
« Slogans pour le 21ème siècle » de l’écrivain et artiste canadien Douglas Coupland
Deuxième partie de notre visite à l’ Exposition Hello, Robot qui se tient du 11.02 au 14.05 2017, à Weil am Rhein au musée Vitra Design. La première partie se trouve ici. Comme je l’avais dit précédemment déjà, je construis ma propre exposition en la commentant par des éléments qui lui sont extérieurs ce qui bien entendu n’est possible que parce qu’elle existe telle qu’elle est. Je vous invite encore une fois à l’aller voir si vous en avez l’occasion.
J’avais écrit à propos du mot robota d’où est dérivé le mot robot : « On peut se demander comment on est passé de corvée à ouvrier – et du féminin au masculin (…) ». Un lecteur du SauteRhin, Pierre Foucher, nous apporte la précision suivante :
« le tchèque distingue deux types de masculin, « animé » et « inanimé », dont la déclinaison diverge à différents cas du singulier et du pluriel. Comme vous l’indiquez, le mot robota (corvée) est féminin, comme práce (travail). En dérive le mot robotník (masculin « animé »), qui désigne la personne de sexe masculin soumise à la corvée (alors que travailleur se dit pracovník, dérivé du verbe pracovat, et ouvrier dělník, de dělat, faire). L’originalité du mot robot (masculin animé pour son créateur, inanimé dans l’usage qu’on en fait depuis, dixit le SSČ, dictionnaire du tchèque écrit à l’usage des écoles et du public) par rapport à robotník, c’est évidemment l’absence de marque de dérivation (le suffixe –ník). Il suggère ainsi un concentré de l’idée de robota. Le robot de Karel Čapek est une « incarnation » de la corvée, de la force de travail, à l’état pur. En aucun cas un ouvrier ».
Merci pour cet utile complément J’avais pour ma part en tête la correction que j’avais apporté aux traductions habituelles du texte Les robots de Krafwerk de Ja tvoi sluga (= je suis ton esclave) Ja tvoi robotnik (= je suis ton ouvrier exécutant).
« Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. (…) »
écrivaient Karl Marx et Friedrich Engels dans le Manifeste du Parti communiste (1848). Bernard Stiegler rappelle que pour Marx, la prolétarisation est, dans le capitalisme, le destin de tous les producteurs.
«De porteur d’outils et praticien d’instruments, l’ouvrier est devenu lui-même un outil et un instrument au service d’une machine porteuse d’outils. Or, précisent ici Marx et Engels, ce destin est celui de tous les producteurs – et non seulement des ouvriers»
On pourra lire sur le SauteRhin dans Tous prolétaires la suite du développement.
On aurait tort de penser en effet que seules les activités physiques sont taylorisables et donc robotisables. Un certain nombre d’activités dites intellectuelles, le sont aussi Voici une installation qui montre un robot écrivain écrivant. Il produit à la chaine des manifestes jamais identiques, à chaque fois différents et personnalisés, fabricant huit phrases thèses à partir d’un répertoire de concepts tirés de l’art, de la philosophie et de la technique. Le texte terminé, la page est jetée.

Les robots journalistes existent déjà.
2017, année des robots
Et qu’on le veuille ou non, quelles que soient les hypothèses, modes de calculs, la probabilité d’une raréfaction et d’une dévalorisation des emplois devrait être prise au sérieux. Les relations producteurs consommateurs seront bouleversées avec la possibilité pour ces derniers de participer pleinement à la conception et à la fabrication du produit.
Les robots arrivent de partout et vont partout y compris dans l’agriculture : robots pour la traite, robots de culture (désherbage, binage, etc. ), robots d’élevage.
« Qu’ils soient véhicules autonomes, assistants aux allures humanoïdes, jouets ambulants ou drones de livraison : 2017 sera l’année des robots. L’International federation of robotics (IFR) estime le marché des robots de toute sorte à près de 50 milliards d’euros. En 2016, il a augmenté de 14% rien que pour les robots industriels, avec 290 000 nouveaux systèmes installés l’année dernière. L’IFR pronostique pour les trois prochaines années une croissance de 13% par an. Les robots communiqueront avec nous, nous distrairont, travailleront avec nous, nous sauveront peut-être même de situations fâcheuses. Ils nous placeront aussi devant des problèmes et des dilemmes éthiques. Que nous le veuillons ou non, nous serons appelés à nous lier aux robots, à les intégrer dans nos vies ».
