Ulrich von Hutten :
Ain new lied herr Ulrichs von Hutten
Un nouveau chant de Messire Ulrich von Hutten

Ulrich von Hutten. Gravure sur bois extrait de son livre de dialogues (Gesprächsbüchlein )

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Du vécu, peut-on dire ! Et cela a été compris comme tel à son époque. Une petite précision pour la lecture du texte : les courtisans rusés dont il y est question désignent les profiteurs de la domination séculière de la Curie romaine.
Après Martin Luther avec Eine Feste Burg ist unser Gott, je placerai dans notre anthologie de la littérature allemande, le texte du chevalier-poète, grande figure de l’humanisme allemand, Ulrich von Hutten, qui lui est un peu antérieur : 1521, pour Hutten, 1529 pour Luther. Il sera suivi d’un autre contemporain : Thomas Müntzer, adversaire, lui, de Luther dans le camp de la Réforme. Je m’inspire, en publiant ces trois auteurs, de l’anthologie Deutsches Lesebuch / Von Luther bis Liebknecht établie par Stephan Hermlin pour les éditions Reklam Leipzig en 1978. Je m’en écarterai par la suite. Et il faudra la compléter par des textes antérieurs et postérieurs.
Les trois auteurs que je viens d’évoquer ont comme point commun, outre d’être des contemporains et des acteurs de la Réforme, d’être tous les trois, et c’est là l’éclairage particulier que je voudrais apporter, ce qui est très peu ou même pas du tout souligné, des auteurs du passage du latin à la langue vernaculaire de leur pays, l’allemand, dans un moment où si le latin était bien codifié, grammatisé, l’allemand lui ne l’était pas encore. La première grammaire allemande date de 1573. Nous sommes dans le cas qui nous occupe une cinquantaine d’années avant. Ces auteurs sont donc parmi les premiers praticiens de la langue allemande écrite. Ils contribuent à faire du latin une langue morte. Ils ont certes eu des prédécesseurs, on le verra plus loin, mais ils ont joué un rôle décisif fournissant aux grammairiens les exemples dont ils avaient besoin pour rédiger une grammaire. Sauf Müntzer bien sûr qui était et est aujourd’hui encore le vilain méchant. A leur époque, la langue écrite et celles des humanistes était le latin. L’élite culturelle et religieuse écrivait et échangeait en latin. L’allemand était la langue des barbares ou des fous (Sébastien Brant). Érasme est resté hermétique aux langues vernaculaires qu’il connaissait pourtant mais elles n’étaient utilisées que dans la vie quotidienne, parfois aussi dans la correspondance strictement privée, mais jamais pour écrire dans l’idée d’être publié. Une grande partie de l’œuvre de Hutten est en latin mais il a fini par traduire lui même en allemand certains de ses propres textes puis d’en écrire un certain nombre directement en langue vernaculaire. Il s’en expliquera, comme on le verra. Dans sa biographie, Otto Flake, qui voit en Hutten un précurseur allemand de La Bruyère, écrit :
« Fasciné par les services rendus par Luther à la prose allemande, on a oublié de situer la place qui revient à Hutten dans l’histoire de notre langue » (Otto Flake : Ulrich von Hutten Fischer Verlag p. 269)
Ain new lied a été appelé le seul chant allemand de la littérature non religieuse entre Walther von der Vogelweide et Klopstock. Un monument à l’esprit chevaleresque par un représentant, resté entier et assumant pleinement ses origines, de la classe en déclin des chevaliers
On se surprend à être étonné que l’Allemagne ait pu produire un tel Don Quichotte qui plus est allié à un Condottiere (Franz von Sickingen) tout en cherchant l’amitié introuvable du pacifique Erasme.

Le Chevalier poète Ulrich von Hutten (1488 – 1523)

Né le 21 avril 1488, Ulrich von Hutten est issu d’une lignée de chevaliers qu’il n’a jamais reniée malgré une santé fragile qui a conduit son père à le placer en 1499 au couvent de Fulda où à défaut de prendre goût à la vie monacale, il acquerra de solides connaissances en latin. En 1505, l’année où Luther entre au couvent des Augustins, Hutten lui s’enfuit du sien qui était bénédictin et devient un étudiant vagabond, errant comme d’autres insatisfaits de son époque allant de-ci, de-là apprendre et enseigner au gré des circonstances. Il passera par plusieurs universités allemandes jusqu’au bord de la Baltique, puis ce sera entre 1511 et 1515, Vienne, Pavie alors occupée par les Français, Bologne, la mater studiosa. Participera-t-il à des batailles en Italie ? Et tous les cas, il les verra de près et se rendra compte lui même de ce dont est capable un pape guerrier.
Dans une lettre de 1518, il décrit à Willibald Pirckheimer ce qu’est la vie de château et pourquoi elle ne l’intéresse pas et qu’il n’a pas l’intention d’y revenir car contrairement à ce que son interlocuteur semble croire, l’endroit n’est en rien propice aux études et le rendrait infidèle à lui-même et aux sciences.
« Chez nous les choses sont ainsi : même si je disposais d’un héritage tel que je puisse vivre de ma fortune, les troubles seraient si grands qu’ils ne me laisseraient pas en paix. On vit dans des espaces ouverts, dans les forêts et sur les promontoires de ces châteaux. Ceux qui nous nourrissent sont de très pauvres paysans à qui nous inféodons nos champs, nos vignes, prés et forêts. Les revenus qu’ils procurent sont au regard de la peine qu’on y consacre maigres et il faut beaucoup de soins et d’efforts pour qu’ils soient riches et rentables ; nous devons veiller à bien administrer »
Il explique qu’il n’a d’autre choix que de se mettre au service d’un prince, ce qui ne signifie pas pour autant la tranquillité. Il est en permanence à la merci de n’importe quel chercheur de noises.
Et à quoi ça ressemble une vie de château ?
« Le château lui-même, qu’il soit sur une montagne ou dans une plaine, est construit non pas pour y mener une vie agréable mais pour y être en sécurité, entouré de fossés et de murailles, étroit à l’intérieur, limité par les étables pour petits et gros animaux ; à côté des pièces sombres, remplies de canons, de poix, de soufre et tous les autres ustensiles d’armement et de machines de guerre, partout l’odeur de la poudre de canon ; puis les chiens et les crottes de chien – une bien désagréable odeur aussi ! Des cavaliers vont et viennent, parmi eux aussi des voleurs et des assassins, car le plus souvent nos maisons sont ouvertes parce que nous ne savons pas qui vient et ne le demandons pas vraiment. On entend les bêlements des moutons, les mugissement des bœufs, les aboiements des chiens, les cris des ouvriers dans les champs, les grincements et bruits de ferraille des charrettes, oui chez nous à la maison même les hurlements des loups parce que les forêts sont proches. Toute la journée est consacrée à se préoccuper du jour suivant, c’est un affairement incessant, une intranquillité constante : les champs doivent être labourés, façonnés, les vignes demandent du travail, les arbres doivent être plantés, et l’herbe séchée, il faut herser, semer, amender, récolter, battre et à nouveau revient le temps des récoltes et des vendanges. Et si une année, les revenus sont mauvais ce qui dans ce climat infructueux est souvent le cas, alors sévissent une terrible pénurie et la pauvreté, de sorte qu’il y a toujours quelque chose qui irrite, dérange, inquiète, démoralise et vous fait se lever, vous appelle, vous éloigne et pousse au dehors. Et c’est pour une telle vie qui devrait être propice aux études que tu me demandes de quitter le service de la Cour sous prétexte qu’il serait inapproprié aux études ….»
C’est pas une vie que la vie de château, surtout pour un homme comme lui. Est-il pour autant un urbain ? Un chevalier urbain ? Cela ne lui convient pas vraiment non plus. Car en même temps, il se sent des obligations par rapport à son état de chevalier. Restent les cours princières et impériales :
« Ce n’est pas l’ambition qui me guide mais une intention claire qui me conduit à exercer différentes fonctions officielles. Je dois veiller à ma réputation et sauvegarder mon honneur, il me faut être digne des valeurs de mes ancêtres, accroître le renom de ma famille et l’éclat de mon lignage. Si je devais dévier de cela , je serais infidèle à moi même et aux sciences. (…).
Il sera au service des princes et de l’empereur d’abord Maximilien puis Charles Quint, chevalier polémiste et écrivain politique. Chevalier des libertés. Hutten a une haute conscience de la nécessité pour lui de faire honneur et même plus à sa lignée noble quand bien même elle plongerait ses racines loin dans le monde ancien qu’il pourfend par ailleurs. La chevalerie a cessé de jouer un rôle, je rappelle qu’en 1515, à Marignan, l’artillerie a triomphé de la chevalerie. Cette tension entre deux époques, forte et constante entre modernité et tradition, on la trouve, me semble-t-il dans le chant ci-dessus qui dresse un monument aux vertus de la chevalerie. Hutten a salué avec un cri d’enthousiasme le changement d’époque. En latin, comme il se doit pour tout humaniste qui se respecte : O saeculum , o litterae saeculum ! Juvat vivere :
Ô siècle, ô sciences ! C’est joie de vivre même s’il n’est pas encore temps de se reposer, mon Willibald ! Les études fleurissent, les esprits sont en mouvement. Prend la corde barbarie et prépare-toi au bannissement ! »
Il y a sans doute dans ce cri de joie la croyance d’une guérison de la syphillis qui le mine, mais pas seulement. Il vit avec bonheur et combativité la possibilité d’être à la charnière de deux époques où tout est à (ré)inventer. Au moment où il écrit cela, il n’y a pas encore vraiment d’effet Luther dont Hutten sera un partisan mais pour des raisons plus nationales que théologiques. Son hostilité envers le pape ne vient pas de motifs religieux mais politiques. Il avait écrit à Luther : « combattons ensemble pour la liberté commune ! Libérons la patrie opprimée ! ». Mais les libertés civiles, celles de l’esprit et de la nation n’étaient pas un concept luthérien pas plus que le libre arbitre auquel Luther, contre Erasme, opposait le « serf-arbitre ». Hutten étant mort jeune, on ne sait ce qu’il aurait pensé de Luther plus tard, notamment de ses écrits contre les juifs, lui qui avait combattu par la satire les adversaires du savant humaniste Jean Reuchlin accusé par l’inquisition de défendre les juifs. Il l’avait fait en imaginant et publiant entre 1515 et 1517 de manière anonyme les « Lettres des hommes obscurs ».  Reuchlin était hébraïsant, quasiment une hérésie pour les facultés de théologie qui dominaient les universités et pour lesquelles, hors du latin, il n’y avait pas de salut. Au demeurant, dans cette affaire, la Sorbonne aussi s’est déshonorée en jugeant que le livre de Reuchlin prenant la défense de la Kabbale, du Talmud et d’autres écrits hébraïques devait être condamné et brûlé. Ces lettres très appréciées de Thomas More avaient été écrites volontairement en latin de cuisine pour mieux renvoyer leurs auteurs présumés, moines – en tête les Dominicains de Cologne -, théologiens scolastiques et autres punaises de sacristie, à leur grotesque. Voici en exemple une satire de proposition quodlibétique ( = à sujet libre) pour une disputatio : est-ce péché de manger par inadvertance un poussin dans un œuf, le vendredi ? La question s’étend aux asticots dans les fromages. Pour ces derniers, ça va, car ils seraient proches du poisson mais le poussin n’est-ce pas de la viande ? Et faut-il vite acquérir, pour se racheter, une indulgence ?
L’épitre 14 de ces Lettres contient ce qui pourrait être un autoportrait de Hutten vu par un de ses adversaires scolastique :
« Et lorsque j’étais à Vienne, voilà qu’un collègue est arrivé de Moravie, qui devait être poète – d’ailleurs il écrivait des vers – et il a voulu enseigner la prosodie, mais il n’était pas immatriculé <au registre de la faculté>. Alors, Not’ Maître Heckmann le lui a interdit, et l’autre était si prétentieux qu’il pas voulu obéir à son ordre. Et alors, le recteur a interdit aux étudiants de ne pas suivre ses cours [l’homme obscur s’empêtre dans une double négation ]. Alors, ce ribaud est allé chez le recteur et lui a dit beaucoup de paroles insolentes et il l’a tutoyé. Alors le recteur a fait chercher les sergents de ville pour le faire mettre en prison, parce que c’était un scandale énorme qu’un vulgaire étudiant ait osé tutoyer un recteur d’université qui est un Not’ Maître. Et avec ça, j’apprends que ce collègue n’est pas bachelier, ni maître, ni diplômé ni gradué d’aucune façon. Et il se promenait comme un guerrier, c’est-à-dire comme un qui va partir à la guerre et il avait un grand chapeau et un grand poignard au côté. Et par Dieu, il aurait été mis en prison s’il n’avait pas eu des relations dans la cité. »
Ce poète irrespectueux aux allures martiales pourrait bien être Ulrich von Hutten lui-même.
Jean-Christophe Saladin, traducteur des 113 lettres, apporte sur la notion de poète la précision suivante :
« C’est le nom par lequel les humanistes aimaient se désigner et la plupart d’entre eux se targuaient en effet d’une production poétique importante. Se qualifier de « poète » signifiait en outre que l’on était un ennemi des scolastiques et de leur jargon. Dans les Lettres, les humanistes se désignent généralement comme poètes « profanes » par opposition aux poètes « religieux », auteurs d’hymnes dans le style traditionnel (en vers léonins par exemple). Les vrais « poètes » étaient ceux qui savaient composer selon les règles très subtiles de la métrique latine, donc sans rime, mais selon la quantité des syllabes ».
(Ulrich von Hutten Lettres des hommes obscurs Belles lettres Répertoire page 737)
Ulrich von Hutten n’était pas un troubadour. Ce qui caractérise sa littérature, c’est qu’elle était d’abord celle d’un homme de combat, engagé dans les enjeux de son époque. Par la plume pour l’essentiel et avec talent,  même s’il lui arrivait aussi de tirer l’épée pour de vrai. Il était querelleur comme le suggère son premier écrit à succès. Il pouvait comme personne dans ses textes lier son destin et ses affaires personnelles à ceux du monde et il a ce faisant, le style satirique aidant, beaucoup impressionné ses contemporains.
Avec Bulla sive bullicida, texte écrit en 1520, Hutten réagit à la Bulle Exsurge Domine édictée contre le renard hérétique par le pape et menaçant Luther d’être mis au ban de l’Empire. La même menace pesait sur Hutten également. L’intrigue est la suivante, écrit Brigitte Gauvin :
« la Bulle, arrivée en Allemagne avec les pleins pouvoirs, entreprend de tuer la liberté allemande. Celle-ci appelle au secours et ses cris sont entendus par Hutten, qui intervient. C’est lui qui va affronter la Bulle et il va successivement l’empêcher de nuire, la réduire à l’impuissance, la menacer et, finalement, la faire crever, au sens propre. Le dialogue est plus complexe que les précédents ; il constitue une véritable pièce de théâtre tant par sa longueur que par sa composition et son style. Pour ce dialogue-comédie qui manie la satire et la dénonciation aussi bien que la farce, Hutten a recouru au théâtre de Plaute (entrée in medias res, domination de la gestuelle, petit nombre de personnages, outrance des gestes et des mots, etc.) ».
Hutten fait tenir à la bulle papale un discours de marketing en faveur des « indulgences » dont le commerce autorise tous les crimes :
« Allons, qui que tu sois, que tu sois excommunié ou maudit, pour quelque raison que ce soit, pour n’importe quel crime, qui relève du droit, du droit canon, ou des hommes ; qui que tu sois, toi qui as commis un inceste ou un adultère, toi qui as violé des vierges, souillé des mères de famille ; qui que tu sois, toi qui t’es parjuré, qui as commis un meurtre, qui as quitté la religion, plusieurs fois ; toi qui as tué un prêtre, ou qui as transgressé les lois humaines et divines, sois absous et retrouve l’innocence ; toi qui as pris les objets sacrés, qui as pillé les églises, qu’il te soit permis de jouir pour toujours de ces biens, et tu n’auras pas à rendre ce que tu as pris. Écoutez-moi, où que vous soyez, contempteurs de Dieu, hommes privés de toute humanité : en échange de ce petit service, vous pourrez balayer toute l’ordure immonde des plus terribles crimes : le meurtre de cet homme sera suffisant, et n’importe qui peut le commettre impunément »
(Traduction du latin : Brigitte Gauvin in Citations, motifs, sujets : quelques types d’emprunt dans l’œuvre d’Ulrich von Hutten)
A la veille de la Diète de Worms (1521), où Luther comparut devant l’assemblée des princes électeurs réunis autour de Charles Quint, Hutten apporta au réformateur son soutien littéraire avec la publication des dialogues dont Vadiscus ou les trois visages de Rome Vadiscus sive Trias Romana (1520) repris en allemand dans le Gesprächsbüchlein traduction en allemand par l’auteur de ce dialogue en latin.
Dans l’avertissement au lecteur à l’ouverture – c’est le livre qui parle -, il explique qu’il veut montrer ce qu’il en est des mœurs à Rome (= là où se trouve le pape), à la fois, à l’époque, puissance spirituelle et ô combien terrestre qui n’arrête pas de vouloir faire les poches des Allemands.
Do mit sye scheren blat vnd kal,
Vnd nemen stets von teütschen gelt,
Dahin ir prattick ist gestelt.
Vnnd finden täglich neüwe weg,
Das gelt man in den kasten leg.
Do kummen teütschen vmb ir gůt.
Ist niemant den das rewen thůt? 
« Ainsi ils tondent et ne cessent de prendre l’argent aux Allemands . Pour ces pratiques ils trouvent tout le temps de nouvelles combines pour mettre de l’argent dans leur caisse. Les Allemands sont spoliés et personne pour protester ? »
Dans l’avertissement au lecteur qui conclut le texte , il écrit
Vnd das die summ ich red daruon,
die Bullen so von Rom här gon,
verkeren sitten weyt vnd breyt,
dardurch würt bößer som gespreyt.
Dieweyl es nun ist so gestalt
so ist von nöten mit gewalt,
den sachen bringen hilff vnd rat,
Herwider an der lugen stat
die göttlich warheit füren ein,
die hat gelitten schmach vnd pein,
Den falschen Symon treiben auß,
daz halt sanct Peter wider hauß.
Ich habs gewagt
« Et pour résumer ce dont j’ai parlé : Les bulles qui nous viennent de Rome corrompent les mœurs sans limite. Elles répandent une semence maligne. Les choses étant désormais ce qu’elles sont, il devient nécessaire d’user de violence pour y apporter remèdes, ramener la vérité divine dans la ville des mensonges qui a longtemps souffert de l’infamie et d’en chasser le faux Simon pour y ramener Saint Pierre. Je l’ai osé ».
Parler à son propos de nationalisme avec les connotations négatives attachées à ce mot aujourd’hui me semble inadéquat. La nation allemande était en formation. Hutten voulait libérer l’empire de la tutelle de l’Église de Rome. Certes, son patriotisme ne lui a pas évité les excès qui nous paraissent aujourd’hui d’une naïveté confondante. Il pensait par exemple que toute l’Italie devait appartenir à l’Allemagne. Dans une supplique en vers, il exhorte l’Empereur Maximilien à attaquer Venise. Il s’intéressera à Arminius, chef des Chérusques qui avaient infligé une sévère défaite aux troupes romaines. L’œuvre qu’il y consacrera paraîtra à titre posthume.

