Autorité, autoritarisme

 

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Pour 2024

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

„Das Vergangene ist nicht tot ; es ist nicht einmal vergangen. Wir trennen es von uns ab und stellen uns fremd“.

Christa Wolf : Kindheitsmuster

« Le passé n’est pas mort ; il n’est même pas passé. Nous le retranchons de nous et faisons mine d’être étrangers ».

Christa Wolf : Trame d’enfance

Cet incipit du roman de Christa Wolf, via William Faulkner pour la première phrase, nous servira d’exergue pour l’année à venir.

Merci à celles et ceux qui ont suivi le SauteRhin et qui continueront à le faire.

En espérant que certaines contributions vous auront intéressées, vous avez pu lire en 2023 :

Meilleurs vœux pour 2023. Petit voyage (en train) avec la grammaire allemande

Hölderlin : « Communismus der Geister / Communisme des esprits »

Wohin geht’s ? / C’est où qu’on va ? Sur l’œuvre picturale de Jürgen Holtz

Denis Guenoun et l’Alsace

Max Weber et le spectre du religieux dans l’armure du capitalisme

Zur Genese der Dummheit / Genèse de la bêtise par Theodor Adorno et Max Horkheimer

Du « désenchantement du monde » au règne de la bêtise…systémique

D’Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder / De braves et honnêtes meurtriers

Maryanne Wolf : Pharmacie du cerveau lecteur

 

« Nouvelle histoire de Mulhouse » (1) : Un fil rouge, en prologue

« Nouvelle histoire de Mulhouse » (2) Émergence d’une entité urbaine

« Nouvelle histoire de Mulhouse » (3) : Installation de la Réforme

« Nouvelle histoire de Mulhouse » (4) Mulhouse, ville « souisse »

 

 

 

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« Nouvelle histoire de Mulhouse » (4)
Mulhouse, ville « souisse »

Partie 3 : Mulhouse, ville « souisse » (Montaigne). Bernard Jacqué : Le XVIIè siècle mulhousien, Mulhouse au XVIIIè siècle : un siècle helvétique. Mulhouse se réunit à la France

Après un prologue et deux parties traitant l’une l’émergence d’une entité urbaine, l’autre de l’installation de la Réforme, nous abordons les XVIIè et XVIIIè siècles de la Nouvelle histoire de Mulhouse. Pages rédigées par Bernard Jacqué.

Extrait du livre (p.144), un cliché du vitrail du Plan Merian de 1642. En 1666, les bourgmestres commandent pour la salle du Conseil un vitrail reproduisant le plan du graveur bâlois Matthäus Merian, auteur de la Topographia Germaniae. Le vitrail y ajoute la couleur verte de la végétation. (Louis Schoenhaupt chromolithographie. Ehrsam Nicolas, Livre d’or de la ville de Mulhouse. 1883 Cliché L. Pinero)

Des focales sur certains détails répertoriés sur le plan lui-même révèlent quelques techniques hydrauliques (p. 145). Le livre les met en évidence. J’en retiens deux :

Le plan Merian permet de remarquer encore, précise Bernard Jacqué, qu’il existait

« une réserve foncière que les manufactures et leurs ouvriers sauront utiliser au XVIIIè siècle quand les capitaux accumulés au XVIIè siècle engendreront l’essor de l’indiennage ».

Mais reprenons depuis le début. Nous avons déjà vu que Mulhouse s’est alliée aux cantons suisses en 1515 pour échapper à la contrainte des Habsbourg, que les cantons catholiques rompent cette alliance en 1588. Les cantons protestants mettent alors la ville sous tutelle, intervenant dans sa défense, ses finances et sa vie religieuse. C’est ce qui fera dire à Montaigne lors de son passage dans la cité qu’elle « est une belle petite ville de Souisse, du quanton de Bâle ». Lorsque, en 1597, l’Empereur Rodolphe exige le retour définitif de Mulhouse dans le giron impérial, c’est le roi de France, Henri IV, qui fait cesser cette revendication qui reviendra cependant régulièrement.

« L’édit impérial [Ferdinand II] de restitution du 6 mars 1629, qui ordonne le retour aux catholiques des biens sécularisés à la suite de la Réforme après la paix d’Augsbourg de 1555 [entre princes catholiques et luthériens], entraîne la crise la plus violente de la période : l’empereur en fait transmettre la copie à Mulhouse, le 5 mai, tandis que des mouvements de troupe agitent les alentours de la ville qui craint une mainmise autrichienne. […] C’est l’action énergique de Richelieu auprès des cantons suisses et de son alliée mulhousienne qui sauve la situation : le royaume de France ne pouvait accepter une action autrichienne remettant en cause le statut d’un allié de la Confédération (janvier 1630) et donc du royaume de France » (p.136)

A la suite des traités de Westphalie (1648), «  la situation diplomatique de la ville change du tout au tout dans la mesure où les Habsbourg cèdent au roi de France leurs droits sur le Sundgau », au sud de Mulhouse. La ville fournit des mercenaires au royaume. Mais elle se heurte aussi à la politique française qui confond « volontairement souveraineté et propriété ». Louis XIV fait la guerre en Alsace et y prolongera l’état de belligérance au-delà de la Guerre de Trente ans qui avait dévasté l’Alsace.

Comme de nombreuses seigneuries et villes, Mulhouse risquait d’être « réunie à la France ». Vauban construit des fortifications à Huningue mettant Bâle « sous le feu des canons français ». Lorsque, en plus, la Franche-Comté est annexée au royaume en 1678, La France devient un voisin bien « encombrant ».

« La ville a de bonnes raisons de craindre l’interventionnisme français en particulier dans le domaine économique. A la différence des Habsbourg, les Bourbons interdisent le libre commerce des céréales et n’hésitent pas à défendre l’importation de grains par Mulhouse, mettant en danger une de ses activités essentielles, le commerce avec la Suisse : c’est en particulier le cas au moment de la guerre de la Ligue d’Augsbourg en 1680 pendant laquelle la ville connaît un blocus de 27 mois. Par la suite, le gouvernement français continuera à contrôler strictement les entrées de céréales en ville » (p 136-37)

Il s’agit probablement d’une faute de frappe, mais il me semble que « La guerre de la Ligue d’Augsbourg », encore appelée Guerre de neuf ans, se situe entre 1688 et 1697. Elle opposa Louis XIV, qui voulait coloniser définitivement l’Alsace, à une coalition de princes européens. Le roi de France avait par ailleurs, en 1685, révoqué l’Édit de Nantes. A mettre en désordre la chronologie de l’histoire « ancienne », on perd un peu le fil. Je n’en suis pas moins celui de l’auteur qui rappelle que le XVIIè siècle a été en Alsace un siècle de guerre « quasi permanente ». La soldatesque mercenaire employée pour cela y compris par l’armée, régulière elle, des Suédois n’avait que peu de considération pour la religion. D’où leur détestation par les populations protestantes qui avaient pourtant accueilli favorablement ceux qu’elles considéraient comme leurs coreligionnaires.

La plus meurtrière a été celle que l’on appelle Schwedenkrieg, la guerre des Suédois (1632-1639). Avec la complicité du Roi de France, ils ont notamment occupé le sud de la région y provoquant des soulèvements paysans qui ont laissé des traces dans les mémoires et dans la poésie dialectale chez Nathan Katz et Émile Storck.

A chaque épisode guerrier, Mulhouse voit affluer des réfugiés, plutôt catholiques d’ailleurs, et des soldats venus se débarrasser de leur butin.

Bref, ces guerres ont permis à la ville, appuyée sur la neutralité suisse, de bénéficier d’une accumulation primitive de capital qui sera l’une des sources du devenir Manchester de Mulhouse. L’argent n’est pas le seul élément, il en faudra d’autres. Alors que dans son ensemble la population alsacienne a été décimée, perdant entre un et deux tiers de ses habitants, la population mulhousienne, elle, s’accroît.

« L’apport est surtout suisse : les Confédérés viennent s’installer lorsqu’arrivent les Suédois, puis surtout au lendemain de la guerre, lorsque les XIII cantons connaissent une crise économique en 1650 avec la fin du conflit et, en 1653, des jacqueries. Pour l’essentiel, il s’agit d’artisans ruraux, venus surtout des cantons de Berne, Zurich et Bâle, Mulhouse étant incapable, par manque de terre, d’accueillir de nouveaux paysans » (p.141)

Bref, au moment où s’ouvre une période de paix, Mulhouse vit dans l’aisance. Elle remboursera ses dettes. La ville a bien profité des conflits. Le greffier syndic de la cité, Jacob Henric-Petri, peut ainsi écrire en 1636 :

« C’est une bénédiction céleste, un véritable miracle, qu’entourés d’un pays dépeuplé et ruiné, nous jouissions d’une prospérité merveilleuse (herrliche Wohlstand). Nos réserves […] sont immenses […] les capitaux affluent, nous en sommes comblés, même saturés. »
(cité par Bernard Jacqué. p. 142)

Mulhouse, nous l’avons vu, a été réformée d’en haut par l’autorité oligarchique qui dirigeait la ville et qui se transforme en père la rigueur. Cela se traduit par un contrôle de la vie sexuelle et de l’habillement, la condamnation de l’adultère, l’obligation d’assister aux cultes avec la fermeture des bistrots aux heures où ils se tiennent, l’interdiction du théâtre, de la danse, des jeux. Un tel corsetage des corps et des mœurs ne demandait qu’à être transgressé. Il ne faisait pas bon s’afficher catholique ni même luthérien. Contrairement à ce qui est affirmé, je ne vois pas ce qui forçait le synode à de telles mesures rigoristes. Une explication est effleurée sans être développée : la croyance que les multiples fléaux que les humains subissaient étaient la conséquences de leurs péchés. C’est aussi ce que pensait Augustin Güntzer dont je parlerai plus loin. J’ajoute que la doctrine zwinglienne ou calviniste ne va pas de soi pour les individus privés de toutes les formes magiques de recherche du salut comme le note Max Weber quand il parle de ce « désenchantement du monde » (Entzauberung der Welt) produit par l’ascétisme protestant. Qui est aussi un processus de rationalisation. Avec un pouvoir qui confond politique et religion. Cela finit d’ailleurs par de nombreuses condamnations de « sorcières ».

En 1688, un médecin de Mulhouse, Johannes Hofer, décrivit pour la première fois dans une dissertation bâloise un mal longtemps connu comme mal helvétique parce qu’il frappait beaucoup les soldats suisses en service mercenaire. Ce mal du pays pouvait devenir si fort qu’il poussait les lansquenets à la désertion. Hofer, qui deviendra le médecin attitré de la ville avant d’en être le bourgmastre, désigna ce mal d’un mot dérivé de l’allemand Heimweh. En passant par les mots grecs νόστος (nóstos)  : le retour, et ἄλγος (álgos) : douleur, souffrance. Ce mal du retour prendra le nom de nostalgia, nostalgie.

Bernard Jacqué consacre un encadré à Johannes Hofer. Cela n’est malheureusement pas le cas – et cela m’est assez incompréhensible – pour Johann Heinrich Lambert. Il est évoqué d’une phrase comme « savant », fils d’un tailleur wallon huguenot. Certes, il n’est pas devenu un notable de la cité. Il l’a même quittée assez jeune pour quasiment ne plus y revenir. Je vais tenter d’en parler à la place de l’auteur.

Johann Heinrich Lambert

Je rappellerai d’abord qu’une colonne lui a été dédiée dans et par la ville, la colonne Lambert à proximité du temple Saint-Etienne. Le monument souligne que Lambert était autodidacte.

La colonne a été érigée pour le centenaire de sa naissance près de sa maison natale, en 1828. Il fait donc tout de même un peu partie de l’histoire de la ville, non ? Un lycée mulhousien porte son nom. Lambert, qualifié par Johann Gottfried Herder de « Leibnitz de notre temps », est né en 1728 à Mulhouse. Dès l’âge de douze ans, il est mis au travail d’abord, grâce à sa belle écriture, comme copiste municipal. Ensuite il travaillera aux forges de Seppois. Ce sera sa première expérience en pyrométrie, une science du feu et de la chaleur qu’il développera. Il formera ainsi l’un des jalons vers la thermodynamique. A 18 ans, il quitte définitivement Mulhouse. Après un temps de préceptorat en Suisse, il finit membre de l’Académie des sciences de Berlin au temps de l’Aufklärung. Je rappelle qu’on y parlait le français. Il écrit aussi bien en français qu’en allemand. Mathématicien (la fonction W de Lambert, l’équation de survie, la projection conique, l’irrationalité de π…), astronome (écrits sur les comètes, un cratère de la Lune et un astéroïde portent son nom), physicien (loi de Lambert en photométrie…)… . Sans oublier le philosophe en correspondance avec Immanuel Kant qui avait envisagé de dédier à Lambert sa Critique de la raison pure. Celle-ci paraîtra après la mort de ce dernier en 1777. Ses cendres reposent au cimetière huguenot de Berlin. Philosophe, il discute d’épistémologie, de phénoménologie, disserte sur le statut de la vérité, sur le sublime qui toujours finit par se dégrader, écrit-il. Johann Heinrich Lambert s’est intéressé aussi aux Belles Lettres et à l’Histoire. A ce propos, je ne résiste pas au plaisir de transmettre aux historiennes et historien de la Nouvelle histoire de Mulhouse, cet extrait de son discours de réception à l’Académie des sciences de Berlin :

« L’histoire nous offre des faits et des phénomènes des temps précédents ; et en la prenant dans sa véritable étendue, l’histoire naturelle en fait une grande partie. Qui nous fournira les données, pour apprendre à connaître les lois qui s’observent dans la succession des causes et des effets, et pour les prévoir ? C’est à l’histoire à nous tenir registre de ce qui s’est passé, afin de pouvoir le comparer avec le présent, et en déduire les lois pour l’avenir. Remarquons encore, que réciproquement l’histoire elle-même ne saurait mettre ses registres en ordre, et fixer ses époques que d’après les grandes révolutions que la physique céleste lui offre dans le mouvement des astres, et dont elle caractérise et calcule les moments ».

(J.H. Lambert : Discours de réception à l’académie des sciences de Berlin. 1765. in Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 44 / Johann Heinrich Lambert. Presses universitaires de Strasbourg. 2018. p 155)

Et puisque Lambert nous y invite, regardons un instant vers le ciel. Je ne parlerai pas de celui que le savant a étudié en son temps, avec la spectaculaire comète à six queues de 1744, qui l’éveilla au phénomène, à l’âge de 15 ans, et le retour de la Comète de Halley, en 1759. Je veux évoquer celle, qu’au cours du siècle de la Guerre de Trente ans, a vue, en 1618, Augustin Güntzer, potier d’étain alsacien et calviniste, au cours de son tour de compagnonnage. Non seulement il l’a vue mais dessinée, vécue et interprétée, selon sa foi calviniste, comme un signe de châtiment divin.

La comète de 1618 menaçant le sud de l’Allemagne. Dessin à la plume dans : Augustin Güntzer, Kleines Biechlin… [Autobiographie], manuscrit, Bibliothèque universitaire de Bâle, HV, 165.

« EN L’AN 1618, LE SEIGNEUR DIEU, FIT APPARAÎTRE AU FIRMAMENT CETTE COMÈTE, SIGNE DE CHÂTIMENT, QUI PARCOURUT LE CIEL DE TOUT LE PAYS ALLEMAND DU SAINT EMPIRE. SEIGNEUR, AIDE-NOUS. »

(Texte placé sous le dessin) :

« Ah! Seigneur, Dieu, je ne peux m’imaginer autre chose que cela: en nous montrant cette comète et ses verges, ton dessein est de châtier les habitants de l’Allemagne. Punis-nous avec mesure et non dans ta colère. Seigneur, accorde-nous ta grâce et ne nous fais pas tomber entre les mains des hommes, car ta miséricorde est immense. Seigneur, tes verges sont aussi pour moi, car je suis un grand pécheur. Seigneur, si cela se peut, donne-moi ton saint Esprit, afin que j’améliore ma vie. Ah! Seigneur, aide-nous et ne nous laisse pas périr, par la volonté de ton Fils, le Christ. Amen.
SEIGNEUR, MON ÂME T’APPARTIENT EN TOUT TEMPS ».

(Texte figurant au recto du dessin) :

« J’ai vu cette comète tous les matins à 5 heures pendant une heure, à Schwaz dans le Tyrol, et ce, quinze jours d’affilée, en décembre avant la Noël de l’an 1618. Que le Seigneur, notre Dieu, nous accorde sa grâce, car il montre aux hommes que de grands châtiments et malheurs puniront les hommes du pays allemand à cause de leurs péchés ».

(Güntzer, Augustin, (2010) : L’histoire de toute ma vie. Autobiographie d’un potier d’étain calviniste du XVIIè siècle. Traduction : Monique Debus Kehr. Honoré Champion Paris.)

Augustin Güntzer est né à Obernai en 1596. Il a donc 22 ans quand il «  croise «  la comète. Il se trouve alors au Tyrol dans le cadre de son Tour de compagnonnage entamé en 1615. Il dessine la chevelure et la queue de la comète en s’efforçant de produire l’impression qu’elle est visible dans un vaste espace. Ce qui fut effectivement le cas. Les trois comètes de 1618 sont les premières à avoir été observées à l’aide de la lunette astronomique notamment par Kepler. La défenestration de Prague qui marque le début de la Guerre de Trente ans a eu lieu la même année, le 23 mai 1618. Ces éléments font partie d’un texte à venir qui s’intitulera : L’écriture de soi sous la comète au 17ème siècle en Alsace. J’ai évoqué la figure d’A. Güntzer sous un autre angle, celui de la rencontre avec l’autre de la religion, dans un livre dirigé par Dominique Rosenblatt et Gérard Schaffhauser : Frontières et hospitalité / Questions alsaciennes, édité par l’association Stockbrunna.

« Ploutocratie autoritaire »

Retour au livre qui nous occupe. Nous passons, toujours avec Bernard Jacqué, au siècle où Mulhouse vit selon l’auteur « un siècle helvétique ». Il en a été peu question jusqu’à présent dans l’historiographie de la cité. Les liens de la ville avec la Suisse sont moins tenus qu’il n’y paraît. Cela se traduit sur la plan de la langue, de l’urbanisme et de l’architecture, de la formation et de l’apprentissage, de l’envoi de mercenaires à la France moyennant rétribution.

« Mais c’est sans doute dans le domaine politique que la ville rejoint le plus le modèle cantonal suisse et son évolution au cours du siècle. […] Ce système compliqué de conseils et d’assemblées qui n’a pas évolué depuis la fin du Moyen-Âge et que l’on rencontre partout dans les XIII cantons, est dominé par une étroite bourgeoisie privilégiée » (p. 158)

Ce système de caste fermé sur lui-même se retrouve dans toute la Suisse. A Mulhouse, tout nouvel arrivant est exclu de droits. Seules huit familles se partagent les privilèges du pouvoir. Mais ce système «  se révèle en crise tout au long du siècle ».

« Or les exclus du système, en fait les corporations, remettent en cause, dans toute la Confédération, un patriciat tendant sous l’influence de l’absolutisme, à la ploutocratie autoritaire [l’expression de Raymond Oberlé est reprise par Bernard Jaqué], ce qui entraîne un Bürgerlärm (une insurrection) dans la plupart des cités helvétiques, des années 1730 aux années 1760 et plus tard encore à Genève. Celui de 1739, à Mulhouse, se révèle moins sanglant que dans le reste de la Suisse. Il aboutit à quelques concessions, en particulier la publication, en 1740, des statuts de la ville qui prévoient – vœu pieu – ’qu’on veillera soigneusement à ce que les familles se répartissent les postes’ » (p. 157).

Klapperstein (Pierre des mauvaises langues)

Bernard Jaqué traite aussi de la justice peu compréhensive où l’instruction criminelle avait encore recours à la torture, où l’on pratiquait la chasse aux sorcières. On risquait la peine de mort pour un vol, par exemple, « de textiles dans une blanchisserie ». Et bien sûr du Klapperstein, la pierre des mauvaises langues ou des médisant.e.s, traduction qui me semble préférable à celle de pierre des bavard.e.s. J’imagine que, même à l’époque, on pouvait être bavard. Mais pas médisant. L’idiotikon suisse donne pour Chlapperer l’acception de diffamateur (Verleumder). On peut voir une copie du Klapperstein sur la façade ouest de l’Hôtel de ville, place de la Réunion. Ce masque de pierre tirant la langue, qui était à l’origine cadenassée, devait être porté autour du cou du ou de la condamné.e pour médisance. Il ou elle devait traverser la ville sur un âne avec ce collier de pierre de 12 kg. L’inscription le précise :

Zum klapperstein bin ich genannt, / den böszen mäulern wol bekannt/ Wer lust zu zank und hader hat / der musz mich tragen durch die stadt

On m’appelle le Klapperstein. Je suis bien connu des méchantes langues. Quiconque prend plaisir aux disputes et aux querelles me portera à travers la ville.

Contrebande d’indiennage

Le 1er juin 1746, trois jeunes bourgeois informent le Conseil qu’ils ont fondé une société pour créer « eine fabrique von Indienne », une fabrique de tissus imprimés. Venus d’Orient. (Voir ici. Et encore ). Il s’agit de Samuel Koechlin, Johann Jakob Schmalzer et Johann Heinrich Dollfus. Ils sont rejoints quelques mois plus tard par un négociant qui se porte garant de leur emprunt à la ville : Johann Jacob Feer. Si cette activité s’est développée en Suisse par les réseaux huguenots, elle est interdite en France. Cette prohibition assurera le succès de la vente par contrebande des tissus mulhousiens. Le trafic passait par la Lorraine. Les quatre apprentis industriels ne savaient cependant pas fabriquer des indiennes. Ils y suppléeront en embauchant dans le canton de Neufchätel, plus précisément à Cressier, un maître fabricant d’indiennes. Ce dernier recrute des ouvriers « sans doute en Suisse alémanique ». Brève évocation de l’importation de savoir-faire et de techniques venant de Suisse. L’histoire technique méritait là aussi d’être développée. Moins d’un an après, la production démarre et se vend en France par des voies « plus ou moins interlopes ».

Ces débuts encore modestes par comparaisons avec les grandes manufactures de Genève, Neufchâtel, Munster ou Wesserling constituent cependant la base suisse et mulhousienne de l’industrialisation qui prendra son plein essor au 19ème siècle. Mulhouse connaît une « explosion démographique » par l’arrivée « massive » d’ouvriers après 1746 et plus encore après 1770.

