Le projet contesté sur les berges de la Spree à Berlin devant l’East Side Gallery.
Quoi de plus chic pour les bobos mondialisés et friqués que de disposer d’un pied à terre de luxe à Berlin devant ce qui reste de l’ancien Mur, l’East Side Gallery. S’ils le pouvaient, ne feraient-ils pas de préférence passer le Mur directement à l’intérieur des appartements ?
« J’suis snob, foutrement snob »…
Que m’importe l’histoire !
Sauf que sans histoire ou sans mythe il n’y a même pas de snobisme.
Au delà d’un certain nombre de malentendus et d’un nombre certain d’ambiguités, ce qui s’est passe récemment à l’East Side Gallery de Berlin nous intéresse pour plusieurs raisons.
Je coiffe cela du titre général suivant : quand des hommes sans qualité font fi du symbolique. L’expression hommes (et/ou femmes) sans qualité est à entendre bien sûr au sens de Robert Musil, hommes et/ou femmes pour qui ne compte que le calculable, le quantifiable, la quantité au détriment de la qualité.
Mais n’allons pas trop vite et reprenons le fil des évènements. Profitons de n’être pas soumis à la dictature d’une maquette
Mon premier tweet prenait appui sur une information résumée par die Zeit-online en référence à deux quotidiens :
Il était question d’arracher des pans de l’East-Side Gallery afin d’y faire de la place pour une tour d’habitat de luxe.
Le vendredi 1er mars, un premier pan du Mur a été démonté. Quelques centaines de manifestants réussissent à interrompre les travaux.
En résumé :
Impossible de traiter le sujet par twitter.
Entretemps un certain nombre de choses se sont précisées, révélant pour le moins des malentendus et des attitudes ambigües. D’abord Uwe Hinkel, un ancien Allemand de l’Est, promoteur immobilier et propriétaire d’une parcelle de terrain au bord de la Spree, qui travaille pour des investisseurs israéliens, affirme que pour accéder à son futur immeuble il n’a pas besoin de brèche supplémentaire dans le mur. Il avait accepté de faire le travail de déplacement de pan du mur pour la municipalité qui avait à cet endroit le projet d’un pont piétonnier, la reconstruction de la Brommybrücke (du nom d’un contre amiral de la marine allemande).
Le quotidien Tageszeitung met les pieds dans le plat et accuse le collectif « Mediaspree versenken » (Couler le projet mediaspree) de duplicité. Lors du referendum d’initiative populaire que le collectif avait initié en 2008 pour que le pont sur la Spree soit piéton, il était bien prévu que, pour ce faire, il y aurait une nouvelle brèche de 22 mètres dans le mur. Les voir prendre la tête de la protestation relève pour le moins d’une attitude ambigüe. Reste que bien entendu, ce qui vient de se passer en soulevant une grosse émotion s’est déroulé en parfaite conformité avec la loi. Toutes les autorisations avaient été données. Et la question de fond est finalement celle d’avoir accepté la privatisation des bords de la Spree et autorisé la construction d’un immeuble. Autorisation plusieurs fois renouvelée.
Mais c’était compter sans ….
Sans quoi au fait ?
– Sans un esprit de rébellion latent qui a trouvé un objet dans l’arrogance sociale du projet comme le montre notre photo.
– Sans un désir collectif de s’approprier ces berges de la Spree.
– Sans le fait que cette portion du Mur, la seule d’une telle longueur (1,3 km) encore à peu près intacte est plus qu’un assemblage de panneaux de béton, qu’elle a un caractère symbolique.
– Sans le fait que c’est aussi une galerie artistique. Depuis longtemps à l’Ouest de Berlin, on avait barbouillé le mur de graffitis mais la face orientale était restée vierge. A l’initiative du peintre d’origine iranienne Kani Alavi, une centaine d’artistes du monde entier, depuis réunis en association, ont entrepris, en 1990, de peindre cette façade orientale (east side). C’était conçu comme une performance artistique, un symbole de liberté. Des travaux de rénovation avaient été entrepris en 2009. J’y suis passé à ce moment là et j’en avais ramené quelques photographies.
