetés. Le soldat envahi de vacarme ne dispose d’aucun media lui permettant de traiter l’évènement.
4. Comment la littérature de guerre, comment le langage traitent-ils de l’évènement sonore ?
Qu’écrit-on en août 1914 dans les journaux intimes et dans les lettres qui, comme le fait observer Heike Gfereis [ndT Directrice du musée des Archives littéraires allemandes de Marbach et curatrice des expositions] «font partie d’une gigantesque machine à écrire que la guerre met en branle». Les archives témoignent comme elle dit d’une «énorme énergie d’écrire» avec laquelle le soldat dans son abandon s’assure sur de petits bouts de papier d’un reste d’action autonome. Mais peut-on entendre le bruit de la bataille dans les archives écrites ? Le silence des archives n’est-il pas sourd au vacarme pour concentrer son attention sur le matériau de vestiges muets dessinés par la main, portés par le corps, transportés par le courrier de l’armée ? Ne verrons-nous dans l’exposition que des mémoires temporelles silencieuses
L’écriture silencieuse peut plus. Car elle est une image de notre langage onomatopéique.
En 1925, paraît une collection de matériaux sur le bruit des projectiles et de l’artillerie pendant la guerre mondiale. S’y trouvent rassemblés les désignations de sons dans les récits et la littérature français et allemands. De longues listes de descriptions de sons y sont collectées. Comme il n’y avait pas encore de phonographes qui auraient pu fixer de manière plus ou moins approchante l’évènement acoustique, on a cherché dans les années 1920 à représenter la dimension acoustique de l’expérience en faisant appel aux potentialités de la langue.
C’est possible avant tout parce que le vacarme ne survient pas comme un phénomène acoustique isolé mais qu’en règle générale il secoue tout le corps. Comme le montrent les exemples réunis en 1925, la langue par ses capacités synesthétiques est capable de transférer l’énergie des stimuli acoustiques vers d’autres réseaux neuronaux17 :
«S-sim, ça passe comme coup de couteau»
(Frankfurter Zeitung 1915, Nr. 28, II.M)
«Le fou claquement de dents des mitrailleuses»
(Ganghofer 1915)
«Arrive alors reniflant et pleurant, de très loin, la première grenade lourde»
(Kieler Neueste Nachrichten 1915)
«… comme si un rapide sortait à grande vitesse d’un tunnel»
(Der Völkerkrieg, 1915)
«Comme l’entrechoquement monotone d’assiettes et de tasses dans un jardin d’été géant rempli de clients bruyants»
(Frankfurter Zeitung 1916)
Dans les bruits de guerre, de nombreux sens, la vue, l’ouïe comme le toucher sont stimulés de manière croisée et transformés en images synesthétiques rapportées à des sensations connues du temps de paix comme le montre le dernier exemple.
Ernst Jünger a tenté dix ans après la guerre dans ses esquisses surréalistes Das abenteuerliche Herz (Le Cœur aventureux) de construire une image de «l’horreur» remémorée d’une explosion d’un obus. Il fusionne le bruit grandissant qui détruit le sens de l’équilibre avec les vibrations du corps à glacer le sang et la sensation de tomber dans un abîme sans fond :
« Il existe une sorte de tôle très fine de grande surface avec laquelle, dans les petits théâtres, on tente de simuler le tonnerre. Beaucoup de ces tôles, encore plus fines et plus sonores, je les imagine superposées comme si l’on feuilletait un livre mais les feuillets ne seraient pas serrés mais maintenus espacés par un dispositif quelconque. Je te soulève sur la feuille supérieure de cette énorme pile, dès que le poids de ton corps le touche, elle se déchire avec fracas. Tu chutes et tu chutes sur la deuxième feuille qui vole également en éclat avec un détonation plus grande. La chute atteint la troisième, la quatrième, la cinquième et ainsi de suite et l’accélération de la vitesse de chute fait se succéder les détonations à une vitesse telle qu’elle suggère un roulement de tambour de plus en plus violent. Chute et roulement deviennent de plus en plus vertigineux se transformant en un tonnerre puissant jusqu’à ce qu’enfin un unique et terrible vacarme explose les frontières de la conscience18»
L’image surréelle du langage de Jünger est proche de l’expérience. Elle puise son évidence des désignations sonores courantes. La collection franco-allemande de matériau permet dès 1915 les découvertes suivantes :
« L’écho résonne comme quand on jette avec violence des plaques de métal par terre »
(Frankfurter Zeitung 1915)
«Tonnnerre, jaillissements d’éclairs, grondements, comme si la terre était une épaisse tôle sur laquelle se fracassent des coups à faire des bosses»(Frankfurter Zeitung 1915)
«C’était comme si un géant déchirait une monstrueuse toile»
(Der Völkerkrieg, 1915)
«Des portes de fer sont cadenassées, des portes en fer hautes comme des tours»
(Höcker 1914)
L’image que Jünger donne de l’effroi tire son évidence des archives textuelles des noms de bruits dans lesquelles les expériences du front sont stockées. Celles-ci à leur tour s’appuient sur des modèles de littérature d’épouvante (E.A. Poe et ETA Hofmann) qui s’étaient imposés comme formes d’expression de l’effroi au 19ème siècle.