Et le latin devint langue morte…

Hutten avait été couronné en 1517 par l’empereur Maximilien poeta laureatus, poète couronné, pour son œuvre encore exclusivement en latin. Cette reconnaissance sera importante pour lui qui n’avait pas de titre universitaire. Il deviendra petit à petit un des acteurs du passage du latin à l’allemand et il se mettra à associer la liberté de l’Allemagne au développement de sa langue. Toutefois il faut souligner que l’allemand écrit existait déjà et que la pression des vernaculaires était inéluctable.
Selon Jean-Christophe Saladin, Hutten écrivait, dans les Lettres des homme obscurs, un latin qui s’était coulé dans le moule de la langue vernaculaire. Il précise :
« Le latin des hommes obscurs ne se comprend qu’en relation permanente avec les deux autres latins concurrents en usage à l’époque : le latin scolastique et le latin humaniste (supposé reproduire la langue antique classique) – sans parler du latin ecclésiastique (poétique ou liturgique), qui s’en distinguait également. L’imprégnation par les vernaculaires – évidente à la lecture des Lettres s’y surajoute et vient se glisser à l’intérieur de ces niveaux de langues. La langue des hommes obscurs apparaît donc comme une langue vivante, saisie en pleine transformation, précisément sous la pression des vernaculaires » (Jean-Christophe Saladin in Ulrich von Hutten Lettres des hommes obscurs Belles lettres page 91)
Le passage à la langue vernaculaire écrite était en gestation notamment dans l’espace rhénan. En 1494, Sébastien Brant, dans son Narrenschiff (Nef des fous), justifie l’emploi de la langue allemande par le fait que c’est celle des fous. Le narrateur se déclare d’entrée heureux que l’allemand soit de rigueur car il ne sait pas bien du tout le latin. En fait, Brant placera l’allemand au même plan de dignité que le latin. Il y aura une traduction en latin de la Nef des fous. Son contemporain et ami Jean Geiler de Kaysersberg prononçait ses sermons en allemand dans la cathédrale de Strasbourg. En 1515, Thomas Murner, autre poeta laureatus avec lequel Hutten se retrouvera à défendre Reuchlin mais qui sera un adversaire catholique de Luther avait traduit en allemand l’Eneïde de Virgile ainsi que d’autres textes dont certains de Hutten lui-même notamment celui sur la syphilis. « Il n’y a dans ce mien méchant écrit ni art ni subtilité, car je suis malheureusement ignorant de la langue latine, et ne suis qu’un pauvre laïc» est-il écrit dans la préface à l’édition allemande de Till Eulenspiegel (1519). En 1587, encore, l’auteur – anonyme –  de l’ Historia von D. Johann Fausten dem weitbeschreyten Zauberer vnnd Schwartzkünstler justifie l’usage de la langue allemande par la nécessité de bien faire comprendre à tous ce dont est capable le diable. Il précise au lecteur chrétien qu’il disposera bientôt d’une édition latine.
Selon Otto Flake, en voulant lire à Franz von Sickingen, qui hébergeait les partisans de Luther menacés (dont par exemple le théologien réformateur alsacien Martin Bucer) et qui ne connaissait pas le latin, son dialogue sur la fièvre, il le lui avait traduit en allemand. Le texte ayant beaucoup plu à son auditeur, il s’était  dit que comme il était traduit autant le publier. Dans la dédicace, il parle d’une transformation du latin en allemand en précisant que l’original latin est plus réussi.
En 1520, Ulrich von Hutten écrit dans un texte devenu et resté célèbre, « Klag und Vormanung gegen dem übermässigen unchristlichen Gewalt des Pabst zu Rom…. » (Plainte contre la violence démesurée et non chrétienne du Pape de Rome)
Latein ich vor geschriben hab,
Das was eim yeden nit bekandt.
Yetzt schrey ich an das vatterlandt,
Teütsch nation, in irer sprach,
Zu bringen dißen dingen rach.
« En latin, j’écrivais avant, ce [que j’écrivais] n’était pas connu de tous, maintenant j’écris à la patrie de la nation allemande dans sa langue pour suivre les choses »
Dans une sorte de post-scriptum à son texte, Eine Klagschrift Herr Ulrich von Hutten an gemein teutsche nation und wider dem tyrannischem Gewalt des Pabstes, Rom und seiner Romanisten, il explique que c’est pour éviter les malentendus sur ces écrits en latin mais aussi pour les rendre accessibles au commun des mortels, à « l’homme du commun » [gemeinem Mann], le faire juge de ses polémiques avec le pape qu’il s’est mis à transférer [transferieren] certains de ses textes latins en allemand, ce qui est le cas de celui dont il est question avant de se mettre à écrire directement en allemand, ce qui sera le cas du texte Klag und Vormahnung, déjà cité et paru peu de temps après.
Dans une lettre de la même année, il explique que l’usage du latin n’avait pas produit l’effet qu’il espérait et pour cause et qu’il n’avait pas voulu échauffer les esprits en lui rapportant les turpitudes de l’église de Rome. La langue allemande devient ensuite moteur d’émancipation, et le latin d’église une langue de pouvoir clérical.
[…]Und waren nur die pfaffen glert
Y etzt hatt vns gott auch kunst beschert,
Das wir die bücher auch verstan.
Wollauff, ist zeyt, wir mussen dran
Do uns die gschrift noch unbekandt,
Do hettens alls in irer handt.
Und was sye wolten was der glaub
Das volck sye machten blind und taub […
« Seuls les curés étaient lettrés. Maintenant Dieu nous a donné l’art de comprendre les livres. Il est temps, nous devons nous y mettre. Comme l’écriture nous est encore inconnue, ils tiennent tout entre leurs mains et rendent le peuple aveugle et muet pour lui faire croire ce qu’ils veulent».
Hutten donne l’impression que l’utilisation de l’allemand n’allait pas de soi pour lui au départ. Il lie son émergence aux nécessités conjoncturelles et aux intentions politiques. L’année 1520 est charnière : depuis 1520, donc Hutten « se bat en latin et en allemand comme avec une épée à double tranchant » (Dietrich Kurze, postace à Deutsche Schriften. Winkler Verlag). Je rappelle que c’est en 1521-22 que Luther traduira le Nouveau Testament.
En 1508, probablement à Leipzig, il avait contracté la syphilis que l’on appelait alors la maladie des français ou Mal français (Franzosenkrankheit), d’où l’existence du quartier de la Petite France à Strasbourg. Elle le poursuivra toute sa vie et sera cause de sa mort précoce. Ce n’est qu’en 1530 que le médecin italien Fracastor racontera l’histoire du berger Syphile qui donnera son nom à la maladie. Hutten a raconté dans La vérole et le remède du gaïac l’horreur de sa maladie, l’ignorance de la médecine et les ravages des traitements au mercure ainsi que l’espoir de sa guérison grâce à une rémission due au bois de gaïac que l’on venait de découvrir en Amérique. Importé de Saint Domingue. Le livre écrit en latin en 1518 et publié en 1519 avait été rapidement traduit en allemand, par Thomas Murner, mais aussi en français et anglais et a connu un franc succès. Il a été retraduit en français du latin et présenté par Brigitte Gauvin, en 2015 aux Belles Lettres
Ulrich von Hutten s’est trompé en croyant à une possible volonté politique de transformation de la part des princes et de l’Empereur Charles Quint au service duquel il sera. Ce dernier avait trop besoin du pape contre François 1er. Son statut de chevalier l’empêchait d’aller vers les révoltes paysannes qui avaient déjà commencées. La Guerre des paysans débute, en Alsace par exemple, dès 1493. Il avait une vision très réductrice et faussée des classes sociales. Il distinguait 4 classes de brigands ; ceux des grands chemins, les moins pires ; venaient ensuite les marchands qui encouragent le luxe ; puis les fonctionnaires d’état et les juristes ; enfin les pires, les cléricaux, moines, prélats, évêques, papes dont il fallait nationaliser les biens. Il croyait en une alliance des villes et des chevaliers. Ceci dit sans volonté critique particulière, la sociologie n’existait pas.
Les déceptions du poète furent nombreuses et ils les a souvent lui-même documentées. Parmi celles-ci compte ses efforts de concilier Luther et Erasme, de se lier d’amitié avec le pape des humanistes qui est resté très distant avec Luther comme la plupart des humanistes pour qui l’arrivée du réformateur de l’est signifiait plutôt une régression. Les humanistes quant à eux ont raté la langue vernaculaire. Hutten fait figure d’exception inaboutie.
En 1522, il participe à une aventure militaire en compagnie de Franz von Sickingen, son protecteur et ami, et la petite noblesse menacée de disparition par plus gros qu’eux. La « guerre des chevaliers » avait pour objectif la sécularisation des biens de l’Eglise. La cible choisie : l’archevêché de Trêves dont ils firent le siège en espérant le soutien de l’empereur qui leur fera défaut. Les rebelles se réfugieront au château de Nanstein. Sickingen mourra des suites de ses blessures dues à l’écroulement des murs du château sous l’effet des boulets de canons (600 en un seul jour). Une fois de plus, la chevalerie cédera sous les canons. Hutten s’était ensuite réfugié à Bâle où vivait Érasme qui n’a pas voulu le recevoir. Était-ce en raison de sa peur bleue de l’infection ? C’est à Mulhouse, ville voisine où il avait été accueilli en janvier 1523 par le Greffier de la ville Oswald Gamsharst avant d’en être chassé sous l’instigation de Martin Brüstlein, chef du contingent mulhousien qui était allé avec les mercenaires suisses se battre pour le pape en 1512 que Hutten écrit son Expostulatio (réclamation) contre Erasme. La réponse de ce dernier ne lui parviendra qu’après sa mort quelques mois plus tard, à l’âge de 35 ans sur l’île d’Ufenau (lac de Zürich) où il avait trouvé refuge grâce au réformateur suisse Zwingli.
Otto Falke résume ce qui était en jeu dans cette période du point de vue de la langue dans les termes suivants :
«  S’il y en avait eu un, cela aurait été Hutten qui réunissait toutes les conditions pour créer une langue de culture praticable qui aurait été en capacité se servir à l’expression de thèmes spirituels, intellectuels.
La traduction de la Bible par Luther n’a pas eu cet effet ; il n’y a du point de vue de la langue pas de classique allemand de l’humanisme. Hutten le serait devenu s’il avait vécu dix années de plus. Il y a une relation entre sa mort précoce et la dépravation verbeuse de la langue cultivée qui allait durer deux siècles. Il manquait aux lettrés et aux hommes d’église de la nouvelle scolastique leur conscience de la langue, le contrepoint à la rhétorique sous la pression de laquelle la pensée certes se différencie mais aussi foisonne sans retenue si la volonté de la forme est absente. Le poète allemand Hutten offre les plus grandes surprises. Pas moins que Luther mais autant que Luther, il retourne à la langue populaire, forte, naïve, s’émouvant d’elle-même et écrit des poèmes aussi bons que les meilleurs chants liturgiques. En plus de cela, il maîtrise encore la boîte à outils de l’humanisme. Quelle synthèse de l’esprit allemand et de l’esprit latin aurait pu naître avec lui. »
(Otto Flake : Ulrich von Hutten Fischer Verlag p. 234.  Otto Flake, né à Metz en 1880, a grandi et étudié en Alsace, à Colmar et à Strasbourg, s’est joint au mouvement dadaïste en 1918, En 1933, à l’instigation de son éditeur Samuel Fischer, il signe comme beaucoup une déclaration de loyauté envers Hitler, ce qui lui sera vivement reproché par Thomas Mann, Brecht et Döblin. Sa remarquable biographie de Hutten a été écrite en 1929)
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Pause

Banc en Forêt Noire.

L’inscription en dialecte alémanique de Forêt Noire :

Chumm hogg e weng ane un rueh di us

Ce que l’on peut traduire par

Viens, assieds-toi un instant et repose-toi

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Portrait de René Schickele par Ernst Erich Noth

