Käthe Kollwitz : « Die Pflüger » (Les laboureurs) eau forte, pointe sèche, aquatinte. Extrait de la série « Guerre des paysans » 1907
Noh de Büreschlachte anno 1525
Scho dräi Tag un dräi Nàcht
Isch er im Wall gloffe
Wie n e arem abghetzt Tier,
Dr Bàrnhard vo Altepfirt;
Ein vo de Wenige
Wu dervo chu isch
Bi dr grosse Büremarderai.
Si Hoor isch wiss worde
ln de dräi letschte laihje Nàcht.
Si Hüs hai si verbrännt;
Fräu un Ching hai flichte miesse;
Ar isch dräi Tag un dräi Nàcht
ln Verzwiflig im Wall ummegloffe.
Jetz steht er üf em Geissbàrg obe n un lacht.
Üs em volle Hals lacht er
Ass es eim dur Mark un Bei geht, lacht er:
« D’heiteri Sunne schint jo no.-
Wie cha si denn no schine?
Alles isch jo färig jetz:
D’ grossi gràchti Sach vo de Büre ! –
D’Chnàchte vo de Firschte,
Wie d’ wildi Tierer sin si gsi! –
Het des hohl teent üf de Châpf ,
——- Haha!
Blüet züe Mül un Nase n üs! –
Barmhàrzigkeit! Barmhàrzigkeit doch! – –
Die Äuge im Stàrbe –
So glasig! – –
Si gehn eim noh!
Si risse n eim’s Hàrz züem Lib üs!
Ho! do sin si wider ! »
Un er lacht;
Ass es eim dur Mark un Bei geht,
Lacht er.
Dräi Stung drüf hai si en gfunge,
D’ Chnàchte vom Pfirter Graf,
Üfghànkt an ere Fiechte.
Après la bataille des paysans en l’an 1525
Trois jours et trois nuits déjà
Il a couru dans la forêt
Comme un pauvre animal aux abois,
Bernard d’Altenpfirt;
L’un des rares
Rescapés
De la grande tuerie des paysans.
Ses cheveux ont blanchi
Durant les trois dernières nuits clémentes.
Ils ont brûlé sa maison,
Chassé sa femme et ses enfants;
Durant trois jours et trois nuits
Il a couru dans la forêt, désespéré.
Le voici là-haut sur le Geissbarg, et il rit.
Il rit à gorge déployée,
A vous percer jusqu’aux moelles :
« Mais le gai soleil brille encore ! …
Comment peut-il encore briller?
C’en est fait maintenant,
De la grande et juste cause des paysans ! …
Les valets des princes
Ont été comme des bêtes sauvages ! –
Comme les têtes ont sonné creux!
———–Haha
Du sang par la bouche et le nez ! –
Pitié! Mais pitié !
Les yeux quand vient la mort
Si vitreux!
Ils vous courent après,
Ils vous arrachent le cœur du corps !
Oh, les voici encore! »
Et il rit,
Il rit
A vous percer jusqu’aux moelles. –
Trois heures plus tard ils l’ont trouvé,
Les valets du comte de Pfirt ,
Pendu à un pin.
(Traduction Herbert Holl et Kza Han. Les trois derniers vers ont été modifiés par mes soins)
Peu nombreux sont les artistes qui ont consacré une œuvre à ce que l’on appelle la Guerre des paysans au 16ème siècle dans les pays germaniques et sa répression, le plus lourd « crime de masse » d’avant l’époque moderne. Nathan Katz l’a fait. Son poème figurera pour cette raison mais pas seulement, aussi pour sa forme, dans mon anthologie de la littérature allemande et alémanique.