5. Mnémotechnologies de la détonation
Les supports de mémoire ont failli en raison de l’état de développement de la technique phonographique. Lors de la Première guerre mondiale, Siemens & Halske s’étaient concentrés sur des techniques de communication et moins sur des techniques d’enregistrement. Un appareil technique aurait pu, espère-t-on, enregistrer et reproduire le vacarme. Pourquoi ? Parce qu’il peut moins qu’un cerveau qui doit se confronter au bruit, lui soustraire des données d’orientation et des moyens de réaction alors que l’appareil est, lui, supérieur sur le plan purement acoustique d’enregistrement de l’évènement. «La transmission exclusivement technique par l’appareil de bruits véritables ne produit la plupart du temps que du vacarme dans l’appareil mais pas d’illusion. Par exemple, un tir ne résonne pas comme un vrai tir mais comme un coup frappé sur le microphone19». Aussi les ingénieurs du son se mirent-ils à élaborer des environnements sonores en laboratoire pour obtenir des effets plus «authentiques».
Ce n’est que bien plus tard que le cinéma parlant américain parviendra à construire des environnements sonores qui éveillent l’illusion de la déflagration traumatisante. Joris Ivens raconte comment son équipe dut élaborer dans les ateliers de CBS en 1937, par la synthèse de différentes pistes sonores, un bruitage authentique pour son documentaire Terre d’Espagne parce que les bandes-sons rapportées d’Espagne manquaient de relief et étaient inutilisables.
«Tous les bruits de guerre reposaient sur ce que ma mémoire et celle d’Hemingway réussissaient à reproduire. Nous disions à Irving [Ingénieur du son en chef. HL] par exemple qu’une attaque aérienne s’entendaient comme des aboiements de chiens dans la nuit. […] Des explosions d’obus qui en réalités ne duraient qu’un cinquième de seconde nous les avons fait durer cinq fois plus longtemps. Le seul son déjà utilisé que nous avons repris dans le film a été extrait du vacarme de tremblement de terre du film San Francisco [NdT de W.S Van Dyke] que nous avons monté à l’envers pour obtenir l’effet de bombardement que nous souhaitions »
Ivens fit écouter la bande son artificiellement élaborée en laboratoire à des combattants. L’effet du bruitage « authentique » les frappa tous. La transposition réussie des « aboiements de chiens » en sons évoquant les bombardements peut s’appuyer sur la mémoire du langage. En 1915, on pouvait lire dans la Frankfurter Zeitung à propos des mitrailleuses :
« C’était comme si tous les chiens de la ville s’étaient mis à aboyer tous ensemble21
« Combien de fois avons nous levé les yeux et pensé que nous allions voir passer en trombe les chiens de fer volants tellement leurs aboiements et leurs hurlements paraissaient proches »
(Der Krieg 1914/15)
Le bruit de tremblement de terre intégré dans la bande son devait encore au cinéma de l’année 1937 rester un événement sonore. Ce n’est qu’avec l’introduction des installations en dolby stéréo que l’on réussissait bien plus tard par un renforcement extrême des très basses fréquences une « immersion » (« engulfment » Tomas Elsaesser) du spectateur par la fusion de l’ouie et des vibrations du corps. De nouveaux appareils de sonorisation sont capables d’activer la résonance propre au mobilier de la salle de cinéma de sorte que les stimuli visuels et auditifs deviennent tactiles22. La séquence du débarquement dans le Soldat Ryan de Steven Spielberg est la tentative extrême de reproduire une situation traumatisante par le moyen de l’engulfment
La langue peut-elle cela ?