René Schickele Gravure de Ludwig Meidner (1913) Gallica Bnf

René Schickele, un européen prématuré

Il y en eut déjà quelques-uns, de ces citoyens du Monde, précurseurs très en avance sur leur époque. Lorsque, en plein milieu de la fallacieuse paix postmunichoise qui était en fait une pré-guerre, je me convertis d’auteur allemand en écrivain français, j’ai fait enfin personnellement connaissance avec René Schickelé dont l’option linguistique avait été à l’opposé de la mienne. Alsacien de naissance, d’origine et de nationalité française, élevé par des parents strictement francophones et devenu bilingue seulement au cours de ses études, Schickelé devait devenir l’un des plus importants écrivains allemands des temps modernes. Poète sensible, essayiste pénétrant, il était avant tout un romancier de premier ordre. Il fut l’un des fondateurs et des porte-paroles autorisés de l’expressionnisme, le plus original mouvement littéraire et artistique d’Allemagne. L’un des auteurs les plus lus du monde germanophone, membre éminent de l’Académie de Poésie de Berlin, dont il démissionna immédiatement en 1933 pour manifester sa solidarité avec ses collègues allemands exclus et expulsés par les nazis, cet écrivain réellement important est demeuré presque totalement inconnu dans sa propre patrie. Si, de façon générale, l’on ne peut guère reprocher aux éditeurs parisiens d’avoir négligé de publier en traduction les œuvres des plus éminents représentants de la littérature allemande contemporaine, alors que cette littérature jouissait d’une certaine notoriété auprès de la critique française, cette étonnante carence à l’égard de Schickelé paraît bien incompréhensible. A moins que ce silence délibéré s’explique par certaines rancunes malveillantes en face du choix de ses sujets préférés, qui ont tourné longtemps, et tout particulièrement dans son œuvre la plus fameuse, la magnifique trilogie l’Héritage au bord du Rhin, autour du problème alsacien, qui continuait à sensibiliser, voire à traumatiser l’opinion publique en France, même après le retour de la province perdue.
Il n’y avait pourtant aucun motif plausible à de telles réserves empreintes de chauvinisme. Schickelé avait choisi la langue allemande, sans émigrer ni sur le plan idéologique ni sur le plan politique, des idées dominantes de l’esprit français ; ce pacifiste ardent, proche parent de Romain Rolland dans sa dévotion pour la paix, ce républicain convaincu, ce messager d’une Europe pacifique et libre, n’avait absolument rien de commun avec un quelconque nationalisme allemand (ou français) et son attitude dans le problème alsacien n’était en aucune façon « autonomiste » ni surtout d’inspiration pro-allemande. Il le voyait, certes, avec des yeux d’Européen et du point de vue des évolutions continentales en cours aujourd’hui, dans une perspective « pré-européenne» quasi prophétique ; pour lui, l’Alsace – et il aimait à parler de son Alsace -, constituait une sorte de préfiguration et de modèle d’une Europe-miniature, une médiatrice prédestinée et un lien naturel, non pas simplement une province-frontière ou intermédiaire, mais aussi la détentrice d’un message et d’un symbole. Personnellement, Schickelé n’avait d’ailleurs rien de cette mentalité alsacienne bien connue, oscillant prétendument d’un pôle à l’autre, et illustrée par la chanson populaire du Hans im Schnookeloch (qui ne sait pas ce qu’il veut; ce qu’il a, il ne le veut pas, ce qu’il veut, il ne l’a pas)1.
Il était, en définitive, un Européen prématuré2.
Cette étiquette – certes trop sommaire et ne tenant pas compte de l’universalité et de la complexité de cet esprit – d’Européen prématuré – esquisse tout au moins les contours essentiels de son drame, celui d’un Européen par excellence, pétri de la meilleure volonté du monde, mais se manifestant à une époque mal choisie, au moment où tout ce continent s’entredéchirait dans une rage suicidaire. Avec une confiance inflexible et en même temps une tristesse consciente, Schickelé a vécu lui-même, dans sa propre destinée, le problème de la frontière et des frontaliers, celui du voisinage à la fois amical et hostile de deux peuples et aussi celui de sa dualité : de se trouver lui-même tiraillé entre la langue de Racine et celle de Gœthe; en ce qui le concerne, il a réussi à le surmonter et même à lui trouver dans son œuvre une solution libératrice, une délivrance en quelque sorte. Ce protagoniste d’une grande Europe aérée, libre et unie, était animé, toute sa vie durant et où qu’il se trouvât, d’un amour profond et touchant pour sa petite patrie, l’Alsace. De sa maison en Allemagne, à quelque distance de Baden-Baden, près de ce « coin des trois pays » que l’on pourrait également appeler le « réduit alémanique », sa vue plongeait profondément en Alsace et aussi vers une pointe de la Suisse, qu’il connaissait bien du temps de sa période de pacifiste militant, durant la Première Guerre mondiale. Dans sa villa près de Nice, puis dans son dernier refuge à Saint-Paul-de-Vence, se trouvaient de vieilles armoires et de vieux coffres alsaciens qui, à première vue, juraient dans ce lumineux paysage méridional et qui pourtant se trouvaient bien à leur place. Certes, après son retour en France imposé par les circonstances politiques – il l’a reconnu lui-même – il s’était installé dans le Midi, mais pas uniquement pour des raisons de santé – bien qu’au moment où je lui fis une première visite il fût déjà très malade et marqué par la mort prochaine -, car il aimait la côte méridionale, presque tous ses livres en témoignent. A chaque fois que René Schickelé parlait de l’Alsace, ses yeux brillaient. «Quel magnifique pays ! disait-il, par exemple. Et quelle belle mission est la sienne ! Que le ciel lui accorde un demi-siècle de paix, et il suscitera l’admiration du monde. » Un jour je lui demandai, avec une certaine circonspection, d’ailleurs superflue avec cet interlocuteur d’une franchise absolue, s’il ne songeait pas à retourner dans sa petite patrie alsacienne. « Je ne demanderais pas mieux, dit-il, et ce serait avec une joie immense, si seulement l’occasion s’en présentait. » Cette occasion, il est vrai, aurait dû revêtir une forme matérielle et tangible, car du fait de sa séparation d’avec son public germanophone, qui lui avait à juste titre assuré autrefois des tirages massifs, ses revenus d’écrivain s’étaient amenuisés jusqu’à tomber à un niveau extrêmement bas – à cet égard aussi, il partageait le sort de ses collègues allemands exilés. « Je me vois, par exemple, continua-t-il, bibliothécaire ou conservateur de musée dans l’une de ces petites villes alsaciennes qui paraissent toujours avoir le sourire et que l’on ne peut regarder sans répondre soi-même à ce sourire amène et contagieux. Ou plutôt, poursuivit-il, j’aimerais y être facteur rural. Malheureusement, ce métier, le plus beau de tous, est peu compatible avec mon âge, et encore moins avec mon état de santé. Mais songez un peu : être l’homme qui est toujours par monts et par vaux, dehors en toute saison, par tous les temps, être celui qui porte chaque jour aux hommes, dans leur étroite demeure, des messages venus du vaste monde. Y a-t-il plus beau métier pour un poète? Franchement, je m’étonne que personne n’ait encore eu l’idée d’écrire le roman du facteur rural. Peut-être m’y résoudrai-je un jour. J’ai toujours vécu à la campagne et je connais mes facteurs par cœur. »
Son dernier roman: le Message dans une bouteille traitait effectivement de l’adresse d’un message, non pas, il est vrai, émanant du vaste monde, mais destiné à celui-ci, et il n’y était nullement question de facteurs ruraux amoureux de la nature et amis des hommes : c’était l’ultime et amer message d’un idéaliste désespéré annonçant l’imminent désastre mondial, le testament tragiquement ironique de Schickelé, dissimulé sous le masque d’un cas de folie présumé.
Nous échangeâmes tout d’abord une correspondance à l’occasion de mes travaux préparatoires pour le numéro spécial de la revue le Point sur le roman allemand et, là, Schickelé se montra particulièrement prévenant et généreux en renseignements autobiographiques ainsi qu’en documentation photographique et en autographes. Après tout, cette revue avait son siège à Colmar ! Ma première visite à Schickelé eut lieu à Nice-Fabron, où il habitait avec sa femme une maison sur les hauteurs, vaste et inondée de lumière, d’où l’on jouissait d’une vue magnifique sur le port et l’arrière-pays. Suffisamment près de la ville pour ne pas isoler le ménage de ses amis locaux, elle se trouvait assez à l’écart et au calme pour faciliter le travail contemplatif. Aucun bruit ne montait jusque-là ; pas de téléphone – on n’en voulait pas – pour interrompre la rédaction, la lecture ou la conversation. Cependant René Schickelé, homme éminemment sociable, ne vivait là nullement en ermite. Il recevait de nombreux visiteurs : son voisin le plus proche était Schalom Asch ; Fritz von Unruh habitait tout près ; en ville, mon hôte rencontrait régulièrement Heinrich Mann, et de Monaco tout proche, notre ami Armand Lunel venait le voir très souvent. Quand son état le lui permettait, Schickelé entreprenait lui-même de brefs voyages ; fort heureusement, il s’arrêtait dorénavant souvent à Aix. Il sortait tout juste d’une longue et grave maladie, sa convalescence se traînait en longueur et sa guérison devait bientôt se révéler compromise. Mais ‘en dépit de la fatigue et de la faiblesse que l’on décelait nettement sur son visage, il vous impressionnait par sa robustesse indiscutable; il était de taille moyenne, mais trapu, et son regard vif, parfois très perçant, trahissait son indomptable amour de la vie. Il n’avait pas seulement rapporté d’Allemagne tout son mobilier alsacien ; son cabinet de travail étonnamment spacieux, très admiré et dont on le jalousait bien malgré soi, tout en étant heureux de son aubaine, contenait l’une des bibliothèques privées les plus complètes qu’il m’eût jamais été donné de contempler et où ne manquait certainement aucun ouvrage essentiel concernant la littérature allemande contemporaine.
Cependant, lors de ma première visite, il ne fut guère question de celle-ci ; d’autant plus, par contre, de la France et de la langue française. Car, à plus de cinquante ans, il avait retrouvé le chemin du retour à sa patrie et à sa langue maternelle. Comme nous « débutions » en somme tous les deux dans cette langue, ou que nous recommencions pour ainsi dire notre carrière, nous ne manquâmes pas de sujets de conversation en parlant métier. Non sans raison, mais pour souligner le fait, Schickelé avait intitulé son premier livre français : le Retour. La signification, personnelle, en même temps que hautement politique, de ce titre n’aurait dû, à ce moment, échapper à personne.
Ce livre, saisissant sur le plan humain et très important du point de vue intellectuel, relatait ses souvenirs d’enfance en Alsace et ses premières lectures françaises, le tout relié organiquement et projeté sur le fond des circonstances qui avaient ramené le poète dans sa patrie. C’était là un événement littéraire remarquable : le retour à sa langue maternelle d’un grand écrivain de classe internationale et en même temps un hommage rendu à celle-ci ; pourtant cet événement passa presque inaperçu. Mieux, cette œuvre importante ne parut même pas régulièrement sous forme de livre, mais comme l’un des morceaux de lecture parmi d’autres dans l’un des numéros des Œuvres Libres. Pourtant il ne lésina point sur les efforts et les démarches pour trouver un éditeur (que celles-ci eussent été nécessaires nous attriste encore rétrospectivement). Je puis en témoigner d’autant mieux que je remuai moi-même ciel et terre à cet effet ; mais si mes recommandations trouvaient habituellement une audience sympathique, elles ne rencontrèrent, cette fois, que sourdes oreilles. Et ce n’est certes pas une consolation de devoir ajouter que cette méconnaissance – pour ne pas insinuer des motifs plus répréhensibles – fut et demeure une perte pour la France. Car, jusqu’à ce jour, aucune action en réhabilitation littéraire n’a été intentée.
Schickelé lui-même ne fut nullement découragé par l’attitude décevante des éditeurs à l’égard de son œuvre de débutant en langue française ; il envisagea même sérieusement d’écrire un grand roman français. Le temps, malheureusement, devait lui manquer pour réaliser ce projet. Il conservait ses scrupules au sujet de son retour dans la langue française et ces doutes étaient tout à l’honneur de sa conscience d’écrivain. Car il ne voulait s’attaquer à cet ambitieux roman qu’après avoir acquis la pleine possession de ses moyens d’expression. Il ne cessait de se demander si le Retour n’avait pas représenté un coup de dés sentimental extra-littéraire. Comme il voulait bien me permettre, à moi qui était son cadet de nombreuses années, d’émettre un avis ou un encouragement, je ne puis que lui affirmer, par sincère conviction et avec un enthousiasme sans réserve, que bien des pages du Retour, comme par exemple la scène déchirante de la mort de la mère, supportaient la comparaison avec les plus grands prosateurs français et qu’il avait parfaitement le droit et, partant de là, même le devoir envers lui-même de considérer à la fois son retour au pays et son retour vers sa langue d’origine comme définitivement acquis.
Après cette première prise de contact spontanée, nous devînmes inséparables. Le fils prodigue revenant à son français natal et le nouvel immigré adoptant cette langue se rejoignaient à ce carrefour et se découvraient, malgré leurs particularités propres, un certain nombre de points communs. Nos visites réciproques furent assez rares, mais notre échange de correspondance intarissable. Nous n’y parlions pas uniquement de littérature et bientôt de plus en plus rarement des problèmes et des misères d’une émigration très divisée sur le plan idéologique et même, sur le plan personnel, souvent livrée aux querelles intestines, avec laquelle le Français René Schickelé sympathisait naturellement et dont, par une solidarité bien compréhensible, il faisait lui-même partie dans une certaine mesure. Le cas Gläser l’avait touché autant que moi-même; lui aussi avait tout d’abord voulu croire que les rumeurs dénigrantes autour du renégat n’avaient été que des suppositions gratuites, comme il peut en naître d’une psychose de persécution et de méfiance. Quant à ma position d’ « homme à part », il la comprenait d’autant mieux que nous partagions sensiblement les mêmes idées sur les liens de chapelle ou de parti. Mais bientôt il ne fut plus question que d’une seule chose : la guerre. Son inéluctable approche pesait lourdement sur cet ami de la paix. Après avoir souffert des horreurs de la première et consacré sa vie et son œuvre au service de la Paix, l’idée de voir éclater une Seconde Guerre mondiale lui devenait insupportable et atroce. Il ne lui fut pas épargné d’en voir le déclenchement, mais une mort brutale lui évita tout au moins d’être témoin de la défaite et de l’occupation.
A cet ami arraché à mon affection, il ne me restait qu’à dire un adieu posthume. Ce fut la seule nécrologie marquante qui parût dans aucun journal littéraire français, durant ce mois critique de la guerre qui précéda l’invasion allemande – voire le seul qui fût à même de paraître. Peut-être n’y eut-il effectivement personne d’autre, parmi les écrivains ou journaliste français, qui fût suffisamment familiarisé avec son œuvre – je parle naturellement de son œuvre capitale, la plus importante, celle qui était écrite en allemand, et dont l’éloge que j’en fis ne fut pas censuré, alors que – et compte tenu des circonstances, la chose était parfaitement compréhensible -, on ne me permît pas d’évoquer l’univers de ses idées pacifistes. J’ai dû, à la vérité, consacrer trop d’articles à des disparus, qui tous ont chargé mon compte débiteur. Si du moins – et pas seulement en France, dans le cas Schickelé -, ces adieux respectifs pouvaient favoriser les rappels à la pleine survie littéraire de ces disparus, je m’en trouverais mieux et en dépit de ma peine, mon cœur se sentirait plus léger ».
1 En fait, la chanson en question caricature plutôt le caractère frondeur de l’Alsacien, jamais content de son sort et éternel rouspéteur, et non pas un manque de caractère. (N.d.T.)
2 En français dans le texte.
Ernst Erich Noth : Mémoires d’un allemand Tome 1 Livre II Les années françaises Juliard 1970 pages 489-498 Traduit de l’allemand par Paul Marie Flecher
Nous continuons à nous intéresser au destin singulier de René Schickele, « citoyen français und deutscher Dichter », citoyen français et poète allemand comme il se définissait lui-même, avec ce portait de celui qui se considère comme son alter ego inversé, Ernst Erich Noth, converti d’auteur allemand en écrivain français, que j’ai découvert grâce à un lecteur du Sauterhin, Pierre Foucher, que je remercie.
Le nom de Schickele s’écrit sans accent sur le e mais j’ai conservé ci-dessus l’orthographe telle qu’elle a été imprimée par les éditions Juliard.
Noth fait une erreur sur la langue parlée par les parents de l’écrivain : seule sa mère était « strictement » francophone. Elle n’a jamais voulu apprendre l’allemand. Il ne reviendra vers la langue de celle-ci qu’à la toute fin de sa vie avec son premier et seul roman en français : Le retour. Le père était, selon les termes du fils, « un alaman d’expression allemande ». La langue dans laquelle écrira le poète est celle qui lui a d’abord été transmise par l’école. Cela peut donner l’impression de détails anecdotiques mais ils revêtent une importance considérable.
Ernst Erich Noth, de son vrai nom Paul Albert Kranz a déjà été évoqué dans le Sauterhin, ici, à propos d’Ernst Glaeser. J’en ai trouvé un intéressant portait sur ce blog. On peut aussi consulter sa notice Wikipedia, . Disons en résumé que né à Berlin en 1909, Noth avait, à 18 ans, avec un ami fondé un club de suicide qui tournera à la tragédie connue sous le nom de Tragédie scolaire de Steglitz. En 1933 les nazis lui interdisent de soutenir sa thèse à l’université de Francfort. Pour échapper à l’arrestation, prévue pour le jour de l’incendie du Reichstag, il émigre en France en passant pas la Sarre. Après s’être installé dans le sud, il sera rédacteur aux Cahiers du sud. Déchu de la nationalité allemande, il sera interné deux fois au camp Les Milles, vivra un temps dans la clandestinité avant d’émigrer aux Etats Unis en 1941. De 1942 à 1948, date de son renvoi pour critique publique à la politique allemande des Etats-Unis, il dirigera le département allemand de la National Broadcasting Company, NBC. A partir de là, il sera 10 années, rédacteur en chef de Books Abroad et enseignera dans différentes universités américaines Il revient en Europe en 1963, d’abord en France pour en 1970 en Allemagne. Il est l’auteur d’une œuvre importante en trois langues. L’histoire de la tragédie de Steglitz a fait l’objet d’un récit de Noth Die Mietskaserne (La caserne locative) et est évoquée en 2004 dans un film de Achim von Borries dont le titre français est Parfum d’absinthe.
René Schickele s’était installé en 1934 à Nice-Fabron où Noth l’a rencontré pour la première fois avant de se retirer en 1938 à Vence où il mourut en 1940.  Dans ce bel hommage, je retiens tout particulièrement l’évocation des réticences de l’édition, reflet du chauvinisme français face à un grand écrivain citoyen français et poète allemand et à la singularité de l’Alsace. Sur ce plan-là, il y a aujourd’hui encore pas mal de progrès à faire.  Schickele  bien sûr se serait retourné dans sa tombe s’il avait entendu un Président de la République affirmer que l’Alsace n’existait plus. Mais les réalités historiques sont fort heureusement moins éphémères que les présidents.
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Aller-retour à Kehl avec deux poèmes de Jean-Paul Klée

Vue sur la pâtisserie Pierod depuis la librairie allemande dans la rue principale piétonne et commerçante de Kehl

OH PALMIER VERDISSANT
——————Si rarement l’Allema
gne m’a vü (je n’y mis pas souvent
le pié) comme si échaudé j’avais encor
confuse terreur de l’HORRIBLE CHOZZ
qu’à mon père assassiné fi
rent les NAZIS (c’était il y a
71 ans) mais nul n’oublie & ma
peau encor est-ell[e ta
touée d’une AFFRE qui n’aura
plus de nom ?… J’étais assis à la
PIEROD pâtisserie de l’autre côté
du Rhin devant un
bol de kafé au lait grand comme
piscine d’un[e villa de style
wagnérien — C’est à Kehl jüstement qu’a
édité Beaumarchais les
Œuvres de Voltaire (Paris l’aurait
censüré) Ici le pont a enjambé
un Styx blanchâtre qui sous le ciel
morose ne s’expri
me pas (ni flux infernal ni
sübtil trait d’union) : L’EAU
ne pense à rien elle ne charriait
que poissons ❑ sable ❑ cailloux ❑ c’est
l’insondable FLOU d’un continent perdü
& double suicidé !… L’autobus fée
son petit chemin comme s’il n’y avait
rien d’angoissant ni crüautés à l’ORI
ENT ni bientôt l’aphasique mort
d’un asiatique continent!...
Le palmier du confiseur est-il
un vrai palmier d’Arabie (c’est
oui) me dit un client « Je viens
« ici depuis quatorze ans je l’ai
« toujours vü verdissant » Le patron
l’a confirmé souriant Mais
l’Apocalypse va-t-elle d’issi
l’Épiphanie nous engloutir ?…
À koi ressemblera
février 2016 — Où donc arriv
era pourritür[e qu’Occident a
depuis si longues années inno
cülée dans tout le
monde entier ?…
L’Alsacien s’est levé a quitté
la confiserie me lançant « Prenez
« bien soin de mon arbre là — Je reviens
« d’ici 3 ans voir s’il
« est toujours verdürant. »

 

M’EN REVENANT DE KEHL
or dieuzement la gaufrette n’y
changera quasi-ri
en (sauf si l’alpaga descendrit
de son volcan) & l’angelik plümageur
m’enveloppera d’üne douceur
si émüe keu le koeur m’en
mordra Oh vieux sac rougi dont le
moralisme parfois m’enlisait
dans l’absolü d’une forêt si feuillüe
Encor un coup j’ai traversé le Rhin (la
librairie allemande s’organizait
mieux) & le lilas m’était
couleur préférée avec
saumon & rose thé Oh facilité
d’avachir tout cela d’une
forme jazzy Mon discours si
échevelé ne me sürvi
vre pas (comme si la Camarde m’a-
t-elle déjà sifflé) Quand ell[e vien
dra les herbes pâliront les boutons d’or
noirciront & d’un seul
claquement sec sa vieille FAULX
d’ivoire rouillé coupera mes
pauvres genoux pau
vres tibias & tout l’ÊTRE-là il
tombera ! …(&
pas même le temps de chanter soupi
rer) pleurer prier Le
coquelicot saignera Mes pieds
dans la cendre dispar
aîtront Ah quel mystère,
tout cela !!!…
Jean-Paul Klée, Décembre difficile, Collection de l’Olifant / Poésie, Belladone, 2017, 110 pages, 12€,
pages 26/27 et 47/48
Nous retrouvons, à l’occasion de la parution d’un nouveau recueil, Décembre difficile, l’écriture si singulière de Jean-Paul Klée, que j’ai déjà présenté ici. J’écrivais alors que la poésie de Jean-Paul Klée est une poésie du déplacement. J’ai choisi deux poèmes qui évoquent le passage du Rhin vers Kehl. Aller-retour. Ce langage très particulier s’accompagne d’un graphisme qui l’est aussi et qui semble noter les intonations de l’oralité dans ce chant de troubadour.  S’ajoute à l’écriture des mots, la partition de leur diction. Il suffit de l’avoir déjà écouté pour avoir l’impression d’entendre sa façon de pousser les aigüs. Tout cela forme  ce dialecte si caractéristique mais toujours accessible de Jean-Paul Klée. Il est de plain-pied dans nos préoccupations contemporaines et sans hésitation à nommer les choses.
Mais le souffle s’est fait plus court. Le troubadour se sait mortel (Quel mystère, tout cela !) et pressent que la planète elle-même, après la civilisation, l’est aussi.
L’écrivain éditeur Grégory Huck écrit dans la préface :
« Décembre difficile, pour lui, pour tous, le poète entre dans l’hiver de sa vie et voit pratiquement l’humanité entière le précéder. Nous finirons par disparaître n’ayant pas eu beaucoup plus de sagesse que les dinosaures. Oui, il semble plein d’amertume, le poète, dégoûté de n’avoir peut-être pas su rendre le monde meilleur. Lui, qui naquit sous les bombes, et peut-être plus affûté que d’autres pour sentir le soufre transporté par l’air de notre ère. Mais ce nouveau livre me semble davantage retentir comme une question qu’un avertissement : Que deviendront vos petits enfants ?, comment va-t-on se tirer de là ?… »
C’est tout le thème du poème Décembre difficile qui sert de titre à l’ensemble du recueil.
Jean-Paul Klée est un poète alsacien de langue française. J’avais noté à propos de René Schickele, poète alsacien de langue allemande, que les générations venues après ce dernier devront intégrer en plus de la guerre de 1870/71 et de la guerre de 1914-18 également la seconde partie de cette guerre mondiale. C’est le cas de Jean-Paul Klée né en 1943 sous les bombes et dont le père disparut au camp de concentration du Struthof en 1944.
Il est remarquable d’évoquer dans un même mouvement l’Allemagne qui assassine les philosophes, brûle les livres et celle qui a permis l’édition des œuvres complètes de Voltaire, dans l’édition dite de Kehl. Les Œuvres complètes de Voltaire ont en effet été imprimées dans le fort de Vauban à Kehl. Beaumarchais y avait installe sa Société littéraire typographique sur le territoire du margrave de Bade, pour échapper à la censure royale française, à l’hostilité de l’église et à la « douane des pensées ». En 1783, il fait débuter l’impression de la première édition avec ses nombreux volumes (70 et 92), avec les caractères de Baskerville.
Petite digression à ce propos. La présence d’un fort de Vauban nous rappelle l’annexion par la force de l’Alsace et d’une partie de la rive droite du Rhin par les armées de Louis le quatorzième venu faire la guerre ici. Louis XIV avait perdu Kehl mais gardé Strasbourg Non loin de l’emplacement de ce fort qui n’existe plus, dans une ancienne caserne se trouve aujourd’hui un très actif Salon Voltaire allemand. Allons, Kehl n’est pas seulement le bureau de tabac de Strasbourg.
On apprend sur la quatrième de couverture du recueil Décembre difficile que « dans les tiroirs de Jean-Paul Klée attendent près de treize mille pages de prose et de poésie ». Nous sommes impatients et curieux de les connaître.
 