Travaux de restauration en 2009
L’East side gallery est bien sûr devenue une attraction touristique. On vient pour cela, entre autre, à Berlin et non pour voir Mme Merkel avec son cabat faire ses courses aux Galeries Lafayette
L’émotion mondiale qu’a soulevé le déplacement d’un pan de mur qui tout à coup n’est plus nécessaire montre qu’il s’agit d’un bien commun de l’humanité et pas seulement d’un objet du patrimoine allemand.
Le quotidien TAZ a raison d’invoquer cependant le caractère tardif du réveil des Berlinois.
Le mur à cet endroit est déjà bien troué. Dans un reportage sur les 20 ans après la chute du Mur, j’avançais l’idée d’une sorte de guerre froide des mémoires. J’évoquais aussi la propension aux trous de mémoire et la pratique de la damnatio memoriæ, la condamnation à l’oubli votée par le Sénat romain. A Berlin, les monuments ont certes l’habitude d’être déplacé mais il y a surtout une relation évidente entre ce que l’on efface et ce que l’on reconstruit. Rien n’est trop cher pour restaurer la « splendeur » prussienne, l’ex RDA y avait mis du sien aussi, ou pour redorer le stade nazi des Jeux olympiques pour la Coupe du monde de Football. Là on déplace des pans de l’East Side Gallery pour restaurer un pont que les nazis avaient fait sauter pour retarder l’avance soviétique.
On a presque envie de dire tout ça pour un pont ?
C’est qu’en Allemagne, on est prêt à sacrifier le symbolique pour aller au plus vite d’un point à l’autre. Pour Sainte Bagnole. Les hommes (et les femmes) sans qualité qui la dirigent ne prennent pas soin du patrimoine que leur confie l’humanité.
– Ce fut le cas pour le pont qui devait traverser le Rhin à proximité du rocher de la Lorelei classé patrimoine mondial de l’humanité.
– C’est le cas sur l’Elbe.
Lorsque j’étais à Dresde, en 2009, la Florence de l’Elbe venait de perdre son label de site du patrimoine mondial de l’Humanité. Et à juste titre. La vallée de l’Elbe avait été placée en juillet 2006 sur la liste rouge des sites mondiaux en péril en raison du projet de construction d’un nouveau pont sur le fleuve. Les habitants de Dresde ont préféré le petit surcroît de confort automobile qu’allait leur apporter la construction d’un nouveau pont. Ils n’ont pas compris ou pas voulu admettre qu’ils se devaient de prendre soin de leur ville non seulement pour eux-mêmes mais pour le bien commun de l’humanité. C’est ce même aveuglement qui fait que Sorge (qui signifie à la fois souci et soin) rend Faust aveugle dans la pièce de Goethe.
– C’est le cas pour la Spree.
A suivre les débats, on se rend compte qu’il n’y a pas de consensus sur le symbolique et le mémoriel concernant le Mur de Berlin. Il y a la droite bien sûr qui rêve d’un mémorial aux « victimes du communisme », ignorant d’ailleurs que les premières victimes de ce qu’ils appellent eux sans nuance ni réflexion « communisme », ce sont les communistes eux-mêmes. Mais j’ai surtout été frappé par le discours au Sénat de Berlin, d’un représentant élu du Parti Pirate, Christopher Lauer. Indépendamment de son caractère de gesticulation politicienne dont il n’est pas peu fier et de l’absence de proposition, son discours est très discutable. J’en retiens surtout le passage étonnant où il regrettait que l’on ne puisse pas se rendre compte à l’East side gallery que le Mur était une zone de démarcation, un no mans’land qu’on risquait sa vie à vouloir traverser. Il a utilisé le mot « Todesstreifen » littéralement : couloir de la mort.
Etrange conception du mémoriel et du symbolique ! C’est comme si, toute proportion gardée, bien sûr, l’on disait qu’au Mémorial de l’Holocauste, on ne se rendait pas compte de ce qu’était un camp d’extermination. Il faut quelque chose qu’on appelle la culture en attendant que l’on passe à la réalité augmentée . Etonnant que l’on ne le sache pas au Parti pirate !
J’avais dans le même article cité évoqué avec Enzo Traverso cette difficulté allemande à trouver un symbole unifiant. J’en avais en son temps évoqué un autre exemple sur le SauteRhin dans un papier intitulé : Tape cul de l’unité allemande
Mur de Berlin /East Side Gallery : Quand des hommes sans qualité font fi du symbolique
Le projet contesté sur les berges de la Spree à Berlin devant l’East Side Gallery.
