Le livre de Maryanne Wolf, Reader, come home. The reading brain in a digital world (littéralement : Lecteur, regagne la maison. Le cerveau lecteur dans un monde digital) est paru en 2018. La traduction allemande Schnelles Lesen, langsames Lesen / Warum wir das Bücherlesen nicht verlernen dürfen (Lecture rapide, lecture lente / Pourquoi nous ne devons pas désapprendre à lire des livres) était disponible dès 2019. Depuis début septembre 2023, nous pouvons le lire en français dans une traduction de Nicolas Véron sous le titre : Lecteur, reste avec nous / Un grand plaidoyer pour la lecture. Il est paru dans la nouvelle maison d’édition Rosie & Wolfe, sise à Genève et fondée en 2022 par l’écrivain Joël Dicker qui en fournit la préface.
Il est intéressant de relever, dans les traductions du titre, la différence de perception selon les cultures. Je signale d’emblée que la question du lire vite ou lentement n’est pas spécifique au numérique qui, par contre, favorise la dispersion du temps de cerveau disponible. Ce qui est au centre des travaux de Maryanne Wolf, c’est le cerveau lecteur. En s’appuyant sur la dernière phrase du livre, l’on pourrait aussi dire : Ami.e bon.ne lectrice, lecteur, hâte-toi avec lenteur, pour développer une double capacité de lecture profonde tant vis à vis de l’imprimé que du numérique pour ne pas perdre les potentialités d’un nous collectif et social.
Maryanne Wolf ne m’était pas inconnue grâce à Bernard Stiegler qui nous avait invités à en prendre connaissance. Il avait préfacé son précédent livre paru en français : Proust et le Calamar aux éditions Abeille et Castor (novembre 2015. Trad. Lisa Stupar). L’édition française contenait en outre un dialogue entre Maryanne Wolf et Bernard Stiegler. Dans ce livre, elle développait déjà son souci de prendre soin des enfants en se préoccupant du devenir de leur cerveau lecteur. Souci partagé par Bernard Stiegler.
Spécialiste américaine en neurosciences cognitives, Maryanne Wolf est professeur à l’Université de Californie, à Los Angeles, où elle dirige le Centre d’études sur la dyslexie. Elle est l’autrice d’autres livres non traduits en français : Tales of Literacy for the 21st Century (Histoires d’alphabétisation pour le 21e siècle) et Dyslexia, Fluency and the Brain ( La dyslexie, la fluidité et le cerveau)
Pourquoi Proust et le calamar ? Proust considérait dans la Recherche du temps perdu que son livre « n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que vendait à un acheteur l’opticien de Combray » lui permettait de fournir à ses lecteurs …
… « le moyen de lire en eux-mêmes.».
En lisant ce qu’a écrit un.e autre que nous, nous nous lisons nous-mêmes. Le calamar est une « espèce timide mais futée, capable de se soigner et de compenser ses défaillances ». Proust et le calamar symbolisent le dialogue entre les neurosciences et la littérature qui caractérise la démarche de l’autrice. Je ferai dans ce qui suit quelques ouvertures vers d’autres auteur.e.s préoccupé.e.s par la lecture et l’écriture.
Dans le livre présent, elle a opté pour une forme différente du précédent, avec une démarche, dirais-je, résolument pharmacologique. Les neuf lettres qui le composent s’adressent directement aux lectrices et lecteurs que nous sommes. Elle montre ce qu’il se passe dans le cerveau de la lectrice et du lecteur quand il ou elle lit mais aussi les risques d’une perte de capacité de lecture profonde par la multiplication des sollicitations numériques via les multiples écrans qui envahissent nos vies. Chaque lettre d’une longueur variable commence par Cher lectrice, Chère lecteur et se termine par Amicales pensées. Une invitation à l’empathie. La lecture est aussi ce qui contribue à former l’empathie envers l’autre y compris envers un moi autre.
« Nous ne sommes pas nés pour lire »
Que nous ne soyons pas nés pour lire ne veut pas dire que l’on pourrait s’en passer mais que nous ne sommes pas génétiquement programmés pour cela.
„Von den vielen Welten, die der Mensch nicht von der Natur geschenkt bekam, sondern sich aus dem eigenen Geist erschaffen hat, ist die Welt der Bücher die größte. Jedes Kind, wenn es die ersten Buchstaben auf seine Schultafel malt und die ersten Leseversuche macht, tut damit den ersten Schritt in eine künstliche und höchst komplizierte Welt, deren Gesetze und Spielregeln ganz zu kennen und vollkommen zu üben kein Menschenleben ausreicht. Ohne Wort, ohne Schrift und Bücher gibt es keine Geschichte, gibt es nicht den Begriff der Menschheit. […]
Es wird jedes Buch jedes Denkers, jeder Vers jedes Dichters für den Leser alle paar Jahre ein neues verändertes Gesicht, wird anders aufgefasst werden andere Anklänge in ihm wecken […] Das geheimnisvolle und Große nun bei diesen Lese-Erfahrungen ist dies : je differenzierter, je feinfühliger und beziehungsreicher wir zu lesen verstehen , desto mehr sehen wir jeden Gedanken und jede Dichtung in ihrer Einmaligkeit in ihrer Individualität und engen Bedingtheit und sehen, dass alle Schönheit, aller Reiz gerade auf dieser Individualität und Einmaligkeit beruht…“
(Hermann Hesse : Die Magie des Buches in Die Welt der Bücher / Betrachtungen und Aufsätze zur Literatur. Suhrkamp Taschenbuch. S.280-289)
« Pour l’homme, le monde des livres est le plus grand des mondes dont la nature ne lui a pas fait cadeau et qu’il a donc dû créer avec son propre génie[Geist]. Tout enfant qui dessine les premières lettres sur son ardoise et fait ses premiers essais de lecture, accomplit ainsi ses premiers pas dans un univers artificiel et extrêmement compliqué, dont aucune existence humaine ne saurait suffire pour connaître et appliquer totalement les lois et règles du jeu. Sans la parole, sans l’écrit et les livres, l’histoire n’existe pas, pas plus que la notion d’humanité.[…]
Tous les deux ou trois ans, tout livre de tout penseur, tout vers de tout poète apparaîtra au lecteur avec un nouveau visage, sera compris autrement, éveillera en lui d’autres résonances. […] Le secret et la grandeur de ces aventures dans le monde des livres sont peut-être ceux-ci : plus nous savons lire avec discernement, sensibilité et sens des rapports, plus nous percevons toute pensée et toute œuvre dans son unicité,[Einmaligkeit, dans sa singularité] son individualité et son étroite relativité, et percevons que toute beauté, tout charme, reposent sur cette individualité et cette unicité … »
(Hermann Hesse : Magie du livre/Écrits sur la littérature. José Corti. 1994. Trad. François Mathieu. Cité par Maryanne Wolf dans ses deux livres dans une traduction un peu différente.)
Cela date de 1930. Je mentionne ces extraits pour plusieurs raisons, outre celle de rester dans la tradition bilingue du SauteRhin. Maryanne Wolf les cite dans Proust et le Calamar et y revient dans le présent livre. Elle y relate aussi une expérience de relecture d’un ouvrage de l’auteur allemand, Le jeu des perles de verres, dans laquelle elle n’a pas retrouvé l’image que lui avait laissée une lecture précédente. Je le fais encore parce qu’il sera question, par analogie au bilinguisme, d’une bi-compétence du cerveau lecteur à la fois dans l’imprimé et le numérique. Dernière raison enfin, le texte de H.Hesse, rapporté ci-dessus, nous fournit une bonne entrée en matière pour montrer que la capacité de lire et d’écrire n’est pas innée. Elle est une pure invention humaine. Le cerveau n’est pas programmé génétiquement pour la lecture contrairement à d’autres de ses fonctions comme la vision et le langage.
« Aucune autre espèce, à notre connaissance, n’a rien accompli de tel. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a enrichi d’un circuit neuronal entièrement nouveau le répertoire de notre cerveau d’hominidé, au terme d’un long processus qui a modifié en profondeur nos connexions neuronales […] et, par voie de conséquence, la nature même de la pensée humaine.
