Heiner Müller et Paul Virilio

Couverture de la première édition allemande de Quartett de Heiner Müller dans la revue Filmkritik . Le texte de la pièce était précédé d’un entretien de Müller avec l’un des rédacteurs de la revue Harun Farocki. Son auteur  précise que Quartett peut se jouer dans un bunker après le troisième guerre mondiale.

L’hommage de Paul Virilio à Heiner Müller

«Je viens saluer mon frère, l’enfant de la guerre totale et de l’après-guerre totalitaire. Celui qui a vu passer la tempête, celle qui efface toute paix, à commencer par celle de l’esprit. Celui qui a su réaliser son œuvre au sein du chaos, dans le signe de contradiction d’une Europe dévastée. Un homme pour qui la Fin du monde était toujours d’actualité, à travers le feu, les décombres du passé. Mon frère de cendres qui revivait la débâcle, Stalingrad, Auschwitz ou Berlin, comme j’ai vécu la nuit du couvre-feu, l’horreur splendide des bombardements, la ruine des villes. A hauteur des grands tragiques tu prophétisais que l’homme n’est pas le centre du monde, mais sa fin, son achèvement. Et ceci, au moment où tout le malheur du monde provient sans doute du sentiment que l’homme est surpassable. Sentiment constamment renforcé par l’invention de machines qui prétendent lui succéder. Heiner mon frère de sang. Ton œuvre tout entière vient dissiper l’illusion fatale de l’eugénisme, l’éternel retour du machinal opposé à l’animal. Avec toi, l’ami, un monde finit, un monde commence et puisque mourir c’est continuer à naître, je te dis adieu.»

Paul Virilio 16 janvier 1996

La date du 16 janvier est celle des obsèques de Heiner Müller, décédé le 30 décembre 1995. Le texte était paru ce même jour dans le quotidien Libération. C’est celui que Virilio souhaitait lire à son enterrement et qui le sera par des amis du Théâtre de la Schaubühne.

Je dois beaucoup à Paul Virilio dont les écrits ont contribué à fissurer, du moins à élargir les fissures dans le mur que j’avais dans la tête et qui ne me permettait plus de comprendre ce qu’il se passait. Il m’ouvrait vers une autre façon de lire le monde. Avec d’autres, il m’a permis de changer de librairie. C’était à l’époque où j’étais en poste à Berlin pour le journal L’Humanité. Par l’intermédiaire d’une petite maison d’édition de Berlin-Ouest le Merve Verlag dirigé par Heidi Paris et Peter Gente commençaient à être introduits en Allemagne des textes de Baudrillard, Foucault, Guattari, Deleuze, Lyotard autant de choses qui alors, plus ou moins clandestinement, pénétraient en RDA et faisaient partie des discussion dans la mouvance müllérienne. Müller était très critique sur ce que l’on appelait le post-modernisme mais s’est intéressé aux auteurs regroupés sous ce vocable, qu’ils l’aient été à tort ou à raison n’est pas ici la question. C’est établi pour Baudrillard, Foucault que Müller a rencontré, pour Guattari et Deleuze notamment son Kafka. Il avait dans sa Bibliotèque Bunker archéologie et la Machine de vision de Virilio ainsi que d’autres des auteurs cités et pas mal de livres de Derrida dont je sais qu’il s’intéressait à Müller.

Il faudrait bien entendu pousser plus avant les investigations pour pouvoir apprécier les termes compliqués de l’échange franco-allemand qui a eu lieu là. Toujours est-il qu’il a eu lieu. Il y a peut-être quelque chose dans ce passé à reprendre pour nous.

J’ai eu le plaisir de rencontrer à plusieurs reprises Paul Virilio, toujours avec bonheur que ce soit pour des interviews ou sans raison particulière. Je me souviens du premier entretien. Il a été publié dans l’hebdomadaire Révolution pour lequel je travaillais à l’époque. C’était au lendemain de la Tragédie du Heysel. Le match de football entre Liverpool et la Juventus qui s’y déroulait s’est terminé par 39 morts et plus de 400 blessés.

J’avais assisté en 1988 en  compagnie de Virilio au spectacle La route des chars de Heiner Müller à Bobigny. Müller était présent. J’avais rêvé d’un entretien croisé Müller-Virilio et réussi à convenir d’une rencontre. Le jour et à l’heure dite, à la Coupole à Montparnasse, nous devions nous retrouver. Virilio était là ainsi que le metteur en scène et traducteur Jean Jourdheuil. Un seul absent Heiner Müller qui n’est pas venu. Je lui en ai beaucoup voulu. Et je n’ai jamais réussi à savoir le pourquoi de cette absence. Müller s’était fait reprocher par les autorités de son pays les propos qu’il avait tenu dans un précédent entretien qu’il m’avait accordé. Peut-être tout simplement ne voulait-il pas en rajouter.

Müller Bunker

Müller et Virilio se « connaissaient » donc. Connaître n’est pas le terme qu’emploie Virilio quand il décrit cette relation dans un texte d’août 1998 intitulé Müller Bunker :

« On meurt inconnu, étanche, même quand la célébrité a fait sauter la porte blindée d’un homme. Je n’ai donc pas connu Heiner Müller, aperçu quatre ou cinq fois, en tout, deux ou trois heures seulement, mais lorsque je l’imagine, je sens encore la graisse à fusil du mauser, le cuir des sangles qui soutiennent les cartouchières. En même temps, je revois Beuys et son stuka, en Crimée, et je me souviens de Fribourg, de la Forêt-Noire où j’étais en garnison à l’État-major de la première armée française. L’un de nos interprètes, paraît-il, s’appelait Alfred Döblin …[…]
C’est par le ciment que notre estime s’est peu à peu solidifiée. La dernière fois où nous nous sommes rencontrés, c’était l’automne à Paris et nous avons échangé quelques cadeaux: je lui ai donné mon stylo et il m’a offert un cadenas brisé, à propos de Berlin …
La serrure peut être fracturée, mais la porte est soudée par la rouille, l’oxydation de l’acier. »

Heiner Müller était « un frère », un « camarade d’exil croisé sur la route des chars d’un siècle impitoyable », écrit Virilio avant de commenter un extrait de l’un des poèmes de Müller :

« Sur l’écran je vois mes compatriotes
Avec leurs mains et leurs pieds voter
contre la vérité,
dont il y a quarante ans j’étais le détenteur.
Quelle tombe me préservera de ma jeunesse ?

«Télévision  »• in Heiner Müler, Poèmes 1949-1995. Paris, C. Bourgois éditeur, 1996

s’interrogeait Heiner Müller au grand dégel des pays de l’Est …
Pas une tombe, mon frère, un blockhaus, un bunker !
On ne partage jamais l’innocence, on ne partage que la culpabilité et : « lorsque tous seront coupables, ce sera la démocratie véritable (Camus). Celle des humbles, des pauvres qui ne jugent pas mais sont toujours jugés indésirables. »

La question du partage de la culpabilité a ému Heiner Müller. Dans un entretien avec Alexander Kluge en 1994, qui se trouve en regard du texte de Virilio dans la revue Drucksache dans lequel il a été édité, il disait à propos de cette question :

« Il y a quelques mois, à Paris, au cours d’une discussion sur un film qui avait été fait sur moi, j’ai rencontré Virilio. Après le film, une Bulgare que je connaissais depuis longtemps […] m’a interrogé au sujet de mes relations avec la Stasi. Et Virilio m’a dit après – j’ai trouvé cela très beau – que le seul espoir et la seule chance pour l’Europe se trouvait dans l’alliance des coupables. Il n’y a pas d’innocent. Ce ne sera que quand les nocents s’allieront en reconnaissant et partageant collectivement leur culpabilité que s’ouvrira une possibilité.»
(Heiner Müller im Gespräch mit Alexander Kluge August 1994. Trad.:BU)

Müller Bunker est paru dans Drucksache N.F.1 Paul Virilio édité par Wolfgang Storch / Heiner Müller-Gesellschaft. Richter Verlag ainsi qu’aux Editions Hazan | « Lignes »1999/1 n° 36 | pages 108 à 115
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Kza Han : « En croisées de souffles »

Kza Han a envoyé ce proème votif au SauteRhin. Je l’en remercie très chaleureusement.

En croisées de souffles-1
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Volker Braun au rivage de l’ouest

On trouvera ci-dessous un extrait de l’un des poèmes, Le rivage de l’ouest, paru dans le nouveau recueil de Volker Braun publié par les éditions Gallimard. Pour préserver la mise en page des textes d’abord en allemand puis en traduction française, ils sont présentés au format pdf  et suivis d’un petit commentaire.

Wesstrand

Dans ce choix de poèmes qui couvre les années 1960-2013, Volker Braun voyage de l’Allemagne de l’Est où il s’est entraîné à la marche debout, au besoin en se provoquant lui-même, à travers l’Europe jusqu’aux confins de l’ouest en s’alimentant tout au long du parcours au «marché noir» de l’humour. On va du Jardin d’agrément, Prusse (1960-1989) à L’opulence (2001-2014) en passant par Le massacre des illusions (1990-2000). Entre temps, le constat : «Le socialisme s’en va, Johnnie Walker arrive». Johnnie le marcheur ! Prémonitoire. Le socialisme dont il est question ici est celui de l’alternative et non celui qualifié de «réellement existant» dans lequel les ouvriers se mettaient à la disposition des usines et non l’inverse, ce qui est le cœur du problème et celui qui a conduit à son échec.
Volker Braun a intégré la dimension environnementale dans l’Internationale en y ajoutant d’autres damnés de la terre : aussi bien les phoques trahis, le buisson maltraité, les zones humides, l’antique savoir des minerais que les fleuves et les couchers de soleils.

Vous mes compagnons de lutte, ces déserts en marche,
Comme ils changent nos fiers projets
Avec leur stratégie du désespoir
Et nous encouragent de leurs trombes d’eau

Et l’homme englouti, ému de voir les
Raisonnables baleines,
Se soulève, rejoignant ses semblables, les minuscules
Racines.

Et notre Ligue, pourrie de part en part, si longtemps avilie
Par la solitude sur terre
Ressent
le désir élémentaire.

