„ Sehr gefällt mir die Figur, ihr Ausdruck, ihre Haltung, ihre Kraft. Die linke Hand, in das Gewand gehüllt, zur Brust hochgezogen, die Rechte nach unten fallend/weisend: Dies sei, sagt H., im Altertum die Haltung mit der Bedeutung gewesen: Die Erde sei mein Zeuge. Er glaubt, daB Marcks diese Bedeutung kannte und gewollt hat. Ich nehme sie freudig an, wie überhaupt das Zusammengenommene, Unaffektierte, dabei Klagende der Figur. Ihre Wahrhaftigkeit. »Resigniert« nennt eine Schrift über den Lübecker Figurenfries sie, später: »entsagendk. Das gefällt mir eher. Trauernd, entsagend. Nicht ängstlich, zurückweichend, nicht exaltiert.“
« Elle me plaît beaucoup, dans son expression, sa posture, sa force. La main gauche, rentrée dans le vêtement, est posée sur sa poitrine, la droite retombe, désignant quelque chose. H. nous explique que cette posture signifiait dans l’Antiquité : Que la terre me soit témoin. Il pense que Marcks a repris cette signification en connaissance de cause. Je la reçois avec joie, tout comme cette concentration, cette absence de pose pour un personnage au caractère pourtant aussi accusateur. Sa véracité. Dans une publication consacrée au bas-relief de Lubeck, il est question à son propos de résignation, et ensuite d’abnégation, ce qui me plaît davantage. Dans le deuil, dans l’abnégation. Pas dans la crainte, le recul ou l’exaltation. »
(Christa Wolf : Ein Tag im Jahr 1960-2000. Luchterhand
Un jour dans l’année 1960-2000. Fayard 2006 p 326. Trad. Alain Lance et Renate Lance-Otterbein)
Première entrée en matière. Cette sculpture en terracotta, intitulée Cassandre, de Gerhard Marcks (1889-1981), Christa Wolf en a découvert un spécimen sous une bâche de travaux sur la façade de la maison d’art Lempertz à Cologne, en septembre 1985. Son livre Cassandre était paru deux ans auparavant. L’œuvre de Gerhard Marcks a été conçue en 1947-48 pour compléter l’ensemble de la communauté des saints, commencée par Ernst Barlach en 1929 et interrompue par les nazis, pour. Elle est ici une figure de deuil et de témoignage de la barbarie nazie. (Image de l’ensemble ici)
« Mot-clé : Cassandre »
« Stichwort Kassandra / mot clé Cassandre ». Mot clé qui ouvre et qui œuvre, ou plutôt l’inverse qui œuvre et qui ouvre car les choses s’ouvrent rarement d’elles-mêmes. Mot qui ressort d’un nuage de mots. Pistes à suivre. Mot obscur qui ferme aussi. Stichwort : mot aiguille. Qui pique. Stechen évoque aussi l’aiguille à coudre. Mot qui aiguillonne.
Par où commencer ? Cela tombe bien, commençons par les prolégomènes puisqu’il y en a. Le livre portant le titre Cassandre, paru en 2003 chez Stock, est en effet constitué par le récit proprement dit, précédé de ce qui est nommé Prémisses (Vorausetzungen) sous forme de quatre conférences préliminaires de poétique, qui avaient été tenues à l’Université de Francfort sur le Main. Cela me permettra de tirer vers nous d’aujourd’hui les questions qui se posent à … et que (se) pose l’auteure en suivant la piste Cassandre. Ce qui est intéressant pour moi en tous les cas, c’est ce que cela nous dit à nous au contraire des ennuyeuses lectures se limitant aux relations que le texte peut avoir avec l’ex-RDA ce que je ne nie pas mais ce pays n’existe plus. Le livre paraît en 1983 dans les deux Allemagnes d’alors. J’ajouterai aussi quelques prémisses personnelles issues du travail d’élaboration de ce texte.
Mot brouillard d’abord :
Souhaitant dans un premier temps commenter des propos récents nous invitant à faire fi des Cassandre, je me suis vite aperçu que les dictionnaires ne sont d’aucun secours. Ils ne nous disent rien du sens précis de cette expression. Je suis fort heureusement tombé sur un travail de thèse qui m’a permis de faire l’économie d’une épuisante recherche. La citation un peu longue dit bien l’essentiel :
« Cassandre se détourne du sens de son nom, étant dans les dictionnaires, nom propre ou nom commun, masculin ou féminin. Comment un nom peut-il conserver une identité alors qu’il sert tous les usages ? Linguistiquement, ce mot « cassandre » est pour la langue un signifiant réinvesti par un ensemble de significations dont les origines demeurent parfois introuvables, ne figurant nulle part dans les textes littéraires. L’usage l’associe à une énonciation qui est fausse. Ou encore à un individu qui se prétend autre chose, pour dire ce que personne ne veut entendre. « Jouer les cassandre », c’est se déguiser de son nom pour dire un mensonge sans mentir soi-même. Or, prendre son identité est loin d’être un simple jeu. Le « cri » de Cassandre, outre la référence chez Homère dans une très brève allusion à son cri de mort, ne se réfère plus à un délire bruyant de l’usage populaire, mais à un avertissement raisonné, effrayant et vrai dans la littérature. En somme, Cassandre s’est scindé en deux ; d’une part, dans la langue ayant une vie dans un usage linguistique indépendant, et de l’autre part, dans des représentations littéraires. Le point commun entre ces deux tangentes est qu’elle survit grâce à la béance qui ne demande qu’à être investie. Dans le Trésor de la langue française publié en 1977, sous l’entrée Cassandre n’est mentionné que ce vieillard sot et ridicule, mot utilisé par Stendhal, sans aucune autre entrée. Dans le Robert des citations, 1991, Cassandre est Adolphe Mouron, le célèbre publiciste, aucune mention n’est faite de la prophétesse. Puis, dans le Grand Robert de la langue française, datant de 2001, une mention très courte, Cassandre prophétesse de la mythologie grecque, puis la locution « jouer les Cassandre » : « Faire des prophéties pessimistes au risque de déplaire ou de ne pas être cru ». Enfin dans un plus petit dictionnaire, édité chez Bordas, datant de 1984, la même expression « jouer les Cassandre ». Il semblerait comme en témoigne l’écart entre les œuvres de notre corpus, (1935, 1979, 1994, 1998, 2006, 2009) qu’elle ait été écartée entre les années [19]30 et 70 de la littérature et de la langue française, retrouvant un regain d’intérêt dans les années 1990 à 2010, ce qui explique son absence des dictionnaires. Sa parole survit et renaît avec les œuvres contemporaines manifestant un intérêt pour sa parole subversive et son besoin de dire ».
Justine Desmeules : «Je»dis la vérité, Parole de Cassandre ! : Polymorphisme de l’indicible, de l’innommable et de l’irreprésentable. Thèse
C’est donc en toute mé-connaissance de cause que l’expression est employée. L’indétermination du mot suffit à disqualifier l’expression chez ceux qui veulent l’instrumentaliser. Ainsi, le Président de la République affirmait : « Certains prédisent le pire. Il ne faut jamais céder aux Cassandre ». Ceci a été dit en référence à la rentrée sociale de l’année dernière. Nous en connaissons six mois, et une réforme des retraites, plus tard le résultat. De même le Président de l’Université de Strasbourg, dans ses vœux pour la nouvelle année, appelait à faire « fi des Cassandre ». Osant même un : « Nous avons le devoir moral d’être heureux ». Et fustigeant « une certaine pseudo-science, la collapsologie, dangereuse tentation de paresse intellectuelle ».