Ce que nous lisons, la façon dont nous lisons, les motifs pour lesquels nous lisons: tout cela évolue et transforme, à un rythme de plus en plus rapide, notre manière même de penser. La lecture est devenue, en six mille ans à peine, le catalyseur du développement intellectuel des individus, mais aussi des sociétés, qui la pratiquent. Notre aptitude à lire n’est pas seulement un indicateur de notre aptitude à penser: elle est la plus sûre façon connue d’ouvrir à notre cerveau des perspectives nouvelles. L’évolution du cerveau lecteur et les changements accélérés dont elle s’accompagne sont des enjeux cruciaux. »
La lecture, invention culturelle, nécessite donc un apprentissage. S’il est important de s’arrêter sur ces questions, c’est que nous vivons une transition entre la lecture sur imprimé et celle sur divers écrans. Cela concerne les enfants en particulier « dont l’attention ne cesse d’être distraite par des stimuli qui jamais ne se sédimenteront en connaissances ». Cela va au-delà des jeunes générations. La capacité de lire attentivement influe directement sur celle de penser. Le propos de Maryanne Wolf n’est pas d’opposer l’imprimé au numérique – il n’ y aura pas de retour en arrière – mais de profiter des savoirs sur la plasticité du cerveau lecteur pour réfléchir aux usages que nous pouvons en faire voire pour éviter une dépendance exclusive accrue aux mémoires externes. L’imprimé aussi est une exosomatisation mnémotechnique.
Le cerveau lecteur, c’est comme un cirque aux multiples pistes
Au début est l’extraordinaire plasticité du cerveau et son aptitude à fabriquer un « nombre vertigineux » de connexions neuronales et à former « des circuits nouveaux à partir de structures recyclées » qui nous ont permis d’acquérir « toutes sortes de compétences non programmées génétiquement » (p.35). Le langage oral s’appuie lui sur des gênes dédiés. Encore a-t-il fallu pour l’espèce humaine acquérir la station debout pour libérer la bouche de ses fonctions premières.
Pour expliquer ce qu’il se passe dans notre cerveau chaque fois que nous lisons un mot, Maryanne Wold utilise la métaphore visuelle d’un cirque qui serait à cinq pistes simultanées et dont les actions parallèles représenteraient en ralenti ce qu’il se passe dans le cerveau à « une vitesse vertigineuse ». Grâce à Catherine Stoodley, à la fois dessinatrice et, elle aussi, experte en neurosciences, le livre nous en propose des illustrations. Voici les cinq pistes, cercles, de notre cirque neuronal.
Pour suivre, il y a besoin de projecteurs. Ils sont ceux de l’attention.
« Les systèmes attentionnels du cerveau sont en effet l’équivalent biologique de projecteurs de scène ».
Sans eux rien ne peut se passer. Et il en existe de différentes sortes que je ne détaillerai pas pour ne retenir que ceci : « peu de gens ont conscience du caractère crucial de l’attention pour chacune de nos fonctions et la multiplicité des formes d’attention qui doivent entrer en action avant même que le mot qui s’affiche nous soit visible » (p.42). L’auteure souligne également la relation « extrêmement étroite » entre les facultés d’attention et de mémorisation. Puis vient le moment tant attendu où nous voyons le mot. Tout cela se passe évidemment très, très vite. Quelques centièmes de secondes.
Viennent ensuite le cercle du langage, de la cognition et de l’affect. Les mots s’habillent, se contextualisent, activent la mémoire :
Si notre cerveau n’est pas « câblé pour la lecture », cela veut dire aussi que « le lecteur ne préexiste pas à la lecture » comme le rappelle Peter Szendy dans son livre Pouvoirs de la lecture (La Découverte). On devient lecteur, c’est à dire aussi, qu’on s’individue et devient ce que l’on est par l’apprentissage du lire et de la lecture profonde. Cela signifie également que c’est une compétence qui peut être court-circuitée et que nous pouvons perdre.
La lecture profonde est-elle en danger ? (Lettre 3)
La phrase forme un tout qui n’est pas la somme des parties qui la composent. Nous passons au niveau supérieur de la lecture profonde qui est « l’espace où un autre vous révèle à vous-même vos propres pensées » (cf Entretien à Philosophie Magazine).
« L’ensemble des interactions entre la perception, le langage et les processus neuronaux de la lecture profonde accélèrent notre compréhension, du fait qu’elles nous permettent de saisir le sens d’une phrase d’une vingtaine de mots grâce à des prédictions bien plus rapides pour le tout qu’elles ne le seraient pour la somme des parties. […]
Il est crucial (et va moins de soi qu’on ne pourrait le croire) de consacrer le temps nécessaire à la constitution du réseau neuronal de la lecture profonde dès l’enfance et à son entretien à l’âge adulte. Il faut en effet des années pour que se mettent en place les processus nécessaires à cette forme de lecture, et nos sociétés ont besoin de s’assurer que cette mise en place commence tôt. Cela donne aux lecteurs experts que nous sommes une responsabilité sociale particulière : celle de veiller, jour après jour, ligne après ligne, à ménager les quelques millièmes de seconde supplémentaires indispensables à l’entretien de notre capacité de lecture profonde » (p. 58)
Celle-ci conditionne notre capacité de réflexion. Or nous sommes entrain de passer avec la digitalisation à une culture du vite lu et au « déclin de l’empathie » qui nous met en relation avec un autre que nous-même qui, cependant, nous révèle à nous mêmes.
« Je m’inquiète tout autant du contenu de ce que nous lisons que de la manière dont nous le lisons. […] J’ai l’impression que les lecteurs experts d’aujourd’hui, qui jusqu’à présent puisaient essentiellement dans leur propre réservoir de connaissances, sont de plus en plus tributaires de mémoires externes, impersonnelles et interchangeables. J’entends donc prendre toute la mesure du coût que représenterait la perte des mémoires internes que chacun de nous se constitue au fil de sa vie et de ses lectures, mais sans pour autant négliger l’atout extraordinaire que constitue la surabondance d’informations dont nous disposons désormais à portée de clic. » (p.75)
Elle suggère de ne pas se reposer trop tôt sur « les béquilles d’un savoir externe ». Je ne sais pas si le terme « béquilles » convient bien.
« Ceux qui ont lu beaucoup et bien auront une profusion de ressources qui viendront éclairer leurs lectures ultérieures. En revanche, ceux disposant d’un bagage moindre auront des capacités d’interférence, de déduction et d’analogie plus limitées, ce qui les rendra perméables à des informations non vérifiés, voire à des fake news ou de pures inventions. Le danger, en d’autres termes est que nos enfants ne sachent plus qu’ils ne savent pas. […] » (p.77)
Ce manque de ressources conduit à ce que « les processus neuronaux de la lecture profonde seront moins souvent activés ». Cela a pour conséquence de répéter en boucle ce que l’on sait déjà sans ouvrir à la nouveauté. Les savoirs ne progressent qu’en se renouvelant. Il faut passer par une analyse critique des technologies de mémorisation pour être et devenir des Sherlock Holmes capables d’attention, de questionnement et de déductions.
Il y a peu, cet été, j’ai fait l’expérience suivante, au cours d’un repas : une dame en face de moi, que je ne connaissais pas d’avant, m’a assuré mordicus que le gouvernement avait l’intention de taxer les potagers. Ça sentait bien évidemment la fausse nouvelle. Je lui ai demandé alors d’où elle tenait cette information. Elle l’avait lue sur fesse-bouc. C’est ce que l’on appelle une fake news, lui ai-je rétorqué. Non, non, c’est vrai, j’ai vérifié. Vous l’avez vérifié où ? Sur f… . La boucle était bouclée. Sur le réseau asocial, on vous confirme tout ce que vous voulez. Et ce que l’on souhaite entendre. Vérification faite, le canular informatique (hoax) présenté comme une nouveauté était vieux de cinq ans. Il circule depuis 2017 et nous étions en 2023.
Ce qui dit Maryanne Wolf dans la citation qui suit ne concerne donc pas seulement les jeunes générations.
« Une formation rigoureuse au raisonnement critique constitue notre meilleure chance que le génération à venir soit immunisée contre une information superficielle ou manipulatrice qu’elle soit délivrée sur papier ou sur écran ».
Elle ajoute :
« L’analyse critique sous sa forme la plus approfondie, est la synthèse ultime des constructions intellectuelles et morales du passé, en même temps que le prélude à une compréhension renouvelée du monde ». (p.83-84)
Rétentions et protension permettent un « saut dans l’inconnu d’un espace cognitif où nous avons une chance d’entrevoir des pensées entièrement neuves » (p.85). Ce nous appelons intelligence, esprit est donc une affaire de circuits, de circulation. Question : ne manque-t-il pas là la dimension sociale ?
