Jorge Luis Borges : « A la langue allemande »

À LA LANGUE ALLEMANDE

Mon destin est la langue castillane,
le bronze de François de Quevedo,
mais mon parcours devers la lente nuit
s’exalte à des musiques plus intimes.
Mon sang me fit présent de l’une d’elles,
– Ô voix de l’Écriture ou de Shakespeare-;
je dois quelque autre au généreux hasard,
mais toi, parler suave d’Allemagne,
je t’ai choisi, cherché. Mes solitudes,
mes veilles ont fatigué tes grammaires
et la jungle de tes déclinaisons
et ce lexique où manque la précise
nuance. Enfin je te sentis plus proche.
Je l’écrivais un jour, mes nuits sont pleines
de Virgile: de Hölderlin aussi, .
ou d’Angelus Silesius; de Heine
qui me fit don de ses hauts rossignols.
Je dois à Goethe une tardive amour,
tout à la fois indulgente et vénale;
Keller m’a dit la rose qu’une main
laisse en la main de ce mort qui l’aimait :
fleur blanche ou rouge, il ne le saura pas.
Ton chef-d’œuvre, Allemagne, c’est ta langue :
ce sont les mots composés, amoureux
enlacement, les voyelles ouvertes
et le sonore élan qui te permettent
le studieux hexamètre du grec,
cette rumeur de forêts et de nuits.
Tu fus à moi quelque jour. À présent,
sous la fatigue et l’usure des ans,
comme je te sens loin, mon Allemagne.
Aussi loin que l’algèbre ou que la lune.
Jorgue Luis Borges : Al idioma alemán / A la langue allemande
Mis en vers français par Nestor Ibarra in Jorge Luis Borges : L’or des tigres (NRF Poésie Gallimard)
Le poète argentin était entré en contact avec la langue allemande en 1914 à Genève, à 15 ans, étant déjà bilingue anglais, par sa mère, et espagnol par son père. Il dit l’avoir choisie et trouvée tout seul : Te he elegido y buscado, solitario. Le traducteur n’a pas l’air d’accord.
C’est pas souvent qu’on qualifie la langue allemande de dulce lengua de Alemania, milde ou  süße Sprache Deutschlands, parler suave d’Allemagne. Que l’on pense à « cette horrible langue allemande » de Mark Twain. Ou à tous ceux pour qui « la vie est trop courte pour apprendre l’allemand ». Ton chef-d’œuvre, Allemagne, c’est ta langue, écrit Borges alors que pour Voltaire et le Roi de Prusse, Frédéric II, elle fut créée pour parler aux soldats et aux bêtes.
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Jean Paul et les machines de Kempelen

Après L‘apprenti sorcier de Goethe, le deuxième volet consacré aux automates dans la littérature allemande.

Édition des œuvres complètes de Jean Paul (1826) digitalisée par la Bibliothèque d‘Etat de Bavière avec en exergue une citation de Montaigne en français : « les bêtes nous peuvent estimer bête comme nous les etimons »

«Schon von jeher brachte man Maschinen zu Markt, welche die Menschen außer Nahrung sezten, indem sie die Arbeiten derselben besser und schneller ausführten. Denn zum Unglück machen die Maschinen allezeit recht gute Arbeit und laufen den Menschen weit vor. Daher suchen Männer, die in der Verwaltung wichtigerer Ämter es zu etwas mehr als träger Mittelmässigkeit zu treiben wünschen, so viel sie können ganz Maschinenmäßig zu verfahren, und wenigstens künstliche Maschinen abzugeben, da sie unglücklicherweise keine natürliche sein können. An vielen Orten durfte man die Einführung der Bandmühle nicht wagen, weil unzählige Bandweber zu verhungern drohten. In Chemniz kamen vor kurzem alle Spinner und Spinnerinnen mit einer deutschen Vorstellung gegen die neuen Spinnmaschinen ein, die besser und mehr als 25 Menschen spinnen und weder zu Nachts noch (da sie nimmermehr Glieder der unsichtbaren Kirche sein können) am Sonntage abzusetzen brauchen. Die Bücherkopisten in Konstantinopel halten nur darum noch nicht den Bettelstab statt der Feder in den Händen, weil da noch keine Drukerpressen gehen; und wenige von uns standen noch den Hunger der Mönche aus, deren Abschreiben durch die Erfindung der Druckerei entbehrlich wurde: daher sie mit Recht sagten, den Erfinder derselben, den Dr. Faust, hätte leider der Teufel unstreitig geholet und es war nur gut, daß sie sich noch durch das Malen der Anfangsbuchstaben in gedrukte Bücher hinfristeten.»
Jean Paul (1763-1825) sous le pseudonyme J. P. F. Hasus
De tout temps, l’on a mis sur le marché des machines qui, effectuant plus vite et mieux le travail des hommes, ôtent à ceux-ci le pain de la bouche. Le malheur veut en effet que les machines fournissent à tout moment un excellent travail, en quoi elles dépassent les hommes, et de loin. Aussi voit-on des directeurs d’administrations importantes, soucieux d’obtenir de celles-ci un peu plus qu’une paresseuse médiocrité, tenter autant qu’ils le peuvent d’œuvrer sur le mode desdites machines et, faute, hélas, de pouvoir en être de naturelles, de faire du moins figure d’artificielles. En maints endroits, il a fallu renoncer à introduire le métier à tisser les rubans parce que d’innombrables tisserands risquaient de mourir de faim. À Chemnitz, il y a peu, fileurs et fileuses ont adressé à la Diète une requête à l’encontre des nouvelles machines à filer, lesquelles travaillent plus et mieux que vingt-cinq personnes et n’ont à s’interrompre ni la nuit ni (ne pouvant devenir membres de l’Église invisible) le dimanche. Si, à Constantinople, les copistes de livres ont toujours en main la plume et non le bâton de mendiant, c’est uniquement parce que là-bas ne fonctionnent pas encore de presses d’imprimerie ; et rares furent, chez nous, les moines qui survécurent à la famine qui les frappa quand cette même activité fut rendue superflue par l’invention de l’imprimerie – ce pourquoi ils disaient avec raison que, sans conteste, c’était le diable, hélas, qui était allé chercher l’inventeur de celle-ci, le docteur Faust, et qu’il était encore heureux qu’eux-mêmes pussent subsister tant bien que mal en enluminant les lettrines de livres imprimés.
Traduit pour le SauteRhin par Pierre Foucher que je remercie
Unterthänigste Vorstellung unser, der sämtlichen Spieler und redenden Damen in Europa entgegen und wider die Einführung der Kempelischen Spiel- und Sprachmaschinen (Humble considération de l’ensemble des joueurs et dames parlantes contre l’introduction des machines joueuses et parlantes). Le texte entier que l’on trouvera ici figure dans Auswahl aus des Teufelspapiere (Extraits des papiers du Diable).
J’ai été attiré vers ce texte parce que ses deux premières phrases sont citées en exergue du livre de Constanze Kurz et Frank Rieger, Arbeitsfrei, [Libéré du travail] (Riemann Verlag) qui se présente comme un voyage dans le monde des machines qui vont nous remplacer. La citation de Jean Paul ouvre le chapitre sur l’automatisation de l’esprit et précède immédiatement les phrases suivantes :
« Celui qui croit que son emploi est assuré dans l’avenir parce qu’il réclame une activité du cerveau qui ne pourrait être prise en charge par un ordinateur commet probablement une grave erreur. L’automatisation de l’esprit, le remplacement d’activités cérébrales humaines par des logiciels et des algorithmes contient un potentiel de transformation de la vie et de l’activité professionnelle bien plus fort que celui engagé par la robotisation et l’automatisation de la production »  (page 242)
Ce processus en cours est bien plus subtil, insidieux et caché que le remplacement de l’homme par une machine dans l’industrie traditionnelle. Il suffit de voir ce qu’il se passe dans les banques dans lesquels nous n’avons plus de contact avec personne. A l’intérieur du système bancaire lui-même il n’existe pratiquement plus d ‘espace de décision humain. Les modes de fonctionnement des entreprises sont « déshumanisées » et elles finissent toutes par fonctionner à l’identique et par se ressembler. Un mode de fonctionnement qui a des effets sociaux en formatant les comportements dans la société. Et c’est peut-être là l’extraordinaire pressentiment de Jean Paul avec ce qui se voulait sans doute seulement satirique.
« Aussi voit-on des directeurs d’administrations importantes, […] tenter autant qu’ils le peuvent d’œuvrer sur le mode desdites machines et, faute, hélas, de pouvoir en être de naturelles, de faire du moins figure d’artificielles »
N’invite-t-on pas régulièrement les politiques à «changer de logiciel » comme s’il s’agissait de changer de machine ?

A gauche : Schémas de la machine de synthèse vocale de Kempelen tels que dessinés par Carl F Hindenburg dans son livre Über den Schachspieler des Herrn von Kempelen. Müller, Leipzig 1784
A droite, Le Turc mécanique, machine joueuse d’échecs de Kempelen,  gravure de Karl Gottlieb von Windisch dans le livre de 1783, Raison inanimée.

L’Humble considération de l’ensemble des joueurs et dames parlantes contre l’introduction des machines joueuses et parlantes forme le douzième chapitre de l’ensemble de textes intitulés Extraits des papiers du Diable. Il date de 1789. L’inventeur Wolfgang von Kempelen avait effectué, en 1783/85 une tournée européenne avec ses deux machines, l’une de synthèse vocale et l’autre le Turc mécanique joueur d’échec qui s’appellera plus tard Le joueur d’échec de Maezel que décrira Edgar Allan Poe. On sait que cette machine s’avérera une habile mystification. Jean Paul débute son texte en faisant référence à cette tournée et en notant que le précepteur von Kempelen ne fait pas mystère qu’il a « fabriqué lui-même ses élèves ». Qui plus est ce sont des assistants totalement désintéressés, sans prétention salariale, qui laissent à leur maître tout l’argent qu’ils gagnent :
« Ce n’est pas une fable et le fait est confirmé par des centaines de témoins qu’elles [« ces étranges machines »] ne gardaient pour elles pas le moindre pfennig de ces sommes considérables qu’elles récoltaient pour leurs discours et jeux mais les remettaient en cachette à leur pauvre père, Monsieur de Kempelen sans qu’il leur en coûte ».
Ce petit clin d’oeil depuis le 18ème siècle à une certaine actualité permet aussi de situer la tonalité du texte généralement qualifié de satirique. Je rappelle au passage que L’homme-machine de La Mettrie date de 1747. Avec une feinte humilité, cette complainte est présentée comme étant celle d’un nous collectif, celui des joueurs et des dames de cour qui seraient privées par ces machines à jouer et à parler de leurs activités principales dans les salons. Ce que critique ici Jean Paul ce sont des techniques relationnelles qui « rompent les conversations entre les esprits ». L’auteur prolonge la satire en évoquant aussi les machines à composer des livres imaginées par Swift et Gulliver qui seraient capables de produire en masse de « bien bons sermons du dimanche » sans honoraire ou les moulins à barbes [Bartrosmühle, bâtiment circulaire avec des ouvertures permettant de passer les têtes qu’on veut faire raser. Un manège tourné par un cheval et porteur de lames permet de raser 60 barbes à la minute], etc . Imagine-t-on de telles machines également pour parler et jouer ?, se demande Jean Paul avant de les imaginer aussi rendant la justice.
Jean Paul, pseudonyme de Johann Paul Friedrich Richter, premier des romantiques allemands et inventeur du roman au sens moderne du terme, a connu un grand succès populaire à son époque.
Dans un autre texte toujours tiré des Papiers du Diable, Jean Paul, sous le titre Identités de l’homme servi par des machines, raconte une visite dans l’île de Barataria [référence à l’île de fiction offerte par des nobles à Sancho Pança dans le Don Quichotte de Cervantès] à l’homme aux machines. Le texte allemand se trouve en ligne. J’en emprunte le résumé et la traduction à Alfred Chapuis : Les automates et les œuvres d’imagination publié par la Fédération horlogère suisse en 1946 et mis en ligne sur le Blog de l’Amicale Des Amateurs de Nids À Poussière.
Dans une sorte de Château des Carpates avant l’heure, vit l’homme aux machines entouré de serviteurs automates, de machines à écrire (automates écrivant), d’un orchestre symphonique entièrement mécanique dans lequel rien n’était vivant sauf les auditeurs (Jean Paul observe en passant que , dans les concerts habituels, c’était précisément le contraire).
« L’homme aux machines ne prend la parole qu’une fois dans la journée, et c’est quand il a l’esprit un peu trop échauffé par les vins copieux de son repas. Alors on l’entend de partout. Et voici l’essentiel de son discours : […] Cela, continue l’homme aux machines, ne serait que le début de la mécanisation. Mais qu’on me permette d’idéaliser l’homme et de l’élever au suprême degré de cette transformation, de manière qu’il ne soit plus un simple mannequin. Je me figure un instant qu’il pourrait avoir à la place de l’estomac une marmite de Papin et qu’il boirait son vin à l’aide de quelque mécanisme hydraulique (c’est le cas de dire qu’il « pomperait »). Les bêtes elles-mêmes n’auraient plus besoin d’être vivantes et l’on verrait que des animaux empaillés contenant des mécanismes ; autrement dit, elles seraient des automates. Il y -aurait des basses-cours remplies de canards à la Vaucanson., des chenils à la Vulcain. des pigeonniers avec les colombes d’Archytas, et l’on ouvrirait des ménageries entières remplies d’œuvres créées par les Jaquet-Droz père et fils. Ces animaux ne coûteraient rien à nourrir.
Tout deviendrait statues ou mannequins et même ceux qui les auront créées. Cela, à vrai dire, ne donnerait sans doute pas des individus, des « moi » pires que les « moi » forgés par les matérialistes. La nature créatrice disparaîtrait en fumée; il ne resterait plus que la nature artificielle, les machinistes étant devenus des machines eux-mêmes.
L’homme aux machines se demande finalement de quels privilèges serait dotée cette humanité mécanique supérieure qui n’aurait plus à travailler avec des bras, des jambes et qui pourrait en même temps se passer de mémoire et d’idées : Hélas! s’écrie-t-il (et lui-même en est soudain atterré) ces tristes avantages seront la quiétude, l’apathie, l’asphyxie, une existence de rentiers et de dames de la cour : le Néant dans la Science suprême!… » .
Jean Paul, me semble-t-il, dénonce ici , pour peu que je puisse en juger, je ne le connais pas vraiment, l’idéologie d’un monde mécanique, d’un« moi » formaté au détriment de  l’ «âme vivante » et annoncer  un nihilisme.
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L’apprenti sorcier, une ballade de Goethe

Carte du peintre et illustrateur autrichien Erich Schütz (1886-1937)

La source de l’image se trouve ici

J.W. Goethe : Der Hexenmeister

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J.W. Goethe : L’élève sorcier

Le vieux maître est enfin sorti, et je prétends que ses génies fassent aussi ma volonté. J’ai bien remarqué les signes et les paroles qu’il emploie, et j’aurai bien la hardiesse de faire comme lui des miracles.
« Allons ! allons ! vite à l’ouvrage : que l’eau coule dans ce bassin, et qu’on me l’emplisse jusqu’aux bords ! »
« Approche donc, vieux balai : prends-moi ces haillons ; depuis longtemps, tu es fait au service, et tu te soumettras aisément à devenir mon valet. Tiens-toi debout sur deux jambes, lève la tête, et va vite, va donc ! me chercher de l’eau dans ce vase. »
« Allons ! allons ! vite à l’ouvrage : que l’eau coule dans ce bassin, et qu’on me l’emplisse jusqu’aux bords ! »
Tiens ! le voilà qui court au rivage !… Vraiment, il est au bord de l’eau !… Et puis il revient accomplir mon ordre avec la vitesse de l’éclair !… Une seconde fois ! Comme le bassin se remplit ! comme les vases vont et viennent bien sans répandre !
« Attends donc ! attends donc ! ta tâche est accomplie ! » Hélas ! mon Dieu ! mon Dieu !… j’ai oublié les paroles magiques ! »
Ah ! ce mot, il était à la fin, je crois ; mais quel était-il ? Le voilà qui revient de nouveau ! « Cesseras-tu, vieux balai ?… » Toujours de nouvelle eau qu’il apporte plus vite encore !… Hélas ! quelle inondation me menace !
Non, je ne puis plus y tenir… Il faut que je l’arrête… Ah ! l’effroi me gagne !… Mais quel geste, quel regard me faut-il employer ?
« Envoyé de l’enfer, veux-tu donc noyer toute la maison ? Ne vois-tu pas que l’eau se répand partout à grands flots ? » Un imbécile de balai qui ne comprend rien ! « Mais, bâton que tu es, demeure donc en repos ! »
« Tu ne veux pas t’arrêter, à la fin !… Je vais, pour t’apprendre, saisir une hache, et te fendre en deux ! »
Voyez-vous qu’il y revient encore ! « Comme je vais me jeter sur toi, et te faire tenir tranquille !… «  Oh ! oh ! ce vieux bâton se fend en craquant !… C’est vraiment bien fait : le voici en deux, et, maintenant, je puis espérer qu’il me laissera tranquille.
Mon Dieu ! mon Dieu ! les deux morceaux se transforment en valets droits et agiles !… Au secours, puissance divine !
Comme ils courent ! Salle, escaliers, tout est submergé ! Quelle inondation !… Ô mon seigneur et maître, venez donc à mon aide !… Ah ! le voilà qui vient ! « Maître, sauvez-moi du danger : j’ai osé évoquer vos esprits, et je ne puis plus les retenir ».
 « Balai ! balai ! à ton coin ! et vous, esprits, n’obéissez désormais qu’au maître habile, qui vous fait servir à ses vastes desseins. »
Traduction par Gérard de Nerval dans Faust et le Second Faust suivi d’un choix de Poésies allemandes, Garnier frères, 1877 (pp. 327-328).

 

« Un imbécile de balai qui ne comprend rien ! »

