Découverte d’une « cité ouvrière » du 16ème siècle

Au lieu-dit La Fouchelle, à Sainte-Marie-aux-mines (Haut-Rhin) dans  les Vosges, des fouilles archéologiques ont mis à jour les ruines d’une maison de mineur (ou de fondeur). Elle fait partie d’un ensemble plus vaste datant du 1er quart du 16ème siècle.

J’y suis allé pour voir avant qu’elle ne soit ré-enfouie. Ce qui constitue, me disent les archéologues, la meilleure protection en l’absence des autres. D’autant qu’il s’agit de la dernière campagne de fouilles commencées en 2013.

La maison ici découverte qui  s’étend de la bâche bleue au premier plan jusqu’au mur du fond, est un logement pour deux familles. Il y en avait pour 3 et même quatre familles. Il faut imaginer un alignement de maisons le long du chemin et de la courbe de niveau de la colline. Un autre groupe de maisons se trouvait en contrebas. On évalue à 70 le nombre de logements construits ici autour de 1525 jusqu’aux environs de 1625. Ils se situent à proximité des lieux de travail à mi-distance de quelques centaines de mètres, entre les entrées de deux mines d’argent, de cuivre et de plomb.

Ils constituent donc jusqu’à preuve du contraire la première « cité ouvrière » connue à ce jour. Je mets « cité ouvrière » entre guillemets car comme le signale Pierre Flück, présent sur les lieux, la cité ouvrière fait partie d’un champ lexical plus récent qui pourrait prêter à confusion. De construction standardisée, ces maisons étaient constituées d’une pièce équipée d’un kachelofa (poêle de faïence) et  d’une cuisine. La voici :

Dans le mur entre la cuisine et la stuwa comme on dit par chez nous (Stube = pièce chauffée), une ouverture donnait accès au Kachelofa :

En remontant le chemin, je rencontre une équipe de jeunes archéologues entrain précisément de se livrer à des travaux de céramologie autour d’un amas de poêle de faïence qui s’est effondré sur lui-même :

Il en ressort parfois ceci  :

Je reviendrai de manière plus approfondie sur le sujet à l’occasion de la parution du livre consacré à ces fouilles. Il est annoncé pour l’automne.

Giftgrubeite (CaMn 2 Ca 2 (AsO 4) 2 (AsO 3 OH) 2 · 4H 2 O)

L’ancienne région minière de Sainte-Marie-aux-Mines ne cesse de faire parler d’elle dans le domaine de la minéralogie. Une dizaine de nouveaux minéraux y ont été attestés récemment. A titre d’exemple : la giftgrubeite qui porte le nom de la mine où elle a été découverte, la Giftgrube = la mine à poisons). Elle est le produit d’une minéralisation récente. Selon le Journal of Geosciences : un minéral secondaire récent, formé par l’altération des minéraux de la veine arsenicale après l’exploitation. Une minéralisation post-industrielle en quelque sorte.

Publié dans Histoire | Marqué avec , , , , , , | Laisser un commentaire

Le Rhin (et l’Alsace) dans la critique de Keynes
au Traité de Versailles

Soldats français sur la rive du Rhin à Koblenz. Photographie de Willy Römer (1918/19) extraite du catalogue de l’exposition „Der Rhein“ à la Bundeskunsthalle de Bonn. p 278

La question du contrôle des voies navigables – en particulier du Rhin – et plus généralement des moyens de transports fluviaux et ferrés est un aspect peu connu du Traité de Versailles. J’ai eu l’occasion récemment d’interroger un historien à l’issue d’une conférence s’y rapportant. A ma question de savoir s’il pouvait me dire quelque-chose sur la place du Rhin dans le Traité, sa réponse a été simple : rien. Je savais ce qu’il me restait à faire. Ce qui m’incite à mettre en ligne – en document- les passages dans lesquels l’économiste John Maynard Keynes examine les clauses traitant du réseau fluvial de l’Allemagne. Elles concernent en particulier, bien au-delà du symbole, le Rhin et au passage ses capacités de production d’énergie électrique. Cette localisation qui est aussi une focalisation sur le Rhin s’avère des plus intéressantes :

« Elles [les clauses traitant du réseau fluvial de l’Allemagne] sont si peu nécessaires, elles ont si peu de rapports avec les buts présumés des alliés qu’on ne comprend pas, en général leur signification. Elles constituent cependant un acte d’ingérence sans précédent dans les affaires intérieures d’un pays, et elles sont susceptibles d’être mise en œuvre de façon à retirer à l’Allemagne tout contrôle effectif sur son propre système de transports. Sous leur forme actuelle elles sont injustifiables, mais quelques légères modifications pourraient en faire dispositif raisonnable.

La source ou l’embouchure de la plupart des principaux fleuves allemands se trouvent à l’extérieur du pays. Le Rhin, qui prend naissance en Suisse, est à présent, sur une partie de son cours, un fleuve frontière, et il se jette dans la mer en Hollande ; le Danube naît en Allemagne, mais coule, sur sa plus grande longueur, dans d’autres pays ; l’Elbe prend sa source dans les montagnes de Bohême, maintenant appelée la Tchéco-Slovaquie; l’Oder traverse la Basse-Silésie ; le Niemen sert désormais à la Prusse orientale et a sa source en Russie. De tous ces cours d’eaux, le Rhin et le Niémen sont des fleuves frontières, l’Elbe est principalement allemand, mais son cours supérieur a une grande importance pour la Bohême, le Danube, dans sa partie allemande, ne présente pas beaucoup d’intérêt pour les autres pays, et l’Oder est un fleuve presque exclusivement allemand, à moins que le résultat du plébiscite ne rattache toute la Haute-Silésie à la Pologne. [Pas toute mais une grande partie. BU]

Les fleuves qui, selon les mots du traité, «fournissent naturellement à plus d’un État un accès à la mer », nécessitent une réglementation internationale et des garanties contre toute discrimination. Ce principe est reconnu depuis longtemps par les Commissions internationales qui régissent le Rhin et le Danube. Mais les États concernés doivent y être représentés plus ou moins en proportion de leurs intérêts. Le traité cependant a fait du caractère international de ces cours d’eau un prétexte pour retirer à L’Allemagne le contrôle de son réseau fluvial.

A près quelques articles qui prennent les précautions adéquates contre toute tentative de discrimination ou d’entrave à la liberté de transit1, le traité remet l’administration de l’Elbe, de l’Oder, du Danube et du Rhin à des commissions internationales2  dont les compétences définitives seront déterminées « par une convention générale à établir par les puissances alliées et associées et approuvée par la Société des Nations3 ». D’ici-là, les commissions élaboreront leurs propres statuts et jouiront de pouvoirs très étendus, « particulièrement en ce qui concerne l’exécution des travaux d’entretien, d’aménagement et d’amélioration du réseau fluvial, le régime financier, l’établissement et la perception des taxes, le règlement de la navigation4 ».

Jusque-là, il y a beaucoup à dire en faveur du traité. La liberté du transit est un aspect important des règles de bonne conduite internationales. Elle devrait être instaurée partout dans le monde Ce n’est que contre la composition des commissions qu’on peut faire des objections. Dans chaque cas, les votes sont pondérés de façon à mettre l’Allemagne en nette minorité. Dans la commission de l’Elbe, l’Allemagne a quatre voix sur dix, dans la commission de l’Oder, trois sur neuf, dans la commission du Rhin, quatre sur dix-neuf, dans la commission du Danube, qui n’est pas encore définitivement constituée, elle ne disposera sans doute que d’une faible minorité. Pour administrer ces fleuves, la France et la Grande-Bretagne sont partout représentées ; dans le cas de l’Elbe, sans qu’on puisse découvrir aucune raison valable, des représentants de l’Italie et de la Belgique font partie de la commission de l’Elbe.

Ainsi les grandes voies d’eau allemandes sont livrées à des organismes étrangers qui possèdent les plus vastes pouvoirs. Nombre des affaires locales et intérieures de Hambourg, de Magdebourg, de Dresde, de Stettin, de Francfort, de Breslau, seront soumises à une juridiction étrangère. La situation est à peu près la même que si les puissances de l’Europe continentale étaient majoritaires dans l’Office de la Tamise ou au Port autonome de Londres.

Certaines dispositions secondaires s’inspirent de principes que l’examen du traité nous a rendus familières. D’après l’annexe III du chapitre des Réparations, l’Allemagne doit céder 20% du tonnage de sa batellerie intérieure. Elle doit en outre livrer une proportion de sa flottille fluviale de l’Elbe, de l’Oder, du Niemen et du Danube, qui sera fixé par un arbitre américain, « en tenant compte des besoins légitimes des parties en cause, et en se basant notamment sur le trafic de la navigation dans les cinq années qui ont précédé la guerre ». Les bateaux ainsi cédés devront être choisis parmi les plus récemment construits5. Il en ira de même des navires et remorqueurs allemands du Rhin ainsi que des avoirs allemands dans le port de Rotterdam.6  Là où le Rhin coule entre la France et l’Allemagne, la France aura tous les droits pour utiliser l’eau en vue de l’irrigation ou pour sa force motrice, et l’Allemagne n’en aura aucun7Tous les ponts seront propriété française sur toute leur longueur8. Enfin, l’administration du port rhénan de Kehl, – qui est complètement allemand, – sera rattachée pour sept ans à celle de Strasbourg et confiée à un Français nommé par la nouvelle commission du Rhin.

Ainsi les clauses économiques du traité ont un caractère systématique et rien n’a été omis pour appauvrir l’Allemagne à présent et empêcher son développement futur. Après avoir été placée dans une telle situation, l’Allemagne devra effectuer des paiements en monnaie, sur une échelle et selon des procédés que nous examinerons dans le chapitre suivant.

John Meynard Keynes : Les conséquences économiques de la paix. Traduction et annotation de David Todt. Tel Gallimard 2002. pp 116-119

1Exception faite cependant du §2 de l’article 332 qui permet aux vaisseaux des autres nations de faire commerce entre les villes allemandes, mais empêche les navires allemands de faire du commerce entre les villes non allemandes sans autorisation spéciale. 2Le Niemen et la Moselle pourraient être traités plus tard de la même manière.
3Art. 338. 4Art. 344. Cela a rapport particulièrement à l’Elbe et l’Oder ; les commissions existantes s’occupent du Danube et du Rhin. 5Art 339. 6Art. 357. 7Art. 358. L’Allemagne peut cependant recevoir quelque indemnité en raison de la force motrice prise ainsi par la France. 8Art. 66.

Il est intéressant de souligner d’emblée la problématique que révèle la lecture de l’extrait ci-dessus. Keynes met en évidence, sans la souligner, la question des rapports entre le caractère de facto international des fleuves et voies navigables, qui sont des « centres d’intérêt communs »(Marcel Mauss), et celui contredit, sous le masque de l’internationalisation de la navigation, par les intérêts nationaux. S’y ajoute le dé-saisissement des localités riveraines allemandes. Cela à contre-pied de ce qui s’était fait au Congrès de Vienne, un siècle plus tôt, en 1815. C’est d’une certaine façon pour sortir de cette impasse d’un internationalisme dénationalisant et délocalisant opposé à un nationalisme et un localisme niant les interdépendances que Marcel Mauss, qui fut affecté avant sa démobilisation un court instant à la Commission centrale de navigation du Rhin, forgea, sans la développer plus avant,  l’idée d’inter-nation permettant d’articuler les différents niveaux. (Cf Marcel Mauss : La nation. PUF. p 396). Cette idée sert d’amorce à un projet éponyme.

Le Traité de Versailles, un traité de paix ? Plutôt un traité de guerre économique source de conflits futurs. Ce n’est par ailleurs pas encore la fin de la guerre qui, elle, continue sur le terrain. Et dans les têtes. C’est à la fois un traité de vainqueurs, de revanche faisant payer l’Allemagne à qui est attribuée la seule responsabilité de la guerre et un traité de libre-échange. Je rappelle qu’il constitue également la Société des nations, ancêtre de l’ONU ainsi que l’OIT, Organisation internationale du travail.

Je n’entre pas trop dans le détail du Traité de Versailles que chacun pourra lire en ligne, ni même dans le détail du texte de Keynes qu’on trouvera aussi ici dans une traduction un peu différente – mais pas trop – de celle utilisée ci-dessus. Les références de Keynes sont précises mais elles ne couvrent pas tout le champ de ce qui concerne le Rhin

Examinons quelques considérations préalables de l’économiste anglais qui réagit dès 1919 au contenu du Traité de Versailles qu’il considère comme mauvais pour l’Europe … continentale – il met l’Angleterre à part – en raison de ce qu’il considère comme l’imbrication de ses économies. Dans la préface à l’édition française de 1920, il note que la France « est l’unique nation du monde dans laquelle les hommes d’État n’ont pas commencé à dire la vérité à leurs compatriotes et sans doute à eux-mêmes. »

Keynes commence par dépeindre l’état des économies continentales d’avant guerre. Il conclut son tableau ainsi :

« On pourrait dire beaucoup d’autres choses pour peindre les particularités économiques de l’Europe de 1914. J’ai insisté sur les trois ou quatre plus grands facteurs d’instabilité : instabilité résultant d’une population excessive vivant sur une organisation complexe et artificielle ; instabilité des classes laborieuses et capitalistes ; instabilité des importations alimentaires du Nouveau Monde en Europe dont celle-ci était complètement dépendante.
La guerre a ébranlé ce système au point de mettre en danger la vie même de l’Europe ». (Oc p37)

Puis il ajoute que, face à cette situation d’un continent malade et mourant, d’une organisation détruite et d’un ravitaillement détérioré, :

« C’était la tâche de la Conférence de la Paix de faire honneur à ses engagements et de satisfaire la justice ; mais ce ne l’était pas moins de restaurer la vie et de panser les blessures.Ces devoirs lui étaient dictés autant par la prudence que par la générosité que la sagesse antique louait chez les vainqueurs ».

Mais tout cela n’intéressait pas les membres de la Conférence.

[Ils] ne s’intéressaient pas à la vie future de l’Europe, ils ne se souciaient pas de ses moyens d’existence. Leurs préoccupations, louables ou non, se rapportaient à des questions de frontières et de nationalités, d’équilibre des puissances, d’agrandissements impérialistes ; ils se souciaient uniquement d’affaiblir un ennemi fort et dangereux, de se venger de lui, de transférer sur ses épaules l’insupportable fardeau financier qu’ils avaient accumulé sur les leurs ».(Oc.p 69)

John Meynard Keynes parle de « paix carthaginoise » et d’oubli de la sagesse antique là où il aurait fallu « restaurer la vie » et « panser les blessures ».

« En plaçant sous contrôle étranger le système fluvial de l’Allemagne, le traité déclare internationaliser les fleuves servant naturellement d’accès à la mer à plus d’un État, avec ou sans transbordement d’un bateau à un autre. De tels exemples pourraient être multipliés. Le but véritable et clair de la politique française de diminuer la population et d’affaiblir le système économique de l’Allemagne a été enveloppé, par égard pour le Président [Wilson], dans le langage solennel de la liberté et de l’égalité internationale. » (Oc p 64)

C’est précisément à propos du Rhin et de l’ensemble des fleuves traversant l’Allemagne que Keynes relève une rupture dans l’ancien droit européen de la guerre en parlant d’un « acte d’ ingérence sans précédent dans les affaires intérieures d’un état ».

Le chapitre qui préside à cette rupture dans l’ordre économique figure dans le Traité sous le titre Réparations. Il est introduit par l’article 231 qui pose la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre.

Article 231.

Les Gouvernements alliés et associés déclarent et l’Allemagne reconnaît que l’Allemagne et ses alliés sont responsables, pour les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par les Gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de la guerre, qui leur a été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses alliés.

Il est précédé par ce qui constitue une rupture dans l’ordre juridique. Elle figure, elle, dans le chapitre Sanctions mettant en accusation l’ex-empereur Guillaume II et lui seul (et non l’État ou le Reich allemand). Avec le recul, il s’agit d’un étrange irruption de l’humanitarisme dans une guerre industrielle et dans un conflit entre impérialismes.

Article 227.

Les puissances alliées et associées mettent en accusation publique Guillaume II Hohenzollern, ex-empereur d’Allemagne, pour offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des traités.

Cette rupture dans le droit international existant a été repérée par le juriste allemand Carl Schmitt qui la qualifie dans son ouvrage, Le nomos de la terre, de criminalisation de la guerre sans, ajoute-il,  que soit défini le contenu de cette criminalité. Son effet a aussitôt été paralysé, écrit Schmitt, non sans avoir rappelé que les États-Unis, qui ne signeront pas le Traité de Versailles mais un traité séparé avec l’Allemagne, y oublieront cet article.

Loin de moi l’idée de nier la responsabilité du Reich allemand, j’ai longuement essayé de défricher cette question dans Quand des somnambules s’en vont déclarer la guerre … mais qu’elle soit la seule et unique cause de la Première guerre mondiale, personne ne l’affirme plus aujourd’hui. Il faut au moins être deux pour faire la guerre. Et quid de l’Empire austro-hongrois ? Une guerre de somnambules selon l’expression pas très heureuse quoique révélatrice que l’on doit à Christopher Clark ? Tout le monde considérait la guerre, et le permis de tuer qui l’accompagne avec la bénédiction de l’Église, comme un moyen d’action légitime. Et comme dirait Machiavel, il n’y a de fatalité que quand on ne fait rien pour s’y opposer. On cherche en vain au niveau des états la trace d’une telle tentative. Difficile de géolocaliser ni d’ailleurs de chrono-localiser l’origine de cette guerre, elle-même en rupture radicale avec les guerres précédentes. L’attentat de Sarajevo n’y suffit pas. Peut-être même qu’elle s’est trompée de localisation. Les premiers signes d’un possible débordement guerrier se trouvent dans la crise d’Agadir, au Maroc, en 1911.

Il faut prendre en considération bien d’autres facteurs, comme par exemple celui-ci :

«  Un monde mécanique, tirant ses forces motrices des énergies froides (l’eau, le vent, etc.. s’efface. Un autre le remplace, animé par les énergies chaudes du feu »
(René Passet Les grandes représentations du monde et de l’économie LES LIENS QUI LIBERENT EDITIONS )

Questions à repenser aujourd’hui à l’époque de l’épuisement des énergies fossiles.

Une nouvelle source d’énergie fossile fait d’ailleurs son apparition : le pétrole. Pensons seulement aux taxis de la Marne qui fonctionnent à l’essence. On réduit trop cette guerre à sa dimension terrestre et à la boue et à l’épouvantable boucherie des corps à corps dans les tranchées, c’est sans doute sa dimension la plus tragique.  Mais,  il s’y ajoute d’autres espaces. La Première guerre mondiale est aussi maritime et voit l’arrivée de l’aviation. Comme l’a récemment rappelé Jean-Paul Sorg, le premier Zeppelin dans le ciel de Strasbourg date de 1908. On les appelait alors Lenkbare Luftschiffe, littéralement bateaux aériens dirigeables comme s’ils faisaient la transition entre la mer et le ciel. (Land und Sproch. Cahiers du bilinguisme n° 209).

Pour Keynes, c’est une civilisation qui meurt, en parlant ici de l’immédiate après-guerre :

«  Dans l’Europe continentale le sol s’agite et nul néanmoins ne prend garde à ses grondements. Il ne s’agit pas seulement d’excès ou d’agitation ouvrière, mais de vie ou de mort, de famine ou d’existence. Ce sont peut-être là les convulsions effroyables d’une civilisation qui meurt ».

Ce qui n’est pas sans rappeler Paul Valéry concluant à la mortalité des civilisations.

J’ajoute un élément peu évoqué à savoir que le Traité de Versailles s’adressait à la République de Weimar qui l’a signé et non à la caste militariste des hobereaux chassés par la Révolution de novembre 1918. Si le capitalisme industriel allemand était avancé, sa structure politique, elle, était rétrograde.

Keynes parle du transfert de la dette sur les épaules de l ‘Allemagne. « L’Allemagne paiera » était le mot d’ordre de la France d’alors. De quoi conjuguer la discrimination schmittienne d’ ami / ennemi, constitutive d’une conception guerrière de la politique, avec celles de débit / crédit si l’on se rappelle avec Nietzsche que « le concept de Schuld [faute, culpabilité] par exemple, concept fondamental de la morale, remonte à un concept très matériel de Schulden [dettes] » et confère à ces dernières un caractère éminemment punitif, hostile, en réservant aux amis, leur – éventuel – effacement. Le cas de la Grèce en fournit un exemple récent. A l’opposé, Keynes nous dit que ce n’est pas sur la base de cette dichotomie qu’il fallait opérer. La suite montre que Keynes avait raison et que ce n’était pas la bonne voie.

Avec la guerre et le Traité de Versailles, le Rhin cesse d’être paysage et devient objet stratégique. Il s’agissait pour le complexe militaro-industriel français de le consolider comme frontière en transférant le glacis qu’a constitué l’Alsace pour l ‘Allemagne, de l’autre côté, par l’ annexion de la rive droite, pour permettre la transformation du fleuve en rempart militaire et en ressource énergétique. Le gouvernement français de Raymond Poincaré a pour cela, dès 1917 – l’idée est même antérieure -, mobilisé – embedded dirait-on aujourd’hui – un bataillon d’historiens et de géographes réunis dans un « comité d’études », présidé par Ernest Lavisse et siégeant à l’Institut de géographie de la Sorbonne. « La France savante en guerre » ! L’horizon sera celui des mines de charbon, entre autres. Et cet autre gros sujet : les voies navigables.

« Les voies navigables européennes constituent un gros sujet de réflexion auquel s’ajoutent les enjeux hydroélectriques et les projets d’utilisation de la force motrice du Rhin. Lucien Gallois, appuyé par Martonne [i.e. Emmanuel de Martonne], souligne la nécessité d’aménager le Rhin pour le rendre navigable jusqu’à Bâle et ainsi assurer le succès de Strasbourg. L’objectif du Comité est également de mettre fin à la suprématie allemande au sein du comité «international» du Rhin [La Commission centrale de navigation du Rhin dont les prémisses remontent au Congrès de Vienne en 1815] où elle dirige de fait, en tête-tête avec la Hollande. Il s’agirait donc d’aménager les communications de Strasbourg avec les Pays-Bas et la Suisse, c’est-à-dire au-delà l’Italie, et d‟établir un vrai statut international limitant les droits des États riverains, auquel intéresser la Grande-Bretagne, la Belgique, les pays scandinaves, voire les États-Unis et la Russie. La capitale alsacienne deviendrait ainsi la plateforme d’un réseau de canaux constitués du projet suisse Rhin-Rhône, du Mittellandkanal en voie de creusement vers l‟Elbe, Berlin et l’Oder, du projet Rhin-Main-Danube »

(Isabelle Davion : introduction à LES EXPERTS FRANÇAIS ET LES FRONTIÈRES D’APRÈS-GUERRE Les procès-verbaux du comité d’études 1917-1919

Cela nous rappelle l’adage forgé par Yves Lacoste selon lequel « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». La géographie était alors seulement en voie de se constituer comme science.

