Pour l’occasion, j’ai envie de partager avec vous ma découverte poétique de l‘année écoulée : un petit recueil de poésie allemande par une autrice, née à Tokyo, qui écrit aussi bien en allemand qu’en japonais. Publié en Allemagne en 2010, il est disponible depuis cette année en français
Groß aber leise
„Mein Deutsch“schreibe ich groß und spreche
es leise aus.
Die „deutsche“ Grammatik schreibt man klein
mit Größenwahn.
En grand mais tout bas
„Mein Deutsch“, « mon allemand », je l’écris avec
un grand D et le prononce tout bas.
La grammaire « allemande » s’écrit en petit avec
grandiloquence.
Schienenersatzverkehr
Der Zug fährt heute in der in der umgekehrten Reihenfolge ein: das übliche Spiel der Eisenbahngesellschaft. In einer Reise nach Jerusalem kann man keinen Sitz reservieren. Du hast neun Wörter zu sagen und es gibt keinen achtsamen Fahrgast. Ganz am Ende eines Schlangensatzes warte ich, das Verb, auf dich das Subjekt. Inzwischen passierten schon zwei Unfälle im vierten Fall: Es gab einen Selbstmord und einen Personalschaden. Ein einziger Toter – zweimal gestorben. Ich bin gern ein Verb. Bitte benutzen Sie den Schienenersatzverkehr! Werden die Schienen ersetzt oder ist es ein er, der im Verkehr ausgesetzt wird? Ein Satz macht einen großen Satz über fremde Schatten und verkehrt mit dem Sinn des Sagbaren in der umgekehrten Reihenfolge.
Substitution au réseau ferré
Aujourd’hui, la composition du train qui arrive est inversée : jeu habituel de la compagnie ferroviaire. On n’a pas de siège réservé aux chaises musicales. Tu dois prononcer tes sept mots, mais pas assise. À la toute fin d’une phrase sans espaces moi le verbe je t’attends toi le sujet. Dans l’intervalle deux accidents se sont déjà produits à l’accusatif : quelque chose a causé un suicide et un dommage à la personne. Un seul mort — mort deux fois. Je n’ai rien contre être un verbe. Veuillez utiliser le bus de substitution au réseau ferré. Substitue-t-il ou déraillé-je ? Parmi les ombres étranges une phrase s’égare dans le réseau de sens et prend en sens inverse le sens du dicible.
(Yoko Tawada : Abenteuer der deutschen Grammatik.Konkursbuch Verlag Claudia Gehrke. 2010.
Aventures dans la grammaire allemande. Éditions La Contre Allée.(2022) Traduction et postface : Bernard Banoun)
Le titre du recueil ne correspond en fait qu’à un cycle de celui-ci. Abenteuer der deutschen Grammatik traduit ici par Aventures dans la grammaire allemande signifie littéralement : Aventure(s) de la grammaire allemande. Cette dernière, surtout pour celle ou celui qui l’apprend en n’étant pas né.e avec cette langue comme le fit Yoko Tawada, a les allures d’une aventure. D’autant qu’elle est précédée d’une réputation de difficulté. Un natif n’aurait cependant pas pu se lancer comme elle le fait, de manière aussi ludique, dans ses mystères. Elle est, dans le texte choisi, vue d’un point de vue ferroviaire. Dans cette analogie, le verbe serait le wagon de queue du train entrant en gare. Il est en quête de son sujet dans cette « phrase-serpent » (Schlangensatz). Il est fait référence à un exercice scolaire consistant à identifier la structure grammaticale d’une phrase dépourvue d’espacements entre les mots. Mais il arrive assez fréquemment, en gare, que l’ordre des wagons ne soit pas celui annoncé quand ce n’est pas toute une voiture qui manque. On y joue aux wagons-bonds. S’en suit pour les voyageurs un jeu de chaises musicales que l’on dit en allemand eine Reise nach Jerusalem, littéralement : un voyage à Jérusalem. A cela s’ajoute les moments où il faut emprunter des véhicules de substitution. Yoko Tawada ironise au passage sur la langue de bois utilisée par la compagnie ferroviaire pour « expliquer » les retards.
Le cycle de vagabondage grammatical, qui s’ouvre sur le casse-tête des mots qui s’écrive en majuscule ou en minuscule, s’achève sur un poème intitulé : Notes d’antan sur l’érotisme linguistique. Son premier vers :
« Les langues sont faites de trous »
Il n’y a jamais une seule langue mais des langues qui se complètent.
et le dernier :
« En japonais, je t’aime se dit watashi wa anata ga suki desu. Retraduite mot à mot, cette phrase donne : En ce qui me concerne, tu es désirable ».
Du cycle Un voisinage poétique, j’ai retenu en particulier une question qui m’intéresse au plus haut point pour la suite des aventures du SauteRhin, à savoir celle-ci : les spectres ont-ils des descendants ? Je fait référence au poème intitulé : Un vers au pied sans soulier. On y lit ceci :
Un spectre, un descendant,
hante l’Europe,
frappe le sol des méninges,
danse un rondeau.
Il tourne, il tourne
Fais attention ! Ne te laisse pas enfermer dans un cercle
Que le diable lui-même évite
Laisse le soulier danser sur le papier manuscrit
Avec les doigts pensants
Il y a là de quoi faire de belles leçons de poésie allemande contemporaine. Du moins tant qu’il restera encore des professeurs.
Meilleurs vœux à toutes et à tous