(Volker Braun L’Internationale)

Westrand, Le rivage de l’ouest (1995) dont est tiré l’extrait ci-dessus se situe dans le second des trois ensembles de cette anthologie. Il fait partie du groupe Massacre des illusions. J’ai hésité entre ce poème-ci et Wilderness et son Festin de crâne peut-être en raison, pour les deux, de leur composition particulière qui témoigne d’une diversification des formes poétiques avec ses lignes en retrait, ces phrases en escalier. Le recueil contient aussi plusieurs beaux exemples de prose. Si j’ai choisi celui-ci c’est aussi parce il y parle d’Althusser, question qui m’intéresse sous l’angle qu’aborde V.Braun et qui est proche de celui de Heiner Müller pour qui le philosophe est une figure d’Hamlet.
Il est beaucoup question dans cette anthologie de vase, gadoue, boue, fange. La boue peut être aussi bien celle que l’ouvrier extrait avec sa pelle que celle des illusions perdues, des promesses non tenues. La plaine – Brecht parlait des peines de la plaine qui sont devant nous (Brecht) devient la plaine de boue (titre d’un poème). L’éboueur et non le chiffonnier est ici le compagnon du poète. Dans le texte, les Marais pontins, on peut lire ceci :

Dans une baie de vase, je vis un couple
Agenouillé devant un tas de limon
Ils l’entassaient doucement à mains nues
Instillant aussi doucement la vase
Du bout de leurs doigts qui se rejoignaient.
Couverts de boue, en pleine jouissance
Toux deux dressaient peu à peu l’édifice
[…]

Dans Le rivage de l’ouest, j’ai été intrigué par ce mot de Schlick, en français la slikke, et j’aime bien fouiller les mots que je ne connais pas. Celui-ci est particulièrement intéressant dans le contexte dans lequel il est employé.

Dans cette slikke quotidienne
Où le haut est en bas et la mort est la vie.

La slikke désigne la partie de la vasière différente de la schorre (pré salé). Elle est recouverte à chaque marée. Son énorme biomasse microbienne joue un rôle essentiel dans le recyclage de la nécromasse. Biomasse/nécromasse. Il y a de la vie dans la gadoue. Vie et mort. Ce biotope est aussi particulièrement sensible à la dégradation du climat.
Slikke est un mot patois néerlandais signifiant « boue » et qui en danois signifie lécher, caresser. Cela peut se mettre en relation avec ce qui suit d’érotique et les «petits connins de la mer» anesthésiés par les citrons qui reprend mot pour mot le poème Les huîtres de l’époque où ces dernières avaient besoin de nombreux papiers de douane pour traverser le Mur. Comme une réminiscence malgré tout d’un bon temps même là-bas. Il y a de l’est dans l’ouest. Et réciproquement

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Alexander Kluge : L’ Unheimlichkeit (inquiétance) du temps

En mémoire de Paul Virilio
4 janvier 1932 – 10 septembre 2018

D‘Halberstadt à Alep
(en passant par Nantes avec – en hommage à – Paul Virilio)

Des bombardements de la ville d’Halberstadt à ceux d’Alep, je fais un détour par Nantes avec – et en hommage à – l’architecte, urbaniste et essayiste Paul Virilio. En construisant une sorte de dialogue franco-allemand, posthume pour l’un, entre les deux auteurs, comme un échange d’expériences vécues ainsi que le souhaite Alexander Kluge lui-même. Je le fais à partir de deux extraits de l’un et l’autre de ces deux « enfants de la guerre» (Virilio), extraits qui ne résument pas leurs œuvres mais signalent le point de départ d’une démarche qui à la fois se rejoint et reste différente.

L’actualité éditoriale est celle d’Alexander Kluge. Les éditions P.O.L viennent de publier le deuxième tome, de la « Chronique des sentiments » d’Alexander Kluge, l’Inquiétance du temps, chronique composée de 18 cahiers comprenant des ensembles historiques tels que : « Le bombardement de Halberstadt », « La casse par le travail » et « Le génie de la métropole ».

Deux photogrammes extraits de l’abc de la guerre de Bertolt Brecht. A gauche : population de Londres pendant une attaque aérienne. A droite : sans légende. ABC de la guerre. Presses Universitaires de Grenoble. Traduction Philippe Ivernel

 

 

Alexander Kluge :
„Der Himmel hört auf zu malen und wendet sich der Kritik zu“

Dort, über den Bergen, östlich von Aleppo, wo sonst aus den Morgennebeln die Sonne heraustrat: jetzt silbrige Glitzerpunkte in Reihe. Um sie herum – wie an so vielen anderen Tagen der gleichen Jahreszeit – färbte sich der Himmel nach Angaben von Zeugen, aber doch täglich stets etwas anders: stachelbeerfarb, bläulich-virtuos, flanellgelb, rotschimmernd, engelsfarb, hysterieweiß, rosa-melange. Und immer das Echo am entgegensetzten Westhorizont. Noch immer im Dunkel antwortete er auf die Lichtspritzer des Ostens.

Die Farbfülle zerstach die noch winzigen Artefakte, deren Motorenlärm in der Höhe ihrer Erscheinung vorauseilte. Noch waren sie Punkte. Und schon zog ihr Geräusch („die Posaune“), nämlich die Vorauserwartung, alle Aufmerksamkeit der Betrachter auf sich. Zwanzig Minuten später war die Stadt zerstört. Obwohl es sechs oder acht solcher Angriffe bedarf, um sie tatsächlich auszulöschen – und dann sind immer noch Nester von Menschengeist im Gange, die sich zu retten und neu einzurichten suchen. Der Angriff der Flugzeuge, eine solche Einwirkung BEWAFFNETER INDUSTRIE, INGENIEURSZENTRIERTER HIMMELSMACHT, enthält einen starken SCHUB VON KRITIK.

Im Luftschutzkeller gefragt: Wo war die letzte Abzweigung für mich und meine Kinder, wenn es darum geht, dem Verhängnis, das in zwei Meilen Höhe über uns hereinbricht, zu entgehen? Vor zwanzig Jahren? Hätte ich gestern noch entkommen können? Wohin ausweichen? Kenntnis der sicheren Orte ist der Anfang der Philosophie.

Ein Bombengeschwader am frühen Morgen am wie immer gefärbten Himmel begründet das Denken neu. Wäre mein Körper aus Stahl und so biegsam wie eine junge Pappel, ich könnte das Bombenfragment, das mich treffen will, abfedern. So kritisiert der SICH VERÄNDERNDE HIMMEL OBEN, den Körper, die Sinne und den Geist und fordert dringlich den Homo Novus, wie er zuletzt 1917 von den Biokosmisten der russischen Revolution ins Auge gefaßt wurde. Wo Brüder seid Ihr jetzt in meiner Not? Es war genug Zeit, mit Euch in Verbindung zu treten, aber ich war beschäftigt. Ich habe die kristallenen Farben des Himmels abzuzählen versucht. Der Himmel in der Frühe und der in der Abenddämmerung ist in unseren Breiten ein begabter Maler. Einige Sekunden vor meinem Ende (und das meiner Lieben) – und wenn der Einschlag den Nachbarn trifft künftig immerfort – will ich himmelschreiender Kritiker sein. Ich sauge an den Zitzen der Wölfin, um dieses Wundermittel in mich hineinzufüllen, falls mir Zeit bleibt.

« Le ciel cesse de peindre et se tourne vers la critique »

« Là-bas, au-dessus des montagnes à l’est d’Alep, où d’habitude le soleil émergeait des brumes matinales, scintille maintenant une rangée de points argentés. Tout autour d’eux – comme en bien d’autres journées de cette saison – le ciel se colorait, selon des témoins, mais un peu différemment tous les jours : couleur groseille à maquereau, bleu virtuose, jaune flanelle, vermeil, couleur d’ange, blanc hystérique, rose mélangé. Et toujours leur résonance lumineuse à l’horizon opposé, côté ouest. Encore sombre, celui-ci faisait écho aux fulgurations éclatantes émises à l’est.

Perçant la profusion des couleurs, les artefacts encore minuscules dont l’apparition était devancée par le bruit des moteurs. Ce n’étaient encore que des points. Et déjà leur vrombissement (« le son des trompettes »), l’anticipation anxieuse, focalisait l’attention du spectateur. Vingt minutes après, la ville était détruite. Bien qu’il faille six ou huit attaques de cette sorte pour vraiment l’anéantir. Et même dans ce cas il y aura toujours DES FOYERS D’ESPRIT HUMAIN en activité, qui tenteront de s’en tirer et de se réorganiser. Pareille attaque aérienne, à savoir l’intervention D’UNE INDUSTRIE ARMÉE, D’UN POUVOIR CÉLESTE FONDÉ SUR L’INGÉNIERIE, implique une FORTE CHARGE CRITIQUE.

Et de s’interroger au fond de l’abri anti-aérien : À quel moment aurions-nous pu encore bifurquer, mes enfants et moi, afin d’échapper à cette fatalité qui s’abat sur nous d’une hauteur de 3000 mètres ? Était-ce il y a vingt ans ? Aurais-je pu l’éviter hier encore ? Où se mettre à l’abri ? La connaissance des lieux sûrs est le commencement de la philosophie.

Une escadrille de bombardiers qui surgit tôt le matin dans un ciel aux couleurs immuables refonde la pensée. Si mon corps était d’acier tout en ayant la souplesse d’un jeune peuplier, alors je pourrais amortir l’impact d’un fragment de bombe qui cherche à m’atteindre. Ainsi le CIEL CHANGEANT, TOUT LÀ HAUT, critique-t-il le corps, les sens et l’esprit, réclamant urgemment l’Homme nouveau tel qu’en dernier lieu les biocosmistes de la Révolution russe l’avaient conçu en 1917. Où êtes-vous, mes frères, alors que je suis en détresse ? Le temps n’a pas manqué pour entrer en contact avec vous, mais j’étais occupé. Je tentais de compter les couleurs cristallines du ciel. Sous nos latitudes, le ciel d’aurore, comme celui du crépuscule, est un peintre fort doué. À quelques secondes de ma fin (et de celle des êtres qui me sont chers) – et à tout jamais si c’est mon voisin qui est frappé – je veux clamer jusqu’aux nues ma critique. Je tête les mamelles de la louve pour absorber en moi ce remède miraculeux, si le temps m’est donné.

Alexander Kluge, Chronique des sentiments, Livre II, Inquiétance du temps. Édition dirigée par Vincent Pauval. Traductions de l’allemand par Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Arthur Lochmann et Vincent Pauval. P.O.L, pp 12-14

Dès la préface de la Chronique des sentiments II, Alexander Kluge donne l’exemple ci-dessus de ce qu’il appelle des contre-récits qu’il oppose aux fantasmes produits par le monde globalisé et fonctionnalisé des algorithmes. La même inquiétance unit les bombardements d’hier à ceux d’aujourd’hui. Enfant de la guerre, Alexander Kluge vit dans un abri-antiaérien, le avril 1945, les bombardements et la destruction de sa ville natale, Halberstadt et fait le constat du «surgissement d’une industrie porteuse de bombes» et de l’émergence d‘une «stratégie d‘en haut». J’ai déjà amplement parlé du Raid aérien sur Halberstadt paru en édition séparée et qui avec quelques variantes est contenu dans la Chronique des sentiments II.

