A mes enfants et petits-enfants
De la Wehrmacht à la Marine nationale, les deux photographies illustrent l’itinéraire singulier de mon père pendant la Seconde guerre mondiale.
Parmi les incorporés de force d’Alsace-Moselle, ceux que l’on appelle communément les « malgré-nous », il y a eu les réfractaires, ceux, une minorité, qui ont fait le choix de la désertion de l’armée allemande. Parmi ces derniers, certains ont opté pour le combat contre le nazisme avec les résistants. Les risques d’une désertion étaient considérables, non seulement pour soi-même, elle menait à la condamnation à mort, mais aussi pour sa famille menacée de la spoliation de ses biens. Certains ont réussi, mon père était de ceux-là, d’autres non.
André Umbrecht est né le 9 juin 1923 à Mulhouse. Il y a 101 années, jour pour jour.
Il est de nationalité française, né d’un père devenu français, alors que l’Alsace était redevenue française. Ses parents, mes grands parents paternels étaient nés allemands, l’Alsace ayant été annexée après la guerre de 1870. Mon aïeul est devenu français en 1918 par le retour de l’Alsace à la France et le Traité de Versailles. On lira ci-dessous un extrait du certificat de nationalité de l’un de mes oncles évoquant le cadre juridique de la nationalité de mon grand-père.
Mes grands parents paternels ne parlaient guère le français mais le dialecte alémanique.
Mon père également dialectophone suivra une scolarité primaire entière en français à l’Ecole centrale de Mulhouse (rue de Lorraine). Ce ne sera pas le cas de ma mère, plus jeune. Née en 1929, elle suivra en partie une scolarité allemande.
En 1937, à 14 ans, il obtient, selon l’intitulé du document dans ses archives, son « Certificat de libération définitive de scolarité » (Certificat d’études primaires) avec un 9/10 en musique et chant ainsi qu’en éducation physique, 8/10 en lecture et récitation, en calcul et en histoire de France, 7/10 en composition (rédaction), en écriture, sciences physiques et naturelles, un 6/10 en grammaire et orthographe, en géographie et en dessin. En allemand, il atteint tout juste la moyenne : 5/10.
Il entrera ensuite comme apprenti puis employé de bureau à la Corporation des métaux et transports de Mulhouse, une caisse d’assurances accidents (Büroangestellter in Metall-u.Transportberuf-genossenschaft Mülhausen).
Occupation de l’Alsace
Les troupes allemandes avaient franchi le Rhin, le 15 juin 1940, et rapidement occupé l’Alsace. Trois jours plus tard, une section de la Wehrmacht prend possession de la ville de Mulhouse. La croix gammée est hissée sur l’Hôtel de ville. Très vite se déploie une politique d’intégration au troisième Reich et de nazification. La population est soumise à un réseau dense d’institutions de surveillance et de contrôle du parti nazi, le NSDAP. Tout ce qui rappelle la France est effacé, les bibliothèques épurées de leurs ouvrages dans la langue de Molière, le français interdit. Les noms et prénoms germanisés.
C’est ainsi que dans son Arbeitsbuch (Livret de travail), il ne se prénommera plus André mais Andreas.
Incorporé de force au Reichsarbeitsdienst puis à la Wehrmacht
A 18 ans, en avril 1942, il est incorporé de force d’abord dans le Reichsarbeitsdienst, une organisation paramilitaire de préparation à la discipline, à l’endoctrinement et à la guerre, puis, en octobre, de la même année dans la Wehrmacht, l’armée allemande. Il est intégré dans un bataillon d’infanterie, le 15 octobre 1942. La troupe prend la direction de l’Autriche. La Styrie.
Départ réfractaire en gare de Mulhouse.
Il raconte :
« Au départ, nous étions nombreux à entonner la Marseillaise. J’avais dans ma poche une carte d’identité barrée de tricolore avec la photo de ma mère. C’était là une précaution que je prenais pour me faire connaître et justifier ma nationalité.
Comme nous avions eu le courage de chanter notre hymne national, notre arrivée à la caserne en Autriche avait été préparée.