Conflit puis réunion avec la France

Le XVIIIème siècle est aussi celui de l’Aufklärung et les Lumières. A Mulhouse des société de lectures et de discussions se créent. On y lit, précise Raymond Oberlé, Montesquieu et l’Encyclopédie dont le but affiché était de rassembler, diffuser et partager les connaissances. Il semble que cet accueil se soit fait dans un mélange de conservatisme et d’ouverture aux idées nouvelles plutôt françaises qu’allemandes.

En 1777 encore, et pour la dernière fois, Mulhouse renouvelle avec les cantons suisses le serment d’alliance avec la France dans un contexte modifié par la concurrence de l’indiennage mulhousien avec les « puissantes » manufactures françaises développée en particuliers en Haute Alsace (hors Mulhouse) souvent par des capitaux helvétiques. Mulhouse bénéficiait alors de la libre circulation des marchandises de part et d’autre du Rhin. Lors de négociations entre le Royaume de France et la République mulhousienne, en 1785, « le gouvernement français va jusqu’à évoquer, pour la première fois, la réunion de Mulhouse à la France ». Il faudra cependant attendre janvier 1798, pour que la bourgeoisie mulhousienne réunie en conseil vote majoritairement pour la réunion à la République française. Elle sera fêtée au mois de mars 1798.

Mais avant d’en arriver là, quelques épisodes méritent d’être évoqués sans entrer dans le détail des bouleversements de l’époque pour lesquels l’ancienne histoire est plus riche. Un va et vient entre les deux s’avère des plus utiles. Les tensions entre Mulhouse et la République, qui consolide la frontière sur le Rhin, portent sur les possibilités d’exportation vers l’Allemagne et les droits de douanes.

« Le conservatisme du Magistrat fait par ailleurs de Mulhouse un petit centre contre-révolutionnaire, sans parler de la contrebande, de la spéculation sur les vivres et du trafic sur les assignats dans une ville où seul a cours le numéraire. Mais ce conservatisme n’est pas partagé par tous ; les fabricants apparaissent plus ouverts aux idées françaises […]. Finalement le coup de massue ne vient pas de Paris mais de Colmar. : le 2 novembre 1792, illégalement, le département du Haut-Rhin impose un cordon douanier de la ville, ce qui engendre un blocus économique » (p. 167)

Du côté des manufacturiers, l’intérêt de l’indépendance de la ville se dissout. Un monde nouveau s’ouvre à eux. Pour rester, avec Bernard Jacqué à l’originalité de son angle suisse, notons encore que « la vieille alliée bâloise fait elle-même sa révolution », en janvier 1798, et que 10 cantons suisses votent un peu plus tard la constitution de la République helvétique.

On aurait aimé en savoir un peu plus sur les rapports de la population mulhousienne à la Révolution française et au rattachement à la Répubique.

Les indiennes

Sans les développer, je me contenterai, pour conclure, de quelques notations personnelles presque en style télégraphique. Nous avons vu que la fabrication des indiennes supposait de nouveaux savoirs et savoir-faire. Sans parler de la fabrication des tissus, qui doivent répondre à certaines qualités, l’impression sur étoffe demande une succession de compétences :

– des dessinateurs « capables de joindre la beauté à une facile exécution ». Ils sont des intermédiaires entre les goûts du public et les possibilités techniques
– des graveurs (sur bois de poirier pour l’époque qui nous intéresse), placés entre le dessinateur et l’imprimeur,
– des imprimeurs assisté de tireurs – des enfants qui chargent les châssis de couleurs –
– des coloristes, alchimistes des « drogues », colorantes ou autres …

« Le coloriste et l’imprimeur donnent l’âme à l’impression, le teinturier la revêt du corps et le blanchisseur donne du relief au travail de l’un et de l’autre » (Jean Ryhiner)

Tout cela nécessite des machines tels que moulin à foulon, calandre ou chaudières « pour le bouillissage à garance » ou le « bain d’indigo », des outils ainsi que des tables et des planches  à imprimer, des châssis, des recettes de couleurs, des mordants … . La source d’énergie quand elle n’est pas hydraulique est humaine et animale (chevaux).

Ces éléments très succinctement rapportés sont tirés du Traité sur la fabrication et le commerce des toiles peintes de Jean Ryhiner, un manufacturier bâlois. Il a été écrit entre 1766 et 1783. Il est publié en traduction française dans le livre de Aziza Gril-Mariotte : Les indiennes / La création des toiles imprimées, des Indes aux manufactures alsaciennes (XVIIIe-XIXè siècles). Éditions SilvanaEditoriale. 2022.

Avec les indiennes, il y a besoin d’un enchaînement voire d’une coordination de savoir-faire. Mais le phénomène est plus général. Le 18ème siècle n’est pas seulement celui de la « révolution technique du textile ». Il est accompagné de bien d’autres qui « s’épaulent » (B.Gilles) les unes les autres. Ou, pour le dire avec René Passet, « Les inventions se répondent » en se livrant à un jeu de « course-poursuite ». De sorte que dans son Histoire des techniques (Encyclopédie de la Pleiade p. 721), Bertrand Gilles peut écrire que dans la dernière décennie avant la Révolution française,

« nous sommes bien dans un nouveau système technique » (C’est moi qui souligne)

Sapere aude! (Immanuel Kant)

Il n’est peut-être pas inutile non plus de dire quelques mots de l’Aufklärung et des Lumières. Je le fais rapidement.

« L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement?. Telle est la devise des Lumières ».

(Immanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières in Emmanuel Kant / Moses Mendelssohn : Qu’est-ce que les Lumières ? Révision de la traduction – commentaires – postface de Cyril Morana. Editions Mille et une nuits)

Oser devenir adulte, une définition encore bien utile aujourd’hui. Mais les Lumières ne consistent pas seulement en la Raison qui par ailleurs régresse régulièrement et doit constamment être remise en chantier. Se met en place une conception «  rationaliste et mécaniciste » du monde. La « nature » sera désormais considérée, de même que l’homme et l’Etat, comme une machine, le corps humain comme une horloge. L’Homme-machine de La Mettrie date de 1748. Avec Newton, Dieu lui-même est horloger. Si l’on ajoute à la mécanisation du vivant, le Léviathan de Thomas Hobbes qui les précède (1651), se forme

« un imaginaire normatif qui est encore largement le nôtre : celui qui se représente le gouvernement des hommes sur le modèle de la machine » (Alain Supiot : La gouvernance par les nombres. Fayard Pluriel. p.66)

La tendance est à ce que tout devienne calcul, aujourd’hui algorithme : « Le nombre est devenu le canon de l’Aufklärung. Les mêmes équations dominent la justice bourgeoise et l’échange des marchandises. », écrivent Adorno et Horkheimer dans leur Dialectik de l’Aufklärung. J’en ai parlé ici.

A suivre : Partie 4 : L’industrialisation de Mulhouse. Marie-Claire Vitoux : Mulhouse ou le devenir d’une ville-monde [1798-1918]

PS. Au moment où je terminais ce texte – je laisse toujours un peu de temps entre la rédaction et la publication -, j’apprenais la démission d’une conseillère municipale, Béatrice Fauroux-Zeller, déléguée entre autre à la promotion de l’écosystème textile à Mulhouse. Je note que parmi les raisons invoquées pour ce départ, elle dit que « le textile, qui avait connu son déclin économique dans les années 1970, subit aujourd’hui un déclin culturel qui n’est pas à la hauteur de son histoire » Elle ajoute le manque de projet sérieux pour le Musée d’impression sur étoffes, MISE qui s’est fait piller ses collections. Ceci rapporté, nous sommes invités par le quotidien régional à ne pas voir de dimension « polémique » dans cette démission. A Mulhouse, tout ce qui peut avoir une allure polémique est mal venu. Toujours encore peur du Klapperstein ? Nous ne pourrons donc pas savoir si elle a raison ou tort de parler de déclin culturel. D’ailleurs, en quoi cela nous regarde-t-il, hein ?

 

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« Nouvelle histoire de Mulhouse » (3) : Installation de la Réforme

Ordonnance sur la prédication de l’Évangile (Juillet 1523). Colloque Mulhouse-Bâle sur les 500 ans de la Réforme à Mulhouse (1523-2023). Mulhouse ville suisse et réformée (1529-1587).

Après un prologue et une première partie traitant de l’émergence d’une entité urbaine, il sera maintenant question du protestantisme mulhousien. Pour ce chapitre, je procéderai un peu différemment. Avant de présenter et commenter ce que contient le livre Nouvelle histoire de Mulhouse sur ce point, je commencerai par le document qui marque le début de la mise en place de la Réforme à Mulhouse, il y a 500 ans. J’y ajouterai quelques éléments tirés du récent colloque qui s’est tenu pour l’occasion. Il a souligné le rôle du rapport entre Mulhouse et les cantons suisses réformés. Puis je retournerai au livre proprement dit qui fait l’objet de cette série.

Ordonnance sur la prédication de l’Évangile

Mulhouse fait partie des villes d’Alsace qui ont adopté très tôt la Réforme. En témoigne cette ordonnance de juillet 1523.


Mandat zur Predigt des Evangelium*
25. bzw. 29. Juli 1523**

Wir, Burgermeister und Rate der stat Mülhusen, verkünden allen und yegklichen, geistlichen und weltlichen, unsern Burgern, Burgerin, hindersessen***, verwandten und inwonern diser unser statt, In was wirden, wesens oder stands die syenn:
Die wil ein yeder Christen mensch uß rechter christenlicher pflicht dem wort Gottes on mitte**** verbunden und darin allein siner seligkeit zu erwarten hat, Darumb er schuldig ist, alles sin leben und wesen nach der lere desselbigen worttes zu richten, Unnd so denn ettlich zytt har das liecht des wort Gottes und heyligen Evangelion Christi fürtreffenlichen erschynen, darin uns Christen die Evangelische warheit etwas clärlicher und trüwlicher dan vormals eroffnet und geprediget, deßhalb unserm seligmacher Christo Jesu (durch den uns dise gnade gegeben) billich on underlaß lobe und danck zu sagen were, So sehen wir doch, das ettlich geistliche und weltliche personen soliche verkündung unnd predigen nit allein undanckbarlich und zuwider vernemen, Sunder ouch (das erschröckenlich zu hören) die prediger und andere, so vom gotswort und heyligen Evangelio reden oder das zu hören sich flyssen unnd gern annemen wolten, verhindern, lestern
unnd schmechen, heissen die selben ketzer, schelmen, buben unnd derglychen, damit sy die ratzen****under den weissen vermischen, den gemeynen man zu verwirren und den schyn der heiligen warheit zu verduncklen understanden, das dem heilgen Evangelio zuverachtung unnd dem gemeynen volck (so nach der lere Christi zu leben begert) zu verfürung und mer zu uffrur unßer gemeynde reichen und dienen mag,
Dem allem vorzesein und die weil wir der neygung und endtlichen willens, uns ouch als Christen lüte des schuldig erkennen, ob dem wort Gottes zuhalten und die Evangelische warheit und einigkeit, so vil uns müglich, zu schützen, schirmen und zu handthaben, damit christenliche brüderliche lieb und einigkeit under den unsern geöffnet und gepflantzt werde, So haben wir wolbedachtlich und einhellig erkent und wellend, das unser lütpriester, ouch alle andre priester unnd ordenslüte, so sich in unsern pfarrkilchen, Clöstern und Capellen hie zu Mülhusen predigens underziehen, sy syen, wer sy wellen, allein das heilig Evangelium und lere Christi und was sy können und mögen durch die ware Heilige schrifft, nemlich des Alten und Neüwen testaments, beschirmen und beweren, frye offenlich und unverborgen predigen und verkünden und sich der andern leren, disputierens und tandtmeren [Geschwätz], so der rechten götlichen schrifft nit glichformig sind, gar nützit annemen noch underziehen in keinen wege, Das sy ouch wider die warheit und lere Christi nyemants schmehen noch lestern, sunder also predigen, das dardurch Gott gelobt, das gemeyn volck möge gebessert und brüderliche liebe und einigkeit gemeret werden Und also die frucht des wort Gottes zu nutz allen menschen deßter richlicher und manigfaltiger uffwachße.
Wir wellen auch hiemit ernstlich abgestelt und verbotten haben, das keiner unser stat Mülhusen inwoner und hinderseß, er sye geistlich oder weltlich, nyemants ußgenomen, die obangezeygten predicanten, so das wort Gottes, wie obstat, verkünden, noch sunst andere personen, wer die syen, ires predigens, lesens oder redens halb rechtfertige [Anklage] , ußricht [Verurteile aber auch verleumde, übel nachrede], schmehe oder lestere, Sunder, ob yemants vermeinet, das einer unzimlich und wider die warheit gepredigt oder sunst ußerthalb der schrifft nit christenlich geredt, der mag ine des mit rechter götlicher schrifft bewysen und underrichten, damit syn irrthumb clarlich erschin, darzu wir ouch soliche predicanten und andere in offner disputacion zuantworten anhalten und vermögen wellen. Solt aber hieüber yemand understen, die unser warnung und gebott zu verachten und seins eigenen gefallens hie wider zu reden, yemants heissen liegen, schmehen oder schelten (als hievor geschehen), gegen dem oder denselben, sy syen geistlich oder weltlich, wellen wir mit statlicher*****, ernstlicher straffe dermaß handlen, daruß unser mißfallen und christenlich gemüt zu handhabung Evangelischer warheit soll gespürt werden. Darnach wisse sich ein yeder zu
richten.

Geben und zu urkund mit unserm fürgetruckten Secret Insigel offen besigelt uff Sant Jacobstag
Anno etc. XXIII.

* a Textvorlage A (Einblattdruck): AM Mulhouse Nr. 3613. Weiteres Exemplar: StaatsA Basel, Fremde Staaten: Mülhausen A 5. Textvorlage B (Einblattdruck): StaatsA Bern U. P. 70, Nr. 112.

(Source du texte allemand : Wolgast, Eike [Editor]; Seebaß, Gottfried [Editor]; Heidelberger Akademie der Wissenschaften [Editor]; Kirchenrechtliches Institut der Evangelischen Kirche in Deutschland [Editor]; Dörner, Gerald [Oth.]; Sehling, Emil [Bibliogr. antecedent]
Die evangelischen Kirchenordnungen des XVI. Jahrhunderts (20. Band = Elsass, 2. Teilband): Die Territorien und Reichsstädte (außer Straßburg) — Tübingen: Mohr Siebeck, 2013

** Die Einblattdrucke sind unterschiedlich datiert: Während die aus dem AM Mulhouse und dem StaatsA Basel stammenden Einblattdrucke als Datum uff Sant Jacobstag (25. Juli) tragen, ist bei dem aus dem StaatsA Bernstammenden Blatt Mitwoch nach sanct Jacobs tag (29. Juli) angegeben.

***Im Mittelalter wurde Hintersasse mit der Bedeutung „die hinter einem Herren sitzen“ auch als Sammelbegriff für die vom Grundherrn abhängigen Bauern gebraucht. Neben persönlich freien Hintersassen, die rechts- und vermögensfähig waren und „nur“ wirtschaftlich und sachrechtlich zu Leistungen verpflichtet waren, existierten halb- und unfreie Hintersassen, die Hörigen, in einem persönlichen Abhängigkeitsverhältnis = vassal

**** unmittelbar

*****Mit ratz wird eigentlich die Ratte bezeichnet; der Begriff wird bildlich aber auch auf Menschen angewendet, s. Grimm, DWb 14, Sp. 208 und Idiotikon 6, Sp. 1913-1916. Die weissen sind in übertragener Bedeutung die Reinen, Unbefleckten, s. Grimm, DWb 28, Sp. 1191. Weissen steht aber auch für Weizen, so daß sich hier eine Verbindung zum Gleichnis vom Unkraut unterdem Weizen (Mt 13,24-30.36-43) ergibt.

***** statlicher : (Den Umständen) angemessener. Gehörig

Ordonnance sur la prédication de l’Évangile (Juillet 1523)

Nous Bourgmestre et Conseil de la ville de Mulhouse, à tous et chacun qui habitent notre ville, qu’il soit religieux ou laïc, bourgeois, bourgeoise, ou non, ainsi qu’à leurs familles quelle que soit sa condition, son rang ou son métier, proclamons :
Que le chrétien est lié à la parole de Dieu, qu’il est tenu de conformer sa vie à la doctrine qui y est renfermée et qu’il ne doit attendre son salut [seligkeit] que de cette Parole. Comme, depuis un certain temps, la lumière de la Parole divine et du Saint Évangile brille avec plus de clarté, et que la vérité évangélique nous a été révélée avec plus de force et de netteté qu’auparavant, nous devons remercier de tout cœur notre Sauveur Jésus-Christ de cette grâce qui nous a été donnée.
Cependant, nous avons remarqué que certaines personnes, ecclésiastiques et laïques, non seulement accueillent sans gratitude et avec hostilité cette révélation, mais – ce qu’il est effrayant d’entendre – qu’elles entravent, dénigrent (blasphèment), molestent et injurient [verhindern, lestern unnd schmechen] ceux qui annoncent la Parole de Dieu ou qui veulent l’entendre et l’adopter, en les traitant d’hérétiques, de canailles, de mauvais garçons [ ketzer, schelmen, buben] et autre. Ainsi, elles mêlent le bon grain et l’ivraie [damit sy die ratzen under den weissen vermischen], troublent l’homme du commun [gemeynen man], ternissent l’éclat de la vérité, couvrent d’opprobre le Saint Évangile, égarent le commun peuple [ gemeynen volck] qui désire vivre selon la doctrine du Christ avec le risque de conduire à des émeutes [zu uffrur unßer gemeynde = dans notre communauté et non dans l’Église comme le dit la traduction].
Pour nous prémunir de tout cela et parce que nous sommes animés d’une volonté ferme et définitive, en tant que chrétiens, d’adhérer à la parole de Dieu et de protéger, défendre et nous en tenir [schützen, schirmen und zu handthaben], autant que possible, à la vérité et l’unité évangéliques, afin que l’amour fraternel chrétien conduise à l’unité parmi les nôtres, C’est pourquoi nous avons, après mûre délibération, décidé unanimement que notre pléban (ou vicaire) et tous les autres prêtres et membres des ordres qui prêchent dans nos églises, couvents et chapelles, ici à Mulhouse, quels qu’ils soient, n’enseignent et n’annoncent que le saint Évangile et la doctrine du Christ, et qu’ils s’écartent, se détournent des autres enseignements, des disputations, des sottises [andern leren, disputierens und tandtmeren = Geschwätz] qui ne sont pas conformes à la Sainte Écriture, qu’ils n’outragent personne à propos de la vraie doctrine chrétienne mais qu’ils prêchent de telle manière que Dieu soit loué, que la commun peuple soit amélioré, la charité et la concorde chrétiennes raffermies et qu’ainsi les fruits de la Parole divine croissent plus richement et dans leur diversité.
Nous interdisons aussi qu’aucun habitant sans exception qu’il soit ecclésiastique ou laïc, n’attaque, ne tourne en dérision, ou n’outrage les prédicants qui proclament la Parole. Mais si quelqu’un estime que l’un d’entre eux prêche ou enseigne une doctrine qui n’est pas conforme à la sainte doctrine chrétienne, qu’il le lui prouve au moyen de l’Écriture divine et qu’il lui montre clairement son erreur. Nous avons également l’intention de répondre à de tels prédicants et à d’autres dans des disputes publiques.

[Philippe Mieg a effacé le paragraphe qui suit]

Quiconque s’aviserait de négliger ou mépriser ces avertissements et obligations, de les contredire, de traiter ces prédicateurs de menteurs, les calomniera ou les disputera (comme c’est déjà arrivé), celui-ci, qu’il soit clerc ou laïc, saura que nous le punirons sérieusement, de manière appropriée, de telle sorte qu’il sente que son comportement nous a indisposé et provoqué notre mécontentement quant à notre sentiment chrétien d’application de la vérité évangélique. Que chacun se conforme à ses prescriptions.

Fait et énoncé sous notre sceau, le mercredi après le jour de la Saint Jacques de l’an 1523. *

* Il existe une variante qui indique le jour de la Saint Jacques. L’édit a donc été publié le 25 et/ou le 29 juillet 1523

Pour le texte français, je me suis appuyé sur la traduction qui figure dans le livre de Philippe Mieg : La réforme à Mulhouse 1518-1538 (Ed. Oberlin. Strasbourg 1948). Elle reprend celle de James Jaquet : Les origines et le développement de l’Église réformée de Mulhouse. (Mulhouse 1924). J’ai été amené à y apporter quelques modifications. La traduction lissait quelque peu les références à une conflictualité et son vocabulaire. Surtout, il y manquait le paragraphe coercitif qui menaçait de punition les attaques verbales contre les prédicateurs. C’est donc qu’il y en avait. Une autre ordonnance datant de la fin de la même année porte entre autre également sur des jurons diffamants et le blasphème [der unzimlichen schwüre und gotzlesterung halb]. La punition infligée consistait pour le contrevenant à s’agenouiller dans l’heure, tracer une croix par terre et la baiser. S’il ne le faisait pas, il lui en coûtait 5 shillings. Cette dimension est peu documentée souligne Odile Kammerer en raison de l’incendie de l’Hôtel de ville de 1551 qui a détruit un grand nombre d’archives. On ne peut donc mesurer l’impact de ces décisions dans la population.
Nous avons vu dans la partie précédente, que Mulhouse était dominée par un pouvoir oligarchique qui faisait en quelque sorte fonction de prince. Nous ne sommes pas loin, dans la ville, du Cujus regio, ejus religio (tel prince, telle religion) pratiqué par les princes et qui avait transformé l’Alsace en une mosaïque religieuse.
Le texte cité ne fait pas référence à l’usage de la langue vernaculaire pour les cultes. Mais cette dimension était déjà en place. Une ordonnance de mai 1523 édicta que dorénavant on chantera au cours des cultes des psaumes en allemand et que le baptême des enfants se fera en langue allemande.
Comme le note Matthieu Arnold, dans son livre Luther (Fayard p.325),

« la Réformation fut la fille tout autant de la langue vernaculaire que de l’imprimerie ».

De l’imprimerie il ne sera malheureusement pas question ni au colloque, ni dans la Nouvelle histoire de Mulhouse. J’en ai parlé ici.