Cassandre = malheur = collapsologie = paresse. Très ancien monde, ces propos. Et très vieille théologie.
Tentons de dissiper un peu le brouillard. Avant de voir que Christa Wolf fouille plus en amont, voyons ce que nous transmet une certaine tradition. Dans la Grèce antique, Cassandre est une alèthomantis. Qu’est à dire ? Lisons ce qu’en dit l’helléniste et anthropologue Marcel Detienne :
ἀλήθεια
Alètheia =vérité
« Cassandre est « prophétesse véridique (alèthomantis) » ; elle n’est pas un de ces devins qui « cherchent à tromper », mais, pour avoir trahi un serment, pour avoir bafoué la pistis, elle a été privée par Apollon du pouvoir de persuader : sa parole n’exerce aucune puissance sur autrui. Le défaut est si grave que, même si sa parole est efficace, Cassandre semble ne pouvoir dire que des paroles « vaines » (akranta) ou encore « non fiables » : privée de peithô, elle est du même coup privée de pistis. Incapable de persuader, l’Alètheia de Cassandre est pour ainsi dire « condamnée à la « non-réalité » ; son Alètheia de prophétesse est menacée en ses fondements. Qu’est-ce donc que la « persuasion » ? Dans la pensée mythique, Peithô est une divinité toute-puissante, aussi bien sur les dieux que sur les hommes ; seule la Mort peut lui résister. Peithô dispose des « sortilèges aux mots de miel » ; elle a pouvoir de charmer ; elle donne aux paroles leur douceur magique ; elle réside sur les lèvres de l’orateur. Peithô répond dans le panthéon grec au pouvoir de la parole sur autrui ; elle traduit, sur le plan mythique, le charme de la voix, la séduction de la parole, la magie des mots. Les verbes thelgein, terpein, les mots thelktèrion, philtron, pharmakon, la définissent sur le plan du vocabulaire, Sous le masque de Thelxinoè, elle est une des Muses, et sous celui de Thelxiepeia, une des Sirènes. Mais, comme ces dernières, elle est fondamentalement ambivalente : bénéfique et maléfique »
Marcel Detienne : Les maîtres de Vérité dans la Grèce antique. Poche. Pp 127-129
Nous retiendrons d’abord qu’elle dit vrai. Marcel Détienne établit une relation étroite entre la question de la vérité et celles de la persuasion et de la confiance. Ces deux dernières sont, comme techniques, des pharmaka autant des remèdes que des poisons. C’est une image figée, peu dynamique. Christa Wolf ne la verra pas tout à fait ainsi. Elle cherche une origine plus profonde à son don qui, par ailleurs, devient plus le résultat d’un travail, et d’abord d’un travail sur elle-même. Mais cette question n’est pas absente dans le récit quand Cassandre comprendra que les oracles sont devenus des machines de propagande au service du pouvoir. Déjà la post-vérité, sans les moyens technologiques qui la sur-détermine aujourd’hui et qui modifient les conditions de la littérature. Par ailleurs, cette vérité, il faut pouvoir y croire, l’admettre et parvenir à la formuler, car :
« de plus en plus, nous prenons conscience de l’inadéquation des mots avec les phénomènes auxquels nous sommes à présent confrontés. Ce que les états-majors nucléaires anonymes projettent de faire avec nous est indicible ; le langage qui les atteindrait semble ne pas exister. Pourtant nous continuons d’écrire dans des formes auxquelles nous sommes habitués. Cela signifie que nous ne pouvons [pas] encore croire ce que nous voyons. Ce que nous croyons déjà, nous ne pouvons l’exprimer »
C.Wolf : Troisième conférence in Cassandre Stock La Cosmopolite. Traduction Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. ppp 376-78. Toutes les citations qui suivent sont tirées de ce livre sauf indication contraire.
Dans le non-dit, il y a aussi du non-savoir et de l’indicible. Ainsi que du déni. Et ce que le dramaturge grec, le poète chrétien, la littérature courtoise ou celle de la bourgeoisie naissante pouvaient faire, l’écrivain de l’ère atomique ne le peut plus. Je reviendrai plus loin sur le contexte de crise nucléaire. La question de la vérité est un processus complexe, non dénué de souffrance. Un processus de guérison aussi comme nous le verrons plus amplement dans la seconde partie.
« Regarder en face le véritable état du monde est psychiquement insupportable » (p 157)
Christa Wolf délie. Elle nous fait témoin du travail qu’elle entreprend en défaisant, comme Pénélope, la tapisserie qui a figé une certaine image de Cassandre. Pour en libérer les éléments. Dans un dialogue avec l’humus de la mythologie grecque et de sa transmission qu’elle questionne, elle fait renaître sur ce terreau une Cassandre métamorphosée. Elle cherche en outre dans une strate antérieure, celle restée sans voix, d’avant l’écriture. Car ce qui nous en a été transmis par l’écriture porte la marque du passage au patriarcat. Ce travail de dé-liaison et d’élaboration fait l’objet des quatre conférences prémisses. Elle y utilise la forme littéraire de l’essai et celle aussi d’un journal de travail. Mais c’est toujours un travail littéraire. Et la quête d’une forme adéquate.
L’auteure s’empare ainsi de l’entrée Cassandre du dictionnaire de la mythologie de tous les peuples du Dr [Wilhelm]Vollmer (1874), :
« CASSANDRE, la plus malheureuse des filles de Priam et d’Hécube. Apollon, qui l’aimait, lui promit, si elle répondait à son amour, de lui apprendre à dévoiler l’avenir. Cassandre accepta mais ne tint pas parole une fois qu’elle eut été dotée de cette capacité par le dieu. C’est pourquoi il ôta toute crédibilité à ses prédictions, l’exposant ainsi aux railleries des gens. On tint dès lors Cassandre pour folle et, comme elle ne prédisait rien d’autre que le malheur, on en eut bientôt assez de celle qui gâchait tous les plaisirs, et on l’enferma dans une tour. Plus tard elle devint prêtresse de Minerve [erreur : elle devint prêtresse d’Apollon, C.W.] et c’est hors du temple de cette déesse qu’Ajax la traîna par les cheveux et, comme elle s’était cramponnée à la colonne représentant la déesse, il fit tomber par terre cette dernière en même temps que la malheureuse ».
Cette entrée de dictionnaire, ce mot-clé de fermeture, la romancière le fracture.
« Le malheur : voilà le mot qui revient le plus fréquemment. Ce qui semble gêner le Dr Vollmer et ses collaborateurs en 1874 au point qu’ils ne puissent l’exprimer, c’est la version contestée selon laquelle l’Achéen Petit Ajax, l’un des principaux héros de la prise de Troie, aurait violé Cassandre au pied de la statue d’Athéna, un acte devant lequel la déesse, impuissante, ne put que tourner les yeux vers le ciel. À ce propos : son père, le roi troyen Priam, aurait marié Cassandre vers la fin de la guerre pour des raisons politiques — pour gagner un allié qui amenait un renfort de troupes dont on avait grand besoin — à un homme qu’elle refusait ; c’est vraisemblablement de ce mariage que naquirent les jumeaux qu’Agamemnon emmena avec elle vers Mycènes, où ils furent mis à mort après elle. Hypothèse : avec Cassandre nous avons l’un des premiers personnages féminins dont le destin préfigure ce qui va arriver ensuite à la femme pendant trois mille ans : être transformée en objet. »
L’article du dictionnaire soulève des questions et notamment celle de savoir pourquoi l’on associe l’idée de prophétie de malheur à Cassandre, une femme et non par exemple à Laocoon qui fit les mêmes. On ne qualifie pas Laocoon de prophète de malheur.