Il faut se rappeler que tous les écrits de guerre ont tout d’un coup été en concurrence avec la photographie, un nouveau media qui à sa manière a rassemblé un inventaire silencieux des champs de bataille. Nous attendons aujourd’hui un accroissement gigantesque de millions de photographies numérisées de la Première guerre mondiale. La photographie et non la littérature est actuellement la voie royale vers la réalité de la Première guerre mondiale. Elle paraît nous rapprocher plus directement des objets de la guerre parce que comme le faisait remarquer Roland Barthes, elle dispose d’un pouvoir magique :
« D’un corps réel, qui était là, sont parties des radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici ; peu importe la durée de la transmission ; la photo de l’être disparu vient me toucher comme les rayons différés d’une étoile23»
Et les constructions linguistiques de la mémoire de la Première guerre mondiale ? Leurs formes ne nous touchent-elles pas comme la lumière d’une lointaine étoile ?
6. Les potentialités de la langue
Vers la fin de la République de Weimar au cours de laquelle le traitement des expériences de guerre fut un échec fatal, le linguiste Karl Bühler parlait du «désir de renoncer à l’indirect qui lie le langage aux autres sphères culturelles24». Il entend par là l’aspiration des hommes à transpercer l’économie et les réseaux de l’environnement écrit. La soif d’illustration et le désir de contact direct avec les objets sensibles est une attitude compréhensible de l’être parlant. L’homme qui a appris à lire et à signifier le monde phonétiquement se sentait écarté par l’appareil intermédiaire langage, avec ses lois propres, de la somme directe de ce que l’oeil peut boire, l’oreille entendre, la main saisir et cherchait à revenir en arrière, à retrouver le plein épanouissement du monde concret, en préservant la phonétisation autant que faire se peut25».
Bühler trouve comique le fait que des écrivains tentent avec des éléments onomatopéiques d’approcher de leur but, la réalité. Les onomatopées ne peuvent former que des «petites taches sporadiques» dans le champ de représentation de la langue.
En réalité, on trouve, dans les documents de guerre, peu d’onomatopées directs dans l’expression des sons comme par exemple :
«Pft-pft-pft, comme le halètement d’un moteur que l’on fait démarrer »
(Queri,19)
«S sss ittt, klatsch, j’entendais la balle pénétrer mon voisin»
(K 1915, Nr 143)
On pourrait, suppose Bühler, avec de tels phonèmes organiser «un défilement de petites images sonores» dans la langue pour satisfaire le désir de «choses à écouter26». Mais cela ne correspond pas aux capacités de la langue. Car sa capacité réelle consiste à éloigner les choses pour les rapprocher par sa forme indirecte de la sphère de communication qui relève de lois propres au système de signes.
Autant Bühler est sceptique sur les possibilités de la langue de «rendre fidèlement» les phénomènes acoustiques par des phonèmes isolés, autant il estime sa capacité à rendre des stimuli sensoriels croisés.
«Au milieu de tout cela, perce le tir isolé d’un tireur d’élite clair et tranchant comme un coup de couteau sur le bord de la table» (Frankfurter Zeitung 1916)
«Les explosions des tirs résonnent étouffées comme une bouche fermée que le souffle fait soudain éclater violemment»(Frankfurter Zeitung 1915)
«Etiré en longueur et sans pause comme un être qui n’a pas besoin de reprendre son souffle ainsi roule et bouillonne le feu des armes»(Frankfurter Zeitung 1916)
Bühler accorde un espace d’expression à la dimension synesthétique de la langue. Mais il est sceptique sur le point d’accorder à des phonèmes isolés comme «ratsch»,«ssit»,«peng», «rumms» la possibilité de trouer l’environnement symbolique et permettre un accès à un inconscient acoustique. Bühler était hostile à une tendance qu’observait Robert Musil quand il disait que l’intelligence d’avant-guerre désirait probablement un «krach métaphysique». Possible. Lorsque le «krach» fut là, ils perdirent la vue et l’ouïe (= furent abasourdis) et l’envie de lui donner un rang métaphysique, au traumatisme.
7. Le silence des archives
La question se pose de savoir si nous devons, dans cette année de commémoration 2014, nous livrer à la mer de millions de photographies comme à un krach métaphysique ou si nous nous plongeons dans le silence des documents écrits en nous rappelant que nous avons besoin de la technique symbolique du langage pour distancier les phénomènes et pour dans cette distance les rapprocher de la réflexion de sorte que nous puissions les ressentir avec conscience.