«L’aiguillon de l’inquiétude est le même aujourd’hui, lors d’un bombardement dans la région d’Alep, qu’en ce mois d’avril 1945 où ma sœur et moi-même avions dû trouver refuge dans un abri antiaérien. L’écart entre première et seconde nature – entre le surgissement d’une industrie porteuse de bombes (stratégie d’en haut) et l’idée de fuite, la quête d’une issue pour nous, les prisonniers du sous-sol (stratégie d’en bas), demeure un absolu.» (Kluge Chronique II)

Dans l’avant-propos aussi, l’auteur allemand exprime le souhait d’une mise en commun des expériences des sociétés française et allemandes. Je vais tenter non une mise en commun mais une mise en relation entre Alexander Kluge et Paul Virilio, décédé en septembre dernier. J’ai été quelque peu troublé de n’apprendre sa mort qu’avec trois mois de retard. Paul Virilio, autre enfant de la guerre, est témoin, à la même époque, des bombardements anglo-américains à Nantes, et de ce que lui appelle «l‘avènement du dessus», dans son rapport à la ville. Il a assisté en même temps à des phénomènes d’exode. Kluge et Virilio ont le même âge. Ils sont tous deux nés la même année à un mois d’intervalle. Voici comment Paul Virilio relate cette expérience, depuis un balcon où il assiste à l’apparition de la verticale qui barre la ligne d’horizon :

19 janvier 1991, Bagdad, Irak. Viseur d’un avion de chasse français prenant pour cible un dépôt de munition irakien pendant la Guerre du Golfe. Catalogue de l’exposition Ce qui arrive conçue par Paul Virilio à la Fondation Cartier en 2002-2003

Paul Virilio : « L’avènement du ciel dans l’histoire»

Je me souviens de ce balcon à Nantes, sur la rue Saint-Jacques, une cheminée d’usine dépassait derrière la façade, en vis-à-vis. Aligné sur sa fumée, je naviguais comme un capitaine à la barre… A cette époque, tout venait ou s’en allait de l’horizon vers l’horizon : les réfugiés du Nord qui passaient la Loire vers la zone libre (exode), les envahisseurs surgissant un midi en colonne armée, après la fuite des Anglais à Saint-Nazaire. Ces longues files de véhicules abandonnés sur les routes, vides.

Cet avion prémonitoire, abattu, et qu’une longue suite de badauds allait contempler, comme venant d’un autre monde. Une autre époque débutait, celle du ciel usagé, pratiqué, en conquête… Tous ces gens qui regardaient en l’air, abandonnant leurs travaux dès que le bruit haut et lointain d’un appareil se faisait entendre, un autre monde.
[…]
On n’a pas assez vu l’avènement du dessus, la saturation de l’espace, au détriment du dessous, fascinés que nous sommes depuis toujours par le dedans et le dehors.
Notre vie quotidienne, horizontale et bidimensionnelle. La longueur, la perspective sur la ligne d’horizon, l’aplatissement désormais sensible qui allait tout renverser, basculer cul par-dessus tête, les idées, les usages, les moyens et les hommes.
Les villes détruites ne le furent pas par hasard, par cruauté, aux considérations stratégiques de l’offensive aérienne s’ajoutait implicitement le fait qu’elles avaient de tout temps ponctué la conquête de la terre ; de la plus petite à la capitale, elles étaient toutes les ports du nouveau littoral : le littoral vertical. Le point de chute de l’étendue spatiale, l’infini commençait au ras des toits.
Ce gigantesque basculement du monde ne nous a pas assez alertés.
[…]
La seconde guerre a été ma mère, mon père. L’extrémité des situations vécues m’a instruit, il ne s’agit pas de complaisantes violences, comme cette tête coupée dans le caniveau ou ces camions de morts et de blessés remontant la rue (ma rue) vers l’hôpital Saint-Jacques après la destruction de l’Hôtel-Dieu, mais d’une vision du monde, inaltérable. La deuxième guerre est un réservoir de sens indispensable à la connaissance de la seconde paix qui est la nôtre.
L’avènement du ciel dans l’histoire, la hauteur, usuelle désormais, le dessus, présent et omniprésent à partir de l’an 40. Les bombardements stratégiques sont indispensables à l’analyse du phénomène urbain. Il ne s’agit pas ici d’un goût morbide pour le cataclysme, mais de la cruelle nécessité de considérer cliniquement l’agonie des villes pour entrevoir la construction future, la vie nouvelle. Cités, miroirs, agonies, jeux de glaces de la destructuration-construction de la vie mortelle et de la mort vivante».

(Paul Virilio : extraits de Urbain trop urbain introduction à L’insécurité du territoire (Stock 1976)

Je construis à ma façon cette petite constellation, persuadé que cette histoire aurait intéressé Paul Virilio qui avait aussi de l’amitié pour Heiner Müller. S’ils témoignent de « l’avènement du ciel dans l’histoire», il y a bien sûr des différences entre les deux vécus, entre le balcon et l’abri, mais surtout dans le fait, qu’à Nantes, le sol était occupé par les Allemands, dans les villes, on cohabitait avec l’ennemi, et que les libérateurs dominaient le ciel et déversaient leurs bombes sur les cités, ce qui ne facilitait pas la critique. Jusqu’à Hiroshima. En passant par Halberstadt. L’occupation du ciel était alors encore inédit.
Si Halberstadt est la ville natale de Kluge, Nantes n’est pas celle de Virilio né à Paris mais la ville sur la Loire fut son école.

« Ce qui m’a instruit, ce n’est pas l’horreur des emmurés vivants dans les caves, asphyxiés par l’éclatement des conduites de gaz, noyés par celui des canalisations d’eau (simplement, depuis, lors des alertes, je refusais de descendre aux abris, préférant cours et jardins, préférant risquer l’impact des éclats à l’enfermement des décombres), mais cette soudaine transparence, ce changement à vue de l’espace urbain, cette motilité de l’inanimé, de l’immeuble». (Paul Virilio ibidem)

Il a bien sûr aussi connu les abris qu’il a vécu comme Lebensraum, espace vital qui n’était pas un espace de vie mais un espace de peur. D’où son intérêt pour le Bunker comme machine à survivre. Son premier livre s’intitule Bunker Archéologie.

Avec la guerre, la forteresse Europe devient une forteresse sans toit. Partir de [19]40, ce n’est pas repartir comme en quarante car ce qui débute dans l’avènement du ciel et l’apparition d’un littoral vertical, n’a cessé depuis de se perfectionner jusqu’aux drones et à la mise en place d’une techno-sphère de réseaux satellitaires qui enserrent, emprisonnent la terre et contrôlent les villes devenues des smart-cities. On les dit intelligentes mais elles sont très bêtes. Qu’est ce dès lors qu’habiter ? Autre point commun de l’architecte et urbaniste et l’écrivain : la ville. On peut rappeler ici que les stratégies de dissuasion nucléaire sont anti-cités. Une poétique de la ville reste à inventer.

Le 8 avril 1945, 218 bombardiers américains de type B-17 (forteresse volante) appartenant à la 1ère Division de la Huitième Air Force a largué lors d’un bombardement en nappe 595 tonnes de bombes conventionnelles et incendiaires, détruisant le centre-ville à 82 %. Chez Alexander Kluge, dont l’ensemble Le raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945 déjà paru séparément est inclus dans une version un peu élaguée dans Chronique des sentiments II, la « meute » de bombardiers est décrite comme un regroupement « en fabrique », chaque quadriréacteur à long rayon d’action formant un « atelier ». Selon une procédure d’où sont exclus « comme irrationnels » « des facteurs ayant joué un rôle dans la phase initiale tels que la confiance en Dieu, l’univers militaire des formes, la stratégie, la propagande interne à destination des équipages pour stimuler leur pugnacité, les indications sur les particularités de l’objectif, le sens de l’assaut, etc ». Ce n’est plus le citoyen en armes de Valmy mais le fonctionnaire spécialisé qui mène les assauts de sorte que les équipages vivent cela comme « l’histoire journalière de leur entreprise » sans nécessité de lui donner du sens. Nous sommes dans un système de rationalité industrielle.

« Le raid aérien ne devient réel et perceptible que quand il est raconté» (Kluge) Il s’agit d’une construction post-traumatique qui passe par l’écriture, la construction d’une mémoire non pas comme reconstruction du passé mais comme exploration de l’invisible » (Jean-Pierre Vernant : La traversée des frontières. Entre mythe et politique II.Points Essai page 151). Cette notion d’exploration de l’invisible pourrait figurer elle aussi parmi les définitions du poétique au sens où l’emploie Kluge. Un peu comme lui, Virilio voulait « naviguer au creux des intervalles». C’est peut-être aussi cela LE POETIQUE : une manière de lire le monde.

Le ciel cesse de peindre (Kluge). Il devient espace critique (titre d’un livre de Virilio) au sens où, sur terre, il devient fractal mais aussi au sens où l’espace devient lui-même objet de la critique. Au sens encore où cela appelle une autre vision de l’espace-temps et de nouvelles perspectives, orientations. Ce n’est plus le monde dans lequel on peut se fier au soleil. Le ciel est devenu technologique. Au dessus d’Alep, il remballe sa palette de couleurs différentes selon l’est et l’ouest en se voyant percé d’artefacts technologiques précédés par les trombones (de Jericho autre référence aussi pour Virilio), die Posaune. Kluge oppose à la stratégie du haut, celle du bas. Il y reste au fond de l’abri anti-aérien des niches d’ anti-entropie qui luttent pour la (sur)vie. Faire face à ce qui arrive. Il est aussi le lieu d’interrogations, de la quête des bifurcations. Qui sont d’abord celles d’un qu’aurais-je pu faire pour ne pas me retrouver dans cette situation : « À quel moment aurions-nous pu encore bifurquer ?» La réponse ne peut être que collective.

« Où êtes-vous, mes frères, alors que je suis en détresse ? Le temps n’a pas manqué pour entrer en contact avec vous, mais j’étais occupé».

Seul un collectif peut espérer conjurer la catastrophe. Quand il est absent, il est trop tard.

