Jean-Paul Klée : Roi-du-Rhin

Roi-du-Rhin

à Vigée
RHIN / ô RHIN nègre / / RHIN ?
je te vois plein de groseilles, de globules, d’ampoules-électriques rouges
longues eaux chevelues d’ondes-hertziennes
pleines d’yeux de petites-filles, de bourses de petits-garçons noyés tannés-soleil
Rhin plein de pains mouillés/ de poutres/ de sciure/ d’arbres entiers flottant couverts
d’oiseaux hérons ou mouettes sur les déluges!/ plein de drapeaux à croix/ de cerfs gothiques/
de vieilles bicyclettes/ de portes d’autos/ de petites baleines blanches/ de danses paysannes
l ‘hiver sur la glace ou les îles/ de parapluies violets/de voitures-d’enfant vertes/ de chapeaux
de chaussures/ de moulins-à-chocolat/ ou/ d’objets encore bien plus hétéroclites/ et les bouquins
de philosophie de mon noble papa emportés au royaume d’Orange/les chevelures de lorelei
décollées du crâne des plus gros cailloux du monde, tout-au-Fond/là où sommeillaient mes
sous-marins de gosse de Lauterbourg ou les poissons-chats de la Lune-Mère:
(« was alles nun den Rhein hinunterschwimmt !»
Ô styx d’osselets brûlés/ d’ixs et d’ygrecs luxés,
Fleuve des nuits; des ombres; des forêts; des fumées ;
des cauchemars les plus oppressants –
fleuve des mélancoliques/ô/des hypocondriaques
(ma grand’mère faillit s’y jeter malgré ses lunettes roses)
fleuve des juifs/des saxons/des tristes/des dorés,
fleuve des fous, des chantres-géants, des héros
de cirque, fleuve des pierrots fleuve des farines
chimiques Bayer & Co toute la quincaillerie lourde de la Ruhr
et les suicidés
—————-et
——————-les
————————sui
—————————–ci
——————————–dés) :
ô la lenteur du radeau d’herbes des énervés de jumièges,
fleuve des bibles de gutenberg//flux des pierres carrées de la mélancholia de dürer
flux de neiges/de grêles/d’orages bizarres
de zig-zags zeussiens, de Deus-ex-machina
extrêmement wagnériens voyez-vous,
et même brunâtrement hitlériens sur les bords
les plus jaunes, les plus inouïs, aux Bras-Morts les moins endigués
de dingues (ding-dong) Voici sans doute:
Noël – le Rhin est arbre-de-fées, de brumes
arbre-de-couleurs, de lueurs
arbre-d’oriflammes orientales
arbre-de-fruits, moisis
arbre-d’anges, oranges
arbre-de-lumières ou de bières fières:
le RHIN est ARBRE-de-NOEL !!!
feux/fumées/flammes/ cendres/ étoiles-
d’os, étoiles-d’os-roses, krematorium-krematoria.
crânes de cristal têtes d’or.
et-puis-quoi-encore-et-puis-quoi-encore !
Le Rhin charrie le jazz le plus éclectique
et même un peu épileptique ou hystérique:
avec des solos de poudre-d’or c’est prouvé;
des solos d’œufs-de-saumons (pêche-protégée),
des solos hélas aussi de mercure ou de cyanure
[voyez la page hebdromadaire des Dernières Nouvelles d’Alsace] –
[…]
jean-paul klée
(le 20 août 1974 dans l’autocar strasbourg – saverne

 

Le poème dont l’auteur vient de lire l’extrait qu’il a choisi est dédié au poète Claude Vigée qualifié dans un des textes de Klée de « frère, père, ami ».Il a été pour moi une véritable découverte. Elle a été faite à l’occasion du colloque organisé par l’Université de Haute Alsace en avril 2016, colloque intitulé Les Voyageurs du Rhin dont les actes viennent de paraître.
J’y reviendrai sans aucun doute de même que sur Jean-Paul Klée.  Si le poète est à l’évidence un poète du Rhin – il est Roi du Rhin -, cela ne le résume cependant  pas. Il aborde le fleuve européen dans toute sa complexité sans en effacer la tragédie et nous sommes loin des extraits littéraires pour offices du tourisme et bateaux de croisière. Le poème cité commence ainsi :
« O FLEUVE !
Grand-Fleuve flou et gris –
très-grand-fleuve fou et blanc de grave-laitière –
éructation d ‘hymalaya hélvétique –
bave batave de limon-boileau –
qui catapulte ses 13 chevaux-à-7-têtes –
jusqu’au fond des marais néerlandais les plus hépatiques –
sexe/ sillon/ déchirure/ épine.dorsale –
fosse.nasale de l’Europe –
mer.sargasse de l’inconscient occidental –
bourrée d’anguilles pourries de brochets moussus d’algues de lianes de joncs –
cheminée d’auschwitz / trompe de l’éléphant de l’empereur barberousse –
crevasse-barbare-et-baroque pleine de
rouille/ de bronze/ de rousseur/ et d’ombre –
fossé des incendies de l’histoire –
mèche.dynamitière du monde ! »
Le Roi-du-Rhin, écrit en 1974, est paru la première fois en 1976 dans un recueil de collages écrit « à deux mains et à mille » par Jean-Paul KLÉE et Jean-Paul SORG : Le Rhin est mort, ouvrage qui mériterait de ressortir de la poussière de la bibliothèque où il est enfermé. En le feuilletant sans pouvoir l’emprunter, je me suis aperçu qu’il parlait d’une période où j’étais absent – pas seulement physiquement – d’Alsace alors qu’il s’y déroulait une sorte de zadisme poétique avant l’heure qui mériterait peut-être que l’on renoue avec cette période.
Matthieu Jung a présenté au colloque cité Le Rhin est mort comme l’ouvrage « dont Jean-Paul Sorg fut le rusé capitaine, Klée le timonier fou et l’éditeur strasbourgeois Armand Jung l’armateur bienveillant ». Ce manifeste dans la tradition de la Nef des fous est une sorte de déclaration de guerre au nucléaire symbolisé par la Centrale de Fessenheim située en contrebas du fleuve. Il fait résonner avant l’heure l’écho de Tchernobyl et de Fukushima sur les bords du Rhin
Le Roi-du-Rhin est paru également dans poésie-dichtung / La poésie en Alsace depuis 1945 – Dichtung im Elsass seit 1945 / anthologie trilingue de la poésie contemporaine en Alsace (Saverne Editions des Vosges du Nord). Jean-Paul Klée y figure – de proue- parmi les poètes de langue française.Adrien Finck le présente ainsi :
« Parmi les poètes exclusivement de langue française, la voix dominante est ici Jean-Paul Klée : lyrisme de combat et de tracts (lutte antinucléaire et action poétique), « collages » et « cris », « textes à gueuler », témoignages, surtout, dans une langue souvent d’une violence extrême, convulsive. Ce lyrisme paroxystique, qui allie d’une page à l’autre le défoulement érotique à une évocation obsédante de la mort (le souvenir du père mort au camp de concentration du Struthof en 1944), dans une atmosphère d’apocalypse, est aussi celui d’une très généreuse tendresse (« cette tendresse qui sauve ») pour les humbles, les oubliés, les menacés, pour les choses simples de la vie quotidienne ». (page 17)
La poésie de Jean-Paul Klée est une poésie du déplacement. Il écrit en (se) déplaçant, dans le cas présent dans l’autocar qui mène de Strasbourg à Saverne.
Jean-Paul Klée est né à Strasbourg le 5 juin 1943. Son père, le philosophe  Raymond-Lucien Klée, connut Simone Weil et, à Berlin, Jean-Paul Sartre, qu’il introduisit à la pensée de Husserl. Officier du  G. Q. G. britannique avec André Maurois, il rejoignit le combat du  général de Gaulle dès 1940. Arrêté, en octobre 1943 pour propagande gaulliste au lycée Hoche de Versailles où il enseignait,  il fut déporté. Arrivé au Struthof, le camp de concentration nazi en Alsace, en novembre 43, il y mourut à la suite de mauvais traitements, le 18 avril 1944. Cet événement a eu une grande influence sur la vie et l’œuvre du poète âgé alors de quelques mois. La bibliothèque du père philosophe fut emportée lors d’une crue du Rhin. L’épisode est évoqué dans le poème ci-dessus.
Après des études littéraires à l’université de Strasbourg, Jean-Paul Klée se dirige vers l’enseignement. Il publie son premier recueil poétique, L’été l’Eternité en 1970, avec une préface de Claude Vigée. Enseignant à Saverne de 1971 à 1979, il lit l’ensemble de la poésie alsacienne depuis le début du vingtième siècle et commence à collaborer à de nombreuses revues.
Militant de l’écologie dès 1977, il y a sacrifié dix ans de sa vie, mais aussi sa carrière d’enseignant. Il s’est engagé dans une croisade contre les dangereux collèges et lycées Pailleron. Son action auprès des médias sur ce scandale caché a débouché sur sa radiation de l’Education nationale en 1991. Il vit aujourd’hui à Strasbourg.
Sources pour la biographie :
Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne sur le philosophe Raymond-Lucien Klée et le dossier consacré à Jean Paul Klée dans les Chroniques de la Luxiotte comprenant sa notice bio-bibliographique.
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Le SauteRhin n’est pas un média