Résumons
« La formation du circuit neuronal de la lecture est un accomplissement épigénétique sans pareil dans l’histoire de l’intelligence humaine. A l’aide de ce circuit, la lecture intensive modifie profondément ce que nous percevons, ce que nous ressentons et ce que nous savons ; ce faisant, elle modifie, remodèle et perfectionne le circuit lui-même d’une façon que montre éloquemment le croquis de Catherine Stoodley »
La formidable plasticité du cerveau, en raison même de cette plasticité, se modifie cependant à mesure de la prégnance présente et future d’un environnement numérique. Là ça craint. Qu’en sera-t-il du lecteur du 21ème siècle. La tension extrême entre câblage neuronal et culture numérique met en cause la qualité de la capacité d’attention dont nous serons capables face aux flux de distractions qui envahissent les écrans
« Nous ne regardons ni n’écoutons avec la même concentration qu’avant car il y a trop à écouter et à regarder, et l’accoutumance tourne à l’addiction. […]
Ce n’est pas seulement le volume de ce que nous lisons qui a changé mais aussi la nature de ce que nous lisons, la façon dont nous le lisons et les raisons pour lesquelles nous le lisons, par une sorte de réaction en chaîne – une chaîne numérique aux rouages bien huilés, qui prélève au passage un tribut dont nous en faisons que commencer à prendre conscience » (p. 93-94).
A part
Peter Szendy, dans le livre déjà cité nous rappelle que la question du lire vite ou lentement, en tangente ou encore « outre le texte » n’est pas une question liée au numérique. Cela existe depuis que le livre existe presque comme un lieu commun. Il cite Paul Valéry qui s’inquiétait déjà des effets du « télégraphisme » où les mots sont « vus presque simultanément et au détriment du dessin des phrases ». Dans les ébauches regroupées sous le titre Mon Faust, Valéry fait dire à son Faust alors que Méphistophélès veut signer le pacte avec son sang :
« C’est fini les papiers et les signatures. Les écrits aujourd’hui volent plus vite que les paroles, lesquelles volent sur la lumière
A une vitesse de la lumière plus grande que celle de la circulation neuronale.
Retour à Maryanne Wolf. Contrairement à ce que, peut-être, l’on pourrait croire, nous lisons plus qu’avant, en moyenne, par jour, l’équivalent de 100.000 mots. Mais nous lisons de façon segmentée, saucissonnée, en saccades qui rend pour le moins difficile une lecture profonde sans même parler d’une réflexion. Le passage à la lecture numérique désoriente. L’information devient distraction et se dissipe.
« Que faisons-nous en effet de la surcharge cognitive provoquée par tous ces gigaoctets qui déferlent sur nous depuis nos multiples appareils ? Tout d’abord, nous simplifions. Puis nous traitons l’information aussi rapidement que possible, c’est à dire que nous lisons plus, mais par salves plus brèves. Ensuite, dans un troisième temps, nous trions. Nous pratiquons en catimini un compromis insidieux entre le besoin de savoir et celui de gagner du temps. Pour cela nous sous-traitons volontiers notre intelligence aux banques de données externes qui nous offrent des résumés les plus rapides, les plus faciles, les plus digestes de sujets auxquels nous sommes fatigués de réfléchir par nous-mêmes. » (p.98)
Nous perdons ainsi de vue la complexité des choses et de la vie. Nous nous rétrécissons, bref nous nous dés-individuons avec cette prolétarisation de notre cerveau lecteur. Le langage s’affadit, les idiomes se font la malle. Nous perdons la beauté d’un texte qui n’est pas un assemblage de mots-clés. Cela finit par des réactions d’étudiants du type « TLPL » , c’est à dire : « Trop long pas lu ».
La plasticité du cerveau implique qu’il peut aussi être formaté différemment que pour une lecture attentive. Les parties les plus intéressantes du livre sont pour moi celles où Maryanne Wolf explique qu’il n’y a pas de retour en arrière possible face à la révolution numérique. Il faudra faire avec ce pharmakon. Mais ne pas revenir en arrière ne devrait pas signifier foncer en avant tête baissée. Comment ? D’abord en ne bloquant pas la formation du cerveau lecteur de l’enfant en l’immergeant trop précocement dans l’univers numérique qui devient vite addictif.
« Ce serait en vérité une immense faute contre l’esprit que de croire agir pour le mieux en offrant à nos enfants les tout derniers e-books enrichis des innovation technologiques les plus perfectionnées, et de leur ôter ainsi l’envie et le temps de se créer leurs propres représentations à partir de ce qu’ils lisent, leurs propres mondes imaginaires qui sont les biotopes invisibles de l’enfance » (p.135)
Avoir toujours moins de temps pour traiter une masse toujours plus grande d’informations est une grave menace pour l’attention et la mémoire avec de lourdes conséquences sur l’acquisition de la compétence de lecture et de réflexion. Il s’agit donc à la fois de ne pas « jouer à la roulette » le développement intellectuel de nos enfants sans pour autant brider leur capacités à évoluer dans un environnement numérique.
« Le développement intellectuel de nos enfants exige que nous réfléchissions à un équilibre prudent, évolutif, entre ces deux extrêmes » (p.148)
Elle s’efforce de définir cette ligne de crête. Pour cela, il lui faut distinguer selon les âges. Commençons par les tout-petits, les bébés. 0-2 ans
« J’ai toujours été frappée par le fait que, chez le nourrisson, les amygdales du cerveau (qui déterminent les aspects émotionnels de la mémoire) créent leurs réseaux neuronaux avant que ne soient formés ceux de leur proche voisin, l’hippocampe, connu pour être le lieu de stockage des souvenirs. […] Les bébés, avant même que la plupart d’entre nous commencent à soupçonner qu’ils pourraient nous écouter, opèrent déjà des connexions stupéfiantes entre l’écoute de la voix et le développement de leur système de langage.»
Après avoir souligné l’importance du rapport corporel à l’objet livre dès le plus jeune âge et recommandé que l’accès aux appareils numériques soit le plus limité possible avant l’âge de deux ans, le smartphone ne devant être ni une tétine, ni un doudou ou une récompense, elle conclut :
« Avant deux ans, l’attention reçue d’autrui et l’interaction tactile avec le livre et l’imprimé sont la meilleure initiation qui soit à l’univers du langage, oral comme écrit, et du savoir intériorisé, qui sont les éléments constitutifs du futur circuit neuronal de la lecture ». (p.161)
De 2 à 5 ans, elle recommande d’éviter la colonisation précoce du temps de cerveau disponible par les écrans afin que les enfant ne finissent pas réglés « par défaut sur le mode écran »
« J’aimerais que se crée un mouvement militant pour la protection du temps perdu, où les enfants n’auraient guère besoin que de leur imagination pour transformer une porte de cagibi en portail et une cour de récréation en Lune criblée d’astéroïdes. Afin de ménager, durant l’enfance, de l’espace et du temps qui ne seraient consacrés à rien d’autre, il faudrait n’introduire les appareils numériques que de façon graduelle et raisonnée, de sorte qu’ils ne soient pour les enfants qu’un élément de leur environnement culturel parmi d’autres […], et non comme une façon de remplir à ras bord le moindre fragment de temps de cerveau disponible dans cette si courte période de la vie qui va de deux à cinq ans » (p.167)
L’autrice souligne par ailleurs les risques des applications de lecture active à haute voix. Ils sont de permettre aux parents de se défausser sur une baby-sitter numérique. On fait lire au lieu de lire soi-même. Il ne s’agit pas simplement de savoir lire mais de pouvoir tirer parti de ce que l’on lit pour réfléchir et apprendre.