Selon l’Article 358 du Traité de Versailles, la France aura, sur tout le cours du Rhin compris entre les points limites de ses frontières,

« a) le droit de prélever l’eau sur le débit du Rhin, pour l’alimentation des canaux de navigation et d’irrigation construits ou à construire, ou pour tout autre but, ainsi que d’exécuter sur la rive allemande tous les travaux nécessaires pour l’exercice de ce droit ;

b) le droit exclusif à l’énergie produite par l’aménagement du fleuve, sous réserve du payement à l’Allemagne de la moitié de la valeur de l’énergie effectivement produite … A cet effet, la France aura seule le droit d’exécuter, dans cette partie du fleuve, tous les travaux d’aménagement, de barrages ou autres, qu’elle jugera utiles pour la production de l’énergie. …»

L’Allemagne, pour sa part, :

« s’interdit d’entreprendre ou d’autoriser la construction d’aucun canal latéral, ni d’aucune dérivation sur la rive droite du fleuve vis-à-vis des frontières françaises » et « reconnaît à la France le droit d’appui et de passage sur tous les terrains situés sur la rive droite qui seront nécessaires aux études, à l’établissement et à l’exploitation des barrages que la France, avec l’adhésion de la commission centrale, pourra ultérieurement décider de construire. »

Ainsi la France s’assure la maîtrise du Rhin et la possibilité d’y adjoindre une dérivation. Ce sera la construction du Grand canal d’Alsace, projet dans les tuyaux mais dont les travaux ne commenceront qu’en 1928.

Le traité de Versailles marqua un tournant pour le Rhin et son devenir de ressource énergétique hydroélectrique plaçant au second rang la question de la navigabilité tout au long de son cours. Celle-ci sera limitée à la portion entre Bâle et Strasbourg au grand dam de la Suisse. Cette navigabilité limitée associé à un réseau de canaux, visait à assurer le transport de houille.

Le Rhin sera transformé par l’association des géographes et des officiers du génie – étrange mot dans ce contexte – qui iront jusqu’à envisager les barrages comme armes :

«  Ce sont ces officiers généraux, formés au Génie comme Joffre ou Lyautey, qui préconisent une grande fermeté quant à la rive droite : possédant la totalité du Rhin fluide entre Bâle et Lauterbourg, la France organise sa défense sans être vue.
L’autre point à trait à l’inondabilité de la zone occupée qui reste jusqu’aux années 1930 un trait de caractère du Génie français. Déjà Vauban avait tiré parti des tensions d’eau lors de sièges, y compris l’eau glacée au siège de Maastricht. La nécessité de disposer de réservoirs périurbains pour alimenter des écluses en temps de paix et pour lâcher l’eau sur les abords de la place en pied de guerre, est largement partagée au milieu du XVIIIe siècle avec de Cormontaingne puis Fourcroy de Ramecourt, directeurs des fortifications. Les trois lignes d’eau tendues entre Boulogne, Strasbourg et Amiens entre 1780 et 1790, le glacis inondable de la ligne Maginot dans les années 1920 ponctuent ces projets hydrauliques défensifs, coûteux mais réalisés. Leitmotiv : réserver de grandes quantités pour les déferler, non point neutraliser mais détruire. Propriétaire de tout le Rhin, la France militaire apprécie beaucoup le Grand Canal qui fait du fleuve un réservoir perché à une dizaine de mètres et dont les barrages ont une capacité de l’ordre d’un million de mètres cubes Des lâchures bien cordonnées entre Kembs, Ottmarsheim, Fessenheim, Marckolsheim, soit trois ou quatre réservoirs, peuvent amplifier l’onde de crue, provoquer dans la Ruhr, le cœur de l’industrie allemande, des dégâts irréversibles sensiblement équivalents à la crue de 1910… »

Christoph Bernhardt / André Guillerme / Elsa Vonau : L ́émergence des politiques de développement durable dans un contexte transfrontalier : L’exemple du Rhin supérieur (1914-2000) Rapport final 15 décembre 2009 Programme de recherche « P AYSAGES ET D ÉVELOPPEMENT D URABLE  » financé par le MEDD. p 16

On notera que ce réservoir perché se trouve aussi en surplomb de la centrale nucléaire de Fessenheim.

L’usage guerrier des barrages sera effectif pendant la seconde guerre mondiale au cours de laquelle ils seront les cibles des bombardements.

La construction du Grand Canal d’Alsace et du barrage de Kembs étaient présents dans les discussions et négociations du Traité. Cela se fera au détriment de l’écologie du Rhin et des sentiments de la population alsacienne. Même le fond du canal sera bétonné, ses formes seront géométriques basées sur la ligne droite et le trapèze. Ce sera le règne de la géométrisation et de la bétonisation des paysages à l’œuvre en Allemagne aussi selon l’expression de Walter Schoenischen, un protecteur de la nature d’outre-Rhin qui écrivait cela sur son pays en 1935 (cité par David Blackbourn : The conquest of nature. Water, Landscape and the making of modern Germany. Cité d’après l’édition allemande).

Si les questions environnementales étaient absentes, les préoccupations et les aspirations de la population alsacienne l’étaient aussi, conduisant d’ailleurs à une crise autonomiste dans les années 1920 -1930 matée par une main de fer sans gant de velours par un procureur général nommé Fachot.

Keynes évoque l’Alsace – Lorraine en ces termes :

« L’Alsace-Lorraine [aujourd’hui Alsace -Moselle] a fait partie de l’Empire allemand pendant près de cinquante ans – une majorité considérable de sa population est de langue allemande, – le pays a été le théâtre de quelques-unes des plus importantes entreprises économiques de l’Allemagne. Néanmoins les biens des Allemands qui résident en Alsace-Lorraine ou qui ont investi dans ses industries sont à l’entière disposition du Gouvernement français, sans aucune compensation, à moins que le Gouvernement allemand lui-même ne décide d’en accorder. Le Gouvernement français est autorisé à exproprier sans indemnité les citoyens allemands et les compagnies allemandes résidant ou situées en Alsace-Lorraine et y possédant des biens propres, le produit étant employé à la satisfaction partielle de diverses réclamations françaises. La sévérité de cette disposition n’est atténuée que par la possibilité qu’a le Gouvernement français d’autoriser expressément les nationaux allemands à y résider, auquel cas ladite disposition ne s’applique pas. D’autre part, les biens nationaux, provinciaux, municipaux – y compris le réseau ferré des deux provinces avec son matériel roulant – sont cédés à la France sans indemnité. Mais, alors que les biens sont saisis, les engagements en vue de leur acquisition sous diverses formes de dette publique, restent à la charge de l’Allemagne. De plus les deux provinces repassent sous la souveraineté française, quittes de leur part dans les dettes contractées par l’Allemagne pendant la guerre et avant elle, sans que ces sommes soient portées au crédit dont le montant n’est d’ailleurs pas porté au crédit de celle-ci au titre des Réparations ».

(John Meynard Keynes : Les conséquences économiques de la paix. Traduction et annotation de David Todt. Tel Gallimard 2002. pp 79-80)

Même si c’était encore une évidence à l’époque pour ceux qui s’intéressaient un minimum aux réalités, il fallait tout de même l’écrire en 1919. Keynes ne s’est pas fait des amis en disant cela. Avec le Traité de Versailles, la population alsacienne a perdu sa langue d’origine. Maurice Thorez, alors secrétaire général du Parti communiste, parlera à ce propos dans un discours à la Chambre des députés, en 1933, d’« assassinat moral ». Des Commissions de triage de ses habitants qui seront étiquetés en quatre catégories ont été mises en place. Voici ce qu’en dit non sans humour l’écrivaine Marie Hart qui dût, son mari étant allemand, quitter son pays d’origine, l’Alsace, en 1919, selon les dispositions de triage de la population. Je vous le mets en dialecte alémanique (et la traduction en note)

D’ Cartes d´identité un d´commissions de triage

Im Dezember kommt e Verordnung herüs, dass d´ganz Bevölkerung von Elsass-Lothringe in vier Klasse geteilt word. ‘S därf kener meh herumlaufe, wie nit wie e Hammel mit’ me Bue’stawe gezeicht isch.
1tes Carte A – reini Elsässer, wie nur keltisch Bluet in den Odere han.
2tes Carte B – Mischling, verhassti Prodükt üs eren unnatierliche Hieroot zwischen ‘men Elsässer un ere Ditsche, oder e me Ditschen un eren Elsässere.
>3tes Carte C – Neutrali.
4tes Carte D – Ditschi, Schwoowe ! Boches !! Enfin, dr Oswurf von d’r Menschheit!
Dies sin d’cartes d’identité.

Marie Hart : Üs unserer Franzosezit. Stuttgart 1921,73f. 1

Ce ne sont là que quelques exemples des effets de la première guerre mondiale et du Traité de Versailles dont le centenaire contient encore un potentiel d’actualité et de possibles dérives faute d’avoir été traitées comme il se doit. On voit aujourd’hui cet impensé à l’œuvre dans le débat au parlement sur un hypothétique statut future de l’Alsace où des députés réputés de gauche, dans le déni de l’histoire et au nom de la République « une et indivisible », s’opposent à ce que l’on ne peut même pas nommer un début d’ esquisse d’une diversalité au sens d’Edouard Glissant qui la définit comme une « mise en relation harmonieuse des diversités préservées ». L’Alsace qui était une région diverse devient, par fusion des anciens départements, une collectivité unique sans réelles compétences particulières, pas même un petit supplément d’âme de langue et d’histoire régionales, cette dernière toujours absente des programmes scolaires. Avec le « nouveau » nom de Collectivité européenne d’Alsace, elle est destinée à devenir laboratoire d’une zone franche transnationale dont on vendra la marque.

1« Les cartes d’identité et les commissions de triage.
En décembre est publié un décret qui trie toute la population d’Alsace-Lorraine en quatre classes. Personne ne peut plus circuler qui ne soit marqué comme un mouton d’une lettre.
Les cartes A : les Alsaciens de pure souche qui n’ont que du sang celte dans les veines.
Les cartes B : les mélangés, produits détestés d’un mariage non naturel.
Les cartes C : les neutres.
Les cartes D : Les Allemands, chleuhs ! Boches !! Enfin, la lie de l’humanité !
Ce sont là les cartes d’identité »

Publié dans Rhin | Marqué avec , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Claude Vigée : La local-ité du souffle / Heim-at des Hauches

Soufflenheim

Sans lit, sans fond
la rivière du souffle coule
invisible, sous la grange de brique ancienne,
la demeure du temps.

Ceux qui sont nés dans la boue adamique du Ried
sont voués pour toujours au travail double
du potier et du poète :
pétrir la pâte terrestre, modeler la glaise informe,
et puis germer dans la lumière matinale,
inventer les formes justes qui respirent,
réussir l’insufflation soudaine du vide
au cœur de la tourbe charnelle,
dans cette masse de limon lourde et mouillée,
ruisselante d’une opaque noirceur !

Tout lieu natal est travaillé
par la rivière du souffle
débordant sur l’obscur continent souterrain :
la matrice de l’origine
devient le globe
encore lourdement chthonien,
mais déjà rayonnant,
d’un vase.

Il résonne au milieu du feu
qui le peuple et l’enserre :
espace de musique habitable,
île de terre
ferme, où l’esprit-saint s’est pris soudain au piège
entre les parois rondes et sonores
dont la ténèbre a bu les vibrantes couleurs.
Voici notre maison nouvelle
modelée dans la face humaine :
devant un ciel d’oiseaux tissés dans les nuages,
l’haleine d’un visage.

Heimat des Hauches, endlos
sans rives ni frontières
la rivière du souffle coule
taciturne, sous la chape d’argile crue,
la demeure du sang.
Le corps muet me tourne sur sa roue.
J’habite la maison d’un potier du silence.

Claude Vigée Pâque de la Parole , Flammarion, Paris, 1983

Il serait prétentieux de ma part d’affirmer que je connais l’œuvre de Claude Vigée. Tout au plus quelques textes présents dans des anthologies. Mais j’avais par devers moi, sous le coude, comme on dit, sans trop savoir pourquoi, ce Soufflenheim, cet Heimat des Hauches, expression en allemand traduisant littéralement le titre du poème, cette localité ou demeure du souffle, dans son ancrage idiomatique. D’autres types de questionnements m’y font revenir. Son premier titre était celui de l’expression qui le clôt : Potier du silence. En optant pour le terme qui désigne une localité, il permet de mieux suivre une démarche à partir de ce point de départ qui le mènera au devenir potier du silence Il me permet une réflexion sur la localité et tout ce qu’elle peut contenir de réel et virtuel, d’idiomes et de symbolismes. Dans un contexte où la globalisation est de plus en plus destructrice de localité comme de toute singularité donnant aux habitants de la terre le sentiment que le sol se dérobe sous leurs pieds, nous appelant à nous mettre en position de reconquête de souffle, de localité, de singularité, de parole.

D’abord quelques mots sur son auteur.

A la conquête de la parole

« Claude Vigée, né Claude Strauss à Bischwiller (Bas-Rhin) le 3 janvier 1921, est issu d’une famille juive établie en Alsace depuis plus de trois siècles. Sa première langue fut le dialecte alsacien de son lieu natal. Le judéo-alsacien, dans sa famille qui appartenait à la petite bourgeoisie déjà très assimilée, était quasiment oublié, renié, mais grâce à son grand-père maternel de Seebach, l’enfant apprit encore cet ancien idiome de nos communautés hébraïques, à peu près complètement perdu aujourd’hui. Quant au français, il n’était qu’une patriotique et occasionnelle « langue du dimanche ». Il allait être la langue de l’école. Si l’expérience première du français fut pour l’enfant celle d’un « ravissement » (chansons apprises à la salle d’asile [école maternelle], langue-musique dont il ne comprenait pas le sens), elle ne tardait pas à être marquée brutalement par la contrainte scolaire. Désormais, e Hààs était un lapin : découverte d’un monde nouveau et incertitude première sur l’adéquation du langage et des choses. Qu’est-ce que le  vrai nom? Tel fut le traumatisme initial, caractéristique de l’enfance alsacienne. Précisons : ce n’est pas le bilinguisme que le poète met ici en cause, c’est l’interdit jeté sur l’une des langues, sur la langue première, méprisée, rejetée, frappée d’inanité ; c’est le mutisme alsacien, l’alinguisme. L’histoire du poète sera celle d’une difficile conquête de la parole.

(Andrien Finck : Lire Claude Vigée Langue et culture régionales N°14 CNDP-CRDP Académie de Strasbourg)

Je ne suis pas sûr que le terme alinguisme soit ici adéquat. Outre le fait que l’on n’en trouve pas de définition, il suggère une absence de langue là où il est question du b.a-ba, de balbutiements, de ce que Vigée nomme pré-langage. Ne devrait-on pas parler plutôt ce qui fait défaut ou de manque au sens d’Edouard Glissant cité par Derrida dans Le monolinguisme de l’autre ?

« Le « manque » n’est pas dans la méconnaissance d’une langue (le français), mais dans la non-maîtrise d’un langage approprié (en créole ou en français). L’intervention autoritaire et prestigieuse de la langue française ne fait que renforcer les processus du manque ».

Claude Vigée parle d’infirmité linguistique et de perturbation du sens des mots dès l’apprentissage imposé au petit dialectophone du premier mot en français. La langue de l’école apparaît d’abord comme irréelle :

« Une foule de lapins couraient autour de la ville, dans le Ried très sablonneux. Voilà qu’on nous apprenait que le vrai nom du Hààs, c’était lapin… Tout cela ne me semblait pas clair. Qu ‘est-ce que le vrai nom ? Y a-t-il un vrai nom ?… Depuis toujours nous savions le nom de cet animal-là, qu’on voyait courir dans les champs…
Voilà qu’il avait deux noms – donc aucun qui fût véridique, et qu’à son propos un doute surgissait sur tous les noms de personnes et des choses…
Je me sentais déjà infirme-né de la parole… »

(Claude  Vigée Le Parfum et la Cendre, Grasset, Paris, 1984)

Claude Vigée dira même avoir été porteur d’ interdit linguistique. Mais même cette crise de la parole a ses avantages en ce qu’elle est une école du silence, avec un vocabulaire réduit à l’essentiel débarrassé du blabla mondain. En même temps, ce prélangage dialectal doit être préservé, il ne devient étouffant que quand on s’y limite :

« Patois et dialectes, reliquats d’une existence proche du sol natal, sont de bonnes écoles de silence. On y fait, mieux qu’en Sorbonne ou dans les cocktails des grands éditeurs parisiens, l’expérience originelle de l’être-au-monde humain. Cette réalité première affleure, avec une peine et une lourdeur qui sont l’indice de l’authenticité, dans notre dialecte fruste, pauvrement articulé, au vocabulaire réduit à l’essentiel (c’est-à-dire à l’immédiat quotidien), inapte à la formulation de toute notion abstraite. Langage de la présence : à peine un langage en somme… Dans la période où se forme l’esprit, nous sommes affligés là d’une sorte de pré-langage, enfantin par nature, qui conserve à travers la désignation naïve du visible, un reste de leur dignité première aux choses d’ici-bas. L’usage de ce dialecte dans nos jeunes années nous marque au sceau de l’inachevé, de l’informe, qui est aussi celui de l’origine vitale et du devenir indéterminé, béants sur l’avenir. (…) » Vue dans cette perspective inhabituelle, la situation du poète alsacien d’expression française, si difficile à tant d’égards – ce serait aveuglement ou mauvaise foi de le nier – comporte peut-être de grands avantages intérieurs. Son manque total de moyens à l’origine, sa longue paralysie expressive due à la carence des éléments fondamentaux du langage, la lutte qu’il doit soutenir au départ contre le mutisme dans l’ordre de l’art, ces douteuses richesses négatives peuvent, s’il ose en saisir le sens spirituel, dur mais purifiant, lui servir un jour de garantie, de vérité humaine et poétique. Il sera moins tenté de se payer de mots, car il les aura gagnés chèrement sur un exil linguistique complet – le dialecte étant, plutôt qu’une autre langue, l’absence de toute langue adulte capable d’exprimer la condition humaine – en renversant des obstacles à première vue insurmontables. Un mot qui est d’abord vécu en creux, comme une souffrance et un combat acharné, ne sera pas galvaudé à la façon d’un héritage gratuit. Le langage nouveau, ainsi conquis sur le silence, comptera, au lieu de conter seulement. (…) Par un apparent paradoxe, le succès de cette tentative originale dépend de la conservation du dialecte en nous-mêmes. Il nous faut à tout prix garder la maîtrise de ce pré-langage, étouffant pour qui s’y limite, providentiel si l’on en tire force et subsistance pour de plus hautes métamorphoses. Il est notre instrument original de plongée dans l’être et constitue, de ce seul fait, un héritage irremplaçable. En même temps, nous ferons bien de briser ses bornes étroites, de transposer les ressources qu’il nous procure dans la sphère d’un langage adulte et suffisamment articulé pour dire le tout de l’expérience humaine.

Vigée La lune d’hiver, Flammarion, Paris, 1970

Claude Vigée appelle langue adulte, ce que E.Glissant qualifie de langage approprié. Il faut pour l’acquérir renverser les obstacles qui y mènent sans renier pour autant le langage de l’enfance, la langue maternelle. Indépendamment de ce dernier aspect, l’idée de langue adulte reste d’une grande actualité devant son infantilisation en particulier par le marketing.

Un dernier mot sur le choix du pseudonyme utilisé par Claude Strauss dans la résistance au sein de l’armée juive toulousaine et qui deviendra son nom de poète : « ‘Hay-Ani » ! Vie j’ai, Vigée.

La demeure du souffle

Passons à la lecture du poème. Soufflenheim est le nom d’un village – au demeurant à la fois artisanal mais en fait quasi industriel – bien connu pour sa tradition très ancienne – encouragée en son temps par l’empereur Frédéric Barberousse – et toujours active de poterie. Nous avons dans le poème une configuration sémantique où s’articulent : demeure / Heim / pays natal / Heimat ( à l’origine composé de Heim et du suffixe at) sans qu’aucun de ces mots issus de divers idiomes ne soit équivalent à l’autre. Ils sont intraduisibles. Cette poly-idiomaticité est une source de richesse dont il faut prendre soin.

Claude Vigée commence, à l’aide de bribes de mémoire éparses, à construire une géographie fictive de cette localité que l’on pourrait écrire avec Bernard Stiegler local-ité 1 c’est à dire qui a le caractère du local sans en avoir forcément une inscription physique, c’est à dire qui tient lieu de, comme l’on dit1. Et à partir duquel peut se conquérir la singularité de la parole et de la pensée. Peut importe que sa topographie soit une construction fictive, l’important est qu’il ne se referme pas sur lui-même mais reste un milieu ouvert comme l’est un Ried. A défaut d’une telle ouverture, on finit comme le chou à choucroute en fermentation anaérobie. Et dans son propre jus. Dans cette localité passe une rivière. Elle n’existe pas réellement comme rivière, elle n’a plus de lit, pas de fond, elle est invisible. Il y en a une bien réelle à quelques kilomètres de là, la Souffel mais elle ne passe pas à cet endroit. Le cours d’eau devient, en jouant de l’ homonymie entre la langue dialectale Soufflenheim et le français : rivière du souffle. Il y ajoute plus loin son expression allemande Heimat des Hauches. En allemand Hauch évoque un souffle plutôt léger voire un soupir. Le mot tient aussi à la fois du vocabulaire de la phonétique (le son de la consonne H) et de la théologie (le souffle de la Création – l’esprit-saint est évoqué dans le texte).

La rivière du souffle passe sous – évente ? – la « demeure du temps » qui est mémoire.

Autre inscription / localisation : la tradition talmudique. Elle préside à l’invention de ce que l’auteur lui-même a appelé Un midrash tout neuf : « À partir d’une étymologie tout imaginaire, en jouant un peu sur les sens, sur les langues, et les racines mêmes des mots, selon la bonne tradition des maîtres talmudiques, je puis donc inventer un midrash tout neuf : il m’a suffi d’évoquer le nom alémanique d’un hameau d’artisans obscurs aux confins de la Basse-Alsace ». Le midrash est au départ une exégèse d’un mot biblique.

Toute localité contient une part d’imaginaire, une virtualité. Sinon on ne comprend pas son attachement à elle (ou sa détestation) surtout quand elle est le lieu de sa première socialisation en lien avec sa langue dite maternelle. Sa dimension virtuelle, symbolique est ce qui permet de l’emporter avec soi. On peut ainsi surprendre parfois l’écho, dans l’oreille, de « ces mots murmurés, que des voix de jadis, depuis longtemps perdues, disaient presque en silence » :

« Ceux qui sont nés dans la boue adamique du Ried »

Le poète procède ensuite à un élargissement de l’espace : de Soufflenheim au Ried. Le choix fait sens dans la mesure où l’on passe de la demeure au milieu2 dont le nom, Ried, évoque une zone peu anthropisée. Son appellation correspond, précise Wikipedia, à une unité paysagère de prairies inondables. Cette zone est assez préservée dans la mesure où de nombreux bras morts du Rhin subsistent, ne permettant pas à ces zones d’être facilement cultivables. Le mot ried a été apporté par les différents dialectes alsaciens et souabes. La prononciation alsacienne de « Ried » est l’équivalent de « Rid » avec un simple i long, parfois très long. Le terme « ried » semble dérivé de l’alémanique « Rieth » qui signifie jonc (roseau). (Wikipedia)

Faisons un petit détour par la bible (Genèse 2:7  dans la traduction de Fréderic Boyer et Jean L’Hour . La bible Fayard)

« YHVH Dieu fabrique un adam poussière
qui vient du sol
souffle la vie dans ses narines
l’adam se met à vivre »

Dieu ensuite plante un jardin.