Un imbécile de balai qui ne comprend rien ! Je trouve que c’est une traduction plus intéressante que Un damné balai qui ne veut rien entendre ! Le robot qu’on dit intelligent est bête. J’ai choisi le traduction de Gérard de Nerval parce que je la trouve plus rythmée, plus alerte et qui de ce fait rend mieux le côté slam de ce poème-ci. Ce n’est pas la traduction consacrée qui est celle du baron Henri Blaze connue parce que Paul Dukas l’a mise en exergue de son scherzo symphonique L’apprenti sorcier, inspiré de la ballade de Goethe. On la trouvera ainsi que d’autres dont une versifiée sur Wikisource.
Nerval a choisi de traduire élève sorcier. On traduit le plus souvent Zauberlehrling par apprenti sorcier. Le Lehrling est celui qui apprend un métier auprès d’un maître d’apprentissage. De quel métier s’agit-il ? De l’art de la magie (Zaubern) qui consiste croit l’élève en imitation d’incantations magiques. Le maître est un Hexenmeister, terme polysémique désignant à la fois le masculin de sorcière, le sorcier, et celui qui connaît les sorcières – qui sait les repérer – avant d’être leur patron, le diable himself. C’est Goethe qui introduit les relations maître/robot obéissant et de maître/apprenti qui n’existent pas dans la légende originale dont il s’est inspiré. Celle-ci date du deuxième siècle de notre ère. Lucien de Samosate (120-180) raconte en grec l’histoire du balai transformé en porteur d’eau, plus largement même il annonce l’avènement du robot androïde domestique:
« Quand nous étions dans une hôtellerie, il ôtait la barre de la porte ou s’emparait, soit d’un balai, soit d’un pilon, et il l’habillait de quelques guenilles. Ensuite, il lui jetait un sort en prononçant une formule incantatoire : alors, l’objet se mettait à marcher avec une telle aisance qu’on eut dit un humain. Cet esclave, d’un genre très particulier, puisait l’eau, préparait les repas, faisait le ménage et nous servait avec un soin extrême. Lorsque Pancrate n’avait plus besoin de ses services, il lui rendait son état originel de balai ou de pilon en prononçant une nouvelle formule magique.
J’étais émerveillé par cet enchantement, mais je ne pouvais obtenir la formule qu’il gardait secrète. Certes, avec courtoisie, il refusait toujours de me la dévoiler. Un jour, à son insu, tapi dans l’ombre, je parvins à entendre la fameuse incantation. C’était un mot renfermant trois syllabes. Peu après, Pancrate dut sortir pour affaires à l’agora : auparavant, il avait donné ses consignes au pilon.
Le lendemain, l’Égyptien étant à l’agora, je saisis le pilon ; je lui enfilai quelques hardes, comme d’habitude, prononçai les trois syllabes miraculeuses, puis lui ordonnai d’aller chercher de l’eau. Le pilon m’en rapporta une pleine amphore. Très bien, dis-je, il y en a assez, redeviens le pilon d’avant. Mais – c’est là le problème – il refusa de m’obéir et continua à puiser de l’eau, sans aucun d’état d’âme, jusqu’à ce que la pièce fut inondée. J’étais désemparé, vous le pensez bien, et mortifié à l’idée de mettre en colère mon ami Pancrate. Je n’avais pas tort. Je pris donc une hache et coupai le pilon en deux. Hélas ! deux morceaux de bois se dressèrent aussitôt, qui prirent chacun une amphore et allèrent puiser de l’eau. J’avais désormais deux serviteurs en action, au lieu d’un. Pancrate revenu, il devina la cause de cette pagaille, et rendit à ces porteurs d’eau leur forme première. Quelques jours plus tard, l’Égyptien disparut. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
– Tu as appris au moins une chose, lança Dinomaque : humaniser un pilon.
Tout à fait ! Ou plutôt, je ne sais le faire qu’à moitié, car je ne peux pas lui rendre son état d’origine. Que je le transforme en porteur d’eau et voilà ma maison sous les flots ! »
Lucien de Samosate Les amis du mensonge ou l’Incrédule
Les androïdes assistants existent dans la mythologie grecque. Héphaïstos fabriquait des trépieds qui se déplaçaient de leur propre mouvement (automatoi). Aristote en parle :
« Si chaque instrument était capable, sur une simple injonction, ou même pressentant ce qu’on va lui demander, d’accomplir le travail qui lui est propre, comme on le raconte des statues de Dédale ou des trépieds d’Héphaïstos, lesquels dit le poète : se rendaient d’eux-mêmes à l’assemblée des dieux, si, de la même manière, les navettes tissaient d’elles-mêmes, et les plectres pinçaient tout seuls la cithare, alors, ni les chefs d’artisans n’auraient besoin d’ouvriers, ni les maîtres d’esclaves. » (Aristote Politique 1, 4, 1253b33-1254a1, trad. J. Tricot, Vrin)
Dès le départ, on le voit, l’automate renvoie à un monde sans ouvrier, sans esclave. Dans les deux cas, chez Lucien et chez Goethe, le drame commence par la subtilisation de la formule par quelqu’un qui n’a pas l’autorité sur les forces magiques. C’est à l’insu du maître que celles-ci sont libérées par quelqu’un qui ne sait plus comment les arrêter. Dans les deux cas, ils ne trouvent pas les bons mots et la hache ne fait qu’aggraver le problème. Dans les deux cas, l’histoire finit bien par le retour du maître capable de rendre aux balais leur forme première. Un tel rappel à l’ordre – vous n’avez à obéir qu’à moi – on n’y croit plus vraiment aujourd’hui. Il n’y a pas de retour à la normale à Fukushima. Au demeurant, dans les centrales nucléaires, les savoir-faire de ceux qui les ont construites sont perdus.
Écrit en 1797, le poème participe de la définition de la ballade que Goethe a entreprise avec son ami Schiller. Si l’on vous demande ce qu’est une ballade en allemand, il suffit de répondre L’apprenti sorcier. Et si l’on vous demande de qualifier la forme de L’apprenti sorcier, répondez : c’est une ballade. Le mot ballade d’origine occitane est passé dans la langue allemande. Étymologiquement, il vient de balar qui signifie danser. On comprend qu’elle intéresse le musicien. C’est une forme poétique qui raconte une histoire, qui décrit une action, un agir. Une « petite scène » comme écrivait Mme de Stael. C’est l’apprenti qui raconte son impertinence qui a déclenché un déluge. On notera la variation qu’introduit Goethe sur l’idée de refrain. Il est décliné et n’est repris qu’une fois tel quel.
Le succès de la métaphore de l’apprenti sorcier dépasse bien entendu l’épisode de l’initiation ou de la non-initiation à la magie.Les interprétations restent, et c’est fort heureux, ouvertes. Goethe est il ici un conservateur ? Que peut-on dire de la transmission du savoir par le maître ? Il se peut bien sûr que par nostalgie aristocratique, le grand bourgeois Goethe ait voulu condamner les pisseurs de copies et autres futurs réalisateurs de séries télévisées peu dignes du génie du maître qui les inspire. Le ministre de la Cour de Weimar a assisté au développement sans précédent des forces productives, il a vu venir la production de masse et perçu le devenir entropique du capitalisme et l’arrivée de l’anthropocène qu’il décrira dans Faust dont l’écriture est postérieure à celle de L’apprenti sorcier .
« La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses; et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. La domestication des forces de la nature, les machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? » Marx Engels : Manifeste du Parti communiste

« Zwei Seelen wohnen, ach ! in meiner Brust » (Faust I v. 1112)

Et si, par ailleurs, la ballade décrivait l’effroi devant la technique par celui-là même qui la met en œuvre ? Zwei Seelen wohnen, ach ! in meiner Brust. (Deux âmes, oui ! se partagent ma poitrine). L’apprenti sorcier évoquerait alors l’angoisse de la hardiesse, par exemple l’angoisse refoulée de l’ingénieur.
« L’inventeur en tant que bourgeois récent peut réagir contre l’aventurier chercheur qui est en lui ; sinon lors de son départ en expédition, du moins visiblement à sa première escapade réussie au pays des dangers »
Le philosophe Ernst Bloch, dans L’angoisse de l’ingénieur (Allia) ici citée, raconte l’histoire d’un ingénieur qui aussitôt son invention réussie souhaite que le prochain essai échoue gardant ainsi vivante une angoisse ancienne. Bien sûr, il faudrait ajouter aujourd’hui de la complexité à la chose avec une division et d’une prolétarisation accentuées du travail, les questions de savoir qui finance, qui s’approprie, qui contrôle – ou pas – et  l’incroyable chaîne d’irresponsabilité mise en place au fil du temps : je ne connais pas ce dossier, voyez mon collègue ! Sans même parler de la démultiplication des apprentis sorciers et des balais.

Musique !

Terminons en musique. Le texte de Goethe a inspiré une œuvre magistrale, le poème symphonique éponyme de Paul Dukas. J’ai trouvé cette version interprétée sur un chantier de construction que je vous invite à écouter et regarder.
Orchestre Philharmonique Impromptu — L’Apprenti Sorcier de Paul Dukas from Ouich’Eaters on Vimeo.
Pour une approche didactique et une connaissance plus approfondie de l’oeuvre, ce poème raconté en musique, on peut consulter ce très beau travail de la Philharmonie de Paris
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« Quand les langues ne faisaient pas les royaumes »

Le livre de Nithard,  « Histoire des fils de Louis le Pieux »,  ouvert à la page contenant les « Serments de Strasbourg » (842) connus à travers la copie réalisée à Soissons au Xe siècle. Ici telle que présentée dans le cadre d’une exposition au Musée historique de Strasbourg en 2012.

« […] À cette date [ie celle des Serments en 842], il serait tout à fait prématuré de désigner des entités comme « le français de France » et « l’allemand d’Allemagne ». Louis est improprement nommé « le Germanique » : il est né et a été élevé en Aquitaine, avant de se voir attribuer au hasard des conflits une zone de pouvoir (un honor ou un feod) dans un territoire effectivement germanophone. Son adversaire, Charles, est né à Francfort et a été élevé à Strasbourg.
Quant à ce que les documents d’époque désignent la Francia, elle était un petit territoire romanophone comportant des enclaves germanophones, et de toute façon les princes carolingiens et leurs élites laïques, ecclésiastiques ou monastiques jouaient la partie du pouvoir et des relations sans aucun souci des délimitations langagières, voire géographiques.
Les plus élevés en rang, avant tout les souverains carolingiens, étaient tous au moins bilingues: ils parlaient une variété de francique (un dialecte) et maîtrisaient plusieurs niveaux de « latin », le plus souvent une variété de compromis entre la parole immédiate et l’ancienne parole normée. En somme, la « France » et l’ « Allemagne » n’existaient pas, chacun se pensant à travers des filtres culturels et mentaux radicalement différents des clivages modernes.
Cette situation trouva-t-elle une première infirmation dans le traité de Verdun (843) ? En l’absence de témoin aussi perspicace que Nithard, nous devons nous contenter de regarder le tracé des trois principaux royaumes : le découpage créa un ensemble massivement germanophone pour Louis à l’est, romanophone pour Charles à l’ouest, Lothaire recevant une immense bande transversale, entre les deux, allant de la Frise à la Lombardie. Ce dernier lot reflétait encore fidèlement l’indifférence langagière du temps en politique, puisque la « Lotharingie » naissante parlait le frison (dialecte germanique) au nord et le roman d’Italie au sud. La division de l’Europe en entités langagières distinctes et conflictuelles sera le résultat bien plus lointain de ces divisions fondées sur d’autres critères (et sur les hasards de l’histoire).
MICHEL BANNIARD : 842-843 / Quand les langues ne faisaient pas les royaumes in Histoire Mondiale de la France Seuil pages 105-109
Parmi mes livres de chevet du moment – j’en ai toujours plusieurs-, il y a cette Histoire mondiale de la France, magnifique livre qu,  en plus,  peut se lire à petite dose de 3-4 pages à chaque fois, ce qui souvent donne soif évidemment d’un peu plus. C’est le but. Cet ouvrage collectif de 122 historiens emmenés par Patrick Boucheron affiche son intention de « mobiliser une conception pluraliste de l’histoire contre le rétrécissement identitaire qui domine le débat public aujourd’hui ». Beau programme. Le livre conserve l’idée de grandes dates. L’extrait ci-dessus concerne les années 842-843, celles des Serments de Strasbourg et du Traité de Verdun, c’est à dire du partage de l’héritage de Charlemagne et à une époque où les langues ne faisaient pas [encore] les royaumes. Ce ne sont pas les langues qui ont divisé les peuples.
Les Serments, qui font partie du patrimoine commun de la France et de l’Allemagne,  et  que prononcent, contre leur frère Lothaire, les petits fils de Charlemagne, Charles plus tard surnommé le Chauve et Louis qui sera appelé le Germanique, consigne pour la première fois grâce au chroniqueur Nithard, autre « petit-fils » de Charlemagne, l’usage officiel d’autres langues que le latin à savoir la lingua theudisca (langue thudesque) la romana lingua. Les langues furent ensuite croisées par les deux souverains au moins bilingues :
« Si Lodhuvigs sagrament, que son fradre Karlo iurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non lostanit, si io returnar non l’int pois : ne io ne neuls, cui eo returnar int pois, in nulla aiudha contra Lodhuvig nun li iv er. »
Si Louis observe le serment qu’il jure à son frère Charles et que Charles, mon seigneur, de son côté, ne le maintient pas, si je ne puis l’en détourner, ni moi ni aucun de ceux que j’en pourrai détourner, nous ne lui serons d’aucune aide contre Louis.
« Obar Karl then eid, then er sinemo bruodher Ludhuuuige gesuor, geleistit, indi Ludhuuuig min herro, then er imo gesuor, forbrihchit, ob ih inan es iruuenden ne mag, noh ih noh thero nohhein, then ih es iruuenden mag, uuidhar Karle imo ce follusti ne uuirdit. »
Si Charles observe le serment qu’il a juré à son frère Louis et que Louis, mon seigneur, rompt celui qu’il lui a juré, si je ne puis l’en détourner, ni moi ni aucun de ceux que j’en pourrai détourner, nous ne lui prêterons aucune aide contre Charles.
Le Traité de Verdun lui ne tiendra pas longtemps, mais c’est une autre histoire.   Il y aura en effet trois nouveaux partages. Voici l’état de l’héritage de l’Empire de Charlemagne en 843

Source de l’image.
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Visite à l’expo Hello, robot (2ème partie)

« Slogans pour le 21ème siècle  » de l’écrivain et artiste canadien Douglas Coupland

Deuxième partie de notre visite à l’ Exposition Hello, Robot qui se tient du 11.02 au 14.05 2017, à Weil am Rhein au musée Vitra Design. La première partie se trouve ici. Comme je l’avais dit précédemment déjà, je construis ma propre exposition en la commentant par des éléments qui lui sont extérieurs ce qui bien entendu n’est possible que parce qu’elle existe telle qu’elle est. Je vous invite encore une fois à l’aller voir si vous en avez l’occasion.
J’avais écrit à propos du mot robota d’où est dérivé le mot robot : « On peut se demander comment on est passé de corvée à ouvrier – et du féminin au masculin (…) ». Un lecteur du SauteRhin, Pierre Foucher, nous apporte la précision suivante :
« le tchèque distingue deux types de masculin, « animé » et « inanimé », dont la déclinaison diverge à différents cas du singulier et du pluriel. Comme vous l’indiquez, le mot robota (corvée) est féminin, comme práce (travail). En dérive le mot robotník (masculin « animé »), qui désigne la personne de sexe masculin soumise à la corvée (alors que travailleur se dit pracovník, dérivé du verbe pracovat, et ouvrier dělník, de dělat, faire). L’originalité du mot robot (masculin animé pour son créateur, inanimé dans l’usage qu’on en fait depuis, dixit le SSČ, dictionnaire du tchèque écrit à l’usage des écoles et du public) par rapport à robotník, c’est évidemment l’absence de marque de dérivation (le suffixe –ník).  Il suggère ainsi un concentré de l’idée de robota. Le robot de Karel Čapek est une « incarnation » de la corvée, de la force de travail, à l’état pur. En aucun cas un ouvrier ».
Merci pour cet utile complément J’avais pour ma part en tête la correction que j’avais apporté aux traductions habituelles du texte Les robots de Krafwerk de Ja tvoi sluga (= je suis ton esclave) Ja tvoi robotnik (= je suis ton ouvrier  exécutant).
« Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. (…) »
écrivaient Karl Marx et Friedrich Engels dans le Manifeste du Parti communiste (1848). Bernard Stiegler rappelle que pour Marx, la prolétarisation est, dans le capitalisme, le destin de tous les producteurs.
«De porteur d’outils et praticien d’instruments, l’ouvrier est devenu lui-même un outil et un instrument au service d’une machine porteuse d’outils. Or, précisent ici Marx et Engels, ce destin est celui de tous les producteurs – et non seulement des ouvriers»
On pourra lire sur le SauteRhin dans Tous prolétaires la suite du développement.
On aurait tort de penser en effet que seules les activités physiques sont taylorisables et donc robotisables. Un certain nombre d’activités dites intellectuelles, le sont aussi Voici une installation qui montre un robot écrivain écrivant. Il produit à la chaine des manifestes jamais identiques, à chaque fois différents et personnalisés, fabricant huit phrases thèses à partir d’un répertoire de concepts tirés de l’art, de la philosophie et de la technique. Le texte terminé, la page est jetée.

Les robots journalistes existent déjà.

2017, année des robots

Et qu’on le veuille ou non, quelles que soient les hypothèses, modes de calculs, la probabilité d’une raréfaction et d’une dévalorisation des emplois devrait être prise au sérieux. Les relations producteurs consommateurs seront bouleversées avec la possibilité pour ces derniers de participer pleinement à la conception et à la fabrication du produit.
Les robots arrivent de partout et vont partout y compris dans l’agriculture : robots pour la traite, robots de culture (désherbage, binage, etc. ), robots d’élevage.
« Qu’ils soient véhicules autonomes, assistants aux allures humanoïdes, jouets ambulants ou drones de livraison : 2017 sera l’année des robots. L’International federation of robotics (IFR) estime le marché des robots de toute sorte à près de 50 milliards d’euros. En 2016, il a augmenté de 14% rien que pour les robots industriels, avec 290 000 nouveaux systèmes installés l’année dernière. L’IFR pronostique pour les trois prochaines années une croissance de 13% par an. Les robots communiqueront avec nous, nous distrairont, travailleront avec nous, nous sauveront peut-être même de situations fâcheuses. Ils nous placeront aussi devant des problèmes et des dilemmes éthiques. Que nous le veuillons ou non, nous serons appelés à nous lier aux robots, à les intégrer dans nos vies ».
Constanze Kurz : Angriff mit dem Roboter (Attaque via le robot) FAZ 6.03. 2017
Le souci de Constanze Kurz dans l’article précité porte sur la trop faible attention portée aux questions de la sécurisation. Ce n’est pas aujourd’hui notre sujet. Derrière le robot, il y a ce que l’on appelle la data-économie. De même y a-t-il, semble t-il, des politiques notamment monétaire qui encouragent la robotisation. Pour Dalia Marin, spécialiste des relations économiques internationales, professeure à l’Université Ludwig Maximilian de Münich  «  la politique monétaire de la Banque centrale européenne accélère l’introduction des robots » par les taux d’intérêt extrêmement bas qu’elle pratique et qui rendent l’emploi des robots moins chers que celui de salariés. Source : Dalia Marin : Was die-Roboter-revolution für uns-bedeutet (Ce que signifie pour nous la révolution robotique [chinoise] FAZ 22.02.2017)
La robotisation de l’emploi dit intellectuel (en fait il n’y a pas de travail qui n’impliquerait pas le cerveau, fut-ce pour l’abrutir) se confirme :
« Fin 2016, l’assureur japonais Fukoku Mutual a annoncé le remplacement d’un quart de ses salariés du département des évaluations des paiements par un système d’intelligence artificielle devant lui coûter 1,6 million d’euros d’installation et 122 000 euros de maintenance chaque année. Soit le licenciement de 34 personnes à fin mars 2017, à ajouter au non-renouvellement des personnes jusque-là en CDD. L’heureux élu et nouvel « employé » totalement virtuel, le programme Watson de chez IBM, rassemblera les données médicales des clients et lira les documents et certificats rédigés par les médecins pour déterminer le montant des paiements d’assurance, à faire valider par un expert humain avant qu’il ne facture les dépenses. Il est essentiel de souligner ici que les emplois supprimés sont ceux qui impliquaient la transaction avec les clients, mais aussi un certain type de service intellectuel. Le cas de l’assureur nippon est symbolique d’une tendance repérable dans les banques, dans les médias, comme chez Associated Press dont les articles financiers sont désormais tous écrits par un algorédacteur, du côté des notaires ou de cabinets juridiques, à l’instar de BakerHolster, structure de 900 avocats qui utilise depuis mai 2016 une forme d’intelligence artificielle pour fouiller vite et parfaitement des milliers de documents et porter un jugement dans les affaires de faillite d’entreprises, etc. »
Ariel Kyrou & Yann Moulier Boutang, Les clés d’un nouveau modèle social. La révolution du revenu universel in  La Vie des idées , 28 février 2017.

Uninvited guests (les intrus)

Il ne s’agit pas seulement d’un bouleversement de la relation de travail, de la relation homme machine. Nous avons déjà vu la présence du robot dans tous les domaines de la vie. Nous sommes et seront de plus en plus des assistés par robots. Curieux que l’on ne nous parle jamais de cet assistanat-ci. Nous avons moins à faire à un design entre forme et fonction qu’à un design d’interaction de relations, de combinaison des deux. Un design qui ne configure pas seulement les relations hommes-machines mais les relations entre les êtres humains via la machine au risque précisément de les dés-humaniser, d’en faire des individus dés-affectés.

Superflux : « Unvisited guest » (2015) image extraite de la vidéo.

Hôtes indésirables est le titre d’une vidéo faisant partie d’un projet de design fiction qui ouvre à la critique de l’usage des objets connectés.
On y voit un homme âgé, Thomas, 70 ans. Il vit seul et a été équipé par ses enfants d’un certain nombre d’objets connectés censés l’aider à préserver sa santé. Un cadeau empoisonné, c’est le cas de le dire. La smart-fourchette contrôle son alimentation, la canne connectée le nombre de pas qu’il effectue ou pas dans la journée, le lit signale l’heure de s’allonger et s’il est couché. Les contrôles s’effectuent via le smartphone par l’intermédiaire duquel lui parviennent les injonctions, les données ou les sms de ses enfants inquiets : hallo, P’pa, tu n’as pas utilisé ta canne aujourd’hui, tout va bien ? Les objets connectés n’organisent pas seulement une relation homme machine mais aussi la relation enfants-parent. Ce sont des technologies relationnelles.
La vidéo est décomposée en trois temps. On y voit d’abord un sujet docile exécuter les préconisations du programme de santé. Mais ce n’est pas supportable et il tente de passer outre. Au final, l’homme va essayer de ruser avec l’intrus machinique. On le voit d’abord touiller les légumes décongelés avec sa smart-fourchette sous les félicitations du smartphone alors qu’à l’aide d’une autre fourchette il dévore des frites. Il entasse des livres sur le lit pour faire croire qu’il est couché. A l’heure des deux-mille pas quotidiens, on le voit ouvrir la porte à un jeune voisin, lui remettre la canne puis la récupérer en récompensant son substitut d’une canette de bière. En ouvrant la porte à un voisin et en mettant ne serait-ce que momentanément la canne à la porte, il récupère un chez soi qu’il avait perdu et y faire ce qu’il veut. Le résultat est donc une totale inefficacité de tous les dispositifs en raison de leur caractère intrusif et infantilisant. Ils étaient pourtant censés le maintenir en meilleure santé. On devine que cette inefficacité n’est pas non plus le but recherché. Nous avons donc une question double. Elle n’est pas seulement celle de l’intrusion. Le refus de la technique ne règle pas le problème de santé. Dans les deux cas nous avons affaire à une perte de savoir vivre et consommer. Une désaffection.
J’ajoute hors exposition la lecture suivante :
« Subir les effets d’une industrie de services, c’est en effet voir son existence de trans-former sans participer à cette trans-formation, s’il est vrai que l’industrie des services repose non seulement sur une division industrielle du travail mais sur une affectation de rôles sociaux où, par principe, le consommateur est dessaisi des tâches de production et est en cela relativement désaffecté. La dessaisie des tâches de production prises en charge par le service, est présentée comme un avantage, celui d’une décharge. C’est en ce sens que l’on parle de « service » : les serfs étaient autrefois en charge de corvées. Cependant cette décharge est ce qui prive de son existence même celui qui se trouve « déchargé » : il s’en trouve privé de la possibilité de décider de sa façon de vivre … »
Bernard Stiegler &ars industrialis : Réenchanter le monde / La valeur esprit contre le populisme industriel Flammarion pages 41-42.
Je ne veux pas suggérer que des appareils servant à compter le nombre de pas ne puisse servir. Tout dépend. Le même auteur qui a conçu la vidéo Uninvited guests a réalisé un distributeur de médicaments qui sonne l’alarme quand on a oublié de les prendre. On peut juger cela utile, à condition bien sûr que les données ne transitent pas vers les compagnies d’assurance, ce qui n’est pas acquis.

