Heiner Müller/Essai biographique (3) : Une petite enfance sous la terreur nazie

« Je suis restée à la maison pendant quatre années. Je n’ai pas travaillé. Mon mari était fonctionnaire et avait un emploi à la municipalité d’Eppendorf. Il était social-démocrate, les autres agents municipaux étaient tous de tendance nationale conservatrice [Deutschnational]. Et j’étais la seule parmi leurs femmes à avoir été à l’usine. Mon mari a dit qu’il ne voulait plus que j’aille à l’usine et que maintenant que j’avais Heiner je devais rester à la maison. Quatre années pendant lesquelles Heiner a eu la belle vie ».
Je reprends le témoignage de la mère de Heiner Müller là où nous l’avions laissé après le récit de la naissance. Les quatre premières années de « belle vie » seront aussi celle de la montée en puissance du nazisme.
Ella Müller :
« (…) 1933, en janvier. Il y avait là quatre hommes et mon mari, ils ont été invité chez un communiste et ils ont discutés. Les femmes n’ont pas été admises. D’une manière ou d’une autre, ils s’étaient procurés des armes, secrètement, chacun avait une arme. D’abord, ils ne nous ont rien raconté. Plus tard, ils nous ont dit : nous sommes une troupe secrète. Ils voulaient comment dire… se défendre, résister. Mais tout est allé trop vite après. Car nous avions l’école de Hammer à Hammerleubsdorf et il y avait la SS qui était là depuis un moment déjà. Ils ne pensaient pas qu’il y aurait une telle issue. Ils se disaient : bon les partis se disputent, on verra qui l’emportera et ça allait continuer ainsi. A partir du jour où la SS a traversé martialement Eppendorf, nous avions compris … »
Le père de Heiner Müller avait été un temps membre du SPD, parti social-démocrate, ainsi que de l’organisation paramilitaire la Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold qui avait été créée en 1924 pour défendre la République de Weimar. En 1931, il quitte le SPD pour la SAP, Sozialistische Arbeiter Partei, le Parti socialiste ouvrier ou Parti socialiste des travailleurs auquel adhérera à l’âge de 17 ans, la même année, un certain Herbert Frahm, plus connu plus tard sous le nom de Willy Brandt. La SAP rejetait la compromission social-démocrate tout autant que la dictature du prolétariat. Elle réussira à exister un peu en Saxe sans vraiment parvenir à s’implanter. Ils seront parmi les premiers à se faire arrêter après « la prise de pouvoir » – légale – par les nazis le 30 janvier 1933. Kurt Müller en sera l’un des responsables pour Eppendorf. Dès le 31 janvier, la mairie de la ville avait été occupée par la SA, les « chemises brunes », sections d’assaut, troupe paramilitaire créée par Hitler. Des élections – les dernières – allaient avoir lieu le 5 mars.
La Saxe était le territoire (« Gau ») le plus densément peuplé de l’Allemagne du IIIème Reich avec 347 ha au km2 pour une moyenne allemande de 140. On y dénombrait 1 nazi pour 22 habitants. Après Berlin, la Saxe comptait aussi le plus grand nombre de femmes engagées sous la croix gammée. Cela témoigne d’une forte osmose entre la NSDAP, le parti nazi, et la population. Dès avant 1933, s’étaient mis en place en Saxe de forts groupes hitlériens. Ils se sont développés après la prise de pouvoir en janvier 1933 qui a conduit à l’élimination des velléités d’opposition et la construction de nombreux camps de concentration. Le sinistre tribunal du Reich était installé à Leipzig, le tribunal militaire à Torgau. La capitale de la Saxe, Dresde était un concentré de tout cela. Pendant la seconde guerre mondiale, la Saxe est devenue le centre de production militaire du IIIème Reich, Leipzig produisait des fusées, Chemnitz des mitrailleuses et Plauen des chars. Le « gau » sera très tôt un bastion de formation des cadres de l’hitlérisme. C’est à cela que fait référence Ella Müller en parlant de « l’école de Hammer ». L’ école de cadres dirigeants de la SA sera inaugurée en présence du chef de la SA Ernst Röhm, en février 1932, à Hammerleubsdorf. Elle devait en particulier « endurcir » les partisans de l’armée de guerre civile nationale-socialiste sur le plan physique et idéologique et « former des chefs employables ». 80 et au maximum 120 personnes pouvaient assister aux premiers cycles de cours d’une durée de trois semaines. Des institutions mises en place immédiatement après « la prise de pouvoir » par les nazis offraient des capacités analogues : en mai 1933, un centre se créée à Sachsenburg, près de Chemnitz et, à Frankenberg, une école de cadres féminins. Plus tard, à Augustusburg, s’installera le centre de formation de la NSDAP de Saxe. (Source : Mike Schmeitzner Totale Herrschaft durch Kader? – Parteischulung und Kaderpolitik von NSDAP und KPD / SED. En français : Domination totale par les cadres ? Ecoles de formation des partis et politique de cadres de la NSDAP et du Parti communiste allemand / SED . Accessible en ligne en allemand)
On fait largement silence. là-dessus aujourd’hui encore dans la région, on s’étonne alors de voir la peste brune repointer son nez.
Dans un « feu roulant de rassemblements et de parades militaires», l’expression est de Kurt Müller, le mouvement nazi arrive à Eppendorf. Les appels et efforts pour s’y opposer restent vains.
Le 9 mars 1933, 15 militants du SPD et du SAP, dont Kurt Müller, sont arrêtés et placés en Schutzhaft (« internement administratif préventif »)
Ella Müller :
« Dans la nuit, à trois heures du matin. Ils ont d’abord éclairé les fenêtres de la chambre à coucher avec une lampe torche, puis ont ouvert la porte du jardin et se sont mis à frapper. Pas aux fenêtres, elles pouvaient casser. Ils ont frappé avec leurs crosses contre la porte de la maison, puis ils sont entrés. Je n’avais pas d’autre choix que de leur ouvrir.
Mon mari devait les accompagner. Moi, je voulais lui faire encore un petit déjeuner, quelque chose à boire et à manger. Rien, il n’a besoin de rien. Dehors.
Puis mon mari a encore voulu entrer dans la chambre de Heiner, il ouvre la porte et se prend un coup sur le côté. Ils sont partis. Dans la nuit, ils ont passé tout le village au peigne fin.
… Heiner a compris ce qui arrivait. Il a entendu ce qu’il se passait. C’est pourquoi il refusait de m’accompagner dans le moindre magasin. C’était terrible. Il criait : je ne rentre pas là avec toi. Il me tirait en arrière et pleurait : maman n’y va pas, ils viendront me chercher aussi. C’était étrange, il voyait des nazis partout.
Alors que mon mari était déjà en camp, j’ai fait une demande de visite. Je n’ai eu l’autorisation qu’au bout de plusieurs mois. Nous avons pris le tramway jusqu’à Plaue-Bernsdorf où était le camp. Il n’y avait pas encore de bus. Il y avait le tramway à Eppendorf. Nous avons fait un bout de chemin en tramway puis à pied. Loin à pied, je m’en souviens. Le camp était une ancienne usine. Ou une salle de sport ? Un bâtiment en longueur. Nous étions debout dehors, il y avait une grande place. Peut-être avait-ce été un pré ou quelque chose comme cela. Il y avait beaucoup de monde et j’étais venue avec mon Heiner. Ils étaient tous debout sur la place mais à côté de chacun d’entre eux il y avait encore un homme de la SA, on ne pouvait pas parler. Je ne savais pas…Seul Heiner a parlé avec son père…»
D’abord rassemblés dans la salle du conseil de la mairie d’Eppendorf, les prisonniers avaient été transférés sans ménagement, le 17 mars à Plaue, où une salle de gymnastique avait été transformée en salle de torture. Le lieu sera fermé fin mai, début juin et ses occupants internés au premier grand camp de concentration en Saxe, à Sachesenburg, une ancienne filature, au pied du château.
En haut à gauche la relève de la garde au camp de concentration de Sachsenburg en 1934. Vue du même endroit en octobre 2015.

En haut à gauche, la relève de la garde au camp de concentration de Sachsenburg en 1934. Vue du même endroit en octobre 2015.

Nous sommes au tout début de la mise en place du système concentrationnaire nazi. Au lendemain de l’incendie du Reichstag, le 27 février 1933, Hindenburg promulgue le décret-loi sur « la protection du peuple et de l’état » qui renforce la procédure d’ « internement administratif préventif » facilitée par l’instauration d’un « état de siège civil » supprimant toute garantie de libertés individuelles. « La procédure devient très vite l’arme suprême de l’internement, le justificatif légal de la terreur contre les adversaires du nouveau régime.[…] Aucune justification de l’internement n’est plus à donner et aucune perspective de jugement n’existe plus. La procédure et la durée de l’internement restent aux mains de la seule police des laenders. » Cela ne durera pas. Le camp plus ou moins improvisé de Sachsenburg sera dissous au profit de Sachsenhausen et Buchenwald. L’organisation des camps sera centralisée par la suppression de l’autonomie des laenders alors que la Gestapo prendra progressivement le contrôle de la procédure d’internement. « Conséquence de la Nuit des longs couteaux, les camps passent sous le contrôle de la SS qui, du même coup, capte à son unique profit l’usage de la Schutzhaft ».(Robert Steegmann : le camp de Natzweiler-Struthof. Seuil)
Ella Müller :
… On dit toujours qu’Eppendorf avait été un bastion de la gauche. Grâce à la vie des associations, les ouvriers, etc. Qu’un village ait à ce point sombré…Il n’y avait plus que des nazis. Et parfois je me suis dit, mon Dieu, à quoi cela t’avance-t-il ? J’ai dit parfois à mon mari. Tu t’es engagé pour tous, pour les ouvriers, etc. Cela n’aurait pas été nécessaire, tu avais un métier comme fonctionnaire et tout, tu as dû tout subir. Et les autres ? J’ai souvent dit cela. Et c’est de nouveau comme ça aujourd’hui, malheureusement dois-je dire. Tu dois participer et rester tranquille, sinon tu es foutu…
…1935, Heiner avait 6 ans, nous sommes allés à Bräunsdorf, cela se trouve près de Limbach-Oberfrohna. Parce que j’avais été prévenue que la famille devait quitter Eppendorf et que mon mari ne devait plus remettre les pieds au village. Je suis donc allée à Bräunsdorf et j’ai demandé à pouvoir m’y installer. Les parents de mon mari y avait leur propre maison et ils ont été d’accord. Mais pas volontiers. Trois frères de mon mari était des membres disciplinés du parti nazi et deux sœurs étaient des jeunes filles nazies strictes. Il n’y avait qu’un frère sourd-muet qui était encore à la maison et encore une sœur âgée de vingt-six ans, elle était neutre et non membre du parti. La mère de mon mari était dans la ligue des femmes nationales-socialistes et avait reçu la croix d’honneur de la mère allemande. Et c’est auprès de ces gens-là que j’ai mendié un accueil. Je n’y ai rien vécu de bon car j’étais toujours, dans la famille, la rouge. Il n’y a que le petit Heiner qui me faisait pitié. Il voulait toujours aller chez son papa.
…Nous étions donc à Bräunsdorf, mon mari était toujours au camp et je ne trouvais pas de travail. J’ai accompagné un paysan voisin aux champs et je recevais de temps à autre, du lait, des œufs et un peu de beurre. C’était très peu. J’ai à cette époque souvent fait de la soupe d’ortie avec des œufs. Après plusieurs mois, j’ai reçu un soutien, 250 marks. Mon mari avait été fonctionnaire et membre de leur fédération et c’est de là que venait l’argent. Mais secrètement. Il y a même eu une fois une enveloppe contenant 500 marks. Sans expéditeur. Je me suis beaucoup occupée de Heiner. Il était tout ce qui me restait. Et lui ne cessait pas d’attendre son papa…
…Plus tard le camp où était mon mari a été dissous, il a été libéré. Mais il n’est pas rentré tout de suite. Il devait encore accomplir un travail disciplinaire dans la construction de l’autoroute. Cela a duré encore puis il fut de retour.
Nous avons pu avoir un logement à Bräunsdorf chez un camarade de classe de mon mari. C’était un tailleur et un fils de policier. Il avait construit une petite maison.
Il y avait là encore d’autres camarades de classe de mon mari qui tous ont été solidaires avec lui, rien à dire. Il n’y a dans le fond pas eu de difficultés. Peut-être était-ce dû au fait que les parents de mon mari, mes beaux-parents donc étaient membres du parti Tout comme le père du camarade de classe, le policier. Il habitait en face. [….] »
Ella Müller. Erinnerung der Mutter (Souvenir de la mère) recueilli par Thomas Heise in Explosion of a memory. Heiner Müller DDR Ein Arbeitsbuch Edité par Wolfgang Storch Edition Entrich Berlin 1988 pages 247-249 (Traduction : Bernard Umbrecht)
J’ai choisi de privilégier le récit de la mère de Heiner Müller, peu connu ou du moins peu utilisé en Allemagne et quasi inconnu en France. On la sent à la triple peine, seule avec son fils, dépourvue de ressources, dans un contexte de peste brune. Je reprendrai cependant cet épisode du point de vue du fils. Le moment de terreur vécu lors de l’arrestation du père est une scène fondatrice de son théâtre.
Mes remerciements à Patrick Müller de l’association culturelle de Frankenberg qui m’a accompagné à Sachsenburg et Freiberg.
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Brecht et la bonne âme Merkel

Bertolt Brecht peut-il nous aider à comprendre ce qu’il se passe actuellement dans la politique allemande ? Dans un essai remarqué, paru dans l’hebdomadaire die Zeit, Bernd Stegemann, chef dramaturge à la Schaubühne de Berlin, pense que oui et convoque pour cela la pièce de Brecht écrite à la fin des années 1930 : La bonne âme de Se-Tchuan. Comme la bonne âme du théâtre, celle de la politique, Angela Merkel, a besoin pour rester bonne que quelqu’un se charge de la sale besogne.
Cette réflexion est un autre éclairage qui s’ajoute à ceux déjà évoqués dans un précédent post. J’avais pour ma part déjà tenté d’ôter à politique allemande son voile de bonne vertu dans Sainte Angela, priez pour nous, question reprise également dans Disruption et bien pensance.

