Après un prologue, nous passons à la lecture proprement dite du livre Nouvelle histoire de Mulhouse. Elle se fera en plusieurs étapes.
1. Au début, il y avait de l’eau et … un cimetière. Quand les morts installent les vivants et que Mulhouse ne s’appelait pas encore MULHOUSE..[ … – 1587]. Odile Kammerer : Émergence d’une entité urbaine ; Construction du vivre-ensemble ; Mulhouse change d’échelle.
Légendes des origines
De l’origine de Mulhouse, il y a des légendes. Elles ont été forgées au 19ème siècle. L’une d’entre elles a été écrite par Friedrich Otte en 1845. Elle a le mérite d’évoquer le fait que la mulhousienne et le mulhousien ne sont pas nés de la terre glaise mais qu’elle et lui sont venus d’ailleurs. Si l’on suit ce récit illustré ci-dessus – celle de Ludwig Schönhaupt figure dans le livre – un meunier et sa fille fuyant les troupes d’Attila (ou Etzel) construisirent un moulin aux bords de l’Ill ou de la Doller. Ils y recueillirent un soldat épuisé par les combats. A moins que ce ne soit un archange de neige. Mulhouse viendrait de Milhusen : la maison du moulin. Ou, autre possibilité, de Im Illhusen, les maisons des bords de l’Ill.
J’ajoute qu’il existe en Thüringe, une ville de Mülhausen, „Molinhuso“ du temps de Charlemagne. Là une autre légende nous raconte que bien avant, au 5ème siècle, un certain roi Molla ou Mulla fut séduit par le coin au cours d’une partie de chasse et y fit construire le château de Mulhus qui donnera son nom à la ville. Attila l’occupa en 444 sur le chemin vers les conquêtes de l’ouest.
Les armoiries de la ville figureraient donc la roue du moulin. A moins que ce ne soir une roue de charrette. Dans le Thesaurus philopoliticus de Daniel Meisner et Eberhard Kieser (graveur et éditeur) figure une planche ex bello quies (que l’on pourrait traduire par la paix féconde) sur Mülhausen im Elsass de 1623 (un cliché est présent dans le livre. p. 121) où la ville est symbolisée par une roue de charrette, certes sortie d’un nuage :
L’on pourrait croiser les fils des légendes : le meunier venant de Mulhus …. transportant son moulin sur une charrette….. Il reste de la place pour l’imaginaire. Mais trêve de plaisanterie. L’intéressant dans la légende du meunier se trouve dans la présence de réfugiés à l’origine de la localité.
Les morts ont installé les vivants
Les historiens travaillent sur des archives à l’aide de techniques ainsi qu’avec les découvertes archéologiques, rappelle Odile Kammerer. C’est un travail en progression qui ne peut se passer d’hypothèses. Les archives de Mulhouse concernant la formation de la ville au Moyen-Age ont disparues en grand partie dans l’incendie de l’Hôtel de ville en 1551. Les travaux d’archéologies, quoique parcellaires, ont apporté des éléments nouveaux. Quant aux techniques, celle de la spatialisation du temps chronologique, la cartographie, est utilisée ici pour « découvrir d’autres problématiques et ainsi « formuler de nouvelles directions d’enquête ». (p.32).
Pour le néolithique, les trouvailles archéologiques situent la région mulhousienne dans « le vaste réseau d’échange avec l’Europe centrale et la Méditerranée par voies terrestres et fluviales » (p.33) D’autres fouilles ont révélé pour l’époque carolingienne la présence d’une aire d’inhumation.
« Ce sont les morts, enterrés selon le rite chrétien, qui ont fixé les villages dont certains deviennent des villes » (p. 39)
Les morts ont installé les vivants.« Il est plus que vraisemblable qu’il y ait eu un moulin au bord de l’Ill », écrit l’auteure. La rivière avait deux bras à l’époque. La présence d’un moulin signifie, un constructeur de moulin, du grain à moudre, des acheteurs de farine, c’est-à dire une « organisation sociale dans la durée » et, pour la mise en valeur des terres fertiles « une organisation politique ». Les abbayes ont dynamisé les terres agricoles et favorisés la sédentarisation des paysans.