J’ai été invité à la fin de l’année dernière à présenter le SauteRhin dans une émission de radio consacrée aux médias locaux. Si j’y suis allé, c’était pour dire que le SauteRhin n’est pas un media. Je reprends ici en les développant les arguments avancés à cette occasion.
Le dandy du Far-West Poor lonesome cow-boy s’engage dans la traversée du désert avec pour horizon la Porte de Brandebourg de Berlin. Le dessin a servi d’illustration au premier billet du SauteRhin en 2011. Ce n’est pas un dessin de Morris mais de Achdé qui l’a réalisé pour le quotidien Der Tagespiegel à l’occasion de la présentation à Berlin de l’édition allemande de Lucky Luke contre Pinkerton dont le scénario est dû à Daniel Pennac, Tonino Benacquista.
Je ne me sens pas du tout représenté par cette notion de media. Le Sauterhin n’est pas un media – à la rigueur pourrait-on l’admettre au sens de médiateur, de passeur en l’occurrence de culture des pays de langue allemande. Mais cette acception là n’a pas vraiment cours. Et de ce point de vue je m’efforce de faire ce qu’aucun des profs d’allemand que j’ai eu n’a jamais réussi à faire : rendre cette matière intéressante. J’ignore ce qu’il en est aujourd’hui.
Un média relève d’une logique de l’offre commerciale : c’est le cas d’un journal, d’une radio, d’une télé. On allume, on éteint, on achète ou pas. Peu ou prou, à quelques exceptions près, un media relève de l’industrie du temps de cerveau disponible, il est tributaire d’une audience. Moi, je ne le suis pas. Je sais cependant que dès que je publie un texte sur les questions sociales en Allemagne le volume de visites augmente. Un exemple récent : le texte de Götz Eisenberg que j’avais présenté sous le titre Avis de temps froid sur les relations humaines m’a valu le double d’entrées que la chronique consacrée à Martin Luther. Le second m’importe pourtant autant que le premier.
Mon sentiment est que je fais autre chose que ce qui relève d’un media quand bien même il serait qualifié d’alternatif. Alternatif à quoi d’ailleurs précisément ? Je laisse à ceux qui s’en revendiquent le soin d’y répondre. Prendre simplement le contre-pied d’une idée que l’on juge dominante ne la rend pas meilleure.
Si dire ce que l’on n’est pas est relativement aisé, il n’en va pas de même dès lors que l’on recherche une définition plus positive.
Quel est en effet cet autre chose que je pense faire ?
J’ai lu que le SauteRhin serait un blog littéraire et militant. Blog littéraire est plutôt flatteur, militant ne me convient guère. Militant je l’ai été, quoique insuffisamment discipliné semble-t-il, pour ne pas dire traître, aux yeux de l’état-major. Aujourd’hui, je ne suis le soldat d’aucune cause. Je ne dénigre pas le mot malgré son origine militaire mais il me semble, comme celui de media, issu d’un monde révolu ou en passe de l’être. Ou, peut-être, n’est-il qu’en attente d’une meilleure définition. J’ai l’impression que dès que l’on affirme un point de vue on passe pour militant, terme en général plutôt péjoratif. J’assume l’idée d’avoir et d’exprimer un point de vue. Prendre position est une condition de la pensée. Même si souvent la tentation en est présente et qu’il m’arrive parfois d’y céder, je m’efforce d’éviter la polémique. Convaincre est infécond, disait Walter Benjamin. Je ne veux pas dire par là qu’il n’y a pas de combats à mener. Il y en a et je m’efforce d’y prendre une modeste part. Elle sera définie dans ce qui suit et commence par la lutte contre la bêtise c’est à dire d’abord la sienne propre. Il faut pour cela lutter contre la toxicité des mots.
Bon dimanche avec du nouveau dans le jardin du Sauterhin.
Le rendez-vous dominical a une histoire. Il n’en a, en effet, pas toujours été ainsi. Je l’ai introduit pour ralentir le rythme de publication qui me semblait trop précipité. Il est né de la nécessité de ne pas réagir à l’impulsion et de prendre du temps. Sur le compte twitter, j’annonce les nouveautés de la façon suivante : Bon dimanche avec du nouveau dans le jardin du Sauterhin
Cette idée de jardin me vient d’Alexander Kluge qui « cultive » à la télévision allemande un jardin de l’information. Devant le déluge d’images, de mots, qui nous submergent, nous oppressent, nous ôtent les mots de la bouche, devant les tsunamis de données numériques, Kluge propose de construire des jardins qu’il appelle parfois aussi des ports ou des stations relais pour lesquels il vole du temps aux marchands de temps de cerveaux disponibles pour le rendre aux humains. Le jardin, à la fois horizontal et vertical (on peut creuser), convient mieux aussi parce qu’après tout on est dès l’origine dans la culture.
Cultiver son jardin c’est prendre un peu de temps et c’est cultiver l’estime de soi, pas négligeable en ces temps de détestation de soi qui conduit à la haine des autres. Le blog est aussi une « technique de soi » Qu’est-ce à dire ? Disons simplement, pour faire court, que c’est un moyen pour faire face aux chocs qui nous assaillent. Une façon de faire face. Travailler, ne pas désespérer m’a dit un jour Heiner Müller. Je m’y suis employé sans attendre Internet. La différence introduite par le web tient dans la nécessité de finaliser ce travail pour le partager, l’adresser à quelqu’un même si je ne sais pas qui le recevra.
Le blog, le courriel font en effet aussi partie des technologies relationnelles. Elles permettent de passer du soi au nous. Il manque le plus souvent à ces technologies relationnelles des pratiques relationnelles civilisées. Pour avoir retrouvé des extraits de mes courriels sur fesse-bouc ou sur twitter, j’ai appris à mes dépens que la plus grande confusion règne qui ne distingue plus le dedans du dehors. Même Narcisse y perd son image. Il est vrai que l’intrusion du numérique et des réseaux dans les domiciles fait que l’idée d’un chez-soi est complètement transformée sans que l’on ne sache trop comment. Le pire est à craindre quand on entend d’une partie de la gauche qu’elle veut partir à l’assaut des médias sociaux. Tiens, revoilà les médias cette fois occupant les réseaux sociaux et qu’il faudrait s’approprier. De l’émotion coco, de l’émotion !
Le blog comme technique de soi et technologie relationnelle suppose de prendre soin autant que faire se peut de son site web, de développer un certain savoir faire.
En ce qui me concerne, je commence par éteindre la radio (sauf France-Musique) et la télé plutôt que de céder à l’exaspération, à la pulsion, autant de réflexes conditionnés. Rien n’est pire si l’on veut réfléchir aux événements que de développer un sentiment contre, de prendre ce que l’on entend dans les médias comme référence. Il y a un marché des idées. Peu lui importe leur qualité.
Au fil des différentes chroniques publiées par le SauteRhin, je me suis approché de certains idéaux rencontrés dans l’histoire. Je ne prétend pas y atteindre mais ils constituent un horizon d’utopie concrète.
Ainsi, dans une chronique sur Erasme, j’avais écrit que Les Adages du grand humaniste sont ce que l’on appellerait aujourd’hui un work in progress. Ils ont même quelque chose de nos blogs, les délais de publication en plus bien sûrs. Ils contiennent l’idée d’une collection de maximes de l’antiquité commentées dans un «jardin d’auteurs variés» selon l’expression d’Érasme lui-même, un butinage qui forme une sorte de livre de lecture d’une bibliothèque idéale.
Dans une autre chronique consacrée, elle, à L’essai comme forme de Theodor Adorno, j’avais noté que l’essai est la forme critique par excellence. Et critiquer, c’est expérimenter. Cela implique un droit à l’erreur. L’essai est la forme de cette expérimentation, de cette pensée. Il n’y a pas de pensée sans mise en forme. L’essai est une façon de penser librement un objet librement choisi. Une pensée imaginative, de désobéissance aux catégorisations, voilà qui me convient assez bien pour mon blog.
Il y a enfin la tradition des histoires d’almanach, celle de la collecte d’histoires préexistantes retravaillées pour être transmises. Ces histoires n’imposent pas une lecture continue. On y puise au gré de son envie ou de ce qui accroche le lecteur. En ce sens on n’a jamais fini de les lire. N’est-ce pas aussi un peu ce qui se passe avec nos blogs ?
C’est ambitieux, je sais, mais il faut essayer de s’élever un peu. J’aime beaucoup aussi l’idée de reportage littéraire. Je l’emprunte à Mona Chollet qui se qualifie d’enquêteuse dans les livres. L’inconvénient étant que les livres ne répliquent pas.
Reste qu’en observant le nuage de mots-clés dans la colonne de droite du blog, on s’aperçoit que ressort le nom de Heiner Müller. Son œuvre reste mon centre d’intérêt majeur et j’en suis encore loin. De nombreux efforts y tendent même s’ils n’en ont pas l’air. Et je vais poursuivre encore plus intensément ce travail.
Depuis le premier billet, le 27 mars 2011, je navigue entre ces différentes options restant fidèle à l’article 1 du SauteRhin. L’ensemble participe de l’élaboration collective de communs de la connaissance. Et je crois bien que je vais continuer en essayant de me rapprocher encore un peu plus de mes idéaux.
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Meilleurs vœux hélicoïdaux pour la nouvelle année
Beste
wendelförmige Wünche für das neue Jahr

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Méditation sur le Danube

Extrait du film de Théo Angelopoulos, « Le regard d’Ulysse ». Grand Prix du Festival de Cannes 1995
La barge avec la gigantesque statue démontée de Lénine remonte le Danube depuis le delta vers l’Allemagne où se trouve sa source. La belle musique d’ Eléni Karaïndrou sur ces images d’Angelopoulos sont une invitation à la méditation.

Bonnes fêtes de fin d’année

A l’année prochaine

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Martin Luther : la « Marseillaise de la réforme »