« Construire un cerveau lecteur bi-compétent »
Pour Maryanne Wolf, le véritable défi pour les jeunes générations serait de parvenir à construire, pour les 6-10 ans, « une bi-compétence » associant l’imprimé et le numérique, c’est à dire une capacité « d’investir temps et attention, quel que soit le medium, dans les compétences de lecture profonde ». Cela sans confondre l’un avec l’autre. Une telle bi-compétence ne serait pas seulement un antidote contre les effets négatifs du numérique, elle accentuerait au contraire sa dimension positive. Elle donne l’exemple suivant :
« Un enfant qui a lu un article sur des enfants de migrants et qui, en outre, a accès à des images réelle d’enfants attendant une vie meilleure dans un camp de réfugiés en Grèce ou en Turquie – ou dans le nord de l’État de New York – acquerra une plus grande capacité d’empathie que s’il a simplement lu des choses sur le sujet sans aller plus loin. Les enfants d’aujourd’hui ont beau sembler être au courant des affaires du monde que ne l’ont jamais été ceux d’hier, cela ne veut pas dire qu’ils aient acquis un mode de connaissance profonde d’autrui qui les rende capables de ressentir l’altérité et de se mettre à la place des autres » (p.206)
L’empathie n’est pas simplement du ressenti mais une compréhension de l’autre :
« Comprendre le point de vue de quelqu’un d’autre demande beaucoup d’ équipements cognitifs. Si l’espèce humaine commence à être de moins en moins empathique, de moins en moins analytique, nous serons gouvernés par des démagogues. » (Cf)
C’est bien parti pour. Ignorer les effets négatifs du numérique revient à les aggraver. Leur compréhension permet au contraire d’en prendre soin. Besoin d’une pharmacie du cerveau lecteur. Ceci dit, l’empathie livresque ne conduit pas forcément à une empathie à l’autre dans la réalité concrète.
T.S Eliot qu’elle cite se demanda en 1830 ; « Où est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ? ». Pas mal d’années plus tard, nous en sommes toujours à mélanger information, connaissance et sagesse au dommage de l’une et des autres.
« Or, comme le montre l’observation de la dynamique interactive qui régit les processus de la lecture profonde, seul le fait de consacrer à nos fonctions analytiques, déductives et critiques, le temps dont elles ont besoin peut transformer l’information que nous lisons en connaissance susceptible de s’ancrer dans notre mémoire. Et seule cette connaissance intériorisée nous permet, à son tour, de tirer analogies et inférences d’une information nouvelle » (p.221)
Pharmakon et organologie de l’esprit
Maryanne Wolf et Bernard Stiegler se connaissaient. Le philosophe l’avait invitée à Paris dans le cadre des Entretiens du nouveau monde industriel en 2012 (digital studies, organologie des savoirs et technologies industrielles de la connaissance). Ils se sont recroisés à l’occasion de colloques en Grande Bretagne. Dans le présent livre, elle parle de Stiegler surtout pour le rôle qu’a joué, pour ce dernier, la lecture pendant ses années de prison. A son propos, elle écrit que :
« son concept hautement évocateur de pharmakon […] m’a aidée à affûter mon regard sur les apports complexes de la technologie à la société. De lui pourtant, je retiens moins ses subtils raisonnements dialectiques que la preuve vivante de ce que la lecture, outre qu’elle nous soutient dans l’adversité, nous apprend à penser au-delà de nous-même pour le bien d’autrui » (p.226)
J’ajoute, à ce propos, que pour Bernard Stiegler, en prison, le passage à l’acte de lecture consistait à la fois dans l’acte de lire, de temporaliser un objet spatial, le livre, et de spatialiser ses lectures par des annotations, commentaires et synthèses.
« Cette relation, en vase apparemment clos, et qui ne se produisait en effet que par le fait qu’extériorisant ce que je lisais je le faisais ex-sister, me faisant ainsi ex-sister moi-même, et comme un autre, cette relation avait cependant le pouvoir de traverser les murs, ou de les écarter – tant et si bien que ma cellule devenait immense, sinon illimitée. Telle était la folie qui me protégeait de la folie ».
( B. Stiegler : Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? LLL.p.306)
« Nos outils d’écriture participent à l’élaboration de nos pensées », répondit Friedrich Nietzsche à un correspondant qui lui faisait remarquer qu’avec la machine à écrire son style devenait plus « télégraphique ». Le philosophe nous signale là qu’il existe une interaction entre les artefacts, les exorganismes que nous utilisons, et l’activité cérébrale.
Pour Bernard Stiegler,
« Maryanne Wolf montre que le texte écrit, qui fonde la culture occidentale, suppose un long travail de transformation de l’organe cérébral pour pouvoir être lu. J’ai tenté de montrer moi-même […] que ce travail consiste à agencer les rétentions primaires et secondaires du lecteur avec le jeu de rétentions tertiaires que constitue le livre lu – ou (pour l’écrivain) en train de s’écrire. Rien ici n’est réductible au biologique : tout est à penser en termes de composition de l’organique avec l’inorganique organisé, c’est à dire avec les matériaux rétentionnels tertiaires qui forment le milieu organologique qui conditionne la survie de l’organique devenu noétique »(Bernard Stiegler : Proust et le calamar. p.15)
Plus loin, dans la préface à Proust et le Calamar, il ajoute :
« Les travaux de Maryanne Wolf ouvrent en grand la question d’une politique du cerveau dans un contexte que caractérise ce que l’on appelle la disruption, c’est à dire une époque de l’innovation où l’exosomatisation est désormais totalement contrôlée par les puissances économiques, et soumise à leurs contraintes de rentabilité à court terme »
Pour Stiegler, il faut une approche organologique de l’esprit c’est à dire une pensée qui relie l’organe physiologique qu’est le cerveau, les organes artefactuels avec lesquels il travaille et qui influent sur ce dernier et les organisations sociales afin de les panser c’est à dire d’en prendre soin. Cela nécessite des politiques publiques et une bifurcation des technologies elles-mêmes pour qu’elles produisent de la noo-diversité plutôt qu’une uniformité mortifère. Cela ne peut pas relever que de la seule responsabilité individuelle. Il existe en France un Collectif Surexposition Ecrans : COSE, qui alerte contre les dangers pour les très jeunes enfants d’être surexposés souvent dès la naissance aux écrans, et en particulier aux écrans interactifs (smartphones, tablettes). Il milite pour que cette question soit reconnue comme un enjeu de santé public majeur. On sait par ailleurs que les écrans perturbent le développement visuel de l’enfant.
J’entends souvent dire qu’il faut lire, lire, lire. Mais rarement, on ne se soucie de quoi lire, comment lire, pourquoi lire. Le livre de Maryanne Wolf apporte des réponses à toutes ces questions. Mais que se passe-t-il quand on ne lit pas ? Je fais appel pour répondre à cette question à un écrit de la romancière allemande Christa Wolf. Dans le texte Lire, écrire, vivre, elle se livre à une expérience fictive de tabula rasa, en imaginant que l’on puisse extirper de soi toutes les traces des livres que l’on a lu. Elle décrit ainsi l’une des étapes :
« Pauvre, dévalisée, dénudée, sans défense, j’entame ma dixième année. Je n’ai pas pleuré à chaudes larmes ; on n’a pas arraché les yeux à la sorcière dans le livre de contes ; je n’ai pas connu ce soulagement plein d’allégresse au moment où un héros était sauvé ; jamais rien n’a suscité en moi les rêves fantastiques que je me raconte dans l’obscurité. J’ignore que les peuples sont différents les uns des autres tout en se ressemblant. Mon sens moral n’est pas développé, je souffre de consomption mentale, mon imagination est atrophiée. J’ai du mal à comparer, juger. Le beau et le laid, le bien et le mal sont pour moi des notions fluctuantes, incertaines.
Me voici mal partie »
En effet ! J’en ai parlé ici.
Être bon lecteur ne suffit pas. Encore faut-il, d’une part, lire de bons livres qui nous ouvrent l’esprit et nous transforment. L’édition aussi est un marché. Sur un autre plan, j’ai, dans le précédent article, évoqué le livre d’Ingo Schulze qui raconte l’histoire d’un libraire lecteur. Il montre un personnage de lecteur assidu virant à l’extrême droite et un personnage d’auteur conduit dans une impasse pour avoir opté dans un premier temps pour une forme traditionnelle de récit.
