Dans L’affabulateur paru aux éditions La dernière goutte, Jakob Wassermann (1873-1934) met en scène une insurrection à l’époque de la croyance et de la chasse aux sorcières, une révolte pour le droit au conte, le droit de raconter, d’inventer et d’écouter des histoires.
«Aucune misère physique n’est à terme aussi oppressante
et dévastatrice que la misère spirituelle et intellectuelle»
Jakob Wassermann
Cette phrase dont on a toujours tant de mal à accepter l’évidence est extraite d’un texte cité en exergue de la préface au roman dont nous allons parler dans le souci de situer les enjeux du livre dans un appel à ne pas sombrer dans l’économisme. L’homme ne vit pas que de pain.
L’affabulateur écrit par Jakob Wassermann est publié en 1926, en Allemagne, l’action se situant en Bavière. Le titre allemand est particulièrement évocateur mais ce n’est pas celui qui a été retenu. Il est en effet, traduit, le suivant :«L’émeute pour sauver Ernest, le gentilhomme adolescent». On a déjà quelques ingrédients de ce roman qui tient d’avantage de la fable et qui n’est au fond que l’une de ces affabulations dont le damoiseau a le secret.
Fils de la baronne Theodata d’Ehrenberg qui court l’aventure, le père étant décédé dans un duel en ne laissant que «des dettes, des dettes et encore des dettes», le jeune Ernest est confié à l’âge de 6 ans par sa mère au beau-frère de cette dernière, Philippe-Adolphe, évêque de Würzbourg. L’évêque, pingre parmi les pingres subvient chichement à l’entretien et l’éducation de son neveu qui vit dans son château en Franconie avec son précepteur et la sourde Lenette. à l’écart du monde de l’évêché. L’histoire est située au XVIIème siècle en terre non réformée d’Allemagne où règne l’Inquisition. Le roman commence avec le retour de la baronne issue d’une vieille famille lorraine. L’enfant a grandi. Le puzzle se met en place dans un récit d’abord bien ordonné, un chapitre un personnage, puis les ingrédients se mélangent. Du côté du pouvoir ecclésiastique règne la détestation de tout ce qui fait la joie de vivre. Le magistère de Philippe Adolphe ressemble «à une attaque de gel dans un jardin en fleurs». Il traque le diable partout. Mais c’est son âme damnée, le révérend père Gropp qui transforme cette «furie erratique» en système. «Des griffes de fer de ce système, aucune mouche possédée par le diable ne pouvait s’échapper».
L’enfant abandonné, on le croyait congénitalement débile. En fait, il était ailleurs, dans un autre monde. Son imaginaire avait la capacité de tout transformer, la moindre flaque en immensité maritime. Plus, il était littéralement happé par les mots à en suffoquer :
« Les mots se jetaient sur lui à tel point qu’il avait l’impression d’être sous une cascade l’empêchant de respirer. Toutes les choses entre ciel et terre étaient capturées en eux ; on pouvait les jeter dans le désordre comme les pions d’un jeu : chacun signifiait quelque chose, derrière chacun s’érigeait un événement. Leurs enchaînement et leurs liens étaient infinis ; de mille manière, ils meurtrissaient le cœur où l’amenaient à se réjouir ».
Double pouvoir des mots : maléfique ou bienfaisant.
Notre jeune héros est bien sûr du côté du bienfaisant. Raconter des histoires devient sa raison d’être. Côtoyant la misère il se met à raconter la possibilité d’un monde autre.
«Ernest le damoiseau trouvait stimulant d’émouvoir ces gens fatigués, d’égayer ces êtres en peine, d’offrir à leurs ténèbres intérieures une clarté inespérée. Ses histoires devenaient alors plus pétulantes que jamais et à la faconde, souvent, se conjuguait une profondeur d’esprit tout intuitive, comme dans l’histoire de cet homme dont la plus grande douleur était que le temps passât si vite et qui, partout où il se trouvait, arrêtait les horloges ».