Der xlvi Psalm. Deus noster refugium et virtus
Martin Luther

(1) EJn feste burg ist unser Gott
Ein gute wehr und waffen
Er hilfft uns frey aus aller not,
die uns itzt hat betroffen.
Der alt böse feind
Mit ernst ers jtzt meint
gros macht und viel list
sein grausam rüstung ist
auff erd ist nicht seins gleichen
Notre Dieu est une forteresse,
Une épée et une bonne armure
Il nous délivrera de tous les dangers
Qui nous menacent à présent
Le vieux méchant démon
Nous en veut aujourd’hui sérieusement
Il est armé de pouvoir et de ruse
Il n’a pas son pareil au monde
(2) Mit unser macht ist nichts getan,
wir sind gar bald verloren,
Es streit für uns der rechte man
den Gott hat selbs erkoren.
Fragstu wer der ist ?
Er heist Jhesu Christ,
der Herr Zebaoth,
Und ist kein ander Gott
Das felt mus er behalten
Votre puissance ne fera rien
Vous verrez bientôt votre perte ;
L’homme de vérité combat pour nous,
Dieu lui-même l’a choisi.
Veux-tu savoir son nom ?
C’est Jésus-Christ,
Le vrai grand seigneur [Le seigneur Zeboath ou Saboath],
Il n’est pas d’autre Dieu que lui,
Il gardera le champ, il donnera la victoire
[il gardera le champ de bataille en restant victorieux]
(3) Und wenn die welt voll Teuffel wer
Und wolt uns gar verschlingen,
So fürchten wir uns nicht so sehr,
Es sol uns doch gelingen.
Der Fürst dieser welt,
wie saur er sich stelt,
thut er uns doch nicht,
das macht er ist gericht,
Ein wötlein kann jn fellen.
Si le monde était plein de démons
[Quand bien même le monde serait plein de démons]
Et s’ils voulaient nous dévorer,
Ne nous mettons pas trop en peine,
Notre entreprise réussira cependant.
Le prince de ce monde
Bien qu’il nous fasse la grimace ,
Ne nous fera pas de mal,
Il est condamné,
Un seul mot le renverse.
(4) Das wort sie sollen lassen stan
Und kein danck dazu haben,
Er ist bey uns wol auf dem plan
mit seinem geist und gaben.
Nehmen sie uns den leib,
gut, ehr, kind und weib,
las fahren dahin,
sie habens kein gewin,
das reich mus uns doch bleiben.
Ils nous laisseront la parole,
Et nous ne dirons par merci pour cela.
La parole est parmi nous
Avec son esprit et ses dons.
Qu’ils nous prennent notre corps,
Nos biens, l’honneur, [nos femmes] nos enfants …
Laisse-les faire,
Ils ne gagneront rien à cela :
A nous restera l’empire.
J’ai utilisé texte original du cantique tel qu’il figure dans les œuvres complètes de Luther, La Weimarer Ausgabe 35, non que j’en disposerais dans ma bibliothèque, mécréant que je suis et reste, je l’ai emprunté à Henri Guicharousse dans son essai : L’œuvre hymnodique de Luther, miroir de sa pensée et de son action réformatrices (in Luther et la réforme, ouvrage collectif coordonné par Jean-Paul Cahn et Gérard Schneilin). Il permet de se rendre compte de l’état de la langue allemande que Luther a fortement contribué à façonner et populariser
La version française qui est perfectible – le dernier vers est d’une traduction curieuse (empire ? De Dieu ou germanique ?) – je l’ai prise dans l’essai – écrit en français – par Henri Heine, De l’Allemagne dans lequel il consacre une vingtaine de pages à Luther. Je le fais en raison de sa démarche qui m’intéresse ici : il considère qu’expliquer l’Allemagne aux Français passe par la nécessité de leur expliquer Luther. C’est encore toujours nécessaire presque deux siècles plus tard.
L’année 2017 va être une grosse année Luther en Allemagne, elle a déjà bien commencé. On y fêtera le cinq-centenaire de la publication de ses 95 thèses contre le pape et l’église de Rome, le 31 octobre 1517. Les Thèses sont plus qu’une protestation contre des abus, elles touchent au cœur même de l’institution religieuse romaine dont les indulgences étaient une émanation. En outre, leur trafic délocalisait les finances du royaume de Saxe vers celles de Mayence et de la Papauté.
On peut penser ce que l’on veut de Martin Luther – je n’oublie pas son appel odieux au massacre des paysans – il reste un personnage incontournable compte tenu non seulement du rôle qu’il a joué dans la réformation – qu’il n’a pas été le seul à porter, qu’il n’est pas le seul à représenter – mais compte tenu aussi de son rôle dans le développement et la diffusion de la langue allemande, grâce notamment à la traduction de la bible en langue vernaculaire et populaire. Il voulait qu’elle puisse se lire comme une mère raconte à son enfant. S’il incarne son époque, celui que Heinrich Heine qualifiera de Danton de la religion ne la résume pas à lui tout seul. Je ne pense pas seulement à Calvin. Sur la grande place de Wittenberg, la statue de Luther se trouve sur un pied d’égalité avec celle de Philipp Melanchthon, par exemple. Il y a un temps long des réformations
Le futur moine naît dans une période troublée, les hommes ont connu – jusqu’à la folie – les pires fléaux pour lesquels d’habitude on priait Dieu : la guerre, la famine, la peste. Il en faudrait moins pour que la foi soit secouée. Il y avait plusieurs papes, dont l’un à Rome et l’autre en Avignon. Martin Luther est impensable sans la Guerre des paysans, sans Thomas Müntzer qui le qualifiera de Dr Menteur, sans Érasme auquel il s’opposera, Luther n’est pas un humaniste, sans l’invention de l’imprimerie, sans la mondialisation, la naissance du capitalisme et de la nation allemande, l’urbanisation. Luther, c’est aussi une indéniable puissance du verbe, il était passé maître dans l’art de la communication de son époque. Chez lui les rapports entre religion et politique sont très compliqués.
Je publie le cantique ci-dessus pour annoncer que le SauteRhin consacrera un peu de temps l’année prochaine à l’ensemble du mouvement de la réforme et tout ce qui va avec. Ce texte inaugure en même temps une nouvelle rubrique et figurera en bonne place dans une anthologie de la littérature allemande à construire.
Notre Dieu est une forteresse est LE chant de Luther, un chant militant. Il l’a écrit en paraphrasant librement le psaume deus noster refigium et virtus et il en a composé la musique. On le date de 1529. L’hymne est la description d’un champ de bataille avec Zeboath=Saboath (effacé par Heine), le chef des armées célestes qui doit rester victorieux quand bien même le monde serait plein de Diables (ils ont droit à la majuscule) qui veulent nous dévorer tout crus. Luther a en quelque sorte réinventé le diable en le remettant au centre de sa théologie. Y aurait-il un dieu sans diable ? Il en voyait partout. Il est « le prince de ce monde » mais on peut le vaincre. Il est ramené comme Dieu dans la proximité du croyant.
Le cantique est qualifié par Heinrich Heine de Marseillaise de la réforme. L’expression est souvent inexactement attribuée à Friedrich Engels qui l’a effectivement reprise. Sa puissance poétique et musicale est aussi un concentré théologique. La théologie est médiatisée par le chant. Il a connu une formidable destinée musicale de Jean Sébastien Bach à Claude Debussy en passant par Felix Mendelssohn Bartholdy, Giacomo Meyerbeer, Richard  Wagner etc etc, la liste est longue.
Concentré théologique : Mit unser macht ist nichts getan = Rien ne réussit par notre seule force. Pour notre moine, les hommes ne sont pas maîtres de leur destin, ce n’est pas un humaniste. Il s’’opposera à Érasme (et d’autres) notamment sur la question du libre arbitre qu’il n’accepte pas. L’homme ne peut que si Dieu le veut. Inch Allah !
On notera que le chant peut se décomposer en deux parties, la première est comme l’écrit Heine bardée de fer. Elle marquée par un vocabulaire guerrier : forteresse, épée, armure, de champ de bataille. La seconde est marquée par le pouvoir du mot et de la parole.
Heinrich Heine crédite Luther de n’avoir pas effacé de son christianisme les histoires de la mythologie germanique ancienne :
« Luther ne croit plus aux miracles du catholicisme ; mais il croit encore à la puissance du diable. Ses propos de table sont pleins d’histoires anciennes et curieuses où il est question des tours que fait Satan, des kobolds et des sorcières. Lui-même, souvent, il crut lutter avec le diable en personne. A la Wartburg, où il traduisit le Nouveau-Testament, il fut si fortement troublé par le diable , qu’il lui jeta son écritoire à la tête. Depuis ce temps, le diable a une grande horreur de l’encre, mais peut être encore plus du noir d’imprimerie »
Le geste de l’encrier jeté contre le mur de la Wartburg fait partie des mythes allemands. Le lien imaginaire entre l’imprimerie et la magie noire se fait par le noir de l’encre.
Heine avance l’idée que si on ne comprend pas bien Luther en France c’est parce que le moine de Wittenberg est le plus allemand des grands hommes  :
« On a conçu en France une idée aussi fausse de la réformation que du principal personnage qui y figurait. La principale cause de ces erreurs, est que Luther ne fut pas seulement le plus grand homme, mais qu’il est aussi le plus allemand qui se soit jamais montré dans nos annales ; que son caractère réunit au plus haut point toutes les vertus et tous les défaut des Allemands, et qu’il représente réellement tout le merveilleux de l’esprit germanique. Il avait en effet les qualités que nous voyons rarement réunies, et que nous regardons d’ordinaire comme incompatibles les unes avec les autres. C’était à la fois un rêveur mystique et un homme d’action. Ses pensées n’avaient pas seulement des ailes, elles avaient encore des mains. Il parlait, et chose rare, il agissait aussi ; il fut à la fois la langue et l’épée de son temps. En même temps Luther était un froid scolastique, un éplucheur de mots et un prophète exalté, ivre de la parole de Dieu. Quand il avait passé péniblement tout le jour à s’user l’âme en discussions dogmatiques, le soir venu, il prenait sa flûte, et contemplant les étoiles, il se mettait à fondre en mélodies et en pensées pieuses. Le même homme qui pouvait engueuler ses adversaires comme une poissarde, savait tenir un suave et tendre langage, comme une vierge amoureuse. Il était quelquefois sauvage et impétueux comme l’ouragan qui déracine les chênes, puis doux et murmurant comme le zéphyr qui caresse légèrement les violettes. Il était plein de la sainte terreur de Dieu, prêt à tous les sacrifices en l’honneur de l’Esprit saint, il savait s’élancer dans les régions les plus pures du royaume céleste ; et cependant il connaissait parfaitement les magnificences de cette terre, il savait les apprécier, et de sa bouche est tombé le fameux proverbe :
Wer nicht liebt Wein Weiber und Gesang
Der bleibt ein Narr sein Lebenlang
Quiconque n’aime ni les femmes, ni le vin, ni le chant,
Celui-là est un sot [un fou] et le sera sa vie durant.
Bref, c’est un homme complet »
Beau portrait plein de contrastes, non ? Pas sûr que le proverbe cité soit de Luther mais ce qui compte, c’est qu’il aurait pu l’être. L’«homme complet», est celui qui a une tête et un corps, dont les pensées ont des mains, capable d’agir et de méditer. Pour Heine, qui l‘ancre au plus profond de la terre en rappelant qu’il était fils de mineur et en affirmant qu’il retrouvait souvent son père au fond du puits, Luther a libéré la sensualité.
« J’ai montré comment nous devons à notre cher docteur Martin Luther la liberté de penser dont la littérature moderne avait besoin pour son développement. J’ai montré comment il créa la parole, la langue par laquelle devait s’exprimer cette littérature ; que les belles-lettres, proprement dites, commencent avec Luther ; que ses chansons spirituelles en son le premier monument important, et qu’elles révèlent déjà tout son caractère. Quiconque voudra parler de la littérature moderne de l’Allemagne doit donc débuter par Luther, et non pas par ce bon bourgeois de Nuremberg, nommé Hans Sachs, comme il est arrivé à quelques littérateurs romantiques de mauvaise foi ».
Henri Heine De l’Allemagne
Michel Lévy Frères Editeurs
Paris 1855
Accessible en ligne
Et voici Luther aussi au panthéon de la littérature allemande.
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Les Alpes vues des Vosges

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Qui a dit que l’on ne pouvait pas voir les Alpes depuis les Vosges ? Vues je les avais mais je n’avais pas encore réussi une telle photographie jusquà cette semaine. Je l’ai prise le 6 décembre 2016  depuis le sommet dit du Wissgrut dans le sud du massif vosgien, près du Ballon d’Alsace, à une altitude de 1124 mètres. Il faut monter au dessus du brouillard, de la brume et de la pollution qui s’entassent de la vallée.
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Aslı Erdoğan : on n’enfermera pas sa voix, lire pour sa liberté