Le souffle est celui de la vie.

Vigée associe les deux dimensions de la terre ici dans son mélange avec l’eau (boue) et du souffle, ainsi que celles de la création : celle du potier et celle, inséparable, du poète. Au contraire de la vision borgne que conteste Alain Supiot dans un texte qui nous permet en même temps de comprendre ce qu’est cette boue adamique dont parle Claude Vigée :

« Adam, le premier homme des religions du Livre, tire son nom de la terre rouge (adama) avec laquelle Dieu le façonna et le nom de l’homme lui-même vient du latin humus (terre humide) : l’homme c’est celui qui vient de la terre, et qui est destiné à y retourner, à y être inhumé. Né de la terre, il est toutefois animé d’un esprit divin, qui l’autorise à prendre possession d’elle, à la modeler à son image et à la féconder par son labeur. C’est ce second versant – celui de la « prise de terre », de sa prise de possession par le travail ou par les armes – qui a largement dominé l’Occident moderne, au prix d’un refoulement de l’appartenance de l’homme à la terre. Cette vision borgne, dont on peut conjecturer l’origine religieuse, n’aperçoit que l’empreinte de l’homme sur la terre et demeure aveugle à l’empreinte de la terre sur les hommes ».

(Alain Supiot : l’inscription territoriale des lois)

Vigée, me semble-t-il, s’inscrit contre cet abandon, ce refoulement du premier versant. Il parle du travail double du potier et du poète. Il ne sépare pas le travail du souffle ni des divinités telluriques souterraines. De la lourdeur chthonienne naît cependant un objet façonné et « rayonnant ». La poterie non seulement marie l’eau et le feu, elle se situe entre les forces terrestres et le monde céleste. Elle réunit le monde d’en haut et le monde d’en bas. Non sans l’intervention du travail et de la technique du potier. Vigée identifie ce travail à celui du poète.

Adama peut aussi se traduire par glaise. J’ajoute que cette glaise, il ne suffit pas de la prendre pour la façonner, elle n’est pas prête, il faut d’abord selon la parole d’un potier rapportée ici la « domestiquer », c’est à dire la laisser reposer près de la maison car elle est d’origine « sauvage » (wilde erd).

A l’image du potier, le travail du poète sera de faire naître à partir d’une autre matière informe, le silence, une parole. Son vase sera son poème. Il sera – ou plutôt deviendra potier du silence non sans que la demeure du temps de la première strophe ne soit devenue dans la réplique de la dernière demeure du sang, autre référence biblique à la protection contre le fléau destructeur(Exode 12) alors que la langue allemande qui était une langue du pays natal est devenue une langue ennemie. Je rappelle que le poème est paru dans la Pâque de la parole (1983). L’auteur a vécu l’exil, d’abord intérieur dans son propre pays, puis aux Etats-Unis en 1943. Il s’installera en Israël en 1960.

« Heimat des Hauches » vs « Hauch der Heimat » /

Je ne sais pas si Claude Vigée connaissait Hugo von Hoffmanstahl. C’est tout à fait possible. Quoi qu’il en soit l’opération de renversement est saisissante. Dans un texte que j’ai déjà publié, Hoffmanstahl évoquait le « souffle de heimat » que contient la langue :

« La langue est tout ce qui reste à celui qui est privé de heimat. En même temps, elle contient tout de celle-ci. De même que l’air merveilleusement chargé des odeurs d’eau douce, des senteurs et des prairies souffle dans les nuits calmes de la terre vers le bateau, la langue exhale un souffle de heimat [ein Hauch der Heimat] qui va par delà les mots. Tant de visages s’y fondent en ombres sombres, elle contient une telle part du paysage, tellement de jeunesse, d’indicible. Mais le plus fort de cette magie n’est pas dans les mots eux-mêmes mais dans les tournures, dans la manière impossible à traduire dont les mots sont placés les uns à côté des autres, dans la façon dont ils se répondent, se renforcent ou s’atténuent, jouent ensemble, se déguisent, prenant l’un le masque de l’autre, s’échangeant en les distanciant leurs significations premières »

(Hugo von Hofmannstahl : Französische Redensarten in Gesammelte Werke in Einzlausgaben. Prosa I. S. Fischer Verlag S ; 302-303)

Claude Vigée renverse la proposition de Hofmannstahl. Il part du traumatisme, de ce qui lui manque, du défaut originel, réinventant la local-ité et son contenu symbolique qui n’a rien à voir avec une vision passéiste, informe, du pays natal et de la langue maternelle.

Une question pour finir : si au début, le poème évoque ceux qui sont nés dans la boue adamique du Ried, il se termine par le je du poète devenu singulier ou, comme il le dit lui-même, après s’être recréé comme nouvel être de langage.

Qu’en est-il des autres et du nous ?

PS : Sur Claude Vigée, l’importance et la défense du dialecte, la Heimat,  je recommande la lecture du texte de Jean-Paul Sorg À Vélo avec Claude Vigée et Émile Storck

1 Bernard Stiegler, Dans la Disruption. Ed. LLL pp. 442-443

2 La distinction – et non le jeu de mots- entre Heim et Heimat est au demeurant aussi celle qu’opère le biologiste allemand Jakob von Uexküll aussi bien pour la vie animale qu’humaine. (Cf son livre Milieu animal et milieu humain p.121). J’y reviendrai.

Publié dans Littérature | Marqué avec , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Darm mit Charme ou
Le charme discret de l’intestin par P-M. Théveniaud

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 „Die junge Wissenschaftlerin Giulia Enders erklärt spannend und unterhaltsam, was wir mit dem Darm für ein hochkomplexes und wunderbares, nur leider extrem vernachlässigtes Organ haben. Der Darm ist der Schlüssel zu Körper und Geist. Er ist ein fabelhaftes Wesen voller Sensibilität, Verantwortung und Leistungsbereitschaft – und er ist der wichtigste Berater unseres Gehirns !“.

« La jeune scientifique Giulia Enders explique de manière passionnante et amusante que nous avons avec l’intestin un organe extrêmement complexe et merveilleux, mais malheureusement extrêmement négligé. L’intestin est la clé du corps et de l’esprit. C’est un être fabuleux, plein de sensibilité, de responsabilité et de motivation – et c’est le conseiller le plus important pour notre cerveau !»

C’est là la présentation allemande de ce livre sur le site qui lui est consacré.

Si le style très leste peut prêter à une discussion d’ordre plus général, la lecture de cet ouvrage de vulgarisation sur le rôle de l’intestin dans l’organisme présente un intérêt certain. D’une part en mettant sur la place publique l’ensemble des récentes découvertes sur l’influence considérable de la flore intestinale, notamment sur le cerveau et les comportements et, d’autre part, le questionnement fondamental, existentiel, de « qui sommes-nous ? ».

Apprendre en s’amusant et en transgressant,
vraie question du savoir ou question du vrai savoir.

Le texte d’introduction met l’eau à la bouche : à la fin de la lecture nous serons d’autant plus intelligents que nous laisserons agir l’intelligence de notre intestin. Nous ne mourrons pas idiots. Et il est vrai que ce livre pose d’autant plus de vraies questions qu’on peut rapprocher les réflexions qu’il impose de celles d’autres ouvrages du même type (Jamais seul de Marc André Selosse également chez Actes Sud) ou de ceux d’un domaine apparemment très différent, également très à la mode, mais dont les questionnements se rejoignent (La vie secrète des arbres de Peter Wolleben, très anthropomorphique, vendu à plus d’un million d’exemplaire ou Les arbres, entre visible et invisible d’Ernst Zürcher, ou encore l’excellent, mais encore plus technique, Plaidoyer pour l’arbre de Francis Hallé, paru en 2005 chez Actes Sud également). Sur un site de vente en ligne extrêmement connu on trouve, information intéressante, que sont fréquemment achetés ensemble le livre d’Ernst Zürcher et celui d’André Selosse. En dehors de toute interprétation abusive, il n’est pas illégitime de penser se trouver devant deux approches différentes de l’acquisition des savoirs, l’une plus ludique, anthropomorphique ou transgressive juste ce qu’il faut pour en légèrement frémir, l’autre plus technique. Faut-il s’amuser pour apprendre ? Qu’apprend-on en s’amusant ? Le succès semblerait faire pencher la balance vers l’amusement.

„Der Darm aber, so glauben die meisten, geht währenddessen höchstens mal aufs Klo. Sonst hängt er wahrscheinlich lässig im Bauch rum oder pupst ab und zu. Besondere Fähigkeiten kennt man von ihm eigentlich keine. Man könnte sagen, wir unterschätzen das ein wenig – ehrlich gesagt, unterschätzen wir es nicht nur, wir schämen uns sogar oft für unser Darmrohr. Darm mit Scham!
Daran soll dieses Buch etwas ändern. Wir versuchen mal, was man mit Büchern so wunderbar kann – der sichtbaren Welt wahrhaft Konkurrenz zu machen: Bäume sind keine Löffel! Und der Darm hat eine Menge Charme! “

(Giulia Enders : Darm mit Charme Ullstein pg 12)

« Pour ce qui est de l’intestin, en revanche, la plupart d’entre nous pensent qu’il n’est bon qu’à se vider. Le reste du temps, il feignante sans doute, pendouille inutilement dans le ventre et lâche un pet de temps à autre. Compétences particulières ? Aucune à ce qu’on croit savoir. Il faut le dire : nous le sous-estimons et, pour être franc, il nous fait même honte. L’intestin, ça craint.
Avec ce livre les choses vont changer. Nous voulons faire ce que les livres font de mieux : concurrencer le visible. Les arbres ne sont pas des cuillères !  Et l’intestin, c’est le fin du fin ! »

(Giulia Enders : Le charme discret de l’intestin. Actes Sud. Traduction : Isabelle Liber pp 21-22)

Est-ce un hasard si les arbres sont pris comme exemple, même sans rapport apparent ? Ou faut-il voir là une association inconsciente sur fond de « mot d’esprit » ? En tout état de cause, ces ouvrages nous amènent à nous interroger profondément sur ce qu’est un individu. En effet, arbre ou homme, l’un et l’autre ont toujours été considérés comme des êtres bien individualisés. La grande découverte décrite chez les arbres, et très mise en avant, est leur capacité à communiquer entre eux et avec leur environnement. La grande découverte concernant notre intestin est le lien établi entre les bactéries qui nous colonisent, nos états physiologiques et nos comportements. Nous sommes donc constitués de cellules aux gènes très différents. Quid de ce qui ressort de ce qui serait nos propres cellules et de celles qui nous seraient étrangères ? Comme l’arbre porte sur lui-même des branches aux génomes différents, nous serions ainsi également porteurs de cellules aux génomes différents ? Colonies plutôt qu’individus ? Notre anthropocentrisme en prendrait un large coup ! Mais ne faudrait-il pas, justement, changer notre vision des choses, ne serait-ce que pour aborder les questions de santé ?
Mais pourquoi la nécessité d’une approche transgressive et ludique ?
Si l’introduction nous met l’eau à la bouche, l’intitulé du premier chapitre nous met tout de suite dans le ton :

„ Wie geht kacken? – … und warum das eine Frage wert ist“
« L’art du bien chier en quelques leçons – et pourquoi le sujet a son importance. »

La suite du texte nous plonge tout de suite dans un bain qui se veut libéré de tout tabou. L’utilisation systématique, répétitive, d’un style gentiment transgressif, transgression cependant socialement acceptable, peut faire ressentir, sans que ce soit tout à fait illégitime, un arrière-goût d’infantilisation. Là où on pourrait aimer se confronter à des informations plus scientifiquement exprimées plutôt qu’à une série d’histoires destinées à bien faire joyeusement frémir dans le dépassement des tabous. Une telle systématique produit donc ses propres longueurs.

„ In dem Raum zwischen innerem und äußerem Schließmuskel sitzen viele Sensorzellen. Diese analysieren das angelieferte Produkt darauf, ob es fest oder gasförmig ist, und schicken ihre Information hoch an das Gehirn. In diesem Moment merkt das Gehirn: Ich muss aufs Klo!, … oder vielleicht auch nur pupsen. Es macht dann, was es mit seinem »bewussten Bewusstsein« so gut kann: Es stellt uns auf unsere Umwelt ein. Dazu nimmt es Informationen von Augen und Ohren und zieht seinen Erfahrungsschatz hinzu. In Sekundenschnelle entsteht so eine erste Einschätzung, die das Gehirn zurück an den äußeren Schließmuskel funkt: »Ich habe geguckt, wir sind gerade bei Tante Berta im Wohnzimmer – Pupse gehen vielleicht noch, wenn du sie ganz leise raustwitschen lässt. Fest eher ungut.“

« Dans la zone qui sépare le sphincter interne du sphincter externe, un grand nombre de cellules sensorielles s’activent. Elles analysent le produit livré, vérifient sa consistance – solide ou gazéiforme – et envoient les informations à l’étage supérieur : le cerveau. Le cerveau se dit alors : Oh, il faut que j’aille au petit coin, ou peut-être seulement : Tiens, je lâcherais bien une perle. Et fort de son conscient consciencieux, il s’adapte à notre environnement. Pour cela il collecte des informations à partir des yeux et des oreilles et fait appel à ce qu’il sait de la vie. Une première estimation réalisée illico presto est ainsi renvoyée au sphincter externe ; Bon alors, j’ai inspecté le terrain, on est dans le salon de tante Hélène – un petit pet passe encore, si tu le laisse sortir discrètement. Pour ce qui est du solide, il va falloir attendre ».

Les illustrations sont à la hauteur :


Dernier exemple du style, quelques lignes plus loin, mais qui montre bien le ton « humoristique » du livre :

„ Der eine verkneift sich auf Teufel komm raus den unangenehmsten Pups, bis er sich mit Bauchweh nach Hause quält, der andere lässt sich bei der Familienfeier von Oma am kleinen Finger ziehen und initiiert den eigenen Pups lautstark als unterhaltsame Zaubershow. “

« Certains retiendront à tout prix le petit pet disgracieux jusqu’à rentrer chez eux avec des maux de ventre, tandis que d’autres, pendant l’anniversaire de mémé Jeanne, demanderont qu’on leur tire le petit doigt et feront du pet ainsi déclenché un spectacle pour amuser la galerie.». (Ed. française p. 26)

On retrouve encore d’ailleurs, 300 pages plus loin, ce goût pour une telle approche :

« Le grand festival du prout n’est pas une manifestation des plus agréables : une trop grande quantité de gaz ballonne notre intestin, et c’est plutôt inconfortable. En revanche, un petit pet par-ci par-là, c’est très bon pour la santé. … Si la mélodie est laissée à l’appréciation de chacun, l’odeur nauséabonde, elle, ne devrait pas être à l’ordre du jour». (Ed. française p. 328)

A l‘origine du succès de cet ouvrage, dont il semble que la traduction francise l’humour dans une certaine dimension, on retrouve souvent les recettes utilisées actuellement sur les scènes occupées par les humoristes. La question se pose donc de l’utilisation de ces mêmes modes dans la transmission des savoirs. A quels dépens. Aux dépens de quel type d’intelligence des choses ? Pour quelle vision d’une approche scientifique ? De ce que doit être un effort de vulgarisation ? Pourquoi, dans notre type de société, une telle approche garantit-elle le succès ?

De l’approche livresque à l’approche muséale

Du 4 décembre 2018 au 4 août 2019, la Cité des Sciences et de l’Industrie met en scène le livre de Giulia et Jill Enders. Une expérience immersive au cœur de notre deuxième cerveau, pour petits et grands.
Effectivement l’exposition est tout à fait dans l’esprit du livre, mode muséologique du ludique à l’appui, parfois contestée dans milieu lui-même. Exposition qui, dans ce cadre, est bien pour petits et grands !

A tel point que les écrans fascinent les tout petits, hors de tout autre intérêt qu’eux-mêmes. L’animation sur le rôle des micro-organismes en est bel un exemple, cette enfant de 3 ans cherchant à atteindre vainement de sa main les icônes mouvantes sur l’écran géant proposé, bloquant ainsi toute approche pour quiconque essaierait d’acquérir des notions qui portent pourtant, elles, intérêt sur le fond. Prévaut ainsi la fascination des tout petits pour les écrans.

Au-delà de la forme, livresque ou muséale,
de vraies questions sont posées par les savoirs mis à disposition

Intestin deuxième cerveau, intestin gestionnaire de nos émotions, les deux formules ont fait florès et récemment envahis l’espace public. A juste titre.

«Les neuroscientifiques vont se récrier, mais tant pis – grosso modo, on peut résumer le rôle des régions comme suit : perception du « moi », gestion des sentiments, moralité, peur, mémoire et motivation », affirme Giulia Enders (Edition française p.164). Suit cette affirmation (ch. 2 – Le cerveau d’en bas – § La tête et le ventre) la description de nombreuses expériences scientifiques, confirmant tous ces aspects, assez bien connus maintenant par toutes les formes de vulgarisation, non sans rapport avec la mode actuelle, voire la marchandisation, du bien-être.

Relation avec le niveau de stress et l’humeur

Les premières expériences, menées chez la souris par John Cryan en 2011 (dommage de ne pas avoir les références exactes alors que l’ouvrage en cite beaucoup en annexe) montre non seulement que, plongées dans une eau glacée, les souris nourries avec un lactobacille, L.rhamnosus JB-1, nageaient plus longtemps pour essayer de s’en sortir que des souris nourries sans ces bactéries, mais que leur sang contenait moins d’hormones de stress. «En outre, dans les tests de mémoire et d’apprentissage, elles étaient plus performantes que leurs congénères » (Edition française p.165). La coupure des voies nerveuses permet de mettre en évidence qu’il s’agit bien d’un effet de l’intestin sur le cerveau. Des résultats similaires ont été trouvés sur l’homme (mise à jour 2017), malgré l’absence de coupure des voies nerveuses ! Les effets sur la mémorisation (sur l’hippocampe, partie du cerveau qui lui est dédiée) pourraient ainsi s’expliquer par la baisse du niveau de protéines de stress au niveau de cette structure. D’autres expériences sont citées qui ont eu trait soit à l’humeur, soit à la dépression. Il n’est donc plus possible, même si ces effets ne sont pas majeurs, de nier l’effet du microbiote sur nos humeurs.

Relation avec les capacités de défense immunitaires

«La majeure partie (environ 80%) de notre système immunitaire est localisée dans notre intestin. Et ce n’est pas pour rien. C’est là qu’a été montée la scène de notre Woodstock bactérien et, quand on est un système immunitaire, on ne peut pas rater ça. Les bactéries se tiennent ici dans un réservoir circonscrit … Le système immunitaire peut donc faire mumuse avec elles sans que ce soit dangereux pour nous.» (Ed française p. 195).

Chapitre où l’on apprend, au-delà de la systématique de style, que les bactéries permettent, extrêmement tôt la constitution de notre système de défense immunitaire et, même, par la suite, peuvent participer à son renforcement là où, dans l’esprit commun, bactéries levures et autres microorganismes pouvaient être surtout vécues comme pathogènes. Une telle approche est très novatrice et porteuse de nouvelles découvertes très prometteuses.

Pro et prébiotiques

Si la flore intestinale participe à ce point de certaines de nos importantes fonctions, il est donc évident que la modifier peut apparaître comme un gage de bonne santé, soit de manière préventive, ce qui rejoint là encore la mode marchande du bien-être, soit de manière thérapeutique, également par les pré ou pro biotiques, mais aussi, et c’est plus inattendu voire psychologiquement gênant, par la greffe de contenu intestinal de personnes saines sur des personnes malades. De toutes nouvelles perspectives s’ouvrent donc là encore dans ces deux voies, qui bouleversent nos conceptions actuelles.

L’homme vu comme une société (colonie) et non comme individu.

Un des grands apports du livre, non-dit mais sous-jacent, est la nouvelle vision qu’on peut avoir de la nature même de l’homme. Si, depuis quelques années, on savait qu’un arbre n’était pas génétiquement un seul individu (deux branches d’un même arbre peuvent ne pas avoir le même ADN), la conception de l’homme en tant qu’individu bien distinct, porteur d’un seul et même génome dans toutes ces cellules, n’a jamais été remise en cause. L’homme comme société, voire comme écosystème, est impensé car impensable. L’homme, fait à l’image de Dieu, ne peut être qu’unique et invariable dans sa structure, de sa naissance à sa mort. Or, qui a quelques connaissances en physiologie et, en particulier en nutrition, sait très bien que tous nos atomes sont régulièrement renouvelés et que nous ne sommes pas faits de la même matière aujourd’hui qu’hier. L’épigénétique nous apprend également que même notre ADN, du fait de notre relation avec notre environnement, se modifie régulièrement.

Et voilà qu’on apprend là que non seulement nous sommes composés de bien plus de micro-organismes que de ce qu’on pense être nos propres cellules, mais que ces micro-organismes participent clairement et de manière plus qu’importante de nos fonctions physiologiques, de nos émotions et de nos comportements et, ce faisant, participent donc clairement de nous-mêmes ! En ce qui concerne le microbiote, s’agit-il donc d’un petit peuple étranger ou d’une part de nous-mêmes ?

Serions-nous, au même titre que les arbres, voire tous les êtres vivants, société plus qu’individus ?

Pierre-Marie Théveniaud

Née en 1990, Giulia Enders est désormais médecin. Elle poursuit néanmoins ses recherches en gastro-entérologie à l’hôpital universitaire de Francfort.

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , , , | Laisser un commentaire

Quand un chimiste nage tout du long dans le Rhin …

En résumé : Pour changer, nous ne sauterons pas comme d’habitude par-dessus le Rhin, mais nous plongerons dedans grâce à la lecture du livre d’Andreas Fath qui a parcouru le Rhin à la nage de la « source » à l’embouchure. Il n’a pas seulement ramené des impressions du Rhin ainsi vu de l’intérieur et de la course d’obstacles que cela représente, il a procédé à des prélèvements réguliers qui ont permis d’étudier la qualité de son eau. Commençons par un extrait du livre, d’abord en allemand que les non-germanophones peuvent sauter puis dans sa traduction.

28 juillet 2014 : Andreas Fath au départ dans le lac de Toma (lai da tuma dans la langue d’origine, le romanche) qui passe pour le début du Rhin en Suisse

24 août 2014, au bout de 25 jours et 1231 kilomètres, la mer du Nord dans laquelle se jette le Rhin à Leckkerkerk-Hoek (Hollande)

Comme un bouchon de liège dans une machine à laver

DIENSTAG 05.08.2014
EGLISAU-BAD SÄCKINGEN (56 KM)
WIE EIN KORKEN IN DER WASCHMASCHINE

An der Einstiegsstelle in Eglisau legen wir routiniert unsere Neoprenanzüge an. Die Boote sind schnell im Wasser und ich auch. Nach kurzer Zeit erreichen wir das erste Kraftwerk, das ich bewusst wahrnehme. In Schaffhausen nach dem Ausstieg gab es schon eines, allerdings sind wir dort mit den Fahrrädern zu schnell daran vorbeigefahren, um einen Eindruck von der Anlage mitzunehmen. Das Kraftwerk Eglisau-Glattfelsen zählt zu den schönsten Flusskraftwerken überhaupt. Bei Baubeginn 1915 war es das modernste Flusskraftwerk Europas. Auch heute noch wirkt der Bau respekteinflößend mit den fünf tragenden Betonpfeilern, die die Wassermassen bändigen.

