#Marx200 Le Fragment sur les machines
Karl Marx dans ma bibliothèque. En rentrant de Rda où j’avais eu ou acheté ce petit buste, j’ai mis un peu de peinture rouge sur son nez pour ne pas oublier que Marx avait en horreur l’idée qu’il pût y avoir des marxistes
In dem Maße aber, wie die große Industrie sich entwickelt, wird die Schöpfung des wirklichen Reichtums abhängig weniger von der Arbeitszeit und dem Quantum angewandter Arbeit als von der Macht der Agentien, die während der Arbeitszeit in Bewegung gesetzt werden und die selbst wieder − deren powerful effectiveness [mächtige Wirksamkeit] selbst wieder in keinem Verhältnis steht zur unmittelbaren Arbeitszeit, die ihre Produktion kostet, sondern vielmehr abhängt vom allgemeinen Stand der Wissenschaft und dem Fortschritt der Technologie, oder der Anwendung dieser Wissenschaft auf die Produktion. […]
Der wirkliche Reichtum manifestiert sich vielmehr − und dies enthüllt die große Industrie − im ungeheuren Mißverhältnis zwischen der angewandten Arbeitszeit und ihrem Produkt wie ebenso im qualitativen Mißverhältnis zwischen der auf eine reine Abstraktion reduzierten Arbeit und der Gewalt des Produktionsprozesses, den sie bewacht. Die Arbeit erscheint nicht mehr so sehr als in den Produktionsprozeß eingeschlossen, als sich der Mensch vielmehr als Wächter und Regulator zum Produktionsprozeß selbst verhält. […]
Der Diebstahl an fremder Arbeitszeit, worauf der jetzige Reichtum beruht, erscheint miserable Grundlage gegen diese neuentwickelte, durch die große Industrie selbst geschaffne. Sobald die Arbeit in unmittelbarer Form aufgehört hat, die große Quelle des Reichtums zu sein, hört und muß aufhören, die Arbeitszeit sein Maß zu sein und daher der Tauschwert [das Maß] des Gebrauchswerts. Die Surplusarbeit der Masse hat aufgehört, Bedingung für die Entwicklung des allgemeinen Reichtums zu sein, ebenso wie die Nichtarbeit der wenigen für die Entwicklung der allgemeinen Mächte des menschlichen Kopfes. Damit bricht die auf dem Tauschwert ruhnde Produktion zusammen, und der unmittelbare materielle Produktionsprozeß erhält selbst die Form der Notdürftigkeit und Gegensätzlichkeit abgestreift. Die freie Entwicklung der Individualitäten und daher nicht das Reduzieren der notwendigen Arbeitszeit, um Surplusarbeit zu setzen, sondern überhaupt die Reduktion der notwendigen Arbeit der Gesellschaft zu einem Minimum, der dann die künstlerische, wissenschaftliche etc. Ausbildung der Individuen durch die für sie alle freigewordne Zeit und geschaffnen Mittel entspricht.
Das Kapital ist selbst der prozessierende Widerspruch [dadurch], daß es die Arbeitszeit auf ein Minimum zu reduzieren strebt, während es andrerseits die Arbeitszeit als einziges Maß und Quelle des Reichtums setzt. Es vermindert die Arbeitszeit daher in der Form der notwendigen, um sie zu vermehren in der Form der überflüssigen; setzt daher die überflüssige in wachsendem Maß als Bedingung − question de vie et de mort [Frage auf Leben und Tod] − für die notwendige. Nach der einen Seite hin ruft es also alle Mächte der Wissenschaft und der Natur wie der gesellschaftlichen Kombination und des gesellschaftlichen Verkehrs ins Leben, um die Schöpfung des Reichtums unabhängig (relativ) zu machen von der auf sie angewandtenArbeitszeit. Nach der andren Seite will es diese so geschaffnen riesigen Gesellschaftskräfte messen an der Arbeitszeit und sie einbannen in die Grenzen, die erheischt sind, um den schon geschaffnen Wert als Wert zu erhalten. Die Produktivkräfte und gesellschaftlichen Beziehungen − beides verschiedne Seiten der Entwicklung des gesellschaftlichen Individuums − erscheinen dem Kapital nur als Mittel und sind für es nur Mittel, um von seiner bornierten Grundlage aus zu produzieren. In fact aber sind sie die materiellen Bedingungen, um sie in die Luft zu sprengen. […]
Die Natur baut keine Maschinen, keine Lokomotiven, Eisenbahnen, electric telegraphs [elektrischen Telegraphen], selfacting mules [20: selfactor = von Richard Roberts 1825 erfundene automatische Spinnmaschine] etc. Sie sind Produkte der menschlichen Industrie; natürliches Material, verwandelt in Organe des menschlichen Willens über die Natur oder seiner Betätigumg in der Natur. Sie sind von der menschlichen Hand geschaffne Organe des menschlichen Hirns; vergegenständlichte Wissenskraft. Die Entwicklung des capital fixe zeigt an, bis zu welchem Grade das allgemeine gesellschaftliche Wissen, knowledge [Kenntnisse], zur unmittelbaren Produktivkraft geworden ist und daher die Bedingungen des gesellschaftlichen Lebensprozesses selbst unter die Kontrolle des general intellect [allgemeinen Verstandes] gekommen und ihm gemäß umgeschaffen sind. Bis zu welchem Grade die gesellschaftlichen Produktivkräfte produziert sind, nicht nur in der Form des Wissens, sondern als unmittelbare Organe der gesellschaftlichen Praxis; des realen Lebensprozesses ».