asli_erdogan3Le SauteRhin s’associe au mouvement de solidarité envers Aslı Erdoğan qui vaut aussi pour Necmiye Alpay, traductrice arrêtée en même temps qu’elle, les journalistes et l’ensemble des démocrates turcs. Je participe plus particulièrement à deux initiatives concrètes.
La première répond à l’appel lancé par Tieri Briet et Ricardo Montserrat Galindo sur Diacritik pour diffuser le plus largement, le plus fort possible, la voix de celle qu’un régime autoritaire croit pouvoir étouffer. J’ai choisi dans le recueil Les oiseaux de bois un extrait de la nouvelle intitulée Une visite surgie du passé :
Asli Erdogan Les oiseaux de bois« Au seul endroit de Genève qui rappelle Istanbul, là où le lac Léman, en se jetant dans le Rhône, s’insinue dans la ville comme la fine langue d’un serpent. Je suis sur le pont dit du Mont-Blanc, parce que d’ici – seulement par beau temps -, on découvre le massif du Mont-Blanc dans toute sa splendeur. Par un jour ensoleillé on peut compter, alignés comme à la parade, les fameux sommets des Alpes et presque toutes les montagnes de ce petit pays. Derrière moi, le Jura aligne parallèlement au lac ses petits sommets arrondis, accueillants et boisés. Ici, la Suisse et la France s’interpénètrent à chaque pas, comme les bourgades qui bordent le Léman. Tel sommet du Jura appartient à la France, tel autre à la Suisse. S’il n’y avait pas les postes-frontière, je ne saurais jamais dans quel pays je suis.
Les Alpes, aux sommets toujours enneigés et enfouis dans les nuages, vous écrasent de leur masse effrayante ; plongées dans un silence énigmatique, elles semblent les gardiennes d’un secret impénétrable. Le Jura est plus accueillant, plus proche, plus amical. La neige couvre les sommets à partir de la fin septembre et, à mesure que sa blancheur descend, les forêts changent de couleur ; elles passent du vert au rouge, puis par toutes les nuances du jaune et du brun, et enfin, après la chute des feuilles, conifères et feuillus prennent une morne teinte violacée. Les nuages qui coiffent les sommets, prenant les formes les plus inattendues, celle d’un entonnoir, par exemple, ou d’un plateau, descendent à la fin novembre et viennent se blottir entre les deux chaînes de montagnes en faisant à la ville le plus indésirable des présents : le BROUILLARD. Il reste là, obstinément, de novembre à la mi-février. Tel un amant insatiable, jour après jour, il serre Genève dans ses bras et l’étouffe sous ses baisers humides. L’hiver, cette ville n’a pas de ciel. Même l’âme d’acier des Suisses a du mal à supporter le froid, le brouillard, l’humidité qui vous pénètre jusqu’à la moelle. Le week-end venu, les gens, avides de sentir sur leur dos, ne serait-ce qu’un jour, la faible chaleur du soleil hivernal, sautent dans leur voiture et vont dans le Jura. S’ils ont la chance que les nuages soient descendus assez bas, les grimpeurs ont l’impression d’arriver dans un univers oublié, plus proche du soleil et plus hospitalier. L’air se réchauffe aussitôt, le ciel s’illumine, les Alpes resurgissent. Genève et le lac Léman sont enfouis dans la brume. Ce nuage gigantesque est si dense qu’on a l’impression qu’on pourrait sauter dessus sans s’y enfoncer et qu’on va périr étouffé dans ce lait jaunâtre.
Cette nuit, la neige qui tombait depuis deux jours s’est arrêtée, ce matin un soleil miraculeux est apparu dans le ciel et un vent soudain s’est mis à disperser le brouillard. Le temps s’est suffisamment dégagé pour me permettre, en m’arrêtant à l’entrée du jardin Anglais, de voir les petits sommets qui me rappellent les bords du Bosphore et le phare qui ressemble à Kiz Kulesi. Maintenant je vais pouvoir m’imaginer que je suis à Istanbul. Je voudrais oublier les larges rues bien propres de Genève, dont presque tous les bâtiments historiques ont été transformés en banques, en commerces ou en hôtels, les ponts blancs, la modeste cathédrale qui regarde la ville du haut de son perchoir, la petite île où Rousseau se promenait parmi les cygnes. Cette ville internationale très riche, bien ordonnée, qui m’est tout à fait étrangère, s’apprête à célébrer Noël, une fête qui ne me concerne pas. Les rues décorées, ornées d’arbres illuminés, sont pleines de chœurs chantant des cantiques, de montreurs de marionnettes, de danseurs et de clowns ; les magasins sont bondés ; partout règnent la musique et l’odeur de l’alcool et de l’argent. Dans cette ville d’Europe centrale où il n’y a ni chiens errants, ni mendiants, ni appels à la prière, ni Transports maritimes municipaux, où personne ne crache sur les trottoirs, où les autobus arrivent toujours à l’heure, où la criminalité et la misère, si elles existent, se font magistralement oublier, je suis en quête de mon passé. Je m’efforce de faire revivre ce jour vécu à Istanbul et qui n’est que le cadre de la catastrophe qui m’a frappé. Car le « 21 décembre 1990 » est un labyrinthe, un tunnel, un puits au beau milieu de ma vie. Je veux jeter un pont par-dessus l’abîme qui est le seul chemin qui mène à mon passé ».
Aslı Erdoğan : Les oiseaux de bois
Traduit du turc par Jean Descat
Actes Sud pages 42-45

 

Arrêtée à son domicile dans la nuit du 16 au 17 août, la romancière et journaliste Aslı Erdoğan est incarcérée à la prison pour femmes de Barkirköy à Istanbul. Elle risque la perpétuité pour le chef d’accusation de «membre d’une organisation terroriste armée ». De sa prison, elle avait lancé cet appel :
ChEres amiEs, collègues, journalistes, et membres de la presse,
Je vous écris cette lettre depuis la prison de Bakırköy, au lendemain de l’opération policière à l’encontre du journal Cumhuriyet, un des journaux les plus anciens et voix des sociaux démocrates. Actuellement plus de 10 auteurs de ce journal sont en garde-à-vue. Quatre personnes dont Can Dündar (ex) rédacteur en chef, sont recherchées par la police. Même moi, je suis sous le choc.
Ceci démontre clairement que la Turquie a décidé de ne respecter aucune de ses lois, ni le droit. En ce moment, plus de 130 journalistes sont en prison. C’est un record mondial. En deux mois, 170 journaux, magazines, radios et télés ont été fermés. Notre gouvernement actuel veut monopoliser la “vérité” et la “réalité”, et toute opinion un tant soit peu différente de celle du pouvoir est réprimée avec violence : la violence policière, des jours et des nuits de garde-à-vue (jusqu’à 30 jours)…
Moi, j’ai été arrêtée seulement parce que j’étais une des conseillères d’Özgür Gündem, “journal kurde”. [ …]
Cette lettre est un appel d’urgence !
La situation est très grave, terrifiante et extrêmement inquiétante. Je suis convaincue que l’existence d’un régime totalitaire en Turquie, secouerait inévitablement, d’une façon ou d’une autre, aussi l’Europe entière. L’Europe est actuellement focalisée sur la “crise de réfugiés” et semble ne pas se rendre compte des dangers de la disparition de la démocratie en Turquie. Actuellement, nous, – auteurEs, journalistes, Kurdes, AléviEs, et bien sûr les femmes – payons le prix lourd de la “crise de démocratie”. L’Europe doit prendre ses responsabilités, en revenant vers les valeurs qu’elle avait définies, après des siècles de sang versé, et qui font que “l’Europe est l’Europe” : La démocratie, les droits humains, la liberté d’opinion et d’expression. […]
Cordialement.
Aslı Erdoğan
1.11.2016, Bakırköy Cezaevi, C-9
Traduit du turc par Kerdistan
On peut lire l’intégralité de cette lettre d’Aslı Erdoğan sur le site du magazine en ligne Kerdistan.  En France et en Europe des voix se sont élevées pour demander sa libération. Une pétition a recueilli plus de 40 000 signatures. Aslı Erdoğan est devenue le symbole de la liberté d’expression bâillonnée.
En six mois 50 000 personnes ont été arrêtées. Avec d’autres intellectuels, Aslı Erdoğan paie sa défense des droits de l’homme et son engagement aux côtés des minorités.

La seconde initiative est partie de Suisse romande

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photo: Adrian Baer / NZZ
La Maison éclose, située à Lausanne, propose une action de solidarité, parrainée par Amnesty International, en faveur de l’écrivaine turque Aslı Erdoğan et toutes les victimes de l’injustice du régime d’Ankara. Cette mobilisation s’adresse à toutes les personnes qui ne peuvent assister à la répression sans poser un acte fort.
Elle prendra la forme symbolique d’un calendrier de l’Avent solidaire :
Du 1er au 24 décembre, tous les jours, à 18h, des lecteurs et lectrices liront un chapitre ou un extrait du dernier livre d’Aslı Erdoğan, Le Bâtiment de pierre, dont la traduction a paru en 2013 chez Actes Sud.
Le samedi, la lecture aura lieu à 16h.
Voir la carte des librairies y compris françaises partenaires de l’action.
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Je répondrai à Mulhouse à l’initiative de la librairie 47°Nord, qui s’est associée à l’opération,
le jeudi 1er décembre de 18 heures à 18 heures 15.
Je lirai un extrait non pas du Bâtiment de pierre mais toujours de Les oiseaux de bois, tiré d’une nouvelle intitulée Journal d’une folle.
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Avis de temps froid sur les relations humaines

Si au niveau de la planète s’installe le réchauffement climatique, le climat des relations humaines est lui marqué par un net refroidissement. Dans les temps de crise l’indifférence et la froideur croissent d’autant plus que les perspectives d’en voir l’issue sont sombres explique Götz Eisenberg dans une réflexion construite à partir d’un fait divers, un fait d’hiver. Je remercie Götz Eisenberg que les lecteurs du SauteRhin connaissent déjà pour m’avoir signalé son texte et pour m’avoir autorisé à le traduire et le publier. Je crois son avertissement important même si j’ai personnellement quelques réserves sur certains aspects. Elles sont brièvement évoquées plus loin pour inviter au dialogue.