Le livre de Maryanne Wolf date de 2018 et n’évoque donc pas le grand boom de ce que le storytelling appelle de manière trompeuse « intelligence » artificielle qui prétend lire et écrire à notre place. J’y reviendrai dans un prochain article. Mais nous savons déjà que le cerveau n’est pas une machine, qu’il ne fonctionne pas comme une machine. Celle-ci n’est cependant pas sans effets sur le cerveau. C’est cette relation qu’il faut panser pour nous éviter ce qu’annonçait Alfred Jarry dans la Chanson du décervelage :
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
(Alfred Jarry)
Maryanne Wolf : Pharmacie du cerveau lecteur
Le livre de Maryanne Wolf, Reader, come home. The reading brain in a digital world (littéralement : Lecteur, regagne la maison. Le cerveau lecteur dans un monde digital) est paru en 2018. La traduction allemande Schnelles Lesen, langsames Lesen / Warum wir das Bücherlesen nicht verlernen dürfen (Lecture rapide, lecture lente / Pourquoi nous ne devons pas désapprendre à lire des livres) était disponible dès 2019. Depuis début septembre 2023, nous pouvons le lire en français dans une traduction de Nicolas Véron sous le titre : Lecteur, reste avec nous / Un grand plaidoyer pour la lecture. Il est paru dans la nouvelle maison d’édition Rosie & Wolfe, sise à Genève et fondée en 2022 par l’écrivain Joël Dicker qui en fournit la préface.
Il est intéressant de relever, dans les traductions du titre, la différence de perception selon les cultures. Je signale d’emblée que la question du lire vite ou lentement n’est pas spécifique au numérique qui, par contre, favorise la dispersion du temps de cerveau disponible. Ce qui est au centre des travaux de Maryanne Wolf, c’est le cerveau lecteur. En s’appuyant sur la dernière phrase du livre, l’on pourrait aussi dire : Ami.e bon.ne lectrice, lecteur, hâte-toi avec lenteur, pour développer une double capacité de lecture profonde tant vis à vis de l’imprimé que du numérique pour ne pas perdre les potentialités d’un nous collectif et social.
Maryanne Wolf ne m’était pas inconnue grâce à Bernard Stiegler qui nous avait invités à en prendre connaissance. Il avait préfacé son précédent livre paru en français : Proust et le Calamar aux éditions Abeille et Castor (novembre 2015. Trad. Lisa Stupar). L’édition française contenait en outre un dialogue entre Maryanne Wolf et Bernard Stiegler. Dans ce livre, elle développait déjà son souci de prendre soin des enfants en se préoccupant du devenir de leur cerveau lecteur. Souci partagé par Bernard Stiegler.
Spécialiste américaine en neurosciences cognitives, Maryanne Wolf est professeur à l’Université de Californie, à Los Angeles, où elle dirige le Centre d’études sur la dyslexie. Elle est l’autrice d’autres livres non traduits en français : Tales of Literacy for the 21st Century (Histoires d’alphabétisation pour le 21e siècle) et Dyslexia, Fluency and the Brain ( La dyslexie, la fluidité et le cerveau)
Pourquoi Proust et le calamar ? Proust considérait dans la Recherche du temps perdu que son livre « n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que vendait à un acheteur l’opticien de Combray » lui permettait de fournir à ses lecteurs …
… « le moyen de lire en eux-mêmes.».
En lisant ce qu’a écrit un.e autre que nous, nous nous lisons nous-mêmes. Le calamar est une « espèce timide mais futée, capable de se soigner et de compenser ses défaillances ». Proust et le calamar symbolisent le dialogue entre les neurosciences et la littérature qui caractérise la démarche de l’autrice. Je ferai dans ce qui suit quelques ouvertures vers d’autres auteur.e.s préoccupé.e.s par la lecture et l’écriture.
Dans le livre présent, elle a opté pour une forme différente du précédent, avec une démarche, dirais-je, résolument pharmacologique. Les neuf lettres qui le composent s’adressent directement aux lectrices et lecteurs que nous sommes. Elle montre ce qu’il se passe dans le cerveau de la lectrice et du lecteur quand il ou elle lit mais aussi les risques d’une perte de capacité de lecture profonde par la multiplication des sollicitations numériques via les multiples écrans qui envahissent nos vies. Chaque lettre d’une longueur variable commence par Cher lectrice, Chère lecteur et se termine par Amicales pensées. Une invitation à l’empathie. La lecture est aussi ce qui contribue à former l’empathie envers l’autre y compris envers un moi autre.
« Nous ne sommes pas nés pour lire »
Que nous ne soyons pas nés pour lire ne veut pas dire que l’on pourrait s’en passer mais que nous ne sommes pas génétiquement programmés pour cela.
„Von den vielen Welten, die der Mensch nicht von der Natur geschenkt bekam, sondern sich aus dem eigenen Geist erschaffen hat, ist die Welt der Bücher die größte. Jedes Kind, wenn es die ersten Buchstaben auf seine Schultafel malt und die ersten Leseversuche macht, tut damit den ersten Schritt in eine künstliche und höchst komplizierte Welt, deren Gesetze und Spielregeln ganz zu kennen und vollkommen zu üben kein Menschenleben ausreicht. Ohne Wort, ohne Schrift und Bücher gibt es keine Geschichte, gibt es nicht den Begriff der Menschheit. […]
Es wird jedes Buch jedes Denkers, jeder Vers jedes Dichters für den Leser alle paar Jahre ein neues verändertes Gesicht, wird anders aufgefasst werden andere Anklänge in ihm wecken […] Das geheimnisvolle und Große nun bei diesen Lese-Erfahrungen ist dies : je differenzierter, je feinfühliger und beziehungsreicher wir zu lesen verstehen , desto mehr sehen wir jeden Gedanken und jede Dichtung in ihrer Einmaligkeit in ihrer Individualität und engen Bedingtheit und sehen, dass alle Schönheit, aller Reiz gerade auf dieser Individualität und Einmaligkeit beruht…“
(Hermann Hesse : Die Magie des Buches in Die Welt der Bücher / Betrachtungen und Aufsätze zur Literatur. Suhrkamp Taschenbuch. S.280-289)
« Pour l’homme, le monde des livres est le plus grand des mondes dont la nature ne lui a pas fait cadeau et qu’il a donc dû créer avec son propre génie[Geist]. Tout enfant qui dessine les premières lettres sur son ardoise et fait ses premiers essais de lecture, accomplit ainsi ses premiers pas dans un univers artificiel et extrêmement compliqué, dont aucune existence humaine ne saurait suffire pour connaître et appliquer totalement les lois et règles du jeu. Sans la parole, sans l’écrit et les livres, l’histoire n’existe pas, pas plus que la notion d’humanité.[…]
Tous les deux ou trois ans, tout livre de tout penseur, tout vers de tout poète apparaîtra au lecteur avec un nouveau visage, sera compris autrement, éveillera en lui d’autres résonances. […] Le secret et la grandeur de ces aventures dans le monde des livres sont peut-être ceux-ci : plus nous savons lire avec discernement, sensibilité et sens des rapports, plus nous percevons toute pensée et toute œuvre dans son unicité,[Einmaligkeit, dans sa singularité] son individualité et son étroite relativité, et percevons que toute beauté, tout charme, reposent sur cette individualité et cette unicité … »
(Hermann Hesse : Magie du livre/Écrits sur la littérature. José Corti. 1994. Trad. François Mathieu. Cité par Maryanne Wolf dans ses deux livres dans une traduction un peu différente.)
Cela date de 1930. Je mentionne ces extraits pour plusieurs raisons, outre celle de rester dans la tradition bilingue du SauteRhin. Maryanne Wolf les cite dans Proust et le Calamar et y revient dans le présent livre. Elle y relate aussi une expérience de relecture d’un ouvrage de l’auteur allemand, Le jeu des perles de verres, dans laquelle elle n’a pas retrouvé l’image que lui avait laissée une lecture précédente. Je le fais encore parce qu’il sera question, par analogie au bilinguisme, d’une bi-compétence du cerveau lecteur à la fois dans l’imprimé et le numérique. Dernière raison enfin, le texte de H.Hesse, rapporté ci-dessus, nous fournit une bonne entrée en matière pour montrer que la capacité de lire et d’écrire n’est pas innée. Elle est une pure invention humaine. Le cerveau n’est pas programmé génétiquement pour la lecture contrairement à d’autres de ses fonctions comme la vision et le langage.
« Aucune autre espèce, à notre connaissance, n’a rien accompli de tel. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a enrichi d’un circuit neuronal entièrement nouveau le répertoire de notre cerveau d’hominidé, au terme d’un long processus qui a modifié en profondeur nos connexions neuronales […] et, par voie de conséquence, la nature même de la pensée humaine.