« Comment donc Apollon, ce «jeune » dieu masculin, peut-il confier à une femme le don de prophétie ? Pourquoi s’empresse-t-il, pourquoi les conteurs s’empressent-ils aussitôt d’annuler la portée de ce don ? Pourquoi tenait-elle tant à ce don ? Pourquoi l’opprobre, associé à la prophétie malheureuse («des prédictions de Cassandre ! »), demeura-t-il accolé au nom d’une femme, alors qu’au même moment et pour les mêmes motifs le prêtre troyen d’Apollon Laocoon lançait ses mises en garde et prédisait le malheur ? Lui aussi adjura ses compatriotes de ne pas faire entrer dans les murs de la ville le cheval que les Achéens avaient abandonné. Pourquoi pas donc des « prédictions de Laocoon » ? Comment se fait-il qu’il fut, avec ses fils, étreint et étouffé par des serpents ? »
Que de questions et il y en encore plein d’autres.
En France, presque à la même période que le dictionnaire du Dr Vollmer paraissait l’Encyclopédie du dix-neuvième siècle : Répertoire universel des sciences, des lettres et des arts : avec la biographie de tous les hommes célèbres. Paris : Librairie de l’Encyclopédie du XIXe siècle, 1883. Il contient certes une entrée Cassandre mais intéressons nous plutôt à celle de Prophétesse, où elle est à nouveau évoquée parmi les femmes, esprits pauvres, infirmes et inutiles :

Saint-Priest, Ange de : Encyclopédie du dix-neuvième siècle : Répertoire universel des sciences, des lettres et des arts : avec la biographie de tous les hommes célèbres. Paris : Librairie de l’Encyclopédie du XIXe siècle, 1883.
Les deux premières conférences rendent compte du voyage en Grèce de la romancière. D’emblée, Cassandre lui semble la seule à se connaître elle-même. Elle l’imagine débarrassée de la charge de prophétesse mais non de la contrainte de voir. « Elle a encore cette obligation vis-à-vis d’elle-même : savoir qui elle est, prendre distance et, tout en étant intimement concernée, tenter une approche objective des choses »
Quand à nous, aujourd’hui,
« quelle prophétie pourrait encore nous surprendre […] ? Ne sommes-nous pas au-delà de ce que l’on peut nous annoncer et nous prédire, donc au-delà de la tragédie ? (p 42)
Cassandre sera celle qui ose savoir (Immanuel Kant). Qui en a le courage. Au-delà du tragique ? Au sens de la tragédie grecque, c’est évident, elle n’y tient qu’un rôle secondaire. Au sens de l’héroïque, aussi. Mais encore ? Au-delà des lois divines et des dieux. Censés être ceux qui « veillent aux intervalles »(Borgès), ils ne sont pas ceux qui diffèrent les catastrophes. D’ailleurs, ils sont morts. C’est aux humains de le faire.
Poursuivons, « le calamar est cuit, le pita est au four ».
La perception de Cassandre serpente entre les pages pour y ressurgir régulièrement avec d’autres facettes, de nouvelles questions, de nouvelles pistes. Une impressionnante bibliographie est jointe aux textes des conférences : des lectures littéraires, les tragédies grecques bien entendu, Sapho, les historiens de l’antiquité, Goethe, Schiller, Thomas Mann mais aussi des théoriciens et philosophes. Lecture croisée de Faust et d’Aristote. Dialogue critique avec la littérature grecque et allemande. « A qui puis-je raconter que l’Iliade m’ennuie ? » Certains auteurs font l’objet de citations commentées. Lewis Mumford, par exemple, et son mythe de la machine. J’en traduis l’esprit : Les externalités négatives et toxiques des prouesses techniques n’ont jamais été aussi dangereuses.
Qui était Cassandre avant que quiconque n’écrivit sur elle ? Elle se situe à la charnière de deux cultes, dans le passage du matriarcat au patriarcat.
Une poétique des serpents

Hans Baldung Green : Allégorie figurant une femme tenant un miroir ainsi qu’un serpent un cerf et une biche (1529). Une femme au bord du précipice. Son corps ondulant évoque lui-même un serpent. Photo prise dans la rétrospective H,B.Green à Karlsruhe
Visite à Epidaure. Esculape
« le dieu masculin, descendant d’Apollon, un des nouveaux dieux ; qu’il ait repris [übernehmen] des femmes son art de guérir, c’est ce dont témoigne son emblème, le serpent » (Traduction modifiée).
Nous avons déjà rencontré cette question du serpent à propos d’un autre texte de Christa Wolf : Médée/voix. Il est postérieur à celui dont il est question ici. D’où ma question : ne pourrait-on pas définir la poétique de Christa Wolf comme celle du serpent ? Du pharmakon qu’Esculape a peut-être adopté, j’ai hésité à traduire übernehmen par adopter. Repris des femmes dans sa version poison et remède. Christa Wolf ne veut pas se prononcer, elle cherche un terme neutre. Je me suis demandé pourquoi. Aurait-il pu le voler ? Mais il y a encore une strate plus ancienne. Au tout début, le serpent créature bienveillante était un symbole de Gaïa. :
« Cassandre à encore de nombreux autres frères, et parmi eux Hélénos. C’était ce frère jumeau qui était assis avec elle dans le bosquet d’Apollon quand ils étaient enfants ; des serpents leur ont léché les oreilles, leur donnant par là même à tous deux le don de divination ; des serpents, les attributs de l’ancienne déesse mère Gaia. Cela est donc la plus ancienne strate de la tradition, et seulement ensuite s’y superpose l’autre, selon laquelle Apollon aurait désiré Cassandre après lui avoir offert le don de divination… »
(CW : Troisième conférence p 179)
Cela me renvoie au dernier livre de Bernard Stiegler :
« de symbole du pharmakon, c’est à dire du soin dont le dieu est Asclépios [Esculape] mais étant à la fois poison et remède et nécessitant une hermeneia (une interprétation), comme l’indique le caducée d’Hermès, le serpent deviendra avec le monothéisme le mal et le malin, c’est à dire le diabolique qui sème la zizanie et écarte les créatures de Dieu de son Eden.
Est dia-bolique ce qui brouille le sym-bolique »
(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser II, pp. 29-30
Pour Christa Wolf c’est précisément la fonction d’interprétation qui sera retirée à Cassandre, étant désormais réservée aux hommes.
Et la guerre ?
Cassandre est une voix autre que celle des guerriers enfermées dans l’opposition binaire ami/ennemi. J’ai été frappé dans les nombreux commentaires que j’ai pu lire, sans doute de loin pas tous, du peu de référence au contexte de la guerre tant pour la guerre de Troie, une guerre pour un leurre, que pour celle froide et de menaces nucléaires dans laquelle se situe Christa Wolf au moment où elle écrit Cassandre. A cela s’ajoute l’idée que « la littérature de l’Occident commence par la glorification d’une guerre de rapine ». Peut-on parler du rapport à la guerre sans la qualifier ? Christa Wolf en a pourtant beaucoup parlé.

Doomsday Clock, l’horloge de l’apocalypse. « Nous exprimons désormais en secondes le temps séparant le monde de la catastrophe, non plus en heures ou en minutes », a déclaré Rachel Bronson, présidente et directrice générale du Bulletin of Atomic Scientists, lors d’une conférence de presse à Washington, jeudi 23 janvier 2020.