Dès notre arrivée et avant même d’avoir endossé l’uniforme vert de gris (feldgrau) de la Wehrmacht, le commandant nazi tenta d’identifier les « têtes de français » (Franzosenköpfe). Il ordonna, sur un ton très prussien, à tous ceux, rassemblés sur la place, qui se prétendaient français d’avancer de deux pas. « Les têtes de français » sont restés dans les rangs muets comme des carpes. Personne n’avait bougé, nous nous étions passé le mot, privant le commandant des quelques têtes de Turc qu’il voulait à titre d’exemple soumettre à sa hargne nationaliste et malmener parce qu’ils avaient au moment du départ chanté la Marseillaise »
De décembre 1942 à juin 1943, il est transféré en Yougoslavie contre les partisans de « Tito », nom de guerre de Josip Broz, dirigeant de la résistance communiste yougoslave.
Il poursuit :
« C’est en Yougoslavie, entre Zagreb et Sarajevo, que j’ai vu les premières horreurs de la guerre. Pour terroriser la population, les Allemands pendaient les partisans ainsi que des otages aux poteaux télégraphiques le long de la voie ferrée.
Dans ma tête se renforçait de plus en plus l’idée de l’évasion pour aller combattre, avec les partisans yougoslaves, les envahisseurs nazis et participer du coup à la lutte de libération de notre pays. Ce n’était pas chose facile puisqu’on portait l’uniforme de la Wehrmacht, qu’il fallait éviter d’éveiller les soupçons parmi les Allemands qui nous encadraient et se faire reconnaître comme Français par les combattants yougoslaves.
Certains ont réussi, comme mon camarade Lucien Bergantz qui, blessé lors d’un engagement, a failli être achevé à coups de baïonnette. Il a réussi à sauver sa vie en agitant sa carte d’identité française et en criant « Ja Franzous, ja priatel », ce qui veut dire : « je suis français, je suis allié ». Là où Lucien avait réussi, d’autres avaient échoué. Ce fut le cas du camarade Fest que nous avions retrouvé complètement mutilé. Pour moi, la vue du corps de Fest a été à l’origine d’une certaine hésitation et a sûrement retardé mon évasion. Néanmoins, l’idée d’aller combattre les fascistes hitlériens avec les partisans ne me quitta nullement »
S’évader
En juin 1943, lors d’une permission, il est hospitalisé à Mulhouse pour une opération de l’appendicite. En août, il repart au front. De Yougoslavie, il est transféré en Hongrie. Puis, en février 1944, il est muté dans un régiment de chasseurs de montagne et se retrouve en Italie. C’est là que les idées d’évasion se font de plus en plus prégnantes.
« Cela me hantait et je me préparais en prenant le plus de précautions. Tout d’abord, j’écrivis à mon père pour lui signaler que pour moi la guerre était finie, le rendant ainsi attentif au fait que pour un certain temps la famille n’entendra plus parler de moi.
Mon père, vieux militant, comprit ma démarche, brûla la lettre et continua à envoyer de la correspondance à mon unité, y compris lorsqu’on lui annonça que j’avais été fusillé pour désertion ».
En juin 1944, une première tentative d’évasion échoua. La famille italienne qui aurait dû le cacher s’était rétractée par peur des représailles.
« Après un premier échec de fuite, je profitai d’une halte de notre unité dans la montagne de Massa-Carrara pour entrer en contact avec un gars en pantalon de marin qui se promenait dans le village. Très prudemment, je lui ai parlé, lui faisant connaître mon origine et lui expliquant que j’avais l’intention d’aller combattre avec les partisans. Je ne m’étais nullement trompé puisque j’appris par la suite que le gars en pantalon de marin avait pour mission de surveiller discrètement le mouvement des troupes allemandes. On me mit en relation avec une famille italienne à laquelle je fis part de ma situation. On me fit confiance et je pus écouter Radio Londres »
Déserteur
Puis vint le moment d’une seconde tentative, réussie cette fois.
« Nous étions le 6 septembre 1944. On me donna des vêtements civils que je cachai sous mon uniforme allemand et, le jour d’après, comme convenu, je désertai cette armée dans laquelle je fus incorporé contre ma volonté comme d’ailleurs l’écrasante majorité des jeunes Alsaciens-Lorrains. J’avais dans ma tentative convaincu un autre camarade de Mulhouse qui s’évada avec moi. L’évasion réussie et après avoir été recherché et traqué toute la nuit par les soldats allemands, nous avons retrouvé non sans difficulté le contact avec les résistants italiens ».