Constanze Kurz : Angriff mit dem Roboter (Attaque via le robot) FAZ 6.03. 2017
Le souci de Constanze Kurz dans l’article précité porte sur la trop faible attention portée aux questions de la sécurisation. Ce n’est pas aujourd’hui notre sujet. Derrière le robot, il y a ce que l’on appelle la data-économie. De même y a-t-il, semble t-il, des politiques notamment monétaire qui encouragent la robotisation. Pour Dalia Marin, spécialiste des relations économiques internationales, professeure à l’Université Ludwig Maximilian de Münich « la politique monétaire de la Banque centrale européenne accélère l’introduction des robots » par les taux d’intérêt extrêmement bas qu’elle pratique et qui rendent l’emploi des robots moins chers que celui de salariés. Source : Dalia Marin : Was die-Roboter-revolution für uns-bedeutet (Ce que signifie pour nous la révolution robotique [chinoise] FAZ 22.02.2017)
La robotisation de l’emploi dit intellectuel (en fait il n’y a pas de travail qui n’impliquerait pas le cerveau, fut-ce pour l’abrutir) se confirme :
« Fin 2016, l’assureur japonais Fukoku Mutual a annoncé le remplacement d’un quart de ses salariés du département des évaluations des paiements par un système d’intelligence artificielle devant lui coûter 1,6 million d’euros d’installation et 122 000 euros de maintenance chaque année. Soit le licenciement de 34 personnes à fin mars 2017, à ajouter au non-renouvellement des personnes jusque-là en CDD. L’heureux élu et nouvel « employé » totalement virtuel, le programme Watson de chez IBM, rassemblera les données médicales des clients et lira les documents et certificats rédigés par les médecins pour déterminer le montant des paiements d’assurance, à faire valider par un expert humain avant qu’il ne facture les dépenses. Il est essentiel de souligner ici que les emplois supprimés sont ceux qui impliquaient la transaction avec les clients, mais aussi un certain type de service intellectuel. Le cas de l’assureur nippon est symbolique d’une tendance repérable dans les banques, dans les médias, comme chez Associated Press dont les articles financiers sont désormais tous écrits par un algorédacteur, du côté des notaires ou de cabinets juridiques, à l’instar de BakerHolster, structure de 900 avocats qui utilise depuis mai 2016 une forme d’intelligence artificielle pour fouiller vite et parfaitement des milliers de documents et porter un jugement dans les affaires de faillite d’entreprises, etc. »
Ariel Kyrou & Yann Moulier Boutang, Les clés d’un nouveau modèle social. La révolution du revenu universel in La Vie des idées , 28 février 2017.
Uninvited guests (les intrus)
Il ne s’agit pas seulement d’un bouleversement de la relation de travail, de la relation homme machine. Nous avons déjà vu la présence du robot dans tous les domaines de la vie. Nous sommes et seront de plus en plus des assistés par robots. Curieux que l’on ne nous parle jamais de cet assistanat-ci. Nous avons moins à faire à un design entre forme et fonction qu’à un design d’interaction de relations, de combinaison des deux. Un design qui ne configure pas seulement les relations hommes-machines mais les relations entre les êtres humains via la machine au risque précisément de les dés-humaniser, d’en faire des individus dés-affectés.

Superflux : « Unvisited guest » (2015) image extraite de la vidéo.
Hôtes indésirables est le titre d’une vidéo faisant partie d’un projet de design fiction qui ouvre à la critique de l’usage des objets connectés.
On y voit un homme âgé, Thomas, 70 ans. Il vit seul et a été équipé par ses enfants d’un certain nombre d’objets connectés censés l’aider à préserver sa santé. Un cadeau empoisonné, c’est le cas de le dire. La smart-fourchette contrôle son alimentation, la canne connectée le nombre de pas qu’il effectue ou pas dans la journée, le lit signale l’heure de s’allonger et s’il est couché. Les contrôles s’effectuent via le smartphone par l’intermédiaire duquel lui parviennent les injonctions, les données ou les sms de ses enfants inquiets : hallo, P’pa, tu n’as pas utilisé ta canne aujourd’hui, tout va bien ? Les objets connectés n’organisent pas seulement une relation homme machine mais aussi la relation enfants-parent. Ce sont des technologies relationnelles.
La vidéo est décomposée en trois temps. On y voit d’abord un sujet docile exécuter les préconisations du programme de santé. Mais ce n’est pas supportable et il tente de passer outre. Au final, l’homme va essayer de ruser avec l’intrus machinique. On le voit d’abord touiller les légumes décongelés avec sa smart-fourchette sous les félicitations du smartphone alors qu’à l’aide d’une autre fourchette il dévore des frites. Il entasse des livres sur le lit pour faire croire qu’il est couché. A l’heure des deux-mille pas quotidiens, on le voit ouvrir la porte à un jeune voisin, lui remettre la canne puis la récupérer en récompensant son substitut d’une canette de bière. En ouvrant la porte à un voisin et en mettant ne serait-ce que momentanément la canne à la porte, il récupère un chez soi qu’il avait perdu et y faire ce qu’il veut. Le résultat est donc une totale inefficacité de tous les dispositifs en raison de leur caractère intrusif et infantilisant. Ils étaient pourtant censés le maintenir en meilleure santé. On devine que cette inefficacité n’est pas non plus le but recherché. Nous avons donc une question double. Elle n’est pas seulement celle de l’intrusion. Le refus de la technique ne règle pas le problème de santé. Dans les deux cas nous avons affaire à une perte de savoir vivre et consommer. Une désaffection.
J’ajoute hors exposition la lecture suivante :
« Subir les effets d’une industrie de services, c’est en effet voir son existence de trans-former sans participer à cette trans-formation, s’il est vrai que l’industrie des services repose non seulement sur une division industrielle du travail mais sur une affectation de rôles sociaux où, par principe, le consommateur est dessaisi des tâches de production et est en cela relativement désaffecté. La dessaisie des tâches de production prises en charge par le service, est présentée comme un avantage, celui d’une décharge. C’est en ce sens que l’on parle de « service » : les serfs étaient autrefois en charge de corvées. Cependant cette décharge est ce qui prive de son existence même celui qui se trouve « déchargé » : il s’en trouve privé de la possibilité de décider de sa façon de vivre … »
Bernard Stiegler &ars industrialis : Réenchanter le monde / La valeur esprit contre le populisme industriel Flammarion pages 41-42.