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René Schickele : « Dies war mein Land… » / « Ceci était mon pays… »

«(…) Dies war mein Land, das ich mit schmerzlicher Liebe umfasste, mein eigenes Geheimnis sah ich verklärt. Ich hatte mich tief zu ihm niedergebeugt vom Berge der Toten, als gelte es, den grössten aller Toten, die Heimat aufzuheben. Dies Land gehörte nicht mir, ich gehörte ihm. Es war eine grosse Person voll mütterlicher Zauberkraft, ja stärker noch als die leibliche Mutter, weil sie mit der Gewalt auch jener Mutter in mir sprach, deren Kinder mir Freunde und Verwandte waren. In dieses Tal, auf diese Berge fiel der Widerschein aller Menschen, die ich verehre und liebte. In diesem Tal, auf diese Berge musste ich zurückwandern aus aller Welt. Hier stand die Scheune, in die ich alle Ernte fuhr. Dies war der Punkt, von dem ich ausging und zudem ich zurück kam, und dieser Weg fort und wieder heim, zeichnete jedesmal genau die Bewegung des Fischzugs, den ich draussen getan hatte.
Das Land der Vogesen und das Land des Schwarzwaldes waren die zwei Seiten eines aufgeschlagenen Buches – ich sah es deutlich vor mir, wie der Rhein sich nicht trennte, sondern vereinte, indem er die mit seinem festen Falz zusammenhielt. Die eine der beiden Seiten wies nach Osten, die andere nach Westen, auf jeder stand der Anfang eines und doch verwandten Liedes. Von Süden kam der Strom und ging nach Norden, und er sammelte in sich die Wasser aus dem Osten und dem Westen, um sie als Einziges und Ganzes ins Meer zu tragen… und dieses Meer umschloss die grosse, von den jüngsten, unsersättlichen Söhnen des Meschengschlechts bewohnte Halbinsel, in die das gewaltige Asien deutlich endet… Europa.
Nun schloss ich die Augen und sah mich weiter um. Folgte dem Rhein, da schlug der Bodensee plötzlich auftauchend seine Knabenlache an, unbändig vergnügt, und wechselte an gelungenen Abenden mit den Alpengipfeln märchenhaften Glücks. (…) ».

***

Ceci était mon pays que j‘étreignais d‘un amour douloureux, mon propre secret, je le voyais transfiguré. Je m‘étais penché profondément vers lui depuis la montagne des morts comme s‘il s‘agissait d‘élever la heimat vers les plus grands de tous les morts. Ce pays ne m‘appartenait pas, je lui appartenais. C‘était une grande personne pleine de pouvoir magique maternel, oui, plus fort encore que celui de la mère biologique car elle parlait en moi avec la force d‘une mère dont les enfants m‘étaient amis et parents. Cette vallée, cette montagne portaient le reflet de tous les êtres que j‘estimais, que j‘aimais. Vers cette vallée, cette montagne, il me fallait revenir depuis tous les pays du monde. C‘est ici que se trouvait la grange dans laquelle je rentrais toutes mes récoltes. C‘était là le lieu d‘où je partais et vers lequel je revenais et cet aller retour dessinait à chaque fois les contours de ma pêche miraculeuse faite à l‘extérieur.
Le pays des Vosges et le pays de la Forêt noire étaient comme les deux pages d’un livre ouvert et je voyais distinctement devant moi le Rhin qui ne les séparait pas mais les unissait en les reliant solidement dans son pli. L’une des pages indiquait l’ouest, l’autre l’est et chacune d’entre elles mentionnait le début d’un chant différent et pourtant ressemblant. Venant du sud, le fleuve allait vers le nord et réunissait en lui les eaux de l’est et les eaux de l’ouest pour les transporter en un unique tout vers la mer… et cette mer entourait la grande presqu’île habitée par les plus jeunes et plus insatiables fils du genre humain, presqu’île dans laquelle se termine clairement la puissante Asie… Europe.
A présent, je fermai les yeux et élargis mon regard. Je suivis le Rhin, voici que le lac de Constance surgit soudain avec son éclat de rire adolescent, ravi, et partageait, les meilleurs soirs, avec les sommets des Alpes, un bonheur fabuleux .»
(René Schickele extrait de Rundreise des fröhlichen Christenmenschen in Werke III (page 532). trad. Bernard Umbrecht)
Je ne connais pas de traduction disponible de ce texte à l’exception du passage en caractères gras que j’ai modifié et qui est généralement donné isolément, sans référence à son origine ni à son contexte, y compris dans l’enseignement, ce qui est tout de même quelque peu gênant comme on le verra. Il est ainsi présent sous cette forme et sans plus de précision dans un recueil de poèmes (?) rassemblés sous le titre Terre d’Europe aux éditions Arfuyen.
J’avais été séduit par l’association de la géophysique et du livre définissant l’espace rhénan à partir des montagnes comme si c’était cela là structure de la heimat de Schickele, citoyen français et écrivain allemand comme il se définissait lui-même. Il ne parle pas de l’Alsace et du pays de Bade mais d’une géographie physique qui subsiste (et préexiste) par delà le bien et le mal, par delà la douleur. C’est écrit après la première guerre mondiale et l’échec de la révolution allemande de 1918 que l’auteur, pacifiste, avait appelée de ses vœux et dont l’échec l’avait profondément déçu. Il savait la difficulté de retrouver après la guerre la relation au paysage.
J’avais pensé le publier moi-aussi tel quel dans ma série sur le Rhin. Quelque chose m’avait retenu. Ce texte était trop facilement critiquable et cela ne collait pas avec ce que je percevais de René Schickele bien que ne le connaissant pas très bien. Mes randonnées hebdomadaires dans les Vosges et la Forêt noire ne cessent, en ce moment en particulier, de me faire entrevoir depuis leurs sommets les glaciers des Alpes. On ne peut évidemment pas, pour peu qu’on prenne un peu de hauteur, définir l’Europe seulement à partir du Rhin. Je me suis donc mis en quête de l’origine de ce texte. Et quelle n’a pas été ma surprise que de constater que l’auteur lui-même élargit son horizon. Et comment ! Et c’est à partir de cet horizon élargi qu’il revient chez lui, le long du ….Danube dans cet espace rhénan qui est sa heimat bilingue. Mon hésitation n’a pas été vaine.
Le passage Le pays des Vosges et le pays de la Forêt noire est extrait de Rundreise des fröhlichen Christenmenschen partie d’un ensemble publié en 1922 sous le titre Wir wollen nicht sterben (Nous ne voulons pas mourir). On trouve cela dans les essais qui forment le troisième tome des Oeuvres (page 532). Il existe une variante du texte précité dans un roman der Wolf in der Hürde (Le loup dans l’enclos) partie de Das Erbe am Rhein (L’héritage du Rhin) qui date de 1931. Si le début est identique la suite propose une nuance :
«Ce fleuve unifiant flanqué des pays qui s’étendaient sur ses rives, c’était cela l’Europe, principalement cela et en tout état de cause il ne saurait y avoir d’Europe sans ces pays que le Rhin assemble avec sa couture, une couture qui restait toujours dans le cours de l’eau pour ne pas se déchirer ou pourrir».
(Le texte allemand est lisible en ligne)
Les pays que le fleuve rassemble sont, outre la France et l‘Allemagne, aussi bien les Pays Bas que la Suisse ainsi que le Liechtenstein, l‘Autriche, au lac de Constance, voire l‘Italie à la source. Le texte a été écrit bien avant la réduction de l‘Europe a une monnaie. Et bien entendu avant la seconde partie de la guerre mondiale du vingtième siècle qui allait encore plus compliquer les choses. Et accroître la douleur. Les générations suivantes devront l‘intégrer. Schickele est mort en 1940 non sans avoir vu la catastrophe arriver et écrit son dernier livre en …français.  L’intérêt de revisiter cet avant réside dans le fait qu’il s’y trouve peut-être une graine d’utopie utile à faire germer par et pour les générations futures.
Revenons à la tournée du joyeux chrétien. Rundreise désigne un voyage en boucle permettant de revenir au point de départ, même si, parti des Vosges, il revient en Forêt noire. Les Vosges et la Forêt noire forment pour lui un même pays avec deux langues et deux cultures leurs chants sont à la fois différents et se ressemblent. Le voyage virtuel est effectué à partir de la montagne des morts dont on apprendra au fil du texte qu‘il s‘agit du Hartmannsweilerkopf. Le narrateur remonte à la source du Rhin jusqu‘au glacier du Rhône, fleuve qu‘il suit vers le pays des aqueducs et des combats de taureaux.
«Une moyenne chaîne de montagne – ainsi va l‘histoire – avait empêché la Loire d‘atteindre le Rhône. Un mur mince les séparaient et ils restèrent séparés. Mais il ne put empêcher que les deux ainsi que leurs frères et sœurs n‘échangent le témoignage de leur fécondité par le passage des cols – ainsi va l‘histoire. En moi bourdonnait, malgré les différentes langues, presque en fusion, les strophes des troubadours de trois cours lumineuses : la Provence, le Lac de Constance et le Tyrol. Et le dragon pré-humain au bout de la Furka se sauvait dans la Mer méditerranée.
La France ! Pays du milieu tourné vers le sud-ouest comme l‘Allemagne, pays du milieu penché vers le nord-est.»
Je résume à très grands traits un texte qui mériterait sans doute d‘être fouillé davantage à partir d‘une traduction intégrale. La montagne des morts dont il est question au début est le Hartmannsweilerkopf. Le narrateur parle depuis ce haut lieu de massacre criminel de la Première guerre mondiale dans les Vosges et se demande :
«N‘y a-t-il pas enterré là un fils de chaque pays, de chaque paysage d‘Europe ? »
Un fils de chaque paysage d‘Europe. L‘Europe s‘est élargie par ses morts à la guerre.
Le voyage continue ou reprend. Et l‘Aragon et la Castille, au loin l‘Afrique. Et Nathan le sage. Et Don Quichotte etc…
«C‘est ainsi que je trouvai au cours de mon voyage que j‘entrepris, assis sur le bloc de pierre du Hartmannsweilerkopf, partout et en abondance ce que je cherchais : l‘égalité de l‘Europe façonnée par l‘histoire de ses peuples et par ses grandes figures. Même là où je n‘ai pas cherché, j‘ai trouvé quand même. Nous européens avions tous le même destin, nous échangions seulement nos rôles dans la manière de le construire ; c‘était vraiment toujours la même histoire».
Un peu plus tard, le voyage se prolonge vers l‘est, cette fois, les pays scandinaves, la Russie qui a installé des soviets, une référence à la Commune de Paris, puis c‘est le retour par le Danube qui ramène le joyeux chrétien dans la Forêt noire.
«Ich fuhr die Donau hinauf, mitten hinein in die Heimat – bald wäre ich wieder daheim ! Ich lief ihr entgegen, der Donau entgegen, lief mir selbst entgegen, ich hatte gar nicht weit bis zu ihr. Da war schon Donaueschingen. Und hier fand ich die Donau, in einem kleinen Bau, der für sie errichtet wo sie fein gefasst war wie ein Edelstein. Hier fand ich, über ihren Spiegel gebeugt, auch mich. …»
« Je remontai le Danube jusqu‘en plein milieu de la heimat – bientôt je serai de retour chez moi. J‘allai à sa rencontre, à l a rencontre du Danube, à la rencontre de moi-même – je n‘avais pas de long chemin à faire. Voici déjà Donaueschingen. Et là, je trouvai le Danube dans un écrin construit pour lui comme pour un diamant. Là, penché sur le miroir de sa source, je me retrouvai aussi moi-même. …»
S‘il n‘y a pas d‘Europe sans le Rhin, il n‘y en a pas non plus sans le Danube.
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A la mémoire de Pierre Seel, déporté homosexuel

 « Lorsque ma montre me fut volée dans le square Steinbach, la perte de ce cadeau auquel j’étais attaché me mortifia. Mais j’eus surtout peur des réactions de mes parents et de mes frères. Que leur répondre s’ils venaient à s’apercevoir de cette disparition ? Je ne pouvais pas leur dire la vérité. En désespoir de cause, je me rendis au commissariat de police signaler le vol. Le commissariat central de Mulhouse se trouve à l’arrière de l’hôtel de ville. Je fus courtoisement reçu. Mais quel ne fut pas mon embrassas lorsque au fur et à mesure des questions et des réponses nécessaires à l’établissement de la déclaration, l’officier de police, réalisant la signification du lieu et de l’heure tardive, se fit de plus en plus soupçonneux. Je rougis, mais voulus établir la vérité de l’incident. Le délit était un vol, pas ma sexualité. Il me fit signer la déposition et la classa.
Mais au moment de me lever pour le quitter, il me fit rasseoir. Puis il se mit brutalement à me tutoyer. Serais-je content si mon père, à la réputation intègre dans la ville, venait à apprendre où traînait son fils de dix-sept ans au lieu d’être à la maison ? Je ne souhaitais créer aucune ombre à la bonne réputation de ma famille. Je commençais alors à pleurer. Des larmes de honte ou de vexation d’avoir été piégé, je ne sais plus. En tous cas, je réalisai trop tard la naïveté de ma démarche. L’officier de police, après m’avoir humilié et fait peur, finit pas se faire plus rassurant : pour cette fois-ci rien ne transpirerait de cette affaire compromettante ; il me suffirait à l’avenir de ne plus fréquenter ce lieu mal famé. Puis il me libéra. Entré au commissariat en tant que citoyen volé, j’en ressortais homosexuel honteux.
L’incident n’eut effectivement pas de conséquences familiales immédiates. Le voleur ne fut jamais retrouvé, et je gardai de cet épisode un simple souvenir de malaise. J’ignorais que mon nom venait de s’inscrire dans le fichier de police des homosexuels de la ville et que, trois ans plus tard, mes parents apprendraient ainsi mon homosexualité. Et surtout comment imaginer que j’allais à cause de cela, tomber dans les griffes des nazis ? »
(Extrait de Pierre Seel : Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel
Pierre Seel avait dix-sept ans lorsqu’un vol de montre à laquelle il tenait beaucoup, cadeau d’une marraine aimée, l’avait conduit au commissariat de police de Mulhouse où il fut fiché par la police française pour homosexualité, simplement parce que le lieu de l’incident, le parc Steinbach, était réputé en être un lieu de rendez-vous. Comme il le dit lui-même : « Entré au commissariat en tant que citoyen volé, j’en ressortais homosexuel honteux » pour avoir fréquenté cet endroit « mal famé ». Lorsque les Allemands arrivèrent à Mulhouse en 1940, ils n’eurent qu’à consulter le fichier de la police française pour assouvir leur obsession raciale contre les homosexuels. Pierre Seel fut arrêté en mai 1941, torturé à la prison de Mulhouse avant d’être interné au camp de concentration de Schirmeck en Alsace. Il participera à la construction non loin de là du camp du Struthof. Après 6 mois de détention, en novembre 41, Pierre Seel est transféré dans le Reicharbeitsdienst, le service du travail obligatoire. Puis incorporé de force dans l’armée allemande et envoyé au front en Yougoslavie et en Russie le 15 octobre 1942. Pendant l’hiver 44, il déserte les rangs de l’armée allemande, en compagnie de son lieutenant et se rend aux Russes. Après la libération, il mènera un très long combat pour parvenir à témoigner. Il sera le premier à le faire. En 1994, il publie sa biographie «Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel» chez Calmann-Lévy, avec l’aide du journaliste Jean Le Bitoux.
Si je publie ce texte aujourd’hui, c’est en raison de l’annonce suivante parue dans la presse locale  :
Une caméra, couplée à un haut-parleur, sera installée sur un mât dans le square [Steinbach].  Et dès que le niveau sonore – par exemple d’une discussion nocturne (sic) – sera trop élevé, un policier municipal du centre de sécurité urbaine prendra le micro pour signifier le rappel à l’ordre avant d’envoyer une patrouille. (Source L’Alsace du 19 mai 2017).
Ainsi procède-t-on à l’installation dans le square où a commencé la tragique destinée de Pierre Seel et à la place des arbres qui s’y trouvaient d’un dispositif non seulement de vidéosurveillance mais de vidéo interpellation comme ils l’appellent. Ils ont en effet ajouté à l’œil du pouvoir, l’oreille et la voix du pouvoir. Il y a tout autour du parc où se trouve aussi la statue d’un autre mulhousien, le capitaine Dreyfus, cinq ou six – excusez du peu – de ces mâts. Deux portent  un oeil. Mais ils  sont tous  surmontés d’ustensiles divers. L’un se trouve directement à l’entrée avec deux sortes de petits canons qui ont l’air de projecteurs. Je ne sais laquelle de ces gamelles fait quoi. Peut-être cela procède-t-il d’une combinaison ? Je ne doute pas que les champions locaux de l’investigation nous le diront très vite. J’ai choisi pour illustration le mât qui se trouve dans la perspective de la façade du théâtre municipal où depuis longtemps, à part pour le jeune public, on ne traite plus des maux de la cité et sur laquelle est apposée la plaque commémorative pour Pierre Seel.