Avez-vous déjà parlé à votre enfant aujourd’hui ?

Dans l’actualité allemande, est récemment tombée l’information d’une campagne de prévention à l’addiction au téléphone portable

Avez-vous déjà parlé à votre enfant, aujourd’hui ?

Avez-vous déjà parlé à votre enfant aujourd’hui ? Tel est le thème d’une campagne de sensibilisation lancée dans le Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale dans le nord-est de l’Allemagne. Cette campagne contre l’addiction des parents aux smartphones repose en effet sur un constat fait par les éducateurs qui ne savent pas trop bien comment aborder la question sans que cela soit mal pris. Ils observent de plus en plus de parents qui viennent chercher leur enfant à la crèche sans même décrocher de leur téléphone et qui ne demandent même pas aux mômes comment s’est passée leur journée. On peut observer le phénomène aussi dans les rues, les aires de jeu, les transports. Les enfants se sentent abandonnés et parfois ne savent plus comment faire pour attirer l’attention de leurs parents. Le mieux dans ce cas est bien évidement de casser quelque chose. De préférence le portable.  Les parents sont physiquement là mais mentalement absents. Et nous avons dans cet exemple comme une inversion de la relation parents-enfants du cas précédent.
Le photographe Eric Pickersgill présent dans l’exposition Hello Robot a saisi les attitudes résultant de ces comportements addictifs qui se généralisent et  dans lesquelles les smartphones figent les corps aussi bien des adultes….

Auto portrait ode l’artiste Eric Pickersgill et de sa femme Angie

…. que des enfants.

Photo Eric Pickersgill

L’occasion de rappeler que les artefacts créés par les humains ont des effets sur leur corps et leurs comportements qui en gardent la mémoire.
Arrivons à ceci collé au mur

Un bot informatique est un agent logiciel automatique ou semi-automatique qui interagit avec des serveurs informatiques. Un bot se connecte et interagit avec le serveur comme un programme client utilisé par un humain, d’où le terme « bot », qui est la contraction par aphérèse (ablation) de robot. Je prends la définition chez Wikipédia. Cela me permet de préciser que l’encyclopédie fonctionne elle-même à l’aide de ces automates. Les robots ou bots sont des contributeurs particuliers de Wikipédia puisqu’ils interagissent selon des processus automatiques ou semi-automatiques. L’ article auquel je renvoie explique comment dresser son propre bot pour l’utiliser sur Wikipédia.

Les Citizen Kane d’aujourdhui

A côté de cette utilisation pour la construction d’un savoir, il est d’autres usages nettement plus toxiques. Ces techniques sont utilisées dans les campagnes électorales. Elles ont été mises au service de la campagne de Donald Trump ainsi que de l’organisation Leave.eu, qui se battait pour le Brexit. Robert Mercer, patron entre autres du fonds d’investissement spécialisé dans les transactions à haute fréquence, bailleurs de la campagne de Trump ainsi qu’actionnaire du site d’actualité de l’ultra-droite Breitbart News Network, a mis sa société d’analyse de données à la disposition de la campagne en faveur du Brexit afin de cibler les électeurs indécis sur la base de leur activité sur Facebook.
Mercer est un des principaux actionnaires de Cambridge Analytica, une société qui a conduit des opérations de guerre psychologique et qui affirme utiliser une technologie de pointe pour réaliser des profils intimes des électeurs afin de découvrir et de cibler ce qui déclenche leurs émotions. L’équipe de campagne de Donald Trump a versé plus de 6 millions de dollars (5,7 millions d’euros) pour cibler les électeurs indécis lors de la présidentielle américaine, et Mercer l’a mise à disposition de Nigel Farage, du Parti pour l’indépendance. Sur la base des conseils de Cambridge Analytica, la campagne Leave.eu a mis sur pieds une énorme base de données des sympathisants, en créant des profils détaillés de leurs vies grâce aux données collectées à travers Facebook. Leave.eu a ensuite envoyé des milliers de versions différentes de message, selon ce qu’elle avait appris sur leur personnalité. (Source : The Observer  via Vox Europe)
Les Verts allemands sont le seul parti à ma connaissance à s’être engagé à ne pas utiliser de tels robots sociaux faiseur d’émotion et d’opinion pendant la prochaine campagne électorale (élections au Bundestag).

L’artiste catalan Neil Harbisson, grâce à son « eyeborg », un dispositif de sono-chromatisation greffé dans sa boite crânienne réussit à « voir » en couleur alors qu’il ne voyait qu’en noir et blanc. C’est aussi le premier cyborg officiellement reconnu.

Hyperréalité

Keiichi Matsuda : « Hyper-Reality »

Keiichi Matsuda dans une installation video montre à quoi ressemblera l’hyper-réalité urbaine dans laquelle chaque élément de réel sera scotché de réalités virtuelles, le tout dans une esthétique provocatrice de jeu de grattage. A chaque moment des pop-ups d’offres commerciales vous sauteront à la figure. Les techniques de marketing commercial sont les mêmes pour le marketing politique.


Vous avez dit intelligence ?

Il nous faut maintenant parler aussi d’intelligence artificielle et d’apprentissage profond (deep learning). Le catalogue de l’exposition dans son glossaire définit l’Intelligence artificielle de la façon suivante :
« On parle d’intelligence artificielle (IA) quand les machines se comportent comme les humains avec l’intelligence, c’est à dire pensent logiquement, s’y ajoute le savoir, la planification, l’apprentissage, la prise en compte et le traitement. Depuis peu l’intelligence sociale et la créativité jouent un rôle. Comme champ de recherche transdisciplinaire issu de l’informatique, des mathématiques, de la psychologie, la linguistique et des neurosciences, etc, l’IA tente de décrire l’intelligence de manière si détaillée qu’on puisse la formaliser et la simuler à l’aide de programmes informatiques. D’autres approches tentent d’analyser l’architecture informationnelle du cerveau à l’aide de réseau de neurones artificiels et de la reconstituer. Un grand obstacle à cela est que nous ne savons pas vraiment comment fonctionne réellement l’intelligence humaine ».
L’apprentissage profond (deep learning) est une sorte de spécialisation/réduction de l’Intelligence artificielle à certaines fonctions particulières. Plusieurs couches de réseaux neuronaux travaillent en parallèle, d’où l’épithète profond. Les machines transforment des données en savoirs. A chaque interaction elles en apprennent un peu plus non seulement sur le monde qui nous entoure mais sur celui qui s’en sert.
« Plus que pour les big datas, il s’agit de transformer ce qui nous entoure en un environnement de transactions dans lequel toute interaction n’a peut-être pas de valeur en elle-même mais où la masse des interactions et les faits secondaires et tertiaires concomitants peuvent être monétarisés pour des formats publicitaires ou assurantiels. Le deep learning cherche donc à prendre plus profond dans nos poches et promet dans l’immédiat un élargissement de la zone de transaction. Le financement de l’actuelle vague d’intelligence artificielle repose sur le rêve réel de développer dans tous les contextes possibles des contreparties réelles monnayables ».
Christoph Engemann et Paul Feigelfeld : Distributed Embbodiment. Catalogue pages 252-259
Compliquée cette histoire d’intelligence artificielle. Peut-être à cause de l’idée idéaliste que nous nous faisons de l’intelligence humaine. L’anthropologue Paul Jorion a sa petite idée pour expliquer cette gêne :
« Nous sommes convaincus que simuler ce que nous sommes dans une machine requiert que nous mobilisions la pointe la plus avancée de nos connaissances. Nous avons écarté, essentiellement par orgueil, l’éventualité que le comportement de l’être humain puisse s’expliquer comme la mise en œuvre de principes en réalité élémentaires, bien plus simples que ce que nous imaginons spontanément en raison de l’image mégalomane que nous avons forgée de nous-mêmes. Nous avons écarté en particulier, du fait de notre arrogance, l’éventualité que nos raisonnements – stupéfiants par leur intelligence, selon l’interprétation que nous en avons – ne résultent de rien de plus que d’un parcours particulier (mais dont la logique est en réalité relativement simple) au sein du lexique de notre langue, c’est-à-dire de l’espace que constituent les mots rassemblés ».
Paul Jorion Principes des systèmes intelligents,

Donald Trump, une machine intelligente ?

Donc, il ne serait pas idiot de comparer Donald Trump à une machine intelligente ? Cela permettrait de situer l’intelligence à sa juste place à ne pas confondre avec la pensée. Pour la mathématicienne américaine Cathy O’Neil « il [Trump] est semblable à un algorithme de machine learning ».
« Ce serait une erreur de croire qu’il possède une stratégie, au-delà de faire ce qui fonctionne, ce qui veut dire, en un sens strictement étroit, ce qui est susceptible d’attirer l’attention sur lui.
En tant que candidat présidentiel, Trump s’est fait largement connaître pour ses meetings animés, polémiques et chaotiques. Ses discours étaient comparables aux marches aléatoires des statistiques : il essayait quelque chose, voyait comment la foule réagissait et si c’était un succès – défini par une réaction forte, pas nécessairement positive – il essayait de nouveau au meeting suivant, avec encore plus de provocation.
(…) C’est exactement la manière dont un algorithme est entraîné. Il commence par être neutre, comme une ardoise vide en quelque sorte, puis « apprend » lentement en fonction de la direction qu’il prend en navigant à travers ses données d’entraînement. Les données d’entraînement de Trump avant l’élection étaient ses meetings et Twitter, mais ces jours-ci il obtient sa dose quotidienne à partir de trois sources : ses conseillers proches tels que Steve Bannon, les médias comme Fox News, et, bien sûr, son feed Twitter, où il évalue les réactions aux nouvelles expérimentations. »
Au final, explique-t-elle,
« Nous avons l’équivalent d’un réseau neuronal dynamique à la tête de notre gouvernement. Il est dépourvu d’éthique et nourri par une idéologie biaisée de type alt-droite Et, comme la plupart des IA opaques, il est largement irresponsable et crée des boucles de rétroaction et des externalités horribles ».
(Source)
Tout dépend en fin de compte de quoi on nourrit la machine. L’intelligence artificielle est souvent présentée comme idéologiquement neutre mais comme la plupart des artefacts, toute technologie est imprégnée de convictions, de représentations d’une vision du monde. Simone Rebaudengo, Matthieu Cherubini er Saurabh Dattaérie présentent une série d’objets sur la distribution d’électricité en fonction de différentes modalités d’organisation sociale : égalitaire (modèle D cherche l’équilibre dans la distribution), inégalitaire (modèle M pyramidal, hiérarchique) et le modèle T (répressif à la distribution disproportionnée).

La question se pose aussi de savoir à qui sont réservées ces solutions technologiques ? Cela a été débattu récemment en France au cours d’une table ronde au titre provocant : la ville intelligente n’aime pas les pauvres.
Pour terminer sur une note d’humour, on saura gré à l’exposition Hello, Robot de n’en pas manquer, heureusement :

Peur des robots ? Celui-ci est momentanément en panne.

Pour aller à la partie 1 de la visite.
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Visite à l’exposition Hello, Robot

 

Weil am Rhein sur le campus Vitra : Exposition Hello, Robot du 11.02 au 14.05 2017, dans le bâtiment de l’architecte Frank Gehry. Vitra est une entreprise familiale suisse (nous sommes très proche de Bâle dans la zone des trois frontières) spécialisée dans l’ameublement domestique, de bureau, le mobilier urbain et de magasin. A l’origine à usage privé, le musée possède une riche collection de design mobilier, le Vitra Design Museum s’est ouvert à l’international et au public. Il organise deux importantes expositions temporaires par an. Celle du moment est consacrée au design de la relation  homme-machine.
Une petite visite s’imposait. Comme d’habitude on ne lira pas un compte-rendu exhaustif mais centré sur quelques réflexions qu’elle m’a inspirée en liaison avec quelques faits tirés des actualités allemandes. Elle se fera en trois parties. Deux d’entre elles se suivront. La troisième sera pour plus tard. La question de l’avenir du travail ne sera qu’effleurée dans l’attente d’une table ronde sur la question qui aura lieu au musée fin avril.
Design est un terme d’origine anglaise qui signifie à la fois dessin et dessein, intention.

Première partie : mais qu’est-ce qu’un robot ?

Entrons.
Je m’efforcerai de considérer cette question, Les robots sont-ils nos amis ou nos ennemis, comme une fausse question. Rien de tel pour aiguiser l’esprit critique. Ils peuvent en effet être l’un et l’autre, l’un ou l’autre selon le cas même si dans l’optique pharmacologique que j’adopte à la suite de Bernard Stiegler la qualité de remède est rarement évidente et n’affleure pas de manière aussi évidente que la dimension toxique.
Les robots ont déjà envahi notre vie quotidienne sans que nous nous en soyons rendus compte. Le logiciel avec lequel j’ai rédigé le présent texte est un robot qui prétend en plus savoir plus vite que moi le mot que je veux employer. Dès les premières lettres que je frappe, la machine affiche la suite du mot parce qu’elle se « souvient » que je l’ai déjà utilisé.  Puis elle consulte le dictionnaire pour en vérifier l’orthographe. Je ne suis pas le seul dactylographe de mon texte.
Certes notre imaginaire du robot est façonné, le théâtre et le cinéma aidant, par l’humanoïde ou alors par le robot industriel mais il y a d’autres automates.

Le mot Robot est d’origine théâtrale

Il apparaît en effet pour la première fois dans la pièce de théâtre de Karel Čapek : R. U. R. Rossumovi univerzální roboti, titre original en tchèque. Elle fut jouée à Prague en 1920. La première traduction française de cette pièce, établie par Hanuš Jelínek était intitulée Rezon’s Universal Robots, nous apprend Wikipedia. La pièce fut créée à la Comédie des Champs Elysées en 1924 avec notamment Antonin Artaud dans le rôle du robot Radius, celui qui veut être le maître des hommes. Comme le signale Natacha Vas Deyres :
« C’est en écrivant, en 1920, la pièce intitulée De la vie des insectes (qui sera publiée un an plus tard en 1921) dans laquelle il met en scène des fourmis travaillant comme des automates, que Karel Čapek conçoit l’idée d’écrire une œuvre sur les machines ressemblant aux hommes et se comportant comme eux. Mais il ne sait pas comment appeler ces créatures que nous nommerions aujourd’hui humanoïdes  et il choisit d’utiliser le terme robota. »
En fait, c’est une suggestion de son frère.
Robota est un mot féminin qui  signifie corvée en tchèque. On peut se demander comment on est passé de corvée à ouvrier (robotat veut dire travailler en russe) – et du féminin au masculin – si l’on se souvient qu’ouvrier est celui qui œuvre, qui dispose d’un savoir-faire et qui est donc le contraire d’un robot alors que le prolétaire, lui, a perdu son savoir au profit de la machine avant que celle-ci ne finisse par le remplacer complètement. R.U.R est le nom de la fabrique de robots créée par le savant Rossum. Celui-ci se prend pour un démiurge et veut créer un humanoïde égal à l’homme et doté de « ces choses aussi inutiles que sont les amygdales et la capacité à jouer du violon ». Son neveu qui lui succède entreprend de rationaliser le projet. Le slogan de l’entreprise devient : Travail à meilleur marché. Le Rossum’s Robot, 150 $ pièce. Dans R.U.R., l’on quitte rapidement la tradition du Golem telle qu’on la connaît à l’exemple de Frankenstein, celle de l’inventeur démiurge qui donne vie à une créature artificielle qui lui échappe, pour entrer de plein pied dans le domaine de la production industrielle de masse. Celle du capitalisme taylorisé et fordiste. Ainsi que l’explique le directeur de l’usine :
« Dans les livres, c’est de la publicité et ça n’a aucun sens. On y dit par exemple que les robots ont été inventés par le vieux monsieur. Il aurait pu enseigner à l’université mais il n’avait pas la moindre notion de la production industrielle. Vous savez, il s’imaginait qu’il allait fabriquer de vrais hommes, de nouveaux indiens ou des professeurs ou des idiots mais il n’avait pas la moindre notion de la production industrielle. Ce n’est que le jeune Rossum qui a eu l’idée d’en faire des machines intelligentes et vivantes. »
Rossum le jeune a d’emblée voulu « simplifier l’homme », le ramener à ses seules fonctionnalités et « à force de simplifier l’homme, il a créé le robot ». Il voulait que « fabriquer des ouvriers artificiels signifie la même chose que fabriquer des moteurs diesel ». Son modèle n’est pas comme pour son oncle l’être humain mais l’homme prolétarisé. Les robots seront produits en masse et à un coût de plus en plus bas. Les marchandises qu’ils fabriquent finissent elles-aussi par ne plus rien coûter. Je n’entre pas dans le détail de cette utopie qui tourne au cauchemar. Le texte est accessible en français. Les humains au bout d’un moment ne supportent plus le fait que les robots ne soient que fonctionnels et les font accéder à la sensibilité. Ils finiront par se révolter et entrer en guerre contre les hommes qui ont cessé de procréer et se raréfient. Le temps libéré n’a pas libéré le travail humain mais l’ennui. On voit où mène un monde qui confond emploi et travail. Je pousse évidemment l’interprétation au-delà peut-être des intentions de l’auteur mais en fonction de ce que l’on pourrait en dire aujourd’hui. Le texte a été écrit au lendemain de la boucherie industrielle de la Première guerre mondiale qui a fait le bonheur de l’industrie des prothèses alors que l’Union soviétique importait le taylorisme. La taylorisation était la préfiguration de la robotisation. Le premier robot industriel date d’une quarantaine d’années plus tard : 1961.
Dans l’exposition Hello, Robot, Karel Čapek est associé à Friedrich Kiesler qui imagina un décor adapté aux techniques de son temps pour les représentations de R.U.R. à Berlin en 1923.

Friedrich Kiesler : décor pour R.U.R.. de Karel Čapek, Theater am Kurfürstendamm, Berlin (1923), Fotografie © Österreichische Friedrich und Lillian Kiesler-Privatstiftung, Wien

Le décor pour R.U.R représentait la salle de commande à l’intérieur d’une fabrique de robots. Un gros diaphragme sur lequel était projeté un film sur une usine donnait au spectateur l’impression de participer à ce qui se passait à l’intérieur comme à l’extérieur de l’usine. Différentes techniques donnaient l’illusion d’un espace scénique augmenté de la multiplication d’espaces virtuels. Kiesler, qui avait organisé en 1924 à Vienne (Autriche) l’exposition internationale des nouvelles techniques pour le théâtre, refusait la scène tableau et lui substitua ce qu’il appelait eine Raumbühne, une scène dans l’espace.
« Première tentative d’un décor électro mécanique. L’image fixe devient vivante. Le décor est actif, il joue avec. De la nature morte vivante. Les moyens de rendre vivant sont : le mouvement des lignes, un très vif contraste des couleurs, le passage de la surface aux formes en relief jusqu ‘à la plastique ronde humaine – le comédien ». (Friedrich Kiesler, Als ich die Raumbühne erfand. Dokumente um das Jahr 1924).
« Rendre vivant » des dispositifs que l’on peut techniquement faire bouger est à l’origine de l’idée robotique. Pour rester encore un instant dans cette époque et cet univers, voici la couverture d’un livre publié en 1927 qui est évoquée également dans l’exposition :

L’image est du célèbre John Heartfield connu pour ses photomontages. Elle illustre un livre de Günter Reimann intitulé Le miracle économique allemand qui contient des textes de l’économiste marxiste consacrés à la taylorisation et au système fordiste. Le dessin de John Heartfield est paru ailleurs sous le titre « Die Rationalisierung marschiert » (La rationalisation en marche).

Robots : les définitions

Selon Wikipedia, un robot « est un dispositif mécatronique (alliant mécanique, électronique et informatique) conçu pour accomplir automatiquement des tâches imitant ou reproduisant, dans un domaine précis, des actions humaines ». Dans un essai figurant dans le catalogue fort cher quoique réalisé par un robot, Carlo Ratti et Danielle Belleri proposent la définition suivante :
« Nous désignons sous le vocable robot une unité formée de capteurs, d’intelligence et de déclencheurs. Cet ensemble peut pour ainsi dire lire le monde, traiter les données recueillies [ce que l’on appelle intelligence] et agir en conséquence ».
Une telle définition recouvre des dispositifs inattendus tout en permettant d’y réfléchir en la dégageant de la figure de l’androïde ou du cyborg bien sûr plus spectaculaire que les dispositifs de contrôle du degré de cuisson de la dinde. Elle englobe par exemple le thermostat, l’assistant de navigation de la voiture, le four de la cuisine, le bracelet qui mesure des marqueurs de votre état de santé, le compteur qui surveille votre consommation d’eau, de gaz ou d’électricité qu’on vous dit « intelligent ». Appelés Linky en France, ils sont en passe d’être installés à partir de cette année pour l’électricité en Allemagne aussi où l’obligation ne concerne cependant que les gros consommateurs. Les auteurs de la définition citée énoncent un paradoxe : «  plus un robot s’insinue avec discrétion dans nos vies et plus nous interagissons avec lui, plus son influence est grande ».
D’où l’importance peut-être du design. Si le robot qui tient le biberon du bébé a l’allure d’une grue cela crée bien entendu d’emblée de la distance, encore que.. allez savoir … :

Partie de l’installation Raising Robotic natives de Philipp Schmitt, Stephan Bogner et Jonas Voigt qui ont prévu une peluche de sympathique dinosaure pour « habiller ce bras ». Il faut croire que tout le monde ne prend pas ça avec humour.
Tous les domaines de la vie sont concernés de la naissance à la mort.. A cet égard, il manque dans l’exposition la naissance proprement dite. Pourtant les premiers pas de l’utérus artificiel ont déjà été faits.
Le visiteur se trouve dans un univers où se confondent objets et machines réels, séries télé, cinéma (il y a même Mon oncle de Jacques Tati), installation vidéo, on ne sait plus très bien s’il est question de réalité ou de fiction.