Karl Marx : Grundrisse der Kritik der Politischen Ökonomie (Oktober 1857 bis Mai 1858)
Das sogenannte »Maschinenfragment«Das Kapitel vom Kapital − Heft VI, [MEW 42 Seite 590] [Fixes Kapital und Entwicklung der Produktivkräfte der Gesellschaft
Lien vers fragment en entier en allemand.
Cependant, à mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse effective dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour – leur puissance efficace – n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt de l’état général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l’application de cette science à la production. […] La richesse effective se manifeste plutôt – et c’est ce que dévoile la grande industrie – dans l’extraordinaire disproportion entre le temps de travail employé et son produit, tout comme dans la discordance qualitative entre un travail réduit à une pure abstraction et le pouvoir du processus de production qu’il contrôle. Ce n’est plus tant le travail qui apparaît comme inclus dans le processus de production, mais l’homme plutôt qui se comporte en surveillant et en régulateur du processus de production.[…]
Le vol du temps de travail d’autrui, sur lequel repose la richesse actuelle, apparaît comme une base fondamentale misérable comparée à celle, nouvellement développée, qui a été créée par la grande industrie elle-même. Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse et doit nécessairement cesser d’être sa mesure et, par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des puissances universelles du cerveau humain. Cela signifie l’écroulement de la production reposant sur la valeur d’échange, et le processus de production matériel immédiat perd lui-même la forme de la pénurie et de la contradiction. C’est le libre développement des individualités, où l’on ne réduit donc pas le temps de travail nécessaire pour poser du surtravail, mais où l’on réduit le travail nécessaire de la société jusqu’à un minimum, à quoi correspond la formation artistique, scientifique, etc., des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour eux tous. Le capital est lui-même la contradiction en tant que processus, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. C’est pourquoi il diminue le temps de travail sous la forme du travail nécessaire pour l’augmenter sous la forme du travail superflu ; et pose donc dans une mesure croissante le travail superflu comme condition – question de vie ou de mort – pour le travail nécessaire. D’un côté donc, il donne vie à toutes les puissances de la science et de la nature comme à celles de la combinaison sociale et du commerce social pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui y est employé. De l’autre côté, il veut mesurer au temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créée. Les forces productives et les relations sociales – les unes et les autres étant deux côtés différents du développement de l’individu social – n’apparaissent au capital que comme les moyens, et ne sont pour lui que des moyens de produire à partir de la base fondamentale bornée qui est la sienne. Mais en fait elles sont les conditions matérielles pour faire sauter cette base. […]
La nature ne construit ni machines, ni locomotives, ni chemins de fer, ni télégraphes électriques, ni métiers à filer automatiques, etc. Ce sont là des produits de l’industrie humaine : du matériau naturel, transformé en organes de la volonté humaine sur la nature ou de son activation dans la nature. Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme : de la force de savoir objectivée. Le développement du capital fixe indique jusqu’à quel degré le savoir social général, la connaissance, est devenue force productive immédiate, et par suite, jusqu’à quel point les conditions du processus vital de la société sont elles-mêmes passées sous le contrôle de l’intellect général, et sont réorganisées conformément à lui. Jusqu’à quel degré les forces productives sociales sont produites, non seulement sous la forme du savoir, mais comme organes immédiats de la pratique sociale ; du processus réel de la vie. »
Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse ») Les Éditions sociales, Paris, 2011, p. 660-662. Traduction de Jean-Pierre Lefebvre (modifiée)
Repris depuis La Revue du projet, n° 40, octobre 2014
Le texte ci-dessus de Karl Marx est extrait d’un autre plus conséquent connu sous le nom de Fragment sur les machines, lui même tiré des Grundrisse. Je le commenterai à partir des travaux de Bernard Stiegler qui s’efforce de repartir des questions posées par Marx et oubliée, y compris par Marx lui-même, pour une nouvelle intelligence des réalités d’aujourd’hui. Je partirai pour l’essentiel du livre de Bernard Stiegler États de choc / Bêtise et savoir au XXIème siècle Essai Mille et une nuits (2012). Stiegler y appelle à relire les Grundrisse dont ce texte est extrait contre le diktat des « althussériens » affirmant qu’avant la rédaction du Capital, Marx ne serait pas « scientifique ». Il cite encore largement le fragment sur les machines dans un autre livre : La société automatique 1 L’avenir du travail (Fayard 2015) puisque ce sont ces questions que Marx anticipe et qui nous secouent aujourd’hui.