Réforme zwinglienne

Dans la chrétienté latine, malgré le blocage du pape, un processus de réforme avait commencé en quelque sorte comme un retour – conservateur – aux fondamentaux. Le colloque sur les 500 ans de la Réforme à Mulhouse a, dans sa première journée, fourni quelques éléments du contexte religieux. Il a été rappelé que le « corps ecclésial était abîmé » et l’existence de courants de la mystique rhénane. A Bâle, le basculement de la réforme a été un phénomène social et politique reposant sur l’«érosion du pouvoir temporel de l’évêque ». L’intervention qui m’a le plus marquée a été celle de Beat von Scarpatetti qui a étudié les gloses de l’importante bibliothèque de Johannes Heylin von Stein (francisé en Jean Heynlin « de Lapide ») qui fut prédicateur à la cathédrale de Bâle. Elles permettent de montrer que les bases de l’austérité protestante existaient avant la Réforme. Ce rigorisme reposait sur une peur panique du terrestre, de la nature, de la chair, des émotions humaines. Comme les joies d’éros et de la vie s’incarnent dans la danse, le bannissement de celle-ci condensait « cette fuite hors du monde »
Le pasteur Roland Kauffmann, qui fut pendant une bonne dizaine d’années en charge de l’animation culturelle et spirituelle du Temple Saint Etienne de Mulhouse, a, dans son intervention au Colloque, apporté un éclairage utile sur les caractéristiques du protestantisme mulhousien. Pour lui, il est « avant tout politique au sens où il prétend organiser la vie de la cité ». Il l’inscrit dans le cadre de la Réforme helvétique du XVIè siècle. Ce qui différencie cette dernière de la Réforme luthérienne dans le Saint Empire Romain Germanique, « c’est d’être le fait des autorités civiles qui se considèrent comme légitimes pour organiser le fonctionnement de l’Église ».

« C’est le premier bouleversement dont la réforme mulhousienne de 1523 est typique mais qui se produit également dans les villes suisses. Pour la première fois, des ‘non-clercs’ prétendent dire comment l’Église doit ‘contribuer à l’amélioration de la société’  et c’est cette prétention qui est caractéristique de la réforme helvétique. En effet, dans le contexte de l’Empire, les théologiens sont issus du clergé et définissent à la fois le contenu dogmatique et la nouvelle organisation de l’Église ».

Cette année 1523 d’introduction de la Réforme à Mulhouse coïncide avec celle de la publication des 67 thèses du réformateur de Suisse alémanique, Ulrich Zwingli. Mais on ne peut pas dire que c’est lui qui a inspiré la Réforme mulhousienne même si celle-ci prendra plus tard une « tonalité zwinglienne ». Roland Kauffmann propose plutôt de voir cela comme une résurgence rhizomatique :

« Comme un rhizome, la réforme d’inspiration zwinglienne surgit à la même époque à Zurich et à Mulhouse sans que l’on puisse identifier un rapport de subordination. C’est plutôt un air du temps, une inspiration commune qui s’explique également par les conceptions de Zwingli concernant le rôle des magistrats à qui « il appartient de conduire la Réforme » [Pour Zwingli, d’inspiration augustinienne, c’est le Magistrat qui dirige la Cité de Dieu] .

C’est donc, ajoute le pasteur, « l’organisation politique de la ville qui va donner sa forme au protestantisme mulhousien et non pas l’inverse ». Je passe sur les différences théologiques difficiles à saisir pour le mécréant que je suis. Elles portent sur le salut éternel par la grâce qui pour Zwingli est donné une fois pour toutes par le sacrifice du Christ. Il n’y a plus à s’en préoccuper mais à « travailler à sa propre amélioration, à une vie conséquente avec la foi, en cohérence avec les principes », me précise Roland Kauffmann. Il ajoute que, pour Zwingli et plus tard le calvinisme, la réforme est plus « éthique » qu’« existentielle » comme avec Luther.

J’ajouterai, quant à moi, d’autres éléments du contexte. J’ai déjà amplement décrit l’histoire mondiale de cette année 1517 qui amènera Martin Luther à publier les 95 thèses de sa disputation, amorçant la contestation notamment de la mercantilisation de la rémission des péchés par l’Église de Rome, l’hubris des indulgences. Je me contenterai d’y puiser quelques rappels.

L’Europe s’ouvre au monde, découvre l’or de l’Amérique. Mais pas seulement. En 1515, Albrecht Dürer dessine le rhinocéros envoyé à son roi par le gouverneur de l’Inde portugaise. Une gravure sur bois que les nouvelles techniques d’imprimerie se chargeront de diffuser.

Albrecht Dürer : le rhinocéros Odyssée

On notera la deuxième corne sur le dos de l’animal qui lui donne un caractère de chimère. Bien plus près de Mulhouse, nous avons du même artiste, ceci :

Albrecht Dürer :Le Pourceau Monstrueux de Landser (Sundgau). Gravure sur cuivre

Cette gravure sur cuivre représente la truie prodigieuse de Landser qui naquit en 1494 dans le Sundgau [Sud de l’Alsace]. Ce monstre n’avait qu’une tête, mais deux corps et huit pattes.

Sur le plan géopolitique et politique, ça bouge aussi, cette année-là, avec la montée en hégémonie de la maison des Habsbourg, qui allait se conclure, en 1519, par l’élection de Charles d’Espagne devenu Charles Quint, empereur du Saint Empire romain germanique et la victoire, en 1517, de l’Empire ottoman sur le Sultan mamelouke qui lui ouvrait la voie vers la péninsule arabique et les côtes d’Afrique du Nord.

Puis il y a les guerres qui n’arrêtent pas. Leur caractère endémique, les nouvelles techniques guerrières, l’achat et l’entretien de troupes de mercenaires coûtent cher. Il faut faire payer tout cela. Pas besoin de faire un dessin pour savoir à qui. Paysans comme urbains et une partie des nobles se sentent menacés dans leur existence.

1517 : Machiavel fait l’âne :

« Mais personne ne doit avoir cervelle assez légère pour croire que si sa maison menace de crouler, c’est dieu qui la lui sauvera sans qu’il l’étaye : il mourra bel et bien sous ses décombres . »
(Nicolas Machiavel : L’Âne d’or, in Œuvres complètes, intr. J. Giono, éd. établie et annotée par E. Barincou, Paris, 1952, p. 54-80)

Erasme publie la Complainte de la paix,

« On rougit de rappeler pour quels motifs honteux ou frivoles les princes chrétiens font prendre les armes aux peuples.
(Erasme : Complainte de la paix Folio p. 47)

et le chanoine Copernic se met à la rédaction d’un essai sur la dépréciation de la monnaie et montre l’importance de la confiance – alors ébranlée – dans les relations économiques et monétaires.

« La mesure du monde et sa documentation sur des globes et des atlas, l’explication rationnelle des relations économiques et monétaires, les réflexions philosophiques sur la guerre et la paix, n’étaient que l’une des formes par lesquelles les hommes du début du 16ème siècle cherchaient à s’orienter. L’autre consistait à scruter le ciel et ses apparitions, les disettes, la faim, les épidémies ou les guerres pour y trouver les signes d’une réalité surnaturelle. Ils y voyaient l’expression d’une profonde perturbation dans la relation entre Dieu et les hommes, ou, plus grave encore, le signe annonciateur de l’imminence du jugement dernier qui allait s’abattre sur l’humanité… »

(Heinz Schilling 1517 Weltgeschiche eines Jahres CH Beck. Trad. B.U.)

Dans ce contexte s’inscrit aussi la Guerre des paysans dont je parlerai plus loin.

The time is out of joint / Le temps est hors de ses gonds, écrira, vers la fin de ce 16ème siècle, Shakespeare, dans Hamlet. Ce personnage est présenté, je le rappelle, comme ayant été étudiant à l’Université de Wittemberg, la ville de Luther. Une partie du monde était prête recevoir le message du moine réformateur. Le microcosme mulhousien en sera. Odile Kammerer, vers laquelle je reviens maintenant, ajoute à ce qui précède une période de « petit âge glaciaire » dans laquelle « le vin gèle dans les tonneaux ». Elle relève que dès 1518, les thèses de Luther sont commentées à Mulhouse. A partir de 1523, avec l’ordonnance évoquée plus haut se met en place un « système cohérent » piloté par le Conseil qui installe la Réforme. Une « équipe de choc » réunit Hans Oswald Gamsharst, le chancelier de la ville qui fit ses études à Bâle, Augustin Gschmus, qui en fit autant et qui fut prédicateur. Ce dernier a suivi les différents colloques théologiques, à Baden, Berne et Bâle qui ont marqué la Réforme. Enfin, Nicolas Prugner, formé aux mathématiques et à l’astrologie. Il fut prieur des Augustins où il accueillit le « sulfureux » chevalier poète Ulrich von Hutten qu’il ne parviendra pas à maintenir à Mulhouse. Et lui-même devra partir. Mulhouse finit par adopter la confession helvétique et non celle d’Augsbourg, luthérienne.

Dans un raccourci frustrant évoquant la Guerre des paysans de 1525, l’autrice la qualifie de « révolte rurale inspirée par les thèses de Luther ». Là, il me faut marquer mon désaccord complet. « Révolte rurale » ? Cela m’apparaît non seulement péjoratif au regard de sa réalité mais aussi inexact. Elle cite en référence le livre de Georges Bischof : La guerre des paysans / l’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 (Ed. La Nuée Bleue) dans lequel ce dernier écrit :

« La thèse d’une révolution démocratique, évangélique plutôt que théocratique est pertinente » (o.c. p.114)

L’historien suisse, Peter Blickle, qualifie la Guerre des paysans de Révolution de l’homme du commun (gemeine Mann). Il définit ce dernier, qu’il distingue de la notion de peuple, comme principalement anti-autoritaire, sans maître (à l’exception pour l’époque de l’empereur) mais pas sans Dieu. Il aspirait à être sujet et source de droit. Des aspirations qui étaient partagées dans la plèbe des villes. La Guerre des paysans était porteuse de l’idée de communs.
Cette révolution avait un programme, des revendications et savait s’organiser. Si l’on assimile la Guerre des paysans au Bundschuh, il faut, en Alsace, la faire remonter à 1493 (Bundschuh de Sélestat), c’est à dire bien avant Luther dont les Thèses datent de 1517. Elle a connu plusieurs épisodes qui ont préparé le moment culminant des années 1524-1525. Le mouvement a préexisté au moine ce qui ne veut pas dire que Luther ne lui a pas donné une impulsion nouvelle mais il n’était pas le seul. Il y avait aussi Thomas Müntzer. Cette révolution n’était pas seulement rurale mais associée à d’autres catégories comme les mineurs en Thuringe. A Mulhouse même, on sait qu’elle bénéficiait de la sympathie d’au moins deux corporations et que les sympathisants de la bande paysanne du Sundgau se réunissait à la poêle (Zunftstube) des maréchaux. Ce qui fait que le Conseil prit la décision de fermer ses portes aux insurgés. La Guerre des paysans s’est terminée dans un bain de sang. Martin Luther avait lui-même appelé au massacre de « ces hordes meurtrières ».

La Réforme à Mulhouse est indissociable de son alliance avec la Suisse. Elle place la ville dans une position géopolitique paradoxale, celle d’une

« enclave ‘autonome’ en pays sous domination habsbourgeoise et une exclave de la Confédération helvétique » (Nouvelle histoire de Mulhouse. p. 116)

D’un côté, Thann, une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Mulhouse, est la Porte de Bourgogne. De l’autre, à Ensisheim, 20 km au nord, siège le gouvernement du Rhin supérieur autrichien. Les choses se compliquent encore d’avantage quand on sait que la Suisse était partagée entre cantons catholiques et protestants et que Mulhouse voulait rester ville d’Empire. D’une part, elle participe à la Diète de la Confédération qui s’allie avec François 1er, de l’autre, elle négocie les privilèges de ville d’Empire avec Charles Quint.

« Par un brusque changement d’échelle, la petite enclave mulhousienne se voit contrainte de courir sans cesse en dehors de ses murs – principalement aux Diètes helvétiques ou impériales quand ce n’est pas sur les champs de bataille – et le tissus social s’en trouve distendu jusqu’à la déchirure » (ibid)

Pour tenir tous ces bouts, il fallait un talent diplomatique certain. Le traité d’alliance avec Bâle est signé en 1506 et la ville devient, avec d’autres villes comme Genève, zugewandter Ort, ville alliée de la Confédération des XIII cantons en 1515. C’est un choix délibéré de proximité et d’indépendance, même relative. Les cantons suisses catholiques finissent par y être hostiles et rompent l’alliance en 1586. Mulhouse s’inscrira alors dans la combourgeoisie de Berne et Zürich pour la défense de la foi réformée. La volonté d’indépendance se heurte à une autre difficulté, elle, financière. La ville est endettée. La période est à l’inflation. Les nouveaux riches pavanent. L’élite enrichie, oligarchique, cette Obrigkeit, pratique l’entre-soi au grand dam des artisans et petits marchands privés de voix au chapitre. En 1587, ce pouvoir est renversé par des « émeutiers » puis aussitôt « remis en selle manu militari par les cantons protestants »

« L’alliance de Mulhouse avec l’espace helvétique et ses intérêts a consolidé le mode de gouvernement de la ville par une Obrigkeit en étroite relation avec les cantons protestants et surtout Bâle. La politique urbaine change d’échelle, de culture et l’univers pluriel de l’artisanat, organisé dans le cadre rigide des Zünfte [tribus, corporations], se fait supplanter dans la gestion de la cité par la finance, le grand commerce et bientôt la manufacture » (p.131)

Ainsi se termine la partie de la Nouvelle histoire de Mulhouse due à Odile Kamerer. Cette dernière a le grand mérite d’ouvrir à la complexité une histoire traditionnellement dominée par les historiens protestants . Ceux-ci avaient tendance à présenter l’installation de la Réforme dans la ville comme si elle avait été de génération spontanée et supposait une adhésion générale de la population. Nous avons vu, malgré le peu d’archives, qu’il n’en est rien L’historienne décrit également l’enchevêtrement des réseaux relationnels dans lequel l’enclave mulhousienne et sa quête d’indépendance sont enserrés.

Je traiterai des suites de la Réforme, de la question du patronat protestant dans les chapitres ultérieurs.

A suivre : Partie 4 : Mulhouse, ville « souisse » (Montaigne) ? Bernard Jacqué : Le XVIIè siècle mulhousien, Mulhouse au XVIIIè siècle : un siècle helvétique.

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« Nouvelle histoire de Mulhouse » (2)
Émergence d’une entité urbaine

Après un prologue, nous passons à la lecture proprement dite du livre Nouvelle histoire de Mulhouse. Elle se fera en plusieurs étapes.

1. Au début, il y avait de l’eau et … un cimetière. Quand les morts installent les vivants et que Mulhouse ne s’appelait pas encore MULHOUSE..[ … – 1587]. Odile Kammerer : Émergence d’une entité urbaine ; Construction du vivre-ensemble ; Mulhouse change d’échelle.

Légendes des origines

De l’origine de Mulhouse, il y a des légendes. Elles ont été forgées au 19ème siècle. L’une d’entre elles a été écrite par Friedrich Otte en 1845. Elle a le mérite d’évoquer le fait que la mulhousienne et le mulhousien ne sont pas nés de la terre glaise mais qu’elle et lui sont venus d’ailleurs. Si l’on suit ce récit illustré ci-dessus – celle de Ludwig Schönhaupt figure dans le livre – un meunier et sa fille fuyant les troupes d’Attila (ou Etzel) construisirent un moulin aux bords de l’Ill ou de la Doller. Ils y recueillirent un soldat épuisé par les combats. A moins que ce ne soit un archange de neige. Mulhouse viendrait de Milhusen : la maison du moulin. Ou, autre possibilité, de Im Illhusen, les maisons des bords de l’Ill.

J’ajoute qu’il existe en Thüringe, une ville de Mülhausen, „Molinhuso“ du temps de Charlemagne. Là une autre légende nous raconte que bien avant, au 5ème siècle, un certain roi Molla ou Mulla fut séduit par le coin au cours d’une partie de chasse et y fit construire le château de Mulhus qui donnera son nom à la ville. Attila l’occupa en 444 sur le chemin vers les conquêtes de l’ouest.

Les armoiries de la ville figureraient donc la roue du moulin. A moins que ce ne soir une roue de charrette. Dans le Thesaurus philopoliticus de Daniel Meisner et Eberhard Kieser (graveur et éditeur) figure une planche ex bello quies (que l’on pourrait traduire par la paix féconde) sur Mülhausen im Elsass de 1623 (un cliché est présent dans le livre. p. 121) où la ville est symbolisée par une roue de charrette, certes sortie d’un nuage :


L’on pourrait croiser les fils des légendes : le meunier venant de Mulhus …. transportant son moulin sur une charrette….. Il reste de la place pour l’imaginaire. Mais trêve de plaisanterie. L’intéressant dans la légende du meunier se trouve dans la présence de réfugiés à l’origine de la localité.

Les morts ont installé les vivants

Les historiens travaillent sur des archives à l’aide de techniques ainsi qu’avec les découvertes archéologiques, rappelle Odile Kammerer. C’est un travail en progression qui ne peut se passer d’hypothèses. Les archives de Mulhouse concernant la formation de la ville au Moyen-Age ont disparues en grand partie dans l’incendie de l’Hôtel de ville en 1551. Les travaux d’archéologies, quoique parcellaires, ont apporté des éléments nouveaux. Quant aux techniques, celle de la spatialisation du temps chronologique, la cartographie, est utilisée ici pour « découvrir d’autres problématiques et ainsi « formuler de nouvelles directions d’enquête ». (p.32).

Pour le néolithique, les trouvailles archéologiques situent la région mulhousienne dans « le vaste réseau d’échange avec l’Europe centrale et la Méditerranée par voies terrestres et fluviales » (p.33) D’autres fouilles ont révélé pour l’époque carolingienne la présence d’une aire d’inhumation.

« Ce sont les morts, enterrés selon le rite chrétien, qui ont fixé les villages dont certains deviennent des villes » (p. 39)

Les morts ont installé les vivants.« Il est plus que vraisemblable qu’il y ait eu un moulin au bord de l’Ill », écrit l’auteure. La rivière avait deux bras à l’époque. La présence d’un moulin signifie, un constructeur de moulin, du grain à moudre, des acheteurs de farine, c’est-à dire une « organisation sociale dans la durée » et, pour la mise en valeur des terres fertiles « une organisation politique ». Les abbayes ont dynamisé les terres agricoles et favorisés la sédentarisation des paysans.

« Le village – Milhusen, Mulihusen, Mulinhusin, selon les graphies – est donc en place à l’époque carolingienne et son développement se poursuit sans discontinuité jusqu’à devenir une ville (ce qui n’est pas le cas de tous les sites) ».

Je n’entre pas dans le détail des pouvoirs qui s’exercent sur la localité et qui, pour être efficients, devaient être de proximité relative, l’empereur étant loin. Ils se situent entre l’évêque de Strasbourg et le duc de Souabe et d’Alsace de la dynastie des Hohenstaufen. J’en viens tout de suite au rôle déterminant de Frédéric Barberousse dans un contexte qu’ Odile Kammerer décrit comme favorable à la fois sur le plan géographique, économique et social. Elle y ajoute fort judicieusement la dimension climatique qui, dans la longue période qu’elle couvre, a connu un réchauffement et un refroidissement. Ce sont ceux de l’holocène et non ceux de l’anthropocène.

Mulhouse devient une ville

L’historienne définit la ville par son devenir, par un processus constituant au cours duquel une communauté d’habitants fait corps social et symbolique. Cela en apprenant « à se détacher du pouvoir seigneurial qui lui a préexisté », à obtenir « des droits, des privilèges », et en se dotant « de moyens économiques et de symboles pour tendre vers une certaine autonomie dans la prise de décision » (p.43)

« La dualité seigneuriale, évêque/ Staufen, qui ne semble pas concurrentielle sous Frédéric Barberousse, ouvre cependant la voie à une troisième force, celle des habitants, marchands, paysans, artisans regroupés en Conseil pour défendre leurs intérêts. Remarquons d’entrée de jeu que ‘‘les meilleurs’’(meliores) des Mulhousiens ont agi lentement mais sûrement, avec prudence et diplomatie, jouant de la rivalité de leurs seigneurs, exploitant toutes les failles politiques pour avancer vers l’obtention de droits nouveaux : 1227 : première mention de conseillers (consiliarii) ;1309 : Mulhouse ville impériale ; 1515 : zugewandter Ort ou canton suisse allié. »

Le Rhin supérieur était à l’époque au cœur du Saint Empire Romain germanique, bien situé entre la Souabe et la Bourgogne, sur la route du commerce entre l’Italie et les Flandres. L’obtention par la ville, en 1186, lors d’un séjour de Barberousse, d’un « droit de marché » est « sans doute l’acte fondateur » de la cité (p.44). Mais cela ne définit pas encore la ville. Ce « droit de marché » assure la protection des marchands, le règlement des conflits, la sécurité des transactions, le droit et la police, précise l’auteure. La ville se dote ensuite d’une muraille, de conseillers et d’une organisation urbaine avec un bain public, un maître d’école, une halle aux draps. O. Kammerer défend la thèse d’une « unicité initiale de la ville » contrairement à celle qui prévalait jusqu’à présent de la fusion d’une ville haute et d’une ville basse.

Entre 1250 et 1417, se construit un « vivre ensemble ».

« A Mulhouse, les rares éléments fondamentaux d’une future ville (murailles, marché, Conseil, justice), tous en place dans la première moitié du XIIIe siècle, permettent de profiter de l’interrègne [affrontement entre Frédéric d’Autriche et Louis de Bavière pour le titre de roi des Romains], situation de faible intensité du pouvoir royal inopérant pour assurer la protection de ses villes. Il s’agit de poursuivre l’apprentissage des pratiques urbaines et surtout de ‘‘faire ville’’, construire l’universitas [une entité administrative], assurer un consensus (relatif). Progressivement, prudemment, obstinément, le processus d’urbanisation s’intensifie pendant un siècle et demi : la ville royale de facto devient ville impériale de jure au début du XIVe siècle. La nouvelle situation juridique sanctionne en réalité une transformation profonde de la société urbaine et de son cadre de vie » (p.84)

Mulhouse profite de vacances de pouvoir pour se constituer en communauté urbaine apprenant à maîtriser son territoire, notion sur laquelle il faudra revenir, et à substituer une « horizontalité » à la verticalité de l’autorité. O. Kammerer définit l’objectif de sa recherche comme étant celle des « indices » de participation des mulhousiens à leur propre destinée au-delà des repères factuels.

