Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, puis Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, suivi de Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée) et la lecture par Kristin Schulz des Orages d’acier d’Ernst Jünger, le commentaire de Paul Valéry par Bernard Stiegler, Jahrgang 1902 (Classe 1902) d’Ernst Glaeser par Thomas Lange, aujourdhui : La sentinelle tranquille sous la lune de Soazig Aaron par Diane Buchmann. Demain : Die Legende vom toten Soldaten (La légende du soldat mort de Bertolt Brecht)
Diane Buchmann :
La sentinelle tranquille sous la lune
de Soazig Aaron
Il m’est difficile de vous proposer une invitation à lire « La sentinelle tranquille sous la lune », tant ma propre lecture refuse de s’achever. Chaque nouvelle lecture soulève de nouvelles questions, de nouveaux passages s’éclairent, laissant intact le plaisir de la première lecture. Et de nouveaux niveaux de lecture se font jour.
Il est question du retour de la guerre de l’oncle Jean, le personnage central de ce roman, quelques mois après l’Armistice, et donc aussi de la guerre à proprement parler. Jean, fils aîné, capitaine pendant la guerre, rentre au domaine familial, dirigé en son absence par son frère cadet et infirme. Jean reverra alors ses projets et tracera sa propre voie.
Il rentre en 1919 ; rentrer implique de s’être remis, ou tout au moins d’être présentable, implique aussi de faire à ses proches le récit des évènements. De cette obligation de rendre compte, Soazig Aaron dressera un parallèle avec une interview écoutée à la radio sur la guerre du Rwanda : la journaliste pousse un témoin à utiliser un terme qui le révulse – l’auteure dénonce une « aberrante théorie du soulagement ».
Retour dit aussi lever les préjugés, les jugements de ceux restés à l’arrière : ainsi Jean doit-il batailler avec sa mère, lui qui a perdu la foi en cours de route, et répondre à son idée de guerre glorieuse :
« Une guerre honteuse, mère, comme toutes les guerres, et nous avons tout perdu. Des millions de morts, des mutilés par milliers, des orphelins et des veuves en pagaille, vous trouvez que c’est une victoire ? (…) à ce jeu nous avons gagné d’être des peuples qui savent désormais manier la pioche et la pelle, qui savent ramper dans la boue et tuer. Toute l’Europe a des cales aux mains. C’est un continent de terrassiers et de tueurs, et dans vingt ans, mère, on remettra ça. (…) Le jour où j’ai dû décrocher et ramener vingt neuf types de ma compagnie qui en comptait deux cent dix… on n’osait plus se regarder, il suffisait de jeter un coup d’œil sur le groupe et de compter, c’était vite fait… (…) Chacun de nous avait un nombre variable de deuils, mais tous nous portions le deuil de l’ensemble (…) c’est juste qu’il a fallu enregistrer tous ces morts, et leurs noms qu’on traîne derrière nous avec des croix dessus. Il faut bien, mère, que cela cesse un jour, tout ce qu’on a avalé sans broncher. Il faut que tous ces morts cessent de nous emmerder, cessent de mourir toutes les nuits et maintenant le jour… je ne vais pas tenir, mère. »
Jean ne sera pas témoin silencieux de cette hécatombe : il partira à la recherche des familles des morts de sa compagnie et rendra visite à chacune d’elle.
La narratrice essaye de reconstituer l’histoire de la vie de ce grand oncle, et à travers lui, du reste de sa famille, dans laquelle sa place particulière à elle se définit aussi. Des pièces de puzzle qu’elle détient, elle esquisse une trame narrative. C’est un roman en construction, les ficelles en sont visibles.
Le lecteur s’accroche à ce décousu pour découvrir, comme l’enfant et par bribes successives, qui est qui, et ce qui s’est passé. Ainsi, le point de vue est souvent celui d’une petite fille facétieuse qui deviendra l’écrivain, ce qui rend le récit délicieux !
Ce sont les souvenirs de ce qu’elle-même a vécu, enfant, avec lui, puis ce qu’Amandine, son épouse, lui a raconté après sa mort, épisode après épisode (selon son vœu qu’elle fasse à « la petite » le récit de sa vie) ; et enfin, ce que Clarence, la veuve de son ami Charles lui a dit, des années après.
On n’apprend jamais précisément qui est la narratrice, son nom n’est jamais dit, ses parents restent dans l’ombre, ils ne sont évoqués qu’une seule fois – qu’est-t-il advenu d’eux ? a-t-elle été élevée par son oncle Jean et sa tante Amandine ?
L’histoire de ce grand oncle fait partie de son héritage; écrire ce roman, c’est en faire le tombeau : pièce définitive (peut-elle l’être?), hommage, qui lui permettra enfin de se détacher. Elle « liquide » également l’héritage foncier, ce dont elle informe le lecteur en entrée et en fin de roman. Elle l’acquiert pour s’en débarrasser le plus lentement possible… Sur un plan symbolique, c’est peut-être aussi sa façon de se détacher de cette partie de sa famille.