La pétrification des cœurs
par Götz Eisenberg

Dans la Süddeutsche Zeitung des 29/30 octobre [2016], je suis tombé sur une nouvelle qui ne m’a pas lâchée depuis que je l’ai lue. Dans l’après-midi du 3 octobre, le Jour de l’unité allemande, un homme de 82 ans s’est effondré dans le hall d’une agence bancaire de Essen. Pendant les vingt minutes qui suivirent, au lieu de se préoccuper de lui, plusieurs personnes ont enjambé l’homme étendu à terre ou bien l’ont soigneusement évité. Comme on l’apprend de la part des enquêteurs, elles sont passées  en partie très près du mourant, en partie par dessus pour s’occuper de leurs propres affaires financières. Après cela, les clients ont quitté les lieux.
Sur les vidéos de surveillance, on peut, selon la police, voir comment, quelque cinq minutes après le malaise, la première personne pénètre dans le hall et ignore l’homme à terre. Celui-ci gisait au milieu de l’espace et était bien habillé, a déclaré le porte parole de la police. Il a fallu attendre que le cinquième client alarme les secours. L’homme est décédé quelques jours après son malaise. C’est sa mort qui a permis d’informer plus largement de l’incident.
La police a, entre-temps, obtenu de l’établissement de crédit la liste des personnes qui se sont livrées à des opérations avec leurs cartes bancaires. Les enquêteurs partent de l’hypothèse que toutes les personnes visibles sur la vidéo de surveillance, trois hommes et une femme, ont utilisé leur propre carte de crédit. Elles ont été, cette semaine, entendues par la police. Elles risquent, selon celle-ci des poursuites judiciaires pour non assistance à personne en danger.
Voilà donc la trace que laisse une vie dans une brève de journal. Sur la personne désormais décédée, nous ne savons, ni n’apprenons rien de plus si ce n’est qu’elle était bien habillée. Comment comprendre cette indication du porte-parole de la police ? Il sous-entendait probablement que si l’homme avait eu l’allure d’une personne démunie ou à la dérive on aurait pu comprendre le comportement des clients qui auraient pu penser c’est quelqu’un qui cuve sa cuite et auraient ainsi été excusés.
Au lendemain de la lecture de la nouvelle dans le journal, je me suis rendu dans une agence de banque pour imaginer ce qui avait bien pu se passer. Une vie s’éteint au milieu d’automates bancaires. Le vieil homme meurt de l’indifférence des autres qui sont eux-mêmes en quelque sorte des automates bancaires vivants. Une mort d’aujourd’hui, qui est aussi l’allégorie de l’état actuel de notre société. L’état de notre conscience morale se mesure à notre relation à nos semblables. Dans le hall de l’agence bancaire de Essen, il s’est révélé qu’existent entre les humains une indifférence et une absence de compassion qui laissent préjuger d’une érosion morale rapide. Si nous voulons en comprendre les raisons, il nous faudra parler d’une société adonnée à la multiplication de l’argent et qui ne connaît de valeurs que les valeurs boursières. L’argent n’a pas de morale, il s’en fout de la morale. Ceux qui ont laissés le vieil homme par terre s’avéreront être des citoyens corrects, absolument normaux. Leur absence de compassion est celle de tous, l’absence de compassion d’une société dont le seul impératif catégorique est l’optimisation et l’enrichissement privés. Tout le reste est poudre aux yeux.
Dans les décennies écoulées dominées par le néolibéralisme, nous nous sommes manifestement habitués à voir des hommes couchés par terre, sur les bancs, sous les porches. On enjambe des mendiants en allant acheter son champagne. Ces années dans le climat arctique du marché débridé ont gelé les hommes eux-mêmes, les ont insensibilisés. Voir un homme couché par terre ne provoque plus de compassion encore moins une impulsion à entreprendre quelque-chose, à aider. Compassion et aide passent pour des attributs de benêts [voir ici sur le mot Gutmensch] et sont dénigrés comme étant du fatras social. Ce matin, j’entendais un jeune homme dire dans son téléphone : pourquoi tu dis cela, les gens pensent déjà que je suis un loser. Être un loser déjà devenu une insulte usuelle entre enfants.
Ce qui s’est passé dans la banque de Essen n’est pas un cas isolé. A la fin de l’année 2015, un homme s’est effondré dans un ascenseur du métro viennois. Pendant des heures, il est resté étendu sur le sol de la cabine dans laquelle constamment des gens montaient et descendaient. Ce n’est que le lendemain que le personnel d’entretien a prévenu les secours qui ne purent que constater le décès. L’autopsie constata que l’homme était mort par intoxication à l’alcool mais qu’il aurait pu être sauvé si de l’aide lui avait été apportée plus tôt et s’il avait été mis sous ventilation mécanique. L’homme est resté allongé sur le sol de la cabine pendant cinq heures sans que personne n’ait eu l’idée d’entreprendre quelque chose.
Je me souviens d’un incident un peu plus ancien qui s’était déroulé à Munich. Des enfants avaient marché sur la glace d’un lac olympique qui s’est brisée. Sur les bords se trouvaient un certain nombre d’adultes qui ont assisté au malheur. Il ne vint à l’idée de personne d’apporter de l’aide ou au moins d’appeler des secours. Les pompiers ne sont arrivé que plus de vingt minutes plus tard mais ne purent recueillir qu’un enfant déjà mort. Ce lac est au plus profond de 1,40 mètres. Ce n’était dangereux pour aucun des adultes qui aurait décidé d’intervenir.
Comment expliquer un tel comportement ? Personne ne veut prendre de responsabilité. Personne ne veut faire quelque chose de travers. Sauter soi-même dans la brèche et porter secours a manifestement été effacé de la panoplie de nos comportements. N’avons-nous pas pour ces cas-là des personnes formées ?, disent les gens. Les experts, à l’origine appelés à compenser des insuffisances sociales, contribuent, lorsque qu’ils se sont établis comme une profession, à affaiblir le système immunitaire social en le dépossédant de ses compétences. Au bout d’un moment les gens se disent : plutôt que de faire une bêtise en voulant apporter mon aide, je laisse faire les spécialistes et je m’abstiens. Il se peut que cela contribue à expliquer les comportements des clients de l’agence bancaire de Essen ou des spectateurs autour du lac de Munich. Nous connaissons l’effet spectateur ou non-helping-bystander-effekt aussi des attaques survenues dans le métro ces dernières années. Mais ces attitudes ont néanmoins des racines sociales profondes.
La froideur des relations humaines et l’indifférence qui nous effraye tant proviennent de la forme cellulaire économique de la société bourgeoise, la marchandise. Le modèle de base de cette indifférence est formé par l’abstraction de l’échange. Pour pouvoir échanger des objets très différents, il faut faire abstraction de leur constitution matérielle concrète. Les objets ne deviennent compatibles que sous la forme de travail abstrait indifférencié. On ne peut échanger qu’en effaçant les propriétés spécifiques des objets à échanger et en les ramenant à une forme abstraite qui leur est commune. Cette forme, Marx l’appelle forme équivalent ou forme valeur. C’est là le principe qui domine la vie de l’ensemble de la société bourgeoise. L’abstraction de la valeur d’usage et sa réduction à la valeur d’échange transforment les échangeurs eux-mêmes en sujets de marchandise et d’argent équivalents et indifférenciés. Les gens deviennent de cyniques et pragmatiques machines à échanger dont les relations sont expurgées des sentiments qui les perturbent. Ils sont endurcis au sens physique et psychologique. Leur froideur est l’une de leurs caractéristiques les plus prégnantes, en froid non seulement envers la souffrance étrangère mais envers eux-mêmes. La dureté envers soi-même justifie de celle envers les autres.
C’est cela la forme de base de ce que Adorno a appelé froideur bourgeoise. Étroitement liée à la forme de la marchandise et en découlant, elle est consubstantielle à la société bourgeoise et non un ingrédient tardif surmontable, sans modification substantielle, par des appels à s’aimer mieux et à prodiguer de la chaleur aux autres. L’intolérance envers celui qui est autre, la colère contre la différence trouvent en fin de compte leur origine dans la domination de la valeur d’échange sur la valeur d’usage. Tout ce qui dérange le processus d’échange est éliminé. Aussi longtemps que des pans entiers de la société ont été soustraits à la pure logique d’échange, ils ont pu, à la manière d’une vie dans une réserve, préserver une autre manière de vivre les rapports humains orientée sur les besoins et les valeurs d’usage. Avec l’universalisation de la forme marchandise qui s’opère actuellement, l’indifférence et la froideur s’incrustent dans toutes les couches de la construction sociale et pénètrent dans les dernières pores de la vie quotidienne et dans l’intimité des mondes intérieurs. Sous nos yeux, naît un type humain de part en part capitaliste incapable de se mettre dans la peau d’autres et dont le monde intérieur est un paysage glaciaire. Ce qui est aujourd’hui encore diagnostiqué comme une pathologie de psychopathie  menace de devenir, dans un avenir proche, si rien ne change, la norme et le caractère social hégémonique.
Ce n’est sans doute pas un hasard si ces jours-ci une nouvelle version cinématographique du conte de Wilhelm Hauff, Le cœur froid, arrive dans les cinémas. C’est une étrange mais très actuelle histoire écrite par le grand écrivain romantique Wilhelm Hauff en 1827 et publiée dans son Almanach de contes. Au centre de l’histoire se trouve le pauvre charbonnier Peter Munk. Dans son pays la Forêt Noire, il vit au milieu de gens qui mènent une vie souvent rudimentaire mais digne en abattant des arbres, en flottant les troncs, au milieu de charbonniers, d’horlogers ou de souffleurs de verre. Ils produisent des choses utiles, solides qui sont certes échangeables contre de l’argent mais ne sont pas produites d’abord pour de l’argent. Ils ne vivaient naturellement pas dans un âge d’or mais dans ce que l’écrivain et cinéaste italien Pier Paolo Pasolini appelait l’âge amer du pain, qui a cependant produit sa propre culture et dignité. La pauvreté de Peter et l’utilisation dissipatrice et stupide des trois vœux que lui octroie le petit homme de verre, le jette dans les bras de Michel le hollandais, un homme d’affaire sans scrupule. Celui-ci en contrepartie de son aide s’approprie le cœur vivant de Peter en échange d’un cœur en pierre. Peter possède ainsi des bonnes dispositions intérieures pour faire des affaires, il devient avare et cupide. Il est aussi devenu incapable de rire et de pleurer, incapable d’aimer et de partager le destin des autres. Il ne ressent plus rien et passe sur des cadavres pour se garantir le succès dans les affaires. Chacun pourra lire lui-même la fin de l’histoire.
Le conte témoigne d’une situation de grande transformation sociale, d’une profonde crise des conditions de vie des hommes. L’argent et la production de marchandises s’étendent et pénètrent toutes les pores de la société. Les hommes souffrent d’une dépossession de soi [Entfremdung] croissante qui se pose comme une couche de givre sur eux et les choses. L’économie de l’argent produit de l’insatisfaction et créée le besoin de devenir vite riche. La catégorie de suffisant est remplacée par une nouvelle absence de limite. La valeur d’échange est par sa nature infinie comme l’avait déjà reconnu Aristote. Le capitalisme qui en est issu est un système qui doit être en constant mouvement, le franchissement permanent et l’abolition de toutes les limites sont dans sa nature. Dans son appétit de loup-garou (Marx) pour des sources toujours nouvelles de profit, le Capital court le risque de passer les bornes. La société capitaliste n’a pas dans un premier temps détruit l’héritage de l’époque précédente mais a utilisé cet héritage pour ses propres objectifs et en a vécu. Mais Marx devait garder raison avec sa prophétie. Le capitalisme est la force de la révolution permanente. Logiquement, il devrait finir par désintégrer même les dimensions du passé pré-capitaliste qu’il a trouvées commodes, voire essentielles pour son propre développement. Il devait finir par scier au moins l’une des branches sur lesquelles il était assis. C’est ce qui se produit depuis le milieu du siècle », écrit Eric J. Hobsbawn dans son livre sur le 20ème siècle qu’il a appelé L’âge des extrêmes.
Les sociétés capitalistes sont traversées par des temporalités différentes. Des éléments quasi-féodaux, agraires-artisanaux, de corporation ont été longtemps épargnés de la subsomption sous le Capital. Cela faisait que maint reste était fonctionnellement vital pour le Capital. La famille, l’éducation des enfants, apprendre, soigner, l’hospitalité et d’autres champs ne peuvent être soumis à la valorisation capitaliste sans préjudice en profondeur et sans perdre leurs fonctions y compris pour le Capital lui-même. L’identité humaine et, en fin de compte, aussi la force de travail humaine ne peuvent être apprêtées comme une marchandise par des marchandises.
Pour le présent, nous devons nous demander si la valeur d’échange n’est pas en passe de dévorer intégralement la valeur d’usage. S’il en était ainsi, il n’y aurait plus d’histoire plus de dialectique car celles-ci vivent de la tension et de la contradiction entre valeur d’usage et valeur d’échange. Dans le relation d’une mère avec son petit enfant, par exemple, s’est longtemps maintenu un mode de production orienté vers les besoins sans lequel le nouveau-né ne serait pas devenu un être humain avec des qualités humaines. Pouvons nous encore l’admettre sans réserve compte tenu des nouvelles formes d’abandons d‘enfant digitals numériques ? Actuellement, au nom de la mobilité et de la flexibilité, les conditions de socialisation des nouveaux nés et des adolescents sont radicalement transformées. Les enfants sont entourés d’appareils et de machines à images, une socialisation par des appareils remplace l’éducation par des êtres référents vivants et physiquement présents. Les enfants sont précipités du ventre de leur mère dans le marché débridé sans qu’un airbag familial n’amortisse le choc. Ce qui extérieurement offre encore l’image d’une famille, n’est intérieurement souvent qu’indifférence et froideur, la simple cohabitation de solitudes. Quelles sont les structures psychiques qui se développent dans ces conditions et à partir de quoi va pouvoir se développer l’estime de soi des enfants ?
Nous ne sommes pas encore complètement entrés dans le  nirvana de l’argent  (Robert Kurz). Nous sommes dans une phase de transition. Certains des processus décrits sont encore inachevés, beaucoup de choses sont encore en suspens. Mais rien que l’usage fréquent de l’adverbe encore  signale la situation précaire de ces îlots que constituent d’autres formes de vie et d’existence. Tous ces développements inégaux menacent d’être pris dans la fureur de la disparition et d’être organisés sur le modèle des dures exigences du paiement comptant (Marx). Les cœurs de bien des gens ne sont pas encore complètement pétrifiés, il existe encore de la compassion et de la solidarité comme le montrent l’engagement pour les réfugiés et celui que l’on rencontre dans d’autres domaines sociaux.
Nous devons nous poser la question : quelles attitudes humaines s’épanouissent, lesquelles s’estompent dans un climat social donné. Les qualités et capacités que nous considérons comme véritablement humaines ont besoin du soutien extérieur. C’est précisément la raison pour laquelle aussi il nous faut, tant que nous vivons dans les conditions capitalistes, un État social développé et en capacité d’agir. Tout comme les conventions de La Haye et de Genève ont tenté de définir et d’imposer des règles et limites à la guerre entre les nations, l’État social tente de contenir la guerre de tous contre tous à l’intérieur de la société. Il lui pose des limites et formule des règles qui en atténuent pour ceux qui en sont touchés les pires effets des principes du Capital et du marché. Il promeut, dans les phases où il ne se contente pas de paroles mais agit, des vertus telles que le sentiment du devoir, l’aide mutuelle et la solidarité. A l’inverse son effacement favorise les tendances, inscrites dans la société capitaliste, à l’agression, l’animosité mutuelle et l’indifférence aux autres. Il y a une différence non négligeable entre le fait de vivre et grandir dans une société dans laquelle l’on vient en aide solidairement et où l’on épaule les plus faibles et ceux qui peuvent moins et le fait de vivre  de grandir dans une société dans laquelle ils sont livrés à la misère et deviennent, qualifiés de losers, l’objet de railleries et de mépris. L’Autre, le semblable, devient dans ces conditions un concurrent ennemi en surnombre, finalement un non humain à qui l’on refuse toute compassion et tout soutien. On s’habitue à ce que le bonheur des uns s’accompagne du malheur des autres : le bonheur c’est quand la flèche touche le voisin.
Nous n’y sommes pas encore mais nous devons faire des efforts si nous voulons un renversement de tendance. Il faut renforcer les processus orientés vers les besoins que le Capital n’a pas réussi à enterrer. Nous devons nous référer aux dommages causés par le principe du Capital et empêcher que ne meurent de froids les sentiments humains qui restent. Dans les temps de crise, l’indifférence et la froideur croissent d’autant plus que les perspectives d’en voir l’issue sont sombres. Mais quand le courant froid (Ernst Bloch) se répand, en général les torches ne sont pas loin. L’étranger et l’étrangeté sont des proies faciles pour des foyers d’incendie autour desquels de trompeuses et fausses communautés d’esprit réchauffent leurs mains froides ainsi que nous pouvons l’observer depuis deux ans, tous les lundis, à Dresde.
Nous devons opposer à cela un véritable courant chaud. Courants froid et chaud prennent naissance au centre de la société, ce qui se passe aux marges en est issu. C’est pourquoi nous avons besoin d’une économie solidaire, d’une économie du bonheur (Pierre Bourdieu) dont le but serait non pas le profit mais la satisfaction des besoins humains. Sur cette base pourrait naître une société où l’intégration sociale et les relations sociales reposeraient sur des formes de coopération solidaire et d’amour du prochain vécu au lieu d’une socialisation a-sociale par le marché et l’argent. Nous ne sommes pas encore pleinement des humains, nous sommes des pas-encore-humains rabaissés et rabougris par la société de classe. Dans le meilleur des cas, nous sommes des êtres qui s’efforcent d’atteindre à des relations humaines. Quand une humanité enfin parvenue à la raison aura aboli l’argent et la production de marchandises et qu’aura été introduite une économie orientée sur les besoins sensibles et sur les critères de soutenabilité, il se pourrait qu’alors les hommes acquièrent des traits véritablement humains et se mettent à s’intéresser les uns aux autres. Personne ne devrait plus alors mourir seul au milieu de distributeurs de billets de banque.
Götz Eisenberg
Traduction : Bernard Umbrecht
La version allemande du texte est parue dans le quotidien Junge Welt du 12-13 novembre 2016