Der Ausstieg für die Kanuten ist rechts. Während die Boote ein ganzes Stück am Waldrand entlang zur Einsetzstelle getragen bzw. gerollt werden müssen, laufe ich auf einer Metallgitterrampe, wahr- scheinlich ein Betriebsweg, hinunter. Im aufgeschäumten Rückstaubecken hinter der Kraftwerksbrücke, wo sich aus einem der fünf heruntergefahrenen Wehre das Wasser des Hochrheins in einen zehn Meter hohen, donnernden Wasserfall ergießt, hat sich allerlei Treibgut angesammelt, welches den Wirbeln nicht mehr entkommen kann oder sich am Ufer festgehakt hat. Das direkt am Geländer angebrachte »Baden verboten!«-Schild hält mich kurz zurück, doch nach Begutachtung der Lage und der Strömungsverhältnisse kann ich eine Passage erkennen, in der das Schwimmen möglich sein wird. Mit hohen Ellbogen und dem Kopf aus dem Wasser gestreckt, so wie Wasserballer es tun, wenn sie einen Ball zwischen den Armen führen, schwimme ich aus dieser Gefahrenzone heraus in die Mitte des abfließenden Flusses.

An der nächsten Biegung stößt die Bootsbegleitung zu mir. Das Schwimmen bis zum nächsten Wasserkraftwerk Reckingen macht Spaß. Die Strecke ist bis zum Ufer bewaldet, teilweise sehe ich kleine aufgeschüttete Badebuchten oder ein herrschaftliches Landhaus direkt am Wasser — so dicht zum Teil, dass ich beim Atmen nach rechts in die Fenster schauen, aber nicht das Dach sehen kann. Nach 10 Kilometern erreichen wir bei Reckingen den Kraftwerksbau aus den Kriegsjahren. Errichtet wurde er zwischen 1938 und 1941 zur Sicherstellung der Energieversorgung der beiderseits des Rheins gelegenen Werke: eine völlig unprätentiöse, nüchterne Stromfabrik. Seine zwei Turbinen erzielen eine Leistung von 38 Megawatt. Die mittlere Jahresproduktion beträgt 252 Gigawattstunden. Als wir das Kraftwerk auf einem lang gezogenen Fußweg umgehen, kommen wir an einer Anzeigetafel vorbei, die uns mitteilt: 36,2 Megawatt; 22 Grad Celsius Lufttemperatur; 19 Grad Celsius Wassertemperatur; Rheinabflussmenge 766 Kubikmeter Wasser pro Sekunde.

Bis zum Koblenzer Laufen, kurz vor dem Zufluss der Wutach, sind es weitere 10 Kilometer. Das unruhige Wasser dieser Stromschnellen ist schon von Weitem zu erkennen. Ein ungewöhnlicher und überraschender Anblick im Vergleich zu der ruhigen Oberfläche des Hochrheins — die unmittelbare Umgebung der Kraftwerke und Stauwehre einmal ausgenommen. Je näher ich komme, umso höher steigt der Puls. Die Oberfläche des Flusses erinnert an brodelndes Wasser in einem Kochtopf. Auf der ganzen Breite des Flusses gibt es Strudel, Presswasser, das von unten nach oben strömt, eine chaotische Wasseroberfläche. Es ist sinnlos, sich hier eine bestimmte Schwimmrichtung auszusuchen, also versuche ich, mittendurch zu schwimmen. Ich fühle mich wie ein Korken in der rotierenden Trommel einer in Betrieb befindlichen Waschmaschine. Das Wasser reißt an mir in alle Richtungen, mal gleichzeitig, mal hintereinander. Ich werde hinuntergesaugt und nach oben gespuckt. Um nicht in einen Strudel zu geraten und hängen zu bleiben, bemühe ich mich, durch maximale Körperspannung gerade wie ein Brett zu bleiben und mich mit den Armzügen dann, wenn sie möglich sind und ich nicht gerade unter Wasser bin, nach vorne zu arbeiten. Ich komme voran, das sehe ich in den kurzen Augenblicken, in denen ich das Ufer wahrnehmen kann.

Es geht alles so schnell, dass ich mich automatisch und wie in Trance bewege. Der Eintritt in diesen wilden Abschnitt kam so unvorbereitet, dass ich gar keine Zeit hatte, in Panik zu geraten. Was in der »Waschmaschine« mit mir passiert, hätte ich mir außerdem vorher gar nicht auszumalen vermocht. Auf der etwa einen halben Kilometer langen, turbulenten Stromschnelle war ich mehr unter als über Wasser. Die Luft in meinen Lungen reichte aber immer aus, die Unterwasserpassagen unbeschadet zu überstehen. Das Hochwasser hatte den Fluss am Koblenzer Laufen noch stärker aufgewühlt als sonst. Ich bin dankbar für den Neoprenanzug, der mir nicht nur als Kälteschutz dient, sondern auch etwas mehr Auftrieb gibt. Jedes Mal, wenn ich im Vorfeld des Projekts davon gehört oder gelesen habe, dass Schwimmer oder Kajakfahrer im Rhein ertrunken sind, fehlte mir die Vorstellung, wie so etwas passieren kann. Als passionierter Leistungsschwimmer kann man sich nicht wirklich vorstellen, wie es ist zu ertrinken. Jetzt nach dieser Passage kann ich es.

Nach einer kurzen Erholungsstrecke im ruhigen Wasser verschwinden einige Ufer, und ich sehe nur noch Wasser um mich herum. Meine Bootsbegleitung ist etwas weiter voraus, und ich kann mich nicht für eine Richtung entscheiden. Es gibt zwei Möglichkeiten. Sonst verrät mir die Hauptströmung die Richtung. Oder ich erkenne beim Zufluss eines Nebenflusses am Volumen leicht, welches der Hauptstrom und welches der Nebenfluss ist. An der jetzigen Kreuzung ist das schier unmöglich. Franz im Kajak hält sich am rechten Ufer, wir haben den Zufluss der Aare, des mit 288 Kilometer längsten Flusses der Schweiz, erreicht. Die Schweizer behaupten, dass der Rhein ab dem Zufluss eigentlich Aare heißen müsste, benannt nach dem wasserreichsten Nebenfluss. Im Durchschnitt führt die Aare nahe der Mündung 735 Kubikmeter Wasser pro Sekunde dem Rhein zu. Am Kraftwerk Reckingen hatte ich eine Abflussmenge von 766 Kubikmetern Wasser pro Sekunde für den Rhein abgelesen. Der Rhein hat immer noch Hochwasser, ebenso die Aare, sodass ihr Abflussvolumen sicher auch über dem Durchschnittswert liegt. Die Schweizer Forderung ist also gar nicht mal unplausibel. Doch der Rhein ist eben nicht nur ein Fluss, sondern neben Transportmittel, Naherholungsgebiet und Wirtschaftsader auch ein jahrhundertealtes Kulturgut, das schon lange vor Strömungsmessungen existierte und seine Umwelt prägte. An der nächsten Flussbiegung in Waldshut legen wir direkt am Rheincamping an. Das Restaurant des Campingplatzes ist nur wenige Schritte vom Flussufer entfernt. Nicola hat schon alles organisiert. Ein grofer Tisch ist reserviert und das Essen bestell.

Nach einer kurzweiligen Mittagspause geht es wenige Schwimmkilometer weiter bis zum nächsten Kraftwerk Albbruck-Dogern mit seinem flachen, unscheinbaren Maschinenhaus, das es wieder zu umgehen gilt — mit den Kajaks eine zeitaufwendige Angelegenheit. Die Sonne brennt mir heiß in den Nacken, Sonnencreme mit Lichtschutzfaktor so ist Pflicht. Endlich folgt zwischen Leibstadt und Laufenburg eine mindestens 10 Kilometer lange Strecke ohne Stauwehr oder Kraftwerk. Für den Rhythmus ist es gut, einfach einmal ohne Unterbrechung durchzuschwimmen.

Andreas Fath : Rheines Wasser / 1231 Kilometer mit dem Strom. Carl Hanser Verlag 2016 pp 88-91

La centrale hydroélectrique et les écluses d’ Eglisau–Glattfelden dont il est question dans le texte.

 

Mardi 5.08.2014
Eglisau – Bad Säckingen (56 km)
Comme un bouchon de liège dans une machine à laver

Au point d’accès au fleuve à Eglisau, nous endossons de manière routinière nos combinaisons en néoprène. Les bateaux sont rapidement à l’eau et moi aussi. Peu de temps après, nous atteignons la première centrale électrique que je perçois consciemment. A Schaffhausen, en sortant de l’eau, il y en avait eu une également mais nous sommes passés trop vite à bicyclettes pour emporter avec nous une image de l’installation. La centrale hydroélectrique d’Eglisau–Glattfelden compte parmi les plus belles centrales hydrauliques. Au début de sa construction en 1915, elle fut la plus moderne d’Europe. Aujourd’hui encore, cette construction avec ses cinq piliers porteurs qui domptent les masses d’eau inspire le respect.

Le débarcadère pour les canoës se situe sur la droite. Pendant que les embarcations sont portées ou roulées sur une bonne distance à la lisière de la forêt vers le point de remise à l’eau, je marche sur une rampe de grilles métalliques, probablement un chemin d’entreprise. Dans la retenue écumante, derrière le pont de la centrale dans laquelle se déverse, dans le bruit de tonnerre d’une chute de 10 mètres de haut, par l’un des cinq seuils, le flot du Rhin supérieur, toutes sortes d’épaves se sont accumulées qui ne peuvent plus échapper aux tourbillons ou qui se sont accrochées sur la rive. Le panneau Baignade interdite placé à la balustrade me retient un bref instant mais, après examen de la situation et des courants, je peux reconnaître un passage dans lequel il sera possible de nager. La tête hors de l’eau et les coudes très hauts comme le font les joueurs de water-polo quand ils guident une balle entre leurs bras, je quitte cette zone de dangers vers le milieu du cours du fleuve.

A la méandre suivante, mes accompagnateurs en bateaux me rejoignent. La nage jusqu’à la prochaine centrale hydroélectrique à Reckingen est un plaisir. Tout le trajet est environné de forêt jusqu’à la rive. Parfois, j’aperçois des anses aménagées pour la baignade ou une somptueuse maison de campagne située directement au bord de l’eau, en partie si proche que je peux, en respirant vers la droite, voir par les fenêtres mais sans apercevoir le toit. Au bout de 10 kilomètres, nous atteignons, à Reckingen la centrale, construite au cours des années de guerre, entre 1938 et 1941 pour garantir la livraison d’électricité aux entreprises situées de part et d’autre du Rhin : une usine électrique tout à fait sans prétention et sobre. Ses deux turbines parviennent à produire 38 mégawatts. La production moyenne annuelle s’établit à 252 gigawatt/h. Lorsque nous contournons la centrale électrique par un long chemin pédestre, nous passons à proximité d’une pancarte qui nous informe : 36,2 mégawatts, température de l’air 22 degrés Celsius, température de l’eau 19 degrés Celsius, débit du Rhin 766 mètres cubes par seconde.

Jusqu’aux rapides de Koblenz, peu avant le confluent avec la Wutach, il reste 10 kilomètres. On perçoit de loin l’intranquillité de l’eau des rapides. Une vision inhabituelle et surprenante en comparaison avec la surface tranquille du Rhin supérieur si l’on excepte les centrales et les écluses. Plus je m’approche, plus le pouls s’accélère. La surface du fleuve évoque l’eau bouillonnante dans une marmite. Sur toute la largeur du fleuve, ce ne sont que tourbillons, turbulences qui montent du bas vers le haut, une surface aquatique chaotique. Il n’y a pas de sens à rechercher ici une direction pour la nage, aussi je tente de passer au milieu. Je me sens comme un bouchon de liège dans le tambour en rotation d’une machine à laver. L’eau me ballotte de tous côtés, parfois en même temps, parfois successivement. Je suis aspiré vers le bas et propulsé vers le haut. Pour ne pas être aspiré dans un tourbillon et rester accroché, je m’efforce, par une tension corporelle maximale, de rester droit comme une planche, d’avancer à l’aide du mouvement de mes bras quand c’est possible et que je ne suis pas sous l’eau. J’arrive à progresser, je le remarque lors des brefs moments pendant lesquels je perçois la rive.

Tout va si vite, que je me déplace comme un automate en transe. J’étais si peu préparé à l’entrée dans ce passage sauvage, que je n’ai pas eu le temps de paniquer. De toute façon, je n’aurais pas pu imaginer avant ce qu’il adviendrait de moi dans cette « machine à laver ». Sur ce parcours d’environ un demi-kilomètre de turbulences, j’étais le plus souvent sous que sur l’eau. L’air dans mes poumons a toujours été suffisant pour surmonter sans dommage le fait d’être sous l’eau. La crue avait rendu le fleuve encore plus agité que d’habitude. Je suis reconnaissant à la combinaison de néoprène qui ne me sert pas seulement de protection contre le froid mais qui me donne un peu plus de force. A chaque fois que j’avais entendu parler , au cours des préparatifs du projet, ou que j’ai lu que des nageurs ou des kayakistes s’étaient noyés dans le Rhin, je n’arrivais pas à me représenter la façon dont cela avait pu advenir. En tant que nageur de compétition passionné, on ne peut imaginer ce que signifie se noyer. Après ce passage, je le peux.

Après une courte distance reposante dans l’eau calme, certaines rives disparaissent et je ne vois plus autour de moi que de l’eau. Mes accompagnateurs en bateau sont un peu plus loin et je ne puis me décider pour une direction. Il y a deux possibilités. D’habitude, la direction m’est donnée par le courant principal. Ou alors, je distingue facilement, à son volume, le fleuve de son affluent. A l’actuelle confluent, cela est strictement impossible. Franz dans son kayak se tient sur la rive droite, nous avons atteint l’Aar qui, avec ses 288 kilomètres, est le plus long cours d’eau de Suisse. Les Suisses prétendent que le Rhin devrait à partir de ce point s’appeler Aar. Le débit moyen de l’Aar à sa confluence avec le Rhin est de 735 mètres cube par seconde. J’avais lu qu’il était pour le Rhin à Reckingen de 766 m³. Le Rhin est toujours encore en crue, de même l’Aar, de sorte que leurs débits sont sûrement au-dessus des valeurs moyennes. La revendication suisse n’est donc pas sans fondement. Mais le Rhin ne se résume pas à un fleuve : à côté d’être un moyen de transport, une zone de loisirs, une artère économique, il est un patrimoine culturel séculaire qui existait et façonnait son environnement bien avant que n’existent des instruments de mesure. A la méandre suivante, à Waldshut, nous nous retrouvons directement au camping du Rhin. Le restaurant du camping se trouve à quelques pas de la rive. Nicola [épouse d’Andreas Fath] a déjà tout organisé. Une grand table a été réservée et le repas commandé.

Après une rapide pause de midi, la nage reprend pour quelques kilomètres jusqu’à la centrale électrique d’Albbruck-Dogern avec sa salle des machines plate et effacée qu’il faut à nouveau contourner – cela prend pas mal de temps avec les kayaks. Le soleil brûle dans mon cou, la crème solaire à haut indice de protection s’impose. Enfin, entre Leibstadt et Laufenburg, une longue distance de 10 km sans un barrage ou une centrale. C’est bon pour le rythme de pouvoir simplement nager sans interruption.

Traduction : Bernard Umbrecht

Du 27 juillet 2014 au 25 août 2014, Andreas Fath, professeur de chimie à l’Université des sciences appliquées de Furtwangen et passionné de natation, parcourt le Rhin à la nage de la source à l’embouchure sur ses 1231 kilomètres. Outre la performance sportive, l’entreprise avait pour but d’analyser la qualité de l’eau du fleuve d’où le jeu de mot dans le titre de son livre paru en 2016 : Rheines Wasser = l’eau du Rhin qui joue de Rhein = le Rhin et rein = pur, propre. Propre, elle ne l’est pas tout à fait. Le Rhin est un moulin à microplastiques avec d’inquiétantes concentrations d’antibiotiques et d’édulcorants, entre autres. Et, pour le dire d’emblée, on verra les détails plus loin, le Rhin est de la source à l’embouchure de plus en plus sucré. Il déverse quelques 15 tonnes d’édulcorant par an dans la mer du Nord.

Je passe les questions sur les préparatifs, la constitution de l’équipe, les autorisations dans 5 pays, la recherche de sponsors et des laboratoires d’analyse idoines pour entrer dans le vif du sujet.

J’ai choisi de traduire le passage ci-dessus parce qu’il concentre une série d’aspects du Rhin, vécus de l’intérieur, que l’on retrouve tout au long du livre. A commencer par ce mélange de Rhin sauvage et de Rhin façonné par l’homme (et réciproquement). A partir de Bâle jusqu’à Rotterdam, il est de plus en plus industrialisé dans différentes acceptions du terme (rectification, endiguement, canalisation, proximité d’industries, transport de matières et de marchandises). Ce qu’il transporte le moins : la culture. Le Rhin est navigable sur 825 km. La partie dont il est question dans l’extrait suit celle que l’auteur nomme le Grand canyon de l’Europe. Il n’y rencontre pas encore de porte-containers. Dans la partie « sauvage », le nageur doit lutter « contre la puissance des masses d’eau » et, dans ses tourbillons et turbulences, il se sent comme un bouchon de liège dans le tambour en rotation d’une machine à laver. Il y a aussi les passages où l’homme ne peut plus suivre le courant, il est obligé de contourner les barrages. C’est une nage avec sauts d’obstacles, pendant laquelle il faut franchir de nombreux seuils. Je reviendrai dans un article ultérieur sur ces combinaison d’usine hydroélectriques et d’écluses que complètent des transformateurs et des passes à poissons qui le jalonnent. Frappants aussi sont ces moments de perte de repères. Dans l’extrait ci-dessus, au confluent du Rhin et de l’Aar, il a du mal à distinguer le fleuve de son affluent. Il y avait eu précédemment un moment de confusion à l’entrée du Lac de Constance où le nageur avait suivi le canal au lieu du Rhin proprement dit et s’est retrouvé en Autriche. Plus tard, dans le tronçon entre la Lorelei et Bingen, il écrira :

« Le Rhin, entre Mainz et Bingen se divise plusieurs fois. C’est du moins ce que l’on voit sur les cartes de navigation. Cependant, les langues de terre qui séparent le Rhin en plusieurs bras sont totalement inondées par la crue. Les buissons, en fait des couronnes d’arbres partiellement recouvertes d’eau qui se dressent au-dessus de l’eau, constituent le seul repère pour la séparation des différents chenaux. Je nage en dehors du bras principal et je m’énerve d’avancer si lentement en raison du faible courant. La vue est mauvaise et, sans bateau d’accompagnement, je serais perdu. De tous côtés, je ne vois que de l’eau. Je m’arrête souvent pour m’orienter. C’est fantomatiquement beau. Si je ne savais pas que je suis dans le Rhin, je pourrais me croire dans l’Amazone. L’eau est trouble et autour de moi règne une impression de forêt tropicale. […] En raison de la pluie, je n’aperçois plus mes accompagnateurs et je dois m’arrêter pour les appeler, afin qu’ils restent avec moi. Sinon, je n’ai pas d’orientation dans cette  jungle. Le bras du Rhin appelé Großen Gießen est si large que par ce fort temps de pluie, je ne peux reconnaître que de l’eau et des arbres inondés»

Dans les chutes de Schaffhausen, le Rhin déploie sa puissance. « Là, tout vous remue à la fois. On est ébloui, étourdi, bouleversé, terrifié, charmé. » (Victor Hugo)

Pas facile de se retrouver dans ce Rhin qui a pourtant l’air d’être si dompté. Et qui l’est en partie. Andréas Fath n’a pas tout à fait parcouru 1231 km. Certains passages étaient interdits à la nage, ce fut le cas pour des raisons dues à la nature, aux chutes de Schaffhausen ou, ailleurs, pour des raisons industrielles non seulement à cause des usines hydroélectriques mais aussi parce que, après Bâle, le vieux Rhin ne permet plus de nager. Il a donc emprunté cette autoroute liquide qu’est le Grand Canal d’Alsace. Ce qui le fait passer aussi à proximité de la centrale nucléaire de Fessenheim et d’autres. Il y avait aussi à nager au milieu des containers. Cela lui sera même interdit entre Bingen et la Lorelei. Il n’y aura pas d’exception pour lui. Trop dangereux, car le Rhin est ici étroit et plein de méandres et le trafic de bateaux y est top dense.

Méandre du Rhin vu depuis le rocher de la Lorelei

Comme le note Andreas Fath, à côté d’être un moyen de transport, une zone de loisirs, une artère économique, il est un patrimoine culturel séculaire qui existait et façonnait son environnement bien avant que n’existent des instruments de mesure.

A propos de mesures : quelle est donc la longueur du Rhin ? Question que l’auteur, dont le livre est sous-titré 1231 km dans le courant du Rhin, s’est posée en repérant cette pancarte qui indique 1320 km du lac de Toma (2343 m) jusqu’à l’embouchure :

Il manque 90 kilomères. La différence s’explique par le fait que cette inscription est plus que centenaire. Elle date d’avant les travaux de rectification du Rhin entrepris entre 1817 et 1876 par l’ingénieur badois Johann Gottfried Tulla qui en a réduit la longueur.

Le barrage d’Eglisau–Glattfelden dont il est question dans l’extrait se situe sur le Rhin dont le milieu marque la frontière en l’Allemagne et la Suisse. Nager dans le Rhin revient en partie à nager sur une frontière, certes ouverte, mais frontière. Mais, ce n’est pas le fleuve qui l’a créée. Il ne constitue pas une frontière naturelle. Elle est artificielle (Fernand Braudel). Quand on passe de part et d’autre du Rhin dans cette région, on ne cesse de traverser des postes frontières. Ce sera le cas jusqu’au moment où le Rhin deviendra complètement allemand puis néerlandais. Son lit traverse ou longe six pays : la Suisse, le Lichtenstein, l’Autriche, l’Allemagne, la France et les Pays-Bas. Il a été constitué en frontière entre la Suisse et le Liechtenstein, en grande partie entre la Suisse et l’Autriche, entre l’Allemagne et la Suisse et, en partie, entre l’Allemagne et la France.