Soazig Aaron en dit beaucoup sur plusieurs aspects de la Première guerre: sur l’absurdité de la guerre, à travers deux évènements marquants : la mort de Charles, l’ami de l’oncle Jean, au printemps 1917, et la mort de « la sentinelle tranquille sous la lune paisible » en septembre 1918. Absurdité, gratuité des gestes : l’atrocité vécue et l’atrocité agie ne laissent indemnes ni la victime, ni l’acteur.
Un troisième évènement marquant : sa brève rencontre avec Von (Taloche, Torgnole, Machin) – en Normandie, pendant l’occupation, qui le soupçonne d’avoir un nom Juif. Un lien entre la Première et la Deuxième.
Elle définit la guerre … :
« C’est quoi la guerre ? Si vous ne vous plongez pas dans la mer ou dans la rivière, vous ne saurez pas ce que c’est que l’eau, la guerre c’est pareil, et sans doute a-t-il réservé cette réponse à Amandine, à la question qu’elle a certainement posée, identique à celle de la mère, c’est quoi la guerre, Jean ? C’est comme l’eau, quand on y plonge, on la connait, la guerre c’est pareil. La guerre, c’est pareil à l’eau petite, tu la connais quand tu y plonges, me dira tante Amandine à une question que j’ai aussi posée, c’est quoi la guerre tante Amandine ? »
et plus loin dans le roman :
« C’est comment ta guerre tante Amandine ? (…)
C’est attendre, beaucoup attendre, toujours attendre, sans savoir ce qui peut se passer.
Comme Gust, penserait l’enfant, Gust dit, à la guerre, le plus dur à tuer c’est le temps, on s’emmerde.
et encore ?
C’est la peur au ventre, c’est l’angoisse, c’est craindre de perdre ceux qu’on aime. Au fond, petite, c’est attendre la catastrophe, et quand elle est là, on n’a plus peur.
Alors moi aussi je connais la guerre, pense l’enfant, je la connais très bien.
Vivre dans la guerre, dirait tante Amandine, c’est vivre empoisonné tous les jours. Dans la paix aussi, penserait la petite, ne le dirait pas, mais la guerre c’est mieux, au moins c’est la guerre. »
… et la paix :
« … il est satisfait et heureux d’être seul, enfin seul à marcher seul. Depuis presque cinq ans, calcule-t-il, ils ne l’ont plus jamais été. Cette promiscuité qu’ils ont dû subir, avec les rats et toutes les bestioles, avec les morts, avec les vivants – sauf quelques moments rares, mais toujours sur le qui-vive, toujours menacés d’intrusion-, était pesante à la longue sans qu’ils y pensent. La paix, c’est pouvoir être seul, dirait-il plus tard à Amandine. »
Elle décrit des évènements comme si elle les avait vécus elle-même, de l’intérieur, de façon tellement proche.
La guerre, c’est aussi un vocabulaire :
(…) il avait eu l’idée d’énumérer une kyrielle de mots, puisqu’aussi bien la guerre c’était cela, baigner dans un vocabulaire – les argots, les patois de tous les coins -, la fantaisie et la pudeur des hommes, d’instinct réinventant la caste, inaugurant la caste de masse, les mots les calfeutraient, plus rassurants que leurs abris de terre. Il aurait dévidé une longue litanie, la jactance professionnelle du front déboulant dans la chambre sur la tête de sa mère (…)
et plus loin :
« Elle reprendrait les gros agendas noirs, longs, cartonnés – aux tranches rouges et aux chiffres dorés sur la couverture – qu’on lui laisse chaque début d’année et où elle recopie les mots du dictionnaire, les étonnants, les difficiles, les rigolos, et les mots de Gust, tous les mots de Gust à la parade, ceux de la caste des poilus, c’est quoi le rab, petiote ? C’est le rabiot, Gust. Et le pajot ? Le plumard. Et l’antidérapant ? Le pinard. Et les fringues ? les frusques. Et près du ciel ? C’est oncle Jean. Et, loin du ciel ? C’est toi, Gust, et moi aussi. »
Gust est aussi le personnage qui tente la désertion, car il vit chaque jour la peur au ventre, insurmontable, et ose la dire, sans jamais pour autant entrer dans la servilité.
Immanquablement, je fais aussi une lecture narcissique de ce roman : entre les lignes et entre les pages se dessine constamment l’image des miens, et en particulier celle de mon père : son silence, ses blessures invisibles… la voix légitime qu’il ne trouvait pas pour faire lui-même le récit de ce qu’il avait vécu pendant la guerre de 39-45. Il m’en a donné des bribes, très récemment… De toute sa vie il n’a pas pu s’abstraire de ce qu’il a traversé si jeune – par exemple, de s’être retrouvé seul survivant alors que tous ses camarades étaient tombés. Comment vivre après cela? « Pourquoi eux et pas moi? » – c’est la question que se posent tous les survivants – « und warum bin ich ich, und nicht du? » – Soazig Aaron place un autre extrait du texte de Peter Handke – « Les ailes du désir » de Wim Wenders en exergue à son roman.
Diane Buchmann
Soazig Aaron, La sentinelle tranquille sous la lune, Editions Gallimard 2010.
Précédent roman de cette auteure française : Le Non de Klara, Editions Maurice Nadeau, 2002.