Faisons d’abord un détour par Berlioz
Je vous invite à prendre le temps de regarder cet extrait sur la prise de Troie dans « Les Troyens », opéra d’Hector Berlioz, avec Anna Caterina Antonacci dans le rôle de Cassandre. L’ Orchestre révolutionnaire et romantique est dirigé par sir J. E. Gardiner. Le contraste est saisissant entre les propos de Cassandre qui sait que le cheval est un piège et l’inconsciente et aveugle illusion populaire prise, elle, de folie et menée par le roi qui accuse Cassandre d’être folle.
La fin de Troie est aussi celle des vainqueurs, de la Grèce qui sera supplantée par Rome fondée par l’un des fils de Troie. Berlioz raconte l’Enéide d’après Virgile. Une civilisation meure d’hubris, une nouvelle la remplace.
« Une civilisation repose sur la destruction de la civilisation qui la précède. Berlioz est bien le fondateur de l’opéra urbain. La fondation de Rome présuppose la chute de Troie et de Carthage ainsi que le mort tragique de Cassandre et de Didon, toutes deux victimes sacrificielles d’une vision nihiliste de l’histoire »,
écrit Hermann Hofer (connu aussi comme Charles Ofaire), un auteur franco-suisse (et « jurassien ») co-auteur notamment d’un Hector Berlioz. Ein Franzose in Deutschland (Berlioz, un Français en Allemagne).
Ce détour de l’histoire a intéressé aussi Heiner Müller. Interrogé sur son rapport aux sujets de l’actualité, il répond que les histoires actuelles l’intéressent peu parce qu’elles ne sont que la résurgence d’événement enfouis bien plus déterminants. Il ajoute :
« Un bon exemple est la guerre de Troie. Les Grecs détruisent Troie. Enée, un prince de la maison Priam ( de la maison royale de Troie) y survit. Il traverse l’Afrique jusqu’en Italie où il fonde Rome. A partir d’un long recul historique, la guerre de Troie avait dans le fond pour seule fonction la défaite de la Grèce et son remplacement par Rome. Voilà ce qu’il en est de la victoire grecque, le début de la fin »
(Heiner Müller „Geschichte geht immer auf Umwegen“ (1991) (L’histoire prend toujours des détours) in Heiner Müller : Gespräche 3)
La chute de Troie s’est faite au prix d’un véritable carnage, d’une démesure.
« Les Grecs ne se sont pas contentés de la vaincre, de la prendre, ils l’ont saccagée, incendiée […]. Les hommes ont été tués, les femmes, les enfants, emmenés en esclavage, il n’y a plus que des ruines. Les Grecs s’imaginent que l’affaire est enfin réglée, mais c’est alors que se découvre l’autre versant de cette grande aventure guerrière. Il va falloir, d’une façon ou d’une autre, que les Grecs paient les crimes, les excès, l’hubris, dont ils se sont rendus coupables au cours même de leur victoire. »
(Jean-Pierre Vernant : L’univers, les dieux et les hommes. Seuil. p. 115)
Une guerre pour un hologramme
Selon l’histoire « officielle », la guerre de Troie a été déclenchée par le rapt de la belle Hélène, la « plus belle femme du monde », femme de Ménélas, roi de Sparte par Pâris, fils du roi troyen Priam – et donc frère de Cassandre – déguisé en berger. A moins que ce ne soit une fugue adultère de la belle en compagnie du bellâtre. Peu importe ici. L’hypothèse intéressante est celle formulée par Euripide lui-même, hypothèse selon laquelle pendant toute la guerre de Troie, Hélène était réfugiée en Égypte. Une guerre donc pour un leurre !
Dans le prologue du texte éponyme d’Euripide, Hélène nous présente le Nil aux eaux pures et nous annonce qu’elle va nous raconter son histoire et dire pourquoi elle se trouvait là tout au long de la guerre alors que l’on croyait qu’elle était prisonnière à Troie. Ce n’était pas elle mais son hologramme pourrait-on dire aujourd’hui :
« Pâris quitta l’Ida et ses étables pour accourir à Sparte, où il pensait s’emparer de mon corps. Mais Héra irritée de n’avoir pas vaincu fit que Pâris, croyant m’étreindre, ne saisit que du vent : elle lui accorda, non ma personne, mais un fantôme semblable à moi, fait d’éther et par elle animé, Le roi fils de Priam crut donc me posséder quand il ne tenait qu’un mirage. Vinrent ensuite d’autres décrets de Zeus pour ajouter à mon malheur. Car s’il porta la guerre à la terre des Grecs ainsi qu’aux malheureux Troyens, ce fut pour soulager notre mère la Terre du fardeau des mortels qui allaient se multipliant, et aussi pour donner la gloire au plus brave des Grecs. L’enjeu de la lutte troyenne, le trophée proposé aux Grecs, ce n’était pas moi-même, mais mon nom seulement. Car Hermès m’avait enlevée aux replis de l’éther, cachée dans un nuage — Zeus en effet veillait sur moi — et logée en ces lieux au foyer de Protée, qu’il jugeait le plus vertueux des mortels, pour que j’y garde intact le lit de Ménélas. C’est donc ici que je demeure, tandis que mon époux infortuné réunit une armée, poursuit mes ravisseurs jusque sous les murs d’Ilion. Combien de vies aux rives du Scamandre se sont pour moi éteintes! Et moi qui n’ai fait que subir, on me maudit, on me croit une épouse infidèle, on m’impute la longue guerre qui éprouve les Grecs ! Comment se fait-il que je vive encore ? C’est que je tiens de la bouche divine d’Hermès que je dois revenir vivre un jour dans la plaine illustre de Sparte, avec mon époux qui saura que je ne fus jamais à Troie, ayant voulu que dans mon lit il fût seul à entrer. »
(Euripide : Hélène in Tragédies complètes II. Folio p 934)
Hérodote dit avoir trouvé Hélène en Égypte où le bateau de Pâris avait été déporté par une tempête. A cette guerre pour un leurre s’ajoute une autre dimension donnée comme cause profonde de la guerre de Troie, la question de la surpopulation : « ce fut pour soulager notre mère la Terre du fardeau des mortels qui allaient se multipliant ». Cela n’a pas échappé à Jean-Pierre Vernant qui écrit : « Lorsque les Grecs réfléchiront eux-mêmes sur la guerre de Troie, ils diront parfois que les vraies raisons de cette guerre, c’est que, les hommes s’étant multipliés en masse, les dieux s’irritaient de cette foule bruyante et voulaient en purger la surface de la terre » (J-P Vernant : L’univers, les dieux et les hommes. Seuil p. 98)
Crise des euromissiles
Et Christa Wolf, de quelle guerre parle-t-elle ? L’écriture du récit coïncide avec la crise des euro-missiles quand les docteurs Folamour de l’Otan et du Pacte de Varsovie dans leur pensée délirante (C.W.) s’imagineront pouvoir circonscrire au continent européen de part et d’autre de la ligne séparant les deux Allemagnes, une catastrophe nucléaire. Avec des armes nucléaires dites de théâtre.