Le Rhin est un milieu de milieux très divers. Son utilisation par les hommes est aussi productrice d’entropie. Il ne reste plus que des lambeaux de forêts alluviales originelles. L’autoroute aquatique qu’il forme en partie est aussi gazeuse. Émission de gaz à effet de serre et de polluants principalement des oxydes d’azote (NOx), des matières particulaires (MP), des hydrocarbures (HC) et du monoxyde de carbone (CO), certes moins que les camions sur route mais plus que le transport ferroviaire. S’il permet encore à l’homme d’y nager c’est seulement grâce à un énorme effort de ce dernier, avec ce sentiment parfois de s’y retrouver à danser comme un bouchon de liège non seulement en raison de turbulences naturelles mais aussi à cause de celles provoquées par les cargos. Les bords du Rhin sont en bien des endroits très fortement urbanisés. Bien moins en Alsace qu’ailleurs. L’activité humaine a modifié sa réalité physique même. Il a été rendu navigable par et pour les activités humaines, ses rives ont été consolidées au départ contre les crues, son cours rectifié, canalisé, son lit comme récemment encore approfondi. On peut même dire que les hommes ont lutté contre le cours d’eau tout au long du 19ème siècle. Alors même que naissait le Rhin … romantique. La faute à Frankenstein, paraît-il ! J’y reviendrai. Dans la Ruhr en particulier, se révèlent d’ « inquiétantes coulisses » (A.Fath) que constituent les centrales au charbon de Thyssen-Krupp, les acieries Mannesmann, les fabriques du groupe chimique Bayer.

Le Rhin travaille. Il charrie plein de chose. Le nageur l’entend au fond de l’eau :

« Je ressens la puissance du fleuve. Je la perçois aussi acoustiquement. J’entends fortement et clairement comme le Rhin charrie au milieu de son lit des masses de gravier. De temps en temps, il réussit à mouvoir de gros blocs de pierre ; alors, un son roulant profond se mêle au bruissement de fond, parfois aussi le bruit plus profond encore mais régulier d’une hélice de bateau »

Andreas Fath a retenu la maxime que lui confia un aubergiste lors d’une halte : « Bonne chance et penses-y : contre la nature tu seras toujours second »

Entre-temps, Andreas Fath effectue des prélèvements

Traces anthropogènes

Outre l’exploit sportif qui ne se fait pas sans exosomatisation telle la combinaison de néoprène qui seule lui permet malgré la période estivale de supporter la température de l’eau, le bonnet, les lunettes et … la crème solaire, l’effort entrepris par Andreas Fath avait également une fonction d’analyse. Son livre constitue un appel à prendre soin de ce bien commun précieux qu’est l’eau. Il cite Thales de Millet selon lequel « l’eau est le principe de toute chose ».

Le livre rappelle quelques généralités : plus des deux tiers de la surface de la terre sont composés d’eau. De ce volume, seuls 3,5 % sont de l’eau douce dont une partie sous forme de glaces, l’autre se répartit en cours d’eau et nappes phréatiques. Elle est, on le sait par ailleurs, très inégalement répartie et sources de conflits et de guerres. A terme une menace pour la paix mondiale. 70 % de cette eau douce et utilisée par l’agriculture, 20 % par l’industrie, 10 % pour la consommation des ménages. Il n’y a pas d’alternative à l’eau.

Tout au long de son périple, Andreas Fath et son équipe ont procédé à des prélèvements réguliers. Tous les 100 kilomètres, 1000 litres d’eau du Rhin ont été pompés et filtrés. Le nageur était également équipé d’une membrane filtrante fixée à sa jambe. Une grosse surprise attend le chimiste dès le Lac de Toma, début de son périple : pas moins de 270 particules plastiques dans 1000 litres d’eau. D’où vient une telle pollution ? Il n’y a qu’une hypothèse : elles sont déjà contenues dans les glaces alpines. Les tensioactifs fluorés utilisés dans les extincteurs s’échappent dans l’atmosphère. Et retombent dans les glaces.

Dans ce qui suit, sans aller trop dans les détails du livre, je m’efforcerai de suivre la précision des informations qu’il contient. Je fais cependant abstraction de la présence des bouteilles et canettes vides qui ne manquent pas.

A Coire (en allemand Chur, en romanche Cuira, en italien Coira) dans les Grissons, les mesures révèlent autant de microplastiques que nulle par ailleurs dans le Rhin ainsi que de l’antibiotique : des molécules de sulfaméthoxazole utilisées contre les infections des voies urinaires et pulmonaires. « Dans le Rhin, les antibiotiques entrent en contact avec les bactéries, ce qui produit leur résistance aux antibiotiques et la perte d’efficacité de ces médicaments », écrit l’auteur. La haute concentration de microplastiques à cet endroit s’explique par le mode de prélèvement à 15 cm sous la surface et par le fait que là où le Rhin est moins tranquille les plastiques n’ont pas le temps d’être séparés et de descendre au fond.

Dans le lac de Constance, ce seront du métoprolol, un bêtabloquant, et les premières traces de diclofenac, un anti-douleur que nous retrouveront en plus grandes quantités plus loin.

Dans le Rhin ont été retirés par filtrage à côté des matières plastiques synthétiques Polypropylènes (PP), des Polyéthylène (PE), des Polystyrène (PS) aussi des bioplastiques sous forme de microparticules. Andreas Fath a ici une approche critique des plastiques biodégradables dans la mesure où ces derniers peuvent servir de support à des matières toxiques et des micro-organismes qui finissent dans la chaîne alimentaire. Un poisson ne fait pas la différence.

A Bâle l’eau a un goût de diesel. L’auteur n’oublie pas d’évoquer en y passant la catastrophe écologique produite par un accident industriel et connue sous le nom de TchernoBâle. Elle a eu lieu le 1er novembre 1986, la même année que celle de Tchernobyl . Elle semble contrairement à cette dernière bien effacée des consciences. Un incendie s’était déclaré dans un hangar de la firme Sandoz. 1350 tonnes de produits chimiques toxiques s’étaient déversés dans le Rhin, y compris ceux utilisés par les pompiers pour éteindre le feu et qui sont aujourd’hui interdits. La catastrophe a anéanti la faune sur une distance de 400 km au point qu’on a pu déclarer : « Le Rhin est mort »(J-P Sorg). Il faudra 20 ans de travaux de dépollution et de régénération  avant de pouvoir annoncer qu’il était à nouveau « vivant ».

Cocktail chimique

A la page 135 de son livre, Andresas Fath opère une sélection parmi les traces anthropogènes trouvées dans le Rhin : des résidus de médicaments contre la tension en concentration croissante dès les Alpes jusqu’à la Mer du Nord. A ceux déjà évoqués, s’ajoute mais en concentration plus élevée que les précédents le benzotriazol résidu des produits utilisés comme anti-corrosifs dans les lave-vaisselles. A citer encore le climbazole (pour les spécialistes : 2-Butanone, 1-(4-chlorophenoxy)-1-(1H-imidazol-1-yl)-3,3-dimethyl-) un antifongique utilisé dans les shampoings antipelliculaires. Une grande partie des antibiotiques utilisés en médecine vétérinaire comme humaine finit dans l’eau via les urines et excréments.

Il n’y a aujourd’hui plus d’eaux dans lesquelles on ne trouve pas de produits de contraste utilisés pour les IRM. Lors des prélèvements à Koblenz la concentration s’élève à 20 nanogrammes par litre, puis monte à 150 au kilomètre 824, du côté de Düsseldorf, avant de se diluer à nouveau. On estime au total à cinq tonnes le poids des produits de contraste déversés par an par le Rhin dans la mer du Nord. Dans l’eau où il reste plus longtemps que dans le corps et avec l’aide de micro-organismes, le gadolinium se libère du ligand qui l’enveloppe et dégage sa toxicité.

La plus forte teneur en dicloflenac contenu dans le voltarène produit par l’industrie chimique des bords du Rhin a été relevée à la hauteur de Köln (57 nanogrammes par litre). Le médicament est aussi utilisé en médecine vétérinaire. Il est responsable de la disparition des vautours en Inde, au Népal et au Pakistan. Son utilisation n’en est pas moins autorisée dans l’Union européenne.

Le bêtabloquant cardio-vasculaire Metoprolol, autre production de la chimie des bords du Rhin (Novartis) se trouve dans une moyenne de 50 nanogrammes par litre.

Le record de concentration (1,2 microgrammes par litre) est atteint pour l’édulcorant de synthèse acesulfam qui résiste à toutes les stations d’épuration.

Ce n’est pas fini mais faisons, comme l’auteur, une pause dans la chimie et une petite excursion chez les bactéries. Il y aurait à citer les cyanobactéries ou algues bleues. On en trouve dans la plupart des prélèvements. Andreas Fath y voit d’ailleurs l’origine probable de ses problèmes gastro-entériques.

L’un des problèmes persistant reste l’insuffisante efficacité des dispositifs de filtrage des eaux déversées dans le Rhin. Certains dispositifs efficaces tels le charbon actif posant par ailleurs d’autres problèmes, la recherche d’alternatives techniques est à l’ordre du jour.

La question des microplastiques prend d’énormes proportions au niveau des océans, leur nombre devrait d’ici 2050 dépasser celui des poissons. Qui par ailleurs les ingèrent. Et qui par eux nous reviennent. Étrange retour du lointain. Les fleuves servent de liens entre la terre, la mer et le ciel. Les petits ruisseaux font les grandes rivières, c’est vrai aussi pour les plastiques. Leur part dans la pollution des océans a très peu été étudiée jusqu’à présent nous apprend une étude d’un groupe de chercheurs de l’Université de Bâle autour de Patricia Burkhardt-Holm de parue la même année que Rheines Wasser. Elle nous offre une illustration de ce que sont ces particules.

Typical microplastic categories in the Rhine. Left: Duisburg sample consisting of 65% opaque spherules, further fragments and fibres, bar: 2 mm. (a/b) transparent spherules with gas bubbles, polymethyl-methacrylate (Zuilichem), bars: 1 mm; (c/d) opaque spherules, polystyrene (Duisburg, Rees), bars: 500 μ m.

Je retiens de son résumé qu’il n’y a pas de mystère, les plus fortes doses de microplastiques au km² se situent là où sont les plus fortes concentrations urbaines et industrielles des bords du Rhin. Nous sommes bien dans l’Anthropocène. Je remarque en passant que le chimiste raisonne en volumes alors que la professeure d’écologie le fait en surface. Ce qui me frappe dans les études sur le Rhin, c’est l’absence d’unification des méthodologies. Les critères restent nationaux.

Le Rhin est une meule à plastiques. Il broie le macro en micro. Il faut donc éviter que les macroplatiques y atterrissent. Une amélioration dans le domaine du tri et des procédés de recyclages est ici à l’ordre du jour. Cela dit en sachant qu’en Allemagne, les bouteilles en plastique sont consignées. Les microplastiques ont en outre comme propriétés d’accrocher comme des aimants les molécules toxiques. L’équipe d’Andréas Fath à l’université de Furtwangen expérimente un usage renversé de cette particularité à des fin d’épuration. Tout l’intérêt de la démarche est de ne pas miser seulemnt sur une modification des comportements certes très utile mais aussi sur des innovations techniques et des réglementations. Andréas Fath réclame, par exemple, l’interdiction de l’ utilisation de microplastiques dans les produits cosmétiques.

On peut certes relativiser. La présence de microplastiques dans le Rhin est de l’ordre de 0,2 particules par litre (particules de 25 à 500 micromètres). Elle est, en comparaison, par exemple, de 16-18 dans la rivière Tennessee. Les deux sont très inférieurs au Danube qui n’a rien à voir avec le Yangzi Jiang. Le Rhin n’en déverse pas moins 8 tonnes par an dans la mer.

Si j’ai évoqué de la rivière Tennessee, c’est qu’Andreas Fath a parcouru, en 2017, ses 1049 kilomètres de la même façon que le Rhin. C’est presque la même distance. Il lui a cependant fallu un peu plus de temps, 34 jours, le cours de l’affluent de l’Ohio dans le bassin versant du Mississipi y est sensiblement plus lent. Je rappelle que le Rhin a un dénivelé de 2345 mètres.

Le livre d’Andreas Fath a une fonction d’alerte à visée prophylactique. Sur 600 produits toxiques répertoriés, le Rhin en contient 128 sans que l’on en connaissent précisément, à l’exception du cas des vautours, les effets sur les écosystèmes. Depuis la catastrophe écologique de TchernoBâle, le Rhin a certes quitté les soins intensifs, mais il a toujours besoin de soins, écrit Andreas Fath. J’ajouterai pour ma part que si la vie a repris et que l’on attend le retour du saumon pour 2020, le fleuve n’a pas retrouvé la diversité des populations aquatiques qu’il hébergeait. Le recul de cette biodiversité auquel s’ajoute les interconnexions entre les voies hydrographiques naturelles, notamment entre le bassin versant du Danube et celui du Rhin, y ont amené des espèces dites exogènes, parfois envahissantes, tels que les variétés de gobies qui y prolifèrent. Ils sont originaires de la région allant de la mer Noire à la mer Caspienne. Les poissons aussi prennent parfois le bateau. Dans le monde hyper globalisé tout a tendance à finir dans tout.

Ces dimensions encore insuffisamment explorées ne sont pas les seuls défis auxquels est confronté le Rhin. Le livre incite à s’y atteler. D’autres menaces l’attendent liées au changement climatique.

Il conviendrait d’ajouter à la question du Rhin proprement dit celle de sa nappe phréatique l’un des plus grands réservoirs d’eau potable en Europe. Elle est, elle, au défi des nitrates, des pesticides et de la baisse de son niveau. Mais c’est un autre sujet.

Publié dans Rhin | Marqué avec , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Pierre Fluck, archéologue de l’Anthropocène (entretien)

Pierre Fluck est titulaire d’un doctorat en géologie de la profondeur à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg. Attaché puis chargé de recherches au CNRS, il soutient en 1980 dans la même université un doctorat d’État sous le titre « Métamorphisme et magmatisme dans les Vosges moyennes d’Alsace. Contribution à l’histoire de la chaîne varisque ».
Ses recherches s’orientent parallèlement dans le domaine de la métallogénie (il est membre dès 1977 de l’International Association for the Genesis of Ore Deposits). Paléographe germaniste, il poursuit des recherches autour du thème de l’exploitation des ressources minérales. Détaché deux années auprès du Centre de Recherches Historiques de l’EHESS, il participe ensuite, en 1990, aux côtés de Philippe Fluzin, au démarrage de l’UPR « Paléométallurgie et Cultures » de l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard. Il est nommé en 1992 professeur à l’Université de Haute-Alsace où il enseigne jusqu’en 2017 l’histoire et la philosophie des sciences et des techniques, l’archéologie et le patrimoine des mondes industriels, les relations entre culture, sciences et patrimoine. En 2010, il est nommé membre de l’Institut Universitaire de France (membre d’honneur à partir de 2015). Professeur émérite d’archéologie industrielle, Pierre Fluck est toujours actif au Centre de recherches sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques (CRESAT) qu’il a contribué à refonder. Il est situé au campus de la Fonderie de l’Université de Haute-Alsace. C’est là qu’il m’a reçu pour cet entretien, ce dont je le remercie. Pierre Fluck est l’auteur de nombreux livres. Je ne citerai que celui dont je me suis servi pour l’interroger : son Manuel d’archéologie industrielle.

Un exemple de métapaysage : l’ancienne mine d’argent de Guanajuato au Mexique ( Image tirée de Pierre Fluck : Du paléopaysage au métapaysage à travers l’Anthropocène)

Peut-on vous qualifier d’archéologue de l’Anthropocène. L’association des deux mots peut paraître paradoxale dans la mesure où, sinon la réalité, du moins sa dénomination est récente (2002). Quand on parle de vous, on évoque surtout l’archéologie industrielle, expression à laquelle vous préférez celle d’archéologie des mondes ou des faits industriels. Est-ce que le fait d’appeler notre ère géologique anthropocène apporte quelque chose à votre approche ?

Pierre Fluck : C’est à partir de l’archéologie industrielle, appelons-la ainsi entre nous, que j’ai été sensibilisé à l’Anthropocène. Le concept est ancien. Josef Crutzen qui l’a popularisé en 1995 a eu des précurseurs dont l’un des principaux est Vladimir Ivanovitch Vernadsky (1863-1945), un très grand savant russe, de l’Académie des sciences de l’Union soviétique. Nous pouvons citer aussi les travaux de Pierre Teilhard de Chardin. La transformation radicale de la surface de la terre a été accélérée au moment de la révolution industrielle bien qu’il y ait eu des formes d’industries avant celle-ci. Beaucoup de gens se demandent quand marquer le début l’Anthropocène. Les uns le situent au moment de la grande accélération en 1950, d’autres à celui de la révolution industrielle, d’autres le font remonter au Néolithique. C’est un faux problème. L’Anthropocène s’est développé très progressivement avec l’impact des activités humaines sur la planète. Les défrichages au Néolithique ont transformé de très grandes aires forestières en surfaces de culture. Il y a eu, à ce moment-là déjà, un changement radical de la physionomie de la planète. Je suis d’avis que l’on peut remonter à l’époque où l’on brûle des forêts pour installer des villages et l’agriculture. Ensuite cela s’accroît progressivement dans une courbe exponentielle avec une grande accélération au cours de la révolution industrielle puis avec l’impact avéré sur le changement climatique au 20ème siècle. La plupart des archéologues s’inscrivent donc dans l’Anthropocène. C’est beaucoup moins vrai pour les époques où l’homme ne vivait que de cueillette et de chasse.

Vous faites précéder l’archéologie des mondes industriels par l’archéologie minière et métallurgique. Pourquoi y accordez-vous tant d’importance ? C’est un domaine peu connu.

Pierre Fluck : Peu connu, c’est vrai sauf par les initiés. Ce sont les Anglais qui ont inventé l’archéologie industrielle. Le coup d’envoi date de 1955 avec Michael Rix. Quand on se documente, on constate qu’il y avait eu, avant, de splendides fouilles sur un haut fourneau du 17ème siècle dans le Massachusetts, près de Boston. Cette fouille s’est faite entre 1948 et 1953. Les Anglais n’ont donc pas forcément la primeur de l’archéologie industrielle. Et si l’on considère que l’activité minière est une activité industrielle, et elle l’est en grande partie, l’extraction des métaux précieux en Europe centrale, dans les Vosges ou en Forêt Noire, à l’époque de la Renaissance, a toutes les caractéristiques d’une industrie, de même que beaucoup de facettes de l’extraction des métaux dans l’Antiquité. Ce caractère industriel est très affirmé, pas systématiquement mais dans beaucoup de formes d’activités minières. L’archéologie minière et métallurgique a débuté véritablement avec Theodor Haupt qui a publié un véritable manuel d’archéologie minière. Il a beaucoup travaillé sur les mines anciennes et médiévales d’Italie et du bassin méditerranéen. Il parle des lieux souterrain mais aussi de ce qu’il y a en surface et que je qualifie, moi, d’entité stratigraphique de l’Anthropocène. Ce sont les tas de déblais à l’extérieur des mines que l’on appelle des haldes ou des terrils. Haupt affirme qu’étudier les haldes de haut en bas c’est étudier toute l’histoire de la mine, comprendre ce qu’il s’est passé à l’intérieur. Il fournit l’essentiel de la méthode d’une bonne archéologie minière. Cela date de 1865. Les vraies racines de l’archéologie minière se situent dans le 19ème siècle.

Quand vous parlez d’archéologie minière, la question n’est pas seulement celle de l’extraction. Il y a eu à l’extérieur et à proximité toute une activité de transformation.

Pierre Fluck : Vous ne trouverez aucun archéologue qui ne s’intéresse pas à ce que devient le minerai. Cela fait partie intégrante de l’investigation. La minéralurgie et la métallurgie sont les prolongements de l’extraction en mine. Beaucoup de chercheurs s’intéressent aussi au devenir des métaux produits par la fonderie en essayant par exemple de savoir s’il y a des éléments en traces, si l’on trouve de l’indium dans les monnaies en argent frappées avec de l’argent extrait en Amérique du Sud au dernier tiers du 16ème siècle, ou en dosant les isotopes du plomb dans les monnaies athéniennes, ce qui permet de suivre la diffusion des métaux. L’archéologie des mines et des métaux va jusqu’à la transformation et la consommation.

Vous qualifiez l’énergie d’épine dorsale de l’archéologie industrielle ? L’hydraulique a quelque chose d’un peu étrange, on l’enterre mais il revient. Il est à nouveau d’actualité aujourd’hui. Il est là depuis toujours.

Pierre Fluck : L’illustration la plus brillante que l’on ait de l’utilisation « en grand » de l’hydraulique, ce sont l’aqueduc et les moulins de Barbegal près d’Arles, 8 couples de deux roues en parallèle et en escalier qui constituent une véritable utilisation industrielle de l’énergie hydraulique. Pour la fabrication de la farine afin de pourvoir aux besoins de la ville qui comptait entre 15 et 20 000 habitants. Cela  se situe aux 2ème et 3ème siècles. Dans les mines d’Espagne et du Portugal, le cas est différent, les roues étaient actionnées par des esclaves. Nous pouvons citer aussi les techniques de la ruina montium pour l’exploitation des alluvions aurifères dans le nord de l’Espagne : dans les montagnes de la province du Leon, les Romains ont aménagé des barrages hydrauliques en position de haut plateau permettant de déverser de grosses quantités d’eau pour affouiller et désagréger les montagnes de conglomérats. En utilisant l’énergie potentielle, ils ont détruit la montagne pour en extraire l’or dans les laveries en contrebas. C’est une forme d’utilisation de l’énergie hydraulique. La roue, elle, va continuer son bonhomme de chemin à travers le Haut Moyen-âge pour lequel nous avons peu de documents. Nous en avons plus pour l’Angleterre, à partir du 11ème siècle où les roues étaient innombrables – plus d’un millier. Les cours d’eau ont fréquemment été équipés de canaux parallèles. Parfois ces cours d’eau ont été doublés ou triplés pour actionner les moulins. L’impact de l’homme sur les cours d’eau est une autre signature de l’Anthropocène. Depuis un temps immémorial.


Machine à vapeur de Newcomen, schéma extrait du Meyers Konversationslexikon 1890 . (Source)

A un moment donné, on passe de l’hydraulique à la vapeur. Peut-on situer cela dans le temps ?

Pierre Fluck : Les véritables inventeurs d’une machine opérationnelle l’ont fait pour les besoins du pompage de l’eau dans les mines. Il s’agissait de Thomas Newcomen et John Calley. Nous n’avons pas de carnets de laboratoires. C’étaient des hommes de terrain. Le premier était forgeron, le second plombier. Ensemble, ils associent une série de dispositifs techniques déjà connus comme le système bielle – manivelle qui existait dans les machines de pompage des eaux dans les mines du Harz. L’action du piston dans un cylindre était connue également. Ils ont eu l’idée de coupler l’ensemble et de le raccorder à une chaudière au-dessus d’un foyer. Dans les mines d’Angleterre, les dispositifs existants n’étaient pas assez puissants pour pomper l’eau. Ce besoin a suscité une sorte de stimulation intellectuelle en vue de créer une nouvelle machine. Ce démarrage a été tranquille, il n’a pas fait beaucoup de bruit. Nous sommes en 1712. En 1722, Isaac Potter a construit une machine de Newcomen – assez gigantesque d’ailleurs – pour les mines d’argent de Basse-Hongrie (actuelle Slovaquie). Ce sont des cas isolés. Les premières décennies de la machine à vapeur ont été relativement discrètes dans le paysage de la production économique européenne. Ce n’est qu’après les modifications introduites par Watt dans les années 1770 que l’énergie thermique vient répondre au besoin des filatures. Nous sommes là en pleine révolution industrielle du textile.

La caractéristique de la vapeur est qu’elle repose sur une énergie d’origine fossile. La machine de Newcomen, j’ai appris cela dans votre livre, s’appelait machine atmosphérique. Cela nous évoque l’effet de serre et la thermodynamique. Vous écrivez que la thermodynamique est née de la pratique industrielle.