Dans le maquis italien
Il intègre la brigade Giustizia e Libertà (« Justice et liberté ») avec laquelle, du 7 septembre au 22 octobre 1944, comme semble l’indiquer son attestation de reconnaissance en tant que « volontaire pour la liberté », il participa aux combats pour la libération du Nord de l’Italie.
Avec la mission militaire britannique
Ensuite, mais je ne sais ni à quel moment précis ni comment exactement, il fut au service de la Mission militaire britannique à Rossano, dans la province d’Apuania.
« Sous les ordres du commandant Cordon-Lett, responsable de la Mission militaire britannique de la 4ème zone d’opération en Italie, je fus chargé de transmettre à travers les lignes allemandes des renseignements à la 8ème armée britannique ».
Cordon-Lett, le commandant de la Mission, l’atteste :
Traduction : « Par la présente lettre, je certifie que le patriote Umbrecht André que j’ai connu durant la Guerre de libération du Nord de l’Italie, était un partisan plein de valeur. Il s’était échappé de l’Armée allemande au début de septembre 1944 et fut attaché à ma mission militaire à Rossano, province d’Apuania, jusqu’au jour où je l’envoyai en novembre 1944, à travers les lignes rejoindre les Forces françaises Libres combattant avec la VIIIème Armée britannique.
Cet homme a bien servi la cause alliée et j’estime qu’il mérite pleinement tout témoignage de reconnaissance de ses services patriotiques ».
Mon père continue son récit :
« Pendant une dizaine de jours, j’ai été obligé de me cacher, d’éviter les lignes allemandes, d’échapper aux patrouilles, forcé de dévier de mon objectif suite aux mouvements de l’armée allemande. Je suis tombé sur les troupes américaines qui progressaient dans le secteur et j’ai dû remettre les documents aux officiers US ».
Dans un camp de transfuge, un officier du 2ème Bureau le contacta. Selon son vœu, il rejoint l’Armée française en décembre 1944. En janvier 1945, il embarque à Naples, direction Oran pour servir jusqu’en 1946 dans la Marine nationale en qualité de fusilier marin. Il sera promu au grade de quartier-maître de réserve en 1952.
Condamnation à mort
C’est plus tard qu’il apprendra sa condamnation à mort même s’il devait s’en douter puisque c’était le lot de tous les déserteurs. Il s’est procuré le document qui l’officialisait et en a fait certifier une photocopie :
La 42ème Jäger-Division avait été formée le 22 décembre 1943 en Croatie. Après avoir pris part à l’occupation militaire de la Hongrie en mars 1944, la division retourne en Yougoslavie en mai, puis est transférée en Italie deux mois plus tard. Cette unité prend part à des opérations anti-partisans. Elle était commandée d’avril 44 à avril 45 par le Generalleutnant (équivalent d’un général de division) Walter Jost signataire du document ci-dessus, en tant que commandant de division. Ce dernier sera tué par l’aviation anglaise en juillet 1945.
Ce Sondertagesbefehl, cet ordre du jour spécial, consiste dans la diffusion du jugement du tribunal militaire de la division du 7 novembre 1944 portant condamnation à mort de 29 soldats pour « désertion (Fahnenflucht) et passage à l’ennemi ». Les 14 premiers de cette liste antéchronologique dont 9 mulhousiens, 2 de Wittenheim, 1 de Saint Louis pour les Alsaciens mais également un Croate et un soldat originaire de Poméranie se sont évadés le 27 octobre 1944. Les trois mulhousiens suivants ont déserté dans la nuit du 8 octobre 1944. Avant eux, Leopold Bilger de Dürmenach et Emile Richard de Mulhouse dans la nuit du 6 octobre.
Ils ont été précédés dans la nuit du 7 septembre 1944 par Louis Miesch et mon père, André Umbrecht. Comme déjà signalé, il ne s’est pas évadé seul. J’ignore la trajectoire ultérieure de son camarade. Je sais seulement qu’il a survécu.