Dans des considérations sur son œuvre, Jacob Wassermann évoque l’existence d’une pulsion de récit. «J’ai, écrit-il, tenté dans le Gentilhomme adolescent Ernest, de donner une image des états d’âmes qui produisent et nourrissent un tel penchant. Je ne peux en dire plus, ce qui est élémentaire est indescriptible».
Le succès grandissant du conteur devient aux yeux du pouvoir ecclésiastique de plus en plus suspect, il y a forcément du vice sous roche. L’évêque ramène son damoiseau de neveu en son siège épiscopal, tombe sous son charme et finit lui-même par ne plus pouvoir se passer de lui. Le conteur, de son côté, ne cesse de s’échapper de l’évêché pour retrouver son public. Pendant ce temps la chasse aux sorcières ne faiblit pas. L’évêque manque de s’étrangler quand Ernest se met à lui expliquer que brûler des sorcières ne servait à rien, que le feu ne guérit pas de la sorcellerie : «on n’enlève la magie que par la magie». Les miracles ne sont-ils pas de la magie ? Le révérend père fouettard finit par exiger de son patron qu’il renie le neveu. C’est que tout cela commence à leur paraître de plus en plus dangereux. Pour ces gens-là répandre de la joie de vivre, c’est comme répandre la peste. Ils ont la haine de la vitalité. Cette capacité de mobiliser les foules leur rappelle le petit Hans de Nicklashausen. La référence historique à Hans Böhm est explicite dans le récit. En mars 1476, un berger déclare avoir vu la Vierge à Niklashausen. Il rassemble trente mille paysans qui voient en lui un nouveau messie et les exhorte à se révolter contre les seigneurs féodaux, à lutter pour l’égalité entre hommes. Sur ordre de l’évêque, il est arrêté et brûlé vif, cinq mois après sa vision. On sait peu que le cinéaste Fassbinder en a fait un film : Le Voyage à Niklashausen
Ernest va se retrouver pris dans la fureur exterminatrice qui se déchaîne. Rappelons que le livre a été écrit en 1926. Il contient une prémonition de l’industrialisation et de la minutie comptable de l’extermination que va connaître l’Allemagne avec l’arrivée au pouvoir des nazis :
«Ces derniers jours, la fureur de l’évêque avait dépassé les limites du supportable, pas une famille de citoyens qui ne fut épargnée par des calomniateurs, pas un maître siégeant au conseil d’une corporation qui pût exercer son métier en paix. La fiancée devait quitter de force le banquet nuptial, le nourrisson était arraché au sein de sa mère et la mère trainée devant le tribunal des sorcières vers une mort assurée. En aucun cas elle n’échapperait à l’éternelle infirmité que lui prodiguerait la torture. Des gens du pays, des étrangers, des matrones, des pucelles, de nobles dames, de pauvres filles de joie étaient sacrifiées dans les feux quotidiens. Déjà on manquait de mains pour le travail assassin et de papier pour tenir un registre. Là où l’autorité est meurtrière, il faut faire aussi des écritures : c’est la même chose quelle que soit l’époque, et en chaque siècle, si le greffier ne tient pas son registre, le bourreau ne peut pas tuer ».
La nouvelle de l’arrestation du conteur se répand comme une traînée de poudre parmi les milliers de personnes ayant un jour éprouvé le bonheur d’entendre une de ses histoires. Ils organisent un soulèvement pour sa libération. Tout est bien qui finit bien. La liberté n’existe que par ceux qui la défendent. Mais c’est là que c’est trop beau pour être vrai, comme on dit. Et, comme si l’auteur l’avait compris, il se livre à une pirouette finale en faisant de l’affabulateur son narrateur. Aussitôt libéré, Ernest sait déjà quelle histoire nouvelle raconter, précisément celle de L’Affabulateur, celle du conteur qui fut libéré par un soulèvement populaire. Il s’agit bien d’une fable.
L’Affabulateur
de Jakob Wassermann
Traduit de l’allemand par Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt
Préface de Stéphane Michaud
Editions La dernière goutte