Vue sur la façade du Théâtre municipal depuis le square Steinbach

Le dispositif sécuritaire devrait entrer en activité «  à titre expérimental » à partir du 10 juin. Une mauvaise langue (de vipère) me susurre : le 10 ? La veille du premier tour des élections législatives ? Je ne l’écoute pas. Un hasard sûrement.
Ainsi, au nom de la lutte contre les incivilités (selon quelle définition et à partir de quand une incivilité est-elle un délit ?), se met en place en dehors de toute concertation et bien entendu de tout contrôle citoyen, l’esquisse d’une police des comportements qui rappelle de bien mauvais souvenirs. Se met en place aussi une nouvelle cartographie sonore de la ville comme corollaire prévisible à la mise en lumière du square. Quand les voleurs d’ombre se sont mis à vouloir « moderniser » le parc, ils en avaient probablement déjà l’intention. Le parc Steinbach avait comme caractéristique de ne pas être conçu selon des formes géométriques. Avec ses courbes, ses bosses, ses arbres non alignés, il avait même quelque chose d’anarchiste. Oh mon Dieu ! Mon Dieu ! On allait nous aplanir tout ça. Il s’agissait de « dissoudre » le parc, de l’ouvrir sur les rues adjacentes et d’en accélérer le passage. Il fallait concentrer le centre et aller plus vite d’un commerce à l’autre, on n’est pas là pour flâner, souffler, prendre son temps, faire halte, ce qui est la caractéristique même d’un parc ou d’un jardin public, ou encore d’un square. Et puis il y avait de l’ombre, les recoins d’intimité et de cachette dont les voleurs d’ombre voulaient nous priver. Rendre le parc Steinbach  transparent. Au « regard oblique des passants honnêtes » comme chantait Brassens à propos des amoureux sur les bancs publics ? On ne se méfie pas assez de la « transparence ». Supprimer l’ombre, la nuit, l’obscur, c’est supprimer la vie. Déjà transparent à la vue, le parc va aussi le devenir à l’oreille.
On ne sait pas, selon l’exemple cité dans la presse, à partir de combien de décibels se fera l’interpellation. On peut supposer que c’est à la discrétion, à l’arbitraire de la police municipale. Quant au rappel à l’ordre par haut-parleur, l’usage de ce dispositif sonore a une histoire militaire et policière déjà ancienne. Le thème du haut-parleur intervient plusieurs fois dans le récit de Pierre Seel au cours de son séjour au camp de concentration alsacien de Schirmeck. Fonction de propagande, fonction de rassemblement, fonction de convocation, de masquage des hurlements de torture.
« Un jour, les haut-parleurs nous convoquèrent séance tenante sur la place de l’appel. Hurlements et aboiements firent que, sans tarder, nous nous y rendîmes tous. On nous disposa au carré et au garde-à-vous, encadrés par les SS comme à l’appel du matin. Le commandant du camp était présent avec tout son état-major. J’imaginais qu’il allait encore nous asséner sa foi aveugle dans le Reich assortie d’une liste de consignes, d’insultes et de menaces à l’instar des vociférations célèbres de son grand maître, Adolf Hitler. Il s’agissait en fait d’une épreuve autrement plus pénible, d’une condamnation à mort. Au centre du carré que nous formions, on amena, encadré par deux SS, un jeune homme. Horrifié, je reconnus Jo, mon tendre ami de dix-huit ans.
Je ne l’avais pas aperçu auparavant dans le camp. Était-il arrivé avant ou après moi ? Nous ne nous étions pas vus dans les quelques jours qui avait précédé ma convocation à la Gestapo. Je me figeai de terreur. J’avais prié pour qu’il ait échappé à leurs rafles, à leurs listes, à leurs humiliations. Et il était là, sous mes yeux impuissants qui s’embuèrent de larmes. Il n’avait pas, comme moi, porté des plis dangereux, arraché des affiches ou signé des procès-verbaux. Et pourtant il avait été pris, et il allait mourir. Ainsi donc les listes étaient bien complètes. Que s’était-il passé ? Que lui reprochaient ces monstres ? Dans ma douleur, j’ai totalement oublié le contenu de l’acte de mise à mort.
Puis les haut-parleurs diffusèrent une bruyante musique classique tandis que les SS le mettaient à nu. Puis ils lui enfoncèrent violemment sur la tête un seau de fer blanc. Ils lâchèrent sur lui les féroces chiens de garde du camp, des bergers allemands qui le mordirent d’abord au bas-ventre et aux cuisses avant de le dévorer sous nos yeux. Ses hurlements de douleur étaient amplifiés et distordus par le seau sous lequel sa tête demeurait prise. Raide et chancelant, les yeux écarquillés par tant d’horreur, des larmes coulant sur mes joues, je priai ardemment pour qu’il perde très vite connaissance.
Depuis, il m’arrive encore souvent de me réveiller la nuit en hurlant. Depuis plus de cinquante ans, cette scène repasse inlassablement devant mes yeux. Je n’oublierai jamais cet assassinat barbare de mon amour. Sous mes yeux, sous nos yeux. Car nous fûmes des centaines à être témoins. Pourquoi se taisent-ils encore aujourd’hui ? Tous sont-ils donc morts ? Il est vrai que nous étions parmi les plus jeunes du camp, et que beaucoup de temps a passé. Mais je pense que certains préfèrent se taire pour toujours, redoutant de réveiller d’atroces souvenirs, comme celui-ci parmi d’autres ».
(Pierre Seel ibidem)
Aujourd’hui se rajoute une fonction policière d’interpellation. La population de ce territoire hautement citoyen n’a pas eu droit à des informations plus précises sur la réalité du dispositif sonore mis en place. On peut supposer qu’on ne répond pas par des vociférations à une bruyante « discussion nocturne » d’autant que, me suggère une autre mauvaise langue (de vipère),  le maire est un voisin du square. Il existe aujourd’hui des technologies de domestication des corps plus sophistiquées, à la fois plus discrètes et plus pernicieuses. Ultrasonique ? Comme l’explique Juliette Volcler dans son livre Le son comme arme / les usages policiers et militaires du son (La Découverte) :
« en permettant de choisir les personnes qui entendent ou non un son, les haut-parleurs ultrasoniques induisent par ailleurs des comportements différents au sein d’un même espace : c’est là leur intérêt comme technologie de contrôle et de surveillance. Ils peuvent en effet être employés dans les usines pour diffuser une information sonore tout en permettant à l’ouvrier de rester concentré sur le travail et font également office de répulsif sonore contre les pigeons et les sans-abris, dixit Directional sound, un des importateurs européens de l’Audio spotlight [projeteur sonore] »
Je ne dis pas que c’est précisément un tel équipement qui entoure le square mais qu’en l’absence d’information, il pourrait être et est probablement de cette catégorie. En tous les cas, il s’agit d’un dispositif de contrôle comportemental et d’injonction policière. Et qu’il est profondément choquant qu’il soit expérimenté précisément à cet endroit qui fut le point de départ d’un fichage de mœurs par la police française, lui même prélude à la déportation par les nazis de Pierre Seel et d’autres habitants de la ville.
J’entends qu’on me dit : ils n’y ont sûrement pas réfléchi. C’est précisément là qu’est le problème. C’est d’ailleurs pour qu’on n’y réfléchisse jamais qu’on a mis un directeur d’école comme adjoint à la sécurité. C’est pas politique puisque c’est technique, me répond-on invariablement. La preuve !
***
*
Remerciements à Daniel Muringer co-auteur d’une intervention littéraire et musicale sur la déportation, Chants à la mémoire, avec des textes de Primo Levi, Charlotte Delbo, Georges Semprun et Pierre Seel.
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Médée vue par Heiner Müller (esquisse) : l’avenir sacrifié

Pour Christa Wolf, Médée se situe à la frontière entre deux systèmes de valeurs personnifiés par la Cholchide son pays d’origine et Corinthe, son pays de refuge. Elle se situe aussi dans le passage de la société matriarcale à la société patriarcale. Je pense, écrit-elle que la saga de Médée « témoigne de la domestication et du désenchantement de la femme après la conquête de contrée autrefois structurées par le matriarcat » : « C’est un personnage sur une frontière du temps », celui de la colonisation des femmes par les hommes. ( Voir à ce propos : La Médée de Christa Wolf,  serpents, pharmakon et boucs-émissaires)
Les différentes versions de Médée chez Heiner Müller, que Christa Wolf a forcément lu, les deux auteurs s’appréciaient – sont antérieures (à celle de Pasolini également) et puisent aux mêmes sources mais leurs transformations  du matériau sont très différentes. Sa réutilisation chez Müller ne se fait pas comme chez Christa Wolf sur un mode rationalisé quasi philosophique ou pédagogique. Müller ménage une place et des plages de silence aux spectres. Cela tient aussi au théâtre. Il révèle la face obscure des choses à charge pour les spectateurs d’en inventer les remèdes.
Le mythe de Médée a beaucoup occupé Heiner Müller jusqu’à la toute fin de sa vie. On en trouve encore la présence dans sa dernière pièce Germania 3. Pour lui, les Argonautes symbolisent la colonisation sous toutes ses formes, colonisation intérieure ou extérieure, de l’agriculture par l’industrie, de la production par la bureaucratie, de la femme par l’homme, de la culture européenne par la culture américaine, etc…

Médée 1 : Commentaire de Médée (Extrait de Ciment, écrit en 1972)

« POLIA : Arrête, Sergueï. Arrête de te torturer. Et moi avec.
  DACHA : Vous n’avez qu’à continuer à jouer votre rôle, camarade Ivaguine, si ça vous soulage. Vous n’avez pas besoin de faire attention à moi, je ne suis plus mère. Et ne le serai plus. Ce qui m’importe, c’est que dans les foyers nos enfants ne dorment plus sur la paille.
  IVAGUINE : Je vous ai toujours admirée. Vous êtes une Médée. Et un sphinx pour nos yeux d’hommes, ai-je tort, camarade Tchoumalov, qui sont malades de la cataracte de notre histoire. Médée était la fille d’un éleveur de bétail en Colchide. Elle aima le conquérant qui volait les troupeaux de son père. Elle fut son lit et son amante jusqu’à ce qu’il la rejette pour une autre chair. Quand elle déchiqueta sous ses yeux les enfants qu’elle lui avait donnés et les jeta en morceaux à ses pieds, pour la première fois, sous l’éclat de l’amante, sous les cicatrices de la mère, l’homme vit avec horreur le visage de la femme.
  POLIA : Sergueï, tu ne sais pas ce que tu racontes.
  IVAGUINE à Dacha : Je ne voulais pas blesser vos sentiments. Excusez.
  DACHA : Vous devriez peut-être monter vraiment sur une scène, camarade Ivaguine.
  POLIA : Ne vois-tu pas, Dacha, quel misérable comédien il fait, Sergueï. Rien n’est vrai, même pas les larmes qu’il verse devant nous pour nous faire croire au rire sous lequel il voudrait couvrir le supplice de l’accouchement, qui lui déchire le cœur comme une césarienne.
Médée est un sphinx aux yeux des hommes : l’histoire les a rendus incapables de le voir.
Ciment, la pièce de Heiner Müller dont l’écriture est achevée 1972 tire une partie de sa matière du roman éponyme de l’écrivain russe Fiodor Gladkov. (Il a été traduit en français aux Éditions sociales sous le titre Le ciment par Victor Serge. J’ai chez moi une édition de 1944, épurée, sans nom du traducteur alors que ce nom apparaissait en 1926 date de la première édition).
Le ciment est un liant au sens physico-chimique comme métaphorique. Un liant d’abord liquide puis qui durcit. La pièce aborde la problématique de la (re)construction, en l’occurrence de l’économie et du pouvoir soviétiques après la Révolution d’Octobre mais, bien évidemment, pas seulement. De la (re)construction alors que la guerre civile fait rage. Et la famine. Nous sommes en 1921, l’année du tournant de la NEP, la nouvelle politique économique instaurée par Lénine. Gleb Tchumalov, l’ajusteur, revient du front. C’est le retour d’Ulysse, un Ulysse qu’aucune Pénélope n’a attendu. Les femmes se sont libérées de leurs « propriétaires », les hommes. La ville qu’il a quittée trois années auparavant est devenue un village et dans son ancienne usine où l’on cuisait le ciment, les machines sont au repos. L’usine est démontée A leur place, des chèvres et des cochons.« A coté des machines, je deviens une machine » dit le machiniste. Tchoumalov retrouve sa veuve Dacha devenue la veuve rouge, qui vit sa vie librement. Elle lui annonce qu’il  n’y aura plus d’épouse : « Tu ne trouveras plus ta femme / A la façon d’avant. / Quelque chose a cessé. / Ce qui commence est encore aveugle ».
La production a été colonisée par l’appareil bureaucratique. La révolution russe se retrouve seule.
« BORCHTCHI : Camarade Badyine qu’est-ce qu’on dit en ville de la révolution en Allemagne ?
  BADYINE :  il n’y a plus de révolution en Allemagne ».
Pour Müller, c’est le début de la fin de l’Union soviétique. Le socialisme dans un pays sous-développé, cela signifiait, dit-il, « la colonisation de sa propre population ».
La didascalie précise que le passage est suivi d’un long silence avant la mise en place d’une dimension cosmologique entre deux permanents communistes : Badyine et Borchtchi sont côte à côte. Chacun seul avec lui-même. Borchtchi remue la nuque, comme sous un joug, voit les étoiles.
«BORCHTCHI : Des étoiles
  BADYINE : Je ne m’intéresse pas à l’astronomie
  BORCHTCHI : Les étoiles ne s’intéressent pas non plus à nous, camarade Badyine
  BADYINE : Mort je n’aurais plus besoin de les voir
Il y a là comme un temps d’arrêt à la fois de l’histoire et de la pièce sur lequel Heiner Müller s’est expliqué :
« On arrive là à un moment de néant absolu qui marque la fin de la révolution soviétique et l’avènement des zombies. Mais la pièce ne pouvait pas s’arrêter là ».
(Heiner Müller Allemand dites-vous? Entretien avec Sylvère Lothringer dans Heiner Müller Fautes d’impression Editions L’Arche page 94)
On découvre alors un texte qui a une toute autre forme, celle d’un tourbillon en prose titré Héraclès 2 ou l’hydre (de Lerne). C’est l’un de plus beaux textes de Heiner Müller. Il figurera dans notre anthologie de la littérature allemande. Héraclès dont on peut rappeler qu’il faisait partie des Argonautes est en route pour affronter le monstre, l’hydre :
« Longtemps encore il crut marcher à travers la forêt dans l’abrutissement causé par le vent chaud qui semblait souffler de tous côtés et faisait bouger les arbres comme des serpents, dans le crépuscule toujours le même, suivant la trace de sang à peine visible sur le sol agité d’un tremblement régulier, allant seul à la bataille contre la bête »
Il sera entièrement mesuré de pied en cap par une chose qui ressemble à un automate alors que le temps est transformé en un « excrément dans l’espace ». Il n’est pas seulement hors de lui dans une pulsion guerrière contre la bête, il finit par comprendre que «  la forêt était la bête » qu’il traquait. Il se trouve à l’intérieur du monstre qu’il est censé combattre, «  l’union en une seule personne de l’ennemi et du champ de bataille, le ventre qui voulait le retenir » et le portait « à la vitesse de ses pas ».
Puis ce cri « A MORT LES Mères ». Comme on le verra plus loin dans Médée 2, les mères sont ici celles qui sont des « fabriques à soldats », c’est à dire des enfants destinés à la mort à la guerre.
Avant, se produit un court-circuit de la pensée.
« Quelque chose comme un éclair sans commencement ni fin décrivit un circuit incandescent avec les vaisseaux de son sang et les ramifications de ses nerfs. Il s’entendit rire, quand la douleur prit le contrôle de ses fonctions corporelles. Cela sonnait comme un soulagement : plus de pensées, c’était la bataille »
Nous retrouvons ici l’éclair / foudre qui dénoétise, comme l’écrit Bernard Stiegler à propos de la disruption, dont la vitesse transforme les rêves en cauchemar. (Cf Dans la disruption page 445).
Cela tourneboule dans le ventre de la bête : c’est Verdun. Toutes les techniques de la tuerie y passent, du couteau au tapis de bombes et aux bactéries contre la bête et contre lui-même dans une succession de destructions/reconstructions des parties de son propre corps– parfois de travers « la main gauche avec le bras droit » – et de la bête qui est son habitat.
Il se débat entre les contraintes et son refus de la prolétarisation.
L’auteur intervient ainsi à plusieurs reprises et perturbe le déroulement de la pièce qu’il écrit et y introduit la description de son théâtre cérébral. Le recours aux figures de l’antiquité grecque outre Héraclès, Ulysse, Prométhée, les Sept contre Thèbes permet, comme il est dit, dans l’épisode cité, de donner un « nom tiré d’un vieux livre » à « quelque chose qui n’était plus reconnaissable ». Autrement dit on se retourne vers les ingrédients du mythe pour décrire quelque chose d’encore inconnu, que l’on n’arrive pas encore à conceptualiser.
« Le texte de l ‘hydre était une tentative pour se sortir de la fange tout seul, écrit après une bouteille de vodka, dans un état proche de l’inconscience. Le lendemain, j’ai lu ce que j’avais écrit dans la nuit, et c’était utilisable, avec quelques modifications minimes, Le reste, ensuite, est plutôt un développement, l’approfondissement du problème homme/femme dans la grande scène qui suit, puis une scène de genre dans le style du réalisme socialiste, presque impossible à mettre en scène, la scène de la NEP 1 dans l’ombre du capitalisme, et l’autocritique destructrice du Parti. »
(Heiner Müller : Guerre sans bataille L’Arche page 208)
L’histoire de Ciment reprend son déroulement avec cette fois un passage surtitré Commentaire de Médée dont est extrait le texte cité. Tchoumalov qui a remporté une victoire dans la guerre contre le papier qui empêche le redémarrage de l’usine apprend de sa femme la mort – de faim- de leur fille. Dacha lui raconte ce qu’il s’est passé pendant qu’il était au front non sans lui demander s’il veut vraiment savoir : « Est-que tu veux le connaître, Gleb, le junker / Le bourgeois, le Blanc qui se cache en toi » Avec la question :
 Pourquoi n’enfonçons-nous pas nos dents toi
Dans ma chair et moi dans la tienne et ne déchirons-nous pas
Chacun dans l’autre la part qui nous revient ».
Je reviendrai plus loin sur ce chacun, homme /femme qui déchire chez l’autre la part qui est homme/femme. Dacha avait accepté de faire l’amour une dernière fois avec ceux qui partait à une mort certaine dans la guerre. Travailleuse du sexe pour le parti. Tchumalov doit comme il dit « traîner dans sa vie la concurrence des morts »
Dacha s’est libérée de la domination masculine au point de ne plus être à l’image du désir des hommes devenus incapables de voir les femmes telles qu’elles sont. La question est celle de la révolution du couple, des relations sexuelles, et de la famille, du bonheur privé et collectif dans un contexte où il faut d’abord trouver de quoi manger :
« Dehors la faim, la révolution suffoque étranglée par le blocus, et nous sommes embarrassés, et nous avons envie de nous frotter l’un à l’autre, chair contre chair, mais l’air est comme du béton entre nous ».
Le liant s’est solidifié, figé.
Je ne vais pas décrire Ciment au delà. Je me contente de relever cependant encore que Heiner Müller introduit dès cette pièce-ci une variante masculine de Médée en référence à la crise de folie d’Héraclès qui tua femme et enfants.
« MANCHOT
Te souviens-tu de l’école. On nous
Faisait lire Ovide : Héraclès
L’ouvrier qui massacre ses enfants
Après le travail
. Un beau passage »

Médée 2 : Medeaspiel (1974)

« Un lit descend des cintres et se pose debout. Deux femmes avec masques mortuaires apportent sur scène une jeune fille et l’installent dos au lit. Habillage de la mariée. On l’attache au lit avec la ceinture de la robe de mariée. Deux hommes avec masques mortuaires apportent le marié et le posent visage tourné vers la mariée. Il fait le poirier, marche sur les mains, fait la roue devant elle, etc.; elle rit silencieusement. Il déchire la robe de mariée et prend place à côté de la mariée. Projection: accouplement. Avec les lambeaux de la robe de mariée les masques mortuaires hommes ligotent les mains et les masques mortuaires femmes les pieds de la mariée aux montants du lit. Le reste sert de bâillon. Pendant que l’homme, devant son public féminin, fait le poirier, marche sur les mains, fait la roue, etc., le ventre de la femme se gonfle jusqu’à ce qu’il éclate. Projection: accouchement. Les masques mortuaires femmes sortent un enfant du ventre de la femme, défont ses liens et lui mettent l’enfant dans les bras. Pendant ce temps les masques mortuaires hommes l’ont tellement couvert d’armes que l’homme ne peut plus se mouvoir qu’à quatre pattes. Projection: massacre. La femme ôte son visage, déchire l’enfant et jette les morceaux dans la direction de l’homme. Des cintres tombent sur l’homme ruines membres entrailles ».
C’est le texte intégral. Les traducteurs ont conservé le titre allemand de Medeaspiel qui signifie Médée-Jeu. Que ce soit dans l’extrait précédent comme dans ceux qui suivent, Heiner Müller n’oublie jamais de faire savoir que nous sommes au théâtre. Avec tout le poids de la mort sur la vie, on retrouve dans la description de cette pantomime le thème de la fabrique de soldat. La question de Médée est celle du meurtre de son avenir. En ce sens cela peut aussi bien être la mère patrie.
« Médée, c’est la fabrique de l’histoire », écrit Pascal Quignard, ajoutant :
« Toute nation est une Médée . Dans les deux premiers vers du poème révolutionnaire Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé, Médée est le jour de gloire. […] Litttle Boy (petit garçon) tel est le nom de la bombe que la Mère (la société américaine) lâcha au-dessus de la population civile d’Hiroshima pour annoncer la bonne nouvelle de la fin des enfants bombes que l’Empire du Levant lançait monstrueusement, sans retour possible, dans des petits avions de bois, sur la flotte américaine du Pacifique »
(Pascal Quignard : L’origine de la danse Galilée page 124)
Qu’est-ce que le masque
« Qu’est-ce que le masque ? Dans la tragédie, l’homme ou l’acteur tragiques sont toujours complètement seuls presque monomanes, dans une situation absolue c’est à dire dépourvue d’alternative. Dans cette situation se développe le pathos du comédien pendant que croît le caractère sans issue du conflit avec le dieu jusqu’à ce qu’on en arrive à l’explosion du masque. Cette explosion du masque est le sommet du pathos sans issue qui conduit à la rencontre avec le dieu et consacre la défaite de l’homme. Le masque tragique est le masque du vaincu. Le dieu est vainqueur. Au sommet du pathos, il voit le dieu et est vaincu. C’est cela le masque. Il n’y a de masque que pour l’homme. Les dieux ne portent pas de masque. Il n’y a pas de jeu entre les hommes et les dieux. »
(Propos du metteur en scène grec, Theodoros Terzopoulos ami de Heiner Müller in Im Labyrinth / Theodoros Terzopoulos / Hg Frank Raddatz Theater der Zeit Recherchen 56 page 36. Trad. B. Umbrecht)
Il n’ y a pas de dieux dans le théâtre de Heiner Müller. Et les masques sont mortuaires. Tout se passe entre humains, il n’y a de jeu qu’entre les humains vivant et les morts.