Et commençons par poser la question même de la critique et de la relecture.
« Critiquer, cela signifie relire et relire en détail » (Bernard Stiegler)
« Oh çui-là avec sa critique ! ». Il règne une grande confusion sur le mot critique le plus souvent interprété comme inamical, témoignage d’une attitude négative. On en est au point où critiquer est dégradé au rang d’un crêpage de chignon, où critiquer signifie chercher querelle.
C’est juste le contraire. Critiquer signifie exercer une capacité de jugement. Y renoncer revient à servir les pouvoirs de leaders qu’ils soient de droite ou de gauche ravalant les adhérents de leurs organisations à des fan-clubs. La critique ne se réduit pas à une posture oppositionnelle ou encore de simple résistance. Une bonne critique débouche sur une alternative même quand cette dernière n’est pas ou pas encore formulable. En ce sens, il faut réarmer la critique c’est à dire poser de nouvelles limites de droit aux faits créés par la performativité techno-logique, ce que l’on appelle la gouvernance algorithmique, ce à quoi renonce la politique. Le droit relève de la délibération s’est à dire de la confrontation des points de vue.
Critiquer un texte ancien c’est, en le lisant avec attention et en le relisant le cas échéant dans le détail, en retirer ce qui nous intéresse encore, c’est à dire peut servir de point de départ à une réflexion contemporaine, se l’approprier au point de devenir l’auteur de sa lecture. Concernant Marx lui-même, critiquer est la seule façon de l’honorer. Et c’est aussi critiquer les lecteurs de Marx. Marx disait : « moi, au moins, je ne suis pas marxiste ». Critiquer un texte consiste aussi à la placer sur une ligne de temps. C’est dans le cas des dialogues avec les disparus, en l’occurrence ici et singulièrement avec Marx, la quête de ce que le passé contient de futur.
« Le dialogue avec les morts ne doit pas se rompre tant qu’ils n’ont pas rendu la part d’avenir qui est enterrée avec eux » (Heiner Müller)
Les Fondements pour une critique de l’économie politique familièrement appelé les Grundrisse de Marx bénéficient par leur actualité d’un regain d’intérêt aujourd’hui. Et pour cause :
« Il est question dans les Grundrisse, comme nulle part ailleurs de la technique, de l’automatisation, du savoir concrétisé sous forme de machine devenant capital fixe : tout ce qui se produit à présent sous nos yeux » (Bernard Stiegler).https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2017-1-page-119.htm
D’abord, reprenons le texte au plus prêt avant de l’extrapoler et de le mettre en relation avec d’autres. Il est extrait des réflexions sur le Capital fixe et le développement des forces productives de la société (Fixes Kapital und Entwicklung der Produktivkräfte der Gesellschaft). Il s’appuie sur une citation d’Andrew Ure, auteur de La philosophie des manufactures. Ce dernier imagine dans l’avenir un automate géant composé de multiples mécanismes combinés à des organes dotés de raison qui agissent ensemble et sans interruption et sont soumis à une force qui les met d’elle même en mouvement. L’imaginaire de l’automatisation est ancien.