Avec The Waste, Zan-Lun Huang imagine une nouvelle forme de consommation à partir de cette hybridation homme/machine,mécanique/organique composée d’éléments dont l’obsolescence est programmée.
Nous avons en nous des parties organiques qui meurent et se régénèrent. Dan Chen propose une urne funéraire dans laquelle sont incinérés régulièrement les bouts d’ongle ou de cheveux coupés, les squames de la peau, histoire sans doute de nous préparer à ce qui reste, quelles que soient ces technologies, l’inéluctable :

La sexualité bien entendu n’échappe pas au phénomène. Je passe sur ce qui est censé télétransmettre les sensations, la culture tamagotchi ou comment faire ami-ami avec son robot. Je m’arrête un instant sur cette installation :

Dans cette vidéo de Kevin Grennan, l’anniversaire de l’androïde, le robot a beau faire mine de souffler les bougies de son gâteau d’anniversaire mais il n’a ni poumon ni souffle. L’auteur veut ainsi montrer que les machines n’ont au contraire des humains pas besoin de rituel.

Dan Chen : End of life Care Machine
Une machine caresse le bras d’une mourante et la console de l’absence de sa famille. Le concepteur de cette installation qui avait une visée critique a été surpris qu’on lui demande où il était possible de se procurer un tel robot.
La poupée Cayla
Je quitte un instant l’exposition pour introduire un fait d’actualité : l’interdiction en Allemagne d’une poupée connectée Mon amie Cayla qui comme le montre l’image est également commercialisée en France sans apparemment y soulever le moindre problème.

Cayla est une poupée connectée qui ne peut fonctionner, entretenir une conversation ou encore jouer que si elle est connectée à un smartphone ou une tablette via Bluetooth précise le distributeur de jouets, la Société britannique Vivid. De la chambre de l’enfant, la poupée est reliée à un réseau planétaire. Le jouet est fabriqué par la firme américaine Genesis qui fait l’objet d’une plainte aux Etats Unis pour enfreinte à la protection des données concernant les enfants. La multinationale Nuance communications qui fournit le logiciel de reconnaissance vocale et de traitement des données est associée à la plainte dont on trouvera ici  le texte.
Le régulateur allemand des réseaux a engagé l’interdiction sur le fondement du p§ 90 de la loi sur les télécommunications qui interdit de posséder, fabriquer, importer ou commercialiser un émetteur ou un dispositif de télécommunication ayant une forme masquant sa fonction par exemple en lui donnant la forme d’un objet d’usage quotidien. Il est de même illicite qu’un tel objet permette l’écoute indiscrète d’une parole non destinée à être publique. Texte intéressant car il suppose que tout objet connecté doit clairement identifier sa fonction de mise en réseau. Il y avait bien dans le cas qui nous occupe un collier qui s’allumait quand le jouet était en réseau mais outre qu’il ne fonctionnait pas dans tous les cas de figure, l’application pouvait le débrancher. Et puis on ne s’attend pas à ce qu’un collier de poupée remplisse ce rôle de signal. C’est donc parce que ses fonctionnalités technologiques sont masquées que la poupée a été interdite. C’est un étudiant en droit de l’informatique, Stefan Hessel, de l’université de Sarre, qui a soulevé le lièvre. Le régulateur n’y est apparemment pas parvenu tout seul. Il vient pourtant d’ajouter à ses attendus « la protection des plus faibles » Ce n’est pas faute d’avoir été alerté par les associations de consommateurs européennes. Le jouet avait été élevé au rang des 10 meilleurs jouets de l’année 2014 par les professionnels de la profession. Sa commercialisation n’est pas toute récente. Là comme ailleurs les pouvoirs publics sont par défaut aux abonnés absents. Stefan Hessel a montré que l’on pouvait avec n’importe quel appareil équipé d’une technologie à la dent bleue, Bluetooth, interférer avec le réseau de la poupée même à travers l’épaisseur de plusieurs murs.
On sait pourtant que ces poupées sont incapables de participer à un jeu. Elle est en ligne et cherche ses réponses via le net à condition que la question soit préformatée. Le distributeur recommande de ne pas poser la question en s’adressant à la poupée par son « prénom ». Les enfants, on le sait depuis longtemps préfèrent jouer avec l’emballage du cadeau plutôt qu’avec ce type de contenu.
Un autre design change-t-il la question ? L’exposition Hello, Robot présente Musio, un robot pédagogique conçu par la société AKA Study.
Musio est capable de dialoguer simplement avec son utilisateur, mais aussi de rappeler les rendez-vous prévus, signaler l’arrivée d’un mail, ou encore de raconter des blagues. Il peut également demander à son interlocuteur s’il a passé un bon week-end ou discuter avec lui de son hobby à condition qu’il lui en ait déjà parlé auparavant, et peut prendre le contrôle des autres objets connectés de la maison pour contrôler les lumières, la climatisation ou encore changer la chaîne de la télévision. Il existe trois versions du robot, Musio Simple, Musio Smart et Musio Genius.
Il est temps de conclure ce premier tour d’horizon. Le second traitera plus de l’intelligence artificielle. Pour finir comme j’ai commencé, avec le théâtre, cette citation d’un auteur de comédie américain que des étudiants ont illustré par un robot qui donne une impression d’hésitation :
« L’erreur est humaine, en attribuer la faute aux robots est encore plus humain »
(Robert Orben)
Comme l’écrit Amélie Klein, curatrice, l’exposition s’efforce de saisir un moment des évolutions en cours dans le domaine de la modernité digitale – ce qui est au vu de la rapidité des évolutions toujours un peu une gageure – en se demandant si nous ne vivons pas un moment Iron-Bridge. L’iron-bridge est le premier grand pont en fonte jamais construit mais il l’a été sur le modèle des ponts en bois. Il avait fallu encore quelque temps pour basculer entièrement du monde du bois dans celui du fer et de l’acier.

À suivre ici

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Wolf Biermann : portrait de Heiner Müller en Dante Alighieri

« Avec cette curieuse accolade longue et silencieuse dans le tourbillon de la Foire du livre de Francfort en 1992, chez notre ami éditeur Helge Malchow, tout était énigmatiquement dit entre Heiner Müller et moi » (Wolf Biermann : Autobiographie, entre les pages 352-353)

« Un tout autre Protée [autre que Peter Hacks dont il fut question précédemment] était à mes yeux Heiner Müller. Nous nous connaissions depuis la fin des années 1950. A cette époque, pas un directeur de théâtre ne lui aurait donné le moindre os à ronger. Pas de boulot, pas de perspective, pas d’argent. Les quelques petites années qu’il avait de plus que nous, les débutants, ont signifié pour lui une vie difficile. Il savait déjà bien plus réellement que nous entre quelles mains se trouvait, dans le socialisme, le marteau et comment frémissait la faucille. Müller avait une connaissance plus profonde des dangers et était plus seul que nous tous. Sa femme Inge était elle-même une forte poétesse. J’étais fier qu’elle d’abord, lui ensuite, m’aient écrit un petit poème. Les deux vivaient comme des chiens battus à la marge de la littérature de RDA. Nous étions assis dans sa piaule non chauffée. Aux murs des centaines de bouts de papier avec des citations, des croquis, des lambeaux de mots, des vers, des projets. Dans la pièce l’air était froid sans le moindre souffle. Une odeur de schnaps à deux sous et celle âcre de tabac mêlé à un orgueil de poète le plus humble. La bouche amère et la tête pleine de plans sur la comète. Entre les manuscrits des tartines sèches sur lesquelles était étalé le rêve rance de la révolution permanente. Nous avons tous dévoré la grande biographie de Trotski d’Isaac Deutscher. Le livre de Totzki lui-même ramené clandestinement de l’ouest : La révolution permanente. Les doigts jaunis par la nicotine de Heiner Müller, son point de vue radical, ses formulations tranchantes qui m’effrayent et m’aiguillonnent, les blagues politiques, les anecdotes à faire se dresser les cheveux sur la tête, tout cela je ne pourrai jamais l’oublier.
Depuis le début, j’admirais sa puissance d’expression et je l’aimais comme un frère aîné malade. Dans sa jeunesse, il s’était agenouillé dans l’église de la guérison communiste comme la plupart d’entre nous. Avec ses toutes premières pièces, il voulait ce que je voulais aussi : rien d’autre que guérir et faire avancer la société socialiste malade. Lorsqu’il perdit ses illusions, cette perte ne l’a cependant pas abattu comme ce fut le cas pour tant d’autres.
Il trouva son salut dans la prévision sarcastique des catastrophes à venir. La distance qui sépare le sauveur du cynique et du prédicateur d’apocalypse est courte.
Wolf Biermann Warte nicht auf bessere Zeiten (N’attends pas de jours meilleurs)Die Autobiographie Propyläen Verlag Pages 504-506 Traduction Bernard Umbrecht

[…]

« Mon hermétique ami Heiner Müller. Le visage maigre, le menton énergique, le long nez cassé, le front haut, la bouche mince, les joues creusées. Pas un Savonarole. Heiner m’apparaissait toujours comme le célèbre portrait de Dante par Botticelli. Un Dante Alighieri avec un cigare à la Brecht de la grosseur d’un pouce et une bouteille de whisky à demi vide. Ce que notre maître Brecht nommait « amabilité » en en faisant la pédagogie dans ses poèmes didactiques, Müller l’avait en lui naturellement. Il était si stoïque, c’était comme s’il avait déjà traversé tous les cercles de l’enfer du communisme. Il parlait avec tant de parcimonie qu’il paraissait silencieux. Comme un présocratique, il ne voulait pas fixer le changement en l’épinglant par des concepts, il pointait au contraire en silence avec le bout de son cigare fétide nos fins du monde quotidiennes. Monter les chevaux de bois des carrousels de mots. Était-ce la version bolchevique du jargon de l’authenticité heideggerien ?
Après l’enterrement de Bunge [Hans Bunge] en 1990, Heiner s’était plaint auprès de moi : « Ah Wolf,  je suis à court de matériau. Je suis comme une machine à texte sans provision. T’aurais pas un sujet pour moi sur lequel je pourrais travailler ?». Je haussai les épaules. Lorsque vint la période où l’on pouvait lire des choses sur la façon dont Heiner s’est empêtré avec la Stasi, je me suis dit que cela pourrait probablement être le bon matériau dont il a besoin et dans lequel il a lui-même vécu. Sophocle se serait léché les doigt antiques devant une telle matière.
Heiner avait signé la résolution de protestation contre mon exclusion de la citoyenneté de RDA. Un officier de la Stasi avait après cela mené avec lui d’intenses conversations. J’imagine que Heiner s’asseyait sans scrupule à la table du diable car il croyait sans doute avoir la plus longue cuillère. C’est peut-être pour cela qu’il avait osé déjeuner avec la Stasi. Il a retiré sa signature contre mon expulsion avec un stratagème à la Brecht : à la seule condition que personne ne devait jamais en avoir connaissance. Cette discrétion lui fut promise, parole de pionnier, par son officier traitant. Jusque là tout alla bien, puis mal – car personne ne pouvait deviner que la RDA allait s’effondrer encore de notre vivant. Et encore moins imaginer que pour la première fois dans l’histoire les dossiers secrets d’une dictature seraient conservés et rendus publics. Müller n’a pas nié, il a enjolivé son douteux échange en le transformant en collecte de matériau littéraire. Mais tout ce mensonge est cependant une demie vérité.
Avec Müller je n’ai jamais bien pu me quereller. Dans le Mahlstrom de l’histoire, on ne peut se disputer avec du sable sur les pierres et les rochers. Lorsque nous nous sommes croisés à la Foire du livre de Francfort en 1992, à la réception des Éditions Kiepenheuer & Witsch, nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, sans un mot. Maladroits comme deux marionnettes de théâtre nous sommes restés debout dans le grouillement de la foule pendant – tel fut en tout cas mon impression – un éternel quart d’heure. Crâne contre crâne, front contre front. Le gros cigare Fidel Castro de Heiner fumait dans ma nuque avant de s’éteindre. Son souffle m’est entré dans le nez. Nous ne nous sommes guère souciés d’offrir ainsi une image risible. Nous avons tout de même offert à un photographe un motif pour un instantané drôle. Nous sommes restés ainsi taisant tout ce avions enfin à nous dire. Juste à côté, dans un fauteuil, se trouvait notre éditeur commun, Helge Malchow qui se réjouissait de cette rencontre impromptue entre ses deux auteurs. Bien des gens ont sans doute fait la grimace mais Malchow savait à quoi s’en tenir et se réjouissait. Il savait décoder. Il avait fait sa propre expérience avec les monstres du DKP [Parti communiste ouest-allemand] lorsqu’il s’est exprimé contre ma déchéance. Lorsque nous avons vécu cette petite éternité au cours de la réception de la maison d’édition Heiner marmonna dans mon cou un mot non codé pour l’éternelle boîte à citations : « Wolf, il y a aussi un droit de l’homme à la lâcheté ».
Wolf Biermann Warte nicht auf bessere Zeiten (N’attends pas de jours meilleurs)Die Autobiographie Propyläen Verlag Pages 504-506 Traduction Bernard Umbrecht
J’ai rassemblé ici les deux grandes parties que Wolf Biermann consacre à Heiner Müller. Ce ne sont bien sûr pas les seules évocations mais je n’en ai retenu que ce qui faisait portrait du dramaturge allemand, un portrait fort intéressant tout dans sa manière de s’exprimer à la fois un tantinet péremptoire et chaleureuse. Il y nuance me semble-t-il, certaines déclarations précédentes mal comprises. Un langage très marqué de formules à la Brecht.  L’expression pour pouvoir déjeuner avec la diable, il faut avoir une longue cuillère est une réplique de Mère Courage.
Müller est comparé au Dante peint par Botticelli. Bien vu, non ? Le poète chansonnier, né en novembre 1936, fut le cadet de Müller, né janvier 1929. Il est aujourd’hui des deux le plus âgé, forcément : les morts ne vieillissent pas. Müller est mort à l’âge de 66 ans, Biermann en a 80. Dans sa propre autobiographie, Guerre sans bataille, une vie sous deux dictatures, éditée elle aussi par Helge Malchow (qui fut exclu du Parti communiste allemand pour s’être solidarisé en tant que syndicaliste enseignant avec les grévistes polonais), Müller dit avoir « toujours eu de bons rapports avec Biermann ». Il confirme qu’à une époque, ils se voyaient souvent, puis qu’ils se sont perdus de vue «  peut-être aussi volontairement, parce qu’à un moment donné, s’est constitué un groupe dont on se tenait éloigné si l’on voulait soi-même travailler tranquillement ». Et il existe effectivement un poème qui dans le premier tome des œuvres complètes consacré à la poésie porte le titre Pour Wolf Biermann. Il est daté de 1962. Il s’agit d’une variation sur la métaphore de Brecht : « Dans sa plus petite grandeur, le penseur a surmonté la tempête » issue de De l’importance d’être en accord (Pièce didactique de Baden-Baden). De ce poème existent des variantes qui rendent un peu difficile de savoir laquelle est la bonne.
Cela dit, je note avec intérêt qu’ici Biermann définit la tâche du poète comme participant d’un soin autre que celui de l’église de la guérison, soin à une société malade. Pour avoir nié qu’elle puisse l’être, la société dite socialiste en est morte. Je ne suis pour ma part pas sûr cependant que cela ne concernerait que les premières pièces.
Je précise enfin que bien entendu Heiner Müller a continué d’écrire jusqu’à la toute fin de sa vie parachevant notamment sa dernière pièce Germania III ainsi que de magnifiques textes en prose dont pour moi l’un des plus beaux : Traumtext Oktober 1995.
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Kraftwerk : Les robots

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On aura reconnu le célèbre groupe allemand Kraftwerk (littéralement Centrale électrique) de musique électronique fondé à Düsseldorf en 1970. Die Roboter, Les robots sont un morceau extrait de l’album die Mensch-maschine, la machine-homme, l’homme-machine, sorti il y a presque 40 ans, en 1978. Inspiré par le film Métropolis de Fritz Lang et l’œuvre du constructiviste russe El Lissitzky, ce fut un énorme succès.
Bien qu’elle soit en anglais, je diffuse cette version scénique qui me parait la plus intéressante. Vous pourrez facilement en trouver d’autres.
Il me semble qu’on peut dire que Krafwerk ne fait pas dans la fabrication d’illusion pour fête foraine. Le texte dit assez clairement ce que sont les robots et que rappelle Michel Volle:
« Le robot est fait pour exécuter un programme, c’est-à-dire accomplir des actions qui ont été prévues par un programmeur. Il fait cela de façon répétitive, mieux, et plus vite que ne le ferait un être humain : c’est la raison pour laquelle on a cru qu’un robot pourrait être intelligent.
Cependant seul l’être humain est capable d’interpréter une situation nouvelle, de répondre à un événement imprévisible, d’avoir l’intuition qui permet de trouver la réponse à une situation complexe, d’user de discernement face à des cas particuliers surprenants».
Il existe une variante scénique à celle que l’on vient de voir, les robots humanoïdes s’y animent en projection, visibles en 3D, derrière les musiciens du groupe. Cette version pose en outre la question de l’obsession humanoïde.
A propos des humanoïdes :
« Je me demande si le rêve d’un robot d’apparence humaine n’exprime pas le désir de voir les êtres humains se comporter comme des robots : c’est déjà le cas des tueurs à gage ou tueurs en série qui occupent tant de place dans les films, ou celui des terroristes robotisés par un lavage de cerveau.
Les régimes totalitaires d’autrefois ont ambitionné de créer un « homme nouveau » qui aurait l’efficacité et l’insensibilité d’une machine mécanique.
La même ambition perverse renaît aujourd’hui, la mécanique étant remplacée par l’informatique. »
Michel Volle : Les robots et nous
Il faudrait ne pas oublier de préciser évidemment qu’il y a aussi une part d’automatisme en l’homme.
Petit rappel : sur la question de l’automatisation le SauteRhin a déjà diffusé :
Frank Rieger : Nous nous désemployons
Vers l’autonomie létale des robots guerriers
Pour une socialisation des dividendes de l’automatisation
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Ces alsaciens de la Commune de Paris – 1871 (Document)

Revue d’Histoire de l’ Association des Amis de la Commune de Paris 1871, n°13 – 1979 – Broché, 15 cm x 23,5 cm, 80 pages

Je ne l’ai pas souligné dans ma tentative de définir le SauteRhin, mais  il y aurait aussi comme fonction du blog le fait de partager des documents difficiles d’accès voire inaccessibles, dès lors que l’on en dispose. On parle beaucoup de patrimoine mais la question de son contenu est évacuée. Et il arrive au dit patrimoine d »être hémiplégique. J’ai retrouvé dans mes archives le document ci-dessous qui traite d’un moment singulier de l’histoire de l’Alsace où celle-ci se croise avec celle de la Commune de Paris alors que, dans le même temps, la région bascule dans l’orbite germanique. Le texte de Roland Beyer dont j’ai eu le plaisir de suivre plusieurs années à la fac les cours de littérature comparée est celui d’une intervention prononcée en octobre 1974 lors d’un colloque du Centre de recherches et d’études rhénanes, portant sur le concept de liberté dans l’espace rhénan. Texte repris dans la revue d’histoire de l’ Association des Amis de la Commune de Paris 1871, en 1979. Je le publie sans commentaire, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aurait pas des choses à discuter, j’aurais peut-être l’occasion de le faire. Il y a notamment cette notion de prussien(s) sans doute en usage à l’époque pour désigner l’empire allemand.
J’ai effectué quelques coupes, leurs endroits et leurs contenus sont signalés. Toutes les notes sont reportées en fin.