Tous ont été condamnés à mort avec effet immédiat pour désertion et passage à l’ennemi. En même temps, ils ont été déclaré Wehrunwürdig (littéralement indignes du service armé) et leurs biens dans le territoire du Reich devaient être saisis. Le jugement précise que d’autres mesures contre la parentèle des condamnés devaient être prises par les autorités locales.
Gefreiter Andreas Umbrecht
On notera que sur cette condamnation à mort, André Umbrecht est désigné par son grade : Gefreiter, l’équivalent de caporal. A ce propos, il racontait l’anecdote suivante :
« J’étais estafette et me servait souvent d’une bicyclette. J’avais reçu l’ordre de chercher cette bécane car je l’avais balancée sur le champ de bataille, elle me gênait dans mes mouvements. Nous étions tombés en plein dans une embuscade de partisans, nous étions encerclés et avions pris une sacrée dérouillée. Bon gré mal gré et sous le feu, j’ai cherché cette satanée bicyclette qui valait pour les Allemands plus que le bonhomme. Faut croire que cela avait été considéré comme un acte héroïque puisque, sans me demander mon avis, je fus bombardé caporal ».
Il s’est employé à faire reconnaître ses statuts d’incorporé de force, de réfractaire, d’évadé et d’ancien combattant, avec, le cas échéant, les décorations qui vont avec et qu’il portait fièrement. La qualité de résistant ne lui sera cependant pas reconnue. Il n’en remplissait pas les conditions suffisantes, lui avait-on fait savoir.
La fratrie dans la guerre
Mon père avait trois frères, Eugène, né en 1921, Louis, né en 1925 et Albert, né en 1929 et une sœur Angèle, épouse Ehret, née en 1920. Je sais rien sur la manière dont la soeur et le benjamin, encore bien jeune, ont vécu cette période. L’aîné de mes oncles, Eugène, a été décapité à Stuttgart, le 24 février 1943, après sa condamnation à mort par le Sondergericht de Strasbourg et son corps donné à l’Institut anatomique de Tübingen. Nous n’avons jamais réussi à en savoir plus. Quant à Louis, il a été incorporé de force lui aussi dans le Reichsarbeitsdienst, en février 1943, puis dans la Wehrmacht en mai de la même année à Erfurt avant de partir pour la Norvège puis en 1944 pour le front russe où il sera blessé puis fait prisonnier. Interné 16 mois à Tambov, il sera rapatrié en octobre 1945.
En bref, l’après guerre
En septembre 1946, c’est le retour de mon père dans ses foyers comme on dit à l’armée. La caisse d’assurance accidents de la corporation des métaux où il avait travaillé avant-guerre ayant été intégrée dans la Sécurité sociale, en 1947, il entre à la CPAM de Mulhouse où il restera jusqu’à la retraite, en 1982, d’abord aux guichets « accidents du travail » puis dans la fonction de réviseur-comptable à partir de 1954. Longtemps réticent à devenir cadre, il deviendra chef de la section Action sanitaire et sociale, en 1975. La Sécurité sociale était à l’époque installée Rue des Trois Rois, à Mulhouse.
Il adhère à la CGT en décembre 1946. Il sera Secrétaire général de l’Union locale mulhousienne du syndicat pendant une quinzaine d’années. Il adhérera au Parti communiste français en 1956.
Parallèlement il sera membre du Conseil d’administration des Assédic (Association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) du Haut-Rhin. Il en sera vice président et, en 1965/66, premier président salarié. Parmi ses multiples activités militantes, je relèverais encore celle de président haut-rhinois de l’Association républicaine des anciens combattants (ARAC) qu’il occupera depuis 1952 jusqu’à la fin de sa vie. A ce titre, il traitera de nombreux dossiers d’incorporés de force, réfractaires ou non.