« Le village – Milhusen, Mulihusen, Mulinhusin, selon les graphies – est donc en place à l’époque carolingienne et son développement se poursuit sans discontinuité jusqu’à devenir une ville (ce qui n’est pas le cas de tous les sites) ».
Je n’entre pas dans le détail des pouvoirs qui s’exercent sur la localité et qui, pour être efficients, devaient être de proximité relative, l’empereur étant loin. Ils se situent entre l’évêque de Strasbourg et le duc de Souabe et d’Alsace de la dynastie des Hohenstaufen. J’en viens tout de suite au rôle déterminant de Frédéric Barberousse dans un contexte qu’ Odile Kammerer décrit comme favorable à la fois sur le plan géographique, économique et social. Elle y ajoute fort judicieusement la dimension climatique qui, dans la longue période qu’elle couvre, a connu un réchauffement et un refroidissement. Ce sont ceux de l’holocène et non ceux de l’anthropocène.
Mulhouse devient une ville
L’historienne définit la ville par son devenir, par un processus constituant au cours duquel une communauté d’habitants fait corps social et symbolique. Cela en apprenant « à se détacher du pouvoir seigneurial qui lui a préexisté », à obtenir « des droits, des privilèges », et en se dotant « de moyens économiques et de symboles pour tendre vers une certaine autonomie dans la prise de décision » (p.43)
« La dualité seigneuriale, évêque/ Staufen, qui ne semble pas concurrentielle sous Frédéric Barberousse, ouvre cependant la voie à une troisième force, celle des habitants, marchands, paysans, artisans regroupés en Conseil pour défendre leurs intérêts. Remarquons d’entrée de jeu que ‘‘les meilleurs’’(meliores) des Mulhousiens ont agi lentement mais sûrement, avec prudence et diplomatie, jouant de la rivalité de leurs seigneurs, exploitant toutes les failles politiques pour avancer vers l’obtention de droits nouveaux : 1227 : première mention de conseillers (consiliarii) ;1309 : Mulhouse ville impériale ; 1515 : zugewandter Ort ou canton suisse allié. »
Le Rhin supérieur était à l’époque au cœur du Saint Empire Romain germanique, bien situé entre la Souabe et la Bourgogne, sur la route du commerce entre l’Italie et les Flandres. L’obtention par la ville, en 1186, lors d’un séjour de Barberousse, d’un « droit de marché » est « sans doute l’acte fondateur » de la cité (p.44). Mais cela ne définit pas encore la ville. Ce « droit de marché » assure la protection des marchands, le règlement des conflits, la sécurité des transactions, le droit et la police, précise l’auteure. La ville se dote ensuite d’une muraille, de conseillers et d’une organisation urbaine avec un bain public, un maître d’école, une halle aux draps. O. Kammerer défend la thèse d’une « unicité initiale de la ville » contrairement à celle qui prévalait jusqu’à présent de la fusion d’une ville haute et d’une ville basse.
Entre 1250 et 1417, se construit un « vivre ensemble ».
« A Mulhouse, les rares éléments fondamentaux d’une future ville (murailles, marché, Conseil, justice), tous en place dans la première moitié du XIIIe siècle, permettent de profiter de l’interrègne [affrontement entre Frédéric d’Autriche et Louis de Bavière pour le titre de roi des Romains], situation de faible intensité du pouvoir royal inopérant pour assurer la protection de ses villes. Il s’agit de poursuivre l’apprentissage des pratiques urbaines et surtout de ‘‘faire ville’’, construire l’universitas [une entité administrative], assurer un consensus (relatif). Progressivement, prudemment, obstinément, le processus d’urbanisation s’intensifie pendant un siècle et demi : la ville royale de facto devient ville impériale de jure au début du XIVe siècle. La nouvelle situation juridique sanctionne en réalité une transformation profonde de la société urbaine et de son cadre de vie » (p.84)
Mulhouse profite de vacances de pouvoir pour se constituer en communauté urbaine apprenant à maîtriser son territoire, notion sur laquelle il faudra revenir, et à substituer une « horizontalité » à la verticalité de l’autorité. O. Kammerer définit l’objectif de sa recherche comme étant celle des « indices » de participation des mulhousiens à leur propre destinée au-delà des repères factuels.