Quoi de plus chic pour les bobos mondialisés et friqués que de disposer d’un pied à terre de luxe à Berlin devant ce qui reste de l’ancien Mur, l’East Side Gallery. S’ils le pouvaient, ne feraient-ils pas de préférence passer le Mur directement à l’intérieur des appartements ?
« J’suis snob, foutrement snob »…
Que m’importe l’histoire !
Sauf que sans histoire ou sans mythe il n’y a même pas de snobisme.
Au delà d’un certain nombre de malentendus et d’un nombre certain d’ambiguités, ce qui s’est passe récemment à l’East Side Gallery de Berlin nous intéresse pour plusieurs raisons.
Je coiffe cela du titre général suivant : quand des hommes sans qualité font fi du symbolique. L’expression hommes (et/ou femmes) sans qualité est à entendre bien sûr au sens de Robert Musil, hommes et/ou femmes pour qui ne compte que le calculable, le quantifiable, la quantité au détriment de la qualité.
Mais n’allons pas trop vite et reprenons le fil des évènements. Profitons de n’être pas soumis à la dictature d’une maquette
Mon premier tweet prenait appui sur une information résumée par die Zeit-online en référence à deux quotidiens :
Il était question d’arracher des pans de l’East-Side Gallery afin d’y faire de la place pour une tour d’habitat de luxe.
Le vendredi 1er mars, un premier pan du Mur a été démonté. Quelques centaines de manifestants réussissent à interrompre les travaux.
En résumé :
Impossible de traiter le sujet par twitter.
Entretemps un certain nombre de choses se sont précisées, révélant pour le moins des malentendus et des attitudes ambigües. D’abord Uwe Hinkel, un ancien Allemand de l’Est, promoteur immobilier et propriétaire d’une parcelle de terrain au bord de la Spree, qui travaille pour des investisseurs israéliens, affirme que pour accéder à son futur immeuble il n’a pas besoin de brèche supplémentaire dans le mur. Il avait accepté de faire le travail de déplacement de pan du mur pour la municipalité qui avait à cet endroit le projet d’un pont piétonnier, la reconstruction de la Brommybrücke (du nom d’un contre amiral de la marine allemande).
Le quotidien Tageszeitung met les pieds dans le plat et accuse le collectif « Mediaspree versenken » (Couler le projet mediaspree) de duplicité. Lors du referendum d’initiative populaire que le collectif avait initié en 2008 pour que le pont sur la Spree soit piéton, il était bien prévu que, pour ce faire, il y aurait une nouvelle brèche de 22 mètres dans le mur. Les voir prendre la tête de la protestation relève pour le moins d’une attitude ambigüe. Reste que bien entendu, ce qui vient de se passer en soulevant une grosse émotion s’est déroulé en parfaite conformité avec la loi. Toutes les autorisations avaient été données. Et la question de fond est finalement celle d’avoir accepté la privatisation des bords de la Spree et autorisé la construction d’un immeuble. Autorisation plusieurs fois renouvelée.
Mais c’était compter sans ….
Sans quoi au fait ?
– Sans un esprit de rébellion latent qui a trouvé un objet dans l’arrogance sociale du projet comme le montre notre photo.
– Sans un désir collectif de s’approprier ces berges de la Spree.
– Sans le fait que cette portion du Mur, la seule d’une telle longueur (1,3 km) encore à peu près intacte est plus qu’un assemblage de panneaux de béton, qu’elle a un caractère symbolique.
– Sans le fait que c’est aussi une galerie artistique. Depuis longtemps à l’Ouest de Berlin, on avait barbouillé le mur de graffitis mais la face orientale était restée vierge. A l’initiative du peintre d’origine iranienne Kani Alavi, une centaine d’artistes du monde entier, depuis réunis en association, ont entrepris, en 1990, de peindre cette façade orientale (east side). C’était conçu comme une performance artistique, un symbole de liberté. Des travaux de rénovation avaient été entrepris en 2009. J’y suis passé à ce moment là et j’en avais ramené quelques photographies.