La guerre déstructure la ville, métamorphose son urbanité, autre point commun. Chez Kluge, cela se fait en cassant les lignes de frontières qui la traverse y compris celles des langues. On pourrait mettre en évidence d’autres points de rencontre entre les deux auteurs. Que soit simplement encore évoqué ici, puisque la Chronique y consacre plusieurs pages sous le titre La casse (Verschrottung) par le travail, l’enfouissement d’unités de productions sous les montagnes du Harz. Cet enfouissement sous terre avait à la fois un objectif de production et d’anéantissement (Kluge). Virilio parle de « l’enterrement de la puissance de production allemande, pour résister à la domination par le ciel». (Paul Virilio / Marianne Brausch : Voyage d’hiver Entretiens. Editions Parenthèse 1997 page 27)

L’Unheimlichkeit du temps

A partir de ce point, je fais des bonds à l’intérieur de la Chronique en avant en arrière, je picore au milieu de ces centaines d’histoires en tissant ma propre toile, chaque lecteur fera la sienne et ce ne sera pas la même, en quête du POETIQUE car peu importe la chronologie, on remonte à 200 milliards d’années avant J.C., ce qui compte, c’est la manière dont les différents temps agissent sur les corps, les sens, les pensées, bref ce qui constitue les sentiments qui s’enchaînent à travers l’histoire. Les différents temps se réunissent dans une même INQUIETANCE. Sur la chronologie, Kluge s’inspire du personnage du moine orthodoxe dans la Chronique des éons d’Andrei Bitov, un moine qui échange souvent sur Internet pour nous fournir ce qui est peut-être sa propre vision de la Chronique des sentiments :

« En travaillant sur cette chronique, écrit le moine Bitov, je dois lutter contre une erreur que font pas mal de mes collègues. Une chronique organisée chronologiquement donne l’impression que les époques révolues disparaissent dans le présent. Or les temps nouveaux ne succèdent pas, même sur le plan de la causalité, aux temps anciens, mais ils sont CONNECTES entre eux»

C’est ce qui autorise de s’écarter des repères temporels, à les désorganiser. Cette interconnexion à travers tous les temps est une dimension du POETIQUE comme une façon de «refaire tous les temps à neuf». Mais cela ne saurait signifier qu’il n’y aurait pas d’époques. Il s’agit d’apprendre à vivre avec les morts et leurs sentiments passés. Cela suppose la sauvegarde de la biodiversité qui inclut celle des langues : « Une opération de sauvetage est nécessaire pour sauvegarder les messages concernant les passé de l’humanité que recèlent ces catégories de langues menacée de disparition» écrit l’auteur dans une note page 1058. Si nous jetons des poignées de terre sur les cercueils des morts au cimetière disait Heiner Müller, c’est dans le secret espoir de les empêcher de continuer à vivre avec nous. A. Kluge fait le contraire. Il déterre car quelque chose du passé est toujours là dans notre présent qui détermine l’avenir. Dégeler ce qui est enfoui dans les glaces. Tout en en tenant le journal de bord, Kluge fouille, creuse, déterre met au jour comme un archéologue. C’est son grand mérite de nous transmettre le résultat de ses fouilles. Un archéologue des sentiments, à la recherche de « la rumeur des mondes engloutis», en quête d’une permanence des sentiments de « ceux d’en bas», dont il fait l’inventaire dans sa Bibliothèque d’Alexandrie. LE POÉTIQUE C‘EST FAIRE COLLECTE. Cueillir, assembler, rassembler, regrouper, réunir …. Le poétique n’est pas l’apanage du poète. S’il peut inclure la poésie, il ne s’y résume pas. Mais passe aussi par le dialogue avec les poètes. Est fortement présent dans la Chronique des sentiments II : Hölderlin qui décrivait cette tentation du Rhin de toujours vouloir couler vers l’est sans jamais y parvenir.

Y a-t-il quelque chose de commun entre les révolutions d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui ? Peut-être ceci :

« Depuis l’époque mésopotamienne, les provinces paient des impôts pour les grandes villes»

La révolution est un être vivant plein de surprises, écrit encore Kluge, elle ne survient jamais là où on l’attend. Cela produit comme une résonance d’actualité. De même que le constat que les pouvoirs savent organiser le renversement du renversement. Kluge donne ici l’exemple de la Commune de Paris. J’ajoute là mon grain de sel au menu klugien en introduisant moi aussi une citation de Walter Benjamin complétée par Heiner Müller :

Walter Benjamin : « Marx avait dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale.  Mais peut-être les choses se présentent-elles tout autrement.  Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans ce train tire le signal d’alarme ».

Müller : « Considérant le fait que le progrès technique laisse l’humanité sur place, la dépasse, c-à-d en conséquence qu’il la rend superflue, la place du révolutionnaire aujourd’hui n’est pas à l’accélérateur mais au frein»

Marx et Hölderlin

Le fondement du poétique se trouve dans la diversité des sens que nous portons en nous et qui d’une certaine façon échappe au langage de la théorie strictement discursive et rationnellement organisée. Cela ne veut pas dire que la question du sens serait évacuée. Il est même très frappant de constater comment l’auteur s’efforce de donner des directions de lecture en introduisant les différents chapitres de son livre. L’un des textes construit une rencontre entre Marx, alors jeune rédacteur à la Gazette rhénane, et le poète Hölderlin dans sa tour à Tübingen. La conversation porte sur Bonaparte. Hölderlin explique à Marx que le général n’a pas voulu rester dans le poème épique qu’il entendait lui consacrer.

« La conversation laissa Marx sur une impression contradictoire. D’un point de vue politico-économique, le poète lui faisait l’effet d’un esprit dérangé contrairement à l’image qu’il avait à cette époque de Heinrich Heine. Mais s’il y avait des révolutions, il fallait également qu’il y ait d’autres langues que celles des affaires ou celle dans laquelle s’exprimaient les journaux. Ainsi Marx appliquait-il une grille de lecture généreuse»

IL FALLAIT EGALEMENT QU’IL Y AIT D’AUTRES LANGUES – c’est moi qui souligne – que celle même de l’économie politique. A fortiori que celle des algorithmes. Autre déclinaison possible du POETIQUE qui signifie aussi tisser des liens non par volonté passéiste mais dans une perspective d’avenir.

« Quand les vies sont déchirées par le cours de l’histoire, la poétique ne saurait les raccommoder, les recoller, ou les recoudre. En revanche, s’il s’agit de comprendre ce que le monde nous réserve, elle a la capacité de créer des relations. Elle compose des toiles, à l’instar d’Arachné, cette jeune tisseuse lydienne transformée en araignée, sœur éloignée d’Internet.» [En fait, du web]

Mais qu’est-ce que cette Unheimlichkeit der Zeit, cette inquiétance du temps. L’unheimlichkeit est un de ces mots allemands très difficile à traduire sinon intraduisible. Peut-être la solution serait de ne pas le faire. Un peu comme le mot heimat que l’on devrait importer dans notre langue tel quel. Mais le français, pourtant prompt à reprendre des mots anglais à tout va, semble avoir quelques difficultés à le faire s’agissant de la langue allemande. Unheimlichkeit contient d’ailleurs le heim de heimat. Le heim(e)lichvertraut, einheimisch – désigne le familier, l’autochtone. Lunheimlich est ce qui n’est pas familier, qui est inamical, pas accueillant, qui nous sort de notre chez soi, voire ce qui fait froid dans le dos, Ce qui établit comme le soulignait Freud un rapport entre l’étrangeté et le familier, l’étrangeté l’est devenue parce qu’elle était d’abord familière mais aurait dû rester cachée. Elle n’est pas, cette étrangeté, dénuée d’une connotation qui évoque la présence de spectres, de monstres (Ungeheuer). L‘inquiétante étrangeté est la traduction française donnée en 1933 par Marie Bonaparte de Das Unheimliche de Freud. D’autres auteurs, nous apprend Wikipedia, traduisent par l’« inquiétante familiarité »(Roger Dadoun, « l’étrange familier »(François Roustang) ou même les « démons familiers » (François Stirn). Unheimlich est le mot choisi par Martin Heidegger pour traduire le deinon dans le célèbre vers de l’Antigone de Sophocle

« Il y a beaucoup de choses qui sont deina mais rien n’est plus deinon que l’homme.»

Hölderlin traduisait deinon par Ungeheur : monstrueux, deino-saure, dinosaure. Derrida ne l’a pas traduit gardant le mot grec deinon qui pour Jean-Pierre Vernant « est un monstre incompréhensible et déroutant, à la fois agent et agi, coupable et innocent, lucide et aveugle, maîtrisant toute la nature par son esprit et incapable de se gouverner lui-même»

Les traducteurs expliquent à partir de là – je l’ai un peu développé – le choix du mot inquiétance. Le néologisme a été introduit à la fois dans les traductions de Freud et de Heidegger.

Mais là il s’agit de l’homme-démon. Il est question chez Kluge d’une autre inquiétance, celle du temps.

Une note des traducteurs précise sur ce point :

« Chez Alexander Kluge, l’Unheimlichkeit der Zeit renvoie aux esprits de vengeance qui criblent le temps-monde et ses cours de vie. Le temps se fait inquiétance lorsque tout devient irréel, aspire de tous ses sens à une autre effectivité […] au risque de chuter hors de la réalité »

Chuter hors de la réalité. Quelle est cette étrange expression. L’écriture a-t-elle elle-même quelque chose d’unheimlich ? Il y a de l’inquiétance dans notre époque absence d’époque de la disruption technologique accélérée qui produit ce sentiment que le familier nous échappe, qui nous projette hors de la réalité, d’où peut-être cette envie réactive d’une deuxième peau (l’expression est de Kluge) fut-elle sous la forme d’un gilet quelle qu’en soit la couleur du surlignement et la constitution par l’intermédiaire des réseaux (a)sociaux – qui ont mis en place des dispositifs de création d’espaces communautaires – d’un second foyer virtuel et illusoire au carrefour des départementales. Cette question de la chute hors de la réalité – on peut aussi, raconte l’auteur, tomber d’une irréalité dans une autre a fait l’objet de plusieurs histoires y compris le dévissage de l’auteur lui-même trébuchant sur la bordure d’un trottoir à New-Yorck. Elle me donne l’occasion de revenir vers Paul Virilio qui parle lui du sentiment de décrocher de la réalité. Il le fait dans le contexte schizophrénique particulier de sa situation de perte de confiance, à Nantes, où le ciel et le son de la radio étaient aux Alliés, la terre et les images du cinéma aux occupants  :

« On n’était pas sûr de la réalité. Non seulement de la stabilité de la ville qui pouvait être ruinée en un bombardement mais aussi de l’amitié de ses amis, ou de l’amour de ses amants qui vous trahissaient, qui vous dénonçaient. C’est là une situation qui pour moi a été un traumatisme, non pas de la naissance mais de l’enfance.»

(Paul Virilio / Marianne Brausch : Voyage d’hiver Entretiens. Editions Parenthèse 1997 pages 18-19)

Il fallait dès lors pour lui devenir objecteur de conscience au sens où il fallait apprendre à ne pas en croire ses yeux.

« L’objection de conscience, c’est quand il y a un hiatus entre la perception réelle – les yeux – et puis la conception du réel. Le réel alors on ne le perçoit pas seulement par les yeux mais par une pensée retardée. C’est à dire qu’on a un doute sur le réel.»