Mariage

A gauche sur la photo, mes grands parents paternels. A côté de mon grand-père paternel, mon autre grand-père, Joseph, que j’ai peu connu. Entre les deux ma tante et marraine Laure. Cachée derrière les mariés, ma grand-mère Emilie née Mertz. A droite, l’un des frères de ma mère et son épouse
Le 29 mai 1948, mon père épouse Melle Marlyse Sendner, de profession couturière et déjà ma mère. Je naîtrai trois mois plus tard. Elle habitait chez ses parents, rue des Roses à Modenheim, et lui chez les siens, rue des Flandres dans le quartier Drouot. Entre les deux le talus d’une ligne de chemin de fer. Le jardin de mes grands parents paternels donnait sur un chemin qui longeait ce talus. Quelques mètres plus loin, un tunnel perce cette butte et relie Modenheim et le quartier Drouot. Ce n’est qu’en 1952 ou 53 qu’ils achetèrent une maison dans le quartier en construction de l’Illberg. Ensemble, ils auront trois garçons. Ma maman mourra très jeune, à l’âge de 56 ans d’un défaut du cœur quelques mois avant une opération programmée.
Musique et gymnastique
A côté de ses activités professionnelles, sociales et politiques, il pratiquera un temps la gymnastique et la musique. Pour cette dernière, il sera clarinettiste à la société de musique des ouvriers « Progrès ». Il jouait aussi du violon.
Côté sportif, il a été gymnaste et moniteur de la discipline à la FSGT, fédération sportive et gymnique du travail. On le voit ci-dessous aux barres parallèles.
Mon père est décédé le 28 novembre 1993 à l’âge de 70 ans d’un fulgurant cancer du pancréas. Je me souviens que, dans ses derniers instants, il était en compagnie des partisans italiens.
Sa notice dans le Maitron, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, mouvement social se trouve ici.
Sur mes parents, on pourra (re)lire l’hommage de Michel Pastor. Et sur mes grands-pères soldats du kézère, là.
Retour sur la « Pharmacologie du Front national » de B. Stiegler
Il y a un peu plus de dix ans maintenant, le philosophe Bernard Stiegler, nous avertissait de l’arrivée possible de ce que nous vivons aujourd’hui, après les élections européennes de 2024 et la décision présidentielle de dissolution de l’Assemblée nationale ouvrant la porte à une majorité parlementaire de droite extrême et d’extrême droite réunies. Dans son livre Pharmacologie du Front national, devenu entre temps Rassemblement national, publié en 2013, il écrivait :
« Faute d’une pharmacologie positive raisonnée, revendiquée et largement explicitée, luttant contre la pharmacologie négative qui, à l’époque de la mondialisation néoconservatrice, est devenue diabolique au sens strict (au sens de la diabolè grecque), c’est-à-dire atomisant et désintégrant toutes les organisations sociales, et donc toutes les formes d’attention et de soin, l’exploitation de la logique du pharmakos et la persécution sacrificielle des boucs émissaires se poursuivra, et elle finira par porter au pouvoir les droites extrémisées et rassemblées ».
Le diabolique en grec est ce qui délie, désunit. Son contraire est le symbolique, ce qui réunit. Je vous invite à (re)lire le paragraphe 7 du chapitre 1 de ce livre, paragraphe dans lequel Bernard Stiegler met en relation la montée de l’extrême-droite avec la crise de l’esprit et la marchandisation de ses productions, en Europe et plus généralement en Occident comme Paul Valéry l’avait déjà diagnostiqué dès le lendemain de la Première guerre mondiale. Elle est encore plus vraie avec l’automatisation des esprits dans le capitalisme digital qui nécessiterait une véritable politique des technologies de l’esprit.
«
7. Pharmacologie du Front national dans une guerre de trente ans
Le Front national a été créé […] en 1972, c’est-à-dire au moment où s’annonçaient à la fois les premiers symptômes de la toxicité systémique du modèle consumériste (alors mise en évidence par le rapport Meadows) et la fin de la suprématie occidentale (notamment avec la nouvelle politique de l’OPEP, qui ouvre la première grave crise énergétique du modèle industriel).
Le processus d’expansion territoriale constante qui avait caractérisé l’histoire de l’Occident rencontrait alors ses limites1, et avec lui prenait fin le contrôle occidental total sur l’exploitation des ressources naturelles – ce qui conduira à ce slogan massivement télédiffusé à partir de 1974 sur les chaînes de radio et de télévision françaises, et rétrospectivement pathétique :
En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées.