Je ne veux pas suggérer que des appareils servant à compter le nombre de pas ne puisse servir. Tout dépend. Le même auteur qui a conçu la vidéo Uninvited guests a réalisé un distributeur de médicaments qui sonne l’alarme quand on a oublié de les prendre. On peut juger cela utile, à condition bien sûr que les données ne transitent pas vers les compagnies d’assurance, ce qui n’est pas acquis.
Avez-vous déjà parlé à votre enfant aujourd’hui ?
Dans l’actualité allemande, est récemment tombée l’information d’une campagne de prévention à l’addiction au téléphone portable

Avez-vous déjà parlé à votre enfant, aujourd’hui ?
Avez-vous déjà parlé à votre enfant aujourd’hui ? Tel est le thème d’une campagne de sensibilisation lancée dans le Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale dans le nord-est de l’Allemagne. Cette campagne contre l’addiction des parents aux smartphones repose en effet sur un constat fait par les éducateurs qui ne savent pas trop bien comment aborder la question sans que cela soit mal pris. Ils observent de plus en plus de parents qui viennent chercher leur enfant à la crèche sans même décrocher de leur téléphone et qui ne demandent même pas aux mômes comment s’est passée leur journée. On peut observer le phénomène aussi dans les rues, les aires de jeu, les transports. Les enfants se sentent abandonnés et parfois ne savent plus comment faire pour attirer l’attention de leurs parents. Le mieux dans ce cas est bien évidement de casser quelque chose. De préférence le portable. Les parents sont physiquement là mais mentalement absents. Et nous avons dans cet exemple comme une inversion de la relation parents-enfants du cas précédent.
Le photographe Eric Pickersgill présent dans l’exposition Hello Robot a saisi les attitudes résultant de ces comportements addictifs qui se généralisent et dans lesquelles les smartphones figent les corps aussi bien des adultes….

Auto portrait ode l’artiste Eric Pickersgill et de sa femme Angie
…. que des enfants.

Photo Eric Pickersgill
L’occasion de rappeler que les artefacts créés par les humains ont des effets sur leur corps et leurs comportements qui en gardent la mémoire.
Arrivons à ceci collé au mur

Un bot informatique est un agent logiciel automatique ou semi-automatique qui interagit avec des serveurs informatiques. Un bot se connecte et interagit avec le serveur comme un programme client utilisé par un humain, d’où le terme « bot », qui est la contraction par aphérèse (ablation) de robot. Je prends la définition chez Wikipédia. Cela me permet de préciser que l’encyclopédie fonctionne elle-même à l’aide de ces automates. Les robots ou bots sont des contributeurs particuliers de Wikipédia puisqu’ils interagissent selon des processus automatiques ou semi-automatiques. L’ article auquel je renvoie explique comment dresser son propre bot pour l’utiliser sur Wikipédia.
Les Citizen Kane d’aujourdhui
A côté de cette utilisation pour la construction d’un savoir, il est d’autres usages nettement plus toxiques. Ces techniques sont utilisées dans les campagnes électorales. Elles ont été mises au service de la campagne de Donald Trump ainsi que de l’organisation Leave.eu, qui se battait pour le Brexit. Robert Mercer, patron entre autres du fonds d’investissement spécialisé dans les transactions à haute fréquence, bailleurs de la campagne de Trump ainsi qu’actionnaire du site d’actualité de l’ultra-droite Breitbart News Network, a mis sa société d’analyse de données à la disposition de la campagne en faveur du Brexit afin de cibler les électeurs indécis sur la base de leur activité sur Facebook.
Mercer est un des principaux actionnaires de Cambridge Analytica, une société qui a conduit des opérations de guerre psychologique et qui affirme utiliser une technologie de pointe pour réaliser des profils intimes des électeurs afin de découvrir et de cibler ce qui déclenche leurs émotions. L’équipe de campagne de Donald Trump a versé plus de 6 millions de dollars (5,7 millions d’euros) pour cibler les électeurs indécis lors de la présidentielle américaine, et Mercer l’a mise à disposition de Nigel Farage, du Parti pour l’indépendance. Sur la base des conseils de Cambridge Analytica, la campagne Leave.eu a mis sur pieds une énorme base de données des sympathisants, en créant des profils détaillés de leurs vies grâce aux données collectées à travers Facebook. Leave.eu a ensuite envoyé des milliers de versions différentes de message, selon ce qu’elle avait appris sur leur personnalité. (Source : The Observer via Vox Europe)
Les Verts allemands sont le seul parti à ma connaissance à s’être engagé à ne pas utiliser de tels robots sociaux faiseur d’émotion et d’opinion pendant la prochaine campagne électorale (élections au Bundestag).

L’artiste catalan Neil Harbisson, grâce à son « eyeborg », un dispositif de sono-chromatisation greffé dans sa boite crânienne réussit à « voir » en couleur alors qu’il ne voyait qu’en noir et blanc. C’est aussi le premier cyborg officiellement reconnu.