Rappel de la parabole de Brecht dans La bonne âme de Se-Tchuan

Le résumé est de Bernd Stegemann :
« Shen Té qui avait reçu des Dieux [en remerciement pour son hospitalité] une importante somme d’argent pour faire le bien ouvre un débit de tabac. Comme les pauvres de la ville ont connaissance de sa bonté, la boutique est très vite envahie de nécessiteux et menacée de faillite. Pour pouvoir continuer à rester bonne, Shen Té invente un cousin Shui Ta pourvu de suffisamment d’insensibilité. Il rétablit la situation en se servant des moyens habituels de la concurrence et de l’exploitation.. La parabole se termine par la grossesse de Shen Té et un procès contre Shui TA accusé d’avoir assassiné la bonne Shen Té. Shui Ta peut aisément démontrer au tribunal que Shen Té et Shui TA ne font qu’une seule et même personne. Les mauvaises circonstances l’ont contraint à se couper en deux. La leçon est aussi simple que réaliste : pour pouvoir être bon dans un monde mauvais il y a besoin de l’aide de quelqu’un de mauvais. La seule chose qui pourrait lever cette contradiction [on est encore un peu là dans une vieille dialectique] serait non pas la bonté individuelle mais la révolution de la réalité mauvaise. »
Le vilain cousin Shui-Ta de la bonne âme Merkel a trois visages : les Etats des Balkans qui verrouillent leurs frontières, la montée en puissance de l’extrême droite, et le prestataire de service, la Turquie. Le plan concocté est d’un « cynisme perfide » car la politique d’accueil a un coût qui est transféré sur les marges pour ne pas déranger les nantis dans leurs bons sentiments. La bonté a des externalités négatives qu’on ne saurait avoir devant sa porte.
On lira ci-dessous ce qui me paraît être l’extrait le plus intéressant de ce texte. Entre crochets, je pointe de mon point de vue quelques réserves. Je pense qu’il y a d’autres raisons pour l’extrême droitisation que l’afflux de réfugiés. Son amorce était d’ailleurs antérieure. Les germanophones pourront retrouver le texte intégral en allemand ici.

En quoi consiste le coup politique ?

« En quoi consiste le coup politique qui permet jusqu’à présent au gouvernement Merkel d’effacer toutes les conséquences de sa politique et d’apparaître comme la seule instance humanitaire ? Le jugement moral est tellement fortement soudé à la sommation politique que chaque critique envers les conséquences de la politique d’accueil devient immédiatement immorale et cataloguée de droite. La montée rapide de l’AfD [Alternative pour l’Allemagne] s’explique essentiellement, par une dialectique involontaire, ainsi. S’il n’est plus possible d’avoir une opinion autre que celle de la chancelière sans passer pour être un extrémiste de droite, alors l’un ou l’autre le devient. Les conséquences de l’absence d’alternative, qui jusqu’à présent n’était observables que chez nos voisins européens sont arrivées chez nous. La montée de forces extrémistes en raison de la politique d’austérité merkelienne a un effet boomerang sur l’Allemagne.
On ne peut pas prêcher la fluidification néolibérale de toutes les règles, accepter la précarisation massive et ensuite damner moralement ceux qui ne veulent plus participer à la course dans laquelle les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres. Le tour de passe-passe de la politique néolibérale consiste à avoir occupé positivement et de manière inattaquable la notion de modernisation. Ouverture sur le monde, multiculturalisme et globalisation ne sont pas seulement des impératifs pour les couches moyennes supérieures mais aussi des mots de combat contre les peurs des couches inférieures, dont le boulot ne permet pas de travailler aujourd’hui à Berlin et demain à Dubai.
Que le parti dont l’électorat bénéficie des revenus les plus élevés en profite le plus est une évidence. L’affirmation selon laquelle il s’agit chez les partisans des Verts des contemporains les plus moralement conscients a parfaitement masqué sa contradiction interne. Si en tant qu’universitaire, on vit dans l’appartement dont on est propriétaire, il est très gratifiant de promouvoir une culture de l’accueil, et de se pincer le nez sur ceux qui protestent contre un foyer de réfugiés qui est construit dans leur ghetto. Que derrière la propagande d’ouverture au monde se cache aussi le démontage de toutes les règles sociales qui régulaient un peu le capitalisme ne peut être formulé qu’au prix de passer pour un passéiste ou dans le cas de la culture d’accueil d’être taxé de droite.
[…]
Dans un système politique dans lequel à l’exception de Die Linke tous les partis établis argumentent à partir de la même base idéologique, il n’est qu’une question de temps jusqu’à ce que se constitue une force contraire qui conteste le consensus.Que cette opposition radicale se nourrissent actuellement de ressentiment et de populisme montre le degré d’étiolement atteint par la pensée et l’argumentation des partis de gauche aujourd’hui. Ils ont renoncés lors de la crise financière en 2008 déjà à proposer des alternatives pour l’économie et ils se montrent incapables aujourd’hui de libérer l’idéologie néolibérale de la politique de Merkel de son voile moral. Il reste donc à craindre que Slavoj Zizek n’ait raison quand il pronostique que toute révolte de droite n’a lieu qu’en l’absence de révolution socialiste [Pour ce qui me concerne je ne sais trop en quoi cela peut consister une révolution socialiste. Peut-on croire encore au bon vieux renversement dialectique ?].
Ce n’est que si nous parvenons à séparer les conséquences économiques de la globalisation des exigences morales des vainqueurs de l’ordre dominant que pourra s’élaborer une politique réaliste. […] »
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Heiner Müller/Essai biographique (2) :
Du pays des Koboldes et des Indiens (Petite suite)

Erreur sur Moïse ?
Sixième et Septième livre de Moïse Edition de Johann Scheible, Philadelphia 1853

Sixième et Septième livre de Moïse Edition de Johann Scheible, Philadelphia 1853

« Le cinquième livre de Moïse jouait également un grand rôle dans les Monts métallifères, [l’Erzgebirge]. Il y avait des gens dont on savait qu’ils possédaient le cinquième livre de Moïse et qu’ils pouvaient ensorceler. A Bräunsdorf, on avait découvert une paysanne dans l’étable d’un voisin avec à la main le livre de mauvaise augure. Les vaches ensorcelées donnent du mauvais lait ou crèvent. »
Heiner Müller : Krieg ohne Schlacht. Eine Leben in zwei Diktaturen Suhrkamp Verlag
Ce passage de ce qu’il est convenu d’appeler l’ « autobiographie » de Heiner Müller, je l’avais effacé de mon précédent texte qui s’efforçait pourtant de caractériser l’univers social et de croyances dans lequel baignait l’entourage de Heiner Müller. Je l’ai fait parce que je n’arrivais pas à le décrypter. Je ne saisissais pas le rapport entre le livre de Moïse et la sorcellerie. Les choses s’éclairent cependant avec l’hypothèse d’une erreur. Mes remerciements à Thomas Lange et Lionel Richard pour m’avoir mis sur cette piste. Personne n’avait, jusque là relevé le mystère, ni les intervieweurs, ni les éditeurs, ni le traducteur.
Je noterai d’abord que Müller ne change pas de ton pour raconter cette histoire de sorcière, on ne sent pas de différence sceptique ou ironique avec les autres éléments du récit. Pourtant, il venait d’évoquer une fâcherie avec son grand-père qui avait prétendu voir sortir un lutin par la cheminée du voisin.
Le cinquième livre de Moïse, le Deutéronome, parle bien de magie mais c’est pour en prévenir les pratiques :
« Que chez toi, l’on ne trouve personne immolant par le feu son fils ou sa fille, ni nébuleux astrologues, ni devins, augures, magiciens, conjurateurs, spirites, voyants ou nécromanciens. Yhwh abomine quiconque se livre à de telles pratiques …. »
(J’utilise la nouvelle traduction de la Bible parue chez Bayard en 2001)
Il n’y a rien dans le cinquième livre de Moïse ni dans l’ensemble du Pentateuque qui permettrait d’expliquer le passage cité. Il y a bien un rapport entre Moïse et la magie. Il est dans la manière dont il a triomphé des magiciens de l’Égypte. Et avec quelle maestria : le bâton transformé en serpent, l’eau en sang, les crapauds, la vermine, la grêle, etc…. Cela est décrit dans le Livre 2, l’Exode. Moïse serait en quelque sorte le Dieu des magiciens bien qu’il appelle clairement et sans appel à les éliminer.
« On tuera les sorcières » (Exode 22, 17)
L’existence d’un livre 6ème et 7ème de Moïse ouvre une autre perspective et pointerait une erreur de Müller s’appuyant ou non sur une confusion dans l’esprit des gens dont il rapporte le souvenir. Il s’agit là d’un Moïse plus proche du Dr Faust que de l’ancien testament. Très tôt dans l’histoire, Moïse a servi d’autorité pour la diffusion d’écrits de magie. Il existe ainsi un papyrus du 4ème siècle, faisant partie des Papyri Graecae Magicae, intitulé le Huitième et dixième Livre de Moïse. (Source Wikipedia en allemand). Il y en aura même un 11-12 et 13 ème.
Dans un premier temps, il fallait faire partie de l’élite lettrée pour pouvoir lire les éditions ultérieures qui circulaient. Elles étaient en effet écrites non seulement en latin et en grec mais nécessitaient aussi des connaissances en hébreu et en araméen pour en décrypter les recettes. Avec les débuts de l’industrie du livre les choses changent. Se diffusent alors des grimoires. Et l’un de ceux-ci a pour titre 6 ème et 7ème livre de Moïse.
Stephan Bachter a consacré sa thèse de doctorat de philosophie, accessible en ligne, intitulée Anleitung zum Aberglauben [Superstition mode d’emploi]/ « aux livres de magie et à la diffusion de « savoirs » magiques depuis le 18ème siècle ». Il a étudie la propagation des pratiques magiques à travers leur transmission livresque notant d’ailleurs que les recettes qu’ils contiennent sont le plus souvent suivies à la lettre et font très peu appel à de l’imagination, de la créativité. Ce n’est qu’à partir de la fin du 17ème siècle que les grimoires sont accessibles en langue vernaculaire. Ce sont des compilations de formules magiques. On trouve sous un même titre de nombreuses variantes. Ils contiennent à la fois des poisons et des remèdes. J’ai retenu par exemple cette recette pour se délivrer d’un philtre d’amour : boire dans une chaussure imprégnée de la sueur du pied. Bien entendu, les éditeurs pas fous ne garantissent pas l’efficacité des remèdes
La croyance en l’existence d’un complément au Pentateuque était soigneusement entretenue et Moïse servait d’argument de vente.
Goethe a fait l’acquisition pour la Bibliothèque de Weimar d’une Biblia magica qui correspond à ce que par ailleurs on appelait le 6ème et 7ème livre de Moïse dont une première édition date de 1797 C’est ce 6.et 7. Liber Mosis qui semble-t-il sert de base aux compilations futures. En 1853 paraît chez un antiquaire et éditeur de Stuttgart, Johann Scheible, qui avait semble-t-il en ces matières un sens des affaires assez prononcé un livre avec le titre suivant :
„Das sechste und siebente Buch Mosis, das ist Mosis magische Geheimkunst, das Geheimnis aller Geheimnisse. Wort- und bildgetreu nach einer alten Handschrift mit 23 Tafeln. Samt einen wichtigen Anhange”
traduit :
« Le sixième et septième livre de Moïse, c’est l’art magique secret de Moïse, le secret de tous les secrets, en images et en mots fidèle à un ancien manuscrit avec 23 tables et une importante annexe ».
Il a aussi édité entre autre un Doktor Johannes Faust’s Magia naturalis et innaturalis ….