(Paul Virilio / Marianne Brausch : Voyage d’hiver Entretiens. Editions Parenthèse 1997 pages 18-16)

Les bombes tombant du ciel provoquent chez les enfants de la guerre peur et curiosité, un mélange de sentiments pas vraiment réalistes qui font cependant partie de leur histoire où se mêlent subjectif et objectif. C’est ce qui chez Kluge fait chronique à l’opposé du capitalisme des sentiments qui s’exprime dans les «j’aime», dans le «combien ai-je d’amis qui me suivent» des réseaux sociaux. Ces pitoyables conceptions de l’amour et de l’amitié sont quantifiables et quantifiées. Elles produisent des hommes sans qualité (Musil). Elles ne se chroniquent pas. Alexander Kluge fait lui la chronique du non-calculable comme si celui-ci avait aussi une longue histoire qui ne passe pas comme disait Faulkner. Et Christa Wolf.

Je termine par les dernières lignes du livre :

« Si le poétique est une activité de collecte, comme la cueillette d’herbes et de baies, alors sa qualité réside dans la ténacité, l’exhaustivité, la persévérance et la passion qu’on met dans cette quête. Il en va d’un recueil-complet-ou-du-moins-presque-complet-de-soi. Une esquisse manuscrite difficilement lisible à ce sujet constitue la dernière oeuvre de Heiner Müller»

Il y a là comme une prise de relais, un passage de flambeau. A la différence du kitsch (Müller) des monuments aux morts, le monument que construit Alexander Kluge est vivant, fait de morts vivants.

Illustration extraite de la Chronique des sentiments II

Alexander Kluge, Chronique des sentiments, Livre II, Inquiétance du temps. Édition dirigée par Vincent Pauval. Traductions de l’allemand par Anne Gaudu, Kza Han, Herbert Holl, Arthur Lochmann et Vincent Pauval. P.O.L, 1 184 p., 39 €

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Alexander Kluge / Georges Didi-Huberman :
Machtlos = impuissant ou sans pouvoir ?

Avant de vous inviter à visionner la vidéo ci-dessous, je propose aux non-germanistes de lire les extraits en français du poème de Bertolt Brecht dont il est question dans le film projeté : Der Kinderkreuzzug 1939, dans la belle traduction de Maurice Regnaut.  Alexander Kluge dit que ce poème l‘émeut encore beaucoup. Il est en effet d‘une forte  actualité quand on pense à la question des réfugiés d‘aujourd’hui en lien avec celles qui l‘ont précédées et à la relation entre l‘Europe et la Méditerranée.

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Mes remerciements à Vincent Pauwal pour la transmission de la vidéo.

L‘extrait ci-dessus est tiré d‘une vidéo réalisée lors d‘une rencontre qui s’est déroulée, le 27 septembre 2018, au Bal, à Paris. Elle réunissait l’écrivain cinéaste Alexander Kluge et le philosophe et historien de l‘art Georges Didi-Huberman dans le contexte de la parution du deuxième volume de la Chronique des sentiments d’Alexander Klug.

Le poème de Bertolr Brecht est entrecoupé, commenté, par des images qu’il commente en retour. Images de glace (nos cœurs), de nos barbelés murs miradors et toutes sortes de dispositifs de contrôle, images du corps de  Aylan Kurdi, petit garçon de trois ans, mort dans un double naufrage en Méditerranée alors qu’il fuyait avec son frère aîné, mort lui aussi, la ville de Kobani, en Syrie, théâtre de violents affrontements entre djihadistes de l’organisation État islamique et les miliciens kurdes. Comme il y a très longtemps avant lui, Enée, le fondateur de Rome, avait fui Troie en portant son père sur le dos. On y voit aussi apparaître Steve Job dont le père était d’origine syrienne.

La construction de ce type de constellation est caractéristique de la façon de faire d‘Alexander Kluge, mélangeant ici textes, images et musique, ouvrant ainsi un espace d‘interrogation sinon d‘inquiétante étrangeté (Freud). Bien sûr la spatialisation scripturale du livre  ne permet pas ce que le cinéma rend possible, la simultanéité, on ne peut lire plusieurs textes en même temps comme on peut voir plusieurs images mais le principe du montage est actif dans les deux cas.  J‘ai déjà décrit cela à propos de la Chronique des sentiments I qui regroupait les Histoires de base. Kluge continue son livre des métamorphoses, son Atlas Mnemosyne. Le second volume est sous-titré cette fois : Inquiétance du temps, en allemand : Unheimilchkeit der Zeit, expression évoquant la résurgence d‘une étrangeté cachée.

DAS POETISCHE HEISST SAMMELN / LE POÉTIQUE C‘EST FAIRE COLLECTE, note Alexander Kluge dès les premières lignes d‘introduction de son livre, en attribuant ces propos à Heiner Müller. Sammeln est un verbe actif très polysémique s‘appuyant sur un sens premier qui désigne la cueillette pour se nourrir. Assembler, rassembler, regrouper, réunir … LE POÉTIQUE C‘EST FAIRE COLLECTE. Kluge ne dit, ici ,ni ce qui se collecte ni comment s‘y exprime le poétique. Le film contenu dans la video donne cependant une idée du comment. Collecter, c‘est aussi assembler dans un montage des éléments disparates dans le temps en en suggérant des liaisons souterraines. La collecte utilise la technique du montage.

Dans l‘extrait vidéo que j‘ai choisi, Georges Didi-Huberman soulève, en outre, la question de la Machtlosigkeit, impuissance et/ou absence de pouvoir, à laquelle nous sommes peu ou prou tous confrontés. Que faire face au sentiment partagé d‘impuissance ?

Pour mieux saisir ce qui se collecte, j‘entame la lecture attentive de cet épais volume à partir de cette ligne directrice du poétique. En commençant par l‘introduction, what else ?

A suivre …

 

 

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René Schickele, tel un phénix à Badenweiler

Vue sur la plaine d’Alsace et les Vosges à proximité de la maison que René Schickele habita à Badenweiler

Erlebnis der Landschaft

“Ich erinnere mich, wie ein junger Dichter, der den Krieg als Artillerieleutnant mitgemacht hatte, mich um das Jahr 1921 besuchte. Er kam müde und verstimmt aus dem Ruhrgebiet, wo er Monate unter Tag gearbeitet hatte, um Geld für sein Studium zu verdienen. Ich führte ihn auf einen Berg und zeigte ihm die Schätze der Erde.
Kaum aber ergriff ihn die Schau über die Rheinebene, die Vogesen, die Weinberge, die dem südlichen Schwarzwald vorgelagert sind, und wollte ihn entrücken, als auch schon das wiedergewonnene Freiheitsgefühl in ihm sich seltsam empörte. Sein Artilleristengehirn begann nach Deckungen, Richtpunkten zu suchen, in einer Art Schwärmerei führte er Krieg mit Kanonen in dem gewaltigen Garten, der sich seinen Blicken darbot. Er verließ uns, ohne etwas andres von hier mitzunehmen als die Erinnerung an eine etwas phantastische Reliefkarte eines Kriegsschauplatzes, in die er allerhand Einzeichnungen gemacht hatte. Dabei hatte der Krieg ihn nie in diese Landschaft geführt, er sah sie zum erstenmal.
Seitdem weiß ich: auf ihrem langen und vielfältigen Rückzug aus dem Krieg werden die Jungen nur mühsam und mit stockenden Pulsen zur Landschaft, zu ihrer Kindheit zurückfinden. Sie werden vierzig Jahre alt werden, bevor sie von neuem unschuldige Erde betreten, bevor mit der sich verflüchtigenden Zweckhaftigkeit des Blickes die Bereitschaft zur Empfängnis wiederkehrt. Mit Politik hat das nichts zu tun, nicht einmal damit, in welchem Geiste einer den Krieg erlebt hat. Für alle war der Krieg da: Mondlandschaft, wissenschaftlich erzeugtes und beherrschtes Erdbeben, Zusammenbruch. Alle, die ihn erlebt haben, hat er erst einmal um und um gekehrt “.

(René Schickele : Himmlische Landschaft)

L’expérience du paysage

« Je me souviens de la visite, aux alentours de 1921, d’un jeune poète qui avait fait la guerre en tant que lieutenant d’artillerie. Fatigué et d’humeur maussade, il rentrait de la Ruhr où quatorze mois durant il avait travaillé dans les mines pour financer ses études. Je le conduisis sur une montagne et lui montrai les trésors de la terre.
Mais à peine la vue sur la vallée du Rhin, les Vosges, le vignoble situé sur les contreforts sud de la Forêt-Noire l’eut-elle saisi pour tenter de l’abstraire de sa réalité à lui, que curieusement le sentiment de liberté fraîchement retrouvée le révolta. Son cerveau d’artilleur se mit en quête d’abris, de points d’orientation ; plongé dans une sorte de folie militaire, il faisait la guerre avec tout un arsenal de canons dans ce jardin immense qui s’offrait à ses yeux. Il repartit sans emporter autre chose que le souvenir de la carte d’état-major quelque peu fantastique d’un champ de bataille, sur laquelle il avait fait toutes sortes d’annotations. Et pourtant la guerre ne l’avait jamais conduit dans ce paysage, il le voyait pour la première fois.
Depuis ce moment-là, je suis certain d’une chose : sur le long et fastidieux chemin du retour, les jeunes soldats ne retrouveront qu’à grand-peine le paysage de jadis, leur enfance. Ils auront quarante ans avant de mettre à nouveau le pied sur une terre innocente, avant de pouvoir à nouveau accueillir le paysage qui les entoure d’un regard libéré de l’expérience de la guerre. C’est sans rapport avec la politique, je dirai même que l’esprit dans lequel un individu a vécu la guerre est sans importance. Pour tout un chacun, la guerre a eu lieu : un paysage lunaire, un séisme scientifiquement provoqué et maîtrisé, un effondrement. Cette guerre, elle a d’abord mis sens dessus dessous tous ceux qui l’ont vécue ».

(René Schickele : Paysages du ciel . Trad Irène Kuhn et Maryse Staiber. Editions Arfuyen)

Nous sommes au lendemain de la Première guerre mondiale. Ces années, René Schickele les a passées en exil en Suisse. Après l’énorme déception qu’a représentée pour lui la Révolution de novembre 1918, il s’installe à Badenweiler en 1922. Il y séjournera dix ans avant d’être à nouveau contraint à l’exil, en Provence, cette fois en France dont ce natif d’Alsace avait acquis la nationalité par les accords d’armistice.