Hyperréalité

Keiichi Matsuda : « Hyper-Reality »
Keiichi Matsuda dans une installation video montre à quoi ressemblera l’hyper-réalité urbaine dans laquelle chaque élément de réel sera scotché de réalités virtuelles, le tout dans une esthétique provocatrice de jeu de grattage. A chaque moment des pop-ups d’offres commerciales vous sauteront à la figure. Les techniques de marketing commercial sont les mêmes pour le marketing politique.

Vous avez dit intelligence ?
Il nous faut maintenant parler aussi d’intelligence artificielle et d’apprentissage profond (deep learning). Le catalogue de l’exposition dans son glossaire définit l’Intelligence artificielle de la façon suivante :
« On parle d’intelligence artificielle (IA) quand les machines se comportent comme les humains avec l’intelligence, c’est à dire pensent logiquement, s’y ajoute le savoir, la planification, l’apprentissage, la prise en compte et le traitement. Depuis peu l’intelligence sociale et la créativité jouent un rôle. Comme champ de recherche transdisciplinaire issu de l’informatique, des mathématiques, de la psychologie, la linguistique et des neurosciences, etc, l’IA tente de décrire l’intelligence de manière si détaillée qu’on puisse la formaliser et la simuler à l’aide de programmes informatiques. D’autres approches tentent d’analyser l’architecture informationnelle du cerveau à l’aide de réseau de neurones artificiels et de la reconstituer. Un grand obstacle à cela est que nous ne savons pas vraiment comment fonctionne réellement l’intelligence humaine ».
L’apprentissage profond (deep learning) est une sorte de spécialisation/réduction de l’Intelligence artificielle à certaines fonctions particulières. Plusieurs couches de réseaux neuronaux travaillent en parallèle, d’où l’épithète profond. Les machines transforment des données en savoirs. A chaque interaction elles en apprennent un peu plus non seulement sur le monde qui nous entoure mais sur celui qui s’en sert.
« Plus que pour les big datas, il s’agit de transformer ce qui nous entoure en un environnement de transactions dans lequel toute interaction n’a peut-être pas de valeur en elle-même mais où la masse des interactions et les faits secondaires et tertiaires concomitants peuvent être monétarisés pour des formats publicitaires ou assurantiels. Le deep learning cherche donc à prendre plus profond dans nos poches et promet dans l’immédiat un élargissement de la zone de transaction. Le financement de l’actuelle vague d’intelligence artificielle repose sur le rêve réel de développer dans tous les contextes possibles des contreparties réelles monnayables ».
Christoph Engemann et Paul Feigelfeld : Distributed Embbodiment. Catalogue pages 252-259
Compliquée cette histoire d’intelligence artificielle. Peut-être à cause de l’idée idéaliste que nous nous faisons de l’intelligence humaine. L’anthropologue Paul Jorion a sa petite idée pour expliquer cette gêne :
« Nous sommes convaincus que simuler ce que nous sommes dans une machine requiert que nous mobilisions la pointe la plus avancée de nos connaissances. Nous avons écarté, essentiellement par orgueil, l’éventualité que le comportement de l’être humain puisse s’expliquer comme la mise en œuvre de principes en réalité élémentaires, bien plus simples que ce que nous imaginons spontanément en raison de l’image mégalomane que nous avons forgée de nous-mêmes. Nous avons écarté en particulier, du fait de notre arrogance, l’éventualité que nos raisonnements – stupéfiants par leur intelligence, selon l’interprétation que nous en avons – ne résultent de rien de plus que d’un parcours particulier (mais dont la logique est en réalité relativement simple) au sein du lexique de notre langue, c’est-à-dire de l’espace que constituent les mots rassemblés ».
Donald Trump, une machine intelligente ?
Donc, il ne serait pas idiot de comparer Donald Trump à une machine intelligente ? Cela permettrait de situer l’intelligence à sa juste place à ne pas confondre avec la pensée. Pour la mathématicienne américaine Cathy O’Neil « il [Trump] est semblable à un algorithme de machine learning ».
« Ce serait une erreur de croire qu’il possède une stratégie, au-delà de faire ce qui fonctionne, ce qui veut dire, en un sens strictement étroit, ce qui est susceptible d’attirer l’attention sur lui.
En tant que candidat présidentiel, Trump s’est fait largement connaître pour ses meetings animés, polémiques et chaotiques. Ses discours étaient comparables aux marches aléatoires des statistiques : il essayait quelque chose, voyait comment la foule réagissait et si c’était un succès – défini par une réaction forte, pas nécessairement positive – il essayait de nouveau au meeting suivant, avec encore plus de provocation.
(…) C’est exactement la manière dont un algorithme est entraîné. Il commence par être neutre, comme une ardoise vide en quelque sorte, puis « apprend » lentement en fonction de la direction qu’il prend en navigant à travers ses données d’entraînement. Les données d’entraînement de Trump avant l’élection étaient ses meetings et Twitter, mais ces jours-ci il obtient sa dose quotidienne à partir de trois sources : ses conseillers proches tels que Steve Bannon, les médias comme Fox News, et, bien sûr, son feed Twitter, où il évalue les réactions aux nouvelles expérimentations. »
Au final, explique-t-elle,
« Nous avons l’équivalent d’un réseau neuronal dynamique à la tête de notre gouvernement. Il est dépourvu d’éthique et nourri par une idéologie biaisée de type alt-droite Et, comme la plupart des IA opaques, il est largement irresponsable et crée des boucles de rétroaction et des externalités horribles ».