Edition de Johann Scheible, Philadelphia 1853

On joue clairement, comme le montre cette édition française en vente partout aujourd’hui, avec l’image de la Bible, les tables de la loi pour vendre de l’obscurantisme. Le livre est ainsi présenté :Pour la première fois en France une œuvre de haute magie trouvant sa source en Égypte, comprenant 23 tables et sceaux des anges et archanges, des esprits planétaires et des esprits des éléments.
Quand le capitalisme devient religion il surpasse tout le monde.
Je n’entre pas dans le détail des relations complexes et ambiguës du nazisme et de l’occultisme. Je relève simplement, dans la thèse citée, la référence à une razzia sur les livres de magie après le passage en Angleterre de Rudolf Hess traité par la propagande nazie de fou, folie mise sur le dos de ses contacts avec les astrologues et autres magnétiseurs.
En 1956, en RFA, une plainte avait été déposée contre le 6 et 7ème livre de Moïse pour escroquerie et pour atteinte à la loi de lutte contre les maladies vénériennes. Pour combattre la syphillis, il était en effet recommandé de s’enfoncer jusqu’au cou dans le purin de cheval. L’éditeur a été condamné en première instance et le jugement cassé en seconde.
Nous voici rendu fort loin du petit texte de Heiner Müller que je cherchais à interpréter.
Cela règle-t-il la question posée par l’hypothèse d’une erreur ? Pas sûr.
Bien entendu ce que dit le poète dramaturge allemand correspond bien au contenu des 6ème et 7ème livre de Moïse. Reste à comprendre l’expression de Cinquième livre de Moïse. Je ne mettrais pas ce bémol à ce qui précède si je n’avais découvert l’existence d’un autre filon que le filon éditorial, un filon minéralogique appelé Fünf Bücher Moses Gang ou Grube, [littéralement Mine 5 Livre de Moïse] un filon de calcite. Est il appelé ainsi parce qu’il forme de petites pyramides ? Ou pour une autre raison ? La pierre qui marque l’ouverture de la mine porte la date de 1711. Elle est située non pas dans les Monts métallifères mais dans le Harz. Au St Andreasberg.
L’existence possible d’un telle expression dans l’esprit des gens ou dans la culture populaire nous permet de laisser la question entr’ouverte.et de ne pas fermer la conclusion sur la seule hypothèse même probable d’une erreur.

 

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Heiner Müller/Essai biographique (2) :
Du pays des Koboldes et des Indiens

 

« Je suis né au plus profond, au plus bas, de l’Ardistan, un enfant chéri de la misère, du souci et du chagrin. Mon père était un pauvre tisserand.
[…]
Je suis né le 25 février 1842 à Ernsttal, une petite ville pauvre de tisserands des Monts métallifères … »
Karl May : Mein Leben und Streben [Ma vie et mes efforts] accessible en ligne en allemand
Karl May mêle, en l’espace de deux paragraphes, deux lieux de naissance, l’un dans le pays mythique l’Ardistan, le pays de la terre (en dialecte alémanique ardäpfel = pomme de terre) qu’il oppose au Djinistan, le pays des esprits, l’autre dans le pays réel situé en Saxe, dans les pré-Monts métallifères [Erzgebirge]. Dans ce qui suit, je vais essayer de définir ce que l’on pourrait appeler l’Ardistan de Heiner Müller qui relève un peu des deux. C’est d’ailleurs ce dernier qui, dans ce que l’on appelle son « autobiographie », fait signe vers l’auteur de littérature populaire qui a en Allemagne la célébrité d’un Alexandre Dumas, Karl May l’inventeur de Winnetou, la figure utopique de l’indien de Saxe. Heiner Müller précise en effet au détour d’un propos que son père à lui avait habité quelque temps, après sa période d’apprentissage d’employé de mairie, à Ernsttal, « la ville natale de Karl May ». Il poursuit, façon Karl May : «  Il [le père] habitait en meublé chez une veuve de fonctionnaire qui essayait de lui inculquer les bonnes manières de se tenir à table. Il ne savait tout simplement pas qu’on ne mangeait pas les petits pois avec un couteau .»
La « trame d’enfance » pour reprendre le titre d’un roman de Christa Wolf que dessine Heiner Müller consiste à répartir dans une géographie sociale singulière, celle de la Saxe artisanale et industrielle, les traits de portraits d’ancêtres mêlés à des histoires de parjure mais aussi d’apparitions de fantômes, de lutins – les monts métallifères sont un pays minier – et de sorcellerie formant son univers mental.
A l’exception du père, agent de la fonction publique territoriale, sorti de la condition ouvrière par le goût de la lecture et de l’écriture, Heiner Müller est issu d’un milieu d’artisans et d’ouvriers de l’industrie, et aussi, en remontant encore un peu plus loin dans la généalogie de paysannerie. Eppendorf est une ancienne petite ville industrielle située à l’ouest de Chemnitz, la Manchester saxonne dont il ne reste rien si ce n’est une perceptible nostalgie. En témoignent ces agrandissements de cartes postales décorant le salon de chasse de l’unique hôtel – Prinz Albert – de la ville.
Reproduction d'une carte postale de la filature d'Eppendorf

Reproduction d’une carte postale de la filature d’Eppendorf

A côté du textile, il y avait à Eppendorf une célèbre usine à chaussures.
Usine Chaussures Eppendorf
Aux alentours, un paysage à la Suisse, forêts prés vaches, nous sommes dans des altitudes de quelques 500 mètres au-dessus du niveau de la mer.

La Saxe, « creuset » de l’Allemagne

Quelques généralités pour commencer sur cette Saxe qualifiée de « creuset allemand » par Michel Espagne :
«… La Saxe est l’un des territoires où, au XIXe siècle, l’industrialisation qui devait si profondément marquer l’image de l’Empire wilhelminien a été la plus rapide. C’est donc une région qui au XVIIIe et au XIXe siècle a très intimement œuvré à l’affirmation d’une identité nationale allemande en fournissant nombre des symboles indispensables à cette identité. […] »
La Saxe était un pays ouvert sur le monde et traversée de flux étrangers.
« De 1697 à 1763, avec quelques brefs intervalles, l’électeur de Saxe était roi de Pologne. On avait donc affaire à une entité regroupant un pays slave et un pays germanique. Catholique dans une région qui, avec l’Université de Wittenberg, était un berceau de la Réforme, le roi de Pologne et électeur de Saxe restait particulièrement à l’écoute de l’Italie romaine dont la présence à Dresde apparaît aussi évidente que celle de la communauté des huguenots à Leipzig. […] Confrontée aux ambitions de la Prusse non seulement durant la guerre de Sept ans mais encore au moment du traité de Vienne et lors de la guerre prusso-autrichienne, la Saxe est à la fois une région au cœur du processus de constitution de l’identité allemande et un territoire peu fiable, soupçonné de trahir. Si l’événement fondateur de la bataille des Nations se déroule sur son territoire, l’attitude de la Saxe y est pour le moins ambiguë. Le prince électeur ne doit il pas d’avoir reçu le titre de roi de Saxe à sa bonne entente avec Napoléon ? Cette ambiguïté de la Saxe qui, avec son ministre Beust, penche dans les années 1860 du côté de l’Autriche, ou du moins d’une confédération des États d’Allemagne centrale, se poursuit durant le processus d’unification de l’Allemagne. La présence d’une social-démocratie très forte place encore le pays en décalage par rapport aux tendances de l’Allemagne wilhelminienne. Alors que la Saxe fournit une large part des symboles de l’identité allemande, elle apparaît comme décentrée, légèrement marginale dans le processus de constitution de cette identité.»
(Michel Espagne : Le creuset allemand Histoire interculturelle de la Saxe XVIIIè-XIXè siècles Puf/Perspectives germaniques Paris 2000, pages 3-4)
La Saxe alliée de Napoléon jusqu’au milieu de la Bataille de Leipzig, dite Bataille des Nations,revanche des Hohenzollern sur la Révolution française selon Marx, a payé un lourd tribu aux guerres napoléoniennes. Sur les 23.000 saxons ayant participé à la Campagne de Russie, seuls 3000 seraient revenus.
Si l’enfance de Karl May était fortement marquée par l’artisan tisserand, celle de Heiner Müller sera différente en ceci : L’industrialisation est entre temps passée par là.
« Le développement des manufactures en Saxe mais aussi le nombre particulièrement élevé d’artisans, le niveau de formation de la population a soutenu l’effort d’industrialisation. En 1861, le nombre d’artisans pour 10 km2, très élevé, est 1,67 fois celui du Pays de Bade, 2,4 fois celui de la Rhénanie, 4 fois celui de la Silésie, 8,2 fois celui de la Poméranie et 10,2 fois celui de la Prusse orientale. Cette qualification permet dès le début du XIXe siècle une extension rapide du nombre d’usines. Entre 1800 et 1810, 38 sont fondées en Saxe, puis 27 entre 1811 et 1817, puis 59 entre 1818 et 1826, puis 67 entre 1827 et 1830. L’industrialisation apparaît très rapide dès le début du siècle, en particulier dans le domaine textile puisque en 1846 on trouvait sur le territoire de la Saxe les deux tiers de toutes les broches allemandes, soit près de trois fois le nombre des broches en service sur le territoire prussien ».
(Michel Espagne oc pages 159-176)
La Saxe est le berceau du mouvement ouvrier allemand et de la social-démocratie, une atmosphère dans laquelle ont baigné les parents qui ont marqué la prime enfance de Heiner Müller.
L’arrière grand père paternel du poète était, selon le biographe Jan-Christoph Hauschild, ce que l’on appelait ein Quersack Indianer, littéralement un Indien à la besace en bandoulière, c’est à dire qu’il partait vendre sa propre production de chaussettes et de bas jusqu’à 100km à la ronde, son sac de marchandise en bandoulière sur l’épaule. Avec le grand père paternel, on passe de l’artisanat au monde de l’usine. Il était ouvrier bonnetier dans une usine textile. Heiner Müller le situe parmi l’aristocratie ouvrière bien que l’industrie textile n’aie pas figuré parmi l’aristocratie ouvrière étant rapidement avec le développement du machinisme l’industrie la plus prolétarisée occupant femmes et enfants. Mais il y avait à l’intérieur de cette dernière des métiers plus « nobles » que d’autres. Ce grand-père-ci avait été soldat pendant la Première guerre mondiale. « Il n’en a jamais parlé ». Ce qui selon l’observation de Walter Benjamin était le cas assez général :
« Ne s’est-on pas aperçu à l’armistice que les gens revenaient muets du front ? non pas enrichis mais appauvris en expérience communicable. Et quoi d’étonnant à cela? Jamais expérience n’a été aussi foncièrement démentie que les expériences stratégiques par la guerre de position, matérielles par l’inflation, morales par les gouvernants. Une génération qui avait encore pris le tramway à chevaux pour aller à l’école se trouvait en plein air, dans un paysage où rien n’était demeuré inchangé sinon les nuages; et, dans le champ d’action de courants mortels et d’explosions délétères, minuscule, le frêle corps humain. » (Walter Benjamin Le narrateur)
Encore le tramway à chevaux évoque-t-il un phénomène urbain. Le décalage était probablement encore plus grand à la campagne fut-elle industrialisée. Heiner Müller se souviendra de ce grand-père à Verdun.
A son retour de la guerre, il a épousé une servante originaire de Bavière. A leur propos, se racontait une histoire de « parjure ». Le grand père avait juré sur la Bible à la grand mère n’avoir connu aucune autre femme avant elle ni avoir eu d’enfant.
Du côté des arrières grands parents maternels, on trouve par contre de riches paysans présentés comme tricheurs et incendiaires. Ils s’incendiaient les fermes pour tromper les assurances. Sont évoquées des histoires de suicide par pendaison. Ils ont déshérité leur fille qui a, contre leur avis, épousé un compagnon cordonnier « d’une couche sociale très inférieure » (H.M.), qui plus est orienté social-démocrate. Bruno Ruhland est le grand père d’Eppendorf. A l’âge de 13 ans il s’occupe de sa mère couturière devenue aveugle. Avant la première guerre mondiale il travaille dans l’usine de chaussures. Après, dans la construction de ponts tout en continuant à ressemeler, « un coin de la cuisine lui servant d’atelier ». Ce grand père là jouera un rôle important. Il emmène son petit-fils préféré à la cueillette de champignon élément essentiel parce que gratuit de nourriture, lui laisse une place devant son établi où il passe de long moments pendant les vacances scolaires.
«  Heiner a tellement joué au cordonnier, Heini, le préféré de son grand père a enfoncé avec son marteau une quantité innombrable de clous dans une vieille chaussure tendue sur une tringle pour le plus grand plaisir de son grand père. »
(Extrait d’une lettre de Ella Müller cité par Jan-Christoph Hauschild dans sa biographie)
Ce dernier possédait aussi d’anciens journaux sociaux-démocrates du début du siècle « matière principale » des lectures de son petit-ils, « à dix, douze, treize ans ». On y publiait de la littérature et on y discutait de Nietzsche.
On se souvient de la chanson Heinerle, Heinerle, hab kein geld (Petit Heiner, petit Heiner, n’ai point d’argent) évoquée dans l’épisode précédent. Une question d’argent provoquera une « violente » dispute entre le grand père et le petit fils. Ce dernier à l’occasion d’une promenade aux champignons voulait monter dans le téléphérique. Le grand-père, qui n’avait pas d’argent pour cela, a tenté de brouiller cet enjeu en affirmant que quand on est un homme, on ne prend pas le téléphérique. Faut croire que l’enfant n’a pas été dupe.
Autre source de conflit avec le grand-père l’existence de koboldes, le Männel [petit homme], un lutin domestique qu’il prétendait avoir vu sortir de la cheminée du voisin et auquel le petit fils n’a pas cru. Ce dernier commente ainsi dans ses souvenirs :
« Le Männel était une arme dans la concurrence entre les paysans, il pouvait ensorceler la vache du voisin et stimuler la production de lait de la sienne »
Dans cet univers mental dans lequel baignent les parents et les grands parents de Heiner Müller qui  tous, sans forcément y croire aimaient, à raconter des histoires s’ajoute à celles de sorcelleries, la croyance à la bonne fortune. Celui-ci a la forme d’un oncle d’Amérique milliardaire qui aurait à sa mort fait des villages des Monts métallifères dont il était originaire ses héritiers. Anticipant son arrivée, et la guettant même du haut des clochers, l’argent avait été dépensé. Il a servi notamment à construire une piscine à Eppendorf. N’est-ce pas une histoire à la Karl May ?
Nous sommes au pays des koboldes et des indiens.
Ce grand père a fait le sujet d’un texte littéraire. Heiner Müller exprimera à ce propos quelques regrets pour avoir l’avoir traité de manière trop rigoriste et dogmatique, partisan. Mais je ne parlerai pas des textes littéraires ici, dans la biographie, préférant renvoyer à la biographie lorsque je parlerai des textes littéraires.