« Lorsque je suis arrivé ici, j’étais un homme mort. Il me semblait « détruit à jamais, le monde merveilleux », et je ne voyais pas d’issue à ce champ de ruines où grouillaient les hyènes du champ de bataille, les chacals du mensonge et les serpents qui se repaissent de la pourriture. Comme beaucoup d’autres je déambulais dans une sorte de rêve éveillé, un cauchemar ; dans les villes, on continuait de tirer et de crier, et il me semblait bien avoir compris une chose : ce n’est pas avec des coups de feu et des cris que l’on sauvera l’humanité ».

(René Schickele : Paysages du ciel . Trad Irène Kuhn et Maryse Staiber. Editions Arfuyen)

La petite ville thermale de Forêt Noire, que l’auteur appelait aussi Römerbad (Bain romain) en raison de l’existence des thermes et des traces de la présence romaine – René Schickele était attaché à son héritage romain – sera le lieu d’une résilience, c’est à dire aussi d’intense productivité littéraire. C’est ici, à proximité de la source, que l’homme mort – psychiquement et moralement, s’entend – tel un phénix renaîtra une nouvelle fois du chaos de la catastrophe qu’a été le Première guerre mondiale en réaffûtant toutes ses capacités sensorielles dans les paysages du ciel (et de la terre).

La maison qu’habita René Schickele au n° 14 de la même rue est un espace privé inaccessible. On n’en aperçoit que le faîte derrière le mur qui l’entoure.

« La maison était longue et basse. D’abord on n’apercevait d’elle que le toit couvert de tuiles noircies par le temps et, au-dessous, une lumière rose qui coulait à travers les mirabelliers et les grandes plantes vivaces : pivoines, pieds-d’alouette, gypsophiles, croix de Jérusalem, monardes, lupins, hélénies, rudbeckies, astilbes, gaillardes, anémones du Japon, phlox hybrides, tritomes, barbes-de-bouc, verges d’or ou dahlias et asters – selon la saison. Le terrain montait doucement vers le bois, d’où l’impression que, ramassée dans la verdure, la maison se blottissait contre la forêt en ramenant à elle les replis du jardin. En aval, derrière la maison, le jardin se perdait dans les prairies. Aucune clôture ne l’en séparait ».

(René Schickele Le retour bf éditeur 2010 pp 77-78)

On notera l’inventaire de naturaliste contenu dans le récit. Quand à l’absence de clôture, on la chercherait en vain aujourd’hui. Cette maison est située à équidistance d’Avignon et de Munich, de Marseille et de Berlin, De nombreux ingrédients sont réunis pour rendre ce lieu habitable. Plusieurs raisons expliquent que René Schickele se soit installé à Badenweiler. Il avait d’abord tenté, après les déceptions de l’année 1919, de fonder une petite communauté artistique à Uttwill, en Suisse. Là déjà, comme l’écrit Norbert Jacques dans ses souvenirs, il voulait comme « un second Fabre » [i.e. le naturaliste et entomologiste Jean-Henri Fabre] s’asseoir dans le coin d’une haie aménagée à cet effet pour observer les insectes. » (Rapporté par Albert M Debrunner : Freunde es war eine elende Zeit / René-Schickele in der Schweiz Verlag Huber p 273)

A peu près à la même époque, entre 1918 et 1921-22, Joan Miró peint avec une incroyable minutie son potager (Le potager à l’âne) et La ferme de son pays catalan, presque un inventaire aussi, en mettant en relief les éléments les plus infimes, le cas échéant en les disproportionnant, comme un acte de fidélité envers un lieu. Et comme pour en forger son alphabet.

La tentative de s’installer en Suisse avait échoué pour des raisons principalement financières. Fin 1919 déjà, il fallait 100 marks pour obtenir 8 francs suisses. « Die Schweitz war mir verloren » (La Suisse était perdue pour moi). Il l’aimait pourtant cette Suisse comme un modèle. L’Allemagne, il la portait autrement au cœur, au point de vouloir sans cesse la réformer voire la révolutionner, sans cesse critique envers son régime et particulièrement envers la domination de la Prusse.

Mais pourquoi ne pas s’installer en Alsace ? Simplement parce qu’il n’y était pas le bienvenu, il y était très mal vu et il avait besoin du marché éditorial allemand pour parvenir à se nourrir lui et les siens.

A Badenweiler, il se met en retrait et en retraite (au sens méditatif) des évènements extérieurs qui pèsent lourdement sur lui. On pourrait aussi dire qu’il y est en cure, non pas thermale mais mentale. Cure est un mot qu’il utilise dans la description de son anarcho-communisme. Il le définit comme provenant « du latin curare, le mot le plus optimiste du monde puisqu’il signifie soigner en impliquant guérir » (R.Schickele : Le retour p.49). La revue littéraire Weißen Blätter, phare du pacifisme pour lequel il s’est tant battu est arrivée au bout de sa course, l’utopie d’une réunion du pays alémanique est repoussée si loin qu’elle a aujourd’hui complètement disparue.

A Badenweiler et dans ses environs, il se met en quête du « secret de toute vie » (Geheimis allen Lebens) Il retrouvera sa capacité de travail et écrira notamment sa grand trilogie romanesque Das Erbe am Rhein et le roman Symphonie für Jazz, le recueil d’essais Die Grenze et Himmlische Landschaft, un recueil de prose poétique, qui transcende un peu les genres littéraires et qui paraîtra en 1933 et dont est tiré l’extrait choisi.

L’expérience du paysage

La guerre a constitué une rupture du rapport de l’homme aux paysages, pas seulement en raison des destructions physiques. Dès le début du livre, dans le texte intitulé L’expérience du paysage. (Erlebnis der Landschaft), le narrateur raconte avoir emmené après guerre un jeune poète ayant été lieutenant d’artillerie sur la montagne pour lui faire admirer le paysage de la plaine du Rhin, les Vosges, les vignobles. Mais, le regard du poète reste confondu avec celui de l’artilleur et du mineur qu’il a été. Son cerveau est resté militarisé, le paysage n’est pas à perte de vue, mais perdu de vue.

Notre jeune poète transformé en technicien militaire par la guerre industrielle – et par une période de travail sous terre dans la Ruhr – a perdu la capacité de respirer par ce que le philosophe Gérard Granel appelle les « poumons de l’œil ». Le paysage lui est devenu étranger. Marx parlerait d’ Entfremdung (aliénation). Il a une carte d’état-major dans la tête.

Voilà décrit le ravage mental de la guerre dans le cerveau d’un jeune poète. Son regard est instrumenté, on pourrait dire aujourd’hui algorithmisé, il consiste à repérer des cibles, les angles de tirs. Il est calcul. Son cerveau fonctionnalisé. Son imaginaire est mort pour le paysage.

On se demande parfois quelle peut être l’actualité de René Schickele. En voici une : l’incapacité d’attention au paysage a quelque chose de contemporain, non du fait de la guerre mais des industries numériques qui, en focalisant l’attention sur les instruments mobiles, privent leurs utilisateurs de capacités d’écoute et de vision des paysages. Ce n’est pas la numérisation qui est en cause mais les pratiques imposées par les opérateurs. Dans certaines villes d’Allemagne, ont été installés des parcours dotés d’une signalétique lumineuse au sol, de sorte que les piétions peuvent s’y déplacer sans quitter des yeux leur smartphone et sans un regard sur leur environnement. Le temps absorbe l’espace. Les opérateurs ne tirent aucun bénéfice du fait que nous admirions le paysage…

René Schickele tire de l’expérience qu’il a vécue avec le jeune soldat la leçon qu’il faudra quarante ans à cette génération avant de mettre à nouveau le pied sur une terre innocente, avant de pouvoir à nouveau accueillir le paysage qui les entoure d’un regard libéré de l’expérience de la guerre. Elle n’aura pas quarante ans pour s’en remettre. Et tout se passe comme si René Shickelé allait aider le jeune poète – et lui-même d’abord aussi – à retrouver la respiration de tous ses sens en lui réapprenant à décrire précisément le paysage et ce qu’il contient de merveilleux, de himmlisch. Pour cela il faut s’ouvrir, respirer. Cette activité proprement humaine signifie inspirer, retenir, expirer. Le mot est pris ici au sens évoqué par Gérard Granel dans son commentaire des Manuscrits de 44 de Karl Marx  :

« L’homme seul respire, c’est à dire accueille, retient profondément et relâche doucement comme une réponse la bouffée d’air ; cette partie de cette forme-de-monde que je nomme air et qui n’est pas un mélange de gaz, mais une modalité de l’être-sur-terre, de même nature et de même extension que les couleurs des bois, elles-aussi respirées, et que la lumière dont se remplissent les poumons de l’œil »

(Gérard Granel : Incipit Marx in Traditionis Traditio NRF Gallimard 1972 p. 215)

Seul l’homme voit – peut voir – ce que seul lui-même nomme un paysage. Les paysages ne sont jamais donnés. Ils réclament de l’attention. Il ne suffit pas de s’y rendre en 4 x4, de prendre quelques clichés avec son smartphone pour pouvoir le saisir. Le paysage ne s’offre qu’à celui qui fait un effort, par exemple celui de marcher. Il ne suffit cependant pas de s’avancer vers le paysage avec ses pieds. Si l’on a la tête ailleurs, on ne réussit pas. C’est, d’ailleurs dans les randonnées, nous sommes dans notre cas sur les hauteurs, le meilleur moyen de rater les bifurcations des sentiers. Il faut que la tête soit elle aussi où sont les pieds. Cela veut dire aussi que le paysage se « respire » et se construit mentalement. Il a besoin de l’imaginaire. L’imaginaire, c’est quand, comme dans le recueil cité, dans le ciel « les phoques se métamorphosent en lions marins » pour finir par devenir des éléphants.

La question de la fonction thérapeutique du paysage est, dans le recueil Himmlische Landschaft évoquée par l’ami docteur avec lequel le narrateur regarde par la fenêtre :

« Le paysage n’exerce-t-il pas par mon intermédiaire une action médicale » (p.85)

Au fil de la lectures de ces petit textes rassemblés, on s’aperçoit que toutes les capacités sensorielles sont réaffûtées pour cela. Il n’est pas seulement question de la vue mais également de l’ouïe et de l’odorat.

L’ouïe :

« Il se mit à pleuvoir. Je me tenais adossé au tronc d’un pommier en fleurs et je croyais voir l’herbe pousser. Pourquoi pas ? Tout dans la nature pousse par à coups. En tout cas, j’entendais l’herbe pousser. » (p.49)

L ‘odorat :

« Avec le temps, l’odorat de l’amateur de fleurs ( à condition, bien sûr qu’il soit d’abord un amant des fleurs) a tendance à prendre le dessus sur la vue, et c’est alors que prend forme un tout nouveau jardin – un jardin dont l’ordonnancement est défini par le nez ». (p.75)

Ce dernier exemple montre bien qu’il ne s’agit pas de je ne sais quelle nature originelle. Mais d’un paysage anthropisé, aménagé, (co)produit par l’homme, d’un paysage qui est aussi de jardin.