Le 12 décembre 1979, à Bruxelles, l’OTAN décidait l’installation en Europe de 600 missiles balistiques à moyenne portée ( ou de portée intermédiaire = de 1000 à 5000 kms) équipés de têtes nucléaires (Intermediate Nuclear Forces – INF) en réponse à la modernisation, côté soviétique, des missiles de moyenne portée. 15 jours plus tard, l’Urss créait son Vietnam en intervenant en Afghanistan alors que le Sénat américain refusait de ratifier l’accord Salt II sur la limitation des armes nucléaires stratégiques signés par L. Brejnev et J. Carter 6 mois plutôt à Vienne. Le tout finira par la dislocation de l’URSS. Mais les armes nucléaires, elles, sont toujours là. La fin de Troie n’est pas seulement celle tant décrite de la RDA seule mais concerne potentiellement tout le continent européen. Dans son discours de réception du Prix Büchner, en 1980, C.Wolf avait déclaré :
« L’écriture n’en devient pas plus facile depuis que nous savons que nos deux pays qui s’étaient appelés Allemagne et en on perdu le nom en le ruinant à Auschwitz, que ce pays des deux côtés de l’Elbe sera effacé l’un des premiers en cas de conflit atomique. Peut être y a-t-il déjà des cartes qui retracent les étapes de cette éradication. J’imagine que Cassandre a dû aimer Troie plus qu’elle-même lorsqu’elle a osé prophétiser à ses compatriotes la chute de Troie »
Cette réalité d’une catastrophe nucléaire a influencé l’écriture de Cassandre y compris dans ses effets sur la vie quotidienne. Christa Wolf est bien consciente des mécanismes de son refoulement, de son déni, mais mise sur la capacité de résistance de l’espérance qui, au moment où elle écrit, glisse vers le principe de responsabilité. Dans la mythologie ce que Cassandre prédisait advenait. Mais on peut aussi considérer avec Hans Jonas que la prédiction soit faite pour qu’elle ne se réalise pas. Son livre Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, paru en 1979, avait eu avec Cassandre, pour cette dernière surtout dans sa composante féministe, un grand écho dans les mouvements pacifistes de l’époque. L’on sait aussi que la romancière était en correspondance avec Günther Anders dont la relecture du mythe de Noé a, elle aussi, connu une forte résonance.
La question nucléaire un temps estompée par la signature, en 1987, d’un Traité FNI entre Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan a fait retour sur le devant de la scène. D’abord parce qu’il n’existe plus, les Américains s’en sont retirés en août 2019 et ont relancé la course aux missiles intermédiaires ; aussi parce qu’ils se sont retirés de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran sans compter le jeu infantile avec la Corée du Nord ; enfin surtout parce que les tensions mondiales s’accentuent. Et que la course aux armes pseudo tactiques dans l’espoir d’en faire des armes de combat est repartie La situation décrite par Christa Wolf est donc encore plus dangereuse qu’elle ne l’était à l’époque où elle écrivait Cassandre. Le monde était alors encore structuré en deux camps qui n’ont cessé de se déliter alors que la structure militaire survivante est en « état de mort cérébrale ». La dernière rupture en date porte sur la levée des restrictions que les États-Unis s’étaient imposées, sans n’avoir jamais signé le Traité d’interdiction, sur les très humanistes mines anti-personnelles.
Pensée délirante
Je voudrais m’arrêter sur cette idée de pensée délirante.
« La pensée délirante [Wahndenken] est bien entendu mathématisée. (Comme paradoxalement la mathématique — si on commence à croire en elle comme en une formation autonome, dont les lois peuvent s’appliquer à d’autres formations et y prouver, voire y créer ce qui est actuellement l’un des plus grands mythes de la défense contre la vie : la « scientificité » [die Wissenschaftlichkeit] —, comme donc la mathématique dans son indiscutable exactitude est particulièrement appropriée pour être intégrée dans un délire et pour le rendre inattaquable.) À deux reprises, la semaine dernière, l’ordinateur des USA a sonné l’alarme, signalant que des missiles soviétiques se dirigeaient sur les États-Unis. Dans un pareil cas, le Président disposerait de vingt-cinq minutes pour prendre une décision. Il paraît qu’on a maintenant débranché l’ordinateur. L’erreur qui relève du délire : faire dépendre la sécurité du fonctionnement d’une machine plutôt que de l’analyse d’une situation historique (ce qui signifie aussi : d’une compréhension de la situation historique de celui d’en face).
Le risque d’une guerre atomique en Europe n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui, déclare l’Institut suédois de recherches pour la paix dans son rapport annuel. […]
Qu’ai-je en tête quand, je dis « pensée délirante » ? Je veux parler du caractère absurde de cette affirmation : le surarmement atomique diminuerait les risques de guerre grâce à l’« équilibre de la terreur » ; il offrirait à la longue ne serait-ce qu’un minimum de sécurité. Je veux parler de cette manière grotesque de jongler avec les stratégies qui, déjà dévastatrices quand on les appliquait aux armes conventionnelles, sont devenues insensées, irrationnelles quand on les applique aux armes atomiques ainsi que l’exprime cette phrase cynique : celui qui frappe le premier mourra le deuxième.) »
La tentative de circonscrire le champ de bataille nucléaire modifie radicalement la donne :
« L’Europe ne peut se défendre en cas de guerre nucléaire. Elle survivra ou périra tout entière. L’existence des armes nucléaires a poussé jusqu’à l’absurde toutes les stratégies de défense imaginables pour notre petit coin de terre. »
CW Troisième conférence pp140-142
La notion même de défense n’a plus de sens avec le nucléaire. Je pourrais ajouter à cela que la dissuasion nucléaire dont on se félicite à nouveau et quoi que l’on en dise sur le plan métaphysique ne saurait dissuader de l’autodestruction des sociétés qui portent la destruction mutuelle assurée, MAD, qui veut dire fou. L’important pour notre propos est de considérer ici qu’avec la possibilité d’une guerre nucléaire la question de Cassandre se modifie.
Christa Wolf :
« Ma motivation d’écrire Médée, qui présente déjà aussi pour Cassandre, portait sur la question des tendances autodestructrices de notre civilisation occidentale qui sont d’autant plus funestes que nous perfectionnons nos armes d’anéantissement »
(Christa Wolf : Wir leben verkehrt. Nous vivons faussement. Entretien dans l’hebdomadaire die Zeit. 2007)
A la sortie du Théâtre d’Epidaure, après une représentation de l’Orestie :
« Toutes les arguties échangées pour savoir si, dans cet homme malheureux, Oreste, il faut voir le meurtrier de la mère ou le vengeur du père n’arrivent pas à masquer ceci : là ou devait se développer l’esprit d’harmonie et de réconciliation, une contradiction est ouverte, qui se trouve comme un déchirement dans l’homme [im Manne] et, comme ce déchirement doit être perpétuellement nié, maquillé, réinterprété et refoulé, il engendre la peur, la haine, l’animosité et les conséquences que cela entraîne sont toujours aussi graves pour nous et pour la génération de ceux qui, comme nous le faisons maintenant, quitteront dans quatre mois le théâtre d’Epidaure. La Troie que j’ai devant les yeux est – bien plus qu’une description rétrospective – un modèle pour une sorte (eine Art) d’utopie »
(CW : deuxième conférence p.133)
« Une sorte d’utopie ». L’auteure semble prendre ici une distance sur la question de l’utopie. En même temps, il y aurait là enfoui dans ce que l’on appelle Troie une nécromasse noétique (Bernard Stiegler) qui pourrait nous servir de terreau, de source d’inspiration.
Petit à petit et à la faveur de son voyage à Mycènes et en Crète, la question traditionnelle d’une Cassandre qui prédit sans être crue passe à l’arrière plan et l’idée d’en faire un travail didactique, façon Lehrstück de Brecht, s’estompe. La figure se métamorphose.