Si la ville partage avec les autres villes du Rhin supérieur les éléments d’un gouvernement urbain avec ce que cela suppose de définition de « biens communs », la spécificité mulhousiene se situe dans le rôle de ses élites pour transformer le « danger aquatique en ressource ». En 1417, l’empereur Sigismond lui accorde l’autonomie de la gestion des eaux. Mais nous ne saurons rien sur les conceptions et techniques qui y présideront. L’assèchement, la maîtrise de l’eau, l’agriculture, les moulins, les murailles, etc… supposent des capacités techniques, certaines, il est vrai, anciennes.

« Pendant un siècle et demi, les Mulhousiens, à l’abri de leurs murs, construisent une ville de plein exercice en la peuplant. Ils sont de plus en plus nombreux, venus de partout et de nulle part » (p.63)

Cette population se compose de bourgeois et d’autres habitants de second rang n’ayant pas les mêmes droits. Bourgeois veut dire ayant acquis un droit de bourgeoisie avec des droits et des devoirs à l’égard de la ville. Pour devenir bourgeois, au bon plaisir du Conseil, il fallait avoir les moyens pour s’acquitter de ce droit et acheter une maison dans la cité pour y habiter. Mais il ne suffit pas de résider dans la ville, même avec un bon train de vie. Une distinction est faite entre ceux qui sont aptes à siéger au Conseil et les autres. Les premiers forment avec la noblesse, le patriciat mulhousien. Mais qui décidait de qui était apte, fähig ? Un réseau de solidarité économique et familial, et la cooptation limitaient la définition des communs à une catégorie de population. Un autre groupe va bientôt réclamer sa place, celui des Zünfte, des artisans, des gens de métier formant des tribus.

Notdurfft est le terme utilisé par le patriciat pour désigner l’intérêt général tel qu’il le voit. Il a un sens matériel et spirituel.

« Il faut cependant nuancer la notion de profit commun (nutz) ou de bien commun omniprésente dans tous les documents de la fin du Moyen-Age sous l’influence d’Aristote revisité grâce aux universités. Les travaux récents des historiens […] mettent en valeur le caractère dissonant de cette expression dans une société dont les fractures, les conflits et les clivages sont bien présents »

Odile Kammerer met en évidence la complexité de cette notion de bien commun et de volonté d’autonomisation dans un mélange d’hétéronomies plus ou moins efficientes selon les moments. Cette autonomie relative se gagne par étape. D’abord par le rachat de la charge de Schultheiss (prévôt) en 1407, puis par le droit de gérer ses eaux.

Mulhouse change d’échelle 1417-1587

La maîtrise des eaux passe par le creusement de fossés, trois au nord et quatre au sud. Outre l’objectif de renforcer la muraille construite sur piloris, l’aménagement hydraulique avait pour but de laminer les crues de l’Ill, d’arroser les plantations, de faire tourner les moulins, d’élever du poisson. Les équipements publics se développent : édifices communaux, moulins notamment, balance, atelier municipal, hospice, bains, grenier d’abondance, hôtel de ville, tout cela, attesté quoique peu documenté, témoigne d’une changement d’échelle urbaine. On retrouve là encore l’histoire des techniques. La dynamique urbaine se heurte cependant à l’étroitesse du territoire.

« Vignoble (Rebberg) et forêt (Tannenwald) sont de taille modeste. La petite superficie de ce ban constitue un handicap majeur que l’on devine aisément : pas de réserve démographique, pas de disponibilités alimentaires, de bois, de pâturages, pas d’espace tampon en cas de conflit et donc une proximité dangereuse avec les châteaux des nobles voisins pro-Habsbourg. Conscients de cette faiblesse, les édiles mulhousiens achètent en 1437 aux comtes de Wurtemberg les villages d’Illzach et Modenheim avec la basse et la haute justice, les communaux, forêts et dîmes. Ces villages constituent alors la seigneurie [droit féodal?] de la ville impériale. Cet achat […] permet à la ville d’avoir la maîtrise des eaux puisqu’au nord coulent le Steinbächlein et la Doller. Cet espace humide augmente également la surface de pâturages et de bois » (p.93)

Le système politique : gouvernance ou gouvernement ?

Une précision d’abord sur les regroupements des gens de métiers, les artisans. La Zunft se traduit par tribu pour éviter le mot corporation. Non seulement la dite tribu peut associer des corporations de métiers hétérogène, ainsi, à Mulhouse, la Zunft des boulangers regroupe outre des boulangers, des pêcheurs, des barbiers, etc.…, mais elle a aussi une autre fonction. Odile Kammerer conserve le mot allemand Zunft, au pluriel Zünfte qu’elle définit comme des corps politiques intermédiaires qui vont progressivement réclamer leur place dans la politique de la cité. En ce sens la Zunft n’est pas seulement corporatiste. Elle régente tous les aspects de la vie de chacun. Cette structure hiérarchisée dispose d’un sceau et d’une bannière. Les réunions codifiées se tiennent dans une Trinkstube que l’on traduit par poêle selon l’acception ancienne de ce mot qui signifie pièce chauffée. Les Zünfte sont aussi des lieux d’apprentissage de la sociabilité et de la démocratie. Les Zunftmeister sont élus par les membres de la tribu pour laquelle il faut évidemment cotiser. Il en est enfin de plus puissantes que d’autres.

Les Zünfte vont progressivement former un troisième groupe social et politique venant contester la prépondérance des nobles venus nombreux du Sundgau s’installer dans la ville fortifiée à côtés des riches propriétaires fonciers et marchands qui dominent la vie urbaine, écrit l’historienne. Le nombre de Zünfte va être réduit à 6 dont la plus importante devient celle qui regroupe les métiers liés à la fabrication des draps de laine et des peaux ainsi que celles en lien avec les activités commerçantes.

Tous ces groupes sociaux auxquels s’ajoutent les nihils, domestiques et petites mains des artisans, se caractérisent par leur mobilité, ce qui fait que Mulhouse a abrité une « population en accordéon » qui a pu atteindre « par intermittence » les 3000 habitants. Bien entendu les épidémies de peste ont participé à ces modulations démographiques. Toujours est-il qu’il y a comme un « hiatus d’échelle » entre la renommée de Mulhouse dans le grand Rhin supérieur et la taille – modeste – de sa population.

La structure sociale évolue

« En effet, jusqu’au XIVè siècle, l’exercice de la solidarité se manifestait de façon collective et horizontalement par le serment au sein de ces groupes formant ville. A partir du XVIè siècle, plus précisément dans les années 1515-1520 [C’est à dire juste avant l’adoption de la Réforme, en 1523], il semble que le type seigneurial, vertical, s’impose à Mulhouse comme ailleurs, par un serment devenu instrument de discipline au service de l’Obrigkeit [qui détient les pleins pouvoirs], le Conseil devenu en quelque sorte le seigneur de la ville. Il pouvait réguler l’inscription des nouveaux bourgeois, faisant preuve ainsi d’un malthusianisme avant l’heure. » (p.97)

Quelques notations rapides encore. A la fin du Moyen-Âge, il y avait dans la ville deux écoles, l’une latine, l’autre communale, une imprimerie pour une courte période (de 1558 à 1564). A noter aussi que certaines femmes ont exercé des professions et ont été parfois « bourgeoises à titre personnel ». On trouve ainsi une libraire, une bouilleur de cru, une fabricante de cloches, etc.

Dans le chapitre « la gouvernance de Mulhouse », Odile Kammerer décrit comment les Mulhousiens se sont dotés d’un … « gouvernement ». Gouvernance ou gouvernement ? Il semble que les deux termes soient ici équivalents. Or, ils n’ont pas le même sens surtout lus aujourd’hui. Mais comme le terme de gouvernance courre tout au long du livre, j’aurais l’occasion d’y revenir. Le Conseil dans son Obrigkeit a évolué au fil du temps, depuis le XIIIè siècle. Il est d’abord composé de nobles et de bourgeois qui « progressivement forment un patriciat, cumulant pouvoir et richesse. ». Et Mulhouse garde son statut de ville d’Empire, c’est à dire qu’elle ne subit aucun intermédiaire seigneurial ou princier. Deux changements interviennent au XVè siècle. D’une part le rachat de la charge de Schultheiss (prévôt) en 1407, et d’autre part l’éviction des nobles du Conseil avec l’adoption d’une nouvelle constitution. Deux schémas figurant dans le livre illustrent cette transformation.

– Le « gouvernement » de la ville se compose de deux conseils, un petit et un grand. Jusqu’en 1407, l’Empereur y déléguait un Schultheiss, un prévôt. Il paraît que cela se traduit par écoutète. Le Stadtschreiber, chancelier, sorte de secrétaire général du Conseil était recruté à l’extérieur. Les artisans y sont associés après 1347 mais sans droit de vote. Étaient exclus les bourgeois qui n’étaient pas dignes d’y siéger (nicht Ratsfähig), les Hintersassen, en gros les nouveaux venus qui ne disposaient pas ou pas encore des droits de bourgeoisie, les manants, les clercs et les juifs.

– Après 1445, la nouvelle structure se différencie surtout par le fait que les artisans deviennent conseillers à part entière, c’est à dire avec droit de vote après 1524. L’empereur n’a plus de représentant. Les nobles sont évincés. La ville se dote d’une administration et de services (20) dont les agents prêtent serment.

« A partir de 1500, le Conseil réunit tout ce qu’il y a de pouvoir et de richesse à Mulhouse ». Un système de cooptation garantit l’entre-soi. La limitation de la durée des mandats est oubliée. Une oligarchie se met en place. C’est donc cette oligarchie qui décidera de faire passer la ville dans le camp de la Réforme en 1523. Nous verrons cela dans une seconde partie.

« La ville devient maîtresse de ses destinées intérieures et extérieures » écrit Odile Kammerer (p.99) . Cette formulation pose questions.

Nous lisons un livre traitant de l’Histoire avec nos yeux d’aujourd’hui. Pour les historiennes et historiens, s’il y a bien sûr des données et des approches nouvelles, ils l’écrivent eux-aussi en fonction de ce qu’ils ou elles sont au moment de se mettre à l’ouvrage. Le fait même que l’histoire soit « nouvelle »  en témoigne. L’utilisation de termes à forte connotation actuelle interroge donc le lecteur. Bien que des éléments, qui ne me semblent pas contestables, sont avancés pour aller en ce sens, suffisent-ils pour affirmer que la localité a acquis la maîtrise de son territoire et de son destin ? Il ne suffit pas d’avoir les pleins pouvoirs pour avoir la maîtrise de ses affaires. L’historienne en a elle-même souligné la complexité. A l’époque considérée, les humains ne se sentent pas encore « maîtres et possesseurs de la nature », selon l’expression de Descartes. Et, comme il a été dit : Mulhouse n’est pas une île. La ville s’insère dans des relations d’échelles et d’interdépendances plus vastes. Un territoire traversé, est-il écrit, par « des flux ». Les flux sont transportés par des réseaux. La question est importante pour aujourd’hui. Aux réseaux hydrauliques et routiers, commerciaux, etc…, d’alors, sans oublier la circulation des idées comme nous le verrons dans l’épisode suivant, s’ajouteront, plus tard, des réseaux ferrés, puis électriques, télégraphiques, téléphoniques enfin numériques. Ces derniers ont à la fois leurs caractéristiques propres mais ils surdéterminent aussi les précédents créant une sorte de techno-féodalisme dont les seigneurs sont dans la Sillicon Valley alors que nos élites municipales sont dans le déni considérant que « ce qui est technique n’est pas politique ». La gestion de ces réseaux est confiée à des entités plus ou moins opaques. Ce dernier paragraphe relève bien entendu d’un débat citoyen qui va au-delà du travail historique proprement dit.

De même, la notion de flux mérite, elle aussi, d’être interrogée quand on parle d’une ville traversée pas des flux. Aujourd’hui, elle l’est encore plus qu’hier. Et les rythmes vont s’accélérant. Ils sont bien sûr tout autres que ceux du temps des seules énergies, humaine, animale et hydraulique.

« Ich sehe etwas Furchtbares voraus. Chaos am nächsten. Alles Fluß. / Je prévois quelque chose d’effrayant. Le chaos est proche. Tout est flux »,

écrit Nietzsche en 1882-83 au moment de l’apparition du télégraphe. « Tout s’envole comme fumée » (Alles. verdampft), ont écrit un peu avant lui, Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste. Flux du latin fluxus, écoulement, donne en allemand Fluß qui signifie à la fois flux et cours d’eau, rivière, fleuve. L’effroi de Nietzsche provient du fait que si tout s’écoule en permanence et de plus en plus vite, comment construire un devenir sans temps d’arrêt ou, au minimum, de ralentissement ?

En d’autres termes, les flux ont tendance à dissoudre les localités.

Nous ne quitterons pas encore la partie de l’histoire de Mulhouse due à la plume au clavier d’Odile Kammerer puisque celle-ci s’étend jusqu’en 1587. Mais je la traiterais un peu différemment, en profitant du récent colloque Mulhouse- Bâle : 500 ans de Réforme.

A suivre : Ordonnance sur la prédication de l’Évangile (Juillet 1523). Colloque Mulhouse-Bâle sur les 500 ans de la Réforme à Mulhouse (1523-2023). Odile Kammerer : Mulhouse ville suisse et réformée.

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« Nouvelle histoire de Mulhouse » (1) :
Un fil rouge, en prologue

Une Nouvelle histoire de Mulhouse vient de paraître aux éditions Mediapop. Elle est l’œuvre de trois historien.ne.s : Odile Kammerer, Bernard Jacqué et Marie-Claire Vitoux. Nous avions jusqu’à présent une Histoire de Mulhouse des origines à nos jours de Georges Livet et Raymond Oberlé. Elle date de 1977 et s’arrêtait en 1976. La présente nous mène jusqu’en 2010.

Le premier mot qui m’était venu à l’esprit lors de ma première lecture a été celui d’ouverture. Et cela dans plusieurs sens du terme. Ouverture y compris sur des mystères, ceux des origines par exemple, qui laisse place à l’imaginaire mais aussi sur des questions en suspend ou irrésolues (absence d’archives). A cela s’ajoutent les brèches dans l’ancienne doxa historiographique, principalement due à des historiens protestants. Le résultat est une démarche nouvelle qui inscrit la volonté d’indépendance relative de la ville dans des réseaux de contraintes géo-historiques voire climatique et dans un ensemble complexe de relations d’interdépendances. Autonomie versus hétéronomies. Ouverture enfin sur des questions d’aujourd’hui même si celles-ci ne sont, logiquement, pas abordées en tant que telles.

Je parlerai du livre et des questions qu’il soulève en plusieurs parties. J’y introduirai quelques travaux personnels publiées déjà ou non sur le SauteRhin. Ils concernent la Réforme et des relectures de Karl Marx sur l’industrialisation, par exemple. J’évoquerai également des matériaux que j’avais rassemblés pour porter au théâtre, en 1995, une partie de l’histoire de Mulhouse avec un texte que j’avais d’abord intitulé Les fantômes de la filature puis qui s’est appelé Tisseurs de Mémoire.

Je commencerai par un prologue décalé par rapport au livre. Il reprend pour partie un texte que j’avais écrit en 2010 pour un groupe de travail de l’association ars industrialis dont j’étais membre. Il s’intitulait au départ Le fil rouge des techniques de soi. Je n’en garde que le fil rouge. De Mulhouse.

Le fil rouge de MULHOUSE

Commençons par une image.

Quel intérêt présente-elle, me direz-vous ? Je vous le dirai un peu plus tard. Quand je l’ai prise je ne savais pas encore ce qu’elle contenait et qui me conduit à vous la montrer. Je ne m’en suis rendu compte que par la suite.

Nous sommes dans le bâtiment 75 de la friche industrielle de l’ancienne usine textile DMC (Dollfus-Mieg et Cie) à Mulhouse. Mais parlons d’abord du fil rouge qui convient à ce lieu. Il y a deux façons de l’évoquer, soit en insistant sur le fil soit comme dans ce qui suit, en insistant sur le rouge. Il y a un rouge de Mulhouse, un rouge turc ou rouge andrinople bien particulier, « un rouge cerise riche et velouté », disait-on alors. Les différentes nuances proviennent du mordant qui, dans ce cas-ci, est fait de sels d’aluminium.

Comme on le voit, dans les échantillons de l’époque, on ne se contentait pas de numéroter 321 cette variante, on précisait qu’il s’agit du rouge turc.

J’évoque cela en rapport avec la question de la technique ou plutôt des techniques, car il y a finalement toujours DES techniques, me semble–t-il. La lecture d’un carnet de laboratoire consacré à la fabrication du rouge met en évidence le nombre impressionnant de savoirs et de savoir-faire qui ont été mobilisés pour l’obtenir. Cela va des techniques agricoles pour l’acclimatation, en France, de la garance, dans ce cas-ci cultivée sur le terrain même de l’usine, à la teinture en passant par la confection du colorant, une véritable alchimie. A DMC, on parlait de « cuisine ». Il fallait ensuite fixer la couleur sur le fil et/ou le tissu etc…Je voudrais surtout retenir cette idée d’un mélange de savoirs et de savoir-faire, qu’il faut mobiliser en synergie, pour produire un résultat qui dans ce cas précis n’est pas simplement une couleur mais une couleur attrayante, séduisante et hautement symbolique, qui va en ce sens participer d’une technique de soi si nous sommes d’accord pour dire que l’habillement relève d’une technique de soi, j’y reviendrai.

« Durch Mischung – denn auf Mischung kommt es an ». « Par mélange – car tout dépend du mélange », fait dire Goethe à l’alchimiste Wagner dans Faust (vers 6849-50). C’est par de nouvelles combinaisons – de nouveaux agencements – que de nouveaux processus de production se mettent en route commente le philosophe allemand Oskar Negt qui voit dans ce passage la description des mécanismes de previous accumulation selon Adam Smith, d’accumulation primitive selon Marx.

Si j’ai évoqué plus haut l’habillement comme technique de soi, c’est à partir du très bel hommage au tissu d’Yves Bonnefoy dont voici un extrait :

« Quand le premier tissu s’est posé sur le corps humain, il n’a pas fait que lui tenir chaud, ou lui suggérer, tout de suite après, des façons d’impressionner ou séduire, il lui a permis un rapport à soi d’un type nouveau, celui qui, en lui ajoutant des aspects, lui enseignait qu’il n’était pas que l’organe ou le muscle réagissant à leur environnement de la façon la plus courte et utilitaire, mais une réalité autonome, et en cela une forme, autant qu’une réserve de gestes jusqu’alors inimaginés, et plus complexes qu’avant. Le tissu dégagea le corps de son fonctionnement seulement biologique, il se redressa, il déplaça le sentiment d’être de l’obscur de la respiration et du sang vers la figure, du dedans aveugle vers un dehors où l’horizon aussi apparaît, comme lui-même une forme. Et de ce fait il commença d’exercer une autre fonction que celle de protéger, et d’offrir un autre possible que cacher : ce fut d’inciter la personne désormais tout à fait humaine à se faire témoin de sa propre forme et à travailler sur celle-ci, pour attester, au plus immédiat du rapport à soi, cette unité au sein de laquelle la parole peut-être, elle aussi, une mise en ordre, un acheminement de lumière.
Le tissu a aidé l’être encore animal à devenir l’être humain ».

(Yves Bonnefoy : Pensées d’étoffe ou d’argile. Carnets de l’Herne. Pages 27-28.

En Inde on a imprimé les tissus avant le papier, on les appelait les Indiennes, alors qu’en Occident on a imprimé le papier avant le tissu. Dans les deux cas, l’impression a fixé – mémorisé- la parole si l’on en croit la mythologie dogon. A la différence de la poterie où la terre existe à l’état naturel, le fil et le tissu sont de bout en bout exclusivement techniques. Si la poterie est à l’origine de l’écriture des nombres et des langues, les calculi chers à Clarisse Herrenschmidt (Les trois écritures. Folio), la parole est dans la mythologie dogon née du métier à tisser :

« NOMMO communiqua aux hommes la parole par le tissage. Il se servit de sa bouche comme premier métier à tisser… Comme l’araignée, il crache quatre vingt-fils de coton qu’il sépare en deux parties égales entre ses dents supérieures (fils pairs ) et ses dents inférieures (fils impairs), évocations du peigne du tisserand…
En ouvrant et en refermant sa mâchoire le génie recréait le mouvement des lisses qui montent et qui descendent pour permettre le passage des fils de trames enserrés alternativement dans le passage des fils pairs et impairs de la chaîne….C’est avec la pointe de sa langue fourchue que le génie poussait alternativement à gauche et à droite le fil de la trame. La bande de tissus se formait hors de sa bouche « dans le souffle de la parole révélée » ».

(Marcel Griaule : Dieu d’eau)

Chez les Dogons, l’homme nu est sans parole. Il était interdit de tisser la nuit car cela aurait signifié tisser des bandes de silence.

Le rectangle de Foucault

J’en reviens à ma photo du début que j’aurais pu intituler le rectangle de Foucault. Car ce que je n’avais pas vu d’abord, j’étais pourtant revenu plusieurs fois dans ce lieu, c’est ce que l’on voit mieux en se rapprochant :

Le rectangle de Foucault, c’est ce rectangle découpé au-dessus de la loge du contremaître. A l’intérieur de cette loge, un escalier conduit à l’étage supérieur apparemment destiné à ranger des dossiers. Lors d’une journée du patrimoine, des personnes ayant travaillé ici m’ont raconté qu’il y avait un escabeau pour atteindre le rectangle panoptique et surveiller ce qu’il se passait dans l’atelier. Nous sommes dans ce qui était un atelier de réparation. Même s’il s’agit d’un univers moins prolétarisé qu’ailleurs – les personnes que j’ai rencontré avaient le titre d’ingénieurs, « ingénieurs maison » s’empressaient-ils d’ajouter, car ils avaient bénéficié d’une formation interne – nous sommes dans un lieu d’enfermement, technique principale des sociétés de surveillance et de discipline.

Tissage et informatique

Le principe du tissage, je prends un fil, je laisse un fil, est le principe du langage binaire qui est à la base de la mécanographie (les fiches perforées des métiers Jacquard) comme de l’informatique, du numérique. Aujourd’hui le tissu se numérise et c’est lui qui écrit à des machines par le mouvement géolocalisé du corps qui l’habille et à l’insu de celui qui le porte. Nous ne sommes plus dans les sociétés de surveillance de Michel Foucault mais dans des sociétés de contrôle (Gilles Deleuze).

Le fil rouge de l’effacement des traces

J’avais, en 2010, posé sur les rails qui menaient à l’intérieur du bâtiment 75, qui s’ouvrait pour la première fois au public, un fil de laine rouge comme pour prévenir son effacement.