Travaux de restauration en 2009
L’East side gallery est bien sûr devenue une attraction touristique. On vient pour cela, entre autre, à Berlin et non pour voir Mme Merkel avec son cabat faire ses courses aux Galeries Lafayette
L’émotion mondiale qu’a soulevé le déplacement d’un pan de mur qui tout à coup n’est plus nécessaire montre qu’il s’agit d’un bien commun de l’humanité et pas seulement d’un objet du patrimoine allemand.
Le quotidien TAZ a raison d’invoquer cependant le caractère tardif du réveil des Berlinois.
Le mur à cet endroit est déjà bien troué. Dans un reportage sur les 20 ans après la chute du Mur, j’avançais l’idée d’une sorte de guerre froide des mémoires. J’évoquais aussi la propension aux trous de mémoire et la pratique de la damnatio memoriæ, la condamnation à l’oubli votée par le Sénat romain. A Berlin, les monuments ont certes l’habitude d’être déplacé mais il y a surtout une relation évidente entre ce que l’on efface et ce que l’on reconstruit. Rien n’est trop cher pour restaurer la « splendeur » prussienne, l’ex RDA y avait mis du sien aussi, ou pour redorer le stade nazi des Jeux olympiques pour la Coupe du monde de Football. Là on déplace des pans de l’East Side Gallery pour restaurer un pont que les nazis avaient fait sauter pour retarder l’avance soviétique.
On a presque envie de dire tout ça pour un pont ?
C’est qu’en Allemagne, on est prêt à sacrifier le symbolique pour aller au plus vite d’un point à l’autre. Pour Sainte Bagnole. Les hommes (et les femmes) sans qualité qui la dirigent ne prennent pas soin du patrimoine que leur confie l’humanité.
– Ce fut le cas pour le pont qui devait traverser le Rhin à proximité du rocher de la Lorelei classé patrimoine mondial de l’humanité.
– C’est le cas sur l’Elbe.
Lorsque j’étais à Dresde, en 2009, la Florence de l’Elbe venait de perdre son label de site du patrimoine mondial de l’Humanité. Et à juste titre. La vallée de l’Elbe avait été placée en juillet 2006 sur la liste rouge des sites mondiaux en péril en raison du projet de construction d’un nouveau pont sur le fleuve. Les habitants de Dresde ont préféré le petit surcroît de confort automobile qu’allait leur apporter la construction d’un nouveau pont. Ils n’ont pas compris ou pas voulu admettre qu’ils se devaient de prendre soin de leur ville non seulement pour eux-mêmes mais pour le bien commun de l’humanité. C’est ce même aveuglement qui fait que Sorge (qui signifie à la fois souci et soin) rend Faust aveugle dans la pièce de Goethe.
– C’est le cas pour la Spree.
A suivre les débats, on se rend compte qu’il n’y a pas de consensus sur le symbolique et le mémoriel concernant le Mur de Berlin. Il y a la droite bien sûr qui rêve d’un mémorial aux « victimes du communisme », ignorant d’ailleurs que les premières victimes de ce qu’ils appellent eux sans nuance ni réflexion « communisme », ce sont les communistes eux-mêmes. Mais j’ai surtout été frappé par le discours au Sénat de Berlin, d’un représentant élu du Parti Pirate, Christopher Lauer. Indépendamment de son caractère de gesticulation politicienne dont il n’est pas peu fier et de l’absence de proposition, son discours est très discutable. J’en retiens surtout le passage étonnant où il regrettait que l’on ne puisse pas se rendre compte à l’East side gallery que le Mur était une zone de démarcation, un no mans’land qu’on risquait sa vie à vouloir traverser. Il a utilisé le mot « Todesstreifen » littéralement : couloir de la mort.
Etrange conception du mémoriel et du symbolique ! C’est comme si, toute proportion gardée, bien sûr, l’on disait qu’au Mémorial de l’Holocauste, on ne se rendait pas compte de ce qu’était un camp d’extermination. Il faut quelque chose qu’on appelle la culture en attendant que l’on passe à la réalité augmentée . Etonnant que l’on ne le sache pas au Parti pirate !
J’avais dans le même article cité évoqué avec Enzo Traverso cette difficulté allemande à trouver un symbole unifiant. J’en avais en son temps évoqué un autre exemple sur le SauteRhin dans un papier intitulé : Tape cul de l’unité allemande