Arrive alors, un soir, l’affranchissement « du passé dévastateur » dans « l’union du paysage et de mon être profond que je venais de retrouver ».

Le souci (Sorge) du handicap de guerre, du sens dessus dessous de celle-ci conduit à en prendre soin (Sorgen). Une thérapie consistant à retrouver des forces à partir d’un lieu, retrouver la respiration des sens. Se refaire une sensibilité c’est se refaire une santé. Et réciproquement.

Une première version de ce texte est paru dans la revue Land und Sproch n°207 Septembre 2018. La présente version a été remaniée.
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Manif d’enfants pour un « jeûne de portable au bac à sable »

Pour réclamer de leurs parents qu’ils jouent avec eux plutôt qu’avec leurs smartphones, quelque 200 enfants et parents – selon des organisateurs et selon la police – ont manifesté à Hambourg en septembre dernier. Interrogée sur sa présence, une petite fille dit : Parce que ça m’énerve que mes parents soient toujours avec leur portable. Un petit garçon ajoute : les parents doivent plus jouer avec nous.

Emile, 7 ans, a été l’initiateur du mouvement. Après avoir suffisamment tanné ses parents, ils ont accepté de l’aider à organiser la manifestation. Ces derniers du coup se sont rendus compte qu’ils pouvaient aussi apprendre de leurs enfants.

Ceux-ci ont notamment scandé :

„Wir sind hier, wir sind laut, weil ihr auf eure Handys schaut!“.
Nous sommes là, nous crions fort parce que vous n’en avez que pour votre portable

ou encore

„Am Sandkasten bitte Handyfasten“.
Jeûne de portable au bac à sable

Source : https://www.swr3.de/aktuell/nachrichten/Grundschueler-demonstrieren-in-Hamburg-gegen-ihre-Handy-Eltern/-/id=47428/did=4843566/5iolb0/

Le reportage évoque également des accidents de noyade dus à l’inattention des parents quand ils ont les yeux rivés sur leurs écrans de poche.
Précisons encore que près de la moitié des enfants de 4 à 13 ans sont équipés d’un téléphone portable.

Avez-vous déjà parlé à votre enfant aujourd’hui ?

Cela rappelle la campagne de prévention à l’addiction au téléphone portable qui avait été lancée en 2017 dans le nord-est de l’Allemagne, cette fois à l’initiative d’éducateurs. Je reprends ce que j’ai déjà signalé ici.

Avez-vous déjà parlé à votre enfant, aujourd’hui ?

Avez-vous déjà parlé à votre enfant aujourd’hui ? Tel était  le thème d’une campagne de sensibilisation lancée dans le Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale dans le nord-est de l’Allemagne. Cette campagne contre l’addiction des parents aux smartphones partait d’un constat fait par les éducateurs qui ne savent pas trop bien comment aborder la question sans que cela soit mal pris. Ils observent que de plus en plus de parents viennent chercher leur enfant à la crèche sans même décrocher de leur téléphone et qu’ils ne demandent même pas aux mômes comment s’est passée leur journée. On peut observer le phénomène aussi dans les rues, les aires de jeu, les transports. Les parents sont physiquement là mais mentalement et sentimentalement absents.

Les enfants se sentent abandonnés et parfois ne savent plus comment faire pour attirer l’attention de leurs parents. Le mieux dans ce cas est bien évidement de casser quelque chose. Exprimer sa souffrance par des manifestations comme celle de Hambourg est peut-être une meilleure solution.

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Héros

Andrea: « Unglücklich das Land, das keine Helden hat. »
[….]
Galilei:  » Nein. Unglücklich das Land, das Helden nötig hat. »

Bertolt Brecht : Leben des Galilei – Bild 13

 

Andrea : « Malheureux le pays qui n‘a pas de héros »
[….]
Galilée : « Non. Malheureux le pays qui a besoin de héros »

Bertolt Brecht : La vie de Galilée 13ème tableau
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René Schickele : « Pauvre flèche de la cathédrale »[de Strasbourg]

Armer Münsterzipfel

Während der Französischen Revolution stellten die Jakobiner den Antrag, den Münsterturm abzutragen, weil er ein Hohn auf die Gleichheit sei.
Nein! rief ein guter und kluger Mann (in seiner Art freilich ein Sozialverräter), gerade das soll er: alles überragen, damit man ihn von weitem sieht, sogar vom andern Ufer des Rheins. Setzt ihm eine phrygische Mütze auf, und alles ist in Ordnung !
So geschah es. Der Münsterturm überlebte die Schreckensjahre unter dem Schutz einer Jakobinermütze. Sie war aus Blech, und die Leute jenseits des Rheins nannten sie den Kaffeewärmer. 1870 wurde das Kreuz von der preußischen Artillerie krumm geschossen. Man bog es gerade.
Am 9. November 1918 wehte an ihm die rote Fahne. Diesmal hielt es sich gut, es blieb gerade. Die rote Fahne wich der Trikolore. Da machte es sich erst recht steif.
Der neue Bischof von Straßburg fand heraus, daß an Stelle des Kreuzes früher eine Madonna gestanden habe, und wollte sie wieder in ihre Rechte einsetzen. Er fand aber dafür keine Gegenliebe beim Gemeinderat, dessen Mehrheit in einem Kreuz das passendere Symbol für die Heimat erblickte. Das Kreuz rührte sich nicht, bis die Zornesausbrüche der Nationalkatholiken gegen ihre autonomistischen Glaubensbrüder etwas fertig brachten, was nur der preußischen Artillerie geglückt war: das vielgeprüfte Kreuz bog sich vor Kummer und muβ jetzt von kommunistischen Arbeitern wieder aufgerichtet werden“.

René Schickele : Die Grenze in Werke in drei Bänden Dritter Band pp 635-637
Pauvre flèche de la cathédrale

« Pendant la Révolution française, les Jacobins avaient proposé de déposer le sommet de la Cathédrale [de Strasbourg] parce qu’il tournerait en dérision l’idée d’égalité.
Non ! s’écria un homme bon et intelligent (à sa manière sûrement un social-traître) c’est précisément sa fonction : être au-dessus de tout, afin qu’on le voie de loin, y compris de l’autre rive du Rhin. Coiffez-le d’un bonnet phrygien et tout rentrera dans l’ordre!
Il en fut fait ainsi. Le clocher de la cathédrale survécu aux années de terreur sous la protection d’un bonnet phrygien. Il était en fer blanc et de l’autre côté du Rhin les gens l’appelaient le couvre-cafetière. En 1870, la croix fut tordue par l’artillerie prussienne. On la remit droite.
Le 9 novembre 1918, flotta, accroché à elle, le drapeau rouge. Le drapeau rouge vira tricolore. Elle se raidit plus encore. Elle se comporta bien et resta droite. Le nouvel évêque de Strasbourg découvrit qu’à la place de la croix se trouvait autrefois une madone et il voulut la rétablir dans ses droits. Mais sa proposition n’eut pas d’accueil favorable de la part du Conseil municipal qui voyait dans la croix un meilleur symbole pour la heimat. La croix ne bougea pas jusqu’à ce que les éruptions de colère des nationaux-catholiques contre leurs frères en religion autonomistes réussirent ce que n’avait obtenu que l’artillerie prussienne : la croix très éprouvée se tordit de chagrin et doit maintenant être remise d’aplomb par des ouvriers communistes »

René Schickele : Die Grenze in Werke in drei Bänden Dritter Band pp 635-637. Traduction Bernard Umbrecht

Je ne reviendrai pas ici sur la constitution de Conseils d‘ouvriers et de soldats en Alsace ni ne m’attarderai sur l’épisode du drapeau rouge sur la cathédrale de Strasbourg. J‘en ai déjà parlé avec des textes de Alfred Döblin, Carl Zuckmayer, Louis Aragon, etc. Cela se passait entre le 13 et le 20 novembre 1918 . Je me contenterai de rependre une courte citation de Döblin :

Depuis midi le drapeau rouge flottait sur la tour de la cathédrale, mais l’orgue n’en jouait pas mieux pour autant. Seuls quelques passants levèrent les yeux ».

Le récit de Schickele étrangement peu connu, Pauvre flèche de la cathédrale,  est drôle dans sa profondeur historique franco-allemande. Il est admirablement construit. Comme un conte. Schickele est à sa façon aussi un rassembleur d‘histoires. L‘auteur établit un lien entre les deux révolutions, la française de 1789 et l’allemande de novembre 1918, réunies à travers plus d’un siècle d’histoire autour de la flèche de la cathédrale de Strasbourg. Cette association est caractéristique de l’esprit de l‘écrivain alsacien qui ajoutera quelques grelots à son bonnet phrygien pour jouer le fou – shakespearien – de Karl Marx.

René Schickele (1883-1940), citoyen français und deutscher Dichter, Gallischer Geist et poète allemand, né à Obernai, d’une mère « authentiquement française » qui n’a jamais voulu apprendre l’allemand et d’un père authentiquement « alaman », n’a cessé de revendiquer cette double origine qui devait marquer son devenir. „Mon origine est mon destin“ affirmait-il. Et il reste fidèle à cette démarche comme on peut le lire dans le texte ci-dessus.

Là où Döblin écrit à propos du caractère éphémère de la Révolution de novembre 1918 en Alsace que

«cela ne venait pas seulement de la présence de la cathédrale, de l’existence de charmants canaux paisibles, de l’Ill avec ses lavandières, des nombreuses brasseries où coulait encore un vin dont ils avaient été si longtemps privés … Cette Alsace, leur patrie chérie, donnait bien du fil à retordre à nos révolutionnaires. Ils n’arrivaient pas à placer leur marchandise »,

Schickele a une tout autre explication :

« Quand on s’interroge sur les raisons de l’accueil enthousiaste des Français [après l’armistice du 11 novembre 1918], on peut invoquer une pleine douzaine de raisons dont la plupart ont un poids important. Je veux cependant faire observer que l’arrivée des Français est apparue aux Alsaciens écorchés comme le triomphe visible et solide de la révolution. Ils se sont défaits de leur joug : la guerre et l’administration allemande (qu’ils n’avaient connue depuis quatre année que comme dictature militaire), en même temps cette révolution avait les couleurs auxquelles le pays bourgeois aspirait. Les conseils d’ouvriers et de soldats disparurent sur le champ. Ce que Noske avait conquis sanguinairement en Allemagne, il n’en fut même pas question en Alsace. Les Alsaciens avaient leur révolution et c’était l’armée française qui la garantissait ».