Et j’en ai profité pour documenter le lieu tel qu’il était encore à ce moment là.

Évidemment tous ces éléments, le rectangle panoptique, les rails, ainsi que toute trace évoquant un atelier avec son établi, son étau, sa forge (ci-dessus) ont aujourd’hui disparu. Effacées les traces du labeur dans ce lieu qui se nomme aujourd’hui Motoco.

J’avais aussi photographié ce qui était juste à côté de l’enceinte DMC : l’ancienne filature « à l’anglaise » de 1812, avec son bloc vapeur.

Après qu’on l’eut laissé livré aux incendiaires, ce fut au tour des démolisseurs de saccager, en catimini, entre Noël et Nouvel an 2013, l’un de ses fleurons du patrimoine industriel mulhousien.

Voici ce qu’il restait au matin du 4 janvier 2014

« Du passé, faisons table rase » : un autre fil rouge.

Il manque toujours à Mulhouse, ville de culture technique, dont l’absence vient d’être documentée, une histoire culturelle et technique.

A suivre : Nouvelle histoire de Mulhouse. Partie 1 : Au début, il y avait de l’eau et … un cimetière. Et Mulhouse ne s’appelait pas encore Mulhouse.[ … – 1587]. Odile Kammerer : Émergence d’une entité urbaine ; Construction du vivre-ensemble ; Mulhouse change d’échelle

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Maryanne Wolf : Pharmacie du cerveau lecteur


Le livre de Maryanne Wolf, Reader, come home. The reading brain in a digital world (littéralement : Lecteur, regagne la maison. Le cerveau lecteur dans un monde digital) est paru en 2018. La traduction allemande Schnelles Lesen, langsames Lesen / Warum wir das Bücherlesen nicht verlernen dürfen (Lecture rapide, lecture lente / Pourquoi nous ne devons pas désapprendre à lire des livres) était disponible dès 2019. Depuis début septembre 2023, nous pouvons le lire en français dans une traduction de Nicolas Véron sous le titre : Lecteur, reste avec nous / Un grand plaidoyer pour la lecture. Il est paru dans la nouvelle maison d’édition Rosie & Wolfe, sise à Genève et fondée en 2022 par l’écrivain Joël Dicker qui en fournit la préface.
Il est intéressant de relever, dans les traductions du titre, la différence de perception selon les cultures. Je signale d’emblée que la question du lire vite ou lentement n’est pas spécifique au numérique qui, par contre, favorise la dispersion du temps de cerveau disponible. Ce qui est au centre des travaux de Maryanne Wolf, c’est le cerveau lecteur. En s’appuyant sur la dernière phrase du livre, l’on pourrait aussi dire : Ami.e bon.ne lectrice, lecteur, hâte-toi avec lenteur, pour développer une double capacité de lecture profonde tant vis à vis de l’imprimé que du numérique pour ne pas perdre les potentialités d’un nous collectif et social.
Maryanne Wolf ne m’était pas inconnue grâce à Bernard Stiegler qui nous avait invités à en prendre connaissance. Il avait préfacé son précédent livre paru en français : Proust et le Calamar aux éditions Abeille et Castor (novembre 2015. Trad. Lisa Stupar). L’édition française contenait en outre un dialogue entre Maryanne Wolf et Bernard Stiegler. Dans ce livre, elle développait déjà son souci de prendre soin des enfants en se préoccupant du devenir de leur cerveau lecteur. Souci partagé par Bernard Stiegler.
Spécialiste américaine en neurosciences cognitives, Maryanne Wolf est professeur à l’Université de Californie, à Los Angeles, où elle dirige le Centre d’études sur la dyslexie. Elle est l’autrice d’autres livres non traduits en français : Tales of Literacy for the 21st Century (Histoires d’alphabétisation pour le 21e siècle) et Dyslexia, Fluency and the Brain ( La dyslexie, la fluidité et le cerveau)

Pourquoi Proust et le calamar ? Proust considérait dans la Recherche du temps perdu que son livre « n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que vendait à un acheteur l’opticien de Combray » lui permettait de fournir à ses lecteurs …

… «  le moyen de lire en eux-mêmes.».

En lisant ce qu’a écrit un.e autre que nous, nous nous lisons nous-mêmes. Le calamar est une « espèce timide mais futée, capable de se soigner et de compenser ses défaillances ». Proust et le calamar symbolisent le dialogue entre les neurosciences et la littérature qui caractérise la démarche de l’autrice. Je ferai dans ce qui suit quelques ouvertures vers d’autres auteur.e.s préoccupé.e.s par la lecture et l’écriture.
Dans le livre présent, elle a opté pour une forme différente du précédent, avec une démarche, dirais-je, résolument pharmacologique. Les neuf lettres qui le composent s’adressent directement aux lectrices et lecteurs que nous sommes. Elle montre ce qu’il se passe dans le cerveau de la lectrice et du lecteur quand il ou elle lit mais aussi les risques d’une perte de capacité de lecture profonde par la multiplication des sollicitations numériques via les multiples écrans qui envahissent nos vies. Chaque lettre d’une longueur variable commence par Cher lectrice, Chère lecteur et se termine par Amicales pensées. Une invitation à l’empathie. La lecture est aussi ce qui contribue à former l’empathie envers l’autre y compris envers un moi autre.

« Nous ne sommes pas nés pour lire »

Que nous ne soyons pas nés pour lire ne veut pas dire que l’on pourrait s’en passer mais que nous ne sommes pas génétiquement programmés pour cela.

„Von den vielen Welten, die der Mensch nicht von der Natur geschenkt bekam, sondern sich aus dem eigenen Geist erschaffen hat, ist die Welt der Bücher die größte. Jedes Kind, wenn es die ersten Buchstaben auf seine Schultafel malt und die ersten Leseversuche macht, tut damit den ersten Schritt in eine künstliche und höchst komplizierte Welt, deren Gesetze und Spielregeln ganz zu kennen und vollkommen zu üben kein Menschenleben ausreicht. Ohne Wort, ohne Schrift und Bücher gibt es keine Geschichte, gibt es nicht den Begriff der Menschheit. […]
Es wird jedes Buch jedes Denkers, jeder Vers jedes Dichters für den Leser alle paar Jahre ein neues verändertes Gesicht, wird anders aufgefasst werden andere Anklänge in ihm wecken […] Das geheimnisvolle und Große nun bei diesen Lese-Erfahrungen ist dies : je differenzierter, je feinfühliger und beziehungsreicher wir zu lesen verstehen , desto mehr sehen wir jeden Gedanken und jede Dichtung in ihrer Einmaligkeit in ihrer Individualität und engen Bedingtheit und sehen, dass alle Schönheit, aller Reiz gerade auf dieser Individualität und Einmaligkeit beruht…“

(Hermann Hesse : Die Magie des Buches in Die Welt der Bücher / Betrachtungen und Aufsätze zur Literatur. Suhrkamp Taschenbuch. S.280-289)

« Pour l’homme, le monde des livres est le plus grand des mondes dont la nature ne lui a pas fait cadeau et qu’il a donc dû créer avec son propre génie[Geist]. Tout enfant qui dessine les premières lettres sur son ardoise et fait ses premiers essais de lecture, accomplit ainsi ses premiers pas dans un univers artificiel et extrêmement compliqué, dont aucune existence humaine ne saurait suffire pour connaître et appliquer totalement les lois et règles du jeu. Sans la parole, sans l’écrit et les livres, l’histoire n’existe pas, pas plus que la notion d’humanité.[…]
Tous les deux ou trois ans, tout livre de tout penseur, tout vers de tout poète apparaîtra au lecteur avec un nouveau visage, sera compris autrement, éveillera en lui d’autres résonances. […] Le secret et la grandeur de ces aventures dans le monde des livres sont peut-être ceux-ci : plus nous savons lire avec discernement, sensibilité et sens des rapports, plus nous percevons toute pensée et toute œuvre dans son unicité,[Einmaligkeit, dans sa singularité] son individualité et son étroite relativité, et percevons que toute beauté, tout charme, reposent sur cette individualité et cette unicité … »

(Hermann Hesse : Magie du livre/Écrits sur la littérature. José Corti. 1994. Trad. François Mathieu. Cité par Maryanne Wolf dans ses deux livres dans une traduction un peu différente.)

Cela date de 1930. Je mentionne ces extraits pour plusieurs raisons, outre celle de rester dans la tradition bilingue du SauteRhin. Maryanne Wolf les cite dans Proust et le Calamar et y revient dans le présent livre. Elle y relate aussi une expérience de relecture d’un ouvrage de l’auteur allemand, Le jeu des perles de verres, dans laquelle elle n’a pas retrouvé l’image  que lui avait laissée une lecture précédente. Je le fais encore parce qu’il sera question, par analogie au bilinguisme, d’une bi-compétence du cerveau lecteur à la fois dans l’imprimé et le numérique. Dernière raison enfin, le texte de H.Hesse, rapporté ci-dessus, nous fournit une bonne entrée en matière pour montrer que la capacité de lire et d’écrire n’est pas innée. Elle est une pure invention humaine. Le cerveau n’est pas programmé génétiquement pour la lecture contrairement à d’autres de ses fonctions comme la vision et le langage.

« Aucune autre espèce, à notre connaissance, n’a rien accompli de tel. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture a enrichi d’un circuit neuronal entièrement nouveau le répertoire de notre cerveau d’hominidé, au terme d’un long processus qui a modifié en profondeur nos connexions neuronales […] et, par voie de conséquence, la nature même de la pensée humaine.
Ce que nous lisons, la façon dont nous lisons, les motifs pour lesquels nous lisons: tout cela évolue et transforme, à un rythme de plus en plus rapide, notre manière même de penser. La lecture est devenue, en six mille ans à peine, le catalyseur du développement intellectuel des individus, mais aussi des sociétés, qui la pratiquent. Notre aptitude à lire n’est pas seulement un indicateur de notre aptitude à penser: elle est la plus sûre façon connue d’ouvrir à notre cerveau des perspectives nouvelles. L’évolution du cerveau lecteur et les changements accélérés dont elle s’accompagne sont des enjeux cruciaux. »

La lecture, invention culturelle, nécessite donc un apprentissage. S’il est important de s’arrêter sur ces questions, c’est que nous vivons une transition entre la lecture sur imprimé et celle sur divers écrans. Cela concerne les enfants en particulier « dont l’attention ne cesse d’être distraite par des stimuli qui jamais ne se sédimenteront en connaissances ». Cela va au-delà des jeunes générations. La capacité de lire attentivement influe directement sur celle de penser. Le propos de Maryanne Wolf n’est pas d’opposer l’imprimé au numérique – il n’ y aura pas de retour en arrière – mais de profiter des savoirs sur la plasticité du cerveau lecteur pour réfléchir aux usages que nous pouvons en faire voire pour éviter une dépendance exclusive accrue aux mémoires externes. L’imprimé aussi est une exosomatisation mnémotechnique.

Le cerveau lecteur, c’est comme un cirque aux multiples pistes

Au début est l’extraordinaire plasticité du cerveau et son aptitude à fabriquer un « nombre vertigineux » de connexions neuronales et à former «  des circuits nouveaux à partir de structures recyclées » qui nous ont permis d’acquérir « toutes sortes de compétences non programmées génétiquement » (p.35). Le langage oral s’appuie lui sur des gênes dédiés. Encore a-t-il fallu pour l’espèce humaine acquérir la station debout pour libérer la bouche de ses fonctions premières.
Pour expliquer ce qu’il se passe dans notre cerveau chaque fois que nous lisons un mot, Maryanne Wold utilise la métaphore visuelle d’un cirque qui serait à cinq pistes simultanées et dont les actions parallèles représenteraient en ralenti ce qu’il se passe dans le cerveau à « une vitesse vertigineuse ». Grâce à Catherine Stoodley, à la fois dessinatrice et, elle aussi, experte en neurosciences, le livre nous en propose des illustrations. Voici les cinq pistes, cercles, de notre cirque neuronal.

Pour suivre, il y a besoin de projecteurs. Ils sont ceux de l’attention.

« Les systèmes attentionnels du cerveau sont en effet l’équivalent biologique de projecteurs de scène ».

Sans eux rien ne peut se passer. Et il en existe de différentes sortes que je ne détaillerai pas pour ne retenir que ceci : « peu de gens ont conscience du caractère crucial de l’attention pour chacune de nos fonctions et la multiplicité des formes d’attention qui doivent entrer en action avant même que le mot qui s’affiche nous soit visible » (p.42). L’auteure souligne également la relation « extrêmement étroite » entre les facultés d’attention et de mémorisation. Puis vient le moment tant attendu où nous voyons le mot. Tout cela se passe évidemment très, très vite. Quelques centièmes de secondes.

Viennent ensuite le cercle du langage, de la cognition et de l’affect. Les mots s’habillent, se contextualisent, activent la mémoire :

Si notre cerveau n’est pas « câblé pour la lecture », cela veut dire aussi que « le lecteur ne préexiste pas à la lecture » comme le rappelle Peter Szendy dans son livre Pouvoirs de la lecture (La Découverte). On devient lecteur, c’est à dire aussi, qu’on s’individue et devient ce que l’on est par l’apprentissage du lire et de la lecture profonde. Cela signifie également que c’est une compétence qui peut être court-circuitée et que nous pouvons perdre.

La lecture profonde est-elle en danger ? (Lettre 3)

La phrase forme un tout qui n’est pas la somme des parties qui la composent. Nous passons au niveau supérieur de la lecture profonde qui est « l’espace où un autre vous révèle à vous-même vos propres pensées » (cf Entretien à Philosophie Magazine).

«  L’ensemble des interactions entre la perception, le langage et les processus neuronaux de la lecture profonde accélèrent notre compréhension, du fait qu’elles nous permettent de saisir le sens d’une phrase d’une vingtaine de mots grâce à des prédictions bien plus rapides pour le tout qu’elles ne le seraient pour la somme des parties. […]
Il est crucial (et va moins de soi qu’on ne pourrait le croire) de consacrer le temps nécessaire à la constitution du réseau neuronal de la lecture profonde dès l’enfance et à son entretien à l’âge adulte. Il faut en effet des années pour que se mettent en place les processus nécessaires à cette forme de lecture, et nos sociétés ont besoin de s’assurer que cette mise en place commence tôt. Cela donne aux lecteurs experts que nous sommes une responsabilité sociale particulière : celle de veiller, jour après jour, ligne après ligne, à ménager les quelques millièmes de seconde supplémentaires indispensables à l’entretien de notre capacité de lecture profonde » (p. 58)

Celle-ci conditionne notre capacité de réflexion. Or nous sommes entrain de passer avec la digitalisation à une culture du vite lu et au « déclin de l’empathie » qui nous met en relation avec un autre que nous-même qui, cependant, nous révèle à nous mêmes.

« Je m’inquiète tout autant du contenu de ce que nous lisons que de la manière dont nous le lisons. […] J’ai l’impression que les lecteurs experts d’aujourd’hui, qui jusqu’à présent puisaient essentiellement dans leur propre réservoir de connaissances, sont de plus en plus tributaires de mémoires externes, impersonnelles et interchangeables. J’entends donc prendre toute la mesure du coût que représenterait la perte des mémoires internes que chacun de nous se constitue au fil de sa vie et de ses lectures, mais sans pour autant négliger l’atout extraordinaire que constitue la surabondance d’informations dont nous disposons désormais à portée de clic. » (p.75)

Elle suggère de ne pas se reposer trop tôt sur « les béquilles d’un savoir externe ». Je ne sais pas si le terme « béquilles » convient bien.

« Ceux qui ont lu beaucoup et bien auront une profusion de ressources qui viendront éclairer leurs lectures ultérieures. En revanche, ceux disposant d’un bagage moindre auront des capacités d’interférence, de déduction et d’analogie plus limitées, ce qui les rendra perméables à des informations non vérifiés, voire à des fake news ou de pures inventions. Le danger, en d’autres termes est que nos enfants ne sachent plus qu’ils ne savent pas. […] » (p.77)

Ce manque de ressources conduit à ce que « les processus neuronaux de la lecture profonde seront moins souvent activés ». Cela a pour conséquence de répéter en boucle ce que l’on sait déjà sans ouvrir à la nouveauté. Les savoirs ne progressent qu’en se renouvelant. Il faut passer par une analyse critique des technologies de mémorisation pour être et devenir des Sherlock Holmes capables d’attention, de questionnement et de déductions.

Il y a peu, cet été, j’ai fait l’expérience suivante, au cours d’un repas : une dame en face de moi, que je ne connaissais pas d’avant, m’a assuré mordicus que le gouvernement avait l’intention de taxer les potagers. Ça sentait bien évidemment la fausse nouvelle. Je lui ai demandé alors d’où elle tenait cette information. Elle l’avait lue sur fesse-bouc. C’est ce que l’on appelle une fake news, lui ai-je rétorqué. Non, non, c’est vrai, j’ai vérifié. Vous l’avez vérifié où ? Sur f… . La boucle était bouclée. Sur le réseau asocial, on vous confirme tout ce que vous voulez. Et ce que l’on souhaite entendre. Vérification faite, le canular informatique (hoax) présenté comme une nouveauté était vieux de cinq ans. Il circule depuis 2017 et nous étions en 2023.

Ce qui dit Maryanne Wolf dans la citation qui suit ne concerne donc pas seulement les jeunes générations.

« Une formation rigoureuse au raisonnement critique constitue notre meilleure chance que le génération à venir soit immunisée contre une information superficielle ou manipulatrice qu’elle soit délivrée sur papier ou sur écran ».

Elle ajoute :

« L’analyse critique sous sa forme la plus approfondie, est la synthèse ultime des constructions intellectuelles et morales du passé, en même temps que le prélude à une compréhension renouvelée du monde ». (p.83-84)

Rétentions et protension permettent un «  saut dans l’inconnu d’un espace cognitif où nous avons une chance d’entrevoir des pensées entièrement neuves » (p.85). Ce nous appelons intelligence, esprit est donc une affaire de circuits, de circulation. Question : ne manque-t-il pas là la dimension sociale ?

Résumons

« La formation du circuit neuronal de la lecture est un accomplissement épigénétique sans pareil dans l’histoire de l’intelligence humaine. A l’aide de ce circuit, la lecture intensive modifie profondément ce que nous percevons, ce que nous ressentons et ce que nous savons ; ce faisant, elle modifie, remodèle et perfectionne le circuit lui-même d’une façon que montre éloquemment le croquis de Catherine Stoodley »

La formidable plasticité du cerveau, en raison même de cette plasticité, se modifie cependant à mesure de la prégnance présente et future d’un environnement numérique. Là ça craint. Qu’en sera-t-il du lecteur du 21ème siècle. La tension extrême entre câblage neuronal et culture numérique met en cause la qualité de la capacité d’attention dont nous serons capables face aux flux de distractions qui envahissent les écrans

« Nous ne regardons ni n’écoutons avec la même concentration qu’avant car il y a trop à écouter et à regarder, et l’accoutumance tourne à l’addiction. […]
Ce n’est pas seulement le volume de ce que nous lisons qui a changé mais aussi la nature de ce que nous lisons, la façon dont nous le lisons et les raisons pour lesquelles nous le lisons, par une sorte de réaction en chaîne – une chaîne numérique aux rouages bien huilés, qui prélève au passage un tribut dont nous en faisons que commencer à prendre conscience » (p. 93-94).

A part

Peter Szendy, dans le livre déjà cité nous rappelle que la question du lire vite ou lentement, en tangente ou encore « outre le texte » n’est pas une question liée au numérique. Cela existe depuis que le livre existe presque comme un lieu commun. Il cite Paul Valéry qui s’inquiétait déjà des effets du « télégraphisme » où les mots sont «  vus presque simultanément et au détriment du dessin des phrases ». Dans les ébauches regroupées sous le titre Mon Faust, Valéry fait dire à son Faust alors que Méphistophélès veut signer le pacte avec son sang :

« C’est fini les papiers et les signatures. Les écrits aujourd’hui volent plus vite que les paroles, lesquelles volent sur la lumière

A une vitesse de la lumière plus grande que celle de la circulation neuronale.

Retour à Maryanne Wolf. Contrairement à ce que, peut-être, l’on pourrait croire, nous lisons plus qu’avant, en moyenne, par jour, l’équivalent de 100.000 mots. Mais nous lisons de façon segmentée, saucissonnée, en saccades qui rend pour le moins difficile une lecture profonde sans même parler d’une réflexion. Le passage à la lecture numérique désoriente. L’information devient distraction et se dissipe.

« Que faisons-nous en effet de la surcharge cognitive provoquée par tous ces gigaoctets qui déferlent sur nous depuis nos multiples appareils ? Tout d’abord, nous simplifions. Puis nous traitons l’information aussi rapidement que possible, c’est à dire que nous lisons plus, mais par salves plus brèves. Ensuite, dans un troisième temps, nous trions. Nous pratiquons en catimini un compromis insidieux entre le besoin de savoir et celui de gagner du temps. Pour cela nous sous-traitons volontiers notre intelligence aux banques de données externes qui nous offrent des résumés les plus rapides, les plus faciles, les plus digestes de sujets auxquels nous sommes fatigués de réfléchir par nous-mêmes. » (p.98)

Nous perdons ainsi de vue la complexité des choses et de la vie. Nous nous rétrécissons, bref nous nous dés-individuons avec cette prolétarisation de notre cerveau lecteur. Le langage s’affadit, les idiomes se font la malle. Nous perdons la beauté d’un texte qui n’est pas un assemblage de mots-clés. Cela finit par des réactions d’étudiants du type « TLPL » , c’est à dire : « Trop long pas lu ».

La plasticité du cerveau implique qu’il peut aussi être formaté différemment que pour une lecture attentive. Les parties les plus intéressantes du livre sont pour moi celles où Maryanne Wolf explique qu’il n’y a pas de retour en arrière possible face à la révolution numérique. Il faudra faire avec ce pharmakon. Mais ne pas revenir en arrière ne devrait pas signifier foncer en avant tête baissée. Comment ? D’abord en ne bloquant pas la formation du cerveau lecteur de l’enfant en l’immergeant trop précocement dans l’univers numérique qui devient vite addictif.