Énoncé pathétique s’il est vrai qu’avec cette formule auront peut-être commencé et le règne de la « communication politique » (c’est-à-dire le marketing politique qui, en 1973, conduira Giscard d’Estaing en campagne à jouer de l’accordéon à la télévision) et la fin du règne des idées en France.
Le Front national, qui aura ainsi émergé au moment où s’annonçait le déclin du modèle industriel occidental, sinon de l’Occident lui-même, fait sa première « percée politique » en 1982 au cours d’élections cantonales, puis confirme sa présence aux élections municipales de 1983, et s’installe définitivement dans le paysage politique avec les élections européennes de 1984.
La fin de la suprématie occidentale planétaire rendue possible par le contrôle des matières premières et le monopole des savoirs et des technologies est ce que la Révolution conservatrice2 tentera de contourner par une financiarisation structurellement spéculative, c’est-à-dire séparant complètement le capital des moyens de production et de l’entrepreneuriat. Il faudra attendre 2008 pour que le monde – à l’épreuve du réel révélant que ce système reposait sur la création et la dissimulation structurelle (notamment par l’exploitation des automates et robots financiers 3) d’insolvabilités, anéantissant ainsi les conditions du crédit, tout aussi bien que de la croyance dans un avenir à long terme, condition de tout crédit– découvre combien aura été calamiteuse cette politique que Deleuze vit venir dès 19904: faisant de la désindustrialisation des pays historiques son principe de départ, ce qui sera le premier facteur d’adhésion du monde du travail aux « idées » du Front national, elle aura conduit à la ruine du système économique planétaire.
Les destructions qui auront provoqué cette déconfiture mondiale auront duré plus de trente ans – trente ans d’une guerre économique totale qui aura aussi été menée sur le front psycho-idéologique comme jamais auparavant, et par ce qui aura caractérisé cette époque : la constitution d’un psychopouvoir mondial d’une extrême agressivité et d’une extrême habileté.
Au cours de cette véritable guerre faite à la pensée, aucune des conséquences de l’évolution géoéconomique ultralibérale – catastrophique en particulier pour l’Occident – n’aura été prévue par les penseurs officiels enrôlés dans cette idéologie5 : ils prétendront sans cesse et quasi unanimement que le nouvel état de fait appelé « mondialisation » ne comporte aucun danger pour les pays industriels historiques d’Europe et d’Amérique parce que ceux-ci gardent le pouvoir de forger les « concepts » (par la recherche, le développement, le design et le marketing) tout en déléguant leurs réalisations matérielles aux anciennes colonies6– Nike et Apple étant les exemples typiques de ces nouvelles logiques « managériales ».
En 1919, Paul Valéry, presque un siècle avant nous, soutient cependant déjà tout le contraire7 : il anticipe le renversement du cours historique par où l’Europe puis sa projection américaine avaient installé leur domination. Il considère tout d’abord sur un planisphère la place de l’Europe dans le monde et les conditions de sa domination :
La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue – et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire –, elle domine le tableau. Par quel miracle ? Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignées à l’Europe8
La « qualité » de sa population n’est évidemment pas la supériorité des « races » européennes : il s’agit de ce qui a fait de l’Europe un haut lieu de la « vie de l’esprit » et de la valeur esprit, de la vie des idées et de leur circulation par la culture et l’acculturation de ses habitants, c’est-à-dire de la formation de leur attention – dont cette « conquête historique » qu’est pour Kant l’Aufklärung faisant son principe de l’accès des peuples à la majorité est l’un des derniers moments.
Mettez dans l’un des plateaux d’une balance l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : Le plateau chargé du poids du plus petit penche9 !
Or cela ne durera pas :
Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore : elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse10
Et Valéry présente ici ce qu’il nomme son « théorème fondamental » :
L’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental11.
Ce théorème fondamental qui anticipe un dépérissement de la situation privilégiée de l’Europe résulte d’une transformation des idées en valeurs d’échange :
Une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète, excitant de la richesse, appareils d’exploitation du capital planétaire, cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique.
Le savoir devient une denrée qui
se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra une chose du Commerce, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout.
Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre de la paix – inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne – tend à disparaître graduellement…
Et donc, la balance qui penchait d’un autre côté, quoique nous paraissions plus léger, commence à nous faire doucement remonter – comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses12 !
À quoi cela pourra-t-il aboutir ? C’est là une question de « physique intellectuelle » :
Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.
Cette question n’est évidemment pas purement spéculative : elle consiste à examiner quelles alternatives s’ouvrent dans un tel devenir, qui est celui de ce que déjà Valéry définit comme une « crise de l’esprit » (tel est le titre du texte d’où sont extraites ces citations) :
Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une diminutio capitis de l’Europe, doivent-ils être pris comme décision absolue du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses13?
Il est étonnant de penser que cette analyse, qui est des plus célèbres, et qui a été évidemment lue par tant des économistes, politistes et défenseurs de la « mondialisation » français et européens, ne les ait jamais conduits à la prendre au sérieux : à prendre au sérieux cette menace non pas contre l’Europe, ou contre les « valeurs européennes », mais contre la valeur esprit, partout dans le monde, par une mutation et une dégradation des « valeurs européennes » et du devenir de l’Europe elle-même (et de l’Amérique qu’elle aura projetée hors d’elle-même), tout autant qu’une exportation de ces « valeurs » dévaluées, et constituant ainsi elles-mêmes une menace contre l’attention sous ses formes les plus subtiles. Or une telle mutation est ce que cet esprit lui-même rend possible en tant qu’il est pharmacologique14, et tel qu’il nécessite donc une thérapeutique. Confirmant ces analyses, au cours des années 1980-2000 – tandis que les idéologues de la mondialisation néoconservatrice feront prendre leurs vessies pour des lanternes –, le capitalisme chinois constituera l’un des plus « sauvages » de notre époque. Mais il se développera sous le contrôle d’un parti « communiste » conduisant une politique à long terme à l’écart des illusions spéculatives et du désinvestissement structurel induits par Londres, Wall Street et Francfort.
Prolongeant les réflexions de Valéry dans le cadre des industries du silicium, du software, du dataware, des metadata, du cloud computing, du social engineering, du human computing, de la global education, du capitalisme linguistique, etc. (ce que Valéry n’aura pas connu), et tout cela dans le contexte asiatique, qui est de toute évidence le nouveau pôle du monde industriel en cours de constitution, la question se pose désormais de savoir à partir de quand la Chine prendra la place de la Californie dans la conception et l’exploitation des technologies numériques.
Les dégâts majeurs provoqués en Occident et d’abord contre lui par la Révolution conservatrice qui sera pour Jean-Marie Le Pen un modèle, mais aussi provoqués dans le monde entier pour l’humanité tout entière, ces dégâts, qui paraissent irréversibles, sont l’origine de la montée en France des « idées » du Front national (et ailleurs, par exemple en Hongrie, les « idées » d’autres mouvements semblables progressent tout autant) : le Front national en dénoncera et en exploitera méthodiquement les effets les plus douloureux tout en soutenant l’idéologie ultralibérale qui est à l’origine de cette douleur.
Ce discours duplice est typique de l’idéologie en général qui dissimule les causes en les cachant derrière leurs effets, qu’elle fait passer eux-mêmes pour les causes. La désindustrialisation et l’immigration clandestine sont requises par l’ultralibéralisme, cependant que cette idéologie fait de l’immigration la cause du chômage, et du coût trop élevé du travail la cause de la désindustrialisation. La logique du bouc émissaire mise en œuvre par le Front national aura donc été fonctionnellement indispensable, comme inversion de causalité, à l’expansion des idées ultralibérales en France – et à leur fonctionnement comme idéologie. C’est pourquoi le devenir extrême de la droite classique n’est pas un simple accident de parcours ou un avatar des « calculs politiciens ».
La Révolution conservatrice aura déchaîné la dimension toxique et empoisonnante du pharmakon industriel en bloquant toutes ses possibilités thérapeutiques, et le Front national aura extrémisé son idéologie en faisant du pharmakos la cause de tous les maux. Le pharmakos est la troisième dimension de la pharmacologie qui définit la situation humaine en général en tant que vie technique – les deux premières étant le pharmakon comme remède et le pharmakon comme poison.