Les grands-mères

Avant de clore ce chapitre quelques mots sur les grands mères avec lesquelles les relations étaient beaucoup plus froides : « l’une ne me voulait pas, l’autre m’était étrangère ». Heiner Müller était un garçon chétif, « trop petit pour son âge », témoigne une ancienne voisine de la famille.
Selon une tante :
« Sa grand mère à Eppendorf [la femme du cordonnier] aimait bien Heiner justement parce qu’il était tellement silencieux et sage comme une image. Pour notre mère il l’était trop. C’était un mollasson. J’ai le sentiment qu’il a plus tard toujours combattu sa mollesse » (Rapporté par Jan-Christoph Hauschild)
Elles avaient toutes, y compris sa mère, dit Müller, des difficultés à exprimer leurs émotions :
« Ma mère était dans le fond très – je dirais froide – elle ne pouvait exprimer aucune émotion. Mon père était plus chaleureux que ma mère . Elle était sous une énorme pression , c’était peut-être pour cela ».
Énorme pression en effet, nous verrons cela la prochaine fois. »
Monument aux morts dans le cimetière d'Eppendorf ( Octobre 2015)

Monument aux morts dans le cimetière d’Eppendorf ( Octobre 2015)

Interrogé sur ses tout premiers souvenirs, Heiner Müller évoque d’emblée :
« Mon premier [souvenir] était un passage au cimetière avec ma grand-mère. Il y avait là un monument aux morts de la première guerre mondiale [aujourd’hui il englobe les deux guerres], un monument en porphyre, une femme impressionnante, une mère. Pour moi pendant des années le monument aux morts [en allemand Kriegerdenkmal, monument aux guerriers morts] était associé à une figure de mère couleur lilas, habitée par la peur, peut-être aussi peur envers la grand-mère qui me conduisait à travers le cimetière. »
On se souvient en lisant ces lignes de la réaction d’effroi de Müller devant le « kitsch » des monuments de Verdun.
Sources
Jan-Christoph Hauschild : Heiner Müller oder das Prinzip Zweifel Eine Biographie Aufbau Verlag
Heiner Müller : Krieg ohne Schlacht. Eine Leben in zwei Diktaturen Suhrkamp Verlag
Le rapprochement avec Karl May m’a été suggéré par le livre de Thomas Kramer : Heiner Müller am Marterpfahl (Aesthesis Verlag). J’y reviendrai.
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#Chronique berlinoise (8) : ORPHELINE D’ÉTREINTE

 

ORPHELINE D’ÉTREINTE

Le poète monte sur un talus herbeux
Non par hasard
Il y grimpait jadis pour contempler l’autre côté
Dans un mélange de consternation et de voyeurisme
Il observait les bribes de vie au-delà du mur
Baisers volés sans consentement
Il s’indignait de ne pouvoir adresser la parole sinon par héler
Horizon divisé
Ciel partagé
On lui vantait le bon côté du miroir
Télévisions journaux bon sens et mots de comptoir
Contemplation de soi même
Narcisses éperdus
Il aimerait savoir si son double de l’époque
Celui d’outre-mur
Rit encore de lui
Sarcasmes perdus
Une amertume définitive parcourt son sourire
Conscient de n’avoir franchi aucun secret depuis vingt-cinq ans
Il n’a juste plus aucun reflet désormais
Pour tenter une vague saisie de soi
Laurent Maindon
Le texte ci-dessus qui rappelle le Berlin divisé à l’époque du mur et son absence aujourd’hui fait partie d’un extrait de Chroniques berlinoises de Laurent Maindon paru dans La Revue des ressources et publié ici dans le cadre de la dissémination des écritures de la web-association des auteurs (mars 2016).
Les Chroniques berlinoises (à paraître intégralement en juin) sont une suite de 120 poèmes retraçant des impressions de séjour multiples à Berlin entre 1985 et 2015. Laurent Maindon, par ailleurs directeur artistique du Théâtre du Rictus à Nantes, est un habitué de Berlin. Ce recueil s’inscrit dans ses recherches poétiques et est le 3ème que publieront les éditions du Zaporogue.
La Revue des Ressources que je vous invite à découvrir est une revue électronique culturelle de littérature, d’art et d’idées fondée en 1998.

Pour retrouver l’ensemble des chroniques berlinoises, cliquez ici.

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Crêpage de neurones à propos des réfugiés.

Les comédiens de "Je suis Fassbinder" (TNS)

Les comédiens de « Je suis Fassbinder » (TNS)

Je me suis frotté les yeux quand j’ai lu ce titre claironnant dans l’Humanité : L’extrême-droite ne sort pas victorieuse des élections en Allemagne. Cette manie de croire qu’il suffit de prendre le contrepied des autres pour paraître révolutionnaire. Il s’agirait, nous dit-on,  d’un symptôme de transfert que de penser que l’extrême droite a gagné lors des dernières élections régionales dans trois Länder, un sacré sondage soit-dit en passant. Terme psychanalytique pour terme psychanalytique, j’opterai pour ce qui concerne l’Humanité pour celui de dénégation. Celle-ci avait déjà été pratiquée lors des premiers succès du Front national avec le succès que l’on sait. Il serait temps aussi que l’on cesse de penser que le dernier mot pour ce qui concerne l’Allemagne devrait revenir à Cohn-Bendit, ça finit par lasser. Contrairement à ces journaux de gauche qui passent leur temps à critiquer les production des autres sans proposer eux-mêmes de meilleures analyses, je vais tenter de faire mieux à partir d’une autre hypothèse.
Le meilleur résumé – mais je n’ai pas tout lu – je l’ai trouvé sous la plume du chroniqueur de Ouest-France, Laurent Marchand
«Un tabou, un interdit. Une impossibilité radicale. Depuis 1945, aucun espace politique à la droite de la CDU, l’Union chrétienne démocrate, ne semblait concevable en Allemagne. Ni pour les nostalgiques du nazisme, dont les tentatives de reconstitution ont toujours été systématiquement réprimées par la Cour constitutionnelle. Ni même pour des forces radicales moins extrêmes, mais en opposition aux partis traditionnels, garants de l’ordre libéral et démocratique de l’après-guerre.
Depuis hier, ce large consensus a lâché. Cet espace introuvable est désormais occupé par le parti de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD). Créé il y a à peine trois ans, AfD a fait plus qu’une percée hier dans trois Länder importants de la fédération. Comptant désormais des élus dans la moitié des parlements régionaux du pays, il s’est installé comme un acteur probablement durable de la vie politique allemande ». (Source)
Fin du Sonderweg ?Je pourrais ergoter qu’il y a toujours eu plus à droite que la CDU, c’est son aile bavaroise la CSU. Elle peine à se glisser entre la CDU et l’AfD. Mais, l’essentiel me semble-t-il est de noter qu’une frontière a été franchie. Il sera beaucoup question de frontières, de disruption de frontières, d’effacement de clivages, d’escamotage de séparation dans ce qui suit, y compris de la perméabilité de cette membrane que l’on appelle la peau qui elle aussi, en s’effaçant, lève la distinction entre intérieur et extérieur. L’écriture de ce texte a en effet commencé avant et s’est poursuivie après que j’aie été voir au TNS de Strasbourg la dernière production de Falk Richter et Stanislas Nordey, Je suis Fassbinder qui brasse avec plus ou moins de bonheur toutes ces questions. Les représentations sont terminées à Strasbourg mais le spectacle sera en tournée dans les mois qui viennent.
Sans entrer dans les détails des différentes régions et de leurs différences, des transferts de voix entre les partis, du rôle positif ou négatif des différentes personnalités têtes de listes, faisons un petit retour sur les résultats des élections, le 13 mars dernier,  dans les trois Länder du Bade-Wurtemberg, Rhénanie-Palatinat, Saxe Anhalt, ce dernier de l’ex RDA, les deux autres de l’ouest. Après une longue période de baisse de la participation électorale, on note à nouveau une tendance inverse. Malgré cela, dans les trois cas, le parti des abstentionnistes continue d’arriver en tête dans les urnes. Le regain de participation est sans doute lié à l’intensité des débats sur la question des réfugiés et à l’apparition de cette nouvelle formation d’extrême droite ainsi que de la décomplexion de l’électorat évoquée par le journaliste d’Ouest-France. A l’exception de la Rhénanie Palatinat, où le SPD fait un bon score au détriment des Verts, laminés, l’effondrement du parti social démocrate se poursuit. Cela s’explique par le fait qu’il ne soit plus qu’une pâle copie de ses concurrents. Les amis de Jean-Luc Mélenchon sont eux marginalisés dans une période où en Allemagne aussi tout crie à l’alternative. De quoi méditer.

L’AfD, ça Trump énormément

J’avais dès l’apparition de l’AfD en 2013 noté que ce nouveau venu occupait dangereusement l’idée d’alternative en prenant tout simplement pour nom Alternative pour l’Allemagne. J’avais écrit  :
« En occupant le mot alternative pour le dévoyer dans un contexte de TINA There is no alternative aggravé dont ils dénoncent le suivisme, les professeurs de ce tea party à l’allemande jouent un jeu dangereux. »
En trois ans, de parti anti-euro, l’AfD est devenu parti anti-étrangers ciblant de plus en plus une seule catégorie d’étrangers et leur religion.  De parti de professeurs d’université bon chic bon genre, il est devenu en éjectant son fondateur, un parti de masse bête et méchant sur fond de déliquescence de la social-démocratie (SPD + Linke) et d’un accroissement considérable des inégalités. Ses bons scores à deux chiffres, il ne les fait plus seulement dans l’ex-RDA mais aussi dans le Bade-Wurtemberg, ancien bastion de la CDU c’est à dire là où les ouvriers votaient chrétien démocrate. En même temps, la période de l’après réunification s’achève. L’AfD a surfé sur la conjonction de deux crises, celle des réfugiés qui s’accompagne d’une crise européenne et d’une aggravation de la crise sociale. Son programme et son électorat se sont radicalisés. On en sait un peu plus sur son contenu même s’il n’existe encore qu’à l’état de projet. Je n’en énumère que quelques exemples : privatisation de l’assurance chômage ; suppression des allocations monoparentales ; éloge du CO2 présenté comme bénéfique pour l’agriculture ; l ‘Islam n’aurait pas sa place en Allemagne ; évidemment Travail Famille Patrie, fond commun des tous ces trumpéteurs, trumpéteuses de tous les pays, pratiquant le culte de Friedrich Hayek, le pape du libéralisme. Il est amusant de voir les égéries du mouvement, telles Jeanne d’Arc, se mettre en quête de la virilité du mâle allemand protecteur de la femme blonde. Il paraîtrait que le jardin d’enfants dévirilise les garçons. Logique qu’elles admirent Poutine. Les trump-pets ont l’avantage de montrer que l’on peut se passer de la référence à des ancêtres nazis pour donner un origine à la connerie.
Leur prochaine étape : le Bundestag en 2017. Avec l’aide d’Angela Merkel, ils vont y parvenir si elle tient jusque là. Comme chancelière, grâce à ses multiples avatars dans les différents partis, sa politique n’est pas fondamentalement contestée. Même en France, certains la croient de gauche comme s’ils avaient opéré un transfert de Tsipras vers Merkel. Etrange volatilité des opinions sans profondeur ni mémoire. Comme chef des Chrétiens démocrates, Angela Merkel divise son parti et le mène dans le mur. Le parti chrétien démocrate cherche donc son Brutus un peu comme la gauche française cherche le sien.

Crêpage de chignons neurones

Pendant tout ce premier trimestre 2016 ont eu lieu des débats autour d’un pavé dans la mare jeté par le philosophe Peter Slotedijk reprochant à Angela Merkel de fuir des réalités. Enfin un crêpage de chignons neurones, dirent les uns, on s’en fout, nous on se coltine les problèmes, dirent les autres. Je connais à peine sinon pas du tout les livres du philosophe. Je prends en général connaissance de ses postures provocatrices mais je goûte peu ses jeux de langue et sa rhétorique spéculative.
Je n’aurais guère prêté plus d’attention à cela ni à la polémique qui s’en est suivi s’il n’y avait eut l’intervention du politologue Herfried Münkler qui a donné à la polémique une autre dimension du fait de sa posture de conseiller du prince Merkiavel pour reprendre l’expression forgée par Ulrich Beck. L’évocation de ce débat fait partie du diagnostic, chacun pourra en juger. Il signale où en la culture dans ce pays. C’est pourquoi j’en fourni de larges extraits. Je fais l’impasse sur la polémique portant sur  le thème de la proximité de certains propos avec des discours d’extrême droite car ce n’est pas tant la proximité qu’il faut critiquer – ce n’est pas un argument, il y en a toujours – que le discours lui-même. L’ancien recteur de l’Ecole supérieure de design de Karlsruhe, d’abord interrogé par le magazine Cicero sur les événements de Cologne et le terrorisme opère avec la notion de phobocratie. Peut pas dire gouvernement de la peur comme tout le monde ? L’entretien porte ensuite sur la question des réfugiés et des frontières.