J’avais d’abord pensé associer au texte ci-dessus, Albrecht Dürer, dont le projet de monument aux paysans évoque aussi un après les massacres avant de me souvenir de Käthe Kollwitz. Le dessin ci-dessus, qui ouvre son cycle Bauernkrieg, figure plutôt un avant la révolte. L’eau forte avait fait partie de l’exposition 1914 la mort des poètes à la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg qui s’était tenue de novembre 2014 à février 2015 en illustration du chapitre consacré au pays (heimat). Un père et son fils sont attelés comme des bêtes de trait à la charrue. Le texte du catalogue précise :
« Käthe Kollwitz y déploie un langage visuel concis où les strates du format horizontal et les griffures graphiques expriment l’écrasement des corps et le poids de la misère. La terre n’est plus mère nourricière, mais lieu de sépulture. »
La terre gorgée du sang des guerres au lieu d’être terre nourricière et/ ou en même temps que de l’être est un thème lancinant chez Nathan Katz. La mise en relation se justifie donc pleinement. Le lien entre la Guerre des paysans et celle de 14-18, peut-être aussi.
Venons-en au poème proprement dit, à sa liberté de ton et à celle de sa traduction. Nathan Katz singularise l’un des épisodes de la Guerre des paysans, élément fondateur de l’identité de l’Alsace que paradoxalement elle ne veut pas reconnaître comme tel. Le poème situe l’histoire dans le Sundgau, en Haute Alsace alors province de l’Autriche antérieure, habsbourgeoise et porte la date de l’événement : 1525. Cela la distingue d’autres soulèvements paysans, qui ont eu lieu plus tard, contre les Suédois, par exemple, au moment de la Guerre de Trente Ans. Peut-être même peut-on considérer que cette bataille est la mère de toutes les batailles. Car bien entendu d’autres violences ont succédé à cette première. Nathan Katz a participé comme soldat allemand à la guerre de 14. Toute écriture, qu’elle porte ou non sur un sujet historique, est contemporaine. L’historien suisse, spécialiste de la question, Peter Blickle, qualifie la Guerre des paysans de Révolution de l’homme du commun. Il définit ce dernier, qu’il distingue de la notion de peuple, comme principalement anti-autoritaire, La répression contre la bande du Sundgau a été féroce. La chronique de Guebwiller parle de sanglant abattoir. L’historien Georges Bischoff écrit que des raids sont dirigés contre les villages sundgoviens en août-septembre 1525 et qu’ ils visent sans discernement l’ensemble des villageois, hommes femmes et enfants. Nathan Katz décrit la traque de l’un d’entre eux. Mais il n’en reste pas à un simple récit. Katz ne serait pas Katz s’il n’y avait même au pire moment un rayon de soleil. Mais que fait-il encore là ? Comment peut-il encore briller ? Il y a surtout la question de ce rire qui donne au poème une dimension que j’ai envie de qualifier de dadaïste. Dada est né, rappelons-le, en pays alémanique, à Zürich, en plein milieu de la 1ère guerre mondiale. Ce Haha !, né du monologue intérieur, constitue une belle audace. Plus qu’un rire nerveux qui vient de la moelle ou une suggestion de folie, il m’apparaît de la part d’un homme traqué comme une catharsis, tentative de sauver l’humain par delà l’inaudible et vain appel à la pitié.
A partir d’une erreur de traduction, j’avais attribué à ce rire une fonction plus cathartique qu’il n’avait. En fait, il relève sans doute plus du court-circuit, d’une dis-jonction, Les interprétations restent ouvertes. Le poème est d’une noirceur plus grande encore que je ne l’imaginais. J’ai conservé malgré cela la traduction qui me paraît plus nerveuse, plus « électrique » en quelques sorte mais aussi parce que les traducteurs ont conservé de la langue d’origine des consonances alémaniques, les consonnes affriquées du mot Pfirt (prononcez pfért) au lieu de Ferrette qui donnent au poème un autre relief. En réponse à ma question Herbert Holl et Kza Han m’avaient répondu :
« Nous avions conservé le nom alémanique/allemand à l’époque, parce que plus que « Vieux-Ferrette » il donnait corps avec ses occlusives, son coup de glotte, son affriquée, à la violence, à la cruauté, à la pitié qui transperce et imprègne à la fois le poème ».