Un mot sur ce que l’on trouve avant l’extrait cité : Marx traite de la transformation de l’outil de travail en machines. Plus précisément en machinerie – « die Verwandlung des Arbeitsmittels in Maschinerie »-, terme qu’il utilise pour désigner le fait qu’elles forment un système et que cela concerne la grande industrie. Cette transformation conduit à ce que la création de la véritable richesse cesse de dépendre du temps et de la quantité de travail mis en mouvement et repose d’avantage sur l’utilisation de la technoscience. Et nous en arrivons au début de notre extrait :
« Cependant, à mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse effective dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour – leur puissance efficace – n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt de l’état général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l’application de cette science à la production »
Je souligne en les reprenant quelques autres passages :
« La richesse effective se manifeste plutôt – et c’est ce que dévoile la grande industrie – dans l’extraordinaire disproportion entre le temps de travail employé et son produit, tout comme dans la discordance qualitative entre un travail réduit à une pure abstraction et le pouvoir du processus de production qu’il contrôle »
Le temps de travail salarié cesse d’être la mesure de la création de richesses :
« Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse et doit nécessairement cesser d’être sa mesure »
Mais il se produit une « extraordinaire disproportion » entre le temps de travail et ce qu’il est capable de produire. Cela conduit à une énorme contradiction dans le capitalisme :
« en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse ».
On voit l’énorme problème qui se pose en termes de redistribution des gains de productivité. Au terme de ce processus il n’y a plus rien de produit dont le travailleur puisse dire que c’est son œuvre. C’est cela la prolétarisation. Le prolétaire n’est pas le pauvre, c’est celui qui a vu son outil et ce qu’il a appris à en faire englouti dans la machine. La métamorphose de l’outil de travail en machinerie est pour Marx une tendance du Capital qui conduit dans un même temps d’une part à un formidable accroissement de la puissance du production et à une négation du travail. L’ensemble du processus de production n’est plus à rapporter à l’application du savoir faire de l’ouvrier mais à la mise en œuvre technologique des sciences. Le travail est dégradé en un simple moment de ce processus.
« La machine n’a plus rien de commun avec l’instrument du travailleur individuel. Elle se distingue tout à fait de l’outil qui transmet l’activité du travailleur à l’objet, […], l’ouvrier surveillant l’action transmise par la machine aux matières premières et la protégeant contre les dérèglements. Avec l’outil, c’était tout le contraire : le travailleur l’animait de son art et de son habileté propre, car le maniement de l’instrument dépendait de sa virtuosité. La machine qui possède habileté et force à la place de l’ouvrier est, elle-même, désormais le virtuose, car les lois de la mécanique agissant en elle l’ont dotée d’une âme »
Marx Fondements de la critique de l’économie politique Cité par Bernard Stiegler in États de choc / Bêtise et savoir au XXIème siècle Essai Mille et une nuits page 215
Marx ne parle pas seulement des machines en tant que système (machinerie), il parle également de leur automatisation.
« Die Wissenschaft, die die unbelebten Glieder der Maschinerie zwingt, durch ihre Konstruktion zweckgemäß als Automat zu wirken, existiert nicht im Bewußtsein des Arbeiters, sondern wirkt durch die Maschine als fremde Macht auf ihn, als Macht der Maschine selbst ».
La science qui contraint les éléments de la machinerie par leur construction fonctionnelle à agir comme automate n’existe pas dans la conscience de l’ouvrier, mais agit à travers la machine comme puissance qui lui est étrangère, comme puissance de la machine elle-même.
La machine devient un concurrent pour l’homme.
« Le travail intellectuel est mis au service de la réduction de la part de travail manuel dans le procès de production « , commente Bernard Stiegler ; il est aussi mis au service du Capital qui le transforme en capital fixe. Avec l’automatisation, dit Marx « le travail vivant se trouve subordonné au travail matérialisé qui agit de manière autonome. Dès lors l’ouvrier est superflu ». La matérialisation des savoirs manuels et intellectuels dans la machine est le non pensé de ceux qui se réclament du marxisme. L’Union soviétique a sans discernement importé le taylorisme oubliant l’objectif d’émancipation c’est à dire de déprolétarisation faisant de la dictature du prolétariat une dictature de la bêtise. La philosophe Simone Weil avait perçu cela :
« Si demain on chasse les patrons, si on collective les usines, cela ne changera en rien ce problème fondamental qui fait que ce qui est nécessaire pour sortir le plus grand nombre de produits possible, ce n’est pas nécessairement ce qui peut satisfaire les hommes qui travaillent dans l’usine » (Simone Weil : La condition ouvière)
Main d’oeuvre / cerveau d’oeuvre
Dans la machinerie décrite par Marx la main d’œuvre tend à être remplacée par ce que Michel Volle appelle le cerveau d’œuvre pour désigner l’utilisation par la machine d’une partie de l’activité cérébrale conduisant à une extension et une généralisation de la prolétarisation.