 

Médée 3 (Extrait de Rivage à l’abandon Médée-Materiau Paysage avec argonautes 1981/82)

MEDEE : […]Regardez maintenant votre mère vous offrir un spectacle
Voulez-vous la voir brûler la jeune mariée
La robe de la barbare a le pouvoir
De s’unir mortellement à une autre peau
Blessures et cicatrices font un bon poison
Et la cendre qui était mon cœur crache du feu
La mariée est jeune non une chair ferme lisse
Que n’ont ravagée ni l’âge ni aucun enfantement
Sur son corps à présent j’écris mon spectacle
Je veux vous entendre rire quand elle criera
Avant minuit elle sera en flammes
Mon soleil se lèvera sur Corinthe
Je veux vous voir rire quand pour moi il se 1èvera
Partager ma joie avec mes enfants
Voici le fiancé dans la chambre nuptiale
Le voici qui dépose aux pieds de sa jeune épouse
La robe de mariée de la barbare mon cadeau de noces
Imbibé de ma sueur de soumission
La voici qui se campe la putain devant le miroir
Voici l’or de la Colchide qui obstrue les pores de sa peau
Plante dans sa chair une forêt de couteaux
La robe de mariée de la barbare célèbre ses noces
Jason avec ta virginale épouse
La première nuit m’appartient C’est la dernière
La voici qui crie Avez-vous des oreilles pour ce cri
Ainsi criait la Colchide quand vous étiez dans mes entrailles
Elle crie toujours Avez-vous des oreilles pour ce cri
Elle brûle Riez Je veux vous voir rire
Mon spectacle est une comédie Riez
Quoi Des larmes pour la jeune mariée Ah mes petits
Traîtres Vous n’aurez pas pleuré pour rien
Je veux de mon cœur vous arracher vous
La chair de mon cœur Ma mémoire Mes chéris
Le sang de vos veines rendez-le-moi
Réintégrez mon corps vous entrailles
C’est aujourd’hui l’échéance Jason Aujourd’hui
Ta chère Médée recouvre son dû
Pouvez-vous rire maintenant La mort est un présent
De mes mains vous allez le recevoir
J’ai abandonné en ruines derrière moi
Ma patrie maintenant derrière nous mon exil
De peur qu’à ma honte il ne devienne votre patrie
De ces humaines mains les miennes Ah
Que ne suis-je restée l’animal que j’étais
Avant qu’un homme ne fît de moi sa femme
Médée la barbare Maintenant dédaignée
De ces mains-là les miennes les mains
O combien gercées rougies usées de la barbare
Je veux déchirer l’humanité en deux
Et demeurer dans le vide au milieu Moi
Ni femme ni homme […]
Médée-Materiau. Je voudrais d’abord poser la question du matériau – en allemand material – qui chez le dramaturge allemand m’a toujours beaucoup intrigué. Quelques éléments de réponses. J’ai déjà évoqué la dimension de reconstruction de repères en puisant dans les anciennes balises pour décrire une situation qui les a perdues. On peut imaginer cela, le matériel, comme des briques qui construisent un récit dont le ciment s’est durci puis effrité et que l’on dégage pour les réutiliser en vue d’une nouvelle construction. Matériau au sens aussi où l’on parle de matériel psychique ou analytique, y compris de matériel coincé qu’il faut rendre disponible à l’analyse. Il y a chez Winnicott l’expression « matériel pour rêver ». Il parle de matériel apporté par les patients. C’est là peut-être qu’intervient la lecture dans la définition qu’en donne Heiner Müller :
« Le matériau, dit Heiner Müller à propos de sa pièce Rivage à l’abandon Matériau-Médée Paysage avec argonautes, abstraction faite de ma vie avec des femmes, venait d’Euripide, de Hans Henny Jahnn, et de Sénèque avant tout. (…). Sénèque pouvait faire se dérouler sur scène les atrocités qui chez les Grecs n’étaient que racontées, parce que ses pièces n’étaient pas mises en scène mais seulement récitées. C’est à Sénèque que se sont rattachés les auteurs élisabéthains, ils ne connaissaient pas les Grecs. Chez Euripide, il y a déjà beaucoup de philosophie qui entre en jeu et relativise la tragédie. Il reste qu’il pose la question des travailleurs immigrés : Médée, la barbare, même si le point de vue est celui du possesseur d’esclaves. Notre législation du droit d’ asile, qui autorise entre autres la séparation des mères et des enfants, l’éclatement des liens familiaux, repose bien sur des modèles de la société esclavagiste que l’on trouve chez Euripide. Sénèque écrit des tableaux atroces ou somptueux. Les auteurs élisabéthains les ont transposés au théâtre. Inoubliable, la dernière réplique de la Médée de Sénèque sur sa voiture à dragons, avec les cadavres de ses enfants. Elle jette les cadavres à Jason, il crie: «Médée. » Et elle dit: « Fiam » – je vais le devenir. C’est une autre dimension que chez les Grecs. Avec l’extension de l’imperium, la stabilité des petites cellules devenait existentielle, la matrone, qui assurait le maintien de l’association familiale, l’élément conservateur de l’État. La polis n’avait besoin de femmes que comme hétaïres [hetaíra = « bonne amie » ] et comme mères. Les mythes sont des expériences collectives coagulées, et d’autre part un espéranto, une langue internationale qui n’est plus seulement comprise en Europe ».
(Heiner Müller Guerre sans bataille L’Arche page 271)
Le mythe pour Müller est un concentré d’expériences collectives qu’il faut liquéfier et un espéranto. Le recours au matériau mythique a encore d’autres fonctions. Il permet de se mettre en position d’étrangéité, de distanciaton par rapport à soi-même, à la réalité que l’on vit. Pour Müller s’ajoute en plus le sentiment de vivre en vaincu, dans un exil intérieur. Il s’agit de repérer la présence d’éléments mythiques, de les faire réapparaître dans le présent pour les réinscrire dans une réalité nouvelle à la fois pour en prendre conscience et pour réinventer le mythe.
« Le mythe donne accès à la force obscure, cachée des choses. Mais ces dernières ne sont jamais univoques. C’est précisément cette ambivalence que la culture occidentale veut refouler. Le fait qu’il puisse y avoir quelque chose qui ne se réduise pas à la pensée et au concept. Le classicisme européen réagit à cela en dégradant les mythes en contes. […]En vérité les mythes terrifient . Car ils nous montrent le non-domestiqué, le sauvage, ce que la civilisation n’a pu soumettre ».
(Theodoros Terzopoulos in Im Labyrinth / Theodoros Terzopoulos / Hg Frank Raddatz Theater der Zeit Recherchen 56 Trad. B. Umbrecht)
Dans Médée-Matériau, Médée tue pour faire taire les cris de la Colchide en elle. La pièce de Heiner Müller dont j’ai extrait le passage Médée 3 ne s’appelle pas Médée-Materiau mais Rivage à l’abandon Médée-Materiau Paysage avec Argonautes. Médée-Materiau est le panneau central du triptyque. On ne saurait écrire l’histoire de Médée en se référant uniquement à Médée ou même uniquement à la relation avec Jason et les enfants. Il faut l’écrire et elle est écrite en tenant compte de l’apport de l’environnement dont elle dépend. Or celui-ci n’est pas « bon » pour reprendre un terme de Winnicott que je paraphrase ici. Cet environnement est décrit dans la partie au titre évocateur de Rivage à l’abandon. Ce rivage où ont débarqué les Argonautes est un cloaque rempli de détritus, la production est la production de déchets. L’endroit est localisé comme étant un lac près de Strausberg, ce qui laisse à penser que ces Argonautes pourraient bien être ceux venus de Moscou après la fin de la seconde guerre mondiale.
Strausberg. Wolfgang Leonhard, l’auteur de La révolution congédie ses enfants – la révolution elle-même est une Médée – décrit dans son histoire de la RDA, son retour d’exil et l’arrivée du groupe Ulbricht dont il faisait partie sur le territoire de la future RDA  :
« L’itinéraire exacte de notre route ne se révéla qu’en chemin. Nous avions d’abord atteint Custrin et de là nous sommes allés en direction de Strausberg, peu avant Berlin. Il y eut là plus tard le siège du ministère de la défense de la RDA. Nous avions pris exactement le même chemin à travers les hauteurs de Seelow et les champs de bataille sur lequel le Maréchal Joukov avec 2 millions et demi de soldats avait percé vers Berlin. Nous étions assis dans nos limousines et traversions d’incroyables destructions ».
(Wolfgang Leonhard : Meine Geschichte der DDR Rowohlt Taschenbuch page 50. Trad. B.U)
Nous retrouvons donc le thème de la colonisation que Müller universalise puisque ce lac peut tout aussi bien être une piscine à Beverly Hills ou une salle de bain dans une clinique psychiatrique.
Dans cette « terre conchiée par les survivants » apparaît Médée :
« Mais tout au fond Médée son frère
Dépecé dans ses bras Celle qui connaît
Les poisons ».
Transition vers Médée-Materiau. Cela montre bien que nous avons affaire à un ensemble. La part toxique de Médée – les poisons– apparaît dans un environnement qui l’est également. De même qu’il est colonisé.
Là encore Médée n’est pas seule mais dans un entourage resserré comprenant ses enfants à qui elle s’adresse à plusieurs reprises notamment en leur décrivant la scène de la promise de leur père en flammes, la nourrice et Jason. Sénèque que Müller revendique comme source d’inspiration décrit les métamorphoses de Médée entre une Medea superest (II me reste Médée) ; une Medea. . . fiam (Je deviendrai Médée), et une Madea nunc sum (C’est maintenant que je suis Médée)
Müller varie la figure de sphinx entre différents moments : au début, elle dit Ce n’est pas Médée/ Jason quand elle se regarde dans un miroir et plus loin, quand Jason demande Avant qu’étais-tu femme et elle répond Médée. Elle a été dépossédée de tout et lui rend aussi les enfants. Elle répète à la fin Oh je suis maligne Je suis Médée. Je. Un Je qui reste suspendu. Quand ensuite Jason l’appelle Médée, elle ne le connaît plus. Sans Jason est-elle encore Médée ?
Le dernier acte du triptyque qui en fait se déroule simultanément aux deux autres Paysage avec Argonautes évoque un moi collectif complètement disloqué dans une autre forme de colonisation dans laquelle la forêt brûle en EASTMANN COLOR.
Je voudrais revenir encore sur ce qui peut apparaître comme une aspiration à sortir de l’ambivalence, à rompre la dissociation homme- femme présente dans chaque individu
« Je veux déchirer l’humanité en deux
Et demeurer dans le vide au milieu Moi
Ni femme ni homme […] ».
On peut lire cela comme si on le disait d’une traite, sans respirer, on peut aussi mentalement détacher chaque mot en ménageant entre chacun d’entre eux des pauses. Ni femme – pause – ni homme et laisser dans ce vide apparaître des fantômes, par exemple, celui d’Hamlet. Je pense à la lecture qu’en fait Winnicott quand il préconise d’installer une pause entre le To be … et …or not to be afin de signifier la quête d’un autre terme à mettre à la place de not to be comme si voulais en somme mettre un être … quelque chose plutôt qu’un ne pas être. Winnnicott écrit alors :
« Il [Hamlet] cherche le moyen d’exprimer la dissociation intervenue dans sa personnalité entre l’élément masculin et l’élément féminin qui ,jusqu’à la mort de son père, avaient coexisté harmonieusement n’étant que des aspects d’une personnalité richement douée ».
( D.W. Winnicott : Jeu et réalité / L’espace potentiel Folio Essais pages 158-159)
Le psychanalyste britannique poursuit en estimant qu’ il n’est « pas impossible » de voir dans la cruauté d’Hamlet envers Ophélie « l’image de son rejet impitoyable de l’élément féminin qui était en lui, élément maintenant clivé et qu’il transmet à Ophélie » :
« Sa cruauté envers Ophélie peut-être comprise comme une mesure de sa répugnance à abandonner son élément féminin clivé ».
On peut me semble-t-il inverser la proposition et parler de la répugnance de Médée à abandonner son élément masculin. « Je veux déchirer l’humanité en deux / Et demeurer dans le vide au milieu Moi / Ni femme ni homme... fait écho au passage de Ciment : Pourquoi n’enfonçons-nous pas nos dents toi / Dans ma chair et moi dans la tienne et ne déchirons-nous pas / Chacun dans l’autre la part qui nous revient ». La relation homme femme est une relation à la fois à l’autre et au même, source de violence mimétique.
J’ai relevé dans l’œuvre de Heiner Müller les moments où Médée est directement nommée mais ce ne sont pas les seules références. On la retrouve dans d’autres personnages. Winnicott parlait d’ Ophélie. Celle-ci justement est présentée par Heiner Müller dans Hamlet-machine :
« C’est Électre qui parle. Au cœur de l’obscurité. Sous le soleil de la torture. Aux métropoles du monde. Au nom des victimes. Je rejette toute la semence que j’ai reçue. Je change le lait de mes seins en poison mortel. Je reprends le monde auquel j’ai donné naissance. J’étouffe entre mes cuisses le monde auquel j’ai donné naissance. Je l’ensevelis dans ma honte. À bas le bonheur de la soumission. Vive la haine, le mépris, le soulèvement, la mort. »

Goebbels dans Germania 3 (1995)

La scène se passe dans le bunker à la Chancellerie. Sont présents Hitler et Staline
«  (Entre Goebbels avec ses enfants morts)
GOEBBELS :
C’étaient mes enfants Mon avenir
Je les ai abattus Ils sont à toi
Nous laissons derrière nous ce qui vient après nous
L’avenir notre ennemi La victoire est à nous »
Hitler fait entrer ses dames pour les remercier de leur fidélité
On sait par un entretien avec Alexander Kluge que Heiner Müller pensait établir une relation entre Goebbels, le ministre de la propagande d’Hitler et Médée. Ici ce serait plutôt Goebbels en Jason qui entre avec ses enfants morts. Dans l’histoire vraie, que l’on peut supposer connue, c’est la femme de Goebbels qui a tué leurs six enfants avant de se donner la mort avec son mari. « Aux yeux de Sénèque, quand il compose son mime, écrit Pascal Quignard dans L’Origine de la danse (Editions Galilée), medea c’est Nero, Néron. Medea nunc sum veut dire : Maintenant je suis devenue le Mal en personne ».
Chez Christa Wolf , les enfants sont les boucs-émissaires d’une société qui repose sur l’infanticide. Pour Heiner Müller, Médée me paraît symboliser surtout la destruction de l’avenir. Les Spectres du Mort-homme sous-titre de Germania 3 Mort à Berlin sont ceux de l’avenir assassiné dans la bataille de matériel de la première guerre mondiale puis par Hitler et Staline. Les fantômes du futur sacrifié sont notre héritage, celui de l’Europe.

***

Ciment a été publié aux Éditions de Minuit dans la traduction de Jean Pierre Morel. Rivage à l’abandon Materiau-Médée Paysage avec Argonautes et Medeaspiel sont parus chez le même éditeur traduit par Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger dans Germania Mort à Berlin et autres textes. Mêmes traducteurs et même éditeur pour Hamlet Machine. Germania  3 Les spectres du Mort-homme est paru aux Éditions de l’Arche dans la traduction de Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil.
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Spéculer sur la mort d’autrui

Holger Munsch, président du bureau criminel fédéral, a qualifié de « forme nouvelle de criminalité » l’attentat par appât du gain perpétré contre le bus du Borussia Dortmund, le 11 avril 2017, qui a blessé un joueur de l’équipe, l’Espagnol Marc Bartra, ainsi qu’un policier, juste avant le match qui devait opposer le club allemand à l’AS Monaco en quart de finale aller de la Ligue des champions. L’auteur présumé a la double nationalité : allemande et russe.
Dans la Frankfurter Allgemaine Zeitung du 23 avril, dans le chapô d’un article intitulé Cupidité et crime, on pouvait lire ceci :
« Mais aussi dérangeant qu’est cet acte : la cupidité est dans notre ordre économique quelque chose de souhaité. Et alors ? »
C’est précisément cet et alors? qui nous intéresse. Et qui fait l’objet de la contribution ci-dessous de Götz Eisenberg.

« Une » du journal « L’Alsace »  au lendemain du match

Une fois de plus, on a pu constater la précipitation avec laquelle ceux qui ont en charge d’informer le font sans vergogne. Pourtant des précédents auraient dû inciter à la prudence. La tentation de l’info spectacle faisant appel à l’émotion du lectorat a été la plus forte. Une fois de plus, on peut observer que l’usage inconsidéré du qualificatif de terrorisme a pour fonction d’empêcher de penser. C’est ce que nous refusons ici.