Un combat pour la liberté
Les deux cent alsaciens de la Commune de Paris
par Roland Beyer

Le 1er mars 1871, l’Assemblée nationale approuvait, par 546 voix contre 107 et quelques abstentions, la cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine à l’empereur d’Allemagne récemment proclamé. Les députés alsaciens et lorrains avaient en vain élevé leur solennelle protestation. Elle ne devait pas même empêcher que toutes les villes d’Alsace aient leur rue Thiers, et aucune sa rue Delescluze, Amouroux, Gérardin ou Keller. La protestation contre l’annexion s’était pourtant armée dans la Commune de Paris de 1871.
Dès avant l’insurrection du 18 mars, le Père Duchêne écrivait :
« Ils nous ont cassé un bras. La France a perdu son Alsace, sa brave Lorraine, qui étaient foutre! si patriotiques que le Père Duchêne verse toutes les larmes de son corps quand il songe que ces braves bougres de Strasbourg et de Metz sont sous le sabre de Moltke et sous la schlague de Bismark » (1).
Ces sentiments étaient largement répandus dans l’ensemble de la population parisienne. C’est, par exemple, Georges Soria qui écrit:
« Jusqu’aux derniers jours de la Commune, la place de la Concorde fut un lieu de pèlerinage où de simples gens, chargés de brassées de lilas, remplaçaient les gerbes de fleurs flétries ornant la statue de Strasbourg. Pour vénérer l’Alsace et la Lorraine perdues, les ouvriers venus des quartiers périphériques mettaient leurs habits du dimanche.» (2).
On pourrait croire qu’il ne s’agissait là que de bons sentiments, de piété patriotique, ou, pourquoi pas, d’un peu de jacobinisme mêlé à beaucoup de nationalisme. La statue de Strasbourg en avait déjà vu et en verrait encore beaucoup.
Il est toutefois remarquable qu’un des principaux membres de la Commune, l’internationaliste Charles Amouroux, ait organisé sa défense devant la cour d’assises de Riom autour d’une thèse solennellement affirmée : la révolution du 18 mars est une conséquence directe de la perte de l’Alsace et de la Lorraine. Amouroux concluait :
« Nous demandons à être libéré et à travailler pour fournir notre obole à la terrible dette des cinq milliards de francs. Ah! cette obole, nous la doublerons, nous la triplerons s’il le faut, si, à l’ombre des institutions républicaines, nous nous préparons à prendre une éclatante revanche, qui nous rendra nos deux chères provinces » (3).
Peut-être n’était-ce qu’un moyen de défense, d’ailleurs inefficace (4) : en tout cas, la cause de l’Alsace et celle de la République sont ici étroitement liées. Elles l’étaient plus étroitement encore pour Charles Gérardin, alsacien de Saint-Louis, membre de la Commune. Il avait déclaré le 30 avril à « l’assemblée générale des citoyens nés en province et résidant à Paris, réunis au nombre de 100000 dans la cour du Louvre » :
« Si nous avons une espérance, c’est que nous nous rappelons que cette province a payé un large tribu à la France et à la République, et si nous pouvons avoir une espérance certaine de régénération, c’est dans la Commune que nous en trouverons la réalisation. Soutenons donc la Commune, et nous y trouverons la liberté entière, la libération de l’Alsace et de la Lorraine, livrées si misérablement par les lâches qui siègent à Versailles »(5).
Deux « combattants de base » attestent que cette déclaration répondait au sentiment général. C’est Théodore Riot, d’Obernai, employé, combattant de la barricade du XIe arrondissement, qui déclare au conseil de guerre qu’il a servi la Commune « parce qu’on avait vendu son pays ». Et c’est Louis Senn, d’Ottmarsheim, tailleur, artilleur de la Commune pour « venger son pays qui avait été trahi » (6).
Deux cent quatre alsaciens au moins ont pris part, à des titres divers, aux activités de la Commune de 1871. Était-ce hasard de résidence, étaient-ils des « alsaciens de Paris ». Nous y viendrons tout à l’heure. C’est d’abord aux manifestations publiques de leur présence que nous voudrions nous intéresser.
La participation collective des alsaciens à la Commune a pris trois formes très différentes, qui ne constituent à vrai dire, que la « partie visible de l’iceberg » – s’il nous est permis de parler d’iceberg pour un groupe relativement restreint de deux cents et quelques individus (7).
C’est d’abord la création, le 19 mars, de la Ligue de la délivrance. L’appel à la joindre parait au Journal officiel (de la Commune) du 5 avril, en même temps que dans le Cri du peuple de Jules Vallès. Nous le citerons en entier:
« Les Alsaciens et Lorrains présents à Paris se sont réunis il y a quelques jours à l’Alcazar, et ont décidé à l’unanimité de former une association ayant pour but :
1) De perpétuer le souvenir de la France dans les pays qui lui sont arrachés par la force; 2) d’engager énergiquement leurs compatriotes à ne point quitter leur pays natal et de venir en aide à ceux d’entre eux qui se verraient dans la nécessité d’émigrer; 3) d’étudier les voies et moyens qui pourraient amener la revendication des deux provinces si françaises de cœur.
Cette association prend le titre de Ligue de la Délivrance.
Tous les hommes, exceptés ceux qui ont pris part à la dernière guerre contre la France, peuvent être admis à faire partie de la Ligue, qui aura des ramifications dans tous les pays, en dehors de l’empire allemand.
La Ligue fait appel à tous les hommes de coeur pour les prier de lui apporter leur concours, soit comme membres actifs, afin de l’aider de leurs conseils et de leurs bras, soit comme membres honoraires, afin de contribuer à la, réunion des fonds dont la Ligue aura besoin pour atteindre le but qu’elle se propose.
Des délégués dans chaque arrondissement recevront les adhésions et les soumettront au comité central.
Les membres du bureau enverront les renseignements à tous ceux qui en feront la demande par correspondance.
Pour le comité central: Le président, Rempp, rue Molière, 26 ; – le vice-président, Myrtil-May, rue des Petites-Ecuries, 21 ; – le secrétaire, Raubert, rue du Faubourg- du-Temple, 137; – le secrétaire-adjoint, Fribourg, rue Saint-Martin, 26 ; -le trésorier, Weil, rue du Caire, 12 » (8).
De Rempp, Raubert, Fribourg et Weil nous ne savons que ce qu’on vient de lire (9). Myrtil-May est’ probablement Michel Myrtil, mosellan, employé de commerce, garde au 227è bataillon fédéré, et condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée.
La Ligue ne se signalera ensuite que par deux communiqués : l’un, paru au Journal officiel du 7 avril (déjà!), et répété au même Journal officiel le 24 avril, par lequel le comité central de la Ligue met en garde les « individus de mauvaise foi » qui « abusent de son nom pour soutirer aux amis de la Ligue des sommes plus ou moins importantes ». L’autre, plus intéressant, confirme que la principale activité de la Ligue a été d’aider les alsaciens à ne pas quitter leur province :
« Le comité central de la Ligue de la délivrance (Alsace-Lorraine) s’est vivement préoccupé de la triste situation d’un certain nombre de ses compatriotes, réduits par les derniers événements à demander à la Prusse les moyens de regagner leur pays natal. Pour leur éviter cette humiliation, et pour fortifier en eux la résolution de demeurer dans leurs provinces respectives comme à un poste d’honneur, le Comité a cherché à faciliter leur rapatriement. Déjà il a obtenu de la Compagnie des chemins de fer de l’Est des permis de demi-place en faveur des Alsaciens et Lorrains, dont l’indigence serait dûment constatée. Il appartient aux Alsaciens et Lorrains, favorisés par la fortune, de faire le reste et d’assurer à leurs frères malheureux la gratuité complète de leur retour dans leurs foyers. Les souscriptions seront reçues chez M. Remp, président du Comité central de là délivrance, 36, rue Molière, et chez M. Fribourg, secrétaire-adjoint, 26, rue Saint-Martin ».
Le communiqué est du 21 mai : jour de l’entrée des versaillais dans Paris. Avec lui, nous sommes au cœur d’un problème qui ne pouvait guère trouver de solution théorique, et qui était celui de l’option et de l’émigration. Il est vrai que les alsaciens et lorrains ne savaient pas encore qu’en optant pour la France, ils se trouveraient contraints’ à l’exil. Mais la position de la Ligue de la délivrance est d’une parfaite netteté : il fallait rester en Alsace, en Lorraine « à un poste d’honneur » et y « perpétuer le souvenir de la France »
C’est le problème du Brigadier Frédéric d’Erckmann-Chatrian, résolu dramatiquement et même mélodramatiquement. C’est le problème, allègrement imaginé, d’André et Julien du Tour de la France par deux enfants (10). Et puis, le Journal officiel et le Cri du peuple donnaient d’étranges nouvelles : que Mulhouse resterait française (11), que l’industriel Dollfus, de Mulhouse, va transporter ses machines et son personnel (nous citons dans l’ordre) de 6 000 personnes à Toulouse (12). Émigrer, ne pas émigrer : de l’émigrant, du réfractaire intérieur, qui était le plus patriote ? Versailles avait vendu l’Alsace, la Commune avait défendu l’Alsace : quel alsacien pouvait se sentir des obligations de  fidélité à l’égard, non de la France, mais de Versailles, qui avait vendu l’Alsace et écrasé la Commune ? Nous y reviendrons.
Les activités de la Ligue de la délivrance s’insèrent dans celles de l’Alliance républicaine des départements. Nous en sommes ici réduit aux hypothèses. La Ligue de la délivrance a été fondée le 19 mars, sans doute à la suite d’un appel des délégués des départements, publié au Journal officiel du 20 mars (la plupart des journaux de la Commune paraissaient en fin de matinée, ou l’après-midi, comme aujourd’hui Le monde). C’est ainsi que Le cri du peuple du 30 avril convoque à une réunion du 29, à une heure, les citoyens des départements alsaciens et lorrains. Était-elle distincte des réunions de la Ligue de la délivrance ? C’est probable : le lendemain, lors de l’assemblée des citoyens nés en province et résidant à Paris, dont il a déjà été question, c’est le nancéien Henri Darboy, neveu de l’archevêque de Paris, qui est le porte-parole des alsaciens et lorrains, et non un des membres du comité central de la Ligue (13). Au demeurant, à mesure que la situation de la Commune s’aggrave, la Ligue de la délivrance se manifeste moins. Les citoyens des départements provinciaux sont abondamment convoqués, mais pas les alsaciens et lorrains. Nous avons déjà vu que les dirigeants de la Ligue de la délivrance, sauf un, ne sont pas des combattants (leur appel, d’ailleurs, ne s’adressait qu’à ceux qui n’avaient pas pris part à la dernière guerre). En outre, il est possible que la Ligue ait été « conciliatrice », favorable à un compromis entre Versailles et Paris, que d’autres recherchaient d’ailleurs aussi, à commencer par les francs-maçons. Il est possible aussi, par suite, qu’elle ait été mise en minorité au sein de l’Alliance républicaine des départements: mais l’histoire de l’Alliance républicaine reste à écrire.
Nous ne voudrions pas tirer de conclusion péremptoires de cette première manifestation collective des alsaciens. Quelques remarques s’imposent pourtant : la première, c’est que les alsaciens et lorrains tenaient réunion commune, mais que les belfortains siégeaient à part, bien qu’ils fussent administrativement haut-rhinois (14). La seconde, c’est que les expressions « Alsace-Lorraine » et « alsaciens-lorrains », qui paraissaient si étranges aux alsaciens et aux lorrains d’aujourd’hui, sont vivantes dès lors : la très célèbre chanson « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine » aurait pu se passer de la copule … Mais il apparaît aussi que le terme « Alsace-Lorraine » n’est pas d’origine administrative allemande (puisqu’il est antérieur au Reichsland), ni l’expression d’une unité « ethno-linguistique » comme on dit aujourd’hui, mais la désignation d’un sort commun, dont chacun, souhaite alors qu’il soit provisoire.
La seconde manifestation collective des alsaciens de Paris a été provoquée par le général Cluseret. Le 22 avril 1871, le ministère de la guerre de la Commune faisait imprimer l’affiche suivante sous le numéro 185 des avis proclamations et décrets l’affiche (16) :
« République. Liberté -Égalité – Fraternité. Commune de Paris. Ministère de la guerre. Avis. Les Alsaciens et les Lorrains actuellement à Paris, ne pourront être contraints au service de la Garde Nationale ; ils auront à produire la preuve de leur origine. Le Délégué à la Guerre espère que le bon sens populaire le dispensera d’ entrer dans de plus amples détails sur les motifs de cette mesure. Paris, le 2 avril 1871. Le Délégué à la Guerre, Cluseret ».
S’il est encore question de chercher des preuves de la légèreté, voire de la sottise, du général Cluseret, en voilà bien une ! Le « bon sens populaire » ne pouvait ignorer que depuis le 1er mars, l’Alsace était donnée à l’empereur allemand. Pourquoi donc, dès lors, cet épais sous-entendu, cette dispense « d’entrer dans de plus amples détails »? Et d’où Cluseret, délégué à la guerre, prenait-il le droit, somme toute, de reconnaître et de ratifier les préliminaires de paix ? Ce zèle étrange était peut-être le fruit des conversations de Cluseret avec le baron d’Holstein (17), ou le résultat des pressions de Washburne, l’ambassadeur des États-Unis, qui aurait parlé au nom d’un groupe d’alsaciens et de lorrains non identifiés (18).
L’avis de Cluseret parut au Journal officiel du 24 avril. Il eut deux réponses. L’une, non signée, datée elle aussi du 24 (ce qui confirmerait l’hypothèse Washbume), fut publiée au même Journal officiel le 26 avril :
« Au citoyen délégué à la guerre. Citoyen. Sur la simple représentation d’un patriote dont il est vrai, le désintéressement et le dévouement ne font jamais défaut à une cause juste, vous venez de décider que « les Alsaciens et les Lorrains résidant à Paris (déjà si cruellement éprouvés par le traité de paix) ne seraient pas contraints au service de la garde nationale ».
Nous, Alsaciens et Lorrains, remercions notre intermédiaire de sa bienveillance, et tenons à reconnaître la spontanéité de cette décision ministérielle en notre faveur, qui contraste si avantageusement avec l’ancienne routine.
Nous saisissons cette occasion pour affirmer encore plus, si possible, notre ferme volonté de rester Français.
Nous espérons, de plus, que nos frères d’Alsace et de Lorraine hors de Paris, tout en affirmant aussi leur attachement à la France, ne prendront pas les armes contre la capitale qui, peut-être seule, a protesté contre notre abandon, décrété sans notre consentement.
Vive la France ! vive la République.
Paris, le 24 avril 1871.
Un groupe d’Alsaciens et de Lorrains ».
Curieuse déclaration, en vérité, et bien melliflue ! L’anonymat de la déclaration, son obséquiosité intriguent fortement. Que s’était-il donc passé ? Cluseret affirme sa position avec netteté dans ses Mémoires:
« Ces remerciements étaient la réponse à mon arrêté qui exonérait les Alsaciens et Lorrains du service de la Garde Nationale. Delescluze revint sur mon ordre et voulut astreindre ces malheureux réfugiés à s’incorporer dans les troupes de la Commune, c’était bête et inhumain. Inhumain d’ajouter de nouvelles souffrances à celles déjà endurées par ces malheureux et bête de demander une chose impossible. Les Alsaciens et Lorrains n’étaient pas Parisiens. Or, la Commune n’avait droit que sur les habitants de Paris. De plus, ayant reconnu le nouveau Traité de paix, nous n’avions rien à exiger des nouveaux sujets de la Prusse. Ceux-ci s’adressèrent à Washburne, chargé des intérêts allemands à Paris et Delescluze en fut pour son pas de clerc »(19).
Nous le disions : Cluseret avait, au nom de la Commune, ratifié les préliminaires de paix… Mais la déclaration, adressée à Cluseret, fait allusion à la « simple représentation d’un patriote » faite au général. Dalsème, dans son Histoire des conspirations sous la Commune, dresse un habile récit de cette affaire, à prendre ou à laisser. Des Alsaciens et des Lorrains, hostiles à la Commune ou simplement hostiles au service de la Garde nationale fédérée, il y en avait, bien entendu, comme c’était le cas d’une fraction assez importante de la population parisienne. Le bon moyen pour échapper au service était de se faire délivrer, par l’ambassade des États-Unis, un passeport prussien. Mais il fallait des preuves d’origine. Les faux alsaciens et faux lorrains se multipliaient, au point que deux agences, « véritables entreprises gratuites d’exportation humaine », dit Dalsème, s’étaient fondées. La première, celle du comte de Montferrier, s’était spécialisée dans les Lorrains, et la seconde, celle de l’espion versaillais Barral de Montaud, par ailleurs chef d’état-major de la VIle légion, s’occupait des alsaciens, Pour mettre toutes les chances de leur côté, les alsaciens et lorrains anti-communeux firent en outre une démarche collective auprès de Washburne. Enfin, ils firent donner l’ami d’un ami de Cluseret, un Monsieur G … , qui emporta la décision du général. Dalsème rapporte un intéressant détail : Cluseret avait d’abord écrit « sont dispensés du service de la garde nationale » et « ils auront à produire la preuve de leur nationalité ». Rossel, alors chef d’état-major, détenait le timbre du ministère. Il rectifia le texte en « ne pourront être contraints » et « fournir la preuve de leur origine » (20). On voit que le patriotisme de Rossel se manifestait jusque dans les détails …
Il y eut heureusement l’autre réponse à l’affiche Cluseret, et celle-là ne sent pas la conspiration médiocre. Il s’agit d’une affiche, de couleur violette, non datée, mais signée:
« Liberté, Égalité, Fraternité. Adresse des Alsaciens et Lorrains au peuple de Paris, en réponse à l’avis du citoyen Cluseret. Nous savons que le bon sens populaire comprendra les motifs qui ont dicté l’avis du citoyen Cluseret, concernant les Alsaciens et les Lorrains. Cependant, nous croyons utile d’y ajouter un mot : si les Alsaciens et les Lorrains ne doivent pas être contraints à servir dans les rangs de la Garde Nationale, nous déclarons, Nous, que nous considérons comme un devoir impérieux de nous inscrire tous comme volontaires. Nous tenons à honneur de revendiquer notre part du danger. Les Alsaciens et les Lorrains ont comme vous le cœur meurtri. En servant dans vos rangs aujourd’hui, ils poursuivent un but qui s’impose à tous : sauver la République, patrie commune de tous les peuples ; frapper les traîtres qui ont livré Paris et démembré la France. Servir dans vos rangs, c’est marcher avec le peuple à la conquête du Droit et de la Justice. S’abstenir, c’est déserter la cause du Peuple. Les gens de Versailles sont nos ennemis comme les vôtres. Ils ont laissé bombarder Strasbourg et ont traité sur ses ruines ; ils ont livré Metz et son héroïque population ; ils ont affamé les Parisiens, entravé leur courage ; ils ont rendu Paris, aujourd’hui ils le mitraillent. Les citoyens de Paris qui ont protesté le 31 octobre et le 22 janvier contre la trahison des uns et l’incapacité des autres, qui, le 18 mars, ont chassé le honteux gouvernement de M. Thiers, protestent aujourd’hui, au nom de tous les peuples trop longtemps opprimés, contre l’asservissement et le despotisme. Voilà pourquoi les Alsaciens et les Lorrains continueront à combattre côte à côte avec leurs frères de Paris ».
L’affiche est signée Roulier, Kubler, Jaclard, Becker, Barois, Alba, Allons (21). Alba, Allons et Roulier ne nous sont connus que par cette signature. Jaclard, blanquiste et membre de l’Internationale, colonel de la XVIIè légion, était messin, Becker est peut-être Paul Becquer, mosellan, fruitier de son métier, sous-lieutenant à la 1ere compagnie de marche, condamné à trois ans de détention. Peut-être Kubler est-il le lampiste Louis, Eugène Kubler, condamné le 23 février 1872, à vingt ans de travaux forcés pour faits insurrectionnels, et déporté. Enfin, Barois est probablement l’alsacien de Lembach Edouard Barroy, né le 22 septembre 1842, ajusteur-mécanicien, ami du général Eudes (à ce titre, on peut supposer qu’il était blanquiste), commandant de la caserne Bellechasse pendant la Commune. Barroy passa quelques mois sur les pontons après la chute de la Commune, partit travailler en Egypte … pour faire, à son retour, dix mois de prison qui lui avaient été attribués par contumace en 1872 (22).
Les Prussiens ne firent d’ailleurs aucune différence entre gardes nationaux alsaciens, lorrains ou berrichons. Ceux qui tentèrent de fuir les massacres de la semaine sanglante furent remis aux versaillais. Ce fut le cas pour Pierre Klein, de Thal, tourneur sur bois, garde au 7è bataillon fédéré, condamné à trois ans de prison ; pour Pierre Prudon, de Lutran, tisseur, garde au 120e bataillon fédéré, déporté ; et pour Bernard Rohmer, de Molsheim. fabricant de peignes, capitaine au 173e bataillon fédéré, déporté.
Les deux Alsace, l’une bourgeoise, comploteuse et anti-communeuse, l’autre populaire et combattante se trouvent ainsi dessinées. Elles s’opposent même dans le domaine militaire.
Nous passerons rapidement sur un communiqué de la Société fraternelle paru au Journal officiel du 31 mars:
« Société fraternelle. Siège: 166, rue Saint-Denis. Citoyens, au nom des Alsaciens et Lorrains en si grand nombre dans l’armée et dans les rangs de la démocratie ; au nom du droit imprescriptible de la liberté individuelle, et au nom de notre amour sacré pour la République, qui seule peut sauver le pays et reconstruire la France de 89 dans toute son intégrité territoriale, nous, soussignés délégués, avec pleins pouvoirs, demandons au Comité central de la fédération républicaine de la garde nationale, la mise en liberté immédiate du général Chanzy …».
Le communiqué poursuit sur un long éloge du général Chanzy, qui d’ailleurs le contre-signe. Ce en quoi il nous intéresse ici, c’est qu’il prouve encore une fois que la cause de l’Alsace et celle de la République étaient liées … d’autant que ce texte est signé du lieutenant-colonel Jules Aronsohn, officier de l’armée régulière, espion versaillais dans le Paris de la Commune et comploteur turbulent (23).
Il y eut ensuite la curieuse affaire de la Légion Alsace-Lorraine. Le Journal officiel du 3 mai publiait l’appel suivant:
« Légion alsacienne et lorraine (Caserne du Louvre, pavillon Colbert)
Alsaciens et Lorrains !
Vendus et livrés par les hommes de Versailles, venez vous rallier sous mon drapeau pour les combattre.
Pour délivrer notre pays, il faut d’abord se débarrasser des impérialistes et des royalistes.
C’est la République avec la Commune qu’il nous faut à tout prix; sans elle, plus de
liberté et plus de patrie.
Le chef de la légion, Jacques West, ex-lieutenant de la 1ere compagnie franche de l’armée du Rhin ».
Né le 12 décembre 1835 à Strasbourg, y demeurant, marié, sans enfant, entrepreneur de constructions, West avait fait faillite en 1870. Il était arrivé à Paris le 6 avril 1871, après avoir offert ses services à Versailles, qui les avait refusés : c’est du moins ce qu’il affirma pour sa défense. II commence à recruter pour sa Légion vers le 24. Le 1 er mai, il en est nommé colonel, et conserve cette fonction jusqu’au 21 mai, où il disparaît. Absent des combats de la semaine sanglante, il est arrêté le 28 mai, condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée et à la privation des droits civiques par le 9ème conseil de guerre, le 11 octobre 1871. Embarqué le 1er janvier 1873, il est transporté en Nouvelle-Calédonie. Au bagne, il est bien noté. Sa peine est commuée en déportation simple en mai 1875, puis remise le 4 janvier 1877. Il rentre en France en 1879. Maxime Du Camp, dans Les convulsions de Paris (24), en parle longuement. Il voit en lui un patriote alsacien rallié à la Commune parce qu’il croyait qu’elle mènerait la guerre à outrance et libérerait l’Alsace; déçu en voyant qu’elle tournait en guerre civile, il se serait établi aux Tuileries « afin d’éviter de combattre contre l’armée’ française ». Le récit de Du Camp, comme à l’habitude, contient trop d’inexactitudes et d’approximations pour que nous puissions en tenir grand compte (25). On voit, en tout cas, que les activités militaires du colonel West sous la Commune ont été nulles, à moins qu’on ne prenne pour activité militaire sa désertion devant l’ennemi …
L’abbé Vidieu, dans son Histoire de la Commune de Paris, publiée en 1876, crédite la Légion Alsace-Lorraine de douze officiers et cent quatre vingt un hommes de troupe (26). De ces douze officiers, nous avons pu en retrouver quatre, outre Jacques West :
– Joseph André Grienvaiser, de Mutzig, comptable, lieutenant à la 2e compagnie de la Légion Alsace-Lorraine, condamné par contumace à la déportation, amnistié en 1879. N’a pas opté pour la France ;
– Jean-Baptiste Meyer, de Kaysersberg, cantonnier, lieutenant à la Légion Alsace- Lorraine, condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée, peine commuée en déportation simple en 1876 et amnistié en 1879;
– Baptiste Fayolles, auvergnat d’Issoire, confiseur, commandant à la Légion d’Alsace-Lorraine, ami de West, déserte dès le 12 mai, est arrêté le 16 juin, condamné à un an de prison;
– Louis, François Rougelot, originaire de la Marne, ouvrier argenteur sur glace, capitaine à la Légion Alsace-Lorraine, condamné à cinq ans de prison en 1875.
Le colonel et le commandant déserteurs devant l’ennemi, c’est une peu glorieuse affaire que l’exactitude historique nous oblige à exhumer ! N’était le respect dû au déporté Jean-Baptiste Meyer, nous serions tenté de croire’ que l’affaire de la Légion Alsace-Lorraine n’a été qu’une façade derrière laquelle s’abritaient les geignards solliciteurs du général Cluseret et, en définitive, les adversaires de la Commune. Fuir la révolution en s’engageant dans son armée, cela s’était déjà vu du temps de la Terreur … En tout état de cause, il ne semble pas que la Légion ait été à un moment quelconque engagée dans un combat quelconque.
Pour la petite histoire, signalons qu’il existait aussi une Légion Lorraine-Alsace, commandée par Léon, Pierre Othon, dit Collet, messin, ingénieur-civil, deux fois condamné pour abus de confiance, qui sera condamné par contumace à la déportation (comme d’ailleurs tous les condamnés par contumace, on le verra). L’abbé Vidieu, déjà cité, lui accorde vingt quatre officiers et cinq cent vingt hommes de troupe, chiffres vraisemblables (27). Mais, pas plus que pour la Légion Alsace-Lorraine, nous ne lui avons trouvé d’activité militaire. Elle a, tout au plus, organisé un grand concert le 21 mai à sept heures et demi, au Cirque-National, boulevard des Filles du Calvaire, avec la participation de Mme Agar, de la Comédie-Française, au profit des familles pauvres de ses légionnaires. Depuis le matin, les versaillais étaient entrés dans Paris (28).