«  Ce serait en vérité une immense faute contre l’esprit que de croire agir pour le mieux en offrant à nos enfants les tout derniers e-books enrichis des innovation technologiques les plus perfectionnées, et de leur ôter ainsi l’envie et le temps de se créer leurs propres représentations à partir de ce qu’ils lisent, leurs propres mondes imaginaires qui sont les biotopes invisibles de l’enfance » (p.135)

Avoir toujours moins de temps pour traiter une masse toujours plus grande d’informations est une grave menace pour l’attention et la mémoire avec de lourdes conséquences sur l’acquisition de la compétence de lecture et de réflexion. Il s’agit donc à la fois de ne pas « jouer à la roulette » le développement intellectuel de nos enfants sans pour autant brider leur capacités à évoluer dans un environnement numérique.

« Le développement intellectuel de nos enfants exige que nous réfléchissions à un équilibre prudent, évolutif, entre ces deux extrêmes » (p.148)

Elle s’efforce de définir cette ligne de crête. Pour cela, il lui faut distinguer selon les âges. Commençons par les tout-petits, les bébés. 0-2 ans

« J’ai toujours été frappée par le fait que, chez le nourrisson, les amygdales du cerveau (qui déterminent les aspects émotionnels de la mémoire) créent leurs réseaux neuronaux avant que ne soient formés ceux de leur proche voisin, l’hippocampe, connu pour être le lieu de stockage des souvenirs. […] Les bébés, avant même que la plupart d’entre nous commencent à soupçonner qu’ils pourraient nous écouter, opèrent déjà des connexions stupéfiantes entre l’écoute de la voix et le développement de leur système de langage.»

Après avoir souligné l’importance du rapport corporel à l’objet livre dès le plus jeune âge et recommandé que l’accès aux appareils numériques soit le plus limité possible avant l’âge de deux ans, le smartphone ne devant être ni une tétine, ni un doudou ou une récompense, elle conclut :

« Avant deux ans, l’attention reçue d’autrui et l’interaction tactile avec le livre et l’imprimé sont la meilleure initiation qui soit à l’univers du langage, oral comme écrit, et du savoir intériorisé, qui sont les éléments constitutifs du futur circuit neuronal de la lecture ». (p.161)

De 2 à 5 ans, elle recommande d’éviter la colonisation précoce du temps de cerveau disponible par les écrans afin que les enfant ne finissent pas réglés « par défaut sur le mode écran »

« J’aimerais que se crée un mouvement militant pour la  protection du temps perdu, où les enfants n’auraient guère besoin que de leur imagination pour transformer une porte de cagibi en portail et une cour de récréation en Lune criblée d’astéroïdes. Afin de ménager, durant l’enfance, de l’espace et du temps qui ne seraient consacrés à rien d’autre, il faudrait n’introduire les appareils numériques que de façon graduelle et raisonnée, de sorte qu’ils ne soient pour les enfants qu’un élément de leur environnement culturel parmi d’autres […], et non comme une façon de remplir à ras bord le moindre fragment de temps de cerveau disponible dans cette si courte période de la vie qui va de deux à cinq ans » (p.167)

L’autrice souligne par ailleurs les risques des applications de lecture active à haute voix. Ils sont de permettre aux parents de se défausser sur une baby-sitter numérique. On fait lire au lieu de lire soi-même. Il ne s’agit pas simplement de savoir lire mais de pouvoir tirer parti de ce que l’on lit pour réfléchir et apprendre.

« Construire un cerveau lecteur bi-compétent »

Pour Maryanne Wolf, le véritable défi pour les jeunes générations serait de parvenir à construire, pour les 6-10 ans, « une bi-compétence » associant l’imprimé et le numérique, c’est à dire une capacité « d’investir temps et attention, quel que soit le medium, dans les compétences de lecture profonde ». Cela sans confondre l’un avec l’autre. Une telle bi-compétence ne serait pas seulement un antidote contre les effets négatifs du numérique, elle accentuerait au contraire sa dimension positive. Elle donne l’exemple suivant :

« Un enfant qui a lu un article sur des enfants de migrants et qui, en outre, a accès à des images réelle d’enfants attendant une vie meilleure dans un camp de réfugiés en Grèce ou en Turquie – ou dans le nord de l’État de New York – acquerra une plus grande capacité d’empathie que s’il a simplement lu des choses sur le sujet sans aller plus loin. Les enfants d’aujourd’hui ont beau sembler être au courant des affaires du monde que ne l’ont jamais été ceux d’hier, cela ne veut pas dire qu’ils aient acquis un mode de connaissance profonde d’autrui qui les rende capables de ressentir l’altérité et de se mettre à la place des autres » (p.206)

L’empathie n’est pas simplement du ressenti mais une compréhension de l’autre :

«  Comprendre le point de vue de quelqu’un d’autre demande beaucoup d’ équipements  cognitifs. Si l’espèce humaine commence à être de moins en moins empathique, de moins en moins analytique, nous serons gouvernés par des démagogues. » (Cf)

C’est bien parti pour. Ignorer les effets négatifs du numérique revient à les aggraver. Leur compréhension permet au contraire d’en prendre soin. Besoin d’une pharmacie du cerveau lecteur. Ceci dit, l’empathie livresque ne conduit pas forcément à une empathie à l’autre dans la réalité concrète.

T.S Eliot qu’elle cite se demanda en 1830 ; « Où est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ? ». Pas mal d’années plus tard, nous en sommes toujours à mélanger information, connaissance et sagesse au dommage de l’une et des autres.

« Or, comme le montre l’observation de la dynamique interactive qui régit les processus de la lecture profonde, seul le fait de consacrer à nos fonctions analytiques, déductives et critiques, le temps dont elles ont besoin peut transformer l’information que nous lisons en connaissance susceptible de s’ancrer dans notre mémoire. Et seule cette connaissance intériorisée nous permet, à son tour, de tirer analogies et inférences d’une information nouvelle » (p.221)

Pharmakon et organologie de l’esprit

Maryanne Wolf et Bernard Stiegler se connaissaient. Le philosophe l’avait invitée à Paris dans le cadre des Entretiens du nouveau monde industriel en 2012 (digital studies, organologie des savoirs et technologies industrielles de la connaissance). Ils se sont recroisés à l’occasion de colloques en Grande Bretagne. Dans le présent livre, elle parle de Stiegler surtout pour le rôle qu’a joué, pour ce dernier, la lecture pendant ses années de prison. A son propos, elle écrit que :

« son concept hautement évocateur de pharmakon […] m’a aidée à affûter mon regard sur les apports complexes de la technologie à la société. De lui pourtant, je retiens moins ses subtils raisonnements dialectiques que la preuve vivante de ce que la lecture, outre qu’elle nous soutient dans l’adversité, nous apprend à penser au-delà de nous-même pour le bien d’autrui » (p.226)

J’ajoute, à ce propos, que pour Bernard Stiegler, en prison, le passage à l’acte de lecture consistait à la fois dans l’acte de lire, de temporaliser un objet spatial, le livre, et de spatialiser ses lectures par des annotations, commentaires et synthèses.

«  Cette relation, en vase apparemment clos, et qui ne se produisait en effet que par le fait qu’extériorisant ce que je lisais je le faisais ex-sister, me faisant ainsi ex-sister moi-même, et comme un autre, cette relation avait cependant le pouvoir de traverser les murs, ou de les écarter – tant et si bien que ma cellule devenait immense, sinon illimitée. Telle était la folie qui me protégeait de la folie ».
( B. Stiegler : Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ? LLL.p.306)

« Nos outils d’écriture participent à l’élaboration de nos pensées », répondit Friedrich Nietzsche à un correspondant qui lui faisait remarquer qu’avec la machine à écrire son style devenait plus « télégraphique ». Le philosophe nous signale là qu’il existe une interaction entre les artefacts, les exorganismes que nous utilisons, et l’activité cérébrale.

Pour Bernard Stiegler,

« Maryanne Wolf montre que le texte écrit, qui fonde la culture occidentale, suppose un long travail de transformation de l’organe cérébral pour pouvoir être lu. J’ai tenté de montrer moi-même […] que ce travail consiste à agencer les rétentions primaires et secondaires du lecteur avec le jeu de rétentions tertiaires que constitue le livre lu – ou (pour l’écrivain) en train de s’écrire. Rien ici n’est réductible au biologique : tout est à penser en termes de composition de l’organique avec l’inorganique organisé, c’est à dire avec les matériaux rétentionnels tertiaires qui forment le milieu organologique qui conditionne la survie de l’organique devenu noétique »(Bernard Stiegler : Proust et le calamar. p.15)

Plus loin, dans la préface à Proust et le Calamar, il ajoute :

« Les travaux de Maryanne Wolf ouvrent en grand la question d’une politique du cerveau dans un contexte que caractérise ce que l’on appelle la disruption, c’est à dire une époque de l’innovation où l’exosomatisation est désormais totalement contrôlée par les puissances économiques, et soumise à leurs contraintes de rentabilité à court terme »

Pour Stiegler, il faut une approche organologique de l’esprit c’est à dire une pensée qui relie l’organe physiologique qu’est le cerveau, les organes artefactuels avec lesquels il travaille et qui influent sur ce dernier et les organisations sociales afin de les panser c’est à dire d’en prendre soin. Cela nécessite des politiques publiques et une bifurcation des technologies elles-mêmes pour qu’elles produisent de la noo-diversité plutôt qu’une uniformité mortifère. Cela ne peut pas relever que de la seule responsabilité individuelle. Il existe en France un Collectif Surexposition Ecrans : COSE, qui alerte contre les dangers pour les très jeunes enfants d’être surexposés souvent dès la naissance aux écrans, et en particulier aux écrans interactifs (smartphones, tablettes). Il milite pour que cette question soit reconnue comme un enjeu de santé public majeur. On sait par ailleurs que les écrans perturbent le développement visuel de l’enfant.

J’entends souvent dire qu’il faut lire, lire, lire. Mais rarement, on ne se soucie de quoi lire, comment lire, pourquoi lire. Le livre de Maryanne Wolf apporte des réponses à toutes ces questions. Mais que se passe-t-il quand on ne lit pas ? Je fais appel pour répondre à cette question à un écrit de la romancière allemande Christa Wolf. Dans le texte Lire, écrire, vivre, elle se livre à une expérience fictive de tabula rasa, en imaginant que l’on puisse extirper de soi toutes les traces des livres que l’on a lu. Elle décrit ainsi l’une des étapes :

« Pauvre, dévalisée, dénudée, sans défense, j’entame ma dixième année. Je n’ai pas pleuré à chaudes larmes ; on n’a pas arraché les yeux à la sorcière dans le livre de contes ; je n’ai pas connu ce soulagement plein d’allégresse au moment où un héros était sauvé ; jamais rien n’a suscité en moi les rêves fantastiques que je me raconte dans l’obscurité. J’ignore que les peuples sont différents les uns des autres tout en se ressemblant. Mon sens moral n’est pas développé, je souffre de consomption mentale, mon imagination est atrophiée. J’ai du mal à comparer, juger. Le beau et le laid, le bien et le mal sont pour moi des notions fluctuantes, incertaines.
Me voici mal partie »

En effet ! J’en ai parlé ici.

Être bon lecteur ne suffit pas. Encore faut-il, d’une part, lire de bons livres qui nous ouvrent l’esprit et nous transforment. L’édition aussi est un marché. Sur un autre plan, j’ai, dans le précédent article, évoqué le livre d’Ingo Schulze qui raconte l’histoire d’un libraire lecteur. Il montre un personnage de lecteur assidu virant à l’extrême droite et un personnage d’auteur conduit dans une impasse pour avoir opté dans un premier temps pour une forme traditionnelle de récit.

Le livre de Maryanne Wolf date de 2018 et n’évoque donc pas le grand boom de ce que le storytelling appelle de manière trompeuse « intelligence » artificielle qui prétend lire et écrire à notre place. J’y reviendrai dans un prochain article. Mais nous savons déjà que le cerveau n’est pas une machine, qu’il ne fonctionne pas comme une machine. Celle-ci n’est cependant pas sans effets sur le cerveau. C’est cette relation qu’il faut panser pour nous éviter ce qu’annonçait Alfred Jarry dans la Chanson du décervelage :

Voyez, voyez la machin’ tourner,
Voyez, voyez la cervell’ sauter,
Voyez, voyez les Rentiers trembler;
(Choeur) : Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu !

(Alfred Jarry)

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D’Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder / De braves et honnêtes meurtriers

En librairie, à partir d’aujourd’hui, le dernier roman d’Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder. Je vous en propose une lecture sachant bien que d’autres sont possibles, ce qui fait d’ailleurs la qualité du roman.

Le roman commence ainsi :

„Im Dresdner Stadtteil Blasewitz lebte einst ein Antiquar, der wegen seiner Bücher, seiner Kenntnisse und seiner geringen Neigung, sich von den Erwartungen seiner Zeit beeindrucken zu lassen, einen unvergleichlichen Ruf genoss. Nicht nur Einheimische suchten ihn auf, nicht allein in Leipzig, Berlin oder Jena wurde seine Adresse eifersüchtig gehütet, sogar von den Ostseeinseln Rügen und Usedom reisten Lesehungrige an. Sie nahmen stundenlange Zug- oder Autofahrten in Kauf, schliefen auf Luftmatratzen bei Freunden oder ertrugen billige Quartiere, nur um am folgenden Tag Punkt zehn ihre Entdeckungsreise zu beginnen, die, unterbrochen von einer zweistündigen Mittagspause, bis achtzehn Uhr währte, mitunter aber auch bis in die Nacht. Auf Leitern erklommen sie die Höhen der obersten Regalreihen, lasen auf den Sprossen ganze Kapitel, bevor sie wieder hinabstiegen, um auf Knien, als horchten sie das Linoleum ab, die Buchrücken im untersten Fach zu inspizieren. Gerade in den extremen Zonen vermuteten die Suchenden jene Werke, die ihnen zum Mittelpunkt der Welt werden könnten“.

(Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder. S. Fischer Verlag Frankfurt 2020. S. 9 )

« A Dresde, dans le quartier de Blasewitz, vivait jadis un libraire de livres anciens et rares qui en raison de ses ouvrages, de ses connaissances et de son peu d’inclination à se laisser impressionner par les attentes de son époque, jouissait d’une incomparable réputation. Ce n’étaient pas uniquement les gens du coin qui se rendaient chez lui. Non seulement on gardait jalousement son adresse à Leipzig, Berlin ou Iéna, mais des affamés de lecture accouraient même des îles de la mer Baltique, Rügen et Usedom. Ils supportaient plusieurs heures de trajets en train ou en voiture, dormaient chez des amis sur des matelas pneumatiques ou acceptaient un hébergement bon marché rien que pour entamer le lendemain, à dix heures pile, leur voyage de découverte, interrompu par une pause de deux heures à midi, se prolongeant jusqu’à dix-huit heures, et même, parfois, jusque tard dans la nuit. Ils atteignaient sur des échelles les plus hautes étagères, lisaient des chapitres entiers juchés sur les barreaux avant de redescendre pour inspecter, à genoux, comme s’ils auscultaient le linoleum, le dos des livres du rayon le plus bas. C’est précisément dans ces zones extrêmes que les fureteurs flairaient la présence de ces œuvres qui pourraient devenir pour eux le centre du monde ».

(Ingo Schulze : De braves et honnêtes meurtriers. Librairie Arthème Fayrad. 2023. Trad. Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. P. 13)

Cela paraît commencer comme dans un conte. Chez E.T.A Hoffmann, par exemple, on trouve, dans les Contes des frères Sérapion, un personnage proche de celui du roman. Il y est dit qu’il lisait « tout ce qui lui tombait sous la main, à condition que ce fussent d’anciens livres ; il avait horreur des nouveaux ». Mais avant même ce début de roman, il est utile de prendre en compte, en oubliant la quatrième de couverture, cet avertissement en exergue  :

« Qui donc peut deviner la fin d’un livre quand il le commence ? »
(Vilém Flusser, L’histoire du diable)

C’est particulièrement vrai pour le livre qui nous occupe ici.

Norbert Paulini – c’est le nom du personnage dont nous lirons un portrait – est né en juin 1953, en Allemagne de l’Est (ex RDA donc). Il a grandi dans et sur les livres anciens. Toute une librairie, héritage de sa mère, elle même libraire de livres anciens et morte peu après sa naissance, lui a servi de sommier. Il ne rêve de rien d’autre que de devenir lecteur. Passer sa vie à lire. Lire mais quoi ? Le nouveau ou l’ancien ? Et est-ce un métier ?

« La plupart des lecteurs confondent dans un délire enfantin les livres et les œufs et croient qu’il faut toujours les consommer quand ils sont frais.[…] Ils devraient plutôt s’en tenir aux réalisations des rares élus et appelés de tous les temps et de tous les peuples » (p.39).

Au cours de son service militaire, il devient bibliothécaire du régiment. Un jour un soldat y pénètre et y trouve à sa grande surprise des ouvrages de Witold Gombrowicz et de Franz Kafka. Apprenant que N. Paulini avait entrepris de lire tout Balzac, il s’écrie : « lire Balzac quand on peut lire Kafka, c’est quand même un peu décadent ». Ou le signe d’une « cuculisation du monde ». Cela situe un personnage encore loin du 20ème siècle, sans même parler du 21ème. Après l’apprentissage du métier de libraire dans une librairie de livres anciens, un héritage de son grand-père lui permet d’ouvrir sa propre librairie avec le fonds de sa mère. Nous sommes en 1977. Mais, dilemme : un libraire ça vend des livres ce n’est pas fait pour uniquement les lire et les garder.

« Lui, le lecteur, se demandait s’il avait vraiment choisi le bon métier. Succombait-il au syndrome de Cardillac ? Ne ressentait-il pas comme ce dernier l’énorme scandale de devoir vendre quelque chose alors que non seulement tout en lui s’opposait à cette séparation, mais que cela portait atteinte à son instinct de conservation ? Même sans être artiste ou orfèvre, on pouvait fort bien éprouver cette envie d’assassiner ses clients ». (p.63).

L’auteur fait référence ici à une nouvelle d’E.T.A. Hoffmann dans laquelle Cardillac, orfèvre de génie à la cour de Louis XIV, a tant de mal à se séparer de ses œuvres qu’il poursuit ses clients.

Conservateur, son amour des livres tend à l’éloigner des réalités du monde. Discrètement à petits pas, on entre-lit un je de narrateur qui se développera plus tard.

Peu à peu la librairie, autour des années 1980, gagne en prestige et devient aussi un salon de lecture rassemblant une trentaine de personnes. Il prendra le nom de « salon du Prince Vogelfrei », en référence aux poèmes du Gai savoir de Friedrich Nietzsche. Paulini épouse Viola, une « rouge », (membre du Parti communiste est-allemand), coiffeuse de son état. Une lectrice assidue, elle aussi, mais de journaux au grand dam de son mari, selon qui il n’y a rien à apprendre dans la presse. Un jour, Norbert Paulini annonça « qu’il ne consacrerait désormais ses lectures qu’à de la littérature germanophone afin de conserver la pureté de sa langue ». Phantasme de la pureté de la langue que selon lui les traductions feraient « tanguer ». Exit Shakespeare, Cervantès, Molière, Tolstoï, Dostoïevski et Tchekhov ainsi que toute la bibliothèque de l’Antiquité. Il continue de les vendre mais ne les lit plus.

En 1989, c’est la « chute » du mur. Il est en retrait des évènements qui secouent la RDA cette année-là où naît un fils. Les habitués commencent à venir moins souvent. Dans un sondage du quotidien local, il est présenté comme « l’une des dix personnes » ayant été sous le régime est-allemand «  droites dans leurs bottes » parmi les commerçants de Dresde. Droit dans ses bottes, peut-être, mais dans de vieilles bottes. Il n’en va pas de même pour son épouse qui doit faire face au refus de clientes de se faire coiffer par une« rouge ». Norbert découvre par ailleurs qu’elle avait travaillé pour la Stasi, les services de renseignements est-allemands.(p.96)

Si la réunification allemande ne lui inspire pas grand-chose, elle n’est pas sans conséquence pour lui. La Caisse d’épargne ne lui accorde plus de crédit. Lors d’une visite à sa belle-mère, celle-ci le mène devant une décharge de livres, en partie tout neufs, jetés par camions entiers et notamment « tout un chargement de la ‘Bibliothèque des classiques’ éditée en RDA, reliure toile, avec notes et commentaires, cinq marks le livre ».(p.138-139).

Cet épisode m’a rappelé ce que m’avait raconté Elmar Faber ancien éditeur dans la prestigieuse maison d’éditions de RDA, Aufbau Verlag, lors d’un reportage que j’avais réalisé pour le Monde diplomatique en 2009 : « Les livres des meilleurs auteurs de RDA mais aussi des éditions de Heinrich Mann, Leon Feuchtwanger, Arnold Zweig, Anna Seghers, des tonnes de livres sont allés à la décharge. Il fallait faire de la place dans les rayonnages pour les livres de cuisine, les livres de conseils en tous genres et les guides touristiques ».

Retour au roman. Tous les trésors livresques que Paulini avait rassemblés ainsi que les savoirs qu’il avait accumulés sur les livres anciens sont dévalorisés par l’installation accélérée de l’économie et la société de marché dans l’ex-Allemagne de l’est. Il est désormais insolvable. Et divorcé. Puis expulsé de la villa qu’il occupait avec sa librairie et qui est réclamée par leurs anciens propriétaires passés à l’ouest et revenus, après la réunification, récupérer leur ancien bien pour, finalement, le laisser à l’abandon.

« La communiste l’avait trahie. Et l’Ouest lui avait dérobé sa demeure pour les livres et sa famille, croyant ainsi faire expier l’injustice commise par les communistes. Mais n’étaient-ce pas au fond les mêmes qui étaient restés en haut, déjà-là auparavant ? […] de même qu’il avait toujours ignoré l’État auparavant et mené l’existence d’un dissident, il était à présent un vrai dissident. Sauf que l’Ouest punissait par d’autres moyens l’entêtement et l’indépendance » (p.166-167)

Un dissident aux allures de servant de messe ou de concierge de musée qui se vit comme gardien d’une tradition bourgeoise lettrée. D’un autre côté, il n’était pas motivé par l’argent n’hésitant pas à faire cadeau d’un livre à un client intéressé qui ne pouvait se le payer. Paulini a l’air sans âge et croit vivre à l’abri du temps, derrière ses livres anciens.

Il trouve un boulot dans un supermarché. Il tient sept semaines comme caissier. Portier de nuit dans une pension, voilà qui lui permet de lire et de se rester fidèle à lui-même à travers ses livres désormais stockés dans une ancienne grange. Il faudra très vite la déménager lorsque le niveau de l’Elbe montera dangereusement. La crue de l’Elbe a eut lieu en août 2002.