Un élève docile
par Götz Eisenberg

Lorsque du côté des enquêteurs, on apprenait que derrière l’attentat contre l’équipe du Borussia Dormund se trouvait un spéculateur, l’indignation fut grande. Les politiques de tous les partis se précipitèrent pour faire part de leur consternation devant un tel acte criminel et de leur répugnance pour les motivations de celui qui l’avait commis : la cupidité. Cette indignation à grands cris donnés en spectacle est en ceci hypocrite qu’elle s’accompagne d’un grand silence sur le commerce de produits dérivés et la spéculation sur la nourriture qui, tout autour du globe, produit massivement des morts. Sur ce plan là, on appelle la cupidité le profit et personne n’y trouve rien à redire.
Bien sûr, l’auteur de l’attentat de Dortmund, si la procédure judiciaire confirme son acte et s’il en était au moment des faits pleinement responsable, est juridiquement et moralement condamnable. Et, cependant, ce cas, tout particulièrement, nous amène à nous interroger sur ce qu’il en est de la coresponsabilité d’une société pieds et poings liés livrée aux exigences du marché et dont le seul impératif catégorique est celui d’un enrichissement rapide. Si les gens sont de part en part pénétrés par le principe capitaliste et imprégnés d’indifférence et de froideur au point de se comporter comme tels, on fait comme s’il s’agissait de monstres venus d’une autre planète.
Un homme de 28 ans a voulu, pour s’enrichir, tuer des footballeurs professionnels. Il avait selon les enquêteurs acquis pour 80.000 euros de bons d’options [warrants], la plupart d’entre eux peu de temps avant l’attentat à la bombe du 11 avril. Son plan était le suivant : l’assassinat de joueurs du Borussia Dortmund devait amener une chute massive du cours des actions du club qui grâce à l’effet de levier de ce genre de pari sur la perte allait rapporter une multiplication de la mise pouvant atteindre des millions.
Heribert Prantl avait, peu de temps après la faillite de Lehman Brother, dans un commentaire de la Süddeutsche Zeitung, expliqué ce qu’était un produit dérivé et comment fonctionne toute cette économie vaudoue [Reaganomics] à partir d’une anecdote :
« Chuck achète un âne pour 100 dollars. L’animal meurt avant la livraison. Chuck veut récupérer son argent mais l’ancien propriétaire l’a manifestement déjà dépensé. Alors Chuck veut reprendre l’animal pour le mettre en loterie. Une loterie ? Il suffit que je ne dise pas aux gens que l’âne est mort, répond Chuck. Un mois plus tard, le fermier rencontre Chuck et lui demande ce qu’est devenu l’âne. Je l’ai mis en lots, 500 lots de 2 dollars et j’ai gagné 998 dollars. Personne ne s’est plaint ? Seulement le gars qui a gagné l’âne. Je lui ai remboursé ses deux dollars ».
Le récit de Prantl se termine avec la remarque suivante :
« aujourd’hui Chuck travaille pour Goldman-Sachs et le modèle de l’âne est devenu un principe financier dans le monde entier »
Lorsqu’il fut établi que derrière l’attentat contre l’équipe de football du Borussia, il y a avait probablement un spéculateur, l’indignation fut grande et unanime. Les politiques de tous les partis se précipitèrent pour faire part de leur consternation devant un tel acte criminel et de leur répugnance pour les motivations de celui qui l’avait commis. C’est ainsi par exemple que le Ministre de la justice, Heiko Maas a déclaré :
« si l’accusé a effectivement tenté de tuer plusieurs personnes par simple cupidité ce serait horrible ».
Et le ministre de l’Intérieur du Bade-Würtemberg a fait savoir :
«  cela m’effraye … cette énergie criminelle particulièrement abominable avec laquelle cet acte a été perpétré – gagner de l’argent au détriment d’un grand nombre de vies humaines. »
Partout la même antienne : un tel acte ainsi motivé est abominable et perfide et témoigne d’une inimaginable perversité criminelle.
A-t-on jamais entendu, nos politiciens en vue s’énerver de la même façon, quand, à la suite de spéculations avec de la nourriture, des masses de gens meurent de faim ? Est-ce que les motivations des grandes banques et des fonds spéculatifs sont différentes de celles de l’auteur de l’attentat de Dortmund ? Ce dernier n’est-il pas avec son acte en concordance avec son temps ? N’a-t-il pas parfaitement intériorisé l’esprit néo-libéral régnant ? Cet homme est ce que l’on pourrait appeler un « conformiste déviant » : il veut ce que tout le monde veut et qui est le principe de base du capitalisme débridé.
Les psychopathes de la finance et banksters inondent depuis des années le marché avec des produits toxiques ; ils spéculent sur la nourriture et les matières premières agricoles et contribuent ainsi à ce que dans les pays dits du Tiers Monde les prix des produits alimentaires grimpent et que les gens meurent de faim ; ils transforment les banques en casinos et font, attirés par l’odeur du sang, des paris sur le déclin des économies et la banqueroute des États ; ils vendent à leur voisin des assurances incendie et parient en même temps pour que ça brûle bientôt chez lui – pour finir par envoyer des gens y mettre le feu. Quand les banques agissent ainsi, on appelle cela des pratiques courantes et le motif le profit ; quand un individu seul fait la même chose, son acte est un crime abominable et le motif la cupidité. C’est précisément ce que Brecht avait en vue lorsqu’il fait dire à Mackie dans L’Opéra de Quat’sous :
« Qu’est-ce qu’un passe-partout, comparé à une action de société anonyme? Qu’est-ce que le cambriolage d’une banque comparé à la fondation d’une banque ? Qu’est-ce que tuer un homme, comparé au fait de lui donner un travail salarié ? »
La Deutsche Bank avait eu un temps une offre d’assurance-vie appelée Kompass Life 3 qui spéculait sur l’espérance de vie de gens. On pouvait parier sur la mort d’autrui et s’enrichir ainsi. Après des critiques issues de ses propres rangs contre ces paris sur la mort, la Deutsche Bank a fait du rétropédalage et offert à ses clients la possibilité de se retirer du fonds. Ces paris sur la vie d’autrui continuent d’exister même après le retrait de la Deutsche Bank . Elles avaient atteint en 2012 un volume de 30 milliards de dollars. Cela fonctionne ainsi : on achète une police d’assurances vie d’une personne âgée ou malade, on paye les primes en cours et on encaisse l’assurance-vie après le décès de l’assuré, dans certains cas des millions. Plus vite l’inconnu meurt, mieux c’est pour le client. Avez-vous jamais entendu du côté de la classe politique ou des médias quelqu’un s’en offusquer ?
Chez Goldman-Sachs, on a lié dans un même paquet, selon le principe de l’âne, des crédits immobiliers pourris avec d’autres produits financiers, on s’est procuré pour ce produit hautement toxique un triple A, avant de le vendre aux banques dans le monde entier en spéculant en même temps sur la dévalorisation du produit.
Le monde des marchés débridés est un enfer de concurrence de plus en plus peuplés d’asociaux. Ce sont de pures machines à échanger, des sujets de l’argent ayant perdu intérieurement toute sensibilité humaine et pour qui tous les moyens sont bons pour gagner plus et d’avantage. Ils marchent littéralement sur des cadavres. Qui comptabilise la souffrance que font subir à l’humanité les banquiers et les spéculateurs ? Dans quelles statistiques trouve-t-on les suicides, les maladies psychosomatiques et le désespoir imputables aux psychopathes de la finance ?
On pourrait varier la célèbre phrase de Max Horkheimer [ ie« Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire à propos du fascisme (NdT)» ] : celui qui ne veut pas parler des pratiques des hasardeurs de marchés financiers devrait se taire aussi sur le terrorisme privé d’un électricien. Depuis que la régulation sociale de l’État leur a lâché la bride, les marchés et l’argent ont réussi à enferrer complètement nos vies et à pénétrer dans toutes leurs pores. La valeur d’échange est aussi devenue la monnaie de réserve des mondes intérieurs intimes. Tout glisse comme dit Brecht dans son contenu fonctionnel et n’est évalué qu’en fonction de sa valeur économique et de son utilité. Pourquoi cette tendance devrait-elle s’arrêter à l’être humain. A partir d’une rationalité purement économique, on ne peut rien objecter au meurtre. La mécanique de la cynique valeur argent ronge les barrières sociales et morales et celles de la tradition. Marché et pouvoir, argent et carrière, tout l’assortiment des valeurs abstraites ne permettent pas de tenir ensemble une société dans la durée. Les sujets de l’argent s’ensauvagent moralement et deviennent psychiquement frigides et dépourvus de sentiments. Le psychopathe avec son absence de scrupule et d’empathie menace de devenir le caractère social dominant de l’ère néo-libérale. Au dessus des sociétés du marché débridé se répand un trou d’ozone moral, à l’intérieur de ses habitants sévissent le cynisme et l’égomanie. Ce qu’il y a de grave est que ce qui s’efface en substance morale et se meurt dans les individus menace de disparaître définitivement. Si nous voulons encore sauver quelque chose, il faut rapidement donner un coup de barre et stopper la folie du marché débridé et de la course à l’amok de l’argent. Quels types de comportements humains s’épanouissent-ils dans un climat social donné et lesquels dépérissent ? Dans les conditions sociales actuelles naît un individualisme sans limite pour lequel personne n’est plus le compagnon de route de l’autre, seulement l’adversaire devant lequel il faut se tenir sur ses gardes. Nous avons besoin d’une économie solidaire dont les buts sont définis par une communauté de citoyens adultes. Cela seul serait une démocratie vivante qui favoriserait l’épanouissement de vraies qualités humaines comme la solidarité et l’entraide mutuelle.
Le caractère misanthrope d’une société orientée sur la froideur, la concurrence et l’indifférence et sa tendance à l’autodestruction sont tirés hors de leur abstraction et rendu visible par le coureur à l’amok comme par le terroriste. La folie destructrice qui conduit les criminels individuels à commettre leurs actes est partie et produit d’une folie qui atteint la société entière. Plus celle-ci s’exprime avec netteté dans celle-là, plus le criminel est l’expression de ses et de nos rapports sociaux pris ensemble, plus le cri d’indignation est fort et plus véhément est le souhait d’une culpabilisation individuelle et d’une punition sévère. Plus la violence privée est directement produite par la violence sociale dans son ensemble, plus elle est considérée comme venant d’une planète étrangère.
Götz Eisenberg
Traduction Bernard Umbrecht
Le texte original en allemand est paru dans les Nachdenkseiten un site allemand d’informations critiques. Dans la version qu’il m’a fait parvenir l’auteur a procédé à de légères modification dont le titre qui initialement signifiait : une indignation hypocrite.
Götz Eisenberg a travaillé de nombreuses années comme psychologue de prison. Il s’inscrit dans la tradition de la Théorie critique de l’École de Francfort. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : Pour que personne ne m’oublie / Pourquoi Amok et violence ne sont pas un hasard. Il a publié l’an dernier le second volume de De la psychologie sociale du capitalisme débridé intitulé Entre colère du travail et peur d’être envahi qui avait été précédé de Entre Amok et Alzheimer.
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La Médée de Christa Wolf,
serpents, pharmakon et boucs-émissaires

Photographie d’un détail de la fresque « Médecine » peinte par Gustav Klimt pour le plafond de l’Université de Vienne et détruite par les nazis

Jason :
« Le serpent. Je rêve encore de lui. Le monstre de Colchide dont la longueur monstrueuse s’enroule autour du chêne, dans mon rêve je le vois tel que mes hommes le décrivent: à trois têtes, aussi gros que le tronc de l’arbre, crachant du feu bien entendu. Je ne pourrais pas le jurer, il se peut que dans la fièvre du combat je n’aie pas tout remarqué et les Corinthiens aiment qu’on leur raconte que dans l’Est sauvage les animaux aussi sont effrayants et indomptables et ils frissonnent de peur quand on leur dit que les Colchidiens ont des serpents près de leur âtre en guise de dieux domestiques et qu’ils les nourrissent de lait et de miel. S’ils savaient, ces braves Corinthiens, que même ici ces étrangers n’ont pas renoncé à leur coutume et continuent en cachette à garder des serpents chez eux et à les nourrir. Mais il est vrai qu’ils ne pénètrent jamais dans les misérables logis des étrangers au bord de la ville ou dans la demeure de Médée, comme je le fais quand de nouveau l’envie me prend d’y retourner et qu’une petite tête de serpent me fixe de ses yeux d’or sombre, sortant des cendres de l’âtre de Lyssa, jusqu’à ce que cette dernière la fasse disparaître d’un léger claquement de mains. Ils savent apprivoiser les serpents, c’est la vérité, je l’ai vu de mes propres yeux. J’ai vu Médée s’accroupir contre le tronc de ce chêne imposant, j’ai vu le serpent se pencher vers elle en sifflant, mais quand Médée a commencé à fredonner à voix basse, puis à chanter une mélodie qui a apaisé le monstre, elle a pu lui verser sur les yeux quelques gouttes de sève d’une branche de genévrier fraîchement coupée qu’elle portait dans un petit flacon, ce qui endormit le dragon ou devrais-je dire la dragonne. Le nombre de fois qu’il m’a fallu raconter comment j’ai grimpé à l’arbre, pu saisir la toison et redescendre sans encombre et chaque fois l’histoire s’est un peu modifiée, en fonction des attentes de ceux qui m’écoutaient pour qu’ils aient vraiment peur et qu’ils puissent à la fin être vraiment soulagés. Au point que je ne sais plus exactement moi-même ce qui m’est arrivé dans ce bosquet, près de ce chêne avec le serpent, mais de toute façon plus personne ne veut en entendre parler. Le soir ils sont assis près des feux de camp, reprenant des chansons sur Jason le tueur de dragons, je passe parfois à côté d’eux, cela leur est égal,je crois qu’ils ne savent même pas que c’est moi qu’ils célèbrent par leurs chants ».
Christa Wolf Médée Voix
Traduction Alain Lance er Renate Lance-Otterbein
Stock pages 68-69
C’est Jason qui nous parle de ses rêves de serpents dans l’extrait ci-dessus du roman de Christa Wolf : Médée. Voix. Jason n’est pas la seule voix. Elles sont au nombre de six qui alternent la construction du récit. Traversant « les cloisons du temps », trois femmes et trois hommes, échos contemporains de mythologies lointaines, tissent le roman. Il y a bien sûr Médée elle même, son ex-mari Jason, l’argonaute, capitaine de l’Argo, Agameda, une ancienne élève de Médée qui a réussi son ascension sociale comme guérisseuse. Elle soigne en particuliers les crises d’épilepsie de Glaucé, la fille du Roi Créon, A côté de cette dernière voix, on trouve encore celles de Akamas, premier astronome et conseiller -en communication- du roi et de Leukos, deuxième astronome du roi.
Nous voilà revenus à notre histoire de serpents déjà évoquée sur ce blog par le biais d’Abi Warburg qui, à partir de son étude sur les serpents chez les Hopi, en a montré l’ambivalence qui
« se retrouve dans l’image du serpent dans la culture grecque : si un serpent monstrueux étouffe Laocoon et ses fils lors de la guerre de Troie, c’est un serpent salvateur qui s’enroule autour du bâton d’Asclépios, le dieu de la guérison, l’Esculape des Romains. La même ambivalence se retrouve dans la religion chrétienne avec le serpent tentateur et le serpent de Moïse. Il existerait ainsi un « paganisme éternel », indestructible, mais ambivalent, dont les images permettent à l’homme de faire face aux angoisses et aux interrogations qui viennent le hanter… »
Jean Lacoste  Le rituel du serpent : Art et anthropologie d’Aby Warburg
Le serpent est à la fois un danger et un remède, un démon et messager, un intercesseur… Il est double c’est à dire pharmacologique. Le serpent d’Eve hante la religion catholique qui le refoule.

Jason, Médée, le serpent et la pomme. Sarcophage de Rome Musée National _Inv8647

Il faut se souvenir de l’origine même de ce nom de Méd-ée contenant la racine med, la même que l’on trouve dans le mot médecine. Son nom Μήδεια Mḗdeia, signifie celle « qui est de bon conseil ». La racine « med » signifiant capable de soigner, de s’occuper de… . Médée médecine
(Cf Dictionnaire Bailly en ligne  page 1275 colonne 1)
Pascal Quignard ajoute pour compléter : « En grec les medea, ce sont les testicules que les hommes se tranchent avec le couteau de pierre et qu’ils déposent sur l’autel de cette même Grande Mère, de Cybèle ». Pascal Quignard : L’origine de la danse (Galilée).

Colchique

Voici pour les origines. Mais ce qui a été transmis par la tradition est une histoire d’empoisonneuse. Le nom de son pays d’origine a servi à désigner une plante vénéneuse, le colchique :
Étymol. et Hist. 1545 colchicum, colchicon (G. Guéroult, Hist. plantes, 249 et 310 ds Quem.) − 1616 (Dalechamps ds Fr. mod., t. 14, p. 283); 1628 colchique (d’apr. Bl.-W.5, sans réf.); 1680 (Rich. qui donne le mot fém.). Empr. au m. fr. colchicum empr. au gr. κ ο λ χ ι κ ο ́ ν proprement « herbe de Colchide », pays de l’empoisonneuse Médée, le colchique étant vénéneux. [La date 1611 (Cotgr.) pour la 1reattest. de la forme colchique fournie par Lar. Lang. fr. n’a pu être vérifiée, le mot n’y figure pas comme vedette autonome].
La dimension soignante est refoulée au profit de l’empoisonneuse.
La colchicine est effectivement un alcaloïde très toxique mais elle sert aussi comme médicament. Pour soigner la goutte. Nous avons à faire à un pharmakon, à la fois un poison et un remède. Médée devient chez Christa Wolf un pharmakos, celle qu’on charge de tous les péchés, le bouc émissaire. Plus exactement comme on le verra plus loin, les véritables boucs-émissaires seront ses enfants. Les enfants ! C’est là où la romancière nous propose une vision prémonitoire. Le roman a été édité en Allemagne en 1997.
Dans une lettre à Christa Wolf (Christas Wolfs Medea / Vorausetzung zu einem Text DTV page 45), la philosophe et chercheuse sur les sociétés matriarcales et le matriarcat moderne, Heide Göttner-Abendroth écrit à propos de l’ambivalence  de Médée :
« Ses attributs de divinité terrestre sont : le char tiré par les serpents, le dragon qu’elle peut apprivoiser par son chant, le « pouvoir magique » c’est à dire pouvoir de guérir et de ranimer. Elle est en même temps la déesse de la destruction et de la régénération (comme la déesse indienne Kali) car ses symboles ont toujours une double signification : avec le venin du serpent elle peut tuer et guérir (comme la préhellénique Athéna, sa marmite est à la fois la corne d’abondance inépuisable (Terre, croissance) aussi bien que la marmite de la mort et de la renaissance. Il est un synonyme pour le giron de la femme / déesse / terre. En ce sens symbolique il est répandu dans toute l’Europe, de l’extrême Orient (Médée) à l’extrême Ouest (Ceridwen et Brigit avec le chaudron de l’inspiration et de la renaissance) »
Toutes les deux dernières ont également comme attributs des serpents.
« Jason, le tueur de dragon », dit Jason. En fait un serpent. Christa Wolf lui fait pratiquer le storytelling, non sans un zeste de post-truth (post-vérité) avant l’heure. Ce n’est pas lui, le lecteur le sait, qui a tué le dragon mais les pouvoirs magiques de Médée qui lui ont permis de conquérir la Toison d’or. Le monstre occupe ses rêves. Il a oublié sa médecine au profit des enjeux de pouvoir :
« C’était curieux. Ce que Chiron m’avait enseigné, la bonne médecine que Médée pratique, j’ai commencé à l’oublier. Cela ne m’est d’aucune utilité ici. Ici [à Corinthe] je dois être parfaitement au courant de ce qui se passe au palais, c’est d’une importance vitale pour nous et c’est ce qu’elle se refuse à comprendre » (pg 84)
Si tous les ingrédients du mythe de Médée tels que les rapporte la tradition sont présents, Christa Wolf réorganise radicalement le matériau (Heiner Müller parle de Médée-matériau, comme nous le verrons ultérieurement) et surtout en propose une interprétation complètement transformée mais pas infondée. Pour le dire d’emblée en raccourci : Médée n’a tué ni son frère, ni ses enfants. On lui fait porter le chapeau de leurs meurtres. Pour d’obscures raisons politiques et surtout, selon la romancière, pour installer la domination masculine.
Le récit débute par Médée à Corinthe. Tout se passe après la conquête de la Toison d’or. Les Dieux sont morts mais ils gouvernent encore. Médée a été chassée du palais de Créon. Elle est restée la sauvage (= celle qui n’en fait qu’à sa tête) alors que les femmes des Corinthiens ont été domestiquées. Elles lui font l’effet d’ « animaux domestiques bien apprivoisés ». Médée découvre que « cette cité [Corinthe] est fondée sur un forfait » et elle sait que « qui révèle ce secret est perdu ». Elle avait suivi la reine dans la caverne où se trouve le squelette d’un enfant. Le forfait est un infanticide et ce crime est fondateur de la cité.
Dans ce récit, Médée est, en fait, une réfugiée. Elle n’a pas quitté la Colchide pour suivre son Jason mais pour fuir un pays qui lui était devenu insupportable, invivable. A Corinthe, les réfugiés colchidiens sont des exclus. Ils entretiennent en les déformant les légendes de leur traversée, leur situation les y pousse :
«  leurs légendes s’amplifieront encore si notre situation continue d’empirer et il ne servira à rien de leur opposer des faits. Pour peu qu’il existe encore quelque chose comme des faits, après toutes ces années »
L’intuition de Christa Wolf, selon laquelle Médée n’a pas tué ses enfants, est une possibilité attestée par les spécialistes. Ainsi Margot Schmidt, archéologue classique et conservatrice du Musée des antiquités de Bâle de 1962 à 1997 explique-t-elle :
« Le motif de l’infanticide sous la forme que l’on rencontre chez Euripide ne se trouve très vraisemblablement que dans la tragédie de 431 [av JC] avec Médée en vengeresse meurtrière. [Dans une scholie] (…) Pindare au contraire rapporte la tentative de Médée de garantir à ses enfants la promesse d’immortalité faite par Héra. Elle échoue en raison de l’intervention intempestive de Jason. Selon une autre version, Médée ne tue certes pas ses enfants mais empoisonne, pour des raisons non transmises, Créon ; dans la fuite de Corinthe qui s’ensuit, elle place ses enfants dans le sanctuaire de Héra où elle les croit en sûreté. Ce sont les Corinthiens qui les tuent ».
(Margot Schmidt : Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae / Medeia in Christas Wolfs Medea / Vorausetzung zu einem Text DTV page 51-52)
La mythologie est un terreau fertile d’histoires les plus diverses voire parfaitement contradictoires.
A propos de l’animal qui protège la toison d’or, Margot Schmidt précise qu’il est plus proche du serpent que du « dragon » de Saint Georges. Quant à la toison d’or elle-même, une peau de bélier, certains esprits faussement « matérialistes » considéreront bien sûr qu’elle symbolise les richesses à conquérir, ce serait oublier que le bélier est aussi symbole de pouvoir et de fertilité masculine.
Aussi bien Cassandre,  à qui  Christa Wolf a consacré un précédent roman que Médée « sont des figures de femmes datant d’une période qui ne connaissait pas encore l’écriture ». Les récits ont subi de nombreuses variations et transformations avant d’être fixées par écrit. La version la plus connue nous a été pour l’essentiel transmise par Euripide. C’est lui qui a fait de Médée une infanticide, ce qu’elle n’était pas dans les versions antérieures. Christa Wolf est partie d’une intuition, d’un refus de croire que Médée ait pu assassiner son frère puis ses propres enfants, fut-ce par jalousie. Dans le roman, elle lui associe – invention littéraire – un amant, artiste, le sculpteur Oistros.
Dans un délire machiste, Euripide fait dire à Jason :
« s’il existait une autre naissance, en se passant de la femme/ Comme la vie serait heureuse»
Dans la traduction moins ramassée et un tantinet plus vulgaire de Henri Berguin (Garnier), cela donne :
« Ah! il faudrait que les mortels pussent avoir des enfants par quelque autre moyen, sans qu’existât la gent féminine; alors il n’y aurait plus de maux chez les hommes »
Pour Christa Wolf, Médée se situait d’emblée à la frontière entre deux systèmes de valeurs personnifiés par la Cholchide son pays d’origine et Corinthe, son pays de refuge. Elle se situe aussi par ce fait dans le passage de la société matriarcale à la société patriarcale. Je pense, écrit-elle que la saga de Médée « témoigne de la domestication et du désenchantement de la femme après la conquête de contrée autrefois structurées par le matriarcat » : « C’est un personnage sur une frontière du temps », celui de la colonisation des femmes par les hommes. (Christa Wolf : Von Kassadra zu Medea in Christas Wolfs Medea / Vorausetzung zu einem Text DTV pages 15-24)