Pierre Fluck : Elle a certainement des racines plus anciennes. Nous pouvons citer les travaux de James Prescott Joule. Joule ignorait totalement les travaux que Gustave-Adolphe Hirn conduisait dans l’usine de son père à Colmar. Hirn s’était pris de passion pour les machines à vapeur, une en particulier, une « Woolf », fabriquée chez Stehelin & Huber à Bitschwiller-lès-Thann. Il a amélioré son rendement de 70 %. C’est à partir d’elle, dans les années 1840, qu’il s’est efforcé de comprendre comment ça marche. On lui doit beaucoup des fondements de la théorie. Il est l’auteur d’un Traité sur la théorie mécanique de la chaleur (1862). Ce qui est remarquable, c’est que le moteur des travaux de Hirn dans le domaine de la thermodynamique est à rechercher dans la pratique industrielle.

C’était une forme de transition énergétique. La thermodynamique parle de dissipation de l’énergie. Ce qui m’a intrigué dans votre livre c’est que vous parlez des friches industrielles comme des formes de rétention de l’énergie, vous parlez d’énergie contenue, d’énergie grise.

Pierre Fluck : Bien sûr, elle n’est pas réutilisable sous forme d’énergie. L’énergie a été utilisée pour fabriquer les bâtiments, pour cuire les briques, pour mettre en forme les parties métalliques, les tuiles, le ciment, le béton. Tout cela a nécessité beaucoup d’énergie. Mettre tout cela à la décharge, c’est comme si toute cette énergie avait été dépensée pour rien. Les architectes allemands et suisses commencent à raisonner en termes d’« énergie grise ». Cela ne concernent pas seulement des bâtiments en bon état ou entiers, on peut réutiliser toute sorte de matériaux.

Y a-t-il, selon vous, un mieux dans la frénésie de démolition.

Pierre Fluck : C’est Dr Jekyll et Mister Hyde. Il y a de bons exemples un peu partout. En même temps, on voit sous nos fenêtres des bâtiments de qualité promis à la démolition. J’ai encore appris hier, qu’à Mulhouse, une des manufactures les plus intéressantes qui se trouve en plein centre-ville, et qui recèle même encore le jardin de l’entreprise, a fait l’objet d’un permis de démolir. Il y a toujours côte à côte les deux attitudes. L’action des démolisseurs ne désamorce pas et continue à faire des dégâts. Les reconversions ne constituent qu’un petit pourcentage du potentiel patrimonial.

J’ai lu dans votre Manuel d’archéologie industrielle, avec un certain étonnement que la notion de développement durable, Nachhaltigkeit en allemand était ancienne. Elle remonte à 1713. Avez-vous une idée de ce qui a pu amener son inventeur à une telle idée ?

Pierre Fluck : Hans Carl von Carlowitz occupait en quelque sorte ce que l’on appellerait aujourd’hui un poste d’inspecteur des eaux et forêts en Saxe, plus particulièrement dans l’Erzgebirge. Il disait qu’il ne fallait pas exploiter la forêt de façon anarchique mais qu’il fallait reboiser de façon à ce que dans l’avenir il y ait à nouveau de la forêt. C’est lui qui l’a formulé en termes de développement durable dans son ouvrage Sylvicultura oeconomica. La pratique est plus ancienne chez tous ceux pour qui les milieux naturels étaient des ressources.

Qu’est-ce que l’archéologie de l’Anthropocène peut nous apprendre sur la transition énergétique.

Pierre Fluck : Pour bien analyser la transition que nous nous sommes en train d’amorcer, il serait pertinent d’avoir une vue rétrospective. Savoir comment en est-on arrivé là pour mieux savoir comment continuer. L’histoire de l’énergie n’est pas une copie conforme d’un pays à l’autre. Chaque pays a son histoire énergétique propre. Beaucoup d’analyses sur les énergies sont faites par les entreprises concernées. Elles ne sont pas forcément neutres. La problématique est à la fois locale, régionale, nationale et mondiale. Il convient de s’appuyer sur des données scientifiques solides.

A propos du local, justement, je voulais vous demander si l’on peut établir une relation entre innovation technique et localité.

Pierre Fluck : Certainement. Je prends l’exemple de Pont-sur-l’Ognon, en Haute-Saône. Benoît Fourneyron vient s’y installer, je ne sais pas s’il avait une affinité particulière avec ce lieu. Il avait été élève de Claude Burdin (à qui l’on doit le mot turbine) à l’école des mines de Saint-Étienne, qui lui a mis la puce à l’oreille : opter pour l’énergie hydraulique, mais en enfermant la roue dans une bâche. Fourneyron est allé à Pont sur l’Ognon sans doute attiré par le besoin d’une petite scierie et d’une petite métallurgie. Il a donc installé en ce lieu sa première turbine en 1823. De même que pour la machine de Newcomen en Angleterre, nous avons donc là une sorte de fusion entre un lieu géographique et une innovation. Il y a ainsi de petits territoires qui sont des creusets d’innovation. Et puisque nous parlons de la Haute Saône à propos de la turbine, on peut aussi évoquer la métallurgie, la sidérurgie. Avant la turbine, nous sommes encore au 18ème siècle, on y avait inventé le procédé comtois d’affinage de la fonte. Avant cela, on utilisait le procédé wallon qui a été initié en Belgique. Le procédé comtois permet de se passer de plusieurs opérations pour transformer la fonte en acier, dans un bâtiment de forge que l’on appelle une renardière. Un procédé d’affinage alors considéré comme révolutionnaire. Autre innovation, vers le milieu du 19ème siècle : les hauts-fourneaux sont gros consommateurs d’énergie, les gaz brûlants se dissipent dans l’atmosphère. L’idée est née de les récupérer, de les épurer un peu, et de les réinjecter. Cela constituait une grande économie d’énergie. Pays industrieux, la Haute Saône a été le quatrième producteur de fer au 19ème siècle alors qu’on le considère d’une ruralité profonde. Il y a des territoires qui marquent l’innovation.

Est-ce que cette techno-géographie sous-tend ce que vous appeler des métapaysages ?

Pierre Fluck : Les métapaysages désignent plus généralement toute la transformation des paysages au fil de l’Histoire. Il y a d’abord le paysage originel, la forêt, quelques clairières. Prenons l’exemple d’une vallée des Vosges. L’homme installe de petites entités agro-pastorales, des petits villages, modifie un peu la forêt mais le paysage reste traditionnel. Arrive l’industrie, elle défriche, elle dompte l’hydraulique, construit une cité ouvrière à côté du village traditionnel, etc. Cette métamorphose conduit à ce que j’appelle un paléopaysage industriel au temps de l’apogée de l’industrie. L’usine ferme, une friche apparaît, le paysage se réorganise, le vieux canal existe toujours mais ne sert plus, la cité ouvrière continue d’être occupée parce qu’elle héberge des logements. A l’emplacement de la friche, on installe un supermarché, les tas de déchets, la pollution sont en revanche toujours intégrés dans le paysage. On est très embarrassé de cet héritage. On ne sait pas quoi en faire. L’ensemble se réorganise. C’est cette transformation du paléopaysage, l’action du temps et de la réorganisation de la société, tout cet héritage, que j’appelle métapaysage. La nature reprend ses droits. On observe dans certaines régions des friches minières, des terrils ou haldes, sur lesquels la forêt, la végétation repoussent, créant en ces lieux de véritables antres de la biodiversité.

Peut-on parler d’une sorte d’osmose entre nature et technique ?

Pierre Fluck : Oui, nous observons à la surface du globe des entités stratigraphiques de l’Anthropocène dont la nature s’est emparée. Ces entités elles-mêmes sont faites à partir d’éléments naturels.

En même temps quand on installe un objet technique dans la nature, on dirait qu’il se « naturalise »…

Pierre Fluck : Oui. Prenons l’exemple des métaux qui sont des objets techniques. Un objet en métal du Moyen-Âge abandonné dans un site lambda subit des modifications, le plomb par exemple se transforme en carbonate de plomb. On assiste à un retour de l’objet technique dans la nature. De tels processus s’inscrivent dans une minéralogie de l’Anthropocène. Des minéraux se créent à partir des restes qu’a laissé l’homme.

On s’interroge souvent sur le fait que les Mulhousiens n’aiment pas leurs friches industrielles. J’y vois au moins une raison. Ils n’y étaient pas heureux. On oublie que ces lieux n’étaient pas ceux d’un vrai travail épanouissant mais ceux de leur prolétarisation au sens où en parle Marx dans le Manifeste du Parti communiste, la prolétarisation étant le transfert à la machine du savoir-faire des ouvriers. Ma grand-mère n’avait aucune envie de parler de filature. Mon grand-père, c’est différent, il maniait encore ses propres outils. Ne faudrait-il pas inclure ces questions dans l’archéologie de l’anthropocène ?

Pierre Fluck : C’est une question d’avantage philosophique ou sociologique qu’archéologique mais je suis de ceux qui plaident pour le décloisonnement des disciplines. Je souscris à ce positionnement sachant que je me suis beaucoup posé la question du pourquoi de ce désamour pour l’héritage de l’industrie. Je pensais apporter une réponse à travers le traumatisme de la désindustrialisation. Mais votre approche ne m’est pas étrangère. C’était en effet aussi un lieu d’aliénation. Par ailleurs, sans l’industrie, la misère aurait été encore plus grande dans l’histoire de nos régions.

Je vous remercie.

Propos recueillis par Bernard Umbrecht, le 3 avril 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Essai, Histoire | Marqué avec , , , | Laisser un commentaire

La conscience du droit local d’Alsace-Moselle par Jean-Marie Woehrling

Jean-Marie Woehrling,
Président de l’institut du droit local d’Alsace-Moselle :

« Le plus grand intérêt du droit local, est l’idée même de droit local plus que son contenu actuel, car il témoigne concrètement du fait que sur des sujets importants, on peut déroger à la règle du traitement uniforme sans que pour autant la République ne s’écroule »

Le droit local alsacien-mosellan présente différentes facettes : c’est d’abord du « droit objectif », c’est à dire un ensemble de règles juridiques concrètes qui régissent divers aspects de la vie régionale ; c’est aussi un sujet de discussion sociale et politique générale à propos duquel se confrontent des opinions sur ce qui serait souhaitable ou regrettable dans l ‘évolution de ce droit. C’est également un élément de connaissance et d’étude pour la compréhension de l’histoire de cette région. Enfin, c’est objet de représentations mentales pour les habitants des trois départements concernés : la notion de droit local recouvre des idées, des attentes, des mythes ou des visions ; elle est révélatrice de la perception que les Alsaciens ont (ou n’ont pas) de leur identité.

C’est ce dernier aspect du droit local qui sera analysé ici, celui de la conscience collective que les Alsaciens ont de ce droit local et de la problématique que celui-ci révèle du point de vue de l’identité et du statut de leur région. On peut actuellement constater que plus le droit local régresse comme corps de règles objectives plus cette dimension subjective de valeur symbolique se renforce : moins il y a du droit local, plus on en parle.

Mais pour tenter de comprendre ce phénomène, il faut d’abord savoir de quoi il est question et donc présenter rapidement le droit local réel avant d’entrer dans l’analyse de sa dimension symbolique.

I. Retour sur le droit local tel qu’il est.

Pendant longtemps, le droit local est resté dans l’ombre : la position de principe a été de dire que ce droit local n’existe pas : seul existe un aménagement provisoire destiné à disparaître au plus vite. Les lois successives qui ont traité de la matière du droit local n’ont fait l’objet d’aucun débat au Parlement. Le droit local a été maintenu en quelque sorte « en catimini », comme une affaire sans portée et dans une grande discrétion. Ce n’est que dans les années 1980 qu’on a reconnu celui-ci comme une dimension permanente de la législation française. Cela a été en grande partie le travail de l’Institut du Droit Local que d’étudier le contenu de ce droit et de définir son régime juridique.

1) Origine du droit local

Le droit local est né avec le rattachement de l’Alsace et de territoires lorrains à l’Allemagne en 1870. A ce moment, les autorités allemandes ont maintenu dans ces territoires incorporés au nouveau Reich l’essentiel de la législation française qui y était en vigueur. Progressivement cependant, le nouveau droit allemand constitué après la création du Reich a été développé et introduit dans le Land Elsass-Lothringen comme dans les autres Länder allemands. Par ailleurs, l’Allemagne étant un pays fédéral, le Land Elsass-Lothringen disposait d’un pouvoir législatif propre lequel a permis de développer une législation « provinciale », c’est-à-dire des règles spécifiques à ce Land. C’est ainsi qu’en 1918, trois catégories de règles étaient applicables en Alsace-Lorraine : des lois françaises maintenues en vigueur (par exemple les lois sur les cultes, ces lois ayant parfois cessé d’être en vigueur en France), des lois allemandes fédérales (code civil, code de commerce, lois sur la sécurité sociale, etc..) et des lois provinciales alsaciennes-lorraines (telles que la loi sur les communes et la loi sur la chasse). A leur tour, les autorités françaises ont décidé de maintenir en vigueur, après le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, les lois qui y étaient en vigueur antérieurement en prévoyant une introduction progressive du droit français. Le droit français a effectivement été introduit au coup par coup et notamment par deux grandes lois d’introduction de la législation civile et commerciale du 1er juin 1924. Mais d’autres introductions se sont heurtées à la résistance des populations des trois départements, telles que les lois sur la séparation de l’Église et de l’État et sur l’abrogation de l’enseignement religieux. Supprimé par le régime nazi, le droit local a été remis en vigueur dans le cadre du « rétablissement de la légalité républicaine » en 1944. A plusieurs reprises, le Parlement français a accepté d’adopter des lois spéciales à l’Alsace et à la Lorraine pour adapter et moderniser le droit local. Tel est par exemple le cas de la loi sur l’informatisation du livre foncier alsacien-mosellan. En fin de compte, si aujourd’hui l’essentiel de la législation française est en vigueur en Alsace-Moselle, une partie du droit local a survécu et semble destinée à une certaine pérennité.

2) Le contenu actuel du droit local.

Les principales matières où subsiste du droit local sont les suivantes :

• Le régime des cultes : celui-ci est caractérisé par l’existence de statuts particuliers pour certains cultes dits reconnus. Ces statuts prévoient notamment la rétribution des ministres du culte en contrepartie de garanties données aux autorités publiques. En outre, un enseignement religieux est organisé dans tous les établissements scolaires.

• Le régime de l’artisanat, caractérisé par une conception plus large et plus dynamique de l’artisanat, par l’existence de corporations, des traditions spécifiques en matière d’apprentissage et un statut particulier pour les chambres des métiers.

• La législation sociale, qui se caractérise désormais par une sorte de régime complémentaire obligatoire de sécurité sociale et par des règles particulières en matière d’accident agricole. Il subsiste aussi quelques cas particuliers d’assurance vieillesse.

• Le droit du travail : des règles locales concernent le repos dominical et les jours fériés, le maintien du salaire en cas d’absence non fautive, le délai de préavis et la clause de non-concurrence. Il existe également diverses dispositions particulières de contrôle administratif de certaines professions telles que les entreprises du bâtiment, les débits de boissons, etc.

• Le régime local de la chasse et de l’indemnisation de dégâts du gibier.1

• Le droit local des associations qui confère aux associations inscrites de droit local une capacité juridique très étendue.

• La publicité foncière assurée par le Livre Foncier désormais informatisé.

•Le droit communal local 2.

• Certaines particularités dans l’organisation judiciaire.

Il existe une foule d’autres dispositions plus spécifiques qui ont subsisté dans les domaines les plus divers, (comme la navigation sur le Rhin et la Moselle), mais le processus d’unification du droit est néanmoins constant. Ce processus qui affecte au plan européen, même les droits nationaux, est bien sûr également sensible pour le droit local.

3) Les caractéristiques du droit local

Le droit local représentait autrefois une part très importante de la législation applicable dans les trois départements : entre les deux guerres, la sécurité sociale, le droit du travail, la fiscalité, l’organisation judiciaire, le droit économique, etc. Aujourd’hui, il ne représente plus qu’un phénomène marginal et l’érosion continue de façon constante, du fait de l évolution du droit général ou en raison de l’inapplication croissante de dispositions locales.

Le droit local qui subsiste correspond à des dispositions que les Alsaciens et Mosellans ont voulu conserver malgré la pression constante qui va dans le sens de l’uniformisation. Par conséquent, toutes les dispositions de droit local sont jugées comme positives pour les trois départements. Mais, selon les convictions, certains trouveront rétrograde ce que d’autres percevront comme un privilège : par exemple, l’existence d’un enseignement religieux, la meilleure protection du repos dominical, l’existence de corporations, un surplus de prélèvements obligatoire pour garantir un surcroît de protection sociale, etc.

A l’origine, aucune des dispositions qui constituent actuellement le droit local n’a été l’expression d’une volonté propre de la population alsacienne-lorraine. Même le droit provincial élaboré pour le Land d’Alsace-Lorraine a été conçu par les élites allemandes qui géraient alors ce Land plutôt que par les représentants de la population, même si à cette époque a existé un Parlement régional. De même, les dispositions concernant les cultes n’ont pas été conçues spécifiquement pour l’Alsace et la Moselle. Par ailleurs, le droit local ne porte que très marginalement sur des matières caractérisant un particularisme régional d’ordre culturel ou linguistique. Il n’existe pratiquement pas de droit local relatif à l’usage des langues. Ce droit local ne constitue en effet d’aucune manière un ensemble unitaire de prescriptions juridiques destinées à sanctionner selon une conception délibérée les spécificités de la société alsacienne-lorraine. Dans son état actuel, il ne s’agit que d’un ensemble essentiellement disparate de dispositions d’origines très diverses et d’importance très variable.

Il faut enfin souligner que le droit local n’est pas un droit régional, en ce sens que les autorités régionales et locales ne sont pas en mesure de le gérer directement. C’est un droit national d’application géographique. Son maintien ou sa modification relève de la décision du Parlement et du Gouvernement. Ce n’est pas un statut législatif régional comme il en existe au Tyrol du Sud, en Ecosse et Catalogne. Ce n’est pas non plus l’amorce d’un système fédéral comme celui applicable en Suisse ou en Allemagne. Le droit local n’a pas non plus un fondement constitutionnel comme le droit des Territoires d’Outre-mer.

II. Une philosophie ou une symbolique du droit local ?

Quelle inspiration commune saurait-on trouver entre le régime local des cultes, statut d’origine française et remontant au début du XIXème siècle, l’organisation du livre foncier, prescription de droit allemand de la fin du XIXème siècle et la réglementation locale de l’indemnisation des dégâts du gibier modifiée par une loi récente ? Si l’on y regarde de plus près, le sujet n’est pas sans intérêt. Le droit local correspond en réalité à une sélection de dispositions françaises ou allemandes que les populations locales ont voulu conserver parce qu’elles « expriment » quelque chose d’important.

Ce qui est ainsi exprimé traduit quelque chose de la conscience collective régionale. On peut parler d’une philosophie sous-jacente du droit local, mais aussi d’une fonction symbolique et finalement d’un rôle d’ersatz d’une organisation autonome perdue ou jamais acquise.

1) Une philosophe du droit local

Au-delà des motivations pragmatiques et malgré le caractère fondamentalement hétérogène de ce droit, il est possible de distinguer quelques grandes sources d’inspiration à la plupart des règles qui composent le droit local.

La première idée directrice que l’on peut discerner dans ce droit est constituée par l’importance des corps intermédiaires dans l’organisation sociale qu’il sous-tend. Des organismes de nature diverse assurent cette fonction d’intermédiaire entre la population et l’État, notamment dans le domaine économique et professionnel, avec le rôle reconnu aux organisations artisanales (corporations, chambres de métiers), mais on peut évoquer le rôle particulier accordé dans les trois départements à certaines professions (par exemple le notariat). Il faut aussi mentionner l’organisation communale qui a traditionnellement bénéficié d’une autonomie plus grande que dans les autres départements, et s’est exprimée, avant qu’elle ne soit érodée par le mouvement d’assimilation, par une activité remarquable des collectivités locales dans les domaines du logement, de l’économie et de l’action sociale. On doit bien sûr aussi signaler le rôle des institutions cultuelles (paroisses et consistoires), les organismes de protection sociale en matière d’assurance maladie et accident (Caisses départementales d’assurance accidents agricoles), les associations syndicales, les assemblées de propriétaires (en matière de chasse, ces assemblées sont chargées de déterminer l’utilisation du produit de la chasse), le régime spécifique existant dans le domaine associatif et coopératif. Tous ces exemples correspondent à la même inspiration, celle d’une certaine auto-organisation de la société locale destinée à lui assurer une relative autonomie par rapport à l’appareil d’État.

Un autre caractère dominant du droit local peut être trouvé dans la recherche constante de clarté et de sécurité juridique -. les divers livres et registres tenus auprès du tribunal d’instance (livre foncier, registre des associations, registre matrimonial, etc.) ou auprès d’autres organismes (registre des métiers) sont destinés à apporter au public une information juridique précise sur les personnes, les biens ou les organismes concernés. Un contrôle administratif spécifique est exercé sur de nombreuses professions (Code local des professions) en vue d’assurer la fiabilité des personnes qui les exercent et afin de garantir la sécurité des relations d’affaires. Le régime foncier dans son ensemble est marqué par le même souci de clarté des situations patrimoniales et de sécurité dans les transactions immobilières. C’est à une préoccupation analogue que correspond la définition des responsabilités des dirigeants d’association. Le droit des cultes lui-même prend en compte ce souci puisqu’il privilégie les cultes reconnus, c’est-à-dire les grands cultes qui offrent des garanties particulières d’honorabilité et de discipline.

Cette recherche de la sécurité ne s’exprime pas que sur le plan juridique et au moyen de règle de « police ». Elle prend aussi un caractère social à travers la notion de sécurité matérielle concrétisée par les régimes d’assurance et de prévoyance locaux ou l’organisation locale de l’aide sociale. Ces mécanismes de prévoyance et d’aide sont non seulement plus anciens que le régime légal du reste de la France, ils sont aussi plus complets et offrent à l’heure actuelle encore des garanties plus grandes. Ce souci de réglementation, de sécurité juridique et de garanties correspond à une mentalité locale de sérieux et de discipline.

On perçoit enfin dans le droit local une dimension morale ou religieuse. Bien sûr, ce sont surtout les dispositions relatives aux cultes qui sont censées exprimer ce contenu éthique du droit local. Ces dispositions ont eu un effet particulièrement prégnant sur l’ensemble du droit local. C’est à leur sujet que se sont déroulées les batailles principales entre adversaires et défenseurs du « statut » local, ce dernier étant souvent identifié purement et simplement au régime issu du concordat et des lois organiques. La question du maintien du concordat n’a pas été vécue par les populations concernées comme une simple question religieuse mais comme touchant à leur identité, à leur « être » même, comme l’a souligné Emile Baas3. D’autres dispositions de droit local ont un certain contenu éthique. Tel est le cas de l’organisation locale de certaines professions marquées par le souci de la compétence, de la discipline et de la confiance, ou la réglementation de la fermeture des magasins les jours fériés et les dimanches. Dans la perception d’une partie de la population, le droit local est ressenti également comme une expression d’un esprit spécifique caractérisé par le sens de consensus et l’aptitude à dépasser les antagonismes sociaux ou politiques. C’est cette idée qui s’est trouvée pour une bonne part sous-jacente aux débats engagés par la suppression de la législation locale des prud’hommes. De même, le régime local de sécurité sociale est présenté comme la démonstration de la justesse et de l’efficacité d’une orientation gestionnaire et dépolitisée des choses publiques. Enfin, on impute à l’enseignement confessionnel la relative paix scolaire constatée en Alsace, ce statut local étant interprété comme une incitation à la tolérance réciproque voire à l’œcuménisme.