Ce que nous lisons, la façon dont nous lisons, les motifs pour lesquels nous lisons: tout cela évolue et transforme, à un rythme de plus en plus rapide, notre manière même de penser. La lecture est devenue, en six mille ans à peine, le catalyseur du développement intellectuel des individus, mais aussi des sociétés, qui la pratiquent. Notre aptitude à lire n’est pas seulement un indicateur de notre aptitude à penser: elle est la plus sûre façon connue d’ouvrir à notre cerveau des perspectives nouvelles. L’évolution du cerveau lecteur et les changements accélérés dont elle s’accompagne sont des enjeux cruciaux. »
La lecture, invention culturelle, nécessite donc un apprentissage. S’il est important de s’arrêter sur ces questions, c’est que nous vivons une transition entre la lecture sur imprimé et celle sur divers écrans. Cela concerne les enfants en particulier « dont l’attention ne cesse d’être distraite par des stimuli qui jamais ne se sédimenteront en connaissances ». Cela va au-delà des jeunes générations. La capacité de lire attentivement influe directement sur celle de penser. Le propos de Maryanne Wolf n’est pas d’opposer l’imprimé au numérique – il n’ y aura pas de retour en arrière – mais de profiter des savoirs sur la plasticité du cerveau lecteur pour réfléchir aux usages que nous pouvons en faire voire pour éviter une dépendance exclusive accrue aux mémoires externes. L’imprimé aussi est une exosomatisation mnémotechnique.
Le cerveau lecteur, c’est comme un cirque aux multiples pistes
Au début est l’extraordinaire plasticité du cerveau et son aptitude à fabriquer un « nombre vertigineux » de connexions neuronales et à former « des circuits nouveaux à partir de structures recyclées » qui nous ont permis d’acquérir « toutes sortes de compétences non programmées génétiquement » (p.35). Le langage oral s’appuie lui sur des gênes dédiés. Encore a-t-il fallu pour l’espèce humaine acquérir la station debout pour libérer la bouche de ses fonctions premières.
Pour expliquer ce qu’il se passe dans notre cerveau chaque fois que nous lisons un mot, Maryanne Wold utilise la métaphore visuelle d’un cirque qui serait à cinq pistes simultanées et dont les actions parallèles représenteraient en ralenti ce qu’il se passe dans le cerveau à « une vitesse vertigineuse ». Grâce à Catherine Stoodley, à la fois dessinatrice et, elle aussi, experte en neurosciences, le livre nous en propose des illustrations. Voici les cinq pistes, cercles, de notre cirque neuronal.
Pour suivre, il y a besoin de projecteurs. Ils sont ceux de l’attention.
« Les systèmes attentionnels du cerveau sont en effet l’équivalent biologique de projecteurs de scène ».
Sans eux rien ne peut se passer. Et il en existe de différentes sortes que je ne détaillerai pas pour ne retenir que ceci : « peu de gens ont conscience du caractère crucial de l’attention pour chacune de nos fonctions et la multiplicité des formes d’attention qui doivent entrer en action avant même que le mot qui s’affiche nous soit visible » (p.42). L’auteure souligne également la relation « extrêmement étroite » entre les facultés d’attention et de mémorisation. Puis vient le moment tant attendu où nous voyons le mot. Tout cela se passe évidemment très, très vite. Quelques centièmes de secondes.
Viennent ensuite le cercle du langage, de la cognition et de l’affect. Les mots s’habillent, se contextualisent, activent la mémoire :
Si notre cerveau n’est pas « câblé pour la lecture », cela veut dire aussi que « le lecteur ne préexiste pas à la lecture » comme le rappelle Peter Szendy dans son livre Pouvoirs de la lecture (La Découverte). On devient lecteur, c’est à dire aussi, qu’on s’individue et devient ce que l’on est par l’apprentissage du lire et de la lecture profonde. Cela signifie également que c’est une compétence qui peut être court-circuitée et que nous pouvons perdre.
La lecture profonde est-elle en danger ? (Lettre 3)
La phrase forme un tout qui n’est pas la somme des parties qui la composent. Nous passons au niveau supérieur de la lecture profonde qui est « l’espace où un autre vous révèle à vous-même vos propres pensées » (cf Entretien à Philosophie Magazine).
« L’ensemble des interactions entre la perception, le langage et les processus neuronaux de la lecture profonde accélèrent notre compréhension, du fait qu’elles nous permettent de saisir le sens d’une phrase d’une vingtaine de mots grâce à des prédictions bien plus rapides pour le tout qu’elles ne le seraient pour la somme des parties. […]
Il est crucial (et va moins de soi qu’on ne pourrait le croire) de consacrer le temps nécessaire à la constitution du réseau neuronal de la lecture profonde dès l’enfance et à son entretien à l’âge adulte. Il faut en effet des années pour que se mettent en place les processus nécessaires à cette forme de lecture, et nos sociétés ont besoin de s’assurer que cette mise en place commence tôt. Cela donne aux lecteurs experts que nous sommes une responsabilité sociale particulière : celle de veiller, jour après jour, ligne après ligne, à ménager les quelques millièmes de seconde supplémentaires indispensables à l’entretien de notre capacité de lecture profonde » (p. 58)
Celle-ci conditionne notre capacité de réflexion. Or nous sommes entrain de passer avec la digitalisation à une culture du vite lu et au « déclin de l’empathie » qui nous met en relation avec un autre que nous-même qui, cependant, nous révèle à nous mêmes.
« Je m’inquiète tout autant du contenu de ce que nous lisons que de la manière dont nous le lisons. […] J’ai l’impression que les lecteurs experts d’aujourd’hui, qui jusqu’à présent puisaient essentiellement dans leur propre réservoir de connaissances, sont de plus en plus tributaires de mémoires externes, impersonnelles et interchangeables. J’entends donc prendre toute la mesure du coût que représenterait la perte des mémoires internes que chacun de nous se constitue au fil de sa vie et de ses lectures, mais sans pour autant négliger l’atout extraordinaire que constitue la surabondance d’informations dont nous disposons désormais à portée de clic. » (p.75)
Elle suggère de ne pas se reposer trop tôt sur « les béquilles d’un savoir externe ». Je ne sais pas si le terme « béquilles » convient bien.
« Ceux qui ont lu beaucoup et bien auront une profusion de ressources qui viendront éclairer leurs lectures ultérieures. En revanche, ceux disposant d’un bagage moindre auront des capacités d’interférence, de déduction et d’analogie plus limitées, ce qui les rendra perméables à des informations non vérifiés, voire à des fake news ou de pures inventions. Le danger, en d’autres termes est que nos enfants ne sachent plus qu’ils ne savent pas. […] » (p.77)
Ce manque de ressources conduit à ce que « les processus neuronaux de la lecture profonde seront moins souvent activés ». Cela a pour conséquence de répéter en boucle ce que l’on sait déjà sans ouvrir à la nouveauté. Les savoirs ne progressent qu’en se renouvelant. Il faut passer par une analyse critique des technologies de mémorisation pour être et devenir des Sherlock Holmes capables d’attention, de questionnement et de déductions.
Il y a peu, cet été, j’ai fait l’expérience suivante, au cours d’un repas : une dame en face de moi, que je ne connaissais pas d’avant, m’a assuré mordicus que le gouvernement avait l’intention de taxer les potagers. Ça sentait bien évidemment la fausse nouvelle. Je lui ai demandé alors d’où elle tenait cette information. Elle l’avait lue sur fesse-bouc. C’est ce que l’on appelle une fake news, lui ai-je rétorqué. Non, non, c’est vrai, j’ai vérifié. Vous l’avez vérifié où ? Sur f… . La boucle était bouclée. Sur le réseau asocial, on vous confirme tout ce que vous voulez. Et ce que l’on souhaite entendre. Vérification faite, le canular informatique (hoax) présenté comme une nouveauté était vieux de cinq ans. Il circule depuis 2017 et nous étions en 2023.
Ce qui dit Maryanne Wolf dans la citation qui suit ne concerne donc pas seulement les jeunes générations.
« Une formation rigoureuse au raisonnement critique constitue notre meilleure chance que le génération à venir soit immunisée contre une information superficielle ou manipulatrice qu’elle soit délivrée sur papier ou sur écran ».
Elle ajoute :
« L’analyse critique sous sa forme la plus approfondie, est la synthèse ultime des constructions intellectuelles et morales du passé, en même temps que le prélude à une compréhension renouvelée du monde ». (p.83-84)
Rétentions et protension permettent un « saut dans l’inconnu d’un espace cognitif où nous avons une chance d’entrevoir des pensées entièrement neuves » (p.85). Ce nous appelons intelligence, esprit est donc une affaire de circuits, de circulation. Question : ne manque-t-il pas là la dimension sociale ?