Peter Sloterdijk :

« Pensons à un échange imaginaire entre Carl Schmitt et Walter Benjamin sur l’état d’exception (Ausnahmezustand). A l’affirmation de Carl Schmitt selon laquelle est souverain celui qui décide de l’état d’exception, Benjamin répliquait que pour le pauvre hère que l’on appelait alors le prolétariat l’état d’exception était une expérience quotidienne. Transposé aux réalités d’aujourd’hui cela signifie que maintenant c’est le réfugié qui décide de l’état d’urgence. Le gouvernement allemand dans un acte de renoncement à la souveraineté s’est laissé déborder. Cette abdication se poursuit jour et nuit. (…) »
Que signifie cela, qu’aurait-il fallu faire ?
Peter Sloterdijk :
« La différence entre droit d’asile et droit des étrangers ( Die Differenz zwischen Asylrecht und Einwanderungsrecht) doit être définie avec beaucoup plus de précision que jusqu’à présent. […] De nombreux réfugiés prennent bien acte des faiblesses de l’état postmoderne et en apparence post-national. La société postmoderne se rêve dans un au-delà des frontières. Elle existe dans un mode surréel d’oubli des frontières. Elle jouit d’être dans une culture de conteneurs aux parois minces. Là où dans le passé existaient des frontières solides, les parois solides ont été remplacées par de fines membranes. Elles sont massivement franchies.[…] Nous n’avons pas appris l’éloge des frontières. Et cela depuis longtemps. Déjà sous le ministère des affaires étrangères Fischer [Joschka Fischer (Vert) fut ministre des Affaires étrangères et vice chancelier de Gerhard Schröder de 1998 à 2005] avait commencé une imperceptible invasion, on avait accordé à l’époque des millions de visas pour des gens d’Europe de l’est dont on supposait qu’ils ne voulaient pas venir chez nous mais dans le monde anglo-saxon. A l ‘époque, l’Allemagne était un pays de transit pour des rêves d’émigration allant plus loin. Les Allemands ont rêvé le sommeil des justes. Pour eux, les frontières n’étaient que des obstacles au tourisme. Ils n’ont pas voulu comprendre qu’après 1945 environ 150 nouveaux états ont été créés. On croit toujours encore dans ce pays qu’une frontière est faite pour être franchie. »
Quand on lui demande à quoi cela tient il invoque « une faiblesse congénitale » (???) à distinguer le côté droit du côté gauche d’une ligne. La suite de l’entretien porte sur la vérité et le mensonge et se poursuit sur l’intégration européenne. J’en retiens le passage suivant :
Peter Sloterdijk :
« La fausse résonance du mot intégration s’entend [s’agissant de l’Europe] de manière encore plus aiguë que lorsqu’il s’agit de la prétendue intégration des réfugiés ou de ceux qui n’ont pas encore de passeport allemand. L’Europe est mal formatée. On a mis ensemble des choses qui n’ont rien à faire ensemble. L’Europe avec l’euro devient une communauté de contrainte qui signifie pour la majorité des gens bien moins que ce que les Européens de profession à Bruxelles et Strasbourg voudraient leur faire croire. Bien sûr, l’Europe, comme espace de libre circulation et d’échange de biens culturels, est une chose merveilleuse. Mais la communauté de contrainte qu’impose l’Europe s’est avérée être de trop. On a donné à l’Europe une forme dans laquelle ses membres doivent se distancier d’eux-mêmes (sich entfremden). Manifestement, il s’agit moins d’un nouveau nationalisme que d’urgence locale. On a été trop fortement ligoté dans des chaînes d’actions communautaires, d’où la demande de marges de manœuvres.[…]. Comme fédération distendue, l’Union européenne a plus de chances qu’en se resserrant encore d’avantage. On peut prophétiser une longue vie à l’état national parce que c’est la seule entité politique d’importance qui pour l’instant fonctionne à peu près. Les structures supranationales ne peuvent perdurer que dans la mesure où elles sont soutenues par des états nationaux».
Après avoir rappelé que ce que nous vivons n’est que l’avant-garde d’un mouvement plus ample, il conclut d’une phrase qui a fait le tour des rédactions :
« Les Européens développeront tôt ou tard une politique de frontières commune efficace. L’impératif territorial s’imposera. À la longue. Il n’y a pas après tout d’obligation morale à l’autodestruction. »
La réaction viendra dans l’édition de l’hebdomadaire die Zeit du 20 février 2016 – à laquelle Peter Sloterdijk répliquera à nouveau le 9 mars. Sous le titre « Combien les gens intelligents peuvent être inconscients », le politologue de renom, Herfried Münkler, dont j’avais déjà signalé son plaidoyer pour un retour à la géopolitique produit un discours de pouvoir que le pouvoir ne tient pas.  Il écrit :

Herfried Münkler :

« (…) On peut aussi interpréter la crise des réfugiés comme un défi de stratégie politique et alors la question posée est de savoir si, au-delà des points de vue humanitaires et des contraintes juridiques, il y avait des raisons d’ouvrir les frontières allemandes au flux des réfugiés sur la route des Balkans et de débattre de ce qu’auraient été et que seraient les coûts de la fermeture des frontières que certains philosophes propagent avec empressement. Ce débat n’a quasiment pas été mené en Allemagne et c’est une des raisons pour laquelle, après une phase d’euphorie humanitaire et sa frustration dans la nuit de la Saint Sylvestre à Cologne, il a été prétendu que la fermeture de la frontière sans autre forme de procès était une option disponible pour le gouvernement. […]
Peter Sloterdijk et Rüdiger Safranski, les maîtres temporaires de la République, parlent d’une noyade du pays et d’une politique frivole de la fine membrane par négligence de l’État, comme s’il suffisait au gouvernement de suivre leurs conseils d’une fermeture rigide des frontières pour que tout aille à nouveau mieux. Les réponses restant en deçà de la complexité des questions ont leurs propres suggestions. Mais qu’elles soient données aussi par ceux qui au fil des ans se sont mis en scène comme les gardiens du Graal de la complexité et les représentants d’une pensée complexe, cela témoigne d’un grave manque de réflexion stratégique dans la culture politique de ce pays. On fait comme si l’on pouvait revenir à un ordre dans lequel frontières et souveraineté servaient de guide au politique. On peut bien sûr le revendiquer mais on devrait savoir où cela mènerait. Les récentes argumentations montrent que ces précurseurs de la pensée ont beaucoup parlé du 20ème siècle et que leur pensée métaphorique les a empêché de donner unes dimension analytique à leur propos. […]
En principe, la décision d’ouverture des frontières avait pour but d’acheter du temps pour saisir les causes de la crise et ses développements futurs et pour élaborer des solutions européennes à ce qui constitue un défi pour l’Europe dans les décennies à venir. Il était bien évidemment clair dès l’été dernier que l’Allemagne ne pouvait accueillir chaque année un million de réfugiés ; elle devait bien plus servir avec l’Autriche de  trop plein d’inondation, ce qui devait dégager le temps de travailler à une solution européenne : une répartition équitable en Europe ; une meilleure sécurité aux frontières extérieures de l’Europe ; stabilisation de la périphérie. Cela n’avait pas grand chose à voir avec du romantisme ou du sentimentalisme. La proclamation démonstrative d’une culture de l’accueil était une réaction de la société civile aux actes incendiaires contre les asiles de réfugiés.. Elle faisait partie d’un combat pour la conscience de soi et pour l’image de l’Allemagne et n’est pas à confondre avec les projets poursuivis par le gouvernement.
Au moins trois aspects ont joué un rôle dans la décision de Berlin de s’attaquer seul au défi européen : empêcher qu’une politique de régime frontalier ne débouche sur le début de la fin de l’espace Schengen et ainsi plus généralement de l’UE ; éviter que ne se créée sur la route des Balkans un embouteillage de réfugiés qui aboutirait à un effondrement des États concernés ; éviter que l’Allemagne ne se retrouve comme celle qui par égoïsme national ait à assumer les deux. Les coûts d’une telle décision étaient clairs : on allégeait ainsi la pression de participer à la solution sur les pays non situés sur la route des Balkans et on se heurtait au rejet voire la résistance d’une partie de la population électorale allemande. […]. L’échange espace contre temps est un élément fondamental d’une pensée stratégique.[…] Il n’est pas à exclure que l’Europe sous l’effet de la crise des réfugiés n’éclate mais c’est un essentiel de la politique allemande que cela ne se fera qu’après que l’Allemagne aura tout fait pour l’en empêcher. »
Avant de passer à la réponse de Sloterdijk, je voudrais en remarque à ce texte dire que s’il a le mérite d’exister comme discours du pouvoir, on se demande pourquoi le pouvoir lui-même ne serait pas capable de le tenir, car il y a quelque chose de frappant dans le mutisme de la chancelière qui pense que slogans du type on y arrivera peut servir de parole à des électeurs déboussolés. Il est probable que les électeurs, elle s’en fiche. Angela Merkel n’a pas eu jusqu’à présent le souci de la périphérie. Avant que les problèmes ne débordent sur l’Allemagne, la périphérie, Grèce et Italie, était le cadet de ses soucis. Aujourd’hui elle utilise un autre pays de la périphérie comme prestataire de service. Elle a une conception marchande des relations internationales. Peter Sloterdijk oublie de dire que l’effacement des frontières en Europe a comme motivation première la réduction des coûts dans la circulation des marchandises. Pierre Gattaz, président du Medef, Ulrich Grillo, président de la Confédération allemande des industries et Ingo Kramer, président de la Confédération des associations patronales allemandes viennent de rappeler que la désintégration de Schengen serait une entrave à la circulation des marchandises dont ils se passeraient bien dans leur économie de flux tendus.
Le 9 mars 2016, dans l’hebdomadaire Die Zeit, sous le titre Réflexes primitifs, Peter Sloterdijk, rejetant globalement toutes les critiques qu’il accuse de réflexes de chiens de Pavlov et de céder à la facticité (= la soumission aux faits), ce qui nous vaut une lourde digression sur Pavlov, fait une exception pour Herfied Münkler plus digne sans doute de lui. Le philosophe se défend également des attaques concernant sa « proximité » avec des discours d’extrême droite en affichant parmi les 50 nuances de... gauche, celle du conservatisme. Quand on lui parle de stratégie en politique ça le fait marrer.

Peter Sloterdijk :

« Il est exact que Safranski et moi avons émis des réserves contre la noyade de l’Allemagne par des flux incontrôlés de réfugiés. Cela exprimait un souci conservateur de gauche à propos de la menace pesant sur la cohésion sociale. Le conservatisme de gauche qui est ma couleur depuis longtemps fait partie des nuances menacées d’effacement dans ce climat d’hostilité aux différenciations. Divers commentateurs aveugles aux nuances lisent dans mes options des tendances nationale conservatrices pour ne pas dire de nouvelle droite voire de soutien aux positions délirantes de l’AFD. Mais deviner à la lecture signifie projeter dans la lecture. On ne peut imaginer une déformation plus insensée de mes vues et de ce qui les fonde. Je n’ai jamais fait mystère du fait que quoique issu de la gauche universaliste, j’ai au fil des ans aussi voulu apprendre à préserver le droit aux intérêts particuliers. Je le fais sous la prémisse que le particulier conscient de sa liberté est le seul vecteur porteur d’universel. […]
Dans les faits, notre dissensus se développe à partir d’une réponse contradictoire à la question de savoir si la politique de Merkel envers la vague de réfugiés depuis l’été dernier était autre chose qu’une réponse désemparée à l’inattendu. Safranski et moi avons indépendamment l’un de l’autre donné raison à l’opinion populaire qui dans une large majorité acquiesce au sentiment que dans la propagande merkelienne de bienvenue il s’agit d’une improvisation de dernière minute qui voulait faire de nécessité vertu [Ce qui était aussi mon sentiment]
Une telle interprétation serait au demeurant compréhensible et pas forcément déshonorante. La politique dans notre modernité hyper-complexe est bien plus improvisée que ne veut l’admettre l’électorat qui préfère croire à une intelligence planifiante d’en haut. Peu de gens sont prêts à considérer que dans les hautes sphères de commandement l’atmosphère est venteuse. Il se peut même que la première réaction d’Angela Merkel ait été juste, compte tenu de la situation, car elle a enrayé la soudaine nouvelle détestation de l’Allemagne. Mais juste elle ne l’est certainement plus. Que la Chancelière ait tardé à inverser le courant est une faute objective. Même Otto von Bismark remarquait en son temps que sa politique d’équilibre européen qui passait pour souveraine n’était rien d’autre qu’un système d’entraides temporaires. L’homme le plus puissant dans l’histoire récente de l’Europe, Napoléon Bonaparte a reconnu dans ses Mémoires de Saint Hélène que la vérité était qu’il n’avait jamais été maître de ses actions. On serait mal inspiré si l’on voulait attendre d’une figure de transition comme Mme Merkel rompue au flou plus que de ce héros d’envergure. La modération des ambitions ne modifient pas les risques. Les fautes d’acteurs de moyenne envergure peuvent aussi à terme avoir des conséquences fâcheuses. Que la politique se transforme de plus en plus en management de la fatalité est dans la nature de processus multifactoriels. Le jeu avec le hasard devient de son côté de plus en plus hasardeux. L’art de dominer le hasard s’avère d’un apprentissage de plus en plus difficile. Cet art est actuellement entre les bonnes mains du ministre allemand des Affaires étrangères. […] Étonnant de constater que le régime auto-hypnotique de la politique vaut aussi pour les politologues. Monsieur Münkler aime manifestement à se présenter comme initié à la raison stratégique qui règne au sommet de l’État allemand. A côté de lui, Safranski et moi ne serions que des personnes privées ignorantes. J’aimerais bien qu’il garde raison. Si après plusieurs années d’afflux, il se trouvera 5 millions de réfugiés dans le pays on ne pourra que prier qu’il y ait eu pour cela un grand plan. Et peut-être que le discours jusqu’à présent sans consistance de Merkel sur la solution européenne se remplira de substance utile dans les prochaines années. »
Voilà pour le débat. Il ne va pas très profond je le concède dans la recherche des causes de ce qui nous arrive surtout de cette imbrication explosive de crises. Il m’a néanmoins semblé utile de faire mention de l’état du débat intellectuel du moins tel qu’il transparaît dans les medias dominants. Peut-être y en a-t-il de plus intéressants que je ne connais pas. Je l’espère. La piètre qualité du débat intellectuel fait partie de la régression générale à l’œuvre. Quelques questions sont cependant aussi les nôtres, ce sont celles du cadre de la transformation. National ?  Européen ? La question des territoires et de leurs limites, celle des frontières. On a vu l’effacement de la limite droite gauche. Sur ce plan, il me semble que Sloterdijk a raison de s’inquiéter de la perte de diversités d’opinions. Si cela continue tout ce qui ne sera pas Front national ou AfD sera de gauche dans une vaste synthèse droitegauche – nous avons un spécialiste de la question à la tête de l’Etat – dans le magma idéologique d’une Merkhollande sans frontières. N’est-ce pas le but recherché ?
Stratégie ou pas ?
Pourquoi MOI je devrais savoir ?