Faute d’une pharmacologie positive raisonnée, revendiquée et largement explicitée, luttant contre la pharmacologie négative qui, à l’époque de la mondialisation néoconservatrice, est devenue diabolique au sens strict (au sens de la diabolè grecque), c’est-à-dire atomisant et désintégrant toutes les organisations sociales, et donc toutes les formes d’attention et de soin, l’exploitation de la logique du pharmakoset la persécution sacrificielle des boucs émissaires se poursuivra, et elle finira par porter au pouvoir les droites extrémisées et rassemblées.
»
(Bernard Stiegler : Pharmacologie du Front national. Chapitre I p§7. Flammarion. 2013)
1Question thématisée par Carl Schmitt et revisitée récemment par Peter Szendy dansKant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques, Minuit, 2011, qui commence par une analyse des discours de Ronald Reagan et Al Gore sur la « guerre des étoiles ».
2) Théorisée à l’université de Chicago par Milton Friedman et concrétisée au moment où l’union de la gauche arrive au pouvoir en France par Margaret Thatcher et Ronald Reagan.
3)Sur ce sujet, cf. Nicolas Auray, Ulrich Beck, Laurence Fontaine, Michel Guérin, Hidetaka Ishida, Jean-Philippe Mague, Alain Mille, Valérie Peugeot, Bernard Stiegler, Bernard Umbrecht et Patrick Viveret, Confiance, croyance et crédit dans les mondes industriels, FYP Éditions, 2012.
4) Pourparlers (1972-1990), Minuit, 2003, et mes commentaires infra, p. 212, et dans De la misère symbolique, Flammarion, 2013, p. 19 et 34.
5) C’est ce qu’Ignacio Ramonet appellera la « pensée unique », dont Viviane Forrester analysera, dans L’Horreur économique, Fayard, 1996, des éléments de causalité – cf.infra, p. 171.
6) Ce qui est une illusion où l’idéologie, ignorant les liens étroits entre appareil productif et savoir scientifique décrits par Marx en 1857, conduit ceux qui la promeuvent à se leurrer sur leur propre pouvoir.
7) Cf. Paul Valéry, La Crise de l’esprit deuxième lettre, dans Œuvres complètes, tome I, Éditions de la Pléiade, 1980, p. 914 et suivantes.
8) Ibid, p. 996.
9) Ibid
10) Ibid
11) Ibid,p.997
12) Ibid,p.998
13) Ibid,p.1000
14) Cf. Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, Flammarion, 2010, p. 25 et suivantes.>
Dans son livre conçu comme un instrument de lutte contre la bêtise, et d’abord celle propre à chacun de nous, lutte constituant une expérience à l’origine d’un savoir, Bernard Stiegler nous invitait à ne pas succomber nous-même à une inversion de causalité, qui est le propre de l’idéologie, en faisant à notre tour des électeurs de l’extrême-droite des boucs émissaires d’une situation politique dékétère. Si le philosophe note que la fonction du FN puis du RN est d’installer l’idéologie ultralibérale, il est une dimension particulière sur laquelle il conviendrait de mettre l’accent : l’occultation de la question du travail.
La question du travail
La mise en avant des revendications identitaires et sécuritaires a aussi pour fonction de jeter aux oubliettes la question du travail, qu’il ne faut pas confondre avec l’emploi, comme le notent Anne Alombert et Gaël Giraud :
« Entre sa réduction obsolète à l’emploi salarié, « rationalisé » et prolétarisé, et son éviction au profit du capital financier, et aux dépens des ouvriers et des enfants de Chine ou du Bangladesh, la question du travail est ainsi restée en suspens dans la pensée politique de droite comme de gauche, pendant que l’extrême droite achevait sa forclusion derrière des revendications identitaires et autoritaires. Néanmoins, si mal pensée soit-elle, cette question du travail demeure la question fondamentale : tous les entrepreneurs du monde réel, petits ou grands, savent bien que le travail n’est pas une marchandise, qu’une entreprise n’est pas un réseau neuronal, que l’interprétation, l’inventivité, l’engagement et la coopération sont l’une des clefs de la réussite économique… »
(Anne Alombert / Gaël Giraud : Le capital que je ne suis pas. Fayard. p.112)