Quelques remarques rapides pour amorcer le dialogue

L’économie du bonheur, selon Pierre Bourdieu serait une économie qui prendrait acte de tous les profits, individuels et collectifs, matériels et symboliques, associés à l’activité (comme la sécurité), et aussi de tous les coûts matériels et symboliques associés à l’inactivité ou à la précarité (par exemple, la consommation de médicaments : la France a le record de la consommation de tranquillisants) (Pierre Bourdieu, Contre-feux, Paris, Raisons d’agir, 1998).
Il n’y a pas, me semble-t-il de capitalisme sans valeur d’usage, il en faut pour qu’il y ait marchandise donc profit. Le succès de Google repose bien sur le fait qu’il produise de la valeur d’usage. Et, de mon point de vue, il y a bel et bien une limite aux capacités d’échange, c’est celle de la solvabilité. Sans pouvoir d’achat, il n’y a pas non plus de marchandise et de profit. Je crois important d’insister sur la responsabilité des pouvoirs publics dans ces domaines non comme une instance moralisante mais comme celle qui organise pratiquement la solidarité. Je pense cependant que la restauration d’un état social ne suffit pas. Il faut une convention internationale sur la guerre économique mondiale. Par ailleurs, si l’État social est en crise, c’est parce que le capitalisme consumériste est en crise. Celui-ci ne me paraît pas restaurable même si on n’arrête pas de vouloir nous le faire croire. Il faut inventer un autre modèle de société qui intègre – et permette à la société d’adopter et de s’approprier – la révolution digitale.
Le Cœur froid, de Wilhelm Hauff, a fait l’objet d’une adaptation radiophonique de Walter Benjamin : Au pays des voix, il existe aussi une Forêt Noire,…

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Heiner Müller/Essai biographique (4) : Menton rond, menton pointu

Heiner Müller raconte à Alexander Kluge une histoire de menton rond qu’il n’avait pas et de menton pointu, le sien, et comment il a rêvé de sa mère en Érinye. Suite de notre essai biographique en feuilleton.
Heiner Müller et sa mère

Heiner Müller et sa mère

Extrait de Alexander Kluge  : Müller im Zeitenflug / Actualité des métamorphoses d’Ovide
Heiner Müller : Enfant j’avais lu un roman de Mirko Julisch, c’était des romans de chefs d’armées, du genre Hannibal et tout cela, il y avait dans l’un de ces romans une phrase qui m’a affectée, elle parlait de Scipion. « Il avait le menton rond des chefs d’armée ». Je ne peux pas prétendre avoir un menton rond. Cela m’avait beaucoup affecté à l’époque, à l’âge de dix ans, de ne pas pouvoir devenir chef d’armée parce que j’avais un menton rond. [Müller dit cela en se marrant, bien entendu, ce que l’on ne perçoit pas du tout dans les transcriptions écrites] J’ai peur de la fondation, c’est ma peur, je crois. Mais cela veut dire aussi que je suis contraint à l’art, à l’écriture.
Alexander Kluge : Un expert en masculinité dirait que c’est une réaction féminine.
Müller : Parfaitement exact, c’est clair.
Kluge : Les fondateurs sont autres, Thésée qui tue des géants, fonde des villes etc, ce sont des fondateurs. Et on ne veut pas être coupable. Comme il est dit chez Claudius [Matthias Claudius]: Je ne souhaite pas en être responsable. C’est un instinct collectif qui a quelque chose du planteur. Si tu devais décrire ta mère et toi sur cette image. Est-ce que tu te souviens quand a été prise cette photographie ? Tu portes des bretelles.
Müller : Oui des bretelles bavaroises, je porte une culotte bavaroise.
Kluge : et ta mère, très jeune
Müller : et très autoritaire, dans le regard, comme ça…
Kluge : Énergique
Müller : Oui, oui. Cela exprimait naturellement aussi sa peur d’être photographiée, d’où cette fixité et ce regard dans cette attitude. Mais il y a autre chose aussi. Il y a un pouvoir dedans.
Kluge : Un pouvoir soignant.
Müller : Oui, oui.
Kluge : Es-tu son messager ?
Müller : Il y a de ces questions. Il s’est trouvé que j’avais rêvé d’elle peu avant qu’elle ne meure. Elle est morte il y a six mois, et c’était un rêve étrange, terrible aussi. Mais je ne savais pas que c’était elle. J’ai rêvé qu’une vieille femme aux cheveux blancs se dirigeait vers moi, en Furie. Quand je me suis réveillé, je savais que c’était ma mère.
La maman en vieille Erinye. On trouve trace de ce rêve dans les archives sous forme d’une association de mots clés (HMA 4476). Le texte rapporté par Peter Staatsmann dans Theater des Unbewussten (Le théâtre de l’inconscient) –Stroemfeldverlag, page 56 – est écrit à la main.
Dream
Meine Mutter die alte Erinnye
Mit dem Feuerhaken (glühend) Furie
Lachend
In meine Schulter / die einen glühenden Feuerhaken
lachend in meine Schulter schlägt
(Du bist mein Sohn)
Dream
Ma mère la vieille Érinye
avec le tisonnier (incandescent) Furie
Riante
Dans mon épaule : qui avec un tisonnier incandescent
en riant frappe dans mon épaule.
(Tu es mon fils)
Le travail du rêve dans l’écriture de Heiner Müller pour un théâtre du rêve est un sujet en soi que je n’aborderai pas ici. Je m’en tiens à des fragments (auto)biographiques sachant que l’autobiographie est un roman. On voit dans cet exemple ce travail du rêve qui est toujours aussi un travail sur le mythe s’esquisser. Ici le mythe des Érinyes.
Les Érinyes, ou Euménides chez les Grecs qui sont Furies chez les Romains sont des divinités de la vengeance. Elles sont nées, d’après Hésiode, de la Terre fécondée par une goutte du sang provenant de l’émasculation d’Ouranos. Ce sont de puissantes forces obscures chargées de châtier – en rendant folles leurs victimes – les crimes susceptibles de troubler l’ordre social, moral, de surveiller les enfers et d’y terrifier, voire d’y torturer, les âmes des mort. Elle sont trois Allecto, Mégère et Tisiphone. Elles sont impitoyables.
Ainsi chez Ovide,
«  Tisiphone saisit une torche ensanglantée, revêt, implacable, une robe que rougit un sang encore humide, prend en guise de ceinture un serpent ondoyant »
Plus loin :
« Elle s’assit dans l’entrée, et, étendant ses bras entrelacés de nœuds de vipères, secoua ses cheveux ; on entendit le bruit des vipères agitées, les unes couchées sur ses épaules, d’autres glissant sur sa poitrine ; elles sifflent, vomissent leur venin, et dardent leurs langues ». (OVIDE, MÉTAMORPHOSES, LIVRE IV. Source bilingue)
Le venin provoque la folie.
Heiner Müller éprouve un sentiment de culpabilité envers sa mère, de même d’ailleurs envers son père comme nous le verrons également. Heiner Müller qui avait de grandes difficultés relationnelles avec elle qui était revenue en RDA après le décès de son mari n’a pas réussi à les surmonter pour lui rendre visite à l’hôpital. A Alexander Kluge dans un autre entretien, il raconte :
« C’était assez idiot, je ne l’ai plus revue. Nous étions en Italie et nous avons entendu qu’elle a été hospitalisée, en unité de soins intensifs, sous perfusion. Lorsque nous sommes revenus – c’est un sentiment de culpabilité chez moi, il m’a fallu deux jours pour me réacclimater et je ne lui ai pas rendu visite. Lorsque le troisième jour j’ai voulu y aller elle était déjà morte ».
Elle est décédée de 27 avril 1994 à l’âge de 89 ans.
Au début de l’entretien, Heiner Müller évoque un roman lu à l’âge de 10 ans dans lequel le héros est décrit comme  pourvu d’un menton rond. Dans la retranscription l’auteur est nommé Mirko Julisch. Il s’agit probablement de Mirko Jelusich, écrivain autrichien (1886-1969) auteur entre 1929 et 1939 d’un César, Cromwell, Hannibal (1934), Henri le Lion. Adhérent du parti nazi, propagandiste de l’Anschluss, il a été un personnage clé de la politique culturelle nazie en Autriche.
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Otto Dix à Colmar dans la proximité et la distance avec Matthias Grünewald