(René Schickele : Die Grenze Werke in drei Bänden Dritter Band p 595  Traduction provisoire Bernard Umbrecht)

En outre, ajoute-t-il encore, la nouvelle république allemande n’inspirait pas confiance en son sérieux et contenait la crainte d‘une bolchévisation. Cette dernière dimension n‘est pas facile à saisir chez Schickele si l‘on reste en empathie avec l‘auteur. Cela en raison de son contexte géopolitique et de la bascule qui s‘opère très rapidement envers le nouvel ennemi des puissances occidentales, la révolution bolchévique. Cette contextualisation me semble manquer alors que l‘on trouve cela évoqué, par exemple,  chez Thomas Mann :

« En 1918, le maintien du blocus, après la capitulation de l’Allemagne, servit aux puissances occidentales à contrôler la révolution allemande à la retenir dans l’ornière de la bourgeoisie démocratique et à l’empêcher de se tourner vers le prolétariat russe. L’impérialisme bourgeois, victorieux, n’eut pas assez à mots pour dénoncer l’«anarchie », refuser toute négociation avec des conseils d’ouvriers, de soldats, et autre groupements analogues, pour affirmer qu’on ne pouvait conclure la paix qu’avec une Allemagne « stable » et que seule une telle Allemagne serait ravitaillée. Ce que nous possédions comme gouvernement se conforma à ces indications paternelles, prit parti pour l’Assemblée nationale contre la dictature du prolétariat et repoussa docilement les offres des Soviets, même lorsqu’il s’agit de livraisons de céréales ».

Thomas Mann Le docteur Faustus Poche p 406

L‘anti-bolchévisme de Schickele est, lui, motivé d‘abord à partir d’une démarche profonde en lui, l’abjuration radicale de toute forme de violence. Il était pacifiste non seulement face à la guerre mais également à l‘égard des révolutions.
Il m’a semblé intéressant de verser dans la discussion que nous devrions finir par avoir un jour, mais peut-être pas, cette idée qu ‘un tiens vaut mieux que deux tu l’auras appliqué aux révolutions et l’hypothèse que le peu d’intérêt en Alsace pour la révolution de novembre 1918, qui était d’abord une révolution pour la paix, a peut-être pour origine qu’ils en avaient déjà une, solidement garantie, alors que la révolution allemande, incertaine, n’apportait pas grand-chose de plus. Quelques avantages sociaux sans doute : la journée de huit heures et le vote des femmes bien avant la France. René Schickele qui en a été très déçu pour y avoir participé à sa manière, – il était le 9 novembre très actif à Berlin – l’a qualifiée de « bourgeoise ».
La cathédrale de Strasbourg s’en est remise, pour l’orgue, je ne sais pas, quant à l’Alsace, ce n’est toujours pas le cas.

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Document : René Schickele et les „Weißen Blätter“

La revue littéraire les Weißen Blätter ont été pendant la Première guerre mondiale le point de ralliement des écrivains pacifistes. Elle comptait parmi ses collaborateurs entre autres Henri Barbusse, Gottfried Benn, Max Brod, Georges Grosz, Hermann Hesse, Annette Kold, Else Lasker-Schüler, Heinrich Mann, Robert Musil, Ernst Stadler Robert Walser, bien d‘autres. La Métamorphose de Kafka y a été publiée en 1915 (illustration). Créée en 1913, la revue mensuelle  durera jusqu‘en 1920 et connaîtra plusieurs éditeurs successifs, paraissant d‘abord encore en Allemagne puis en Suisse. L‘écrivain gallo-germanique alsacien, René Schickele, qui y avait collaboré depuis le début en prend la direction à partir de 1915. Il dira qu‘ils se sont efforcés au milieu des tourmentes de la guerre de maintenir vivant l‘idéal. Je mets en ligne, en document, ce qu‘en écrivait en 1958, le germaniste français René Cheval dans la revue Allemagne d‘aujourd’hui. Il souligne « le grand mérite de Schickele […] d’avoir sauvé, à un moment où il fallait du courage, les droits de la conscience devant le déchaînement de la violence ».

 

Fac-similé d‘une lettre de Kafka à René Schickele de février 1915.
La lettre parle de la publication de la Métamorphose  qui paraîtra dans le n°10 (octobre 1915) des Weiβen Blätter dirigés par René Schickele.
Reproduit d‘après René Schickele Leben und Werk in Dokumenten Hrg Dr. Friedrich Bentmann. Verlag Hans Carl Nürnberg 1974 p 115

« Il n’est pas sans intérêt de relire les manifestes, proclamations ou publications des intellectuels allemands pendant la guerre de 1914-1918. On a rarement autant écrit qu’à cette époque, chacun tenant, sur le plan de l’esprit, à apporter sa contribution à l’effort de guerre et à se libérer, par la véhémence de la plume, du complexe de l’arrière. Le phénomène n’est pas isolé, puisqu‘on pourrait aussi bien l’étudier en France à la même époque. Quand l’intelligence se casque et ne cherche qu‘à pourfendre, c’est qu’elle doute d’elle-même. Elle a mauvaise conscience, elle craint de paraître inactuelle où inutile dans un moment où d’autres versent leur sang. C’est pourquoi elle s’instrumentalise, devient servante et servile.

Il y en a pourtant qui n’admettent pas de se laisser enrôler, ou de payer leur tribut. Ce sont ceux qui se refusent à se laisser absorber par le totalitarisme de la guerre et qui prennent leurs distances : ne coïncidant pas, ils peuvent et osent juger. Cette attitude, il faut bien le dire, n‘est pas commode ni confortable ; elle est celle d’une petite minorité, qui n’a pour se défendre des accusations de trahison que le frêle rempart de sa conscience. Que pèse la conscience devant le déchaînement des passions collectives, la sagesse individuelle auprès d’hommes englués dans la réalité de la guerre, de la faim, de la boue et du sang ? Ce devait être en France le drame de R. Rolland. Et, toutes proportions gardées, ce fut celui de R. Schickele en Allemagne.

À vrai dire, Schickele n’était pas seul. Il avait à sa disposition un organe, les Weißen Blätter, et une équipe, dont la cohésion ne fera que croître au cours des années de guerre. La revue avait pris un premier départ en 1913, mais, dès août 1914, elle cesse de paraître. Lorsque la publication reprend en janvier 1915, Schickele donne les raisons de ce silence d’autant plus remarquable à une époque où la rhétorique et le faux lyrisme envahissent les revues allemandes : Pendant quatre mois la revue et ses amis se sont quittés pour laisser déferler sur eux la violence des événements de la guerre. Ils veulent maintenant reprendre la route interrompue qui, malgré les affres de la guerre, doit cependant et sans doute plus clairement qu’autrefois, conduire à une nouvelle Allemagne. Ils pensent que c’est une belle tâche que d’amorcer en pleine guerre la reconstruction et d’aider à préparer la victoire de l’esprit. La communauté européenne semble aujourd’hui totalement détruite — mais ne devrait-ce pas être le devoir de tous ceux qui ne sont pas sous les armes, de vivre consciemment dès aujourd’hui en conformité avec ce qui, après la guerre, sera le devoir de tous les Allemands ? Nous sommes pour un impérialisme de l’esprit… Proclamation insolite, on en conviendra, en ce début de 1915, où triomphent tous les impérialismes, sauf celui de l’esprit…

Ce qu’il s’agit de mettre en lumière, c’est la trahison des intellectuels qui se laissent emporter par les « duels de gueule », comme dit Romain Rolland, la „Krieg mit dem Maul“, comme il écrit lui-même. C’est ainsi qu’il ouvre largement ses colonnes à Annette Kolb, comme lui demi-Française, à qui ses efforts de rapprochement venaient de rapporter, à Dresde, un affront public. Il groupe autour de lui une pléiade de jeunes poètes, dont au début du moins, la commune préoccupation n’est pas une formule esthétique, mais la protestation contre la guerre : Rudolf Leonhard, Albert Ehrenstein, Wolfenstein, et bien entendu Werfel. Il s’efforce de conserver à sa revue, en pleine guerre, un caractère international, en publiant des textes de Whitman, de Claudel, de Francis Jammes, de Verhaeren, de Suarès. D’une façon générale, la revue de Schickele est orientée vers la France (même dans les écrits pourtant nationalistes de Max Scheler), et la publication de l’essai sur Zola de Heinrich Mann donne les raisons profondes de cette attirance. Le problème fondamental, pour Schickele et ses collaborateurs, est en effet celui de la position des intellectuels dans l’État, de leur attitude devant l’histoire, et en l’occurrence la guerre. Doivent-ils s’incliner devant une nécessité supérieure ou au contraire affirmer leur droit à agir sur leur temps et leurs concitoyens ? L’intelligence française n’a jamais été passive devant les entreprises de l’État, elle a toujours protesté contre une raison d’État qui violerait la dignité de l’esprit. C’est cet activisme, ce sursaut de l’esprit contre la soumission aux décrets de l’État qui amène Schickele et ses amis à regarder du côté de la France. C’est aussi le fond de la violente querelle qui oppose les frères Heinrich et Thomas Mann, le Zola aux Considérations d’un apolitique...

Hermann Hesse … a été l’un des premiers à reconnaître dans les Weißen Blätter la voix d’une Jeune Allemagne courageuse et digne. En eux existe et vit quelque chose du meilleur esprit allemand, conclut Hesse. Et il n’est pas étonnant que R. Rolland ait lui aussi rendu hommage aux Weißen Blätter dans Au-dessus de la mêlée..…

Ce qui restera l’apport original des Weißen Blätter est moins leur opposition à la guerre que leur analyse des devoirs de l’intelligence. Un des drames de la récente histoire de l’Allemagne demeure la répugnance à l’engagement, la passivité de ses intellectuels. Les J’accuse n’y ont pas été fréquents. Mais ce sera le grand mérite de Schickele que d’avoir sauvé, à un moment où il fallait du courage, les droits de la conscience devant le déchaînement de la violence. Quel que soit le poids de son œuvre littéraire, Schickele reste pour nous essentiellement, dans la perspective de l’histoire de la culture, un de ces analystes lucides, comme Heine et bien d’autres, que l’Allemagne n’a pas voulu entendre. Et ce serait singulièrement restreindre le rôle des Weißen Blätter que de ne vouloir voir en elles que l’organe du mouvement expressionniste : il se trouve tout simplement que les jeunes expressionnistes se sont groupés autour de Schickele, non pour des raisons de doctrine littéraire (car Schickele n’appartenait pas véritablement à leur groupe), mais parce que sa revue est la seule, ou presque, où les consciences peuvent s’exprimer, avec une intensité tragique qu’on ne saurait réduire à je ne sais quel exercice d’école ».

René Cheval Allemagne d‘Aujourd‘hui janvier 1958 cité dans René Schickele Leben und Werk in Dokumenten Hrg Dr. Friedrich Bentmann. Verlag Hans Carl Nürnberg 1974 pp 112-114
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