« Berlin, 2 janvier 1981. L’histoire de Cassandre telle qu’elle se présente à moi maintenant : Cassandre, la fille aînée et la préférée du roi troyen Priam, une personne vive, s’intéressant aux questions sociales et politiques, ne veut pas imiter sa mère Hécube ou ses sœurs en se confinant dans les tâches du foyer, ne veut pas se marier. Elle veut apprendre quelque chose. Pour une femme de haut rang, le seul métier possible est celui de prêtresse, de prophétesse (métier qu’en des temps plus anciens seules les femmes ont exercé : lorsque la divinité suprême était une femme ? Gê, Gaia, la déesse de la Terre : un métier qu’au cours de luttes semble-t-il millénaires les hommes disputèrent aux femmes en même temps que les dieux évincèrent les déesses. Un exemple frappant est celui de l’oracle de Delphes, que le dieu Apollon reprend directement de Gaia. On lui accorde ce métier, un privilège : Cassandre devra l’exercer en se conformant à la tradition. C’est justement ce qu’elle est amenée à refuser — d’abord parce qu’elle pense qu’en s’y prenant autrement, à sa manière, elle servira mieux les siens, avec lesquels elle s’identifie et auxquels elle se sent liée ; plus tard, parce qu’elle comprend que « les siens » ne sont pas les siens. Un douloureux processus de détachement au cours duquel, pour avoir « dit la vérité », elle est d’abord déclarée démente, puis jetée dans la tour par son bien-aimé père Priam. Les visions qui s’emparent d’elle n’ont plus rien à voir avec les interprétations rituelles des oracles : elle « voit » l’avenir parce qu’elle a le courage de voir le présent tel qu’il est. Elle n’y parvient pas toute seule. Parmi les groupes hétérogènes qui vivent dans le palais et autour de lui — socialement et ethniquement hétérogènes —, Cassandre en vient à fréquenter des minorités. Ce faisant, elle se met délibérément en marge, se dépouille de tous ses privilèges, s’expose aux suspicions, aux railleries, aux persécutions : c’est le prix de son indépendance. Elle ne s’apitoie pas sur son sort ; elle vit sa vie même pendant la guerre. Tente d’abolir la sentence qui la frappe : devoir être transformée en objet. À la fin elle est seule, proie de ceux qui ont conquis sa ville. Elle sait que pour elle il n’existait aucune autre solution vivable. L’autodestruction de Troie allait au-devant de la destruction par l’ennemi. La période qui s’annonce sera dominée par la violence et la lutte pour le pouvoir. Mais les villes de la région ne seront pas toutes détruites. »
CW Cassandre 3ème conférence p155-6
Ce n’est pas le dernier mot.
Anthropocène
Si la menace nucléaire persiste plus présente que jamais, une autre s’y est rajoutée depuis, la menace d’extinction de la vie sur la planète, la première pouvant être une conséquence de la seconde. Ou inversement. Les armements sont d’ailleurs tant en termes de production, de commerce, que d’utilisation, entropiques et anthropiques.

Cassandre = « Contribution à l’élaboration d’un système d’aide à la décision pour la gestion des espaces naturels : application à la constitution des trames vertes au regard du changement climatique et de la dynamique urbaine »,
« Berlin 2 février 1981. […] Aujourd’hui, l’on n’est plus obligé d’être Cassandre : la plupart commencent à deviner ce qui va arriver. Un malaise que beaucoup perçoivent comme un vide, comme une perte de sens, qui fait peur. Qu’un sens nouveau puisse venir des institutions usées auxquelles beaucoup étaient habitués est un espoir inexistant. Course en zig-zag. Pas de moyen de fuite en vue. On se sent coincé. L’Australie n’est pas une issue. »
L’Australie n’est pas une issue. Cela veut d’abord dire, bien sûr, qu’il n’y a plus aucun lieu, nulle part – titre d’un autre livre de Christa Wolf – où se réfugier. Mais la métaphore permet d’autres parallèles qui peuvent être établis au regard des évènements d’aujourd’hui. Troie peut-être Venise, ou l’Australie en feu, des villes de Syrie en cendres, ou des lieux dont on parle moins (Zambie, Zimbabwe), voire la terre entière.
Peut-être que deux images de pyrocumulus peuvent servir à faire le lien. La première au-dessus d’un incendie de forêt en Californie qui vaut aussi pour ceux d’Australie ou de Sibérie :
La seconde, le champignon atomique d’Hiroshima :
Christa Wolf n’évoque pas directement l’anthropocène, le mot n’existait pas encore. Mais elle en repère des traces en Grèce sur les lieux mêmes qui furent sacrés. Pour n’en citer qu’un exemple :
« Je cherche à m’expliquer pourquoi on est saisi d’une aussi irrépressible amertume en constatant la destruction d’une ville comme Aulis par des installations industrielles, l’anéantissement d’Éleusis par des raffineries de pétrole : ce n’est pas la même indignation que celle éprouvée ordinairement par la destruction d’un paysage par l’industrie. Pourquoi devrait être épargné l’endroit où Iphigénie a été sacrifiée par son père ? Pourquoi la Voie sacrée entre Athènes et les Mystères d’Éleusis ne devrait-elle pas être profanée par des poids lourds ? Au nom de quoi pèserait une malédiction sur les transports d’essence alors qu’elle aurait épargné les charrettes tirées par des ânes qui apportaient marchandises et vivres à la cité d’Éleusis et au sanctuaire de Déméter ? Ce mouvement de rejet que nous ressentons, n’est-ce pas déjà un signe de retrait et de résignation ? Ici au moins (c’est peut-être ainsi que nous raisonnons), en ces lieux au moins, si éloignés de toute religion valable aujourd’hui qu’ils pourraient être sacrés pour toutes les religions aussi bien que pour les athées, ici devrait se perpétuer un tabou qu’on ne respecte nulle part ailleurs : et tout en cherchant encore à expliquer notre sentiment d’effroi, nous savons pourtant qu’un respect parqué dans des réserves ne peut être un vrai respect mais rien d’autre qu’un calcul, et que cette civilisation qui est la nôtre est sûrement plus honnête – comme les mots perdent leur sens !- en faisant, vers la fin de ses jours, disparaître sous l’excavatrice les lieux sacrés dont elle est issue »
( Christa Wolf : Deuxième conférence pp 118-19 )
Pourquoi tout cela échappe-t-il tant aux commentaires littéraires ?
« Empêcher le naufrage causé par le réchauffement de la planète »
Internation à Genève, le 10 janvier 2020
Saisie d’écran du site du projet Internation
Greta Thunberg :
« Nous ne pouvons résoudre une crise si nous ne la traitons pas comme telle »
Media error: Format(s) not supported or source(s) not found
Télécharger le fichier: http://www.lesauterhin.eu/wp-content/uploads/2018/12/Greta-Thunberg-la-jeune-%C3%A9colo-su%C3%A9doise-devenue-le-visage-de-la-COP24-360p.webm?_=1António Guterres :
« Si je devais choisir une phrase pour décrire l’état du monde, je dirais que nous nous trouvons dans un monde où les défis mondiaux sont de plus en plus intégrés et les réponses sont de plus en plus fragmentées, et si cela n’est pas inversé, c’est une recette pour un désastre.
Maintenant, si l’on regarde la politique mondiale et les tensions géopolitiques, avec l’économie mondiale et les méga tendances – changement climatique, circulation des personnes, numérisation – la vérité est qu’elles sont de plus en plus liées, interférant de plus en plus les unes avec les autres . Et en effet les problèmes sont globaux mais les réponses sont fragmentées ».