(Source)
Tout dépend en fin de compte de quoi on nourrit la machine. L’intelligence artificielle est souvent présentée comme idéologiquement neutre mais comme la plupart des artefacts, toute technologie est imprégnée de convictions, de représentations d’une vision du monde. Simone Rebaudengo, Matthieu Cherubini er Saurabh Dattaérie présentent une série d’objets sur la distribution d’électricité en fonction de différentes modalités d’organisation sociale : égalitaire (modèle D cherche l’équilibre dans la distribution), inégalitaire (modèle M pyramidal, hiérarchique) et le modèle T (répressif à la distribution disproportionnée).
La question se pose aussi de savoir à qui sont réservées ces solutions technologiques ? Cela a été débattu récemment en France au cours d’une table ronde au titre provocant : la ville intelligente n’aime pas les pauvres.
Pour terminer sur une note d’humour, on saura gré à l’exposition Hello, Robot de n’en pas manquer, heureusement :

Peur des robots ? Celui-ci est momentanément en panne.
Pour aller à la partie 1 de la visite.
Bienvenue dans la Mannschaft
« Est allemand celui qui est convaincu qu’il peut subvenir lui-même à ses besoins et ceux de sa famille par son travail (le cas échéant aussi par sa fortune) et ne soit tributaire qu’en cas de détresse et d’exception de la solidarité de la communauté. Cet allemand-ci a toutes les raisons d’admettre que ses propres efforts lui vaudront la reconnaissance sociale à laquelle il aspire et une certaine ascension sociale. Si ce premier trait distinctif de l’identité porte sur la disposition à prendre soi-même soin de soi et sur la volonté d’être performant à l’égard de la société à laquelle il appartient, le second découle de la confiance qu’il a que celle-ci viendra l’épauler en cas d’épreuve. Voici pour les marqueurs d’identité sur le plan économique et social.
Ils sont complétés par deux autres marqueurs d’identité plutôt socio-culturels. Le premier signale la conviction que la croyance religieuse et sa pratique sont une affaire privée qui doit jouer un rôle subordonné dans la vie sociale et qui est sans signification lors du traitement des demandes par l’administration comme lorsque l’on postule pour un emploi ou à une position. Il s’ajoute à cela selon le second caractère socio-culturel que celui qui est qualifié d’allemand s’en tient à ce que le choix d’une forme et d’un partenaire de vie relève de l’appréciation individuelle de chacun et ne soit pas prescrit par la famille.
Le cinquième – et décisif – marqueur d’identité des Allemands doit être la profession de foi envers la Loi fondamentale de la République fédérale Allemagne, une constitution qui fut élaborée pour ne plus qu’adviennent les crimes terribles perpétrés par des Allemands. Elle a été conçue pour rendre à nouveau possible un vivre ensemble sur des bases juridiques qui, précisément ne se réfèrent pas à la nation fondée ethniquement quand elle parle de la dignité humaine dont la protection est la tâche de la puissance publique mais rend cette protection acquise pour tous ceux qui relèvent du domaine couvert par la Loi fondamentale. Une telle constitution peut être un facteur hautement intégrateur : elle transmet la conviction que chacune et chacun peut, au regard de la dignité, agir pour se repenser soi-même, ce qui peut conduire à une nouvelle façon d’être ensemble.
Cette Loi fondamentale, l’histoire de la République fédérale l’a montré, peut servir d’ancre d’identité à chacun de ceux qui veulent travailler à sortir d’une culture du rabaissement et du rejet et aider à l’intégration dans une société libérale. En ce sens, chacun de ceux qui sont venus en Allemagne peut devenir allemand. En même temps, beaucoup de ceux qui sont nés allemands et qui sont persuadés d’en être devront s’efforcer de satisfaire ces mêmes exigences. Être allemand n’est selon cette définition pas une caractéristique sur laquelle on peut se reposer sous prétexte de l’avoir quasiment acquis à la naissance et qu’on ne pourrait pas reprendre comme c’était le cas encore aux 19è et 20è siècles avec la définition de la nation fondée pour l’essentiel sur l’ethnie. Il s’agit bien plus d’une attribution d’identité enrichie et normative qui implique des exigences à satisfaire. Une telle attribution d’identité normative ne change rien pour ceux qui sont Allemands de naissance même s’ils ne satisfont pas à ces exigences. Mais ils n’auront plus alors la possibilité d’exclure de cette appartenance ceux qui veulent devenir allemands et qui eux y satisfont. On fait ainsi précéder la définition de l’Allemand selon le code de la nationalité [Staatsbürgerrechtlich], de laquelle dispose l’État et son administration selon la loi, d’une attribution d’identité définie non par l’administration mais par la société. Elle oppose à la définition ethnique de l’appartenance nationale dépassée par la mobilité croissante des hommes et la nécessité de l’immigration une représentation de l’identité nationale plus ouverte et plus flexible qui prend en compte la modification des réalités sociales sans jeter aux oubliettes l’idée de nation.