Il est temps d’en venir à nos deux cent quatre combattants, parmi lesquels nous maintenons West, au bénéfice du doute. On en trouvera la liste en annexe. Elle est tirée de l’indispensable Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, publié sous la direction de Jean Maîtron (29). Ses limites sont celles mêmes qu’indique Jean Maîtron dans sa préface au tome 4 (premier de la série « Internationale et Commune ») (30) : nous n’avons que les condamnés pour activité insurrectionnelle et ceux dont le nom est apparu quelque part dans le Journal officiel ou sur une affiche (31). Les autres, les obscurs, les sans-grade, et surtout les fusillés de la semaine sanglante (au moins 17000, on le sait, et sans doute beaucoup plus: le double, probablement), nous restent inconnus. Il serait possible, croyons-nous, sans abus aucun, de multiplier par deux les chiffres que nous allons citer.
Notre critère a été simple, et unique : c’est la naissance dans l’un des deux départements alsaciens.; ou, à tout le moins, l’attestation par témoin de l’origine alsacienne. C’est ainsi., on va le voir, que nous connaissons le lieu de naissance de 197 de nos 204 alsaciens. Nous n’avons pas tenu compte des belfortains, pour la raison, évoquée plus haut, c’est que d’eux-mêmes, sous la Commune, ils se réunissaient à part. Et, puisque notre critère était la naissance, nous avons écarté tous les porteurs de noms d’allure alsacienne dont nous ne connaissions pas le lieu de naissance. De même, nous avons admis Ignace Kieffer père, né à Wittersheim, et non son fils, né à Paris; nous avons gardé Alphonse, Eugène Friedmann, de Strasbourg, mais pas son frère ni leur père, dont nous savons pourtant qu’ils servaient au même bataillon fédéré que lui, les fils étant officiers et le père simple garde. Pour la même raison, nous avons reçu Eugène Bicardat de Cernay, Etienne Biva d’Ensisheim et Hippolyte Ruffio de Habsheim, et repoussé force Meyer, Mayer, May, Muller et Weil, alsaciens probables mais incertains.
En tout état de cause, il ne peut s’agir ici que d’une première enquête. Des noms du Dictionnaire de Maîtron ont pu nous échapper: c’est un rude et fascinant labeur que d’en lire les six volumes, page après page, l’attention continuellement distraite par d’autres personnages que ceux qu’on recherche, et tout aussi intéressants (32). De plus, d’autres relevés sont en cours. C’est ainsi qu’à notre liste tirée du Dictionnaire de Jean Maîtron sont venus s’ajouter in extremis sept nouveaux noms trouvés dans la précieuse étude de Francis Sertorius et Jean-Luc de Paepe sur les communeux exilés à Bruxelles (33). Nous proposons donc les résultats provisoires d’un travail qu’il faudra compléter, et même réviser. Que ce soit bientôt !
Notons d’abord qu’en plus des alsaciens de la Commune de Paris, nous trouvons cinq alsaciens dans les Communes provinciales :
– Christophe Brunner, né en 1837 à Luemschwiller, mouleur, de la Commune du Creusot, qui fut acquitté ;
– Adolphe Dorst, né à Colmar en 1834, carrossier-sellier, de la Commune de Marseille, condamné à trois ans de prison;
– Joseph, Emile, François Prenez, né en 1841 à Flaxlanden, de la Commune de La Ciotat;
– François, Joseph Scherrer, de Monswiller, ouvrier-armurier, de la Commune de Saint-Etienne, condamné à trois ans de prison;
– Frédéric Wittmayer ou Widmayer, né à Strasbourg en 1827, tourneur sur métaux, capitaine au 20· bataillon de la garde _ nationale, de la Commune de Lyon, condamné à deux. ans de prison.
Nous ne les avons pas pris en compte dans nos calculs : il ne s’agira que de la Commune de Paris (34).
[Roland Beyer examine dans la suite le détail de l’origine géographique et du domicile des personnes repérées, leur âge et profession, leur condamnations antérieures à la Commune dont il ressort que « nos alsaciens étaient très querelleurs », les grades et affectations dans l’armée communeuse…]
L’Association Internationale des Travailleurs
Divers auteurs, successeurs de l’abbé Barruel, ont présenté la Commune de Paris comme le résultat d’un vaste complot, organisé par l’Association Internationale des Travailleurs (50). L’hypothèse ne nous dérangerait guère, si elle n’était parfaitement fausse.
Sur 204 alsaciens de la Commune, nous n’avons trouvé que huit membres de l’A.I.T. Encore avons-nous des doutes pour deux d’entre eux, comme on va le voir :
– d’Eugène Barroy, de Lembach, nous avons déjà parlé, à propos de la réponse à l’avis du général Cluseret. Son appartenance à l’A.I.T. n’est pas prouvée, mais un peu plus que probable;
– Fulgence Gietzen, né à Wissembourg en 1840, ouvrier tailleur, exilé à Bruxelles, semble n’avoir adhéré à l’A.I.T. qu’en exil (51).
– Charles Keller, dit Jacques Turbin, né à Mulhouse le 30 avril 1843, ingénieur civil, directeur de la filature Koechlin de Willer, prit part à Berne, en septembre 1868, au 2è congrès de la Ligue de la Paix et de la Liberté, et fit partie de la minorité bakouninienne. Cette minorité créa l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, branche de l’A.I.T. Charles Keller travaille dès lors avec l’A.I.T. de Paris, et contribue à la maintenir après sa dissolution, suite au troisième procès, en juillet 1870. Nous avons évoqué plus haut son attitude en 1871 [On le retrouve sur les barricades]. Après la chute de la Commune, Keller s’établit à Mulhouse, puis à Bâle. Après l’amnistie, on le trouve à Belfort, puis à Nancy, où il fonde l’Université populaire. Il avait épousé, en 1876, Mathilde Roederer, elle aussi membre de l’A.I.T., de Bischwiller. Keller est l’auteur de « La Jurassienne », musique de J. Guillaume, et de poésies anti-allemandes et patriotiques. Il est mort à Nancy le 19 juillet 1913 ;
– François, Eugène Kumennam, né à Burnhaupt-le-Bas le 8 avri11824, était avocat au barreau de Paris et possédait un cabinet d’affaires. Il appartenait à la section des Grandes-Carrières de l’A.I.T. Durant la Commune, il fut attaché au « service des relations extérieures », et collabora à divers journaux. Condamné par le 3e conseil de guerre à la déportation dans une enceinte fortifiée, il était contumax. En exil à Londres, il fut gracié le 11 mars 1879;
– Alexandre Lévy, né le 21 septembre 1842 à Strasbourg, était comptable. Les réunions de la section des Récollets de l’A.I.T. avaient lieu chez lui, 91, quai de Valmy à Paris. Attaché au bureau de la Xè légion comme comptable, pendant la Commune, il porta l’uniforme de capitaine d’Etat-major. Blessé le 22 mai, il fut condamné à deux ans de prison;
– Jacques Reber, né le 25 octobre 1824 à Mulhouse, veuf, père de deux enfants, mécanicien, très lié avec Léo Meillet avec qui il aurait contribué à fonder le club des Libres-penseurs. Surveillant des cantines du XIIIè arrondissement. Condamné à dix ans de travaux forcés pour arrestations arbitraires, déporté en Nouvelle-Calédonie, et, à peine arrivé, rapatrié, sa peine ayant été commuée en cinq ans de prison. « Mauvais esprit, mauvais sentiment et cependant conduite assez régulière », notait le directeur de sa prion …
– Jacques Retterer ou Ketterer, dit Lesage, né le 9 mai 1842 à Thann, était ingénieur civil. A peut-être été signataire de l’affiche rouge du 6 janvier 1871. Membre, pendant la Commune, du comité central d’artillerie, il fut condamné par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée. Réfugié à Zurich, il a peut-être été membre de la Fédération jurassienne;
– Gustave Wurth, né le 6 août 1846 à Mulhouse, fut juge d’instruction sous la Commune, par décret paru au Journal officiel du 18 mai (le décret étant du 6 mai). Il assista à l’exécution de Veysset, le 24 mai. Condamné par contumace à la peine de mort, le 2 août 1872, il vécut en exil à Bruxelles, Mulhouse et Londres, mais surtout à Mulhouse.
Huit membres de l’Association Internationale des Travailleurs pour 204 alsaciens de la Commune, c’est peu. Ils n’arrivent pas même à 4 % de l’ensemble (3,9 %, pour être exact). Aucun n’avait subi de condamnations antérieures à la Commune. Ils appartenaient à des sections parisiennes. Il existait pourtant à Mulhouse une toute nouvelle section de l’A.l.T., fondée par Eugène Weiss, domicilié 3 rue du Bourg à Mulhouse, imprimeur au rouleau chez Koechlin frères, et chez qui se tenaient les réunions. Mais il ne semble pas qu’aucun contact ait été établi (52).
Vint la chute de la Commune, les massacres, les, dénonciations, les procès, les condamnations.
Quatre communeux furent condamnés, trois à la déportation, et un à mort, bien qu’ils fussent morts au combat :
– Frédéric Dreschler, de Bouxwiller, modeleur, officier-payeur au 199è bataillon fédéré, fusillé et condamné à la déportation ;
– Ignace Klingenmayer, de Sélestat, cordonnier, capitaine au 190· bataillon, fusillé et condamné par contumace à la déportation ;
– Nicolas Thaller, de Saint-Amarin, tourneur en fer, sous-gouverneur du fort de Bicêtre, tué sur les barricades et condamné à mort par contumace;
– Louis Wetzel, colonel, commandant aux forts d’Issy et de Vanves, tué le 7 mai au combat, et condamné à la déportation par contumace.
Plusieurs Varlin, Vallès et Rigault furent assassinés, et des Courbet, même. Vallès a entendu le récit de sa propre mort depuis sa cachette (53). Tous ces morts vivants étaient, bien entendu, morts lâchement. Mais que penser de nos quatre alsaciens tués, et jugés et condamnés après leur mort ?
[Ici figure un tableau détaillé des condamnations et l’examen de quelques cas particuliers …]
Le tragique problème de l’option entre la France et, non pas l’Allemagne, mais la possibilité de vivre en Alsace, devenait insoluble pour les alsaciens de la Commune (54). Ils avaient combattu pour rester français, et la répression versaillaise les forçait à choisir l’Allemagne pour échapper à la prison, au bagne, ou à l’exil hors d’Alsace où certains, sinon la majorité, avaient leur famille et parfois des biens (55).
Les renseignements sont trop fragmentaires pour que nous puissions établir une statistique de quelqu’intérêt. Nous ne pouvons que donner deux listes : ceux qui ont opté pour la France, et ceux qui n’ont pas opté, – lorsque, du moins, l’indication figure au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. Quant aux autres, seule une recherche systématique et de longue haleine pourrait donner des éléments de réponse.
Ont opté pour la France :
– Antoine Bildstein, de Saverne, cordonnier, sergent au 158è bataillon fédéré, condamné à dix ans de bannissement ;
– Jean-Baptiste Cagnat, de Bischheim; voyageur de commerce, de l’Etat-major de la 17è légion, condamné à un an de prison ;
– François ,Camille Cron, de Landser, scieur de marbre, puis employé de banque, lieutenant au 114è bataillon, déporté ;
– Dreyfus (nous n’avons pas ses prénoms), de Mulhouse, journalier, sergent au 245è bataillon, trois ans de prison ;
– François, Joseph Gulden, d’lngwiller, ouvrier en tabac, capitaine au 200e bataillon, déporté ;
– Jean Haeckely, de Graffenstaden, tisseur, commandant au 215″ bataillon, déporté ;
– Victor, Charles Marck, dont il a déjà été question ; Michel Mayer, de Strasbourg, dont il a déjà été question;
– Lazare Meyer, de Fegersheim, artiste-peintre, secrétaire particulier d’Arnold, dont la condamnation à la déportation fut remise en 1872 ;
– Joseph Meyer, de Rosheim, journalier, caporal dans la garde fédérée, d’abord condamné à mort, peine commuée en travaux forcés à perpétuité ;
– Joseph, Henri Mouzon, de Saverne, cocher, officier dans une compagnie de marche, déporté ;
– Joseph Naegelen, de Cernay, cordonnier, déporté;
– Ferdinand Oberlé, de Saverne, dont il a été question, déporté ;
– Jacques Retterer, ou Ketterer, de Thann, dont il a ‘été question à propos de l’A.I.T.
Parmi ces quatorze optants, nous voudrions relever quatre cas particuliers: celui de Bildstein, d’abord condamné par contumace, en août 1872, à la déportation dans une enceinte fortifiée, puis’ jugé contradictoirement, en février 1873, et condamné cette fois à dix ans de bannissement ; celui de François, Camille Cron, retiré à Lutterbach après la chute de la Commune, qui rentre à Paris, est arrêté et condamné en mars 1874 à la déportation ; puis ce Dreyfus sans prénom, d’abord condamné par contumace à la déportation, puis, par jugement contradictoire; en 1874, à trois ans de prison; et enfin Victor Marck, dont il a été question plus haut. Nous avons là, probablement, des communeux rentrés en Alsace, qui optent pour la France, reviennent à Paris et y sont arrêtés. Cela se passe de commentaire. Deux autres optants étaient réfugiés à l’étranger: Michel Mayer, à Spa, en Belgique, et Jacques Retterer en Suisse, à Zurich.’ Peut-être ont-ils opté dans les consulats ? Les huit autres étaient détenus.
Les non optants sont un peu moins nombreux. Il s’agit de :
– François Aberlen, de Mulhouse, garde au 239è bataillon, réfugié à Londres, dix ans de bannissement ;
– Eugène Eck, d’Ensisheim, lieutenant au 12″ bataillon, condamné par contumace à la déportation ;
– Léon Fendric, ou Dalcher, de Colmar, condamné à cinq ans de bannissement ;
– Jacques Gangloff, de Vendenheim, garde au 66″ bataillon, dix ans de bannissement ;
– Charles, Emmanuel Ganster, d’Illkirch-Graffenstaden, dix ans de bannissement ;
– Joseph, André Grienvaiser,. dont il a été question à propos’ de la Légion Alsace-Lorraine, condamné par contumace à la déportation ;
– Guillaume Otter, de Ribeauvillé, du génie fédéré, dix ans de bannissement ;
– Charles Ulrich, dont il a été question, condamné à mort par contumace;
– Gustave Wurth, de l’A.I.T., condamné à mort par contumace.
Tous ces non optants étaient donc contumax .
L’incohérence de la justice versaillaise apparaît ici pleinement. Passe encore de condamner au bannissement des alsaciens cédés à l’Allemagne contre leur gré. Mais le cas de Charles Ulrich tient du délire politique et judiciaire. Ulrich obtint, en 1879 (l’année de la première amnistie, qui vit rentrer la plupart des déportés), remise de sa peine, mais sous condition d’expulsion. Ainsi donc, Français, il eût été libre, mais Allemand par force, il était condamné à l’exil, au moment même où ses camarades pouvaient rentrer.
La France de Mac-Mahon laisse toujours rêveur … (56).
Les communeux vinrent nombreux s’établir en Alsace. Ils la tenaient pour française, elle était proche de Paris, pas un n’imaginait que l’exil devait durer neuf ou dix ans, et ils y avaient des camarades, des amis, des relations. L’ingénieur thannois Lalance revint au pays (57), le docteur Thierry-Mieg, ancien médecin-major du 221è bataillon, peut-être aussi (58). Gustave Wurth et Charles Keller étaient rentrés à Mulhouse. François Cron était à Lutterbach, à quelques kilomètres de là. Toujours à Mulhouse, on trouve Georges Cavalier, dit Pipe-en-bois, l’ami de tous (de Gambetta, dont il avait été secrétaire, à Jules Vallès qui lui donna son cruel surnom,- d’ailleurs mérité), ancien chef des voies et promenades sous la Commune, qui était correcteur au journal L’express. A ce même journal, l’ancien lieutenant-colonel fédéré Ledrux était typographe, Il y avait encore le doreur Goltz, et l’artiste-lyrique Emile Digard, ancien sergent-fourrier, condamné à dix ans de bannissement.
Avrial, membre de l’A.I.T. comme Ledrux, et ancien membre du conseil de la Commune, et son ami Langevin, lui aussi de l’A.I.T. et de la Commune, avaient d’abord travaillé en Allemagne, dans une fabrique de machines à coudre. Ils rencontrèrent un soir à la brasserie l’alsacien Goetz, qui leur procura les moyens de créer, à Schiltigheim, une entreprise de constructions métalliques (des cuves pour la fermentation de la bière, suite aux découvertes de Pasteur). L’entreprise eut un tel succès qu’elle put occuper une trentaine de personnes, dont Thouvenot, ajusteur, ancien de la Commune, qui alla ensuite vendre des chaussures à Forbach ; Bertrand Sincholle, ingénieur et ancien directeur des eaux et des égoûts sous la Commune ; un Quinet, chauffeur, pas plus identifié que cela (s’agit-il de Narcisse Auvray, dit Quinet, ou du membre de l’A.I.T., section de Montmartre ? ) ; Boucharrat, qu’on ne connait qu’ainsi; et Francis Jourde, ancien délégué aux finances de la Commune, évadé de Nouvelle-Calédonie avec Rochefort, Bastien, Olivier Pain, Ballière et Pashal Grousset, et qui fut comptable dans l’entreprise (59).
C’est à Strasbourg qu’un autre des évadés de Nouvelle-Calédonie, Edouard Ballière, ancien capitaine d’état-major sous la Commune, fit paraître le récit de l’évasion collective (60), illustré par Gaston Save, qui s’était réfugié à Londres après la Commune, avant de travailler à Strasbourg. Un troisième évadé, Charles Bastien, dit Granthille, lorrain d’ailleurs, séjournait parfois à Strasbourg pour y placer du bordeaux.
L’ancien lieutenant-colonel Faltot, conducteur de travaux, était venu de Pologne pour travailler à la voie ferrée Saverne-Wasselone (61). André Bastelica, qui avait été membre du conseil général de l’A.I.T., ancien directeur des contributions directes sous la Commune, était typographe au Journal d’Alsace. Etienne Favy, ouvrier fondeur en bronze, rencontrait peut-être l’artiste-peintre Grison. Réfugié, lui aussi, à Strasbourg avec sa famille, le peintre sur porcelaine Jules Minet, membre de l’A.I.T., ancien membre de la commission d’organisation du travail sous la Commune, y vécut dans la misère jusqu’à sa grâce en mai 1879. On trouve encore, toujours à Strasbourg, le lithographe Adam, le représentant de commerce Moreau Montéléon ; les frères Cosmadeuc, dont l’un avait été receveur au 1er bureau de l’enregistrement et du timbre sous la Commune, et enfin, pour finir par un beau nom, Charles, Gustave Légalité, membre de l’A.I.T., ancien capitaine au 69è bataillon fédéré, serrurier.
Il convient de joindre à cette liste le nom du narrateur, qui est un des informateurs de Lucien Descaves. Descaves l’appelle Fournery, et même sous ce nom d’emprunt, il mérite un hommage particulier, tant la précision et la chaleur de ses souvenirs, comme chez son ami Colomès, sont sympathiques. Le pseudo Fournery avait lui aussi travaillé chez Avrial à Schiltigheim, et comme la plupart de ceux que nous venons de citer, il fut expulsé d’Alsace, en mars 1876, pour des raisons peu claires. Pour Fournery, c’est parce que les communeux réussissaient trop bien dans l’industrie. C’est peut-être aussi que le gouvernement français l’avait demandé. C’est peut-être, enfin, que cette présence’ française en Alsace était gênante pour l’Allemagne. Nous penchons, sans preuve aucune, pour cette dernière hypothèse. Les cornmuneux se dispersèrent. Restèrent quelques alsaciens. Aucun n’eut de destin politique en Alsace (62).
Nous avons dit ce qui amenait les communeux exilés en Alsace. II y a plus, et c’est encore le Fournery de Lucien Descaves qui le dit :
« Strasbourg était alors un relais de voyage pour les proscrits qui allaient de Londres ou de Bruxelles à Genève, et vice versa. Ils trouvaient bon accueil auprès des vieux républicains et des protestataires’ d’Alsace. Les premiers n’oubliaient pas que la plupart des exilés avaient été les adversaires’ déterminés de l’Empire, et les autres étaient d’autant plus portés à excuser la Commune, qu’ils y voyaient une patriotique protestation contre une paix humiliante et l’abandon de deux provinces. Ils se souvenaient que, seuls à l’assemblée de Bordeaux, Rochefort, Ranc, Malon et Tridon s’étaient refusés à envisager l’annexion de l’Alsace à la Prusse »(63).
Voilà une réunion de l’Alsace et de la Commune de Paris qui confirme ce que nous disions au début, d’autant que Fournery termine son récit par une envolée lyrique à la gloire d’ Erckrnann-Chatrian :
« Tu sais mon admiration pour les romans d’Eckmann Chatrian. Je les dévorais, en 65, à leur apparition en livraisons illustrées … C’est Erckmann-Chatrian qui m’ont fait aimer l’Alsace … ; et tel est leur immortel attrait qu’ils la feront aimer encore, de confiance, à leurs futurs lecteurs… C’est comme les médaillons qui suspendaient, dans le temps, au cou des femmes, le portrait dans toute sa jeunesse, d’un être chéri … et perdu ! Les livres d’Erckmann-Chatrian nous conservent la figure d’une Alsace que nous n’avons pas connue, dont nous ne parlons plus … mais qui n’en est pas moins le bijou de famille par excellence ! » (64).
Nous avons abrégé … Une remarque, cependant : Foumery, dans son enthousiasme, cite les contes populaires et les romans alsaciens, mais pas les romans nationaux. C’est de cet Erckmann-Chatrian un peu sucré que descendra Hansi, et non du vigoureux romancier de Maître Gaspard Fix, de l’Histoire d’un homme du peuple et de l’Histoire du plébiscite.
Les communeux réfugiés en Alsace y restèrent trop peu de temps pour y exercer une influence politique. Sujets étrangers, ils étaient d’ailleurs surveillés. C’est d’Allemagne que vint le socialisme : mais il avait déjà croisé son chemin avec la. Commune.
C’est ainsi que le Journal officiel du 28 avril avait publié un long extrait de l’intervention de Bebel au Reichstag, en explication de son refus de voter l’emprunt pour les besoins extraordinaires de la guerre (séance du 24 avril). Bebel avait énergiquement protesté contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine, et les encouragements donnés à une restauration monarchique en France. Le 16 avril, le même Journal officiel avait donné le bref récit d’une réunion tenue à Dresde, au cours de laquelle un orateur socialiste avait très violemment critiqué l’annexion. Le 2 mai, il publie une adresse votée à l’unanimité des trois mille participants d’une réunion socialiste de Hanovre, qui affirmait un soutien total à la Commune de Paris. Elle disait notamment:
« Non, vous n’êtes pas une bande de brigands, d’assassins, de pillards. Nous voyons en vous ‘le prolétariat combattant pour les droits de l’homme. Travailleurs français ! Vous êtes l’avant-garde de l’armée qui marche pour la délivrance du monde entier qui a les yeux fixés sur vous. Ses sympathies vous sont acquises. Il compte sur vous. Travailleurs français! vous êtes délivrés de l’Empire, mais nous en voici accablés à notre tour. Nous ne voyons dans l’empire germanique aucune garantie de paix ni de liberté. Nous sommes menacés d’être enveloppés d’une nuit de réaction » (65).
Ces rencontres, par dessus la guerre, expliquent l’implantation et le développement, d’abord lent, puis très rapide, du socialisme allemand en Alsace. Bebel et Liebknecht sont candidats malheureux en 1874 à Mulhouse et à Strasbourg. En 1890, le socialiste Hickel est élu député de Mulhouse. En 1893, Bebel triomphe à Strasbourg, avec plus de 8 000 voix d’avance sur Petri.
Dans un discours du 6 mai 1894, Bebel commentait ainsi cette élection:
« On a prétendu que je dois mon élection aux voix des protestataires ; si c’est le cas, je les en remercie ; mais ils se sont trompés s’ils ont cru que je renoncerai pour cela à mes principes socialistes » (66).
Ainsi se refaisait, avec le député socialiste allemand, l’unité de la revendication nationale et de la revendication sociale qui avaient animé la Commune de Paris.
Pour terminer, nous voudrions proposer, non pas des conclusions (notre étude est trop incomplète), mais des questions.
Les alsaciens de la Commune eurent deux attitudes diamétralement opposées. Il y eut les anti-communeux, qui usèrent de la combine et de tous les moyens obliques pour échapper au service de la garde fédérée. Et il y eut ceux qui choisirent de combattre, dans le rang, sur les barricades ou à la tribune, malgré l’autorisation que leur donnait Cluseret de rester chez eux : les premiers l’auraient payée à prix d’or ; ceux-là préfèrent l’ignorer. Grâce au magnifique Dictionnaire de Jean Maîtron, nous avons pu décrire les Communeux, ou, du moins, une grande partie d’entre eux. Reste à décrire les anti-communeux, et notamment ceux de la Ligue de la délivrance ; reste à mesurer leur importance numérique, sociale et politique, à Paris, à Versailles comme en Alsace.
D’autre part, on l’a vu assez, jacobinisme et socialisme sont inextricablement mêlés dans la Commune. L’internationaliste Amouroux tient sur l’Alsace les mêmes propos que le jacobin Gérardin, et Vuillaume parle comme Paul Martine. La question est posée de savoir si et comment le jacobinisme pouvait rencontrer le socialisme dans la pratique. Il y a les cas extrêmes du triste Félix Pyat et de l’admirable Varlin. Mais combien de « cas moyens » ? Des communeux furent boulangistes et même antidreyfusards, dont Rochefort et Martine. On peut le déplorer : ce n’est pas assez, ce n’est rien. Il faut l’expliquer, et le problème alsacien, tout chargé qu’il était de tentations nationalistes, serait un bon objet d’analyse dans ce sens.
Encore faudra-t-il faire attention aux obstacles qu’interposait, et interpose encore, une certaine lecture d’ Erckmann-Chatrian. Leur influence devrait d’abord être mesurée.
Les chiffres de tirages sont une indication utile, mais il faudrait analyser la nature même de leur diffusion. Car enfin, pourquoi se souvient-on toujours de la bluette qu’est L’ami Fritz et non de l‘Histoire du plébiscite, première histoire d’un « collabo », ou de Maître Gaspard Fix, histoire d’un nouveau féodal ? Le pauvre Erckmann a eu bien de la descendance, et bien bavarde : les Regamey, par exemple, et, bien entendu, Hansi. Erckmann n’y est pas pour grand chose, Chatrian pour beaucoup plus (67). L’Alsace, ainsi, voit son appartenance à la France (le terme d’attachement, utilisé le plus souvent, nous paraît bien ambigu), continuellement ramenée au pire folklore (68). C’est là un domaine littéraire, ou para-littéraire, qu’il faudrait étudier très attentivement.
Nous avons vu que les alsaciens de la Commune étaient, si on peut dire, dans les normes. Moyennes et pourcentages concordent avec ceux dont on dispose pour l’ensemble des insurgés. Les « particularismes » alsaciens ne naissent qu’après 1871. Il conviendrait de les historiser : ce n’est pas de toute éternité que le dialecte est utilisé pour narguer le pouvoir central, c’est depuis 1897-1898, avec Gustave Stoskopf, et contre l’administration allemande et ses professeurs Knatschké. Que les « particularismes » aient depuis été cultivés est un fait. Une étude attentive devrait dire par qui, comment et pourquoi.
Bien des problèmes se posent, on le voit, et qui exigent beaucoup de recherches et de patience. En tout cas, la Commune de Paris de 1871 a été histoire pour l’Alsace aussi.
[En annexe la liste des 204 noms et les sources]