António Guterres, secrétaire général de l’ONU, à Davos, le 24 janvier 2019
Le 10 janvier 2020 se commémorera le centième anniversaire de la Société des Nations fondée à Genève. Elle est devenue, en 1945, l’ONU. Les deux organisations avaient été créées aux lendemains des Première et Deuxième guerres mondiales. Le centenaire se situe dans un contexte d’urgence climatique extrême tandis que de nombreux États sont dirigés par des hommes politiques réactionnaires et dénégateurs alors que les autres n’inspirent guère plus de confiance. Sans compter ceux qui, certes, font mine de savoir que « la maison brûle » et qui continuent cependant à regarder ailleurs ou de ne pas apporter de réponses à la hauteur des enjeux. On observe dans le même temps un accroissement des inégalités mondiales et le développement de crises et tensions régionales qui se rapprochent dangereusement. Elles sont alimentées par les guerres économiques et les conséquences dramatiques du réchauffement climatique qui affecte déjà l’ensemble des droits humains à la vie, à la santé, au logement, à l’eau.
Dans ce contexte et à cette occasion, le 10 janvier 2020, le groupe Internation proposera à l’ONU les grandes lignes du travail entrepris depuis septembre 2018, une démarche globale pour affronter la nécessaire transition, des pistes de réponses positives aux discours que António Guterres, a tenus les 10 septembre 2018 et 24 janvier 2019, ainsi qu’à ceux de Greta Thunberg devant l’Assemblée Nationale, en France, le 23 juillet dernier, puis devant les Nations Unies, à New York, le 23 septembre dernier.
Internation est un collectif transdisciplinaire qui a été constitué à la Serpentine Gallery de Londres le 22 septembre 2018, à l’initiative de Hans Ulrich Obrist et Bernard Stiegler, et auquel se sont joints de nombreuses personnalités du monde entier (scientifiques, mathématiciens, juristes, économistes, philosophes, anthropologues, sociologues, médecins, artistes, ingénieurs, chefs d’entreprises, activistes, designers).
Le collectif essaime depuis l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou.
Comme l’explique ci-dessous, dans l’extrait vidéo de la chaîne Thinkerview, Bernard Stiegler, la guerre économique, dans laquelle nous sommes et qui a été déclenchée par la révolution conservatrice et renforcée par les disruptions numériques, détruit le monde par l’accélération de la production d’entropie. Il souligne combien la question est épistémologique car nous ne sommes plus dans la physique newtonienne et il faut repenser les bases scientifiques de l’économie. L’économie « newtonienne » de l’ancien monde ignore les lois de la thermodynamique. Nous vivons dans l’anthropocène que le philosophe définit dans ses trois dimensions entropiques :
«L’anthropocène est [..] ce qu’il convient de caractériser comme une liquidation des localités et une augmentation générale et planétaire de l’entropie thermodynamique comme augmentation de la dissipation de l’énergie, de l’entropie biologique comme destruction de la biodiversité, et de l’entropie informationnelle comme destruction de la noodiversité.»
(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser ? Editions les Liens qui libèrent page 77)
Media error: Format(s) not supported or source(s) not found
Télécharger le fichier: https://www.lesauterhin.eu/wp-content/uploads/2019/12/Bernard-Stiegler-_Etat-durgence_Extrait.mp4?_=2La toxicité de l’anthropocène aboutit à une organisation économique irrationnelle incapable de prendre soin de la biosphère, de la biodiversité et des populations humaines. Il faut donc introduire la question de l’anthropocène dans celle du rationalisme pour travailler à la transformation des bases de l’économie en les plaçant sous le signe de la lutte contre l’entropie. Et pour cela élaborer une nouvelle comptabilité mondiale qui en rende compte. Avec le capitalisme industriel, les savoirs ont été soumis à la production de profits, la recherche assujettie à la spéculation, à la calculabilité et la prolétarisation.
La caractéristique de l’espèce humaine tient à son exosomatisation. Pour vivre et se développer, elle se crée des instruments dont elle ne dispose pas à la naissance. Ils sont « à l’extérieur du corps » L’homme produit des exorganismes, des organes artificiels qui eux-mêmes vont des plus simples au plus complexes, des piscines pour nager comme le poisson, les avions pour voler comme l’oiseau. Cela au terme d’une longue évolution au cours de laquelle il a d’abord appris à tailler le silex. Le milieu humain est technique. Ces exorganismes sont entropiques et par là même anthropiques. Mais ce sont aussi des pharmaka, des poisons comme des remèdes, Et nécessitent des prescriptions de soins pour devenir néguentropiques.
Territoires laboratoires
Une telle politique de soins ne peut être que locale. Seule la localité permet qu’un processus de diffèrement de l’entropie puisse avoir lieu. A partir de ces considérations, qui analysent les raisons pour lesquelles ni les États ni les entreprises ne parviennent à répondre aux défis de l’ère anthropocène, le collectif Internation proposera le 10 janvier au cours d’une conférence de presse à Genève des pistes et des méthodes pour surmonter cet état de fait.
« Le travail du collectif Internation s’est articulé autour d’une proposition consistant à expérimenter dans des territoires laboratoires mis en réseau de nouvelles méthodes de recherche dites contributives, associant des chercheurs issus de différentes disciplines et des acteurs du territoire (associations, entreprises, acteurs publics, habitants), afin de créer des activités économiques solvables luttant contre l’entropie. L’hypothèse est que cette proposition pourrait pourrait devenir opérationnelle à travers la publication par l’ONU d’un appel d’offre invitant les acteurs de territoires candidats à s’engager collectivement dans de telles démarches de recherche contributive ».
résume le communiqué de presse du groupe qui préconise la formation et la mise en réseaux de territoires-laboratoires
Le concept d’internation a été emprunté à l’anthropologue Marcel Mauss qui l’a élaboré autour des années 1920. Dans sa réflexion sur la nation, alors qu’il était lui-même membre de l’Internationale socialiste, il prévenait que la nation comme localité n’était pas obsolète et ne pouvait se dissoudre dans le global. Il proposait l’internation en opposition à l’internationnalisme tout autant qu’à l’absence de nation, l’a-nation. S’il le disait face à l’internationalisme qui fut qualifié de prolétarien, nous sommes aujourd’hui devant une autre forme d’internationalisme, un globalisme destructeur de la singularité des localités et reposant sur le dogme de la pseudo-autorégulation des marchés. Moscou a émigré à Wall-street. L’affirmation de Marcel Mauss peut se décliner. Si la nation est une échelle de localité, elle ne doit ni dissoudre elle-même l’infra-national, tendance forte en France, ni être absorbée par le supra-national tout en pensant les hétéronomies, point de départ de la réflexion de M.Mauss et en pansant les multiples échelles de localités, les villes et les régions mais aussi en prenant soin des localités biologiques, sociales, informationnelles. En cultivant leurs singularités dans leur diversité, on évite la babélisation du monde c’est à dire l’uniformisation et la standardisation des langues, des cultures, des savoirs-faire, -vivre, et -penser locaux. J’ai évoqué ces questions de la localité ici et là. On peut intégrer dans la définition de l’internation la dimension d’une communauté d’efforts, comme précisé plus loin, ainsi que celle d’un partage des savoirs locaux.
Si j’ai résumé à gros traits les principes généraux qui guident le groupe Internation, je n’aborderai pas ici toute la richesse de 16 mois de travail collectif qui se décomposent en neuf approches qui sont : 1. l’épistémologie, 2. les dynamiques territoriales, 3. l’économie contributive, 4. la recherche contributive, 5. l’internation comme institution, 6. le design contributif, 7. l’éthique dans l’ère Anthropocène, 8. l’addiction et le système dopaminergique, 9. l’économie politique globale du carbone (du feu) et du silicium (de l’information).