La société allemande est une société ouverte fondée sur le principe de la réussite individuelle et qui dans l’avenir sera encore d’avantage ouverte et orientée sur la productivité de chacun si elle veut conserver sa position dans l’économie mondiale et maintenir sa prospérité intérieure. Pour cela elle dépend de l’immigration et elle est en concurrence avec d’autres sociétés pour s’attirer les plus capables et les plus productifs. La volonté de faire venir à elle les meilleurs n’exclut pas d’ accueillir pour des raisons humanitaires dans des situations d’urgence également ceux qui de toute évidence ne font pas partie de ce groupe [de plus capables] et qui ne pourront être intégrés avec succès au marché du travail allemand qu’au prix d’efforts considérables. De tels actes humanitaires, on pourra d’autant plus se les permettre que l’on aura été (et seulement dans ce cas) dans la concurrence pour les plus capables et les plus productifs et d’autant mieux que l’on se sera moins servi de l’acception ethnique de la nation comme instrument d’exclusion.
Il est sans doute possible de considérer que l’idée de nation soit au 21ème siècle dépassée et opter pour le rejet pur et simple de la nation et se contenter de celle d’État et de société. Cela a cependant deux conséquences importantes : d’une part on laisse à d’autres qui s’en serviront politiquement un concept de nation fortement chargé émotionnellement ; d’autre part, cela reviendrait à renoncer à une catégorie politique en mesure mieux qu’aucune autre de mobiliser la solidarité et l’entraide. De fait, la représentation de l’appartenance et de l’identité nationales est le contrepoint d’une société qui ne reposerait que sur les actes d’échanges et l’attente d’avantages réciproques. Il est prévisible que nous continuerons à aller dans cette direction dans certaines domaines de la vie. Nous avons d’autant plus besoin de la nation comme générateur de solidarité, une conception de la nation suffisamment modernisée pour faire face aux défis du présent et de l’avenir ».
Herfried Münkler et Marina Münkler : Die neuen Deutschen ; Ein Land vor seiner Zukunft (Les nouveaux allemands ; Un pays face à son avenir) Rowohlt pages 287-290
Traduction Bernard Umbrecht
Herfried Münkler est professeur de sciences politiques à l’Université Humbold de Berlin et Marina Münkler est professeure de littérature à l’Université technique de Dresde
La traduction ci-dessus – le terme marqueur est impropre mais il est des auteurs eux-mêmes qui utilisent l’anglicisme marker – porte sur les quatre dernières pages du livre et en résume bien le contenu. Il y est question de la meilleure façon de faire des réfugiés de nouveaux Allemands en poussant en même temps les anciens Allemands à se renouveler et de faire de nécessité vertu en apportant une solution au problème démographique de l’Allemagne.
« Est allemand celui qui est convaincu qu’il peut subvenir lui-même à ses besoins et ceux de sa famille par son travail (le cas échéant aussi par sa fortune) et ne soit tributaire qu’en cas de détresse et d’exception de la solidarité de la communauté. » Quasiment au bord du gouffre, quoi ! Étonnante définition dont on se demande dans le fond en quoi elle permettrait de distinguer un tant soit peu un Allemand d’une autre nationalité. A moins que ce ne soit l’arrogance de croire qu’il n’y ait qu’en Allemagne que les hommes auraient la capacité de s’occuper d’eux-mêmes. Elle est centrée sur l’individu sans aspiration ni dimension collaborative, sans participation à la formation d’un nous. Symptomatique est la façon de mettre en avant l’économique. Le critère d’appartenance n°1 est économique. Quand j’ai lu la phrase dans une critique du livre, j’ai tiqué et me suis étonné que cette approche néolibérale ne soulève pas plus de réactions. Le livre paru en août 2016, connaît un bon succès de librairie et de conférences. L’un des auteurs n’est pas un inconnu pour les lecteurs du Sauterhin. Ce sont des voix entendues et importantes. L’objet de leurs travaux n’est pas facile à saisir. Ils connaissent les secrets de la longévité des politologues. Il se trouve dans l’art de grappiller dans les idées des uns et des autres. Il y a même la petite référence à Marx et la citation de Brecht qui figure en incipit.
On pourrait se contenter de résumés caricaturaux du genre Arbeit, arbeit über alles, Cela a été fait, ou dire que pour les auteurs l’Allemagne apparaît un peu comme la Mannschaft : on fait venir de partout les plus performants pour taper dans un ballon derrière le drapeau et l’hymne allemands et tant pis pour ceux qui n’aiment pas le football ou les lecteurs du Droit à la paresse de Paul Lafargue.
On peut considérer le livre comme une tentative d’apporter un fondement à la politique d’Angela Merkel. Il faut dire qu’elle en a besoin tant la chancelière est avare d’explications. Il cherche à donner un cadre théorique à son action alors que le soutien politique dont elle bénéficiait au départ s’est rétrécit. Son wir schaffen das équivalent allemand du Podemos, ou du Yes we can, « nous le pouvons », « nous y arriverons » a été en partie reçu d’avantage comme une injonction, un vous devez le faire, un y’a qu’à. A la différence de la chancelière, les époux Münkler ne nient pas que « l’Allemagne sortira de ce défi transformée en un autre pays ». Lequel ?