Les dieux sont morts

Christa Wolf n’oublie aucun élément du matériau Médée. Ainsi la mort de son frère, Absyrtos qui, dans la version de la romancière, est tué par des femmes obscurantistes de la Colchide qui, réactivant des lois anciennes, en font un bouc émissaire de la crise qui secoue le pays corrompu. Cette mort de son frère fait perdre à Médée sa foi dans les dieux.
« Lorsque je traversai le champ où elles avaient dispersé tes membres déchiquetés, ces vieilles folles, lorsque à la nuit tombante, j’errai en larmes sur ce champ et rassemblai, pauvre frère écorché, tes restes, morceau par morceau, os après os, j’ai soudain cessé de croire. Comment pouvions-nous revenir sur cette terre sous une forme nouvelle. Pourquoi les membres d’un mort, dispersés sur ce champ, devraient-ils le rendre fertile. Pourquoi fallait-il que les Dieux qui ne cessent de réclamer de nous des preuves de reconnaissance et de soumission, nous fassent mourir pour nous renvoyer ensuite sur la terre. Ta mort m’a ouvert les yeux, Absyrtos. Pour le première fois, l’idée qu’il me faudrait un jour cesser de vivre me fut une consolation. Je pouvais abandonner cette foi née de la peur ; ou plus exactement, ce fut elle qui me rejeta » (pages 125-126)
Cela permet à la romancière de conserver la scène de la dispersion des ossements dans la Mer noire ce qui selon la légende connue allait retarder les poursuivants conduits par le père Aietes qui avait pris en chasse l’Argo. A Corinthe, Médée découvre qu’un autre crime a eu lieu, le pendant de celui de son frère, le sacrifice de la fille du roi Créon et de la reine Méroque, Iphinoé. Il fallait mettre fin à la transmission du pouvoir par lignée maternelle, refouler le féminin pour transformer les hommes en guerriers. Allons z’enfants….
« Il est ridicule de croire qu’on va rendre les gens meilleurs en leur disant la vérité sur eux. C’est alors qu’ils perdent courage et deviennent récalcitrants, dissolus, ingouvernables ; C’est pourquoi je suis convaincu qu’il était juste, que c’était la seule décision juste, de procéder en secret au sacrifice d’Iphinoé et qu’il convient de féliciter ceux qui l’ont ordonné et ceux qu l’ont exécuté pour avoir accepté de prendre sur eux, pour nous tous, ce lourd fardeau »
C’est Akamas, premier astronome du roi, qui fournit ce premier récit et les clés du sacrifice de la fille de Créon. Preuve de l’ « humanisme » du sacrifice, sa nourrice avait accompagné l’enfant se faire égorger. Devenue folle après cela, son suicide servira à forger le mensonge de sa disparition par enlèvement. Cette histoire précise Akamas lui a appris « qu’il n’est de mensonge, si grossier soit-il, que les gens ne croient pourvu qu’il réponde à leur secret désir d’y croire ».
L’infanticide fondateur de la cité est la vérité qu’il faut ensevelir. Ne pas révéler. Se taire, courber l’échine, s’adapter. S’adapter, c’est refuser de savoir et refuser le savoir, devenir bête : « Il ne faut pas que je cesse de penser » dit Médée. Mais l’attitude de soumission bloque aussi les potentialités d’individuation. C’est ce qui arrive à Jason. Plus rien ne lui fait plaisir. Christa Wolf fait se rappeler à Jason, une sentence de Médée :
« D’ailleurs tu n’auras plus beaucoup de joie. Ainsi vont les choses : non seulement ceux qui doivent supporter l’injustice mais également ceux qui commettent des injustices ne peuvent prendre plaisir à la vie. D’ailleurs je me demande si le désir de détruire d’autres vies ne provient pas de l’absence de désir et de joie éprouvée dans sa propre vie ».

Refoulement du féminin et sacrifice des enfants en boucs émissaires

Le rapport à l’enfance des Colchidiennes est jugé « un peu primitif » à Corinthe car «quand chez elles un enfant naît, on pourrait croire qu’il n’a d’autre mission que d’être en ce monde et que cela suffit pour attirer sur lui tout l’amour et toute l’attention ». La perte d’attention l’égard des enfants considérée comme primitive – le continent noir de l’enfance, disait Baudrillard – est un thème d’une brûlante actualité pour nous.
Christa Wolf fait dire à l’astonome Akamas que Médée « était trop femme et cette qualité imprégnait aussi sa pensée ». Il juge « archaïque sa croyance « que les pensées se sont formées à partir des sentiments et qu’elles ne devraient pas perdre ce contact avec eux ».
Médée est petit à petit accusée de pratiquer la magie noire et, à la faveur de l’épidémie de peste qui sévit à Corinthe, transformée en bouc émissaire. Christa Wolf, cite La violence et le sacré de René Girard en exergue du chapitre 7 :
« les hommes veulent se convaincre que leurs maux relèvent d’un responsable unique dont il sera facile de se débarrasser ».
Après un tremblement de terre, la peste s’étend à Corinthe. Médée qui soigne les malades est bientôt accusée d’avoir introduit la peste dans la ville : « le besoin qu’ont les gens de déplacer vers autrui leur propre fardeau » (p 220) ; « seule la rage contre autrui leur permet d’atténuer leur peur » . Le sacrifice des taureaux ne satisfait pas la foule qui par la voix d’un vieillard réclame la régression, le retour des anciennes coutumes et donc des sacrifices humains.
Leukos, deuxième astronome du roi fait le récit du bannissement de Médée sous les huées de la foule déchaînée :
« Elle fut expulsée de la ville par la porte du Sud après qu’on lui eut fait subir le sort habituellement réservé au bouc émissaire, en la traînant par les rues de ma ville de Corinthe, bordées d’une foule écumant de haine, hurlant, crachant, brandissant le poing. Et moi, le croira-t-on, j’étais presque jaloux de cette femme salie, souillée, épuisée et que l’on bannissait de la cité, bousculée par les gardes et maudite par le grand prêtre. Jaloux parce qu’elle, l’innocente victime, était libérée d’un tiraillement intérieur. Parce que la fracture ne passait pas par elle mais qu’elle était béante entre elle et ceux qui l’avaient calomniée et condamnée, qui la traînaient par la ville, l’injuriaient et lui crachaient dessus. Si bien qu’elle pouvait se relever de la fange où on l’avait poussée, brandir ses poings contre Corinthe et, de tout ce qui lui restait de force dans la voix, annoncer la ruine de la cité. Nous autres, qui nous trouvions à la porte de la cité, entendîmes la menace et retournâmes sans mot dire dans la ville où régnait un silence de mort et qui me parut vide sans cette femme. Mais j’éprouvais en même temps le fardeau du destin de Médée et de la pitié pour les Corinthiens, ces malheureux égarés qui n’avaient su se débarrasser de leur peur de la peste, des présages célestes menaçants, de la famine et des abus du palais qu’en les rejetant sur cette femme. Tout est si transparent, cela crève les yeux, il y a de quoi devenir fou ».
La logique du bouc émissaire n’est pas de désigner un ou une personne comme coupable mais de trouver quelqu’un à sacrifier. Médée est condamnée au bannissement. Sans ses enfants. Mais la punition infligée ne suffit pas aux Corinthiens. Ils lui font porter le chapeau de la mort – le suicide –  de Glaucé, la fille de Créon promise à Jason à qui elle avait offert sa robe et pour finir ils lapident ses enfants en attribuant l’infanticide à leur mère.
Et Médée de conclure le roman  :
« Où vais-je aller. Y a-t-il un monde, une époque où j’aurais ma place ? Personne ici à qui le demander. Voilà la réponse ».
PS : Ce texte peut être inscrit dans le cadre de la dissémination des écritures d’avril 2017, portant sur la fabrique des personnages
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Une histoire de cuisine franco-allemande

Une contribution  invitée. Une lectrice m’a envoyé plusieurs textes. Je l’en remercie. Je publie volontiers celui que vous pourrez lire ci-dessous et qui est tout à fait dans l’esprit du SauteRhin. Françoise Grimal est française et vit en Allemagne. Elle écrit d’abord en allemand, j’en ai gardé l’ordre : d’abord le texte allemand puis la version française

Jardin nature agencée : à fleur, patchwork du groupe d’artistes allemands Tex 21 Exposition « Patchworks des 4 saisons » Parc de Wesserling. Ecomusée textile. 2012

Hexenküche oder klassische Kochkunst

Bekannt ist die Redewendung „wir sitzen im gleichen Boot“. Ich sitze gern in meinem Boot, aber am liebsten allein. Als Französin, die ich doch geblieben bin, gehen mir Empfindungen und Gefühle durch den Magen und mein Denken ist sozusagen kulinarisch. Ich würde also eher sagen, dass wir, Gisela und ich, seit mehr als zwanzig Jahren sozusagen im gleichen Topf schmoren. Daraus ist nicht der Eintopf entstanden, ein trauriges Einerlei. Es brodelt nicht in diesem Topf, es köchelt, ein nettes Süppchen, das unser leibliches und seelisches Wohlbefinden stützt und aufrechterhält trotz widriger Witterungen der Umstrukturierungen an der Universität, trotz des rauheren Windes, der durch diese Gesellschaft weht.
Berufstätige Frauen, wenn sie dazu noch Mütter sind, sind doppelt und dreifach belastet, so die Erkenntnisse der Frauenbewegung, auf die ich aber nicht weiter eingehen möchte. Zwang der Verhältnisse oder Emanzipationsbestrebungen, in untergeordneter Position, in Frauenberufen wie auch immer, verbringen dann die Frauen, genau wie die Männer, Tag für Tag acht Stunden oder mehr am Arbeitsplatz, fast mehr als in der Partnerschaft oder im Kreis der Familie. Dort schmoren sie über viele Jahre in größeren oder kleineren Töpfen. Nicht immer angenehm, was sich da zusammenbraut. Manchmal riecht es nach angebrannt oder nach dünner Mehlsuppe. Manche Töpfe entwickeln sich manchmal zu gewaltigen Hexenkesseln. Es dampft, zischt und brodelt auf Teufel kommt raus, droht zu explodieren.
Es gibt aber kleine Oasen, wo anscheinend nach anderem Rezept gekocht wird.
Man nehme eine blonde Deutsche und dazu eine dunkelhaarige Französin, Gewächse aus grundverschiedener Züchtung, verpflanzt auf fremden Boden an der Grenze verschiedener Kulturen. Man pflücke sie nicht zu früh, sondern warte, dass sie Blüte und Frucht getragen haben und tue sie in den Topf hinein. Man verbinde diese Zutaten mit solidarischen Grundverhalten gepaart mit Sinn für Humor. Man füge hinzu preußische Korrektheit und einen kleinen Hang zur Anarchie, drei Körner Sanftmut und eine Prise Aufmüpfigkeit. Lange köcheln lassen, nur ab und zu umrühren. Die Grundlage für das Gelingen der Kochkunst – wir setzen hier auf die traditionellen Werte der klassischen Küche – nicht vergessen: den Fond, der lange vorher zubereitet, die vielen Geschmackstoffe enthält und alle Zutaten miteinander verbindet .
Ohne Gisela wäre das feine Süppchen nicht entstanden. Ohne sie hätte das Köcheln nicht so viel Spaß gemacht. Nicht mit jeder Kollegin hätte diese Verbindung von Arbeit und Leben entstehen können, die der Arbeit ihren guten Geschmack gibt. Dafür möchte ich mich bei ihr bedanken. Sie verteilt und verteilt. Viele kommen, kommen wieder, kommen gern wieder, anscheinend, weil es ihnen schmeckt. Leider fehlt uns der große runde Tisch, um die sie sich versammeln könnten. Beide sind wir Verfechterinnen der Großfamilie, nicht der der Blutsbande – nichts gegen unsere Kinder, zu den wir trotz Stürme hundertprozentig stehen und auch nichts gegen unsere Ex-Ehemänner, die nach einiger Turbulenz uns doch geduldig weiter begleiten -, sondern der sogenannten Patchwork-Familie, die man sich bewusst über die Jahre Stück für Stück zusammenbastelt, das ist die mit den schönsten Blüten. Besonders groß war der Einsatz von Gisela und entsprechend groß ist ihre Familie.

Françoise Grimal

Cuisine de sorcière ou art culinaire classique

Bien connue est l’expression « nous sommes tous dans le même bateau ». Je suis volontiers dans mon bateau, mais je préfère y être seule. Pour la Française que je suis restée, les émotions et les sentiments passent par l’estomac et ma façon de penser est pour ainsi dire culinaire. Je dirais donc que depuis plus de vingt ans, Gisela et moi nous mijotons dans la même marmite. Ce n’est pas un ragoût, un n’importe quoi triste qui en ressort. Cela ne bouillonne pas dans cette casserole, il s’y mijote un bon potage qui assure notre bien-être corporel et psychique malgré les vents contraires de la restructuration à l’université, malgré le vent rude qui souffle sur cette société.
Les femmes qui travaillent, quand en plus elles ont des enfants, sont doublement et triplement surchargées, c’est ce qu’a découvert le mouvement féministe, mais je ne veux pas entrer là dans les détails. Qu’elles y soient contraintes, ou qu’elles travaillent par volonté de s’émanciper, souvent en position subalterne, dans des métiers féminins, peu importe, ces femmes passent alors, comme les hommes, jour pour jour, huit heures ou plus sur leur lieu de travail, presque plus que dans leur relation de couple ou dans leur cercle de famille. Là, elles mijotent dans des marmites plus ou moins grandes. Ce n’est pas toujours agréable ce qui se mijote là. Quelquefois cela sent le brûlé ou la mauvaise soupe au lait. Certaines marmites se transforment en véritables chaudrons de sorcières. Elles fument, sifflent, bouillonnent comme si le diable s’en mêlait, menacent d’exploser.
Mais il y a de petites oasis où l’on pratique apparemment un autre art culinaire
Prendre une Allemande blonde et y ajouter une Française aux cheveux bruns, plantes issues de cultures totalement différentes, transplantées sur un sol étranger, à la limite de cultures différentes. Ne les cueillez pas trop tôt, attendez plutôt qu’elles portent fleur et fruit et mettez-les dans la casserole. Liez ces ingrédients avec un comportement solidaire auquel s’associe le sens de l’humour. Ajouter de la correction prussienne, une légère tendance à l’anarchie, trois grains de douceur et une pincée d’insoumission. Laisser mijoter longtemps et ne remuer que de temps en temps. À la base de la réussite de cet art culinaire – nous nous appuyons là sur les valeurs fondamentales de la cuisine classique – ne pas oublier le fond de cuisson, qui, préparé longtemps à l’avance, avec son mélange de différents aromates, lie tous les ingrédients.
Sans Gisela, il n’y aurait pas eu ce délicat consommé. Sans elle, de le mijoter n’aurait pas apporté autant de plaisir. Ce n’est pas avec n’importe quelle collègue qu’il aurait été possible de lier de cette façon vie et travail, qui donne son bon goût au travail. Pour cela, je tiens à la remercier. Elle donne et distribue. Beaucoup viennent, reviennent, aiment à revenir, parce qu’ils trouvent que ce qu’elle sert est bon. Ils nous manquent malheureusement la grande table ronde autour de laquelle ils pourraient tous se réunir. Nous sommes toutes les deux adeptes de la grande famille, pas celle du sang – rien contre nos enfants que nous soutenons malgré les orages à cent pour cent, et rien contre nos maris, dont nous sommes séparées et qui après quelques turbulences, patiemment, nous accompagnent encore -, nous sommes les adeptes de ce qu’on appelle la famille patchwork à laquelle on travaille de façon consciente, morceau par morceau, au cours des années, c’est celle qui a les fleurs les plus belles. Gisela s’est particulièrement engagée et grande est sa famille.

Françoise Grimal

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