Heureusement, il y a Fassbinder

Avec la dernière phrase – Pourquoi MOI je devrais savoir ? – je joue avec une réplique du spectacle de Falk Richter et Stanilas Nordey, Je suis Fassbinder :
« Stan (Fassbinder). Rien ni personne n’a aucun sens actuellement. L’Europe n’a aucun sens. Toute  la politique extérieure française n’a aucun sens. NOTRE INTERVENTION EN SYRIE N’A AUCUN SENS. Pourquoi MOI je devrais avoir un sens ? Je suis un chroniqueur. Je suis un sismographe ! Je perçois ce qui existe. RIEN DE PLUS ! »
(merci à pour la transcription à Jean-Pierre Thibaudat )
Le RIEN DE PLUS n’est pas à prendre pour une profession de foi, cela en tout cas ne me semblerait pas acceptable même si nous nous disons tous de temps à autre  par fatigue : à quoi bon chercher un sens ! Se mettre en quête de compréhension a bien sûr aussi pour effet de renforcer la solitude de celui qui s’y adonne. Les philosophes cités plus haut auraient pu figurer tels quels dans le texte de Falk Richter. C’est aussi du café du commerce dont la pièce fait à mon goût un étalage un peu trop grand. On pourrait dire que la pièce est construite autour d’une actualisation du célèbre dialogue de Fassbinder avec Liselotte Eder dans le film collectif L’automne en Allemagne dans lequel on voit le cinéaste, son amant et sa mère dans une situation de panique après l’épisode terroriste qu’a connu l’Allemagne en 1977. Interrogée par son fils sur ce qu’il faudrait faire dans cette situation de chaos, la mère réclame avec une touchante naïveté la venue d’un gentil dictateur : « ce qui serait le mieux, en ce moment, ce serait un maître autoritaire qui serait très bon, gentil et juste ».
La présence de Fassbinder permet fort heureusement d’échapper quelque peu à « la totale occupation du présent » que prédisait Heiner Müller en 1990 et que favorise le procédé utilisé d’une écriture à chaud jusque pendant les répétions. Le constat de Müller n’est pas à prendre positivement. Il n’y a pas comme l’ont fait certains critiques à glorifier je ne sais quel hyperprésent ou plus que présent mais bien plutôt à interroger son arrogance selon l’expression de Patrick Boucheron. J’ai bien entendu cette réplique : je ne lis plus d’articles de presse mais seulement le titre des hyperliens qu’on m’envoie ? Il faut bien mettre des ralentisseurs au flux du présent pour retrouver de la distance et de la profondeur.
L’un des personnages fait un moment tourner sa bite comme Thierry sa fronde. Il est question des corps et de ce qu’ils deviennent dans ce chaos. Cette tentative d’articulation entre le chaos extérieur et la perte d’un chez soi intérieur, intime,  constitue la partie la plus originale du spectacle. Plus précisément encore, il est question de désappartenance des individus et de la perméabilité de leur peau, frontière intime et ultime après que l’on se soit débarrassé de ses vêtements. Elle ouvre au traitement marchand de l’intime. L’expression être mal dans sa peau ne suffit plus, elle suppose une enveloppe protectrice qui contienne encore quelque peu le mal. Le problème est que la frontière est poreuse, elle laisse passer dans les deux sens le mal qu’on finit par vomir quand ce n’est pire.
Vendredi soir, une alerte de BFMTV sur l’arrestation d’un terroriste s’est incrustée dans ma messagerie alors que je n’avais rien demandé. Cela surprend parce qu’on croit toujours être chez soi devant sa boite à courriel. Mais nous ne sommes plus au temps du facteur où la boite aux lettres était à l’entrée de la maison. Elle est à l’intérieur. BMFTV en franchissant les murs de ma maison sans autorisation cherche à faire de l’argent avec l’émotion que suscite le terrorisme.
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« … je ne lâcherai pas pied ».

ÉLISABETH.
Ça va faire huit mois que j’ai été renvoyée … j’ai dû abandonner ma chambre et mettre ma broche au clou … j’ai habité chez une copine avec laquelle je ne m’entendais pas, mais je n’ai pas lâché pied.
J’ai couru partout et on m’a dit que ça s’améliorait et qu’il y aurait à nouveau du travail sans qu’on bouleverse et qu’on bousille tout. Il n’y a pas eu de travail et on n’a rien bousillé, mais je n’ai pas lâché pied.
Les gens se sont calmés et se sont tus, il y en a qu’on a mis en prison… et Kathy a commencé à fréquenter. .. En voyant le nombre de demandeurs d’emploi dans le journal, j’ai eu un choc, mais je n’ai pas lâché pied.
Le journal a parlé de la grande misère de la population et les ministres ont dit que l’État était un État social et qu’il fallait que ça change. Que ça minait la morale, [et que c’était la volonté de Dieu] et ce genre de chose. Moi j’ai vu combien il était difficile de supporter les autres. Mais je n’ai pas lâché pied.
Partout on exploitait et on escroquait, ceux qui n’ont rien, bien sûr. Alors j’ai dit à l’État: « Écoute, État, je suis une citoyenne ». Mais l’État, lui, n’a rien dit.
À présent, je pourrais avoir un travail, mais pour l’avoir il me faut de l’argent. En fait, je suis représentante … J’ai besoin d’une caution de cent cinquante marks. Mais je ne lâcherai pas pied ! J’ai foi en la chance qui un jour devra me sourire … la seule foi qui me soit restée. La foi déplace les montagnes, je ne lâcherai pas pied.
Avec mes derniers sous, je me suis payé des cosmétiques, pour trouver du travail plus facilement.
Ödön von Horváth
Foi Amour Espérance
Une petite danse de mort en cinq tableaux
Variantes

Traduction de Henri Christophe
Ödön von Horváth Théâtre complet tome 4
L’Arche Editeur
Le texte ci-dessus est extrait d’un matériau élaboré par Horváth au début des années 1930 à partir de témoignages recueillis par un chroniqueur judiciaire. Il ne figure pas en tant que tel dans la pièce, seules quelques phrases se trouvent éparpillées dans la version remise à l’éditeur, dans laquelle l’auteur a procédé à des coupes sévères. Le monologue peut donc se lire hors de son contexte et reste pleinement ouvert aux interprétations.
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Gerd Krumeich : L’affaire Dreyfus vue d’Allemagne