« Le mot « œuvre », dans la locution main d’œuvre, est en vérité et précisément trompeur quand au couplage homme machine, dès lors que cette machine contribue à la prolétarisation […] Dans la relation entre la main et la machine, c’est cette dernière qui « œuvre » – aveuglément-, c’est à dire automatiquement, en sorte qu’il est difficile de parler d’ouvrage et d’œuvre cependant, s’il est vrai que ce mot indique toujours une ouverture : cette forme de la production, dite « de série », signifie au contraire que le système est fermé. On parle de productions de série dans la mesure où les produits ne sont pas des ouvrages, mais des ready-made commodities. (de la matière manufacturée) »
Bernard Stiegler : La société automatique 1. L’avenir du travail Fayard page 302)
On peut par analogie dire la même chose aujourd’hui pour le cerveau d’oeuvre Arrêtons-nous maintenant un instant sur ce terme de prolétarisation qui nous renvoie à une grande œuvre – à lire et relire – de Marx (cette fois avec Engels) à savoir le Manifeste du Parti Communiste :
Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. (…) »
Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue
A la place des ouvriers œuvrant car disposant d’un savoir faire, il n’y a plus que des instruments de travail. Le savoir faire et le savoir tout court ont été extériorisés dans la machine. En perdant le savoir, la force de travail devient exclusivement marchandise. Cette définition permet de ne pas confondre les prolétaires avec classe ouvrière ni d’ailleurs emploi et travail.
Bernard Stiegler rappelle que pour Marx, la prolétarisation est, dans le capitalisme, le destin de tous les producteurs.
«De porteur d’outils et praticien d’instruments, l’ouvrier est devenu lui-même un outil et un instrument au service d’une machine porteuse d’outils. Or, précisent ici Marx et Engels, ce destin est celui de tous les producteurs – et non seulement des ouvriers»
(Bernard Stiegler : Pour une nouvelle critique de l’économie politique Galilée 2009 pages 54 et 55)
Marx et Engels :
Les anciennes petites classes moyennes, petits industriels, petits commerçants, petits rentiers, artisans et paysans, toutes ces classes tombent dans le prolétariat. [ … ] Aussi le prolétariat se recrute-t-il dans toutes les couches de la population. Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue
Pour Bernard Stiegler :
« Marx commet une erreur radicale en supposant que c’est par la prise de conscience de sa situation prolétarisée que le prolétariat peut échapper à sa condition et non par l’élaboration d’un nouveau type de savoir qui n’est pas la « science » marxienne que recherche Althusser, mais l’invention d’un nouveau processus d’individuation psychique, collective et technique constituant une nouveau rapport à la technique »
Stiegler États de choc / Bêtise et savoir au XXIème siècle Essai Mille et une nuits page 224
Si la question de la propriété ne règle rien, seule une prise en compte du caractère pharmacologique de la technique, c’est à dire la capacité pour cette dernière de pouvoir être utilisée soit pour dissocier c’est à dire jouer contre l’individuation soit pour à l’inverse associer c’est à dire favoriser l’individuation, permet d’envisager de l’utiliser positivement. Après-tout ce sont encore les hommes qui construisent les automates comme le rappelle le philosophe de RDA Wolfgang Heise cité plus loin.