Roland Beyer

Revue d’Histoire de l’ Association des Amis de la Commune de Paris 1871, n°13 1979 pages 9 à 40
Notes
1) Père Duchêne daté du 18 ventôse an 79 (8 mars 1871). Le texte est attribué à Vuillaume par le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français.
(2) G. Soria: Grande histoire de la Commune. tome 3, p. 314.
(3) G. Soria: Grande histoire … , tome 5, pp. 134-135. On voit pourquoi certains anciens de la Commune ont pu être boulangistes.
(4) Amouroux fut en effet condamné deux fois à la déportation dans une enceinte fortifiée, et une fois aux travaux forcés à perpétuité.
(5) Journal Officiel (de la Commune) du I' » mai 1871. Paul Martine: Souvenirs d’un insurgé rapporte également ces propos p. 162 (mais il semble que ce soit d’après le J. O.).
(6) Tout ce qui ne fait pas l’objet d’une référence particulière renvoie au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, que nous désignerons par DBMOF.
(7) On verra plus loin, à propos des grades, combien il faut se méfier d’extrapolations hâtives que certains chiffres sembleraient autoriser. Nous avons deux cent quatre alsaciens, et rien qu’eux.
(8) C’est ici le texte du Journal officiel. Le cri du peuple donne la date de création de la Ligue (au lieu de l’indication vague de « il y a quelques jours »), et écrit Myrtel-May et Rauber au lieu de Myrtil-May et Raubert.
(9) Fribourg n’est sûrement pas celui de l’Internationale. Il y a par contre un Fribourg, lieutenant au 1er régiment d’éclaireurs, conspirateur versaillais sous la Commune, cité p. 313 par Dalsème : Histoire des conspirations sous la Commune.
(10) Une question nous tourmente depuis notre enfance, nourrie de la lecture répétée de ce chef-d’œuvre. Comment André et Julien, qui se rendent de Phalsbourg en Lorraine non occupée font-ils pour passer un col des Vosges ?
(11) Le Cri du peuple du 23 avril, J. O. du 21 (démenti le 30).
(12) Journal officiel du 10 avril et du 13 avril (plus précis).
(13) Journal officiel du le, mai.
(14) Journal officiel du 28 avril.
(15) Nous reprenons ici, et complétons, un petit article très rapide, et incomplet, que nous avons publié pour le centenaire de la Commune (Bulletin de la Faculté des Lettres de Mulhouse, fascicule 4, 1971-1972, pp. 65-67).
(16) Affiche originale, et Les murailles politiques françaises. tome 2, p. 333. Nous en possédons une transmission manuscrite aux délégués du se arrondissement, signée, pour copie conforme, par le secrétaire général de la Commune, Amouroux. Elle est datée’, en tête, du 28 avril et, au bas, du 23 avril. L’avis du général Cluseret a donc été largement diffusé: affiche, Journal officiel et copies aux mairies, outre les réponses que nous allons évoquer. Les alsaciens qui n’ont pas voulu profiter des bonnes dispositions de Cluseret peuvent donc être considérés comme des volontaires.
(17) Cluseret : Mémoires. tome 2 pp. 1-14.
(18) Cluseret : Mémoires. tome 2, p. 40. Le rôle de Washburne a été très compliqué et très louche, pendant toute cette période. Il semble avoir été plus favorable’ à Versailles qu’à la Commune.
(19) Cluseret : Mémoires, tome 2 pp. 39-40. Le général semble prendre tous les compliments pour lui.
(20) Dalsème: Histoire des conspirations, pp. 116-122. Dalsème écrit en 1872, il est souvent inexact , et emporté par ses enthousiasmes versaillais. Mais Cluseret l’avait lu (il nie en bloc tout le récit que fait Dalsème de ses rencontres avec le colonel Aronsohn) et ne 1e dément pas pour ce récit, qu’on peut donc tenir pour authentique.
(21) Affiche originale et Murailles politiques, tome 2, p.377. L’affiche est violette. Celle de Cluseret, étant officielle,était blanche. « –
(22) Tout cela ‘d’après DBMOF. Une erreur fait que le nom de Barroy (si c’est de lui qu’il s’agit) a été écrit Burois dans le DBMOF, au lieu de Barois, comme sur J’affiche.
(23) Sur les menées d’Aronsohn, voir Dalsème: Histoire des conspirations, tout le volume et particulièrement les pages 134-147. Aronsohn avait commandé en 1870 une Légion Alsace-Lorraine, dont il avait gardé les imprimés et les cachets. Est-ce lui qui permit à Barral de Montaud de les utiliser pour faire sortir de Paris de faux alsaciens? Voir sur ce point, toujours dans DaIsème, la page 120.
(24) Maxime du Camp: Les convulsions de Paris. tome 2, pp. 108-111.
(25) Du Camp le fait assister à la déroute de Bergeret, le 2 avril, alors que West n’est arrivé, de son propre aveu, à Paris que le 6 avril. Du Camp le dit aussi capitaine des zouaves et décoré de la légion d’honneur: rien de cela dans le DBMOF.
(26) L’abbé Vidieu : Histoire de la Commune, p. 630, tient ses chiffres du Rapport Appert, paru l’année précédente. Nous ne voyons pas pourquoi Gautier: Les francs-tireurs pp.7 et 12-13, réunit les légions Alsace-Lorraine et Lorraine-Alsace sous la dénomination collective de « Eclaireurs de la délivrance » . Nous sommes d’accord avec lui, par contre, pour constater qu’aucune trace n’existe d’une activité militaire quelconque de ces légions. Cela ne suffit pas à en faire des émanations de la Ligue de la délivrance …
(27) En effet, l’annonce du concert du 21 mai, précise que le concert sera donné au bénéfice des 400 familles (et 1 700 enfants) des légionnaires. Sur Othon, outre DBMOF. voir Du Camp: Les convulsions de Paris. tome 2, p. 109.
(28) Le cri du peuple du 22 mai 1871.
(29) Le DBMOF est publié depuis 1964 aux Editions ouvrières. La série « La première Internationale et la Commune », de 6 volumes, a été publiée de 1967 à 1971.
(30) DBMOF tome 4, pp. 18-20.
(31) Nous avons à chaque fois vérifié Journal officiel et Murailles politiques.
(32) Faire ce travail seul eût été impossible: l’aide de ma femme et de Jean Dischler a été précieuse.
(33) Les communards en exil. Ètat de la proscription communaliste à Bruxelles et dans les faubourgs. Nous. devons la connaissance de cet important article à notre ami Jean-Jacques Magis, que nous remercions. Profitons de cette note pour expliquer pourquoi nous disons « communeux » et non « communard » : nous sommes d’accord avec J. Maitron pour dire que jamais le terme de communard n’a été utilisé par les communeux, qu’il n’est pas d’époque, et que son suffixe péjoratif peut suffire à le faire écarter. Le terme est devenu courant, il reste déplaisant.
(34) Rien sur eux dans A. Olivesi : La commune de 1871 à Marseille et ses origines; M. Moissonnier : La première Internationale et la Commune à Lyon; P. Ponsot : Les grèves de 1870 et la Commune de 1871 au Creusot; J. Gaillard: Communes de province, Commune de Paris.
[…]
(50) Dulsème : Paris pendant le siège et les 65 jours de la Commune; Villetard: Histoire de l’lnternationale ; Testut : L’Internationale et le Jacobinisme ‘au ban de l’Europe. Les trois volumes de l’Enquête parlementaire sont aussi d’un grand intérêt. Au total, pour éviter d’identifier les causes réelles, on cherchait le complot …
(51) Nous avons trouvé Gietzen dans Sertorius et De Paepe. Il ne figure pas au DBMOF.
(52) Association Internationale des Travailleurs (réimpression EDillS, 1968) pp. 40-41, une lettre de Weiss à Varlin.
(53) J. Vallès: L’insurgé in Oeuvres complètes, tome 2, p.593. Voir aussi L. Descaves : Philémon p.255.
(54) Keller, par exemple, avait sa famille à Mulhouse. Beaucoup crurent, d’abord, qu’on pouvait opter pour la France et rester en Alsace. Voir Eccard : L’Alsace p. 60, par exemple.
(55) On connait les tribulations d’Edmond About, propriétaire d’une petite maison du côté de Saverne, et qui fut arrêté par un policier allemand trop zélé. On sait aussi quelle honteuse exploitation de cette situation fit Chatrian pour régler ses comptes avec Erckmann. Et voir, d’Erckmann, outre Le brigadier Frédéric, déjà cité, Le banni qui en est la suite, et l’Histoire du plébiscite.
(56) Ulrich a peut-être été colonel des Turcos : ce n’est qu’une probabilité. Mais il a certainement été commandant par intérim de la XIVè Légion fédérée, à la caserne Napoléon. Voir au DBMOF, outre sa notice, la notice Antoine Crépin : cet Antoine Crépin aurait été son ordonnance, si Ulrich a bien été colonel
(57) Nous ne savons de ce Lalance que cc qu’en écrit L. Descaves : Philémon pp. 268-269. Nous ne connaissons ni son prénom, ni sa date de naissance. Descaves en dit que, en accord avec Avrial, Lalance eut l’idée d’installer au sommet de l’Arc de triomphe une batterie d’artillerie, qui fut réduite au silence après quelques décharges, le matin du 23 mai. Descaves n’avait pu connaître les Souvenirs d’un insurgé, de Paul Martine, rédigés à partir de la fin de 1911, et dont la publication, partielle, est de 1971. En tout cas, Martine attribue le fait non à Lalance, mais à Dianoux, et parle de mitrailleuses, et non d’artillerie (aux pages 151 et 200). Martine avait été témoin, Descaves avait interrogé plusieurs témoins. Nous ne trancherons pas. Ce qui intrigue ici, c’est qu’un industriel de Thann, Auguste Lalance, fut député de Mulhouse au Reichstag, en remplacement de Jean Dollfus, auquel, en quelque sorte, il succédait, puisque Dollfus ne se retirait que pour raison d’âge et de santé. Lalance était, à son tour,protestataire et connut dès sa campagne électorale, des démêlés avec la police impériale. Ceci en 1887. On le retrouve en 1894 à Paris, où .il publie le mensuel l’Europe nouvelle, qui appelle l’Allemagne à rendre l’Alsace, moyennant quoi, la France et l’Allemagne pourraient se réconcilier- pour le plus grand bien de l’Europe. Déjà! Voir, à ce sujet, Eccard : L’Alsace, pp. 134 et 176-177. Ce Lalance, qui a laissé une plaquette de Souvenirs, muets sur la question, est-il le même que celui de Lucien Descaves ?
(58) Sa nomination comme médecin-major paraît au Journal officiel du 8 mai. Le 221è bataillon était du 8è arrondissement. Nous n’en savons pas plus.
(59) On a beaucoup parlé des divisions de l’émigration communeuse, notamment de celle de Londres, qui semble en effet avoir parfois tourné au panier de crabes. Voir Delfau : Jules Vallès. L’exil à Londres. Il y eut moins de disputes ailleurs, on le voit par ce bel exemple de solidarité.
(60) Il l’a publié trois fois, à vrai dire. Il s’agit ici du Voyage de circumnavigation. Histoire de la déportation par un évadé de Nouméa. L’ouvrage est daté de Londres, 1875. Voir Del Bo : La Comune di Parigi p. 165. .
(61) Une autre édition du DBMOF rectifiera : cette voie n’est pas en Suisse.
(62) Tous ces noms dans L. Descaves : Philémon pp. 266-271 (qui donne à Wurth le prénom d’Emile), complété par DBMOF.
(63) L. Descaves: Philémon p. 268. Il y avait eu, bien entendu, d’autres protestations, à commencer par celle des députés alsaciens.
(64) L. Descaves : Philémon p. 271. Il n’y manque pas même le rappel du célèbre « Vous n’aurez pas l’ Alsace et la Lorraine » …
(65) Extrait du Démocrate socialiste de Berlin, cité par la Gazette de l’Allemagne du Nord, repris par le J.O. La Gazette se demandait si Bebel et Liebknecht, jusqu’alors tenus pour gens respectables par les Français, le seraient encore après cela.
(66) Cité par Eccard : L’Alsace pp. 149-150.
(67) Par ses adaptations au théâtre de leur œuvre commune, avec le final obligé de la vaillante alsacienne drapée dans un grand drapeau tricolore qui venait déclamer « Dis-moi! quel est ton pays?  » Après L’ami Fritz, ce devait être d’un effet humoristique certain.
(68) Le pire, en particulier parce qu’il n’est pas d’origine. La question mériterait, elle aussi, une brève étude. Un de nos étudiants, M. Alexandre Bouillon, l’avait abordée dans un mémoire dans lequel il comparait Hansi à Erckmann.