Dans ce sens, le silence de cette exposition ne signifie pas «un retard sans vie» de l’écrit ni le crassier silencieux de l’«appareil intermédiaire» que constitue la langue. Les archives sont réellement silencieuses. «La lisibilité des signes est aussi fragile que leur matérialité», remarque Heike Gfrereis dans son commentaire sur l’exposition. «Plus on approche de l’écrit réel, plus il peut s’avérer inaccessible : on peut le toucher mais il peut arriver que l’on ne puisse pas le lire ou le comprendre».
Nous voyons de dérouler d’extraordinaires processus de transformation au cours d’un mois, le mois d’août 1914. Des documents d’artistes qui en un tournemain se laissent entraîner par la «dynamique de l’enthousiasme populaire», admirent le «mouvement d’horloge» de la guerre dans lequel, comme Armin T Wegener l’écrit, le 9 août, «les différents rouages s’emboîtent artistiquement» et, déjà neuf jours plus tard, au front de Pologne, voient une scène grotesque «lorsque les soldats ont emballé les cadavres comme des harengs, ils disent encore un peu de moutarde là-dessus et chient dans la fosse», pour enfin, le 22 août, en tirer un bilan anthropologique qui prélude à la vision pionnière de Freud sur la barbarie. Cette transformation est peut-être silencieuse mais seule l’écriture littéraire peut la représenter. Dans cette dimension, elle est supérieure au phonogramme et à la photographie. Cependant vous rencontrerez dans le silence des archives un autre agrégat que l’écriture. C’est un autre vestige de la vie d’un jeune écrivain. Nous pouvons lire les lettres d’amour écrites entre août 1914 et décembre 1916 de Gustave Sack, un opposant à la guerre qui se voit imposer la guerre jusqu’à ce que nous arrivions au 26 décembre. D’abord nous lisons :
«Par recommandé, Paula Sack reçoit, le second jour des Fêtes de Noël, un petit paquet contenant les objets que son mari portait sur lui à sa mort sur le front roumain : une pipe avec des restes de tabac, un porte monnaie et une petite boîte surmonté d’un Cupidon qui contient deux médaillons avec des photos de Gustav et Paula ainsi que l’anneau d’une association d’étudiants ».
Nous lisons cela avec une fâcheuse impassibilité. Pas de doute : l’écriture avait réalisé la médiation, les lettres d’amour frayaient le chemin vers ce qui se trouve devant nous dans la vitrine. Et là horreur, l’objet est vraiment là, comble de la forme écrite. Comme une relique avec la magie de la présence d’une vie effacée pour toujours, le paquet de la poste des armées.
On comprendra mes réticences à ranger dans la catégorie des «reliques» le casque d’acier troué que Jünger a pris à l’officier anglais qu’il avait tué et ramené comme un trophée. Mais qui tient au dogme de la présence des objets doit composer avec l’amoralité du contexte.
8.Épilogue
Dans les états-majors de l’armée autrichienne on cherchait à approfondir à l’aide de séquences de cinéma muet les effets de l’impact des obus qui conduisent à des traumatismes. Karl Kraus a rendu-compte du grotesque de la tentative de comprendre le vécu traumatisant du soldat du front au niveau de l’état major :
« Quartier général. Cinéma. Au premier rang est assis le commandant en chef des armées, l’archiduc Friedrich. A ses côtés son hôte le roi Ferdinand de Bulgarie.On présente une production de Sascha-Film, qui, dans toutes les images montre des effets de tirs de mortiers. On voit monter de la fumée et tomber des soldats. Cela se reproduit quatorze fois pendant une heure et demi. Le public militaire regarde avec une attention compétente. Pas un bruit. Seulement à chaque image, à l’instant où le mortier produit son effet, on entend au premier rang le mot :
«Bumsti !!27»
[NdT je garde le vocable autrichien plus sautillant que l’on peut traduire par badaboum]
Quelle que soit l’origine de cette interjection dans le cinéma du commandement suprême des armées de Karl Kraus, nous sommes plus moraux sur le plan de l’événement traumatisant. Mais possédons-nous mieux la langue que l’archiduc Friedrich ou l’un de ses généraux ?
Helmut Lethen
Marbach 12 octobre 2013.
Traduction Bernard Umbrecht