Ainsi, c’est toute une philosophie de la société qui transparaît à travers les différentes représentations que l’on se fait du droit local. Presque toujours ces représentations collectives trouvent quelques points d’appui dans le droit local réel ; mais pour l’essentiel elles correspondent plutôt à un droit mythique, à des inspirations insatisfaites, à des constructions imaginaires.

2) Le droit local et l’identité régionale

Mêmes si les dispositions locales trouvent fréquemment leur origine dans le droit national élaboré à Paris ou à Berlin, la population des trois départements s’en est avec le temps appropriée le contenu au prix d’une réinterprétation. Le droit local a ainsi progressivement bénéficié d’une représentation collective faisant de lui l’expression d’un certain particularisme alsacien et mosellan. Il est perçu comme une sorte de témoignage vivant de l’histoire de la région et a acquis une dimension emblématique.

Les enquêtes d’opinions et sondages montrent que la population des trois départements y est très attachée. Plus de 90 % des personnes interrogées connaissent l’existence du droit local, en ont une opinion positive et souhaitent son maintien. Ceci vaut même pour des matières dont on pourrait penser qu’elles sont controversées, telles que le maintien du Concordat ou l’application du droit local de la chasse.

Sans doute est-ce parce que le droit local constitue un reflet particulièrement significatif de l’histoire troublée et douloureuse de l’Alsace et de la Lorraine, une sorte de témoignage exemplaire des vicissitudes passées de la province, qu’on lui reconnaît une véritable dimension culturelle régionale. On n’hésite pas à utiliser à son sujet un possessif fier et affectueux : « notre » droit local. Il est ainsi perçu comme une propriété de l’Alsace et de la Moselle, l’expression de leur personnalité, la caution de leur intégrité.

Le droit local est ainsi devenu un élément du paysage alsacien, un marqueur de l’identité de la région, un aspect de l’épopée alsacienne dans laquelle se retrouvent tous les alsaciens de cœur. On veut garder le concordat ou les corporations parce que c’est à nous et qu’on ne supporte pas que Paris nous dise que ce n’est pas bien. Et pour justifier l’existence de ce droit, on y projette des valeurs et des qualités dont on voudrait qu’elles soient celles de la région, cette « philosophie du droit local » mentionnée précédemment : ordre, responsabilité, concorde, prévoyance, « humanisme rhénan », autonomie, efficacité. Le droit local devient ainsi un moment de revanche à l’égard de l’intérieur : grâce à lui, nous sommes meilleurs que les (autres) Français. Mais ce besoin de valorisation ne cache-t-il pas une faiblesse. N’est-il pas en creux l’expression d’un manque ?

3) Le droit local un ersatz de statut local

Le Reichsland Elsass Lothringen disposait, surtout à partir de la Constitution de 1911, d’un statut de large autonomie, même si ce statut restait à bien des égards insatisfaisant voire frustrant. En 1918, ces territoires retournaient au système centralisé français. Les demandes d’attributions d’un statut d’autonomie ont été repoussées comme illégitimes par le pouvoir national. Seul le droit local a pu être conservé de la période antérieure pour exprimer les spécificités et les traditions de la région.

En fait, peu d’éléments du droit local justifient intrinsèquement une telle valorisation. Si le droit local est, à juste titre, ressenti comme une expression culturelle de l’identité régionale, il ne constitue à certains égards qu’un ersatz d’une autonomie d’une autre épaisseur que l’on n’a pas réussi à conserver ou que l’on n’a jamais su acquérir. Il n’est cependant pas tout à fait inexact de voir dans ce droit régional une source de pouvoir local, même si les instances de décision relatives à ce droit se situent au niveau central. En effet, grâce à l’épais halo de mystère qui entoure beaucoup de dispositions locales, seuls les experts locaux de ce droit savent vraiment le manier ; même pour les matières locales qui sont suffisamment transparentes, les nécessités de la spécialisation font que la gestion de ce droit ne peut pratiquement se faire sans une participation active des représentants de ses usagers locaux. Sauf pour rayer d’un trait de plume certains de ses éléments, les instances « parisiennes ». qui préparent le travail législatif et gouvernemental sont, qu’elles le veuillent ou non, plus ou moins livrées aux explications et aux expertises des spécialistes locaux des différentes branches du droit local. Cette constatation explique pourquoi les efforts « d’harmonisation » ne constituent pas un objectif très attirant pour de nombreux tenants du droit local, même lorsque cette harmonisation se traduit, non par l’extension du droit général français aux trois départements mais, inversement par l’extension des solutions du droit local à l’ensemble du territoire national, ce qui ne constitue d’ailleurs nullement une hypothèse théorique, beaucoup de règles locales ayant effectivement inspiré des réformes du droit général. L’harmonisation, même par extension du droit local, se traduit en fin de compte par un transfert de pouvoir d’influence de la province à Paris.

Comment pourrait-on faire sortir le droit local de cette fonction d’ersatz pour lui donner une portée plus réelle ? Le plus grand intérêt du droit local c’est « l’idée même » de droit local plus que son contenu actuel, c’est qu’il témoigne concrètement du fait que sur des sujets importants, on peut déroger à la règle du traitement uniforme sans que pour autant la République ne s’écroule ; au contraire il peut être plus satisfaisant et plus efficace que les règles s’adaptent à la réalité régionale. Le droit local, c’est en quelque sorte une invitation à penser autrement, à découvrir que la diversité n’est pas l’ennemi de l’unité et qu’elle peut même renforcer la fraternité. Une législation locale est possible ! Alors pourquoi ne pas la faire évoluer ?

Il faudrait que le droit local devienne un véritable droit régional susceptible de se réformer et se redéployer en fonction des initiatives locales. On peut esquisser ce que pourraient être les termes d’une telle redéfinition du droit local dans le sens d’un statut moderne. Pour transformer le droit local en véritable statut territorial, deux modifications seraient principalement à opérer ; on peut les résumer en deux concepts : « rapatriement » et « redéploiement » :

– Pour moderniser le droit local, il s’agirait de transférer vers les trois départements une part des pouvoirs normatifs actuellement concentrés à Paris. On a vu que le droit local alsacien-mosellan est un droit national d’application géographique limité. Pour régionaliser cette législation locale, il faudrait donner une compétence normative directe ou indirecte à des organes régionaux ou locaux. Dans le cadre constitutionnel actuel, la décentralisation d’une compétence normative à des instances décentralisées en matière de droit local n’est pas aisée à opérer mais plusieurs mécanismes permettent cependant d’aller dans ce sens d’une manière plus ou moins prononcée.

– On a vu que certaines règles de droit local ne survivent qu’en raison de leur fonction d’ersatz d’un véritable statut d’autonomie territoriale. A défaut de pouvoir s’exprimer dans les domaines qui les intéressent, les populations locales se raccrochent à des dispositions sans intérêt réel, mais qui leur permettent d’exprimer de manière « emblématique » quoique inadéquate leur volonté de sauvegarder leur identité régionale. Il faudrait pouvoir exprimer cette identité dans les domaines qui ont un intérêt réel et où existent des spécificités véritables à prendre en compte Il s’agirait donc de recentrer le droit local sur les domaines où il aurait une signification régionale culturelle, sociale ou institutionnelle véritable : l’organisation territoriale dans le sens initié par la création de la collectivité unique ; la promotion de la langue régionale ;  la communication audio-visuelle ; la formation professionnelle ; la coopération transfrontalière ; la mise en valeur du patrimoine et des spécificités culturelles de la région ; la protection de l’environnement.

Quelques éléments de conclusion

Le doit local pour demain cela pourrait être ainsi un droit pour la langue régionale, un droit pour la coopération dans le Rhin supérieur, un droit pour garantir un encadrement religieux de qualité, un droit à l’adaptation des structures administratives de la région, un droit à une fiscalité régionale, un droit de promotion de l’identité régionale, etc…Tout un débat à mener !

Mais existe-t-il dans la région une véritable demande en ce sens ? Le plus souvent, on préfère critiquer le pouvoir central plutôt que d’assumer les responsabilités à sa place. Nos responsables politiques, économiques et sociaux sont attachés à la défense du droit local tel qu’il existe alors qu’il faut concevoir et développer le droit local futur. A défaut de mettre en œuvre cette capacité d’invention, le droit local est condamné à s’étioler.

Jean-Marie Woehrling,

Une première version de ce texte est paru dans la revue Transverse 1er semestre 2014

1 Le droit de chasse appartient au propriétaire foncier. En Alsace, les propriétaires doivent pour ce faire disposer d’au moins 25 hectares. Dans le cas de contraire, il appartient à la commune de gérer ce droit. L’indemnisation des dégâts du gibier est en Alsace collective.

2 Le droit communal local a été largement vidé de sa substance. L’Allemagne avait comme philosophie d’accorder de larges pouvoirs aux communes mais l’État nommait les maires. En France, les maires sont élus mais ils sont sous la tutelle des préfets. En 1918, les Alsaciens voulaient combiner les deux, élection démocratique et compétences élargies. De facto, le système jacobin s’est imposé. Jusqu’en 1981, les communes contrôlaient elles-mêmes leur personnel communal. Avec la décentralisation, les communes ont perdu la gestion du personnel dont les règles sont nationales et indépendantes des cultures locales.

3 Émile Baas (1906-1984), natif de Guebwiller, agrégé de philosophie, professeur au Lycée Kléber de Strasbourg, Membre du bureau du Groupement des Intellectuels chrétiens sociaux, auteur de Réflexions sur le régionalisme (1945) et de Situation d’Alsace (1946) .

Publié dans Commentaire d'actualité, Essai | Marqué avec , , | Laisser un commentaire

Pistes pour une (re)découverte de René Schickele (vidéo)

Le 9 novembre 2018, nous faisions Jean-Paul Sorg et moi-même une conférence sur René Schickele dans le cadre du groupe Schick-Süd-Elsass. J’y assurais la seconde partie sur le 9 novembre (1918), jour de la proclamation de la République allemande, jour où Schickele se trouvait à Berlin. Elle sera publiée plus tard, peut-être. Nous nous étions partagé le travail. Jean-Paul Sorg a ouvert la conférence par une série de réflexions sur le thème Qui aujourd’hui connaît encore Schickele ?, avant d’offrir quelques pistes vers son œuvre montrant un garçon de 19 ans qui invente un geistiges Elsässertum (« Une alsacianité de l‘esprit » 1902), et ce que sera, 20 ans plus tard, sa perception d’une unité rhénane, comment il oscille entre politique (journalisme, histoire) et poésie. Cette partie, on la trouvera plus loin en vidéo. La qualité du début étant moindre, voici quelques extraits écrits :

Qui aujourd’hui connaît encore Schickele ?

« Aujourd’hui, en 2018, au XXIe siècle, en Alsace ? A notre époque de régression des humanités, où on n’a plus le temps et le goût de lire des livres qui ne sont pas signalés par les médias, portés par la mode ? L’ignorance où l’on est des écrits et de la vie de René Schickele signe la misère de la conscience alsacienne. Qui ne connaît rien de Schickele ne connaît pas l’histoire de l’Alsace dans ses contradictions et la profondeur de ses drames. […]
Il est pourtant le plus « emblématique » de nos écrivains et intellectuels alsaciens. C’est lui que des Alsaciens conscients de leur histoire et de leur culture originale évoqueraient. Parce qu’il est…grand, qu’il a produit une œuvre littéraire considérable et qu’il a exprimé toute la complexité et le déchirement de l’âme alsacienne, quelque chose comme le malheur répété de l’Alsace, quelque chose comme une malédiction qui chaque fois à nouveau (immer wieder noch) est venu briser son élan, sa renaissance, le cours de son développement. Un côté tragique, osons-le dire, quitte à passer pour des « victimaires ». Un côté tragico-comique plutôt, si vous voulez, tant la reproduction des mêmes infortunes prête malgré soi à rire – ou qu’avec sagesse il vaut mieux en rire qu’en pleurer, secouer ses larmes d’un grand rire qui relativise tout et libère. […]

Difficile modernité

Qui en Alsace connaît encore Schickele aujourd’hui ? Qui connaît encore l’intellectuel engagé, de format européen, et l’écrivain entier qu’il a été ? Quelle misère révoltante que les Alsaciens en particulier ne le connaissent pas, que même son nom ne dise rien à la plupart, qu’ils soient coupés sans le savoir du meilleur de leur patrimoine culturel, intellectuel et moral ! Une telle privation de la connaissance de soi s’appelle « aliénation ». C’est comme si un Allemand sorti du Gymnasium n’avait pas lu une ligne de Goethe, de Heine ou de Thomas Mann, n’en avait même jamais entendu parler. C’est comme si un lycéen de France n’avait rien appris de Hugo, de Zola ou de Sartre ! Selon les dernières informations, ce serait assez fréquent, même une chose courante ? Alors, pauvre de nous tous !
Mesurons que René Schickele a été (est) pour l’Alsace ce que Jean-Paul Sartre représente pour la France. Le type de l’intellectuel universel par excellence. Toutes proportions gardées ? Non, toutes différences gardées, avec deux bons points à Schickele qui n’a pas sacralisé la révolution et sanctifié le marxisme bolchevique, mais ouvert la voie à la non-violence d’un pacifisme réfléchi, mûri par l’expérience des catastrophes de l’histoire. Ich schwöre ab : jegliche Gewalt. J’abjure : toute violence / toute contrainte / et même la contrainte / d’être bon… Car l’histoire montre si souvent que « la corruption du meilleur engendre le pire ».
[…]
Ne pas connaître Schickele aujourd’hui, c’est laisser une victoire définitive au procureur général Fachot qui lors du procès des autonomistes de Colmar, en 1928, traita de loin Schickele d’  « écrivain badois » et le désigna, alors qu’il n’était pas incriminé en fait, d’« ennemi notoire de la France ». Diffamez, diffamez, il en restera toujours quelques empreintes qu’aucune rectification, qu’aucune réhabilitation ultérieure n’effacera tout à fait. Le procureur « Fachot » a-t-il choisi son nom ? Il incarne le jacobinisme dans sa génialité française la plus rugueuse.
[…]
L’Alsace n’existant pas (F. Hollande n’est pas le premier à l’avoir dit, c’est une évidence pour tous les gouvernements français depuis un siècle), un enseignement de l’histoire et de la littérature de l’Alsace ne saurait exister dans l’éducation nationale, c’est tout simplement inconcevable. Il n’est donc pas étonnant, il est normal que pour ainsi dire personne ne connaisse plus Schickele, que personne n’ait aujourd’hui l’envie et les moyens de le lire et de s’en instruire. Sur quel rayon ses livres dans les librairies ? Quelle place l’étude de ses œuvres dans les programmes de nos universités – et dans ceux des classes Abi-Bac au lycée ?
Il ne suffit pas que quelques intellectuels rescapés, quelques honorables germanistes produisent – encore – des articles sur lui et donnent des conférences devant vingt seniors ; rien de durable ne sera obtenu si un enseignement général de l’histoire et de la littérature alsacienne n’est pas organisé et institué dans toute la région. Une option LCR (Langue et Culture Régionales) a été obtenue en 1986 et offerte dans les classes de collège et de lycée. Mais c’est un enseignement sporadique, sur des strapontins, et non suivi, non contrôlé. Aujourd’hui où nous sommes enfoncés si bas, niés dans notre existence régionale même, il nous faut comprendre que seule une Alsace ayant la main, possédant des pouvoirs et des institutions propres, jouissant d’une autonomie adéquate dans des domaines circonscrits, pourra construire un enseignement durable, solide et équilibré, de ses langues et de sa culture, de ses humanités naturellement ouvertes par l’histoire sur la France, l’Allemagne et l’Europe.
Parce que Schickele dans sa dualité, sa double identité, comme deutscher Dichter et citoyen français, symbolise la destinée de l’Alsace, une connaissance même élémentaire de sa vie et de ses œuvres est la pierre de touche d’une conscience alsacienne de soi, sans laquelle pas d’imagination et pas de volonté politique claire. Au-delà de la problématique alsacienne, l’échec relatif de ses combats intellectuels et artistiques pour une modernité prometteuse de liberté témoigne du tragique d’une civilisation européenne qui, cassée en 1914 par la guerre, ne s’en est pas remise, ne s’est pas remise profondément en question. Le communisme n’était pas la bonne alternative, mais une sombre variante de sa croissance. Schickele s’en est rendu compte à temps, dès 1918, et s’est éloigné.
Actualité toujours de Schickele : chez lui on apprend l’antifascisme, l’anti-jacobinisme, l’anti-populisme, on prend des leçons de courage, de liberté et de lucidité politique. N’est-ce pas pour cette raison aussi qu’on fait le sourd, qu’on fait silence, qu’on se garde de le faire exister, de le faire connaître vraiment, qu’on en vient à douter de son intérêt, qu’on se demande s’il peut encore intéresser quelqu’un ? Aujourd’hui, en 2018, au XXIe siècle ! »

Jean-Paul Sorg

Pistes pour une (re)découverte de René Schickele

Au cours de sa conférence, Jean-Paul Sorg avait annoncé la parution de la version française du recueil de récit de René Schickele paru sous le titre Wir wollen nicht sterben. Entre temps, c’est chose faite sous le titre : Nous ne voulons pas mourir dans une traduction de Charles Fichter.

Publié dans Littérature | Marqué avec , , , , , , | Laisser un commentaire

Non, Thomas Müntzer n’a pas dirigé la guerre des paysans

Gravure de Thomas Murner, théologien franciscain originaire d’ Obernheim/Obernai en Alsace intitulée le Grand fou luthérien. Il est sur ses deux pieds avec d’un côté, dans la botte, le moine Martin Luther et, de l’autre, une main, dont on peut se demander si elle est coupée comme cela se faisait à l’époque, sortant d’une chaussure et portant le soulier à lacets, le Bundschuh, symbole et étendard des révoltes paysannes dites du Bundschuh. Paru en 1522, le livre a aussitôt été mis au pilon par les autorités strasbourgeoises. Aussi bien Luther que la révolte paysanne chaussent le fou.

Lu, de Gérard Mordillat, ceci :

« Il faut être sensible aux signes que le quotidien nous adresse. Éric Vuillard vient de publier  » La guerre des pauvres  » ; guerre, qui au XVIe siècle, opposa les paysans sous la direction d’un pasteur Thomas Müntzer soutenant leur cause tandis que Martin Luther soutenait celui des princes. Guerre de classe qu’analysèrent en leur temps Friedrich Engels et le philosophe et historien allemand Ernst Bloch et qui apparaîtra aussi dans le prochain roman de Laurent Binet. Müntzer qui sort de l’oubli où il était tombé, déclara dans l’un de ses sermons :  » omnia sunt communia « , toutes choses sont communes, fondement même de l’idée communiste ». ( Source)

J’aurais refermé ce texte avec un haussement d’épaule – plutôt un clic- si je n’avais précédemment lu quelque chose d’approchant sous la plume de Frédéric Lordon qui parlait de « la révolte paysanne emmenée par Thomas Müntzer dans l’Allemagne du XVIe siècle ». C’est donc que ça circule.

Je ne sais trop quel signe (?) le quotidien (?) nous adresserait à partir d’une œuvre de fiction tirée de l’histoire allemande. Ne serait-ce pas plutôt qu’à travers fictions littéraires et cinématographiques, les phantasmes de notre temps parleraient aux phantasmes de notre temps ? Nous ne sommes en tous les cas pas dans la réalité historique. On devrait plutôt s’interroger sur ce besoin à gauche d’un dirigeant unique qui entraînerait les « masses ». Il est cependant amusant de constater, que les « retrouvailles populaires » s’appuient sur des mouvements populaires germaniques, qui couvrent aussi l’Alsace, jusqu’ici largement ignorés. Non sans être cependant passées à la moulinette centralisatrice. Et sur un mode binaire.

Il n’y a pas eu de parti müntzerien. Thomas Müntzer, ce n’est pas l’amoindrir que de le dire, ne peut être considéré comme le dirigeant de la Guerre des paysans.. Elle a eut des leaders choisis démocratiquement mais dans les différentes localités où elle s’est déroulée sur un très vaste territoire allant de la Thuringe à la Lorraine, descendant en Suisse jusqu’au Tyrol du Sud et en Autriche. La guerre des paysans couvre une longue période historique qui débute alors que Thomas Müntzer venait à peine de naître (en 1488). Mais il l’a peut-être, urbi et orbi, dirigée de son berceau, qui sait ? En Alsace – car oui Mesdames et messieurs, elle a aussi eu lieu en Alsace, ce coin sombre de votre intérêt – on peut la situer comme le fait l’historien Georges Bischoff, entre 1493 (Müntzer avait cinq ans) et – 1525, son point culminant qui se conclura par un épouvantable massacre, véritable crime de masse. Il n’a pas dirigé un mouvement qui le dépassait largement même s’il a, à la toute fin, croyant à un signe de Dieu, pris une part importante à l’une des batailles, avec une troupe de 300 hommes (sur des milliers) à partir de Mülhausen en Thuringe et non de Mulhouse en Alsace comme l’a traduit Eric Vuillard. Mulhouse, à l’époque alliée des cantons suisse, s’appelait d’ailleurs aussi alors Mülhausen.

Donc à ma droite, Luther, à ma gauche Müntzer ? C’est un peu simplet. Certes, ce fut un combat de frères… en théologie, mais Müntzer n’a pas dirigé les armées des paysans pas plus que Luther de l’a fait de celles des princes. La Réforme que Martin Luther a largement contribué à initier (mais il a lui aussi eu des précurseurs) a été un catalyseur du mouvement populaire qui a existé avant le geste de protestation des 95 thèses sur les indulgences. Il est vrai que le moine de Wittenberg porte la tache indélébile d’avoir appelé au massacre des paysans. Thomas Müntzer est à la fois, dans le camp de la Réforme, l’adversaire principal de Luther, traité de « docteur menteur », mais il est aussi son spectre : « J’ai donc tué Müntzer ; j’ai sa mort sur le dos. Mais je l’ai fait parce qu’il voulait tuer mon Christ », dit Luther dans un propos de table de 1533 (cité par Heinz Schilling : Martin Luther Biographie Ed Salvator p. 339).

Ils font tous deux, ainsi que l’ensemble de la population, princes et pape compris, face à des questions énormes. Nous sommes, à cette époque, dans un moment de crise de la foi et de la confiance qui se conjugue avec une mondialisation, l’invention de l’imprimerie et de la grammatisation des langues vernaculaires. La crise de la foi devant la pression fiscale de l’Église de Rome débouchera sur la foi dans la fiduciarisation comptable (fiducia =confiance), sur le In god we trust, figurant sur le biller de dollar américain. J’ai parlé de cela dans l’ubris des indulgences ainsi que dans l’histoire mondiale de l’année 1517. Si l’on veut faire des comparaisons, à supposer qu’il le faille, il faut y intégrer ce contexte avec tout ce qui le différencie de notre époque.