Cela sera présenté à Genève, le 10 janvier prochain et devrait paraître sous forme de livre fin janvier. Les récents Entretiens du nouveau monde industriel ont constitué un jalon important dans l’élaboration des thèses du groupe. Ceux que cela intéresse peuvent suivre ces contributions ici.
Pour un système mondial de la responsabilité
Je voudrais cependant retenir l’une d’entre elles, celle du juriste, spécialiste du droit du travail, Alain Supiot, professeur au Collège de France. On trouvera ci-dessous un extrait de son intervention. Dans la foulée du Traité de Versailles qui avait fondé la Société des nations avait aussi été créée l’Organisation internationale du travail qui affirmait qu’il ne pouvait y avoir de paix sans justice sociale. Sa constitution, fruit des expériences les plus mortifères, reposait et repose toujours sur les attendus suivants :
« Attendu qu’une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale;
Attendu qu’il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes l’injustice, la misère et les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l’harmonie universelles sont mises en danger, et attendu qu’il est urgent d’améliorer ces conditions: par exemple, en ce qui concerne la réglementation des heures de travail, la fixation d’une durée maximum de la journée et de la semaine de travail, le recrutement de la main-d’œuvre, la lutte contre le chômage, la garantie d’un salaire assurant des conditions d’existence convenables, la protection des travailleurs contre les maladies générales ou professionnelles et les accidents résultant du travail, la protection des enfants, des adolescents et des femmes, les pensions de vieillesse et d’invalidité, la défense des intérêts des travailleurs occupés à l’étranger, l’affirmation du principe «à travail égal, salaire égal», l’affirmation du principe de la liberté syndicale, l’organisation de l’enseignement professionnel et technique et autres mesures analogues;
Attendu que la non-adoption par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays »…
L’OIT a emménagé à Genève à l’été 1920
Dans son intervention aux Entretiens du nouveau monde industriel qui se sont déroulés au Centre Pompidou, les 17 et 18 décembre derniers, après avoir examiné la question du droit comme technique ce qui l’amène aux questions de l’âge cybernétique qui prétendrait que l’on pourrait se passer aujourd’hui de droits et de normes, Alain Supiot en vient à celles de l’inscription territoriale des lois et au « dés-ancrage » de l’ordre juridique dans son rapport à la localité. Il rappelle que Montesquieu plaidait pour la relativité des lois humaines. Cela pour les inscrire dans la diversité des caractéristiques des localités auxquelles elles s’appliquent alors que globalement le droit international est aujourd’hui porté par la vision d’un monde rendu uniforme par une égale réduction aux droits de l’homme et à l’ordre spontané du marché, un monde réduit à l’état de particules contractantes soumettant l’intérêt général aux règles du droit privé. La notion même de limites semble aujourd’hui taboue. Il note que la faiblesse des textes internationaux actuels est de raisonner en termes de droits et non d’obligations.
Media error: Format(s) not supported or source(s) not found
Télécharger le fichier: https://www.lesauterhin.eu/wp-content/uploads/2019/12/Extrait_A.Suppiot_ENMI-2019_2-.m4v?_=3Dans l’extrait ci-dessus, le juriste propose d’utiliser une particularité de la langue française pour distinguer la globalisation de la mondialisation :
« …le problème de notre temps n’est […] pas d’avoir à choisir entre globalisation et repliement national, mais de bâtir un ordre juridique mondial solidaire et respectueux de la diversité des peuples et des cultures. Cette perspective tierce, la langue française nous offre un mot pour la nommer, avec la distinction qu’elle autorise entre globalisation et mondialisation. Mondialiser, au sens premier de ce mot (où « monde » s’oppose à « immonde », comme « cosmos » s’oppose à « chaos »), consiste à rendre humainement vivable un univers physique : à faire de notre planète un lieu habitable. Autrement dit, mondialiser consiste à maîtriser les différentes dimensions écologique, sociale et culturelle du processus de globalisation. Et cette maîtrise requiert en toute hypothèse des dispositifs de solidarité, qui articulent la solidarité nationale aux solidarités locales ou internationales ».
Alain Supiot propose de penser, dans la tradition de Montesquieu, le monde comme une mosaïque de cultures, d’histoire et de traditions, de stopper la course au moins-disant social et écologique et dénonce la schizophrénie d’un ordre mondial dans lequel les préconisations sanitaires, alimentaires comme celles de l’OMS et de la FAO, éducatives aussi, sont contredites par celles du FMI ou de l’OMC.
En conclusion, il propose trois principes de gouvernementalité mondiale :
– La solidarité comme réponse à l’interdépendance avec l’idée d’une communauté d’effort qui n’impose pas à tous de faire la même chose mais dans le même sens néguentropique. C’est une façon de répondre à la préoccupation de fragmentation d’A. Guterrez
– Dans le domaine de la démocratie économique, il y a nécessité de donner aux salariés le pouvoir d’interroger le pourquoi et le comment l’on travaille. Il insiste sur les potentialités de l’une des dimensions contenue dans la Déclaration de Philadelphie : l’emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun. Cela permettrait de sortir d’une situation dans laquelle, au nom de la préservation de l’emploi, on peut produire n’importe quoi et quelle que soit la toxicité du processus et du produit du travail.
– Il faut aussi affirmer la primauté des normes écologiques et sociales sur les normes économiques et financières et inclure les entreprises dans un droit international de responsabilité. Le principe de responsabilité écologique et sociale est essentiel car l’actuel « ordre mondial » est un désordre d’irresponsabilité généralisée notamment de la part des grandes entreprises. Les donneurs d’ordre ont autant de responsabilité que les sous-traitants.
Mami Watta
Pour finir, je vous offre l’image de cette figurine de Mami Wata, la « mère eau » qu’on peut voir dans l’exposition Spektral-Weiß (Spectres blancs) à la Maison des Cultures du monde de Berlin (HKW). Elle n’est hors sujet qu’en apparence superficielle, car cela fait aussi partie des questions évoquées.
Photo: Silke Briel/HKW
Cette figure de Mami Wata est une fusion de l’esprit de l’eau ouest-africain, de nixe européenne et de beauté indienne bollywoodienne. Elle porte presque toujours un serpent. Dans la « mère eau » se marie beauté et effroi, danger et désir. L’ethnologue de Cologne Julius Lips voyait dans les sculptures de Mami Wata un dialogue d’artistes africains avec les européens. A moins que ce ne soit la représentation d’une femme des Samoa qui, en 1885, faisait la charmeuse de serpent dans un cirque de Hambourg ? Mystère.
L’exposition, si j’en crois le dossier de presse car je ne l’ai pas vue, reconstruit avec des lacunes et des extensions la collection d’objets de l’ethnologue allemand Julius Lips (1895-1950). Il est un des rares à avoir échappé à l’instrumentalisation de l’ethnologie par les nazis. Dans son exil américain, il avait, en 1937, publié son livre The Savage Hits Back (« La riposte du sauvage ». Le sous-titre, The White Man through Native Eyes « L’homme blanc vu par les indigènes »). Ces objets sont des représentations européennes de l’époque coloniale explicitement présentées avec une visée antiraciste. La collection interroge les zones d’ombres qui empêchent d’échapper à la matrice du regard blanc. Peut-on se contenter de tendre et de renverser le miroir ?
Kolonialer Forscher mit Fernglas Sammlung Heike Behrend Foto Anita Back (HKW)