Le diable gît dans les prémisses. Reprenons par le début. L’incipit du livre est une citation de Brecht extraite du poème « Paysage de l’exil » :
Les derricks et les jardins assoiffés de Los Angeles
Ainsi que le gorges de Californie au couchant ou les marchés aux fruits
N’ont pas laissé de marbre
Le messager du malheur
Cette remarquable formule Le messager du malheur appliquée aux réfugiés et aux exilés, les auteurs la détournent de son sens profond tel que l’avait perçu et interprété Hannah Arendt. Les réfugiés ne sont pas seulement les messagers de leur propre malheur et celui de leur pays. Hannah Arendt le dit très clairement :
« Il n’y a pas un brin de sentimentalité dans la belle définition brechtienne du réfugié, si admirablement précise : Ein Bote des Unglücks (Un messager du malheur). Bien entendu un message ne s’adresse pas à son messager lui-même. Ce n’était pas seulement leur propre malheur que les réfugiés emportaient avec eux de pays en pays, de continent en continent – changeant de pays plus vite que de souliers – mais le grand malheur du monde entier »
(Hannah Arendt : Bertolt Brecht in Vies politiques Gallimard Tel page 215(
Au lieu d’une réflexion à ce niveau, nous avons donc les porteurs du malheur arrivant dans le pays du bonheur, baignant littéralement dans la béatitude des excédents budgétaires. Poser ainsi le problème équivaut non seulement à enlever à l’Allemagne toute responsabilité dans les affaires du monde et surtout ne pas accorder la moindre attention aux souffrances d’un certain nombre d’Allemands eux-mêmes. Le gouvernement a autorisé en 2016 l’exportation de près de 7 milliards d’armements en tout genre. Les principaux clients sont l’Algérie, l’Arabie Saoudite, les Émirats, la Corée du Sud. Le rang de la Turquie comme destinataire est en forte progression. Je n’oublie pas non plus le rôle central que joue la base américaine de Ramstein en Allemagne dans le pilotage des drones tueurs de Barack Obama. Sur le plan intérieur, la question du bouc émissaire n’est jamais posée et pour cause. Cela supposerait d’admettre que l’hostilité envers les immigrés a des causes autres que leur seule présence. Il n’y a pas un mot sur l’accroissement des inégalités, l’augmentation de la pauvreté, la panne de l’ascenseur social, les peurs de décrochage social et du manque d’avenir pour leurs enfants qui affolent certaines couches de la population. Pas un mot non plus de la déferlante néolibérale qui a frappé de plein fouet l’ancienne Allemagne de l’Est.
L’un des objectifs des auteurs semble être d’examiner les éléments d’un consensus contre la montée dangereuse de l’extrême droite allemande (l’Afd, Alternative pour l’Allemagne, qui est l’équivalent de notre Front national pour son expression partidaire) dont je rappellerais que les premiers succès ont été remportés dans une campagne nationaliste contre l’euro. Personne n’a examiné les conséquences dans les esprits de la perte du Deutschmark comme substitut d’identité. L’extrême droite a par ailleurs d’autres boucs émissaires dans sa besace.
Je passe sur certaines considérations qu’il serait trop long à examiner ici portant sur les relations entre l’ordre du fluide et l’ordre du stationnaire, ou le mode de vie nomade comme idéal de vie comme s’il ne pouvait pas y avoir un temps pour bouger et un temps pour se poser. Et où est-il écrit que les hommes devraient suivre la mobilité du Capital ?
Venons-en à l’essentiel de leur propos. L’Allemagne est un pays dont le taux de natalité est l’un des plus bas d’Europe. Un « piège du vieillissement » la menacerait aux alentours de 2040. Un allongement de la durée de vie au travail et l’entrée des femmes sur ce marché ne seraient pas suffisants pour compenser ce déficit. Tout dépendra à l’avenir donc de l’immigration. Pour les auteurs, l’Allemagne vivrait dans le mensonge de ne pas être un pays d’immigration alors qu’elle l’a été de tout temps. D’ores et déjà, un allemand sur cinq (1 sur trois pour les enfants) a des antécédents migratoires de première ou de seconde génération. Que serait devenue l’industrie sans la main d’œuvre turque. ? L’Allemagne est aussi un pays d’émigration. On peut rappeler ici les origines allemandes lointaines d’un certain Donald Trump. L’hebdomadaire Die Zeit avait publié, en début d’année 2016, la traduction d’un texte dans lequel l’auteur de Robinson Crusoé, Daniel Defoe, plaidait – en 1709 – pour que l’on fit de l’afflux des réfugiés du Palatinat (environ 11.000 Allemands fuyant la famine, le froid et la guerre) en Angleterre une chance en le transformant en un enrichissement. Il explique pourquoi il faut les installer à la campagne pour en faire à la fois des producteurs de leur propre existence et donc des consommateurs. En Allemagne aussi, « le réfugié a dissous les milieux traditionnels et plutôt conservateurs » et « fortement accéléré la dépaysanisation et l’urbanisation».« La migration a cessé depuis longtemps d’être un phénomène marginal ou conjoncturel, elle est devenue une composante structurelle du renouvellement des sociétés riches » (page 109). Les auteurs citent Werner Sombart sur le rôle de l’étranger pour dynamiser l’économie :
« dans une économie globale, dans laquelle ne peut survivre que celui qui ne tombe pas dans un processus d’engraissement [ = qui a peur du risque et ne pense que sécurité] mais qui est continuellement innovant, les étrangers sont une chance de renouvellement »
Comme l’Allemagne ne fait pas d’enfants, il ne lui reste qu’à faire des nouveaux arrivants ceux dont on a besoin, plus même : faire d’eux mais pas seulement d’eux de nouveaux Allemands. L’expression s’applique en effet aussi à ce que doivent devenir les autochtones.