 

 

 

 

 

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« Est allemand celui qui est convaincu qu’il peut subvenir lui-même à ses besoins et ceux de sa famille par son travail (le cas échéant aussi par sa fortune) et ne soit tributaire qu’en cas de détresse et d’exception de la solidarité de la communauté. Cet allemand-ci a toutes les raisons d’admettre que ses propres efforts lui vaudront la reconnaissance sociale à laquelle il aspire et une certaine ascension sociale. Si ce premier trait distinctif de l’identité porte sur la disposition à prendre soi-même soin de soi et sur la volonté d’être performant à l’égard de la société à laquelle il appartient, le second découle de la confiance qu’il a que celle-ci viendra l’épauler en cas d’épreuve. Voici pour les marqueurs d’identité sur le plan économique et social.
Ils sont complétés par deux autres marqueurs d’identité plutôt socio-culturels. Le premier signale la conviction que la croyance religieuse et sa pratique sont une affaire privée qui doit jouer un rôle subordonné dans la vie sociale et qui est sans signification lors du traitement des demandes par l’administration comme lorsque l’on postule pour un emploi ou à une position. Il s’ajoute à cela selon le second caractère socio-culturel que celui qui est qualifié d’allemand s’en tient à ce que le choix d’une forme et d’un partenaire de vie relève de l’appréciation individuelle de chacun et ne soit pas prescrit par la famille.
Le cinquième – et décisif – marqueur d’identité des Allemands doit être la profession de foi envers la Loi fondamentale de la République fédérale Allemagne, une constitution qui fut élaborée pour ne plus qu’adviennent les crimes terribles perpétrés par des Allemands. Elle a été conçue pour rendre à nouveau possible un vivre ensemble sur des bases juridiques qui, précisément ne se réfèrent pas à la nation fondée ethniquement quand elle parle de la dignité humaine dont la protection est la tâche de la puissance publique mais rend cette protection acquise pour tous ceux qui relèvent du domaine couvert par la Loi fondamentale. Une telle constitution peut être un facteur hautement intégrateur : elle transmet la conviction que chacune et chacun peut, au regard de la dignité, agir pour se repenser soi-même, ce qui peut conduire à une nouvelle façon d’être ensemble.
Cette Loi fondamentale, l’histoire de la République fédérale l’a montré, peut servir d’ancre d’identité à chacun de ceux qui veulent travailler à sortir d’une culture du rabaissement et du rejet et aider à l’intégration dans une société libérale. En ce sens, chacun de ceux qui sont venus en Allemagne peut devenir allemand. En même temps, beaucoup de ceux qui sont nés allemands et qui sont persuadés d’en être devront s’efforcer de satisfaire ces mêmes exigences. Être allemand n’est selon cette définition pas une caractéristique sur laquelle on peut se reposer sous prétexte de l’avoir quasiment acquis à la naissance et qu’on ne pourrait pas reprendre comme c’était le cas encore aux 19è et 20è siècles avec la définition de la nation fondée pour l’essentiel sur l’ethnie. Il s’agit bien plus d’une attribution d’identité enrichie et normative qui implique des exigences à satisfaire. Une telle attribution d’identité normative ne change rien pour ceux qui sont Allemands de naissance même s’ils ne satisfont pas à ces exigences. Mais ils n’auront plus alors la possibilité d’exclure de cette appartenance ceux qui veulent devenir allemands et qui eux y satisfont. On fait ainsi précéder la définition de l’Allemand selon le code de la nationalité [Staatsbürgerrechtlich], de laquelle dispose l’État et son administration selon la loi, d’une attribution d’identité définie non par l’administration mais par la société. Elle oppose à la définition ethnique de l’appartenance nationale dépassée par la mobilité croissante des hommes et la nécessité de l’immigration une représentation de l’identité nationale plus ouverte et plus flexible qui prend en compte la modification des réalités sociales sans jeter aux oubliettes l’idée de nation.
La société allemande est une société ouverte fondée sur le principe de la réussite individuelle et qui dans l’avenir sera encore d’avantage ouverte et orientée sur la productivité de chacun si elle veut conserver sa position dans l’économie mondiale et maintenir sa prospérité intérieure. Pour cela elle dépend de l’immigration et elle est en concurrence avec d’autres sociétés pour s’attirer les plus capables et les plus productifs. La volonté de faire venir à elle les meilleurs n’exclut pas d’ accueillir pour des raisons humanitaires dans des situations d’urgence également ceux qui de toute évidence ne font pas partie de ce groupe [de plus capables] et qui ne pourront être intégrés avec succès au marché du travail allemand qu’au prix d’efforts considérables. De tels actes humanitaires, on pourra d’autant plus se les permettre que l’on aura été (et seulement dans ce cas) dans la concurrence pour les plus capables et les plus productifs et d’autant mieux que l’on se sera moins servi de l’acception ethnique de la nation comme instrument d’exclusion.
Il est sans doute possible de considérer que l’idée de nation soit au 21ème siècle dépassée et opter pour le rejet pur et simple de la nation et se contenter de celle d’État et de société. Cela a cependant deux conséquences importantes : d’une part on laisse à d’autres qui s’en serviront politiquement un concept de nation fortement chargé émotionnellement ; d’autre part, cela reviendrait à renoncer à une catégorie politique en mesure mieux qu’aucune autre de mobiliser la solidarité et l’entraide. De fait, la représentation de l’appartenance et de l’identité nationales est le contrepoint d’une société qui ne reposerait que sur les actes d’échanges et l’attente d’avantages réciproques. Il est prévisible que nous continuerons à aller dans cette direction dans certaines domaines de la vie. Nous avons d’autant plus besoin de la nation comme générateur de solidarité, une conception de la nation suffisamment modernisée pour faire face aux défis du présent et de l’avenir ».
Herfried Münkler et Marina Münkler : Die neuen Deutschen ; Ein Land vor seiner Zukunft (Les nouveaux allemands ; Un pays face à son avenir) Rowohlt pages 287-290
Traduction Bernard Umbrecht
Herfried Münkler est professeur de sciences politiques à l’Université Humbold de Berlin et Marina Münkler est professeure de littérature à l’Université technique de Dresde
La traduction ci-dessus – le terme marqueur est impropre mais il est des auteurs eux-mêmes qui utilisent l’anglicisme marker – porte sur les quatre dernières pages du livre et en résume bien le contenu. Il y est  question de la meilleure façon de faire des réfugiés de nouveaux Allemands en poussant en même temps les anciens Allemands à se renouveler et de faire de nécessité vertu en apportant une solution au problème démographique de l’Allemagne.
« Est allemand celui qui est convaincu qu’il peut subvenir lui-même à ses besoins et ceux de sa famille par son travail (le cas échéant aussi par sa fortune) et ne soit tributaire qu’en cas de détresse et d’exception de la solidarité de la communauté. » Quasiment au bord du gouffre, quoi ! Étonnante définition dont on se demande dans le fond en quoi elle permettrait de distinguer un tant soit peu un Allemand d’une autre nationalité. A moins que ce ne soit l’arrogance de croire qu’il n’y ait qu’en Allemagne que les hommes auraient la capacité de s’occuper d’eux-mêmes. Elle est centrée sur l’individu sans aspiration ni dimension collaborative, sans participation à  la formation d’un nous. Symptomatique est la façon de mettre en avant l’économique. Le critère d’appartenance n°1 est économique. Quand j’ai lu la phrase dans une critique du livre, j’ai tiqué et me suis étonné que cette approche néolibérale ne soulève pas plus de réactions. Le livre paru en août 2016, connaît un bon succès de librairie et de conférences. L’un des auteurs n’est pas un inconnu pour les lecteurs du Sauterhin. Ce sont des voix entendues et importantes. L’objet de leurs travaux n’est pas facile à saisir. Ils connaissent les secrets de la longévité des politologues. Il se trouve dans l’art de grappiller dans les idées des uns et des autres. Il y a même la petite référence à Marx et la citation de Brecht qui figure en incipit.
On pourrait se contenter de résumés caricaturaux du genre Arbeit, arbeit über alles, Cela a été fait, ou dire que pour les auteurs l’Allemagne apparaît un peu comme la Mannschaft : on fait venir de partout les plus performants pour taper dans un ballon derrière le drapeau et l’hymne allemands et tant pis pour ceux qui n’aiment pas le football ou les lecteurs du Droit à la paresse de Paul Lafargue.
On peut considérer le livre comme une tentative d’apporter un fondement à la politique d’Angela Merkel. Il faut dire qu’elle en a besoin tant la chancelière est avare d’explications. Il cherche à donner un cadre théorique à son action alors que le soutien politique dont elle bénéficiait au départ s’est rétrécit. Son wir schaffen das équivalent allemand du Podemos, ou du Yes we can, « nous le pouvons », « nous y arriverons » a été en partie reçu d’avantage comme une injonction, un vous devez le faire, un y’a qu’à. A la différence de la chancelière, les époux Münkler ne nient pas que « l’Allemagne sortira de ce défi transformée en un autre pays ». Lequel ?
Le diable gît dans les prémisses. Reprenons par le début. L’incipit du livre est une citation de Brecht extraite du poème « Paysage de l’exil » :
Les derricks et les jardins assoiffés de Los Angeles
Ainsi que le gorges de Californie au couchant ou les marchés aux fruits
N’ont pas laissé de marbre
Le messager du malheur
Cette remarquable formule Le messager du malheur appliquée aux réfugiés et aux exilés, les auteurs la détournent de son sens profond tel que l’avait perçu et interprété Hannah Arendt. Les réfugiés ne sont pas seulement les messagers de leur propre malheur et celui de leur pays. Hannah Arendt le dit très clairement :
« Il n’y a pas un brin de sentimentalité dans la belle définition brechtienne du réfugié, si admirablement précise : Ein Bote des Unglücks (Un messager du malheur). Bien entendu un message ne s’adresse pas à son messager lui-même. Ce n’était pas seulement leur propre malheur que les réfugiés emportaient avec eux de pays en pays, de continent en continent – changeant de pays plus vite que de souliers – mais le grand malheur du monde entier »
(Hannah Arendt : Bertolt Brecht in Vies politiques Gallimard Tel page 215(
Au lieu d’une réflexion à ce niveau, nous avons donc les porteurs du malheur arrivant dans le pays du bonheur, baignant littéralement dans la béatitude des excédents budgétaires. Poser ainsi le problème équivaut non seulement à enlever à l’Allemagne toute responsabilité dans les affaires du monde et surtout ne pas accorder la moindre attention aux souffrances d’un certain nombre d’Allemands eux-mêmes. Le gouvernement a autorisé en 2016  l’exportation de près de 7 milliards d’armements en tout genre. Les principaux clients sont l’Algérie, l’Arabie Saoudite, les Émirats, la Corée du Sud. Le rang de la Turquie comme destinataire est en forte progression. Je n’oublie pas non plus le rôle central que joue la base américaine de Ramstein en Allemagne dans le pilotage des drones tueurs de Barack Obama. Sur le plan intérieur, la question du bouc émissaire n’est jamais posée et pour cause. Cela supposerait d’admettre que l’hostilité envers les immigrés a des causes autres que leur seule présence. Il n’y a pas un mot sur l’accroissement des inégalités, l’augmentation de la pauvreté, la panne de l’ascenseur social, les peurs de décrochage social et du manque d’avenir pour leurs enfants qui affolent certaines couches de la population. Pas un mot non plus de la déferlante néolibérale qui a frappé de plein fouet l’ancienne Allemagne de l’Est.
L’un des objectifs des auteurs semble être d’examiner les éléments d’un consensus contre la montée dangereuse de l’extrême droite allemande (l’Afd, Alternative pour l’Allemagne, qui est l’équivalent de notre Front national pour son expression partidaire) dont je rappellerais que les premiers succès ont été remportés dans une campagne nationaliste contre l’euro. Personne n’a examiné les conséquences dans les esprits de la perte du Deutschmark comme substitut d’identité. L’extrême droite a par ailleurs d’autres boucs émissaires dans sa besace.
Je passe sur certaines considérations qu’il serait trop long à examiner ici portant sur les relations entre l’ordre du fluide et l’ordre du stationnaire, ou le mode de vie nomade comme idéal de vie comme s’il ne pouvait pas y avoir un temps pour bouger et un temps pour se poser. Et où est-il écrit que les hommes devraient suivre la mobilité du Capital ?
Venons-en à l’essentiel de leur propos. L’Allemagne est un pays dont le taux de natalité est l’un des plus bas d’Europe. Un « piège du vieillissement » la menacerait aux alentours de 2040. Un allongement de la durée de vie au travail et l’entrée des femmes sur ce marché ne seraient pas suffisants pour compenser ce déficit. Tout dépendra à l’avenir donc de l’immigration. Pour les auteurs, l’Allemagne vivrait dans le mensonge de ne pas être un pays d’immigration alors qu’elle l’a été de tout temps. D’ores et déjà, un allemand sur cinq (1 sur trois pour les enfants) a des antécédents migratoires de première ou de seconde génération. Que serait devenue l’industrie sans la main d’œuvre turque. ? L’Allemagne est aussi un pays d’émigration. On peut rappeler ici les origines allemandes lointaines d’un certain Donald Trump. L’hebdomadaire Die Zeit avait publié, en début d’année 2016, la traduction d’un texte dans lequel l’auteur de Robinson Crusoé, Daniel Defoe, plaidait – en 1709 – pour que l’on fit de l’afflux des réfugiés du Palatinat (environ 11.000 Allemands fuyant la famine, le froid et la guerre) en Angleterre une chance en le transformant en un enrichissement. Il explique pourquoi il faut les installer à la campagne pour en faire à la fois des producteurs de leur propre existence et donc des consommateurs. En Allemagne aussi, « le réfugié a dissous les milieux traditionnels et plutôt conservateurs » et « fortement accéléré la dépaysanisation et l’urbanisation».« La migration a cessé depuis longtemps d’être un phénomène marginal ou conjoncturel, elle est devenue une composante structurelle du renouvellement des sociétés riches » (page 109). Les auteurs citent Werner Sombart sur le rôle de l’étranger pour dynamiser l’économie :
« dans une économie globale, dans laquelle ne peut survivre que celui qui ne tombe pas dans un processus d’engraissement [ = qui a peur du risque et ne pense que sécurité] mais qui est continuellement innovant, les étrangers sont une chance de renouvellement »
Comme l’Allemagne ne fait pas d’enfants, il ne lui reste qu’à faire des nouveaux arrivants ceux dont on a besoin, plus même : faire d’eux mais pas seulement d’eux de nouveaux Allemands. L’expression s’applique en effet aussi à ce que doivent devenir les autochtones.
« Les vieux allemands sont ceux qui tiennent à la solidarité ethnique du peuple[…]. Les nouveaux Allemands ne sont pas les nouveaux arrivants […] mais ceux qui misent sur une Allemagne ouverte sur le monde qui ne soit plus définie exclusivement du point de vue ethnique ».
Mais avant la nation, le maître mot est marché du travail. Bien entendu la question de l’automatisation n’est pas posée. En passant on est content d’apprendre que des dépenses peuvent être autre choses que des dettes puisque les coûts pour la capacitation des réfugiés doivent être considérés comme un investissement. (Page 113) :
« En raison du dynamisme de l’économie allemande qui a pour conséquence une demande de main d’œuvre, en raison aussi de la moindre régulation du marché du travail allemand comparée aux pays du sud de l’union [ie France Italie Espagne…], les nouveaux arrivants ont de meilleures chances de réussite même si du point de vue d’une perspective d’intégration des mesures de dérégulation supplémentaires seraient utiles » (page 269)
L’un des impératifs d’une politique d’intégration est en effet pour Herfried et Marina Münkler  de limiter au maximum la réglementation du marché du travail sous prétexte que toute mesure de régulation favoriserait les autochtones de longue date (sic!). Tout de même une façon assez cynique de jouer l’humanitaire contre le social. Mais c’était d’emblée la position du patronat allemand. C’est une activité prolétarisée qui attend les migrants. Comme le dit en plaisantant une jeune syrien en stage chez Daimler : « on est tout d’abord des pièces interchangeables de leur grosse machine de production » (Cf Adea Guillot : En Allemagne, année zéro pour les réfugiés in Le Monde 17/01/2117)
La présence des nouveaux arrivants est profitable pour la société car elle l’oblige à repenser son identité collective, estiment Herfried et Marina Münkler. La question de la nation, il est vrai en Allemagne un casse-tête, n’est pas évacuée comme le début du livre le laisse à penser mais donne le sentiment d’être traitée de manière assez flottante, floue. Et simplifiée.
«  A première vue, la controverse politique porte sur la question de savoir si l’Allemagne doit continuer d’être un État national tendant à l’unité ethnique empreint de culture chrétienne dominante ou plutôt une société dans laquelle vivent ensemble des hommes originaires de différentes régions et de religions diverses » (Pages 183 et suivantes)
La nation ou la Mannschaft post-nationale ? (le post-quelque chose est à la mode) Poser l’alternative en termes aussi simplistes semble orienter la réponse vers le deuxième terme. Elle est en fait plus hésitante. La nation fait retour mais pour des raisons politiciennes. Pour ne pas la laisser à d’autres qui s’en serviraient à mauvais escient. On a un peu de mal à saisir sa nouvelle définition puisque la nation continuerait tout en n’étant plus ethnique ni même semble-t-il culturelle mais une société post-migratoire . L’Allemagne une économie et une société sans corps politique ? Et cela alors qu’elle fête l’année Martin Luther, auteur, rappelons-le, d’une célèbre adresse à la noblesse chrétienne de la nation allemande et responsable d’une forme de ce que l’on appellerait aujourd’hui brexit vis à vis du pouvoir y compris financier de l’Église de Rome. Moderniser la question de la nation certes mais dans quel sens ? Il n’y a pas là de réponse. Au lendemain des attentats qui ont endeuillé Berlin, le 19 décembre 2016, son maire a déclaré : « Ce qui fait Berlin, c’est la cohabitation libre et sans contrainte de tant de cultures, de langues et de nations »
Cohabitation de nations à Berlin ? Ça branle un peu dans le manche.
A titre d’exercice purement théorique, je me suis posé la question suivante : Peut-on imaginer une Allemagne sans Allemands ? C’est la faute à Frédéric Lordon qui dans son dernier livre Impérium/Structures et affects des corps politiques évoque la parabole du bateau de Thésée appliquée au corps politique. Selon celle-ci la réponse serait théoriquement affirmative :
« le corps ne tient pas à telle partie en particulier ; qu’une partie perdue soit remplacée par une autre équivalente, la chose est indifférente pourvu que la remplaçante vienne bien se placer sous le rapport où était la remplacée. Vieux problème du bateau de Thésée, dont l’usure a contraint à remplacer progressivement toutes les planches, si bien que plus une n’est d’origine ; est-ce toujours le même bateau ? Évidemment oui, répond Spinoza, car la nature de ce bateau n’est pas de substance , elle ne consiste pas en les planches elles-mêmes, mais en le rapport sous lequel celles-ci sont unies entre elles, et lui n’a pas changé » . (Imperium pages 140-141)
Pure spéculation théorique. Ce genre de construction ne fonctionne jamais. Tout simplement parce que les hommes ne sont pas des planches. Sans même compter avec le problème de la qualité de la colle, c’est à dire de la puissance d’adhésion du symbolique.
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