L’industrialisation ne s’est pas arrêtée à ce qu’elle était du temps de Marx. Mais ce dernier a décrit les prémisses de ce qui n’a cessé de se développer :
« Le Fragment sur les machines décrit ce qui nous arrive maintenant : nous sommes en train de vivre cet accomplissement du capitalisme où le travail salarié, ce que l’on appelle aujourd’hui l’emploi, tend à régresser massivement. Marx ne dit pas qu’il faut casser les machines et s’opposer à la machine, mais qu’il faut inventer un nouveau rapport entre l’homme et la machine. Là est le cœur du sujet. […]
Les êtres connectés que deviennent la plupart d’entre nous sont calculés par des algorithmes qui les précèdent toujours, et qui font d’eux des auxiliaires du système, tout comme Marx montre dans le Fragment que les prolétaires deviennent des auxiliaires du « vaste automate » qu’est d evenue l’unité de production telle que la décrivait déjà Andrew Ure. Le problème est qu’ainsi calculés, les êtres connectés sont dé-singularisés, « moyennés », comme le montrait Gilles Châtelet, et qu’ils perdent l’hétéronomie qu’ils apportaient au système (hétéronomie du point de vue du système qui, en revanche, constituait, de leur point de vue, leur autonomie). C’est ainsi que ce système devient de ce fait tendanciellement et irrésistiblement entropique parce que structurellement autoréférentiel.La question est alors de réinjecter de la néguentropie dans le système . […]
Marx dans le Fragment sur les machines fait l’hypothèse que tout ce qui est salarié deviendra automatisable. Et, à partir de là, l’avenir n’est pas dans le salariat et l’emploi. L’avenir est au travail, et il faut faire de la mort de l’emploi une bonne nouvelle – et l’entendre comme dépassement de cette économie entropique qu’est l’économie du marketing et du pouvoir d’achat qu’elle capte en organisant la prolétarisation généralisée ».
« Entretien avec BERNARD STIEGLER », Rue Descartes, 2017/1 (N° 91), p. 119-140. DOI : 10.3917/rdes.091.0119. URL : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2017-1-page-119.htm
A la prolétarisation des savoirs et des savoirs faire, s’ajoute celle des savoir-vivre :
«Ce ne sont pas seulement les savoir-faire qui sont détruits par la grammatisation industrielle -au service de laquelle les savoirs théoriques sont soumis. Les savoir-vivre sont eux-aussi liquidés par des processus de captation de l’attention qui reconfigurent en les standardisant les patterns comportementaux.
C’est alors le consommateur qui est privé de tout rôle inventif, et il ne transmet plus aucun savoir-vivre à ses descendants pas plus qu’il ne reçoit ceux de ses ascendants puisqu’il est au contraire contraint de les abandonner pour s’adapter à ceux que le marketing conçoit avec l’aide des sciences sociales et cognitives – le neuromarketing étant le stade le plus avancé de cette dimension de la prolétarisation »
Bernard Stiegler Etats de choc Bêtise et savoir au XXIème siècle pages 221-222
Le véritable slogan de ce bicentenaire de la naissance de Karl Marx devrait donc être : Prolétaires de tous les pays désautomatisez-vous.
Post-scriptum :
Je viens de découvrir que ces questions avaient aussi été pressenties par Heiner Müller et son ami, le philosophe et spécialiste de Hölderlin, Wolfgang Heise dans un dialogue de 1986 dans lequel à la fin il est question de la volonté du Capital de s’émanciper de la classe ouvrière dont les camps de concentration seraient un des modèles. Peu importe ici l’imprécision des termes et le manque de clarté – la conversation était préparatoire et sans doute pas prévue d’être publiée sous cette forme – ce qui compte me semble-t-il est de constater que la question pouvait être posée même si ce n’est qu’en esquisse, dès ce moment-là, avec la difficulté d’en dire plus par absence de tentative théorique marxiste. L’entretien date de 1988 :
Heiner Müller : il y a une métamorphose de la classe ouvrière et les camps de concentration en sont sûrement un modèle.
Wolfgang Heise : Eux d’un côté – ou bien l’usine automatisée.
Heiner Müller : Qui est la forme humaine de destruction et d’exploitation des forces de travail.
Wolfgang Heise : Mais l’usine automatisée doit aussi être fabriquée, produite. C’est la difficulté et la chance. Jusqu’à présent il n’y a pas de tentatives théoriquement utilisables. Ou bien le devenir-superflu des ouvriers…On le voit en Angleterre. Ce qui en reste peut se défouler dans le secteur tertiaire, donc dans diverses prestations de services. Mais qui sont par nature limitées ou le deviendront avec le temps. Donc cette évolution mène à la militarisation, qu’on le veuille ou non.
Heiner Müller : C’est évident. »
Wolfgang Heise / Heiner Müller : Dialogue à propos de Brecht Traduction Jean-Pierre Morel dans la Revue Europe n°1068 Avril 2018..
Et la militarisation est aujourd’hui elle-même robotisée.