Rencontre littéraire et picturale autour de la relation de deux peintres de l’épouvante, l’auteur du Retable d’Issenheim, Mathias Grünewald, au 16 eme siècle, et Otto Dix, le peintre des guerres du 20ème siècle. D’abord avec un texte de la poétesse coréenne Kza Han qui, écrit en 2001, semble anticiper une visite de l’exposition qui se tient actuellement et que je suis allé voir au Musée Unterlinden de Colmar et dont on trouvera ensuite un compte rendu partial. Je remercie Kza Han pour m’avoir transmis son texte et plus encore pour m’avoir autorisé à le publier.
Otto Dix : "Ecce Homo II avec autoportrait derrière les barbelés", 1948

Otto Dix : « Ecce Homo II avec autoportrait derrière les barbelés », 1948

De hautes erres

Nuit close, le mal du pays se délivre du joug. Le regard perdu dans l’infini des cieux où la fleur bleue à peine éclose disparaît aussitôt, Novalis se murmure : « Où allons-nous ? Toujours à la maison. »
Dans le chaudron de Stalingrad semblable au cerveau en calotte glaciaire les soldats allemands célèbrent la Noël. Seules ces psalmodies s’emparent du champ de bataille illuminé de blanc : « Nous avons perdu notre pays natal à Stalingrad… », tel est le thrène d’Alexander Kluge. Sans écho, l’irrépressible nostalgie cherche en vain le chemin de retour. « Stalingrad, no man’s land ou le rire insensé du courage ! » Asger Jorn dissout en vain toutes les couleurs de l’antique peinture d’histoire dans le blanc de l’Ouest, blanc mat de la mort, sans retour au blanc de l’Est qui monte de la matité à la brillance. Stalingrad vit le huis clos à perte de vue, à force de rire aux éclats, crevassé de rouge et de noir, criblé de blanc. Si le noir imprime la volonté de vivre, le blanc exprime la volonté de mourir.
Vaguant à travers la Vendée dévastée par la Révolution – retour d’un astre au point d’où il est parti – Hölderlin s’éprouve au feu céleste, à la violence de l’élément, à la virtuosité guerrière. « Frappé par Apollon », une fois de retour au pays natal, il médite sur le « nationel » devant sa fenêtre éclairée de lumière philosophique :
Ihr Blüthen von Deutschland, o mein Herz wird
Untrügbarer Krystall, an dem
Das Licht sich prüfet, wenn           Deutschland und gehet
Beim Hochzeitreigen und Wanderstrauss.
Vous floraisons d’Allemagne, ô mon cœur devient
Infaillible cristal auquel
La lumière s’éprouve, si         Allemagne et s’en va
Dans la ronde nuptiale et le bouquet d’errance.
Derechef tournant le dos à Nürtingen où « tous les lieux sacrés de la terre sont réunis autour d’un lieu », il s’achemine vers l’olivier de Provence, arbre de lumière.
« Die Philosophie ist eigentlich Heimweh – Trieb überall zu Hause zu seyn. » / « La philosophie est proprement mal du pays – pulsion d’être partout à la maison ».
Cette contemplation nocturne, Novalis la recueille dans Le Brouillon Général qu’il considère comme sa bible. Quelque part des lézards enlacés sous la pierraille sont entrés en sommeil d’hiver avant de s’éveiller au printemps.
Chargé d’exécuter les panneaux d’un grand retable loin de Würzburg, sa ville natale, Grünewald parvient au couvent d’Issenheim en Alsace. Dans son atelier, corps à corps, il combat avec le corps du Christ semblable au corps des paysans frappés de l’ergot dont le ventre ne cesse d’enfler, les bras et les jambes se noircissent de tubercules éclatés. Pour les uns, Mathias Gothardt-Neithardt, pour les autres Mathis Grün ou Matthias Grünewald, obombré de sa sombre forêt, il appose sa signature ; toujours il enlace M et G, parfois surmontés de N, entre deux points, à équidistance, comme s’il voulait former une croix. Pour éviter tout contact avec les malades couverts de plaies sans les priver pourtant de la faveur du sacrement, on les plaçait au fond de la nef séparée par le grillage, puis par la barrière. S’y frottant le corps putréfié, ils s’abandonnèrent au corps stigmatisé du Christ en croix dans l’incommensurable vide. Le retable, est-ce l’étable où ils renaîtront après leur mort ?
Une fois de retour dans son pays natal, soupçonné d’être partisan de la guerre des paysans, il abandonne la cour d’Aschaffenburg. Mélancolique, solitaire, contemplatif, Mathis Grün erre çà et là, vivant de la vente d’onguents préparés selon une recette du couvent d’Issenheim. Parvenu à Halle où il veut construire une fontaine, il meurt de la peste avant d’être enfoui dans une fosse commune envahie d’herbes folles, hors les murs de la ville. Parmi les biens qu’il laisse ici bas en signe de passage figurent les habits de cour rouge carmin, costumes gris-violet ou rouge-violet, pantalon jaune d’or, chemises brodées d’or, anneaux et joyaux, un fichu de damas, pinceaux, une profusion de couleurs, terres et pigments alchimiques… Un volume avec vingt-sept sermons de Martin Luther, un panneau de retable : crucifixion avec Saint-Jean et la Vierge Marie.
Le retable d’Issenheim de Grünewald quitte pour toujours la chapelle votive gardée par des anges musiciens pour le couvent d’Unterlinden, pour l’Alte Pinakothek. En trophée de guerre, on l’exhibe en 1918 devant une foule avide de souffrance, d’angoisse, de consolation, avant qu’il ne retourne à Colmar au bout de deux ans de séjour captif à Munich. « La guerre est nouveau commencement », sous ce mot d’ordre, Otto Dix s’engagea pour le front en 1915, emportant avec lui la Bible et le Gai savoir de Nietzsche. Lui qui aspirait corps et âme au retable d’Issenheim, il parvient en 1945 au camp de Logelbach près de Colmar, comme attiré par un irrésistible champ d’attraction. Menant chaque jour la vie de prisonnier de guerre, il peint « La Madone aux barbelés » pour la chapelle du camp, dans un garage, dans un atelier ? Au sortir de la deuxième guerre mondiale, une fois de retour dans son pays natal, il s’attelle à « Ecce Homo » en écho à Ecce Homo de Nietzsche :
— sie kreuzigen den, der neue Werte auf neue Tafeln schreibt, sie opfern sich die Zukunft, sie kreuzigen alle Menschen-Zukunft !
— ils crucifient celui qui inscrit de nouvelles valeurs sur de nouvelles tables, ils se sacrifient l’avenir, ils crucifient tout avenir d’humains !
Voici « Ecce Homo II » : dans un rets de barbelés deux hommes sont pris. Mis à nu, troué de balles, l’un est agenouillé, la tête de l’autre émerge de nulle part, sans ciel ni terre. Sous une lumière violemment contrastée, leurs mains s’effleurent.
« Être à la maison, c’est en être réchappé » — tu retournes à Nantes au bord de la Loire, laissant en arrière Logelbach, rivière de ton enfance, tandis que je traverse en autobus la zone aéroportuaire de Roissy, ce no man’s land qui annule le natal et l’étranger. Sur la colline de mon enfance, nulle mélopée funéraire ne se répercute d’écho en écho, nulle fleur de pêcher ne s’éparpille au vent printanier. Dans la prunelle de nos yeux se reflètent les ombres du puits, de la chaumière, de la rivière, du chemin de terre, des vergers disparus. Cependant que les jeunes pousses d’acacia transpercent la montagne des ancêtres, hérissant d’épines l’accès, mon oncle dit sans détour : « Tout ça, c’est une montagne d’argent. »
« Le rêve est une seconde vie » — par une porte entrebâillée, je regarde ma mère et ma sœur desceller les tommettes de notre mansarde à la lueur d’une lampe à huile de ricin, y enfouir un baluchon détrempé d’antique lœss avant de repartir sans mot dire. Là où les restes de mon père sont ensevelis est mon pays natal.
Kza Han
( R.A.L. n° 75, 3e trimestre 2001)
traces-erratiques