C’est en 1906 par la réhabilitation du capitaine que se termine l’affaire Dreyfus si tant est que l’on puisse dire qu’elle soit entièrement terminée et qu’il ne traîne pas ici ou là encore quelque antidreyfusard. L’officier français d’origine juive alsacienne (né à Mulhouse le 9 octobre 1859) avait été accusé de traîtrise en faveur de l’Allemagne. Cette dernière savait qu’il n’en était rien et connaissait le vrai coupable. Comment a-t-elle réagit tant du point de vue gouvernemental que de celui de l’opinion ? L’ écho a été multiforme, variable selon les milieux. Je vous fais profiter d’une conférence donnée sur la question par Gerd Krumeich, professeur émérite de l’Université de Düsseldorf, spécialiste de l’histoire franco-allemande spécialement, de la Première guerre mondiale. Il parle un excellent français et n’est pas dénué d’humour. Un compte rendu de ses propos :
Pour Gerd Krumeich, l’affaire Dreyfus est un exemple caractéristique de dérapage des relations franco-allemandes. Il nous l’explique du point de vue d’outre-Rhin en la replaçant dans le contexte des rapports entre les deux pays à la fin du 19ème siècle. On imagine difficilement aujourd’hui à quel point ils s’étaient tendus à cette époque jusqu’à la haine. Ils étaient caractérisés chez chacun par le soupçon sempiternel et quotidien que l’autre tramait quelque chose.
Les Français savent très bien qu’ils se sentaient à l’époque menacés par les Allemands, ils savent cependant beaucoup moins que les Allemands eux-aussi se sentaient menacés par les Français. Revanche est le mot qui caractérise l’inquiétude côté allemand. Pour les historiens, il est établi qu’il n’était plus question de revanche en France. Les Alsaciens eux-mêmes, rattachés à l’Empire, avaient accepté leur situation et en auraient été encore plus contents s’ils avaient été mieux traités par le Reich, autrement que comme un glacis. Dans les années 1880, il y avait une sorte d’accord tacite entre Bismarck et Jules Ferry, la France s’occupe de ses colonies sans ingérence allemande et on ne parle plus de revanche.
En 1885-86, l’atmosphère change. On assiste en France à un renouveau nationaliste avec le général Boulanger très populaire et qui promet la revanche. Il sera ministre de la guerre. Les Allemands ont observé cela avec une sorte de curiosité inquiète. Ils s’efforcent de contribuer à empêcher la prise de pouvoir du général Boulanger. Mais plus grave encore pour les Allemands que ce réveil du nationalisme français a été la signature des accords franco-russes. D’autant que Bismarck avait été très content que la France ne joue aucun rôle dans un réseau d’alliances qui pourrait se retourner contre l’Allemagne. Or, un accord militaire franco-russe de 1892 aboutit à l’alliance franco-russe de 1894. Et fait étonnant, de ces accords, les Allemands n’ont pris connaissance qu’avec retard, en 1896-97. C’est en effet, en 1896, qu’une première dépêche de l’attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne à Paris, Max von Schwartzkoppen signale : « il semblerait que la France ait trouvé un accord avec les Russes ».
Catastrophe! Scandale ! Bien que l’accord ait été défensif. Nous sommes en 1897
C’est dans ce contexte que se déclencha l’affaire Dreyfus. L’attitude allemande face aux événements qui se sont déroulés en France a suivi une ligne particulière et curieuse. Les prises de positions alternent entre silence obtus et confus, accélération sciemment mise en scène et un désengagement officiel. Les décisions et les non décisions, les refus du gouvernement reflétaient bien les stéréotypes d’opinion préétablis concernant la France. Les réactions du gouvernement allemand aux événements en France se sont déroulés en trois phases consécutives.
Il s’agissait d’abord de réagir à une information donnée par le journal à grande diffusion Le Matin annonçant en 1894 une affaire de trahison du secret militaire au profit de l’Allemagne. L’ambassadeur allemand, le comte von Münster dément catégoriquement. On n’en parle plus jusqu’en 1896-97, au moment où les Allemands découvrent l’alliance franco-russe et où est publié le pamphlet de Bernard Lazare L’Affaire Dreyfus – Une erreur judiciaire, début novembre 1896. C’est à partir de cette date que l’attaché militaire allemand Schwartzkoppen remarque que le bordereau censé avoir été envoyé par Dreyfus l’avait en fait été par Esterhazy en relation avec lui à l’insu de son ambassadeur. En automne 1897, les autorités militaires allemandes décident de rappeler à Berlin leur attaché militaire en France. Ce geste est aussitôt interprété comme un aveu et renforce la nervosité de l’opinion française. S’ils le retirent, c’est qu’il y a anguille sous roche. On assiste à une hystérisation de l’opinion publique française. Certains allèrent jusqu’à affirmer que le Kaiser lui-même avait écrit une lettre au «traître» Dreyfus. La constante assurance du gouvernement français sur la culpabilité indiscutable du capitaine constitua un défi pour le gouvernement allemand. Les déclarations officielles et répétées qu’il n’y avait jamais eu la moindre relation entre une quelconque autorité allemande et le capitaine Dreyfus étaient ainsi ouvertement désavouées par le gouvernement français. Le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, Bernhard von Bülow, voulant réagir contre cette obstination des officiels français intervint de manière catégorique au Reichstag, le 24 janvier 1898 :
« Je déclare de façon la plus formelle et la plus catégorique qu’il n’y a jamais eu entre l’ex capitaine français Alfred Dreyfus se trouvant actuellement sur l’île du Diable et n’importe quel agent allemand la moindre relation ou rapport de quelque nature que ce soit ».
Le gouvernement allemand avait tout fait pour rétablir la situation. En vain. Les Allemands niaient et les Français affirmaient avoir la preuve du contraire. Le retrait de l’attaché militaire allemand Schwartzkoppen grillait la piste Esterhazy et convainquit les Français que l’Allemagne n’était pas innocente. La focalisation sur Dreyfus était telle qu’aucune autre piste n’était envisagée. Le gouvernement allemand ne fit que réagir aux affirmations françaises. En ce sens, il jouait un double jeu car il ne livrait pas le vrai coupable qu’il connaissait. Il se contentait de ce qui sonnait comme une dénégation.
La «gifle» officielle allemande intervint en mai 1898 et prit la forme d’ une déclaration officielle :
«le gouvernement allemand n’a jamais dit qu’il n’avait pas eu de relation avec Esterhazy».
Les Allemands ont ainsi livré le coupable mais les Français ne veulent pas le croire. Jusqu’à l’absurdité.
Vint ensuite l’affaire du faux grossier à charge de Dreyfus fabriqué de toute pièce par le Colonel Hubert Henry.
La découverte du faux Henry a engendré une crise de déstabilisation de la IIIème République perçue par les dirigeants allemands comme décadente. Elle a encouragé une politique allemande agressive. Les autorités politiques et militaires allemandes pensaient que la France était au bord d’un coup d’état militaire de type bonapartiste et que ce serait la guerre de revanche. Au stéréotype allemand de la revanche répond en miroir celui de l’agressivité de l’autre, côté français.
Berhard von Bülow , le 29 septembre 1898, dans un mémoire au chancelier et à l’empereur définit les intérêts allemands face à cette affaire. Il écrit :
«Notre intérêt général dans l’affaire Dreyfus est de nous tenir à l’écart dans la mesure du possible. Une victoire des anti-révisionnistes n’est pas souhaitable car elle pourrait amener la dictature et la guerre contre nous. Nous n’avons pas de raison de nous attrister du discrédit qui pèse sur le haut commandement de l’armée française. D’autre part, il n’est pas souhaitable que la France s’attire à nouveau par une rapide et éclatante réhabilitation de Dreyfus les sympathies libérales et juives en Europe. Le mieux pour nous serait que l’affaire continue à ulcérer, qu’elle déchire l’armée et qu’elle scandalise l’Europe»
L’Allemagne a suivi les mouvements de l’opinion française. Elle aurait pu s’efforcer d’ apporter plus de preuves mais elle choisit le laisser-faire. Chercher à comprendre l’autre ne faisait pas partie des pratiques politiques de l’époque. Personne n’a pensé à prendre son téléphone pour éviter le déclenchement de la 1ère guerre mondiale.
On peut conclure qu’il n’y a aucune origine allemande au scandale Dreyfus. Il est entièrement made in France, fait maison. Pour conclure ce chapitre, Gerd Krumeich fournit une anecdote : l’empereur Guillaume II a annoté l’exemplaire du J’accuse de Zola qu’on lui avait transmis en portant en marge un bravo Zola.
Ce qui précède concerne l’attitude des «élites»  politiques et militaires.
Qu’en était-il des faiseurs d’opinion, la presse et des milieux populaires ?
L’intérêt est énorme à partir de 1897. Le procès de Rennes en 1899, second procès après cassation du premier, est suivi avec attention et intégralement par la presse libérale allemande.
Les opinions ne sont pas d’un bloc. On distingue grosso modo trois gros courants de commentaires.
Dans la presse gouvernementale, les milieux conservateurs et nationaux libéraux, la principale préoccupation portait sur les relations franco-allemandes que l’on ne voulait pas voir détériorées par une agitation populiste. Les milieux conservateurs craignaient un retour de la France dans le boulangisme, le bonapartisme, la dictature. La France devait rester républicaine c’est à dire à leurs yeux faible. On retrouve la position de von Bülow. L’antisémitisme avait commencé depuis la fin des années 1880 d’infiltrer les milieux conservateurs et on y suivait avec intérêt condescendant la résistance française à «l’internationale des banquiers juifs». L’antisémitisme de plus en plus virulent s’attaquait aussi aux socialistes français et allemands à qui l’on reprochait de soutenir les agissements de la «juiverie internationale» en défendant Dreyfus. Du côté conservateur, la revue réputée die Zukunft tient une place à part. Elle profita de l’affaire pour s’attaquer aux libéraux et juifs allemands accusés de faire partie d’un syndicat Dreyfus pour saboter la société allemande. Les catholiques du centre, toujours sous le coup du Kulturkampf, peu d’accord avec les prussiens protestants, penchaient massivement vers une lecture antisémite de l’affaire. Dans leur revue Germania, on pouvait lire que le scandale Dreyfus était le «début de la tentative d’Israël de dominer le monde». Les libéraux réagissent plus diversement. Leur gauche représentée par la revue Die Nation s’intéressa particulièrement au sort cruel de la personne de Dreyfus On félicita la France de disposer d’hommes capables de prendre des risques pour leur réputation afin d’arracher une victime innocente à l’hystérie collective et de défendre le droit. Cela devait servir d’exemple. De tels hommes manquaient selon eux en Allemagne. La condamnation de Zola après sa lettre au Président de la République suscita des réflexions amères sur l’équilibre précaire entre les droits de l’homme et la violence politique en France. Après la nouvelle condamnation de Dreyfus à Rennes, certains évoquèrent une défaite morale de la France et un second Sedan beaucoup plus grave que le premier car il s’agissait de la désagrégation de la nation. A gauche, on dénonce le militarisme. On se félicitait de la lutte contre l’alliance du sabre et du goupillon.
Les uns sont contents que la France se dissolve, d’autres craignaient que cela n’ait des répercussions antidémocratiques en Allemagne.
Côté socialistes, on plaidait pour la liberté de la presse qui avait réussi à obtenir la révision du procès. L’affaire Dreyfus justifiait la lutte des socialistes contre le militarisme allemand. Certaines réactions socialistes ne sont cependant pas exemptes, elles aussi d’antisémitisme.
Wilhelm Liebknecht [fondateur du Parti social-démocrate et père de Karl] parfaitement francophone était un cas curieusement à part. Il boudait et était convaincu que Dreyfus était un traître.
Autre milieu, le théâtre populaire. A Hambourg, par exemple, en 1898, une pièce appelée Capitaine Dreyfus sur l’affaire connaîtra un succès considérable. Le théâtre populaire obtient son succès – une centaine de milliers de spectateurs – par sa dimension antimilitariste, on y lit l’histoire d’un individu pris dans les rets du militarisme, livré à la machine de l’état. Était visé le militarisme prussien.
(Propos recueillis lors d’une conférence prononcée par Gerd Krumeich, le 2 mas 2016, dans le cadre des rencontres de la Décapole à Mulhouse)
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Robert Musil, le réel et ses possibles

«Pour des raisons suffisamment évidentes, chaque génération traite la vie qu’elle trouve à son arrivée dans le monde comme une donnée définitive, hors les quelques détails à la transformation desquels elle est intéressée. C’est une conception avantageuse, mais fausse. A tout instant, le monde pourrait être transformé dans toutes les directions, ou du moins dans n’importe laquelle; il a ça, pour ainsi dire, dans le sang. C’est pourquoi il serait original d’essayer de se comporter non pas comme un homme défini dans un monde défini où il n’y a plus, pourrait-on dire, qu’un ou deux boutons à déplacer (ce qu’on appelle l’évolution), mais, dès le commencement, comme un homme né pour le changement dans un monde créé pour changer…».
(Robert Musil, L’ Homme sans qualités Traduction Philippe Jacottet Seuil 1982 Tome I page 328 )
Arriver dans un monde qui est déjà là est la condition d’une vita activa, ai-je écrit à propos de la naissance de Heiner Müller. Nous naissons au monde pour le transformer et nous constituer en je partie d’un nous. Dans l’extrait ci-dessus de L’homme sans qualité, Robert Musil dit même que c’est la qualité du monde que d’être là pour cela. Il est fait pour être transformé, il a ça dans le sang. S’il est discutable qu’il puisse l’être dans n’importe quelle direction, je relèverai d’abord qu’il n’y a pas d’identité prédéfinie dans un monde déjà décrit qui se satisferait d’aménagements à la marge, un ou deux boutons à déplacer. Car c’est ce qui ferait que l’homme resterait sans qualité (ohne Eigenschaft = sans caractère qui lui soit propre). L’individuation, c’est à dire, dans le langage de Bernard Stiegler, le processus qui fait que l’individu devient ce qu’il est, passe par cet effort de changer le monde que l’on peut aussi appeler travail, qui n’a rien à voir avec la discutable étymologie du tripalium. A défaut de reconnaître cela, on «hésite à devenir quelque chose». Robert Musil dans un autre passage du même livre invite à chercher dans le réel d’autres possibles que ce qui donné comme tel : «S’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait son droit à l’existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible». Ce sens du possible, il le définit comme «la faculté de penser tout ce qui pourrait être aussi bien et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas». Cette disposition créatrice est affaire d’imagination. «C’est l’imaginaire qui pose ordinairement les bornes du possible et de l’impossible», disait Robespierre. Les possibles ne sont pas hors du réel. Ils y sont contenus sous forme de potentialités non révélées.Comment les trouve-t-on ? En aiguisant son regard sur la réalité pour y déceler des bifurcations possibles. Il ne suffit pas de poser la transformation pour la transformation. Sur ce plan la bourgeoisie a été révolutionnaire jusqu’à l’excès. L’affaire se complique quand les transformations débouchent sur une nouvelle ère géologique, celle de l’anthropocène, l’ère où l’homme par son industrie est force géologique. Il n’est plus possible de dire : dans n’importe qu’elle direction. Ne reste que la direction de la néganthropie. (Pour B. Stiegler, la néganthropie – avec a – désigne un système valorisant la production de remèdes à l’entropie -avec e -, c’est à dire prolongeant l’espérance de vie de la planète)
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Ernst Friedrich : Guerre à la guerre !

Le centenaire, ce 21 février, du début de la boucherie de Verdun, qui symbolise l’absurdité du meurtre de masse industrialisé où s’est nouée la tragédie du 20ème siècle, me fournit l’occasion d’évoquer l’œuvre pacifiste d’Ernst Friedrich, auteur en 1924 de Guerre à la guerre! et fondateur du Musée anti-guerre de Berlin que j’ai visité lors d’un voyage l’an dernier dans la capitale allemande. Berlin Brüsseler-Strasse dans le Wedding, plutôt à l’écart des lieux touristiques, au bas d’un immeuble ordinaire, un lieu singulier :
Anti-Kriegs-Museum = Musée anti-guerre.

Anti-Kriegs-Museum = Musée anti-guerre.

Le fondateur de ce musée situé au départ à une autre adresse se nomme Ernst Friedrich, un objecteur de conscience de la Première guerre mondiale. Né le 25 février 1894, à Breslau (Wroclaw, Pologne), il entame à 14 ans un apprentissage d’imprimeur qu’il ne mène pas au bout. Il sera ouvrier de fabrique. A 17 ans, il adhère au Parti social-démocrate (SPD) qu’il quitte après que ce denier eut voté en 1914 les crédits de guerre. Attiré très tôt par le théâtre, il brillera dans le rôle de Romeo au Théâtre royal prussien de Potsdam. Au début de la guerre de 14, il reste au théâtre. Appelé sous les drapeaux, il sera réfractaire au service militaire. Les objecteurs de conscience étaient alors considérés soit comme des criminels soit comme des fous. Ernst Friedrich a connu les deux accusations. Faut-être fou pour ne pas aimer la guerre, pensait-on, même les «intellectuels» l’ont aimé. Cela rappelle la scène du congrès de médecins à Berlin, dans Les derniers jours de l’Humanité. Karl Kraus y fait dire à un psychiatre présentant son patient à des gastro-entérologues :
«Messieurs, cet homme souffre de l’idée fixe qu’une «idéologie criminelle», comme il appelle le noble idéalisme de nos autorités, accule l’Allemagne à sa ruine, il estime que nous sommes perdus si, à l’apogée de notre course victorieuse, nous ne nous déclarons pas vaincus, et que notre gouvernement, que nos chefs militaires – et non bien sûr les Anglais (Cris : «Oh , oh !») – seraient coupables de la mort de nos enfants (Cris : «Bouh !»). L’affirmation que nos enfants meurent et que notre situation alimentaire serait donc mauvaise prouve tout net à elle seule le trouble mental de cet homme. (Cris : «Très juste !») »
Karl Kraus : Les dernier jours de l’humanité
Traduit de l’allemand par Jean-Louis Besson et Henri Christophe. Editions Agone
En 1917, «plutôt que d’endosser un uniforme d’assassin», E. Friedrich décide délibérément d’entreprendre un acte de sabotage : «La prison m’était plus sympathique que le champ de bataille». Il pénètre la nuit dans les locaux du journal Schlesische Zeitung et sabote les machines.
«Et lorsque plus tard, en prison, j’ai reçu mon ordre de mobilisation et que j’ai refusé de racheter ma honte devant l’ennemi (alors que je n’en avais pas), les médecins de la prison ont prétendu que quelque chose ne tournait pas rond dans ma petite tête».
Il sera libéré de prison dans la foulée de la Révolution de novembre 1918 et participera en janvier 1919 au soulèvement spartakiste à Berlin. Un court moment, il sera compagnon de route de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg et adhérent à la Jeunesse socialiste libre qui allait devenir Jeunesse communiste en 1920. Mais Friedrich est libertaire. Il créera plus tard un mouvement de jeunesse anti-autoritaire et pratiquera la vie en Commune. Précisons, car il y a anarchiste et anarchiste, que pour Ernst Friedrich qui «n’avait pas d’ennemi», la fin ne justifiait pas les moyens ni agressivité envers ceux qui ne pensaient pas comme lui.
En 1924, date anniversaire du déclenchement des hostilités, il publie son grand œuvre Guerre à la guerre, un virulent pamphlet pacifiste suivi un an plus tard par la création du Musée anti-guerre dont le livre quoique le précédent est en quelque sorte le catalogue anticipé.
Si la Première guerre mondiale s’est terminée sur les champs de bataille en 1918 – il y aura encore des combats dans les Balkans et au Moyen Orient – elle n’était pas terminée loin de là dans les têtes, rappelle le célèbre historien allemand de 14-18, Gerd Krumeich. dans la préface à la réédition de l’ouvrage. Celui-ci reste pratiquement selon lui la seule survivance de la lutte contre la guerre dans la République de Weimar :
«Ce livre fut un scandale, car il franchissait les bornes de ce qui, aujourd’hui encore, malgré notre accoutumance aux images actuelles de violence dans le monde, est supportable, ces limites sont celles qui montrent la défiguration de l’homme».
Gerd Krumreich KRUMEICH : Préface à Krieg dem Kriege Ch. Links Verlag Berlin
A part le Hinkemann d’Ernst Toller, histoire d’un soldat qui revient de guerre émasculé, peu d’œuvres littéraires ont à l’époque traité des mutilations. Et si des gueules cassées avaient été décrites, seule la documentation photographique de Guerre à la guerre! en montrait des images. Nous verrons plus loin qu’il ne se contente pas de montrer.
«Ernst Friedrich s’est attaqué au tabou le plus difficile et probablement le plus archaïque – qui souvent rend la vue insupportable encore aujourd’hui. Il montrait la destruction du visage, ce visage qui fait de l’homme un individu à l’image de Dieu ».
Gerd Krumreich KRUMEICH : Préface à Krieg dem Kriege Ch. Links Verlag Berlin
L'image de Dieu en masque à gaz.