 „Es hätte ihm weniger ausgemacht, wenn die Bücher verbrannt wären. Aber keine zweihundert Meter entfernt zu stehen und zu wissen , dass keine Macht der Welt in der Lage war, die Drecksflut davon abzuhalten, in seine Bibliothek einzudringen, Fach um Fach hinaufzusteigen, bis sie die Bücher Reihe um Reihe besudelte, das war unmenschlich, das war Folter. Nur die obersten waren verschont geblieben. Die anderen waren im Wasser und Schlamm versunken und erstickt.<
Am liebsten hätte er eine Planierraupe geschickt, wenn da nicht die Regale gewesen wären. An den Regalen entschied sich die seine Zukunft als Antiquar. Sie hatten standgehalten, sie waren aufrecht stehen geblieben dank der Verankerung an der Wand. Drei Tage hatten sie Wasser und Schlamm getrotzt. Jetzt waren sie entstellte Wesen. Wenn er sie aber schnell und sachgerecht behandelte, behielten sie ihren Gebrauchswert. Er würde allein mit ihnen sein. Er brauchte keine Besucher mehr, keine Verkaufsräume, keine Registrierkasse – ausgerechnet die und der Ledersessel waren gerettet worden -, keine Öffnungszeiten. Es gab das Internet. Er musste nur Rechnungen schreiben, das war alles“.

(Ingo Schulze : Die rechtschaffenen Mörder. S. Fischer Verlag Frankfurt 2020. S. 180-181)

« Si les livres avaient été brûlés, il l’aurait mieux supporté. Mais se trouver à même pas deux cents mètres et savoir qu’aucun pouvoir au monde n’était en mesure d’empêcher le flot de boue de s’engouffrer dans sa bibliothèque, de monter dans chaque rayon jusqu’à souiller les livres une rangée après l’autre, c’était inhumain, c’était une torture. Seuls les rayons supérieurs avaient été épargnés. Les autres étaient plongés et noyés dans l’eau et la boue.
Il aurait préféré envoyer un bulldozer, s’il n’y avait pas eu les rayonnages. C’étaient eux qui décidaient de son avenir comme libraire d’ancien. Ils avaient résisté, étaient resté debout grâce à leur fixation au mur. Trois jours durant, ils avaient défié l’eau et la boue. Ils étaient à présent des êtres défigurés. Mais s’il les traitait rapidement de façon appropriée, ils conserveraient leur valeur d’usage. Il serait seul avec eux. Il n’avait plus besoin de clients, d’espace de vente, de caisse enregistreuse – et c’était justement elle et le fauteuil en cuir, qui avaient été sauvés – ou d’horaires d’ouverture. Il y avait Internet. Il lui fallait seulement l’autorisation d’écrire des factures, rien de plus .»

(Ingo Schulze : De braves et honnêtes meurtriers. Librairie Arthème Fayrad. 2023. Trad. Alain Lance et Renate Lance-Otterbein. P. 177-178)

Un tournant dans sa vie. Son monde, s’il ne disparaît pas complètement, est fortement endommagé. Il s’installe avec les livres sauvés et son ordinateur dans une ferme désaffectée en Suisse saxonne. Où, un jour, il reçoit la visite de la police qui l’interroge sur son fils de 23 ans. Où était-il le 20 avril ? On l’aurait vu, le jour anniversaire de Hitler, à moto, avec un casque de la Wehrmacht et un T-shirt orné d’une tête de mort. Paulini assure qu’il y a erreur. Puis, prenant le masque d’Old Shatterhand, personnage des romans d’aventure de Karl May, il se met à tenir un discours d’extrême droite. Il n’a rien contre les étrangers mais…- ce mais typique du populisme d’extrême-droite – mais, pas ceux qui sont avides d’aide sociale et veulent transformer les anciennes cheminées en minarets. Et d’ailleurs – autre marqueur – il emploie un réfugié bosniaque.

Et la première partie du roman s’interrompt abruptement sur une phrase inachevée. Panne sèche ? Nous apprendrons plus tard qu’elle est due non seulement au fait que l’écriture révèle soudain la face sombre du personnage mais à la forme traditionnelle et linéaire de récit adoptée et à ses manques.

« Qui donc peut deviner la fin d’un livre quand il commence ? »
(Vilém Flusser, L’histoire du diable)

Et le roman change d’optique. Des personnages en filigrane ou secondaires passent au premier plan.  Le personnage central est désormais un écrivain qui avait fréquenté dans sa jeunesse Paulini et sa librairie. Celle-ci avait pour lui un « statut d’extraterritorialité, une île de bienheureux ». Nous apprendrons à la fin de la second partie – il y en a trois – qu’il s’appelle Schultze, avec un t, à ne pas confondre avec l’auteur du roman qui se nomme Schulze, sans t, même si la distance est faible. Il s’agit de l’auteur de la première version que nous venons de lire. Son intention de départ avait été d’écrire une nouvelle sur le libraire :

« Mon récit devait montrer Paulini comme le grand lecteur qui, au-delà des époques et des systèmes, en raison de sa prédisposition et de sa passion, devient le rempart contre ce qui nous menace, nous autres gens des livres et qui, parce qu’il reste fidèle à ses vœux et à ses convictions, se dresse en quelque sorte de façon naturelle contre ce qui nous sape et nous emporte année après année et ne laissera un beau jour plus rien subsister de ce pour quoi nous avons cru vivre. Sans les Paulini de ce monde, ne serions-nous pas perdu ? »( p. 232)

Si Paulini est sans conteste un amoureux du livre imprimé, avec les ambiguïtés déjà signalées, cela en fait-il pour autant le lecteur rêvé de tout écrivain ? On peut en douter d’autant que cela dépend du genre de convictions. Pour Paulini, faire de la politique « c’est gaspiller son temps ». pour lui tout ce qui éloigne de l’essentiel c’est à dire des livres était « superflu et inutile ». Un dissident apolitique, un oxymore. Schultze – avec un t – travaille à sa nouvelle sur Paulini à la fois à partir de ses souvenirs personnels de jeunesse et de l’image que lui compose Lisa avec laquelle il a établi une relation amoureuse et qui fut, et est toujours, la collaboratrice bénévole du libraire, et sans doute plus. Un soupçon de ménage à trois. Cette relation est partie intégrante du travail de l’écrivain et ne le simplifie pas :

« En tant qu’auteur, j’étais effrayé lorsque, en représentant Paulini, je percevais en lui des aspects que je n’avais pas découverts auparavant, ou que je n’avais pas voulu m’avouer. Ils remettaient soudain tout mon projet en question. A moi, l’homme qui luttait pour Lisa , ils étaient bienvenus, car ils contredisaient de façon évident l’image qu’elle propageait de lui »(p. 238)

Il en arrive au constat de son erreur non sans avoir une dernière fois rencontré Paulini. La nouvelle reposait-elle sur de mauvaises bases ?

« J’avais voulu dresser un monument à cet habitant de Dresde, montrer au gens de l’Ouest où vivait la vraie culture, et ennoblir en passant mon origine. A nous autres, gens de l’Est, j’avais voulu redonner conscience de notre propre histoire. Mais c’était méconnaître Paulini et méconnaître à quoi le prédestinait ce que nous admirions en lui : délire de domination, arrogance, regard d’en haut. J’avais raté un manuscrit par amour pour Lisa, dans l’espoir d’une continuité dans mon existence. Mais moi aussi, j’ai succombé à cet orgueil démesuré. Car quoi d’autre que surestimation de soi-même et prétention avait été cet espoir de pouvoir mettre en œuvre, utiliser mon écriture pour quelque chose, même si ce quelque chose était l’amour. Quelle erreur, quelle trahison ! » (p.265)

Etait-il trop impliqué pour inventer de la fiction ? Le roman d’Ingo Schulze est aussi le roman de l’écriture, par l’écrivain Schultze, d’une nouvelle sur un libraire de livres anciens qui passait pour grand alors que son univers était lilliputien. La seconde partie du roman s’achève sur le constat d’un manque dans la nouvelle. Ingo Schulze nous promène dans un labyrinthe de miroirs déformants qui grossissent ou rapetissent les points de vue et piègent les récits univoques, les visions parcellaires, les jugements hâtifs, les causalités simplistes.

Passe sur le devant de la scène une lectrice d’un genre un peu particulier puisqu’il s’agit de la lectrice de la maison d’édition d’Allemagne de l’Ouest qui prévoit de publier la nouvelle. On y apprend d’emblée la mort conjointe d’Élisabeth Samten (Lisa) et de Norbert Paulini. L’éditrice se trouve face à un manuscrit dont l’auteur est persuadé qu’il avait rendu hommage à la mauvaise personne. Elle l’incite à faire de ce défaut, c’est à dire « un parti pris esthétique coupé de tout contexte », une « nouvelle de notre temps », débarrassée d’une écriture conventionnelle et libérée de sa tentation ostalgique. Si la police conclut que la mort du libraire et de Lisa est due à un accident tragique, elle n’exclut pas d’autres hypothèses. Suicide commun ? Homicide ? Dans ce cas, quel en serait l’auteur possible ? La lectrice mène sa propre enquête. Se rendant sur les lieux de l’accident, elle croise un motocycliste avec un casque de la Wehrmacht et une tête de mort sur son T shirt. Elle interroge longuement le couple bosniaque qui gère la librairie dont a hérité le fils Paulini. L’entretien nous offre un dernier point de vue différent sur le libraire de livres anciens. On sent comme une tentation de roman policier poindre dans les dernières pages du livre. On n’y trouvera pas de réponse. Tout au plus des soupçons. Les candidats assassins ne manquent pas parmi tous ces braves et honnêtes gens .

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Du « désenchantement du monde »
au règne de la bêtise…systémique

Max Horkheimer et Theodor Adorno utilisent la même expression que Max Weber : Entzauberung der Welt / désenchantement du monde. En raison de la traduction française de leur ouvrage Dialektik der Aufklärung, on ne perçoit cependant pas cette filiation. Ils désignent le désenchantement du monde, la rationalisation/réification du monde, comme étant le programme même de l’Aufklärung. Celle-ci a son revers.

Begriff der Aufklärung
„Seit je hat Aufklärung im umfassendsten Sinn fortschreitenden Denkens das Ziel verfolgt, von den Menschen die Furcht zu nehmen und sie als Herren einzusetzen. Aber die vollends aufgeklärte Erde strahlt im Zeichen triumphalen Unheils. Das Programm der Aufklärung war die Entzauberung der Welt. Sie wollte die Mythen auflösen und Einbildung durch Wissen stürzen“.

(Adorno/ Horkheimer : Dialektik de l’Aufklärung. Suhrkamp taschenbuch. s. 19)

Le Concept d’Aufklärung
« De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains [Herren = maîtres]. Mais la terre, entièrement « éclairée » c.à d. dans le règne des Lumières], resplendit sous le signe des calamités triomphant partout. Le programme de l’Aufklärung avait pour but de libérer le monde de la magie [avait pour but le désenchantement du monde]. Elle se proposait de détruire dissoudre les mythes et d’apporter à de détrôner l’imagination l’appui du par le savoir ».

(Adorno/ Horkheimer : Dialectik de l’Aufklärung traduit par La dialectique de la raison.Trad. Eliane Kaufholz. Trad modifiée par mes soins. Tel Gallimard. p.23)

L’expression désenchantement du monde est reprise à plusieurs endroits. Ainsi au début de la partie consacrée au concept d’Aufkärung où ce désenchantement conduit à la perte de la conscience de soi de la raison.

„ Rücksichtslos gegen sich selbst hat die Aufklärung noch den letzten Rest ihres eigenen Selbstbewußtseins ausgebrannt. Nur solches Denken ist hart genug, die Mythen zu zerbrechen, das sich selbst Gewalt antut. […] Es soll kein Geheimnis geben, aber auch nicht den Wunsch seiner Offenbarung.
Die Entzauberung der Welt ist die Ausrottung des Animismus“.
(Adorno/ Horkheimer : oc. s. 21)

« Sans égard pour elle-même, la Raison [Aufklärung] a anéanti jusqu’à la dernière trace sa conscience de soi. Seule une pensée qui se fait violence à elle-même a la dureté nécessaire à la destruction des mythes.[…] Il ne doit pas exister de secret, pas plus que le désir d’en révéler.
Libérer le monde de la magie, c’est en finir avec l’animisme ».
(Adorno/ Horkheimer : oc. p. 25-26)

„Die Entzauberung der Welt ist die Ausrottung des Animismus“ ici traduit par « Libérer le monde de la magie, c’est en finir avec l’animisme » devrait se transposer par « Le désenchantement du monde consiste dans l’élimination de l’animisme ». Entre autre. Mais ce processus a son revers non seulement dans une perte pour les Lumières de réflexion sur elles-mêmes, l’élimination des mystères et de l’imagination mais également, par le biais de l’industrialisation, dans une réification de l’âme humaine.

„Der Animismus hatte die Sache beseelt, der Industrialismus versachlicht die Seelen.“ (oc s.45)

« L’animisme avait donné une âme à la chose, l’industrialisme transforme l’âme de l’homme en chose » (oc. p.57)

La chosification et le désenchantement ne concernent pas seulement l’âme humaine mais également nos rapports avec l’ensemble du vivant non-humain, voire ce que l’on appelle la « nature » réduits à du mécanisable. Si la citation ci-dessus a quelque raideur, cet édifice, s’il demeure encore comme un spectre qui hante notre culture est cependant entrain de s’effriter sinon de s’effondrer, miné qu’il est, à la faveur de la crise écologique, par les sciences elles-mêmes.

Dans leurs notes et esquisses, les membres éminents de l’École de Francfort écrivent en outre, à propos de la culture de masse et de l’industrie culturelle  :

„Im Reklamecharakter der Kultur geht deren Differenz vom praktischen Leben unter. Der ästhetische Schein wird zum Glanz, den Reklame an die Waren zediert, die ihn absorbieren; […] Seit dem industriellen Zeitalter ist eine gesinnungstüchtige Kunst im Schwange, die mit der Verdinglichung paktiert, indem sie gerade der Entzauberung der Welt, dem Prosaischen, ja der Banausie eine eigene, durchs Arbeitsethos gespeiste Poesie zuschreibt.“ (oc. s. 299)

« Dans le caractère publicitaire de la culture, sa différence avec la vie pratique disparaît. L’apparence esthétique devient le clinquant que la publicité cède aux marchandises qui l’absorbent. […] Depuis l’ère industrielle, un art en quête d’efficacité mentale, est en marche, qui pactise avec la réification, la chosification [Verdinglichung], en attribuant justement au désenchantement du monde, au prosaïque, voire à l’inculture [Banausie], une poésie propre nourrie par l’éthique du travail. » (Texte non repris dans l’édition française)

On peut compléter ce chapitre par l’adjonction de deux autres notions proches : celle de démythologisation et de démythisation

Démythologisation / démytisation

La démythologisation par le calcul :

« La logique formelle fut la grande école de l’unification. Elle offrait aux partisans de la Raison le schéma suivant lequel le monde pouvait être l’objet d’un calcul. L’assimilation des idées aux nombres qu’effectue le savoir mythique dans les derniers écrits de Platon exprime la nostalgie de toute démythologisation : le nombre est devenu le canon de l’Aufklärung. Les mêmes équations dominent la justice bourgeoise et l’échange des marchandises. » (p.29)

La démytisation par identification de l’animé à l’inanimé :

« L’homme croit être libéré de la peur quand il n’y a plus rien d’inconnu. C’est ainsi qu’est tracée la voie de la démythisation, de la Raison, qui identifie l’animé à l’inanimé comme le mythe identifie l’inanimé à l’animé. » (p.36)

Dans le chapitre Raison et mystification des masses, Adorno et Horkheimer abordent la question des industries culturelles de masse, la radio, le cinéma… (Il n’y avait pas encore de télévision. Ni d’Internet). Celles-ci, s’adressant à des millions de personnes, produisent des biens standardisés. Ils ne sont pas, comme on le prétend, des réponses à des besoins de ceux qui sont devenus des consommateurs mais servent à leur manipulation : « l’impératif de l’efficacité transforme la technique en psychotechnique, en technique de manipulation des hommes ». Par ailleurs, ajoutent-ils, « ce que l’on ne dit pas, c’est que le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement. De nos jours, la rationalité technique est la rationalité de la domination même ». Le nivellement que produit l’industrie culturelle n’est pas le résultat « d’une loi de l’évolution de la technologie en tant que telle » mais de sa fonction dans l’actuelle économie capitaliste. Il y a fusion de la publicité et de l’industrie culturelle tant sur le plan technique qu’économique. L’auditeur et le spectateur deviennent des clients passifs d’une fabrique de stéréotypes et de reproduction de copies conformes atrophiant leurs spontanéités et leurs imaginations. Bref, ils sont infantilisés. La langue elle-même se rationalise et s’appauvrit en se fondant dans la communication.

« Ce qui, dans une succession déterminée de lettres, dépasse la corrélation avec l’événement est rejeté comme obscure métaphysique verbale. Le résultat est que le mot, qui ne doit plus signifier, mais uniquement désigner, est tellement rivé à la chose qu’il n’est plus qu’une formule pétrifiée. Le langage et l’objet sont également affectés. Au lieu de permettre d’appréhender l’objet, le mot épuré le traite comme une instance abstraite et tout le reste, séparé de l’expression (qui n’existe plus) parce qu’on en exige une clarté impitoyable, s’atrophie progressivement dans la réalité ». (p 242)

Le désenchantement selon Max Weber vu par Ulrich Beck

La rationalisation comme le désenchantement ont une histoire. Max Weber lui-même l’avait déjà évoqué tout en mettant l’accent sur leur accélération lors du passage à la modernité. Weber écrivait au tournant du siècle dernier. Son texte Éthique protestante et esprit du capitalisme est paru avant la Première Guerre mondiale. A la fin de la Seconde guerre mondiale, et avec l’apparition des industries culturelles et du capitalisme consumériste, Adorno et Horkheimer y ont ajouté un nouveau chapitre. Ulrich Beck prolonge la tradition wébérienne. Héritier des tragédies historiques mais également contemporain des catastrophes industrielles qu’ont été Harrisbourg (Centrale nucléaire de Three Mile Island), de Bhopâl (industrie chimique) et de Tchernobyl, il publie en 1985 son important livre, La société du risque. D’autres catastrophes ont suivi. Que l’on pense à Fukushima, pour ne prendre que cet exemple. Ou la crise des subprimes, etc.
Ce qui intéressait Max Weber, selon Ulrich Beck, était « ce mouvement de dégagement hors du monde traditionnel des attaches religieuses dans lequel l’ici-bas et l’au-delà étaient encore confondus ». Il a vu que la perte de l’au-delà de la religion avait provoqué une ferveur active intramondaine. S’ils voulaient atteindre Dieu, devenu inaccessible, il « leur fallut prendre le monde en main, le transformer, le « désenchanter », le « moderniser », dégager ses trésors implicites de façon productive en formant et en utilisant toutes les forces humaines, et les accumuler jusqu’à en constituer un capital, pour trouver dans le monde qu’ils avaient soumis et s’étaient approprié une impossible protection qui réponde à l’absence de protection de Dieu. ». Pour Ulrich Beck, les écrits tardifs de Weber contiennent l’éventualité d’une « autorévision de la modernité » par laquelle les homme se libéreraient de « l’édifice de servitude » qu’ils ont eux-mêmes construit. Il ajoute, qu’en revanche, l’idée qu’ils pourraient, de même qu’ils avaient relâché l’emprise de l’Église à la fin du Moyen-Âge, s’émanciper des attaches de la société industrielle « pour être à nouveau renvoyés à eux-même sous une forme nouvelle », cette idée, si elle est présente, n’est pas explicite.

« Les normes concrètes, les valeurs et les modes de vie caractéristiques des hommes vivant au sein du capitalisme industriel sont moins le produit de la culture de classe industrielle (au sens où l’entendait Marx) qu’un reliquat de traditions pré-capitalistes, pré-industrielles. En ce sens, la « culture du capitalisme » est moins une création autonome qu’une phase tardive de la société par ‘États’, ‘modernisée’, ‘consommée’, et donc transformée et dirigée dans le système du capitalisme industriel. Le ‘désenchantement’ ne porte donc jamais sur cette culture même. Il reste un désenchantement des styles de vie et des formes de liens traditionnels, non modernes, qui sont ce qu’il s’agit de désenchanter mais ne cessent de se régénérer, de se maintenir, et alimentent donc éternellement le désenchantement dans son inextinguible accomplissement.
[…] C’est vrai de l’évolution jusque dans les années cinquante ; mais cela n’est plus vrai de l’évolution postérieure. »

(Ulrich Beck : La société du risque. Aubier. 2001. p. 184-185)

Un spectre en quelque sorte.

Ce dernier passage est cité en exergue du livre de Bernard Stiegler et de l’Association Ars industrialis qu’il avait créée : Réenchanter le monde / La valeur esprit contre le populisme industriel Flammarion). Je reviendrai plus loin sur ce livre qui ajoute lui-aussi un chapitre à la question du désenchantement du monde, celui de l’exploitation capitaliste de l’énergie libidinale et de la destruction du désir par le capitalisme consumériste et l’industrie culturelle.

Autodesruction de l’Aufklärung par une pensée devenue marchandise

Je reviens encore un moment sur La dialectique de l’Aufklärung. Dans l’introduction, les auteurs en situent l’enjeu : comprendre comment le progrès devient régression.

„Was wir uns vorgesetzt hatten, war tatsächlich nicht weniger als die Erkenntnis, warum die Menschheit, anstatt in einen wahrhaft menschlichen Zustand einzutreten, in eine neue Art von Barbarei versinkt“.

(Adorno/ Horkheimer : Dialektik de l’Aufklärung. Suhrkamp taschenbuch. s.11)

« Ce que nous nous étions proposé de faire n’était en effet rien de moins que la tentative de comprendre pourquoi l’humanité, au lieu de s’engager dans des conditions vraiment humaines, sombrait dans une nouvelle forme de barbarie ».

(Adorno/ Horkheimer : Dialectik de l’Aufklärung traduit par La dialectique de la raison.Trad. Eliane Kaufholz. Tel Gallimard. p. 13)

C’est que la rationalité a tendance à s’épuiser, à se vider de sa substance ?.

« Une des caractéristiques de la rationalité a toujours été dès le début sa tendance à s’autodétruire »

En se barricadant derrière la stricte vérification des faits et au calcul de probabilités par peur de s’exposer à la superstition, la rationalité s’est stérilisée et a préparé le terrain à ce qu’elle voulait éviter : «  l’interdiction de l’imagination théorique ouvre la voie à la folie politique »

« Si la Raison n’entreprend pas un travail de réflexion sur ce moment de régression, elle scellera son propre destin ».