Résumons
« La formation du circuit neuronal de la lecture est un accomplissement épigénétique sans pareil dans l’histoire de l’intelligence humaine. A l’aide de ce circuit, la lecture intensive modifie profondément ce que nous percevons, ce que nous ressentons et ce que nous savons ; ce faisant, elle modifie, remodèle et perfectionne le circuit lui-même d’une façon que montre éloquemment le croquis de Catherine Stoodley »
La formidable plasticité du cerveau, en raison même de cette plasticité, se modifie cependant à mesure de la prégnance présente et future d’un environnement numérique. Là ça craint. Qu’en sera-t-il du lecteur du 21ème siècle. La tension extrême entre câblage neuronal et culture numérique met en cause la qualité de la capacité d’attention dont nous serons capables face aux flux de distractions qui envahissent les écrans
« Nous ne regardons ni n’écoutons avec la même concentration qu’avant car il y a trop à écouter et à regarder, et l’accoutumance tourne à l’addiction. […]
Ce n’est pas seulement le volume de ce que nous lisons qui a changé mais aussi la nature de ce que nous lisons, la façon dont nous le lisons et les raisons pour lesquelles nous le lisons, par une sorte de réaction en chaîne – une chaîne numérique aux rouages bien huilés, qui prélève au passage un tribut dont nous en faisons que commencer à prendre conscience » (p. 93-94).
A part
Peter Szendy, dans le livre déjà cité nous rappelle que la question du lire vite ou lentement, en tangente ou encore « outre le texte » n’est pas une question liée au numérique. Cela existe depuis que le livre existe presque comme un lieu commun. Il cite Paul Valéry qui s’inquiétait déjà des effets du « télégraphisme » où les mots sont « vus presque simultanément et au détriment du dessin des phrases ». Dans les ébauches regroupées sous le titre Mon Faust, Valéry fait dire à son Faust alors que Méphistophélès veut signer le pacte avec son sang :
« C’est fini les papiers et les signatures. Les écrits aujourd’hui volent plus vite que les paroles, lesquelles volent sur la lumière
A une vitesse de la lumière plus grande que celle de la circulation neuronale.
Retour à Maryanne Wolf. Contrairement à ce que, peut-être, l’on pourrait croire, nous lisons plus qu’avant, en moyenne, par jour, l’équivalent de 100.000 mots. Mais nous lisons de façon segmentée, saucissonnée, en saccades qui rend pour le moins difficile une lecture profonde sans même parler d’une réflexion. Le passage à la lecture numérique désoriente. L’information devient distraction et se dissipe.
« Que faisons-nous en effet de la surcharge cognitive provoquée par tous ces gigaoctets qui déferlent sur nous depuis nos multiples appareils ? Tout d’abord, nous simplifions. Puis nous traitons l’information aussi rapidement que possible, c’est à dire que nous lisons plus, mais par salves plus brèves. Ensuite, dans un troisième temps, nous trions. Nous pratiquons en catimini un compromis insidieux entre le besoin de savoir et celui de gagner du temps. Pour cela nous sous-traitons volontiers notre intelligence aux banques de données externes qui nous offrent des résumés les plus rapides, les plus faciles, les plus digestes de sujets auxquels nous sommes fatigués de réfléchir par nous-mêmes. » (p.98)
Nous perdons ainsi de vue la complexité des choses et de la vie. Nous nous rétrécissons, bref nous nous dés-individuons avec cette prolétarisation de notre cerveau lecteur. Le langage s’affadit, les idiomes se font la malle. Nous perdons la beauté d’un texte qui n’est pas un assemblage de mots-clés. Cela finit par des réactions d’étudiants du type « TLPL » , c’est à dire : « Trop long pas lu ».
La plasticité du cerveau implique qu’il peut aussi être formaté différemment que pour une lecture attentive. Les parties les plus intéressantes du livre sont pour moi celles où Maryanne Wolf explique qu’il n’y a pas de retour en arrière possible face à la révolution numérique. Il faudra faire avec ce pharmakon. Mais ne pas revenir en arrière ne devrait pas signifier foncer en avant tête baissée. Comment ? D’abord en ne bloquant pas la formation du cerveau lecteur de l’enfant en l’immergeant trop précocement dans l’univers numérique qui devient vite addictif.
« Ce serait en vérité une immense faute contre l’esprit que de croire agir pour le mieux en offrant à nos enfants les tout derniers e-books enrichis des innovation technologiques les plus perfectionnées, et de leur ôter ainsi l’envie et le temps de se créer leurs propres représentations à partir de ce qu’ils lisent, leurs propres mondes imaginaires qui sont les biotopes invisibles de l’enfance » (p.135)
Avoir toujours moins de temps pour traiter une masse toujours plus grande d’informations est une grave menace pour l’attention et la mémoire avec de lourdes conséquences sur l’acquisition de la compétence de lecture et de réflexion. Il s’agit donc à la fois de ne pas « jouer à la roulette » le développement intellectuel de nos enfants sans pour autant brider leur capacités à évoluer dans un environnement numérique.
« Le développement intellectuel de nos enfants exige que nous réfléchissions à un équilibre prudent, évolutif, entre ces deux extrêmes » (p.148)
Elle s’efforce de définir cette ligne de crête. Pour cela, il lui faut distinguer selon les âges. Commençons par les tout-petits, les bébés. 0-2 ans
« J’ai toujours été frappée par le fait que, chez le nourrisson, les amygdales du cerveau (qui déterminent les aspects émotionnels de la mémoire) créent leurs réseaux neuronaux avant que ne soient formés ceux de leur proche voisin, l’hippocampe, connu pour être le lieu de stockage des souvenirs. […] Les bébés, avant même que la plupart d’entre nous commencent à soupçonner qu’ils pourraient nous écouter, opèrent déjà des connexions stupéfiantes entre l’écoute de la voix et le développement de leur système de langage.»
Après avoir souligné l’importance du rapport corporel à l’objet livre dès le plus jeune âge et recommandé que l’accès aux appareils numériques soit le plus limité possible avant l’âge de deux ans, le smartphone ne devant être ni une tétine, ni un doudou ou une récompense, elle conclut :
« Avant deux ans, l’attention reçue d’autrui et l’interaction tactile avec le livre et l’imprimé sont la meilleure initiation qui soit à l’univers du langage, oral comme écrit, et du savoir intériorisé, qui sont les éléments constitutifs du futur circuit neuronal de la lecture ». (p.161)
De 2 à 5 ans, elle recommande d’éviter la colonisation précoce du temps de cerveau disponible par les écrans afin que les enfant ne finissent pas réglés « par défaut sur le mode écran »
« J’aimerais que se crée un mouvement militant pour la protection du temps perdu, où les enfants n’auraient guère besoin que de leur imagination pour transformer une porte de cagibi en portail et une cour de récréation en Lune criblée d’astéroïdes. Afin de ménager, durant l’enfance, de l’espace et du temps qui ne seraient consacrés à rien d’autre, il faudrait n’introduire les appareils numériques que de façon graduelle et raisonnée, de sorte qu’ils ne soient pour les enfants qu’un élément de leur environnement culturel parmi d’autres […], et non comme une façon de remplir à ras bord le moindre fragment de temps de cerveau disponible dans cette si courte période de la vie qui va de deux à cinq ans » (p.167)
L’autrice souligne par ailleurs les risques des applications de lecture active à haute voix. Ils sont de permettre aux parents de se défausser sur une baby-sitter numérique. On fait lire au lieu de lire soi-même. Il ne s’agit pas simplement de savoir lire mais de pouvoir tirer parti de ce que l’on lit pour réfléchir et apprendre.