L’image de Dieu en masque à gaz.

Ernst Friedrich n’a pas seulement brisé le tabou de la défiguration par la guerre, il en a également brisé un autre en rappelant que la guerre, «cela veut dire le meurtre». Elle est «consentement meurtrier»
Voici un exemple de ce que l’on enseignait dans les jardins d’enfant prolétariens créés par notre auteur. Le commentaire d’une image sur le Tu ne tueras point porte sur la différence entre l’assassin et le soldat.

Petit dessinateur

Le texte est tel qu’il figurait dans l’édition originale qui avait été publiée en quatre langues : allemand, anglais, français et néerlandais.
Dans son livre Devant la douleur des autres, Susan Sontag décrit en ces termes sa perception du livre Guerre à la guerre! :
«Entre les jouets et les tombes, le lecteur accomplit un atroce parcours photographique au gré de quatre années de ruine, de massacre et d’avilissement : ce ne sont qu’églises et châteaux détruits et pillés, villages anéantis, forêts ravagées, paquebots torpillés, véhicules fracassés, objecteurs de conscience pendus, prostituées à demi nues dans des bordels militaires, soldats gazés souffrant le martyre, enfants d’Arménie au corps squelettique. La quasi-totalité des séquences montrées dans Guerre à la guerre! sont difficiles à regarder, notamment les images des cadavres de soldats, toutes armées confondues, pourrissant en tas dans les champs, le long des routes et en bordure des tranchées. Mais les pages les plus insupportables de ce livre, tout entier conçu pour horrifier et accabler, se trouvent assurément dans la section intitulée «Le visage de la guerre», qui montre vingt-quatre portraits en gros plan de soldats horriblement défigurés. Friedrich, quant à lui, n’a pas commis l’erreur de présumer que des images aussi déchirantes et repoussantes parleraient d’elles-mêmes. Chaque photographie s’accompagne d’une légende exaltée rédigée en quatre langues (1’allemand, le français, le hollandais et l’anglais), et la perversité de l’idéologie militariste est, à chaque page, fustigée et raillée.».
Susan Sonntag : Devant la douleur des autres Christian Bourgois Editeur 2002 pages 22 à 25
Traduit de l’anglais par Fabienne Durant-Bogaert
Susan Sontag l’a repéré : Friedrich accompagne les photographies de légendes dénonçant l’idéologie militariste, procédé qui le rapproche des désastres de la guerre de Goya. Cela fonctionne par exemple en opposition image et discours public comme le montre l’image ci-dessous :
"La guerre fait sur moi l'effet d'une cure thermale" (Hindenburg).

« La guerre fait sur moi l’effet d’une cure thermale » (Hindenburg).

La photographie d’une gueule cassée en opération est mise en opposition /contradiction avec une déclaration du maréchal Hindenburg, chef du Grand État-Major de l’armée impériale qui avait déclaré :« la guerre fait sur moi l’effet d’une cure thermale». Cette atroce ironie est l’écho dénonciateur d’une réalité :
«Nous avons à faire à un commandement général qui s’éloigne de plus en plus du champ de bataille. Un scandale : ces messieurs de la haute étaient assis devant leurs tables richement couvertes,loin de l’écho de l’enfer et n’avaient pas la moindre idée de ce qui se jouait dans les tranchées »
Gerd Krumeich Sur la bataille de Verdun  dans un entretien avec Katja Iken Spiegel Online
Un autre procédé consiste à juxtaposer deux images dans un avant et un après comme dans cet autre exemple intitulé l’orgueil de la famille montrant d’abord un soldat posant fièrement pour ses proches suivi du «revers de la médaille», quelques semaines plus tard.

Album de famille 20001

On est loin de la ridicule rime d’Apollinaire, Les obus ma parole / Jouaient à pigeon vole qui aurait pu servir de légende en contrepoint à l’une des photos.
Pour Susan Sontag, ce que l’on pourrait appeler aussi le  J’accuse d’Ernst Friedrich rejoint celui d’Abel Gance :
«En 1938, […] le grand cinéaste français Abel Gance montra en gros plan, dans l’une des scènes paroxystiques de son nouveau J’accuse, quelques membres d’une population le plus souvent tenue cachée : ces anciens combattants hideusement défigurés que l’on a surnommés les «gueules cassées».[…] Tout comme l’album de Friedrich, le film de Gance s’achève dans un nouveau cimetière militaire : non point seulement pour nous rappeler les millions de jeunes gens qui furent sacrifiés au militarisme et à l’incompétence entre 1914 et 1918 dans cette guerre saluée comme «la der des ders», mais aussi pour faire valoir le jugement sacré que ces morts ne manqueraient pas de porter à l’encontre des politiciens et des généraux de l’Europe s’ils pouvaient savoir que, vingt ans plus tard, une autre guerre aurait lieu. «Morts de Verdun, levez-vous !» crie le protagoniste, un ancien combattant devenu fou, avant de répéter son injonction en allemand et en anglais : «Vos sacrifices sont vains» Et la vaste plaine mortuaire commence à cracher sa multitude, une armée de fantômes aux visages mutilés et aux uniformes putréfiés, qui surgit des tombes et se disperse en tous sens, semant la panique parmi la population déjà mobilisée pour une nouvelle guerre paneuropéenne. «Une chose peut vous arrêter : c’est l’épouvante. Remplissez-vous de cette horreur ! » hurle le dément-à la foule fuyante des vivants, qui lui répond en lui offrant une mort de martyr à la suite de laquelle il rejoint ses camarades défunts : une marée de fantômes impassibles submergeant la foule transie des futurs combattants et victimes de la guerre de demain [en français dans le texte]. La guerre cède le pas à l’apocalypse.
Cette guerre qui vint l’année suivante».
Susan Sonntag : Devant la douleur des autres Christian Bourgois Edieur 2002 pages 22 à 25
Traduit de l’anglais par Fabienne Durant-Bogaert
En 1925, Ernst Friedrich installe son Musée anti-guerre dans la Parochialstrasse non loin de l’Alexanderplatz. Outre les documents évoqués plus haut, il fait place aux «instruments de meurtre». Ce n’est pas seulement un musée anti-guerre, c’est aussi un anti-musée historique. Il dira  :
«Chaque ville allemande est fière de son musée ou de sa collection. Chaque brave allemand admire d’un œil ravi la tabatière à priser de Frédéric le grand ; dans de coûteux cadres sont suspendus nos ancêtres. Pourquoi ne montre-t-on pas les éclats d’obus et les instruments de meurtres qui mutilent et déchiquettent nos corps ?»
Dans le musée, un espace d’exposition est ouvert aux artistes, la Peace Gallery, elle sert aujourd’hui encore à des expositions temporaires. L’inauguration se fera avec des œuvres de Käthe Kollwitz et Otto Dix. Le musée sera un scandale et comme pour en rajouter à la provocation, le prix d’entrée y est fixé à 20 pfennigs avec la mention : «gratuit pour les militaires», ce qui vaut à Friedrich une amende pour outrage à l’armée. Un pacifisme radical qui n’a pas d’équivalent en France :
«Alors qu’en France un pacifisme de principe qui voit la guerre comme un mal à éviter se met en place dans les milieux anciens combattants, en Allemagne, le pacifisme est souvent aussi un anti-militarisme radical qui se heurte à un nationalisme revanchard dont les hérauts pensent que la guerre est loin d’être terminée. D’ailleurs, les représentations pacifistes artistiques et littéraires de la guerre furent beaucoup plus crues et violentes qu’en France, car elles répondaient à une mythification et à une banalisation de la guerre par les nationalistes – elle aussi très répandue – qu’il fallait combattre. Certains pacifistes radicaux qui s’opposent à l’esprit de revanche, adoptent une attitude diamétralement opposée au relatif silence des pacifistes français sur les horreurs particulières. En 1924, Ernst Friedrich ….. »
Nicolas Beaupré : Écrits de guerre / 1914-1918 CNRS Editions, coll Biblis Paris 2013 page 414
Ernst Friedrich a mené une vie d’agitateur et de pédagogue pacifiste. Son musée sera très tôt la cible des nazis. Il est arrêté et placé en détention de sûreté, son musée dévasté avant d’être occupé pour servir de local à la SA. Il est interné en camp de concentration mais, contrairement à son ami le poète Erich Mühsam, il réchappa à la torture. Grâce à la complicité d’amis quakers, il rejoint Prague puis la Suisse dont il est expulsé pour insulte au dirigeant d’un pays ami (Hitler). En 1936, grâce aux syndicats et au Parti socialiste belge, il se réfugie en Belgique où il rouvre son Musée anti-guerre qui sera à nouveau détruit en 1940 lors de l’invasion du pays par la Wehrmacht. Il est évacué en France et se retrouvera aux camps d’internement de Saint Cyprien et de Gurs. En février 1943 il échappe de peu à l’arrestation par la Gestapo en réussissant à sauter par la fenêtre. Il avait été condamné à mort par contumace. Il avait déjà pris contact avec le maquis de la Lozère qu’il rejoindra.
Après la guerre, depuis Paris, il tentera de faire renaître son musée notamment en déposant un projet pour la Gedächtniskirche (L’Eglise du souvenir de Berlin Ouest, à l’époque). Cela ne se fera pas. Il cherche à faire vivre son projet en acquérant un bateau qu’il baptise l’Arche de Noé. Ayant réussi à obtenir du gouvernement ouest-allemand des dommages de guerre, il investit cette somme dans l’achat d’une île de la Marne à Le Perreux qu’il baptisera Île de la paix et transformera en centre international pour la jeunesse. Elle sera vendue à sa mort en 1967 pour payer ses dettes et ses archives d’écrivain détruites.
François de Baulieu dont le père fut lié d’amitié à Ernst Friedrich a publié quelques documents manuscrits évoquant notamment l’acquisition de la barge Arche de Noé.
En 1982, pour le quinzième anniversaire de la mort de son auteur, le musée anti-guerre est réinstallé à Berlin, cette fois dans la Brüsseler Strasse. Bien sûr, le musée ne s’est pas arrêté à la première guerre mondiale, il a suivi l’évolution des guerres.
Protections Gaz
Dans le bas les protections pour enfants, anti-gaz de la seconde guerre mondiale (à droite) ou anti-atomiques de 1983 (à gauche)
Le musée permet aujourd’hui également d’accéder à un abri anti-aérien de la seconde guerre mondiale :

Abri

La porte faisait office de journal de bord. Y sont gravées les jours, heures et durées des alertes antiaériennes.
Liens :
le musée anti-guerre de Berlin en allemand et en anglais
autre blog français qui a évoqué le destin de l’apôtre de la paix comme l’appelaient les belges.
– E. Friedrich figure également dans le dictionnaire des militants anarchistes
– En France les gueules cassées sont à l’origine de la Loterie nationale et de la Française des jeux.
Sur le Sauterhin voir notre série lectures franco-allemandes sur 14-18, ici le sommaire ainsi que les posts Heiner Müller à Verdun et Inédits de Heiner Müller sur Verdun
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