En ne prenant pas en charge la dimension négative, toxique, du progrès, les ombres des Lumières, la pensée se désarme et laisse le champ libre aux ennemis du progrès et à l’extrême droite, au fascisme. Le « penser aveuglément pragmatisé perd son caractère transcendant et, du même coup, sa relation à la vérité ». Ainsi, «  le progrès devient régression ».

«  l’esprit ne peut survivre lorsqu’il est défini comme un bien culturel et distribué à des fins de consommation. La marée de l’information précise et d’amusements domestiqués rend les hommes plus ingénieux en même temps qu’elle les abêtit. [witzigt und verdummt zugleich = divertit et abêtit tout à la fois] (oc. p. 18)

C’est pourquoi

« la Raison [Aufklärung] doit prendre conscience d’elle-même si les hommes ne doivent pas être trahis totalement. Ce qui est en cause, ce n’est pas la conservation du passé, mais la réalisation des espoirs du passé. Mais aujourd’hui le passé continue comme destruction du passé ». (oc. p. 19)

La même année 1944 où paraissait Dialektik der Aufklärung parlant de l’autodestruction de la raison, Karl Polanyi, évoquait, lui, l’« autodestruction de la civilisation », du fait d’une « certaine qualité technique de son organisation économique ». Le dogme quasi-religieux de l’autorégulation du marché « finit par briser l’organisation sociale qui se fondait sur lui ». (Karl Polanyi : La grande transformation. Tel Galimard. Trad. Catherine Malamoud et Maurice Angenot. P. 38)

La raison en guerre contre elle-même (Bernard Stiegler)

Bernard Stiegler dans son ouvrage États de choc / Bêtise et savoir au XXIè siècle, réactualisera cette question en soulignant, que l’Aufklärung, est « un mouvement historique ». et qu’elle est en quelque sorte en permanence « en guerre contre elle-même »

« Si la raison se forme (en passant par une Bildung [c’est à dire une formation de l’attention]), c’est tout aussi bien et avant tout parce qu’elle se déforme : elle est un état à la fois mental et social essentiellement précaire – et c’est peut-être là ce que nous, les tard venus du XXIème siècle, découvrons : cette conquête reste toujours radicalement à refaire et à défendre. A la définition kantienne de la conquête qu’est l’Aufklärung, Adorno et Horkheimer ajoutent qu’elle doit toujours être défendue contre elle-même, telle qu’elle tend toujours, en devenant rationalisation c’est à dire réification à se retourner contre elle-même comme savoir devenu bêtise – cette dialectisation de l’Aufklärung survenant après que Max Weber a mis en évidence le fait de la rationalisation comme caractéristique du devenir capitaliste »

(Bernard Siegler : États de choc / Bêtise et savoir au XXIème siècle. Mille et une Nuits. 2012. p.36)

B. Stiegler : désenchantement / réenchantement du monde

Dans un ouvrage précédent, Bernard Stiegler et l’Association Ars industrialis avaient prolongé la question du désenchantement du monde en y ajoutant la dimension introduite par le capitalisme consumériste produisant, exploitant et détruisant le désir au profit d’un capitalisme devenu pulsionnel. Les auteurs opéraient en même temps un glissement – une bifurcation- du désenchantement du monde vers le règne de la bêtise, une bêtise désormais produite systémiquement par des artefacts numériques qui à défaut d’être abordés dans leur dimension pharmacologique rendent plus bêtes qu’intelligents. Il n’y a pas d’intelligence (Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur ce terme tant il semble ne plus signifier grand-chose de précis) sans un premier temps de bêtise et sans capacités, collectives, d’adoption des techniques, sans capacités, collectives, de jugement et de délibération. Adorno et Horkheimer consacrent d’ailleurs, dans les notes et esquisses de leur ouvrage La dialectique de l’Aufklärung, une note à la Genèse de la bêtise que j’ai mise en ligne séparément. Non sans avoir noté combien « le fait que l’intelligence tourne à la stupidité est inhérent à l’évolution historique » (o.c. p. 310), ils symbolisent l’intelligence par l’antenne de l’escargot. Celle-ci se rétracte devant l’obstacle et souligne combien « la vie de l’esprit est infiniment fragile ». « La bêtise est une « cicatrice » qui se forme «  à l’endroit où le désir a été étouffé ».

Une dizaine d’années avant eux, Robert Musil avait lui aussi affronté le thème de la bêtise. Il en parlait déjà dans son roman, L’homme sans qualité. Et en ces termes :

„Denn wenn die Dummheit nicht von innen dem Talent zum Verwechseln ähnlich sehen würde, wenn sie außen nicht als Fortschritt, Genie, Hoffnung, Verbesserung erscheinen könnte, würde sie nicht dumm sein wollen, und es würde keine Dummheit geben. Zumindest wäre es sehr leicht, sie zu bekämpfen“

(Robert Musil : Der Mann ohne Eigenschaften I, 16)

« Car si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre de l’intérieur au talent et ne pouvait de l’extérieur s’apparenter au progrès, au génie, à l’espoir et au perfectionnement, personne ne voudrait être bête, et il n’y aurait pas de bêtise. Du moins serait-elle facile à combattre ».

(Robert Musil : L’homme sans qualité I,16)

C’était écrit en 1931. Cette citation devrait figurer en tête de toute réflexion sur l’« intelligence » artificielle. Musil rappelait le passage de son roman dans une conférence tenue à Vienne en 1937 en évoquant la proximité de la raison avec la bêtise :

« Ne peut-on s’attendre à trouver, là où jugement et raison sont chez eux, leurs sœurs et sœurettes, les différentes formes de la bêtise ?»

( Robert Musil : De la bêtise. Ed Allia. Trad. Philippe Jacottet. p.12).

Dans le même texte, il voyait apparaître dès le milieu du 19ème siècle, des « signes de décrépitude » de ce qui était considéré comme des critères de la « dignité humaine » : la liberté et la raison. La bêtise est chez lui une « abdication » devant l’indignité. Chez Adorno et Horkheimer un « étouffement du désir ». Pour Bernard Stiegler, « un renoncement au désir ». Il y a pour ce dernier une autre genèse de la bêtise. Elle est à chercher du côté du mythe du frère de Prométhée, Épiméthée (voir ici le récit qu’il fait du mythe). Elle se situe dans ce qu’il appelle la « condition pharmacologique » des êtres humains qui se caractérisent par leur dépendance aux techniques et technologies qui sont tout autant des poisons qui nous font régresser, font tomber dans l’avilissement, que des remèdes permettant de nous élever à la dignité. Contrairement à ce que son étymologie pourrait suggérer, « la bêtise n’est pas l’animalité » écrivait Gilles Deleuze qui ajoutait : « L’animal est garanti par des formes spécifiques qui l’empêchent d’être ‘bête’ ».
Si l’on ne peut vaincre la bêtise, on peut, il faut même, toujours la combattre, à commencer par celle propre à celui qui en parle mais aussi et surtout la bêtise d’abord systématiquement organisée par le marketing puis plus grave encore, la bêtise systémique. Celle-ci résulte de la prolétarisation des activités cognitives par leur délégation aux machines numériques.
En 2004, le PDG de la chaîne de télévision privée TF1 avait révélé que ce qu’il marchandait avec les agences de marketing était « le temps de cerveau disponible » des téléspectateurs, expression d’un « populisme industriel » exploitant les pulsions après avoir tué le désir. L’année suivante, le Medef organisait une université d’été sur le thème du réenchantement du monde, en référence directe à Max Weber. On parlait alors d’une économie de la connaissance à venir. Bernard Stiegler, y percevait l’expression d’une limite atteinte :

« le choix de ce thème par le Medef ne pouvait advenir qu’au moment où le processus de désenchantement, décrit par Weber il y a exactement un siècle, atteint son terme dans la mesure où il a conduit à la baisse tendancielle du désir, qui constitue pourtant, comme énergie libidinale, la principale énergie de la société capitaliste, laquelle se trouve désormais contrainte d’exploiter les pulsions – exploitation éminemment dangereuse et proprement explosive ».

(Bernard Stiegler et Ars industrialis : Réenchanter le monde / La valeur esprit contre le populisme industriel Flammarion. p. 19)

« Seule une lutte contre la bêtise imposée par le contrôle des temps de cerveau disponible, c’est-à-dire par le populisme industriel, constitue une véritable possibilité de « réenchanter le monde » : de le rendre désirable, et par là de rendre à la raison son sens premier de motif de vivre (c’est le sens qu’elle a pour Aristote en tant que logos du noûs, qui est ce que Valéry appelle l’esprit) : la raison comme sens de l’existence (et en cela comme sens de l’orientation) ». (oc p. 17)

L’enchantement est dès lors défini comme « projection du désir » comme « la seule possibilité de trans-former l’intérêt individuel en intérêt collectif. » Il relève de l’incalculable.

Le contrôle des savoirs par la société hyperindustrielle les soumet à la pression de l’adaptation, ce qui est contradictoire, un savoir étant par définition un savoir critique. «  L’adaptation est, au regard du savoir, intrinsèquement débile ». Nous sommes entrés dans « un nouvel âge d’instrumentation de la recherche et de la pensée où se produit une tendance entropique qui contredit la structure consubstanciellement néguentropique du savoir »

« Tandis que, durant toute l’histoire académique, de Platon à Ferry en passant par l’université de Berlin et jusqu’à Napoléon, le système technique d’un côté et le système mnémotechnique de l’autre furent structurellement, fonctionnellement et canoniquement séparés – séparation qui faisait que tout ce qui relevait des mnémotechniques appartenait au pouvoir symbolique des clercs et ne s’inscrivait pas dans l’économie, sinon comme oikonomia de la Trinité, l’économie étant, en tant que negotium, intrinsèquement séculière, et le pouvoir de lecture et d’écriture étant exclusivement accessible à l’otium –, les déplacements essentiels opérés à travers la Réforme ne se concrétisent pleinement, très tardivement, comme sécularisation totale, que dans le contexte d’un extrême désenchantement qui s’installe au moment où s’impose le système mnémotechnique industriel numérique : c’est là précisément ce qui nous arrive. » (B. Stiegler : États de choc p. 271)

C’était écrit en 2012. Nous avions atteint le point extrême du désenchantement. La particularité du numérique est de permettre la combinaison de l’ensemble des instruments augmentant nos capacités de perception ( microscopes, télescope, etc) avec l’instrumentalisation des capacités d’entendement. L’entendement, c’est à dire selon Kant la faculté analytique de la pensée, est en effet extériorisable. Elle est en mesure de « déléguer ses fonctions à ses instruments, appareils et machines sans plus aucun pouvoir régulateur de la raison, c’est à dire sans pouvoir d’idéaliser, ni donc de théoriser ». ( États de choc p. 269).

« La raison elle-même n’est pas extériorisable. Elle est en revanche et depuis toujours la raison intériorisée de l’extériorisation. Et elle l’est comme désir capable d’infinitiser ses objets qui sont ceux de la sublimation.
L’extériorisation stérilisante (sans intériorisation) de l’entendement est ce qu’Adorno et Horkheimer, puis Marcuse et enfin Habermas, décrivent, une quarantaine d’années après Weber, comme un processus de rationalisation facteur d’irrationnalité. Mais ils n’analysent pas correctement, selon moi, la causalité historico-pharmacologique qui y est à l’œuvre ».
(B. Stiegler : Etats de choc p. 269)

Si Bernard Stiegler s’appuie sur cet héritage, il le critique aussi en ce qu’il omet le caractère historique des technologies de la mémoire (des rétentions) qui disruptent les savoirs et la démarche pharmacologique qu’il a développée permettant de comprendre que toute technique est capable du pire comme du meilleur et que cela doit faite l’objet d’une lutte pour nouvelle critique de cette raison devenue impure. Le philosophe, s’il les distingue, n’oppose cependant pas raison et bêtise. La question de la lutte contre la bêtise systémique relève pour lui d’une économie politique des technologies de l’esprit. Cette dimension reste malheureusement largement occultée par les penseurs écologistes.

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Zur Genese der Dummheit / Genèse de la bêtise par Theodor Adorno et Max Horkheimer

Theodor W. Adorno et Max Horkheimer consacrent, dans leur ouvrage La dialectique de l’Aufklärung, dont je parlerai la semaine prochaine, une note à la Genèse de la bêtise. On ti-dessous le texte intégral, en allemand et en français. Non sans avoir noté combien « le fait que l’intelligence tourne à la stupidité est inhérent à l’évolution historique », ils symbolisent l’intelligence par l’antenne de l’escargot. Celle-ci se rétracte devant l’obstacle et souligne combien « la vie de l’esprit est infiniment fragile ». « La bêtise est une « cicatrice » qui se forme «  à l’endroit où le désir a été étouffé », écrivent les deux éminents représentants de l’Ecole de Francfort.

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ZUR GENESE DER DUMMHEIT

Das Wahrzeichen der Intelligenz ist das Fühlhorn der Schnecke »mit dem tastenden Gesicht«, mit dem sie, wenn man Mephistopheles glauben darf1, auch riecht. Das Fühlhorn wird vor dem Hindernis sogleich in die schützende Hut des Körpers zurückgezogen, es wird mit dem Ganzen wieder eins und wagt als Selbständiges erst zaghaft wieder sich hervor. Wenn die Gefahr noch da ist, verschwindet es aufs neue, und der Abstand bis zur Wiederholung des Versuchs vergrößert sich. Das geistige Leben ist in den Anfängen unendlich zart. Der Sinn der Schnecke ist auf den Muskel angewiesen, und Muskeln werden schlaff mit der Beeinträchtigung ihres Spiels. Den Körper lähmt die physische Verletzung, den Geist der Schrecken. Beides ist im Ursprung gar nicht zu trennen.
Die entfalteteren Tiere verdanken sich selbst der größeren Freiheit, ihr Dasein bezeugt, daß einstmals Fühler nach neuen Richtungen ausgestreckt waren und nicht zurückgeschlagen wurden. Jede ihrer Arten ist das Denkmal ungezählter anderer, deren Versuch zu werden schon im Beginn vereitelt wurde; die dem Schrecken schon erlagen, als nur ein Fühler sich in der Richtung ihres Werdens regte. Die Unterdrückung der Möglichkeiten durch unmittelbaren Widerstand der umgebenden Natur ist nach innen fortgesetzt, durch die Verkümmerung der Organe durch den Schrecken. In jedem Blick der Neugier eines Tieres dämmert eine neue Gestalt des Lebendigen, die aus der geprägten Art, der das individuelle Wesen angehört, hervorgehen könnte. Nicht bloß die Prägung hält es in der Hut des alten Seins zurück, die Gewalt, die jenem Blick begegnet, ist die jahrmillionenalte, die es seit je auf seine Stufe bannte und in stets erneutem Widerstand die ersten Schritte, sie zu überschreiten, hemmt. Solcher erste tastende Blick ist immer leicht zu brechen, hinter ihm steht der gute Wille, die fragile Hoffnung, aber keine konstante Energie. Das Tier wird in der Richtung, aus der es endgültig verscheucht ist, scheu und dumm.
Dummheit ist ein Wundmal. Sie kann sich auf eine Leistung unter vielen oder auf alle, praktische und geistige, beziehen. Jede partielle Dummheit eines Menschen bezeichnet eine Stelle, wo das Spiel der Muskeln beim Erwachen gehemmt anstatt gefördert wurde. Mit der Hemmung setzte ursprünglich die vergebliche Wiederholung der unorganisierten und täppischen Versuche ein. Die endlosen Fragen des Kindes sind je schon Zeichen eines geheimen Schmerzes, einer ersten Frage, auf die es keine Antwort fand und die es nicht in rechter Form zu stellen weiß. Die Wiederholung gleicht halb dem spielerischen Willen, wie wenn der Hund endlos an der Türe hochspringt, die er noch nicht zu öffnen weiß, und schließlich davon absteht, wenn die Klinke zu hoch ist, halb gehorcht sie hoffnungslosem Zwang, wie wenn der Löwe im Käfig endlos auf und ab geht und der Neurotiker die Reaktion der Abwehr wiederholt, die schon einmal vergeblich war. Sind die Wiederholungen beim Kind erlahmt, oder war die Hemmung zu brutal, so kann die Aufmerksamkeit nach einer anderen Richtung gehen, das Kind ist an Erfahrung reicher, wie es heißt, doch leicht bleibt an der Stelle, an der die Lust getroffen wurde, eine unmerkliche Narbe zurück, eine kleine Verhärtung, an der die Oberfläche stumpf ist. Solche Narben bilden Deformationen. Sie können Charaktere machen, hart und tüchtig, sie können dumm machen – im Sinn der Ausfallserscheinung, der Blindheit und Ohnmacht, wenn sie bloß stagnieren, im Sinn der Bosheit, des Trotzes und Fanatismus, wenn sie nach innen den Krebs erzeugen. Der gute Wille wird zum bösen durch erlittene Gewalt. Und nicht bloß die verbotene Frage, auch die verpönte Nachahmung, das verbotene Weinen, das verbotene waghalsige Spiel, können zu solchen Narben führen. Wie die Arten der Tierreihe, so bezeichnen die geistigen Stufen innerhalb der Menschengattung, ja die blinden Stellen in demselben Individuum Stationen, auf denen die Hoffnung zum Stillstand kam, und die in ihrer Versteinerung bezeugen, daß alles Lebendige unter einem Bann steht.

(Max Horckheimer et Theodor W. Adorno :Zur Genese der Dummheit in Dialektik der Aufklärung / Philosophische Fragmente. Gesammelte Schriften 3. suhrkamp taschenbuch. S. 295-296)

1 Faust. Erster Teil. Vers 4068
Note BU : « Siehst du die Schnecke da! sie kommt herangekrochen; / Mit ihrem tastenden Gesicht / Hat sie mir schon was abgerochen ».

GENÈSE DE LA BÊTISE

Le symbole de l’intelligence est l’antenne de l’escargot auquel le toucher sert d’organe visuel ainsi que d’odorat, si l’on en croit Méphistophélès1. Devant l’obstacle, l’antenne se retire immédiatement à l’abri protecteur, faisant un tout avec l’ensemble, elle ne se risquera que timidement à sortir à nouveau comme organe indépendant. Si le danger est toujours présent, elle disparaît derechef et hésitera beaucoup plus longtemps à revenir à la charge. À ses débuts, la vie de l’esprit est infiniment fragile. Les sens de l’escargot dépendent de ses muscles et les muscles s’affaiblissent chaque fois que quelque chose les empêche de fonctionner. Le corps est paralysé par la blessure physique, l’esprit est paralysé par la peur l’effroi [Schecken = effroi]. À l’origine les deux réactions sont inséparables.
Les animaux plus développés doivent ce qu’ils sont à leur plus grande liberté, leur existence prouve qu’ils dressèrent un jour leurs antennes dans de nouvelles directions et ne les retirèrent pas. Chacune de leurs espèces porte témoignage d’innombrables autres espèces qui tentèrent de se développer, mais échouèrent dès le début, qui succombèrent à la peur l’effroi dès qu’une de leurs antennes s’avança dans le sens de leur devenir. La répression des possibilités due à la résistance immédiate de la nature environnante se prolonge vers l’intérieur où la peur l’effroi a atrophié les organes. Dans chaque regard d’animal empreint de curiosité point une forme de vie nouvelle qui pourrait émerger de l’espèce déterminée dont fait partie la créature individuelle. Ce n’est pas seulement son caractère déterminé qui retient cette créature à l’abri de son ancienne nature, la force que rencontre son regard est une force très ancienne, qui remonte à des millions d’années : c’est elle qui l’a reléguée à une étape de son évolution et qui bloque, par sa résistance toujours renouvelée, chaque tentative visant à dépasser cette étape. Ce premier regard tâtonnant est toujours facile à briser, il a derrière lui la bonne volonté, l’espoir fragile, mais aucune énergie durable. Lorsque l’animal prend la direction d’où il a été chassé, il devient craintif et bête.
La bêtise est une cicatrice. Elle peut être en relation avec une activité parmi beaucoup d’autres ou avec toutes, qu’elles soient physiques ou mentales. Chez l’homme, chaque manifestation de bêtise partielle désigne un lieu où le jeu des muscles au lieu d’être encouragé a été entravé au moment de leur éveil. C’est en présence d’obstacles que commença, à l’origine, la vaine répétition de tâtonnements désordonnés et maladroits. Les innombrables questions que pose l’enfant sont déjà des symptômes d’une douleur secrète, d’une première question a laquelle il n’obtint pas de réponse et qu’il ne sait pas formuler correctement. Ses réitérations ont quelque chose de l’obstination enjouée du chien qui bondit continuellement devant la porte qu’il ne sait pourtant pas ouvrir, pour y renoncer finalement si la poignée est hors de sa portée ; elle a quelque chose du désespoir du lion qui va et vient dans sa cage, ou du geste de défense que réitère le névrosé, alors que ce geste une fois déjà avait été vain. Si le rythme des tentatives se ralentit chez l’enfant ou si le blocage est trop brutal, l’attention peut suivre une autre direction, l’enfant a plus d’expérience, comme on dit, mais il arrive qu’il subsiste une imperceptible cicatrice à l’endroit où le désir a été étouffé, une petite zone endurcie dont la surface est insensible. De telles cicatrices constituent des déformations. Elles peuvent créer des caractères durs et solides, elles peuvent rendre bête – dans le sens d’une déficience pathologique, d’une cécité ou d’une impuissance, quand elles se contentent de stagner -, dans le sens de la méchanceté, de l’entêtement et du fanatisme, si elles développent un cancer à l’intérieur de l’individu. La violence subie transforme la bonne volonté en mauvaise volonté. Non seulement la question interdite, mais aussi l’interdiction de l’imitation, des larmes, du jeu téméraire peuvent laisser de telles cicatrices. Comme les espèces de la série animale, les niveaux mentaux du genre humain, voire les parties aveugles d’un individu désignent des moments où l’espoir fut stoppé — témoignage pétrifié de la contrainte (Bann) pesant sur tout ce qui vit.

(Max Horckheimer et Theodor W. Adorno : Genèse de la bêtise in La dialectique de la raison. tel Gallimard. Trad. Eliane Kaufholz. P.389-391)

1. Faust, I, V, 4068
Note B.U.: Méphistophélès à Faust
« Vois-tu là cet escargot ? Il arrive en rampant, / Tout en tâtant avec ses cornes / Il aura déjà reconnu [senti] quelque chose en moi »

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