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Cours de vie
KZA HAN est née en 1942 à Jungup, haut lieu des révoltes paysannes, dans le sud-ouest de la Corée ; elle a grandi à Bong San Dong, lieu de séjour de l’Oiseau Jaune au centre de la Corée, berceau du confucianisme. Licence de français à l’Université des Langues Étrangères de Corée (1964). Boursière du gouvernement français (1964-1968), elle prépare le professorat à l’IPFE, dans une aile de cette Sorbonne dont le fronton porte « Liberté, égalité, fraternité ». À la suite de Maïakowski, Lautréamont, Artaud, Jorn,… elle s’initie à la dérive, au dépassement de l’art et de l’économie politique (1965-1967). Maîtrise de Lettres Modernes sur Samuel Beckett (Nantes, 1974). Apprentissage de l’allemand en compagnie de F. Hölderlin, J. Roth, F. Nietzsche, A. Kluge… (1974-2007), tous ceux qui se risquent pour la perception, l’invention, la destination.
En 2007 paraissent en français, allemand, coréen Six comètes / Sechs Kometen consacrés à Alexander Kluge (revue Maske und Kothurn, Vienne). Douze corps célestes, ensemble pictural et poétique (français, allemand, coréen) consacré à Alexander Kluge, fut conçu par le peintre et plasticien 3D Ekkehart Rautenstrauch et la poète et traductrice entre l’automne 2009 et l’automne 2011. Cet ensemble a été présenté en 2012 à la Cité des Congrès de Nantes (Printemps des poètes, Occident / Orient), réalisé en janvier 2013 par la revue en ligne TK-21 (n° 18). Kza Han participe régulièrement à TK-21, cf. notamment : Ainsi s’en revient l’écho (ensemble poétique et iconique consacré à la Corée), Amers entre ciel et terre (n° 42) et Le 11, c’est le nombre du Tao (consacrés à l’île d’Yeu)…
Otto Dix est encore très peu connu en France. Sa reconnaissance a été tardive. Il y a peu de ses œuvres dans les musées nationaux. Je garde le souvenir de l’exposition Allemagne, les années noires en 2007-2008, au Musée Maillol, qui présentait plus d’ une centaine de dessins, aquarelles, tableaux des années 1913 à 1930, tous plus saisissants les uns que les autres. Dix y était en compagnie de Max Beckmann, Georges Grosz, Ludwig Meidner, images de la Grande boucherie de 14-18 et de la vie quotidienne sous la République de Weimar pendant que se préparait la tuerie de masse suivante. J’avais surtout en tête donc le journal de guerre – la première – d’Otto Dix. Je n’avais pas pris conscience qu’il avait aussi participé directement à la seconde.
L’exposition Otto Dix au Musée Unterlinden à Colmar ne fait pas seulement événement du point de vue d’une connaissance plus complète mais encore non exhaustive de l’œuvre du peintre, il s’y ajoute qu’il y est dans la proximité avec Mathias Grünewald et son célèbre Retable d’Issenheim, un polyptyque d’une puissance incomparable. Il ne s’agit pas seulement d’une proximité entre les salles du musée mais d’une proximité dans l’œuvre. Celle-ci a une longue histoire et n’est pas seulement formelle.
A gauche, Otto Dix,"Portrait d'un prisonnier de guerre"(1945) ; à droite un détail du Retable d'Issenheim

A gauche, Otto Dix, »Portrait d’un prisonnier de guerre »(1945) ; à droite un détail du Retable d’Issenheim

Lorsque Otto Dix peint ce Portrait d’un prisonnier de guerre (Otto Luick) en 1945, après avoir fini de fabriquer des portraits du Général De Gaulle, on sait avec précision qu’il a vu le Retable d’Issenheim à Colmar. Il y était lui-même prisonnier de guerre – de l’armée française – (et ce jusqu’en février 1946) dans des conditions éprouvantes, car «beaucoup d’entre eux vont mourir de faim, de froid et de mauvais traitements ». Les barbelés prennent la place de la couronne d’épines autour d’une même souffrance. Dix qui avait été enrôlé dans le Volkssturm en mars 1945 puis fait prisonnier en avril lors de l’avancée des troupes françaises au-delà du Rhin, vit l’expérience du camp d’internement. La couleur de l’uniforme des garde-chiourmes et leur nationalité, en l’occurrence, ici, française n’y change rien : derrière ces barbelés, on faisait fouetter jusqu’au sang des prisonniers par des prisonniers pour un morceau de pain volé.
Dix écrira à sa femme Martha en septembre 1945 :
« J’ai vu deux fois le Retable d’Issenheim, une œuvre impressionnante, d’une témérité et d’une liberté inouïes, au-delà de toute ‘composition, de toute construction, et inexplicablement mystérieuse dans les relations qu’elle entretient avec ses différents éléments ».
Ils auraient pourtant pu se « rater » une nouvelle fois. Le Retable avait été mis à l’abri dans le Périgord d’où les nazis l’ont rapatrié à Colmar après l’armistice de 1940, puis il fut protégé des bombardements alliés au Château du Haut-Koenigsbourg avant de retrouver le musée Unterlinden, où il était présenté depuis 1853. Il y fut à nouveau fut exposé à partir du 8 juillet 1945.
Otto Dix, né en 1891, l’avait-il vu avant ? On ne le sait. Qu’il en ait entendu parlé est quasi certain tant cet œuvre était devenue à partit de 1919 une « icône du patrimoine allemand ».
En 1916, la société Martin Schongauer, gestionnaire et fondatrice du Musée Unterlinden refuse d’envoyer le Retable à Berlin pour une exposition consacrée à l’art allemand. En février 1917, le polyptyque est expédié à Munich officiellement pour restauration. Il sera exposé, comme l’écrit ci-dessus Kza Han, «  en trophée de guerre » – c’était du moins l’intention des organisateurs- dans l’Alte Pinakothek de Munich. Mais entre temps, le Christ de Grünewald était devenu « prolétaire », la révolution de novembre 1918 était passée par là. Rien n’indique que Otto Dix ait vu le Retable à Munich. L’œuvre sera de retour à Colmar en septembre 1919. Le peintre avait été démobilisé en décembre 1918. Car la guerre, il avait voulu la voir et il l’avait vue d’on ne peut plus près. Il en a rendu compte avec un réalisme terrible comme d’une crucifixion des peuples. Avec ce même réalisme qu’il admirait chez Grünewald chez qui le Christ n’a rien d’un « danseur de ballet, beau et net, merveilleusement bien lavé » avec un turban d’épines tout beau tout net, il a la couronne défaite.
En 1918, paraissait en allemand les Trois Eglises et trois primitifs de Joris-Karl Huysmans dans lequel l’écrivain et critique d’art français écrit dans le texte consacré au Retable  :
« Avec ces buccins de couleurs et ces cris tragiques, avec ces violences d’apothéoses et ses frénésies de charniers, il vous accapare et il vous subjugue ; en comparaison de ces clameurs et de ces outrances, tout le reste paraît aphone et fade »
Cela pourrait s’appliquer à Otto Dix également.
La première partie de l’exposition concerne la réception du Retable d’Issenheim en Allemagne. Elle commence avant l’exposition de Münich et même avant la Première guerre mondiale. On y trouve notamment une crucifixion de Max Ernst qui date 1913, en fait une démultiplication de croix dans un ciel très obscurci, très sombre.
« Grünewald apparut dans l’art allemand comme le Christ de sa résurrection de Colmar » (Wilhelm Michel)
Il y devient comme « le saint protecteur » de la renaissance de l’art allemand dans la catastrophe. Cette renaissance vaut en son temps pour l’ingénieur hydraulique Mathias Grünewald lui même. Le Retable a été peint entre 1512 et 1516, période de guerres  et de folies, de profonds bouleversements, à l’approche de la Guerre des paysans. C’est aussi ce quelque chose qui semble unir les deux peintres par de là leur filiation formelle :
« Tout comme Grünewald avait réagit à la crise du début du 16ème siècle, Dix répond à la grande rupture culturelle de l’histoire allemande avec la sensibilité d’un sismographe, en imaginant des représentations nouvelles tant par le style que par la technique et le thème traité »
(Christoph Bauer : Otto Dix peint le Christ, mais lequel ? Catalogue de l’exposition page 75)
Les thèmes bibliques « sont des symboles de moi-même et de l’humanité » disait Otto Dix. Si pour Grünewald pointait la possibilité d’un renouveau du christianisme par la Réforme à venir, ne peut on imaginer que pour Otto Dix, lecteur de Nietzsche dès 1911, à l’âge de 20 ans, Dieu ait été mort ?
La découverte la plus étonnante pour moi est peut-être, dans cette optique, cette image mécréante de l’annonciation :
Otto Dix : "Annonciation (Urte)" 1950

Otto Dix : « Annonciation (Urte) » 1950

La nouvelle que l’ange Gabriel annonce à cette très jeune fille, presque une enfant, ce qui correspond à une vraie lecture du récit biblique dans lequel elle a douze ans, la laisse désemparée. Elle est craintive et semble dire à l’ange : je ne comprends rien à ce que tu m’annonces là, ce n’est pas une bonne nouvelle du tout. Paradoxalement, cette image de la distance avec Grünewald est celle qui sert pour l’affiche de l’exposition. Cette dernière gagnerait peut-être à exprimer mieux une pédagogie des différences comme elle le fait des ressemblances.

L’invisible tranchée

Un tableau devenu invisible, Tranchée (1923) fit de Otto Dix, par delà le scandale qu’il provoqua dans une Allemagne qui déjà se préparait à la prochaine guerre,  l’équivalent d’un nouveau Grünewald. Ils sont unis dans l’épouvante.
Otto Dix : "Tranchée" 1923

Otto Dix : « Tranchée » 1923

Cela se confirmera à l’évidence avec le triptyque La guerre qui en précise aussi les différences :
Otto Dix : Le triptyque de "La Guerre" 1932

Otto Dix : Le triptyque de « La Guerre » 1932

Contrairement à ce qu’il pourrait apparaître, dans les tableaux de Dix il n’y a pas d’abord Mathias Grünewald mais le vécu de Dix qui cherche à s’exprimer. Avec le triptyque ci-dessus, il réagit à l’oubli qui commence à s’installer en Allemagne. Je ne crois guère à l’idée cyclique de l’éternel recommencement. Quand bien même le jour recommence, nous ne sommes pas le lendemain ce que nous étions la veille. Et surtout, le jour ne se relève pas pour tout le monde comme on peut d’ailleurs le constater. Et comme le montre aussi le tableau Flandres peint en hommage à Henri Barbusse :
Otto Dix : " Flandres"

Otto Dix :  » Flandres »

Cette peinture fait référence à un passage du livre Le Feu
« A la place où nous nous sommes laissés tomber, nous attendons le jour. Il vient, peu à peu, glacé et sombre, sinistre, et se diffuse sur l’étendue livide.
La pluie a cessé de couler. Il n’y en a plus au ciel. La plaine plombée, avec ses miroirs d’eau ternis, a l’air de sortir non seulement de la nuit mais de la mer.
A demi assoupis, à demi dormants, ouvrant parfois les yeux pour les refermer, paralysés, rompus et froids, nous assistons à l’incroyable recommencement de la lumière ».
(Henri Barbusse : Le Feu (Journal d’une escouade) 1916. chap XXIV L’Aube)
Le « recommencement de la lumière » n’est pas une résurrection.
Il fallait tout de même oser peindre un tel tableau en 1934-36 en Allemagne. Dire à partir de là que Otto Dix est apolitique et non engagé comme cela est dit dans le catalogue ne veut vraiment et strictement rien dire. Il sera très vite après cela mis à l’index des dégénérés par les nazis
Le troisième étonnement enfin pour clore le partial compte-rendu de notre visite, en espérant vous avoir incité à effectuer la vôtre, porte sur l’extension  du domaine de la crucifixion à Friedrich Nietzsche :
Otto Dix : "Le crucifié (Nietzsche)" 1969

Otto Dix : « Le crucifié (Nietzsche) » 1969

« J’ai lu Nietzsche dès 1911 et me suis confronté en profondeur à ses points de vue. C’est pourquoi j’ai été en colère quand les nazis l’ont instrumentalisé, quand ils l’ont, avec leur théorie totalitaire du pouvoir, compris de travers, …n’ont pas voulu le comprendre » (Otto Dix)
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