Si la ville partage avec les autres villes du Rhin supérieur les éléments d’un gouvernement urbain avec ce que cela suppose de définition de « biens communs », la spécificité mulhousiene se situe dans le rôle de ses élites pour transformer le « danger aquatique en ressource ». En 1417, l’empereur Sigismond lui accorde l’autonomie de la gestion des eaux. Mais nous ne saurons rien sur les conceptions et techniques qui y présideront. L’assèchement, la maîtrise de l’eau, l’agriculture, les moulins, les murailles, etc… supposent des capacités techniques, certaines, il est vrai, anciennes.
« Pendant un siècle et demi, les Mulhousiens, à l’abri de leurs murs, construisent une ville de plein exercice en la peuplant. Ils sont de plus en plus nombreux, venus de partout et de nulle part » (p.63)
Cette population se compose de bourgeois et d’autres habitants de second rang n’ayant pas les mêmes droits. Bourgeois veut dire ayant acquis un droit de bourgeoisie avec des droits et des devoirs à l’égard de la ville. Pour devenir bourgeois, au bon plaisir du Conseil, il fallait avoir les moyens pour s’acquitter de ce droit et acheter une maison dans la cité pour y habiter. Mais il ne suffit pas de résider dans la ville, même avec un bon train de vie. Une distinction est faite entre ceux qui sont aptes à siéger au Conseil et les autres. Les premiers forment avec la noblesse, le patriciat mulhousien. Mais qui décidait de qui était apte, fähig ? Un réseau de solidarité économique et familial, et la cooptation limitaient la définition des communs à une catégorie de population. Un autre groupe va bientôt réclamer sa place, celui des Zünfte, des artisans, des gens de métier formant des tribus.
Notdurfft est le terme utilisé par le patriciat pour désigner l’intérêt général tel qu’il le voit. Il a un sens matériel et spirituel.
« Il faut cependant nuancer la notion de profit commun (nutz) ou de bien commun omniprésente dans tous les documents de la fin du Moyen-Age sous l’influence d’Aristote revisité grâce aux universités. Les travaux récents des historiens […] mettent en valeur le caractère dissonant de cette expression dans une société dont les fractures, les conflits et les clivages sont bien présents »
Odile Kammerer met en évidence la complexité de cette notion de bien commun et de volonté d’autonomisation dans un mélange d’hétéronomies plus ou moins efficientes selon les moments. Cette autonomie relative se gagne par étape. D’abord par le rachat de la charge de Schultheiss (prévôt) en 1407, puis par le droit de gérer ses eaux.
Mulhouse change d’échelle 1417-1587
La maîtrise des eaux passe par le creusement de fossés, trois au nord et quatre au sud. Outre l’objectif de renforcer la muraille construite sur piloris, l’aménagement hydraulique avait pour but de laminer les crues de l’Ill, d’arroser les plantations, de faire tourner les moulins, d’élever du poisson. Les équipements publics se développent : édifices communaux, moulins notamment, balance, atelier municipal, hospice, bains, grenier d’abondance, hôtel de ville, tout cela, attesté quoique peu documenté, témoigne d’une changement d’échelle urbaine. On retrouve là encore l’histoire des techniques. La dynamique urbaine se heurte cependant à l’étroitesse du territoire.
« Vignoble (Rebberg) et forêt (Tannenwald) sont de taille modeste. La petite superficie de ce ban constitue un handicap majeur que l’on devine aisément : pas de réserve démographique, pas de disponibilités alimentaires, de bois, de pâturages, pas d’espace tampon en cas de conflit et donc une proximité dangereuse avec les châteaux des nobles voisins pro-Habsbourg. Conscients de cette faiblesse, les édiles mulhousiens achètent en 1437 aux comtes de Wurtemberg les villages d’Illzach et Modenheim avec la basse et la haute justice, les communaux, forêts et dîmes. Ces villages constituent alors la seigneurie [droit féodal?] de la ville impériale. Cet achat […] permet à la ville d’avoir la maîtrise des eaux puisqu’au nord coulent le Steinbächlein et la Doller. Cet espace humide augmente également la surface de pâturages et de bois » (p.93)
Le système politique : gouvernance ou gouvernement ?