« Construire un cerveau lecteur bi-compétent »
Pour Maryanne Wolf, le véritable défi pour les jeunes générations serait de parvenir à construire, pour les 6-10 ans, « une bi-compétence » associant l’imprimé et le numérique, c’est à dire une capacité « d’investir temps et attention, quel que soit le medium, dans les compétences de lecture profonde ». Cela sans confondre l’un avec l’autre. Une telle bi-compétence ne serait pas seulement un antidote contre les effets négatifs du numérique, elle accentuerait au contraire sa dimension positive. Elle donne l’exemple suivant :
« Un enfant qui a lu un article sur des enfants de migrants et qui, en outre, a accès à des images réelle d’enfants attendant une vie meilleure dans un camp de réfugiés en Grèce ou en Turquie – ou dans le nord de l’État de New York – acquerra une plus grande capacité d’empathie que s’il a simplement lu des choses sur le sujet sans aller plus loin. Les enfants d’aujourd’hui ont beau sembler être au courant des affaires du monde que ne l’ont jamais été ceux d’hier, cela ne veut pas dire qu’ils aient acquis un mode de connaissance profonde d’autrui qui les rende capables de ressentir l’altérité et de se mettre à la place des autres » (p.206)
L’empathie n’est pas simplement du ressenti mais une compréhension de l’autre :
« Comprendre le point de vue de quelqu’un d’autre demande beaucoup d’ équipements cognitifs. Si l’espèce humaine commence à être de moins en moins empathique, de moins en moins analytique, nous serons gouvernés par des démagogues. » (Cf)
C’est bien parti pour. Ignorer les effets négatifs du numérique revient à les aggraver. Leur compréhension permet au contraire d’en prendre soin. Besoin d’une pharmacie du cerveau lecteur. Ceci dit, l’empathie livresque ne conduit pas forcément à une empathie à l’autre dans la réalité concrète.
T.S Eliot qu’elle cite se demanda en 1830 ; « Où est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ? ». Pas mal d’années plus tard, nous en sommes toujours à mélanger information, connaissance et sagesse au dommage de l’une et des autres.
« Or, comme le montre l’observation de la dynamique interactive qui régit les processus de la lecture profonde, seul le fait de consacrer à nos fonctions analytiques, déductives et critiques, le temps dont elles ont besoin peut transformer l’information que nous lisons en connaissance susceptible de s’ancrer dans notre mémoire. Et seule cette connaissance intériorisée nous permet, à son tour, de tirer analogies et inférences d’une information nouvelle » (p.221)
Pharmakon et organologie de l’esprit
Maryanne Wolf et Bernard Stiegler se connaissaient. Le philosophe l’avait invitée à Paris dans le cadre des Entretiens du nouveau monde industriel en 2012 (digital studies, organologie des savoirs et technologies industrielles de la connaissance). Ils se sont recroisés à l’occasion de colloques en Grande Bretagne. Dans le présent livre, elle parle de Stiegler surtout pour le rôle qu’a joué, pour ce dernier, la lecture pendant ses années de prison. A son propos, elle écrit que :
« son concept hautement évocateur de pharmakon […] m’a aidée à affûter mon regard sur les apports complexes de la technologie à la société. De lui pourtant, je retiens moins ses subtils raisonnements dialectiques que la preuve vivante de ce que la lecture, outre qu’elle nous soutient dans l’adversité, nous apprend à penser au-delà de nous-même pour le bien d’autrui » (p.226)
J’ajoute, à ce propos, que pour Bernard Stiegler, en prison, le passage à l’acte de lecture consistait à la fois dans l’acte de lire, de temporaliser un objet spatial, le livre, et de spatialiser ses lectures par des annotations, commentaires et synthèses.
« Cette relation, en vase apparemment clos, et qui ne se produisait en effet que par le fait qu’extériorisant ce que je lisais je le faisais ex-sister, me faisant ainsi ex-sister moi-même, et comme un autre, cette relation avait cependant le pouvoir de traverser les murs, ou de les écarter – tant et si bien que ma cellule devenait immense, sinon illimitée. Telle était la folie qui me protégeait de la folie ».
( B. Stiegler : Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? LLL.p.306)
« Nos outils d’écriture participent à l’élaboration de nos pensées », répondit Friedrich Nietzsche à un correspondant qui lui faisait remarquer qu’avec la machine à écrire son style devenait plus « télégraphique ». Le philosophe nous signale là qu’il existe une interaction entre les artefacts, les exorganismes que nous utilisons, et l’activité cérébrale.
Pour Bernard Stiegler,
« Maryanne Wolf montre que le texte écrit, qui fonde la culture occidentale, suppose un long travail de transformation de l’organe cérébral pour pouvoir être lu. J’ai tenté de montrer moi-même […] que ce travail consiste à agencer les rétentions primaires et secondaires du lecteur avec le jeu de rétentions tertiaires que constitue le livre lu – ou (pour l’écrivain) en train de s’écrire. Rien ici n’est réductible au biologique : tout est à penser en termes de composition de l’organique avec l’inorganique organisé, c’est à dire avec les matériaux rétentionnels tertiaires qui forment le milieu organologique qui conditionne la survie de l’organique devenu noétique »(Bernard Stiegler : Proust et le calamar. p.15)
Plus loin, dans la préface à Proust et le Calamar, il ajoute :
« Les travaux de Maryanne Wolf ouvrent en grand la question d’une politique du cerveau dans un contexte que caractérise ce que l’on appelle la disruption, c’est à dire une époque de l’innovation où l’exosomatisation est désormais totalement contrôlée par les puissances économiques, et soumise à leurs contraintes de rentabilité à court terme »
Pour Stiegler, il faut une approche organologique de l’esprit c’est à dire une pensée qui relie l’organe physiologique qu’est le cerveau, les organes artefactuels avec lesquels il travaille et qui influent sur ce dernier et les organisations sociales afin de les panser c’est à dire d’en prendre soin. Cela nécessite des politiques publiques et une bifurcation des technologies elles-mêmes pour qu’elles produisent de la noo-diversité plutôt qu’une uniformité mortifère. Cela ne peut pas relever que de la seule responsabilité individuelle. Il existe en France un Collectif Surexposition Ecrans : COSE, qui alerte contre les dangers pour les très jeunes enfants d’être surexposés souvent dès la naissance aux écrans, et en particulier aux écrans interactifs (smartphones, tablettes). Il milite pour que cette question soit reconnue comme un enjeu de santé public majeur. On sait par ailleurs que les écrans perturbent le développement visuel de l’enfant.
J’entends souvent dire qu’il faut lire, lire, lire. Mais rarement, on ne se soucie de quoi lire, comment lire, pourquoi lire. Le livre de Maryanne Wolf apporte des réponses à toutes ces questions. Mais que se passe-t-il quand on ne lit pas ? Je fais appel pour répondre à cette question à un écrit de la romancière allemande Christa Wolf. Dans le texte Lire, écrire, vivre, elle se livre à une expérience fictive de tabula rasa, en imaginant que l’on puisse extirper de soi toutes les traces des livres que l’on a lu. Elle décrit ainsi l’une des étapes :
« Pauvre, dévalisée, dénudée, sans défense, j’entame ma dixième année. Je n’ai pas pleuré à chaudes larmes ; on n’a pas arraché les yeux à la sorcière dans le livre de contes ; je n’ai pas connu ce soulagement plein d’allégresse au moment où un héros était sauvé ; jamais rien n’a suscité en moi les rêves fantastiques que je me raconte dans l’obscurité. J’ignore que les peuples sont différents les uns des autres tout en se ressemblant. Mon sens moral n’est pas développé, je souffre de consomption mentale, mon imagination est atrophiée. J’ai du mal à comparer, juger. Le beau et le laid, le bien et le mal sont pour moi des notions fluctuantes, incertaines.
Me voici mal partie »
En effet ! J’en ai parlé ici.
Être bon lecteur ne suffit pas. Encore faut-il, d’une part, lire de bons livres qui nous ouvrent l’esprit et nous transforment. L’édition aussi est un marché. Sur un autre plan, j’ai, dans le précédent article, évoqué le livre d’Ingo Schulze qui raconte l’histoire d’un libraire lecteur. Il montre un personnage de lecteur assidu virant à l’extrême droite et un personnage d’auteur conduit dans une impasse pour avoir opté dans un premier temps pour une forme traditionnelle de récit.
Le livre de Maryanne Wolf date de 2018 et n’évoque donc pas le grand boom de ce que le storytelling appelle de manière trompeuse « intelligence » artificielle qui prétend lire et écrire à notre place. J’y reviendrai dans un prochain article. Mais nous savons déjà que le cerveau n’est pas une machine, qu’il ne fonctionne pas comme une machine. Celle-ci n’est cependant pas sans effets sur le cerveau. C’est cette relation qu’il faut panser pour nous éviter ce qu’annonçait Alfred Jarry dans la Chanson du décervelage :
Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !
(Alfred Jarry)