Mais je ne veux pas aller plus loin dans la polémique qui deviendrait stérile. Et puisqu’il est question de Thomas Müntzer, allons-y, le plus précisément possible. J’en profite pour reprendre ici quelques extraits d’un texte que j’avais déjà publié dans lequel j’ai esquissé un portrait de Thomas Müntzer et précisé son rôle dans Thomas Müntzer : Bibel, Babil Babel. On pourra s’y reporter.

J’étais parti, pour mon anthologie de la littérature allemande, de l’une des dernières lettres, datant du 26 ou 27 avril 1525 dans laquelle il notait : « Das ganze deutsche, französisch und welsch Land ist bewegt ». Ce qui est traduit par Tout le pays allemand, français et italien est en mouvement. Müntzer raisonne en fonction des parlers, des langues. L’Alsace, en mouvement elle aussi, fait partie du pays allemand. Le pays français est ici sans doute le Pays de Montbéliard où des révoltes sont connues.  Il y eut également des soulèvements en Lorraine francophone du côté de Saint Dié, Blâmont, Dieuze mais elles ont eu lieu le 17 avril 1525, ce qui supposerait que l’information ait circulé très, très rapidement. Je n’ai pas connaissance de soulèvements paysans à cette date dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’Italie. Il y en eu cependant au Tyrol du Sud qui n’en faisait pas encore partie. Müntzer parle de welschland , ce qui peut désigner une région où l’on parle l’italien mais aussi bien la Romandie.

Dans ces soulèvements, Müntzer voyait autant de signes que Le Maître va commencer la partie. J’imagine qu’il croyait en l’imminence de la lutte finale contre l’Antéchrist ou, plutôt, qu’était arrivé le moment du Jugement (traduction de krisis) tel qu’il est décrit dans l’évangile de Mathieu (25) où Jésus, qui y est aussi appelé maître, séparera le bon grain de l’ivraie promettant aux uns le châtiment éternel et aux autres la vie éternelle. N’oublions pas que cela se situe dans une incroyable atmosphère de croyances astrologiques qui l’annonçaient (faisaient signe) également.

La lettre de Thomas Müntzer a été qualifiée par le philosophe Ernst Bloch dans ces termes :

« …cet appel, cette déclaration de guerre aux maisons de Baal et de Nimrod – le puissant tyran qui le premier, imposa aux hommes la distinction du mien et du tien – brûle et rayonne comme le plus passionné, comme le plus furieux manifeste révolutionnaire de tous les temps ». (Ernst Bloch : Thomas Müntzer / Théologien de la révolution. Trad. Maurice de Gandillac. Julliard 10/18 p 96)

Malgré la pression de la conjoncture qui appelle des urgences organisationnelles, l’héritage mystique et apocalyptique de Münzer reste présent. La théologie d’abord. Et c’est bien cet alliage original qui fait la caractéristique de celui que son biographe allemand, Hans-Jürgen Goetz, appelle le révolutionnaire à la fin des temps.

La figure de Nimrod permet de situer ce qui oppose Müntzer et Luther. Ce dernier, en effet, l’utilise aussi mais pour fustiger la papauté . Müntzer lance aux insurgés cet appel : Jetez à bas leurs tours ! Parfois, il est traduit de s’en prendre aux donjons, ce qui n’est sans doute pas faux mais ôte la référence à la tour de Babel, puisque c’est de cela dont il est question. Surtout on voit comment, par rapport à une même référence biblique, Müntzer modifie la perspective et l’élargit. Si les théologiens protestants partagent le même anticléricalisme, pour Müntzer l’antéchrist est aussi présent chez les princes. Il ne réussira cependant pas pas à convaincre les paysans de s’en prendre aux châteaux plutôt qu’aux couvents.

Luther publiera son appel Contre les bandes pillardes et assassines des paysans, le 10 mai 1525. Il y qualifie Müntzer d’ »archidiable de Mülhausen » et appelle sans retenue au massacre des paysans oubliant jusqu’à sa propre théologie, comme le note Lucien Febvre, et en violant le principe qu’il a lui-même édicté de séparation du spirituel et du temporel. Luther avait cependant déjà pris position contre les revendications des insurgés réunies dans les célèbres douze articles de doléances (eux aussi à déclinaison régionale) qu’il condamne non pas parce qu’ils ne seraient pas justes mais parce qu’ils ne se soumettaient pas dans leur démarche globale au devoir d’obéissance et de soumission aux autorités civiles. Certaines doléances, Luther les avait lui-même formulées, telle la possibilité pour les communautés de choisir elles-mêmes leurs prêtres comme gage contre leur corruption. Ce que Luther condamnait, écrit Matthieu Arnold, c’était « l’argument qui les sous-tendait : le fait de fonder les rapports sociaux sur l’évangile » (Matthieu Arnold : Luther Fayard p 335).

Or le pur évangile devait dans l’esprit des paysans apporter quelque chose d’une justice divine sur terre, hic et nunc. Müntzer tente de répondre à une question que Luther ne veut pas poser et qui serait celle-ci : à quoi servirait une réforme qui n’aurait aucune incidence sur la vie des gens, sur la société ? A quoi bon la liberté chrétienne si c’est pour mieux supporter l’absolutisme princier ?

Pour Müntzer, Dieu parle au cœur des hommes et il contestera pour cette raison le biblicisme de Luther c’est à dire son obsession de l’écriture comme si l’obsession, chez ce dernier, de la lettre en faisait perdre l’esprit. Müntzer voulait détacher ses contemporains de la crainte des hommes et donc des seigneurs et autres pouvoirs séculaires pour lui substituer la seule crainte de Dieu. Müntzer conteste toute volonté d’externaliser la relation de l’homme avec le divin que ce soit par la sola scriptum, c’est à dire l’Écriture seule de Luther comme unique source de la révélation divine ou par le clergé à qui il reprochait d’ « externaliser la foi » (H-J Goertz : oc p 278) et de perturber la relation directe avec Dieu. Si on l’exprime en termes contemporains, il voit le clergé comme une sorte de société de service employant des coaches plus ou moins automatisés et/ou automatisables. De tels automates existent d’ailleurs aujourd’hui.

Müntzer est né entre 1488 et 1489, ce n’est pas très bien établi, à Stollberg, petite ville minière (cuivre) dans le sud du Harz. Il est de cinq ans le cadet de Luther. Il y a toujours beaucoup d’incertitudes dans sa biographie. Après l’école latine, il est inscrit à l’université de Leipzig et celle de Francfort sur Oder. Il n’y a pas trace de ses diplômes mais il en avait forcément pour avoir été ordonné prêtre en 1514. Il vivra de différentes activités ecclésiastiques et de cours privés. Il sera, par exemple confesseur, d’un couvent de nonnes. En juin/juillet 1517, il est appelé à se prononcer sur les indulgences par le recteur de l’école Saint Michel à Braunschweig avant même que Luther ne publie ses thèses. La même année, et par intermittence jusqu’en 1519, on le voit à Wittenberg. Il assiste à la dispute de Leipzig entre Luther et le représentant du pape. Le réformateur le recommandera comme prêtre à Zwickau où il exerce de 1520 à 1521. On lui reproche de créer des troubles et il est obligé de quitter la ville, fait un séjour en Bohème, en partie à Prague même. Il disparaît puis réapparaît à Halle. Disparaît à nouveau. On le retrouve en 1523 officiant à Allstedt jusqu’en 1524. A Allstedt, il se marie, aura un enfant, mettra en pratique la réforme de la messe entièrement en allemand, ce qui a fait sensation. Les gens accouraient pour l’écouter, ce qui n’était pas du goût du comte de Mansfeld qui interdit à ces sujets de s’y rendre. Müntzer entre très vite en conflit ouvert avec lui. Ses idées théologiques commencent à prendre une dimension politique et sociale. C’est ainsi, l’atmosphère anticléricale ambiante aidant, que la subvention destiné aux moines de l’ordre des mendiants sert à alimenter la caisse des pauvres. Se créée une Alliance des bourgeois de la ville favorables à ses idées et menant des actions anticléricales dont celle consistant à mettre le feu à une chapelle appartenant à l’Abbaye de Nauendorf. Les autorités princières n’en demandaient pas tant mais la ville fait corps. La situation ne se calmera pas, au contraire. Un chevalier catholique se met à attaquer ses sujets qui se rendent à l’église réformée. La pression catholique s’accentue. A Allstedt affluent des réfugiés protestants. Les nobles demandent le retour de leurs serfs. La ville se met en armes et s’installent des structures théocratiques. Müntzer est convoqué à la Cour de Weimar. Ses sermons sont soumis à la censure et son imprimeur licencié, l’alliance dissoute. Abandonné par les bourgeois de la ville et craignant une arrestation, il prend la décision de fuir. Dans la nuit du 7 au 8 Août 1524. Le 15, il arrive à Mülhausen où officiait un ancien moine réformateur, Heinrich Pfeiffer. Ils en furent d’abord expulsés pour y revenir séparément mais en position consolidée après un passage à Nuremberg et, pour Müntzer, à Bâle et en Forêt Noire, très précisément plusieurs semaines à Griessen dans le Klettgau. Les habitants de Mülhausen déposent le conseil municipal et élise un conseil perpétuel. « Ce conseil n’était pas le résultat d’une ivresse apocalyptique comme on l’a souvent cru mais la conséquence politique logique des conflits sociaux qui se sont mélangées avec la problématique de la Réforme ». (Hans-Jürgen Goertz : Thomas Müntzer Revolutionär am Ende der Zeiten. CH Beck München 2005 p 194). On est bien loin de l’analogie que certains ont voulu faire avec la Commune de Paris. Il n’y avait d’ailleurs plus de temps pour cela. On entrait dans la phase finale de la Guerre des paysans mais non dans une bataille centrale. En Thüringe face aux armées de Philippe de Hesse, en Alsace face à celles  du duc de Lorraine.

« Le soulèvement de Thüringe n’avait certainement pas été l’œuvre d’un homme seul. Müntzer n’était pas le grand organisateur du soulèvement, comme certains le pensaient. Il n’y a pas eu non plus de Parti müntzerien, qui aurait planifié son accession à la direction du mouvement. Dans la phase finale cependant, Müntzer se mit à la tête du grand regroupement près de Frankenhausen et tenta avec de multiples écrits d’obtenir du soutien de la part des ville environnantes proches et lointaines : Schmalkalde, Sonderhausen, Eisenach, Erfurt ; à l’inverse d’autres communes s’adressaient à lui pour obtenir aide et conseil. Il ne peut y avoir de doute sur le fait que Müntzer précisément dans les derniers jours à Frankenhausen a pris un part importante à la décision. Il était prédicateur et stratège. » (Hans-Jürgen Goertz : o.c. p209)

Le 11 mai 1525, Müntzer se rend à Frankenhausen avec une armée de 300 hommes, habitants de Mülhausen. Le lendemain, aura lieu la bataille finale en Thüringe. Elle fera entre 5 et 6000 morts auxquels viendront s’ajouter, cinq jours plus tard, à Zabern / Saverne, en Alsace, entre 15 et 18000 morts. Georges Bischoff dans son livre La Guerre des Paysans parle de crime de masse…l’un des plus lourds de l’histoire de l’Europe avant l’époque contemporaine. Il a touché entre 10 et 15% de la population alsacienne, et cela dans l’indifférence quasi générale des générations qui ont suivi jusqu’à aujourd’hui. Comme cette partie de l’histoire de l’Alsace ne fait pas, paraît-il, partie l’histoire de France, on s’interdit d’en parler à l’école.

Interrogé après avoir été fait prisonnier, et non dans un de ses sermons, Thomas Müntzer résumera l’essence du projet collectif d’une formule latine :

Omnia sunt communia
(Tout est commun à tous ou tout appartient à tous).

Thomas Müntzer aura la tête tranchée à l’épée, le 27 mai 1525. Elle sera exposée avec celle de Heinrich Pfeiffer sur une pique en guise d’avertissement.

Pour répondre pleinement, il faudrait bien entendu décrire plus précisément la guerre des paysans elle-même, mais je ne vais pas le faire ici. Deux indications bibliographiques : le livre sur lequel s’appuie Friedrich Engels pour son interprétation : der Grosse deutsche Bauernkrieg de Wilhelm Zimmermann, non traduit en français et, pour l’Alsace, de Georges Bischoff : La Guerre des Paysans / L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 (Ed La Nuée Bleue)

Je reviens pour conclure au texte cité :

« Des retrouvailles populaires, écrit encore Gérard Mordillat, qui du XVIe siècle à nos jours, dans l’histoire, la littérature, le cinéma, des révoltes aux révolutions sont au cœur même de ce que nous sommes. Toutes choses sont communes, il faut le dire et le répéter ; en faire l’horizon de nos luttes ».

Retrouvailles qui font abstraction de ce qui différencie les époques ? Il est cependant amusant de constater qu’une histoire à laquelle on s’était en France peu intéressé, cela vaut peu ou prou aussi pour la révolution de novembre 1918, ferait « signe » aujourd’hui. Des retrouvailles populaires avec les pays germaniques avec lesquels nous avons des choses communes  ? Comme il est question ici de la Guerre des paysans en Allemagne et donc en Alsace germanique et en Suisse, que l’historien suisse Peter Blickle a appelé la révolution de l’homme du commun, est-ce à dire que ce commun peut être transfrontalier ? Chiche ! Mais ça risque de faire grincer des dents. Le tout pacifiquement, bien entendu ! Il faut peut-être le rappeler aussi.

Confraternellement au Fil des communs

Publié dans Histoire | Marqué avec , , , , , , , , , | 2 commentaires

Christa Wolf : Réflexions sur Christa T.

A l’occasion de la réédition en France du roman de Christa Wolf sous le titre Christa T. et en hommage à son auteure qui aurait eu 90 ans, ce 18 mars 2019.

„Am nächsten Morgen, als ich vor der Bücherwand, im großen Wohnraum stand und die Bücher herausnahm, die ich Christa T. ins Krankenhaus geschickt hatte, glaubte ich ein Kühlerwerden der Luft zu empfinden und meinte, ein Schatten müsse mir über die Schulter gefallen sein. Ich mußte mich zwingen, mich nicht blitzschnell umzudrehen, um sie ertappen zu können, wie sie da in ihrem Stuhl saß, von mit abgewandt, denn sie drehte sich in der letzten Zeit immer weg und ließ sich auch nicht mehr fotografieren — wie sie da saß in ihrer dicken grünen Strickjacke, obwohl Sommer war. Sie fror so leicht.
Ich machte mich steif und drehte mich nicht um, nicht gleich jedenfalls, und als ich es dann doch tat, saf sie nicht da, es war auch kein Schatten gefallen, und es gibt kein Foto von ihr aus der letzten Zeit.
Die Kinder, ihre und meine, riefen von draufen. Ein Kaninchen hatte sich in der Hausböschung seinen Bau gegraben, es sollte gefangen und woanders ausgesetzt werden.
Ich trat in die Tür, die nach draußen führte.
Der Platz für die Terrasse mußte noch zementiert werden, wohin man sah, war Arbeit liegengeblieben. Ich ging hinaus. Auf einmal durchfuhr es mich, da ich bis zu diesem Augenblick nicht begriffen hatte, warum sie hier leben wollte und wozu sie sich dieses Haus gebaut hatte. Ich war darüber mehr verwundert als betroffen, denn nun lag es doch klar auf der Hand und war staunenswert, da dieses kleine Haus nichts weiter war als eine Art Instrument, das sie benutzen wollte, um sich inniger mit dem Leben zu verbinden, ein Ort, der ihr von Grund auf vertraut wat, weil sie ihn selbst hervorgebracht hatte, und von dessen Boden aus sie sich allem Fremden stellen konnte.
Sicherheit, ja, auch das“.

Christa Wolf : Nachdenken über Christa T. Aufbau Verlag 1975 pp 168-169

ooooo

« Le lendemain, devant la bibliothèque du grand living, sortant les volumes que j’avais envoyés à Christa T. à l’hôpital, je crus percevoir un rafraîchissement de l’air et j’eus l’impression qu’une ombre m’était tombée sur les épaules. Je dus me forcer à ne pas me retourner brusquement pour la prendre sur le fait, assise là sur sa chaise, le visage détourné, car les derniers temps elle se détournait toujours et ne se laissait plus photographier, assise là dans sa grosse veste tricotée verte, bien que ce fût l’été. Elle avait si vite froid. Je me raidis et ne me retournai pas, du moins pas tout de suite, et quand je m’y décidai pourtant, elle n’était pas là, nulle ombre ne s’était projetée sur le sol, et il n’y a pas de photo d’elle des derniers temps. Les enfants, les siens et les miens, appelèrent de l’extérieur. Un lapin avait creusé son trou dans le talus entourant la maison, il fallait l’attraper et le porter ailleurs. Je sortis sur le pas de la porte qui menait dehors. L’emplacement de la terrasse n’était pas encore cimenté, où que l’on jetât les yeux, les travaux étaient restés en plan. Je sortis. Et j’eus l’intuition soudaine que je n’avais pas compris jusqu’à présent pourquoi elle voulait vivre ici et dans quel but elle s’était bâti cette maison. J’en fus plus étonnée qu’interdite, car tout d’un coup c’était clair comme le jour et il était surprenant que toute cette maison ne fût autre chose qu’une sorte d’instrument qu’elle avait voulu utiliser pour être en contact plus étroit avec la vie, un lieu qui lui fût de fond en comble familier parce que créé par elle, et sur les fondements duquel elle pût s’exposer à tout ce qui était étranger.Sécurité, oui, cela aussi »

Christa Wolf : Christa T. Stock La cosmopolite. Traduit de l’allemand par Marie-Simone Rollin Traduction révisée par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein préface d’Alain Lance. pp 246-247

J’ai choisi cet extrait parce qu’il pose la question du besoin d’habiter une localité non pour s’y fermer mais s’y ouvrir « à tout ce qui était étranger » et celle de ce mouvement de présence/absence de Christa T. qui est un aspect de la démarche de Christa Wolf mais qui ne la résume pas. Le titre allemand est : Nachdencken über Christa T., réflexion / méditation sur Christa T. Cette méditation est aussi, comme l’indique l’incipit du roman que l’on trouve sur la couverture de l’édition est-allemande de 1975, ein Nach-denken. Le tiret met l’accent sur l’après, une réflexion posthume sur une amie morte précocement de leucémie. Cette mort avant l’heure est l’élément déclencheur de cette réflexion. Elle devient une méditation sur sa tentative d’être soi-même. Nachdenken / Nach-denken, l’association des deux formes pointe sur un rapport entre synchronie et diachronie. La réflexion repose sur la construction d’un puzzle fait de divers niveaux de rétentions, celle du présent, celle de la remémoration parfois vivace parfois non, et trompeuse. S’y ajoutent les traces laissée par Christa T. documents, extraits de journaux, témoignages. Compléter les vides du puzzle, reconstruire une biographie, nécessitent cependant aussi l’intervention de la fiction, celle de l’expérience propre de la narratrice, et l’écriture « car on ne sait jamais réellement ce que les mots n’ont pas encore dit ». Et finalement « rien ne s’est passé comme on peut le raconter. » Alors autant l’écrire !

La première rencontre entre la narratrice et Christa T se fait en « uniforme de fidélité » envers le Führer, en 1944 peu après la tentative d’attentat contre ce dernier. Elles fréquentaient le même lycée. Elles avaient alors 17 ans. Puis tout se délite quand , c’est la narratrice qui parle :

« ma ville, qui, pour rester pour moi ce qu’elle était, devait demeurer inébranlable et intangible, se voyait déjà soulevée comme un bateau par le flot des réfugiés et des uniformes en débandade, et s’en allait à la dérive. Tout cela je le voyais défiler sans savoir ce que je voyais »

Allemagne année zéro. Comment dès lors se (re)construire. Tenter d’être soi-même suppose de le faire à partir d’un lieu, en l’occurrence détruit, mais cela ne suffit pas. Surtout quand les modèles proposés, notamment littéraires, sont inopérants. Gorki ? Makarenko ? Christa T. lit Dostoïevski et elle n’est pas Mme Bovary. Dans son deuxième roman, de ce point de vue avant-gardiste, Christa Wolf rompait avec cette tradition.

Comment être de son époque dans une absence d’époque ? Quand « l’avenir, c’est ce qui est fondamentalement autre ».

« Très tôt, Christa T, si l’on y réfléchit aujourd’hui. se demanda ce que veut dire ce mot : changement. Les paroles nouvelles ? La nouvelle maison ? Des machines? Des champs plus vastes ? L’homme nouveau, entendait-elle dire, et elle se mit à scruter au fond d’elle-même »

L’avenir ne se construit pas avec des slogans. Nous suivons dans la réflexion de Christa T., sa quête d’individuation. Celle-ci passe par sa tentative d’écrire. Parmi ces traces d’écritures de Christa T, la narratrice tombe sur la question de « la difficulté à dire je ».

« Après cette phrase étrange sur la difficulté de dire je, il y avait écrit là : des faits ! S’en tenir aux faits ! Et en dessous, entre parenthèse : Mais c’est quoi des faits ?
Les traces que laissent les évènements au fond de nous même. »

Un événement est explicitement cité : l’insurrection de Budapeste en 1956.

Préférer le mouvement au but. Le lecteur suit les déplacements de Christa T. entre Le Mecklembourg, Leipzig et Berlin, ses changements de vie, d’orientation voire de dépression qualifiée par la médecine officielle d’incapacité à s’adapter aux réalités avec toujours la question de la localisation :

« Mais les lieux où nous vivons comptent plus qu’on ne croit. Ils ne sont pas le simple cadre où nous nous produisons, ils y participent, ils modifient la scène, et il n’est pas rare qu’en parlant de conditions de vie nous voulions dire tout simplement un endroit quelconque totalement indifférent à notre présence »

Cette très pauvre conception des conditions de vie nous interpelle encore aujourd’hui.

Le récit-enquête de Christa Wolf oscille en permanence entre le dit, le vu et le lu, entre anamnèse – mais quelle est la fiabilité de ces ressouvenirs – et hypomnèse – mais comment interpréter les traces écrites laissées par Christa T. ? Et s’interroge sur la relation entre les deux : « Et je comparais chaque phrase avec mon souvenir ».

Nous avons dans ce roman deux personnages, l’un décalé par rapport à l’autre, la narratrice et Christa T. dans une relation de proximité et de distance. Avec une auteure qui n’hésite pas à dire à son lecteur ce qu’elle est entrain d’écrire et comment elle s’y prend. Si l’on a pu dire que la maladie de Christa T. était celle de la RDA, le moins que l’on devrait ajouter est que la RDA aujourd’hui disparue, la maladie s’est répandue. Il n’est absolument pas nécessaire de connaître l’Allemagne de l’Est pour apprécier et s’enrichir de ce roman. Il parle aussi de nous et reste d’une belle actualité.

Christa Wolf : Christa T. Stock La cosmopolite
Traduit de l’allemand par Marie-Simone Rollin Traduction révisée par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein préface d’Alain Lance.

Publié dans Littérature | Marqué avec , | Un commentaire