« Les vieux allemands sont ceux qui tiennent à la solidarité ethnique du peuple[…]. Les nouveaux Allemands ne sont pas les nouveaux arrivants […] mais ceux qui misent sur une Allemagne ouverte sur le monde qui ne soit plus définie exclusivement du point de vue ethnique ».
Mais avant la nation, le maître mot est marché du travail. Bien entendu la question de l’automatisation n’est pas posée. En passant on est content d’apprendre que des dépenses peuvent être autre choses que des dettes puisque les coûts pour la capacitation des réfugiés doivent être considérés comme un investissement. (Page 113) :
« En raison du dynamisme de l’économie allemande qui a pour conséquence une demande de main d’œuvre, en raison aussi de la moindre régulation du marché du travail allemand comparée aux pays du sud de l’union [ie France Italie Espagne…], les nouveaux arrivants ont de meilleures chances de réussite même si du point de vue d’une perspective d’intégration des mesures de dérégulation supplémentaires seraient utiles » (page 269)
L’un des impératifs d’une politique d’intégration est en effet pour Herfried et Marina Münkler de limiter au maximum la réglementation du marché du travail sous prétexte que toute mesure de régulation favoriserait les autochtones de longue date (sic!). Tout de même une façon assez cynique de jouer l’humanitaire contre le social. Mais c’était d’emblée la position du patronat allemand. C’est une activité prolétarisée qui attend les migrants. Comme le dit en plaisantant une jeune syrien en stage chez Daimler : « on est tout d’abord des pièces interchangeables de leur grosse machine de production » (Cf Adea Guillot : En Allemagne, année zéro pour les réfugiés in Le Monde 17/01/2117)
La présence des nouveaux arrivants est profitable pour la société car elle l’oblige à repenser son identité collective, estiment Herfried et Marina Münkler. La question de la nation, il est vrai en Allemagne un casse-tête, n’est pas évacuée comme le début du livre le laisse à penser mais donne le sentiment d’être traitée de manière assez flottante, floue. Et simplifiée.
« A première vue, la controverse politique porte sur la question de savoir si l’Allemagne doit continuer d’être un État national tendant à l’unité ethnique empreint de culture chrétienne dominante ou plutôt une société dans laquelle vivent ensemble des hommes originaires de différentes régions et de religions diverses » (Pages 183 et suivantes)
La nation ou la Mannschaft post-nationale ? (le post-quelque chose est à la mode) Poser l’alternative en termes aussi simplistes semble orienter la réponse vers le deuxième terme. Elle est en fait plus hésitante. La nation fait retour mais pour des raisons politiciennes. Pour ne pas la laisser à d’autres qui s’en serviraient à mauvais escient. On a un peu de mal à saisir sa nouvelle définition puisque la nation continuerait tout en n’étant plus ethnique ni même semble-t-il culturelle mais une société post-migratoire . L’Allemagne une économie et une société sans corps politique ? Et cela alors qu’elle fête l’année Martin Luther, auteur, rappelons-le, d’une célèbre adresse à la noblesse chrétienne de la nation allemande et responsable d’une forme de ce que l’on appellerait aujourd’hui brexit vis à vis du pouvoir y compris financier de l’Église de Rome. Moderniser la question de la nation certes mais dans quel sens ? Il n’y a pas là de réponse. Au lendemain des attentats qui ont endeuillé Berlin, le 19 décembre 2016, son maire a déclaré : « Ce qui fait Berlin, c’est la cohabitation libre et sans contrainte de tant de cultures, de langues et de nations »
Cohabitation de nations à Berlin ? Ça branle un peu dans le manche.
A titre d’exercice purement théorique, je me suis posé la question suivante : Peut-on imaginer une Allemagne sans Allemands ? C’est la faute à Frédéric Lordon qui dans son dernier livre Impérium/Structures et affects des corps politiques évoque la parabole du bateau de Thésée appliquée au corps politique. Selon celle-ci la réponse serait théoriquement affirmative :
« le corps ne tient pas à telle partie en particulier ; qu’une partie perdue soit remplacée par une autre équivalente, la chose est indifférente pourvu que la remplaçante vienne bien se placer sous le rapport où était la remplacée. Vieux problème du bateau de Thésée, dont l’usure a contraint à remplacer progressivement toutes les planches, si bien que plus une n’est d’origine ; est-ce toujours le même bateau ? Évidemment oui, répond Spinoza, car la nature de ce bateau n’est pas de substance , elle ne consiste pas en les planches elles-mêmes, mais en le rapport sous lequel celles-ci sont unies entre elles, et lui n’a pas changé » . (Imperium pages 140-141)
Pure spéculation théorique. Ce genre de construction ne fonctionne jamais. Tout simplement parce que les hommes ne sont pas des planches. Sans même compter avec le problème de la qualité de la colle, c’est à dire de la puissance d’adhésion du symbolique.