« Je suis restée à la maison pendant quatre années. Je n’ai pas travaillé. Mon mari était fonctionnaire et avait un emploi à la municipalité d’Eppendorf. Il était social-démocrate, les autres agents municipaux étaient tous de tendance nationale conservatrice [Deutschnational]. Et j’étais la seule parmi leurs femmes à avoir été à l’usine. Mon mari a dit qu’il ne voulait plus que j’aille à l’usine et que maintenant que j’avais Heiner je devais rester à la maison. Quatre années pendant lesquelles Heiner a eu la belle vie ».
Je reprends le témoignage de la mère de Heiner Müller là où nous l’avions laissé après le récit de la naissance. Les quatre premières années de « belle vie » seront aussi celle de la montée en puissance du nazisme.
Ella Müller :
« (…) 1933, en janvier. Il y avait là quatre hommes et mon mari, ils ont été invité chez un communiste et ils ont discutés. Les femmes n’ont pas été admises. D’une manière ou d’une autre, ils s’étaient procurés des armes, secrètement, chacun avait une arme. D’abord, ils ne nous ont rien raconté. Plus tard, ils nous ont dit : nous sommes une troupe secrète. Ils voulaient comment dire… se défendre, résister. Mais tout est allé trop vite après. Car nous avions l’école de Hammer à Hammerleubsdorf et il y avait la SS qui était là depuis un moment déjà. Ils ne pensaient pas qu’il y aurait une telle issue. Ils se disaient : bon les partis se disputent, on verra qui l’emportera et ça allait continuer ainsi. A partir du jour où la SS a traversé martialement Eppendorf, nous avions compris … »
Le père de Heiner Müller avait été un temps membre du SPD, parti social-démocrate, ainsi que de l’organisation paramilitaire la Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold qui avait été créée en 1924 pour défendre la République de Weimar. En 1931, il quitte le SPD pour la SAP, Sozialistische Arbeiter Partei, le Parti socialiste ouvrier ou Parti socialiste des travailleurs auquel adhérera à l’âge de 17 ans, la même année, un certain Herbert Frahm, plus connu plus tard sous le nom de Willy Brandt. La SAP rejetait la compromission social-démocrate tout autant que la dictature du prolétariat. Elle réussira à exister un peu en Saxe sans vraiment parvenir à s’implanter. Ils seront parmi les premiers à se faire arrêter après « la prise de pouvoir » – légale – par les nazis le 30 janvier 1933. Kurt Müller en sera l’un des responsables pour Eppendorf. Dès le 31 janvier, la mairie de la ville avait été occupée par la SA, les « chemises brunes », sections d’assaut, troupe paramilitaire créée par Hitler. Des élections – les dernières – allaient avoir lieu le 5 mars.
La Saxe était le territoire (« Gau ») le plus densément peuplé de l’Allemagne du IIIème Reich avec 347 ha au km2 pour une moyenne allemande de 140. On y dénombrait 1 nazi pour 22 habitants. Après Berlin, la Saxe comptait aussi le plus grand nombre de femmes engagées sous la croix gammée. Cela témoigne d’une forte osmose entre la NSDAP, le parti nazi, et la population. Dès avant 1933, s’étaient mis en place en Saxe de forts groupes hitlériens. Ils se sont développés après la prise de pouvoir en janvier 1933 qui a conduit à l’élimination des velléités d’opposition et la construction de nombreux camps de concentration. Le sinistre tribunal du Reich était installé à Leipzig, le tribunal militaire à Torgau. La capitale de la Saxe, Dresde était un concentré de tout cela. Pendant la seconde guerre mondiale, la Saxe est devenue le centre de production militaire du IIIème Reich, Leipzig produisait des fusées, Chemnitz des mitrailleuses et Plauen des chars. Le « gau » sera très tôt un bastion de formation des cadres de l’hitlérisme. C’est à cela que fait référence Ella Müller en parlant de « l’école de Hammer ». L’ école de cadres dirigeants de la SA sera inaugurée en présence du chef de la SA Ernst Röhm, en février 1932, à Hammerleubsdorf. Elle devait en particulier « endurcir » les partisans de l’armée de guerre civile nationale-socialiste sur le plan physique et idéologique et « former des chefs employables ». 80 et au maximum 120 personnes pouvaient assister aux premiers cycles de cours d’une durée de trois semaines. Des institutions mises en place immédiatement après « la prise de pouvoir » par les nazis offraient des capacités analogues : en mai 1933, un centre se créée à Sachsenburg, près de Chemnitz et, à Frankenberg, une école de cadres féminins. Plus tard, à Augustusburg, s’installera le centre de formation de la NSDAP de Saxe. (Source : Mike Schmeitzner Totale Herrschaft durch Kader? – Parteischulung und Kaderpolitik von NSDAP und KPD / SED. En français : Domination totale par les cadres ? Ecoles de formation des partis et politique de cadres de la NSDAP et du Parti communiste allemand / SED . Accessible en ligne en allemand)
On fait largement silence. là-dessus aujourd’hui encore dans la région, on s’étonne alors de voir la peste brune repointer son nez.
Dans un « feu roulant de rassemblements et de parades militaires», l’expression est de Kurt Müller, le mouvement nazi arrive à Eppendorf. Les appels et efforts pour s’y opposer restent vains.
Le 9 mars 1933, 15 militants du SPD et du SAP, dont Kurt Müller, sont arrêtés et placés en Schutzhaft (« internement administratif préventif »)
Ella Müller :
« Dans la nuit, à trois heures du matin. Ils ont d’abord éclairé les fenêtres de la chambre à coucher avec une lampe torche, puis ont ouvert la porte du jardin et se sont mis à frapper. Pas aux fenêtres, elles pouvaient casser. Ils ont frappé avec leurs crosses contre la porte de la maison, puis ils sont entrés. Je n’avais pas d’autre choix que de leur ouvrir.
Mon mari devait les accompagner. Moi, je voulais lui faire encore un petit déjeuner, quelque chose à boire et à manger. Rien, il n’a besoin de rien. Dehors.
Puis mon mari a encore voulu entrer dans la chambre de Heiner, il ouvre la porte et se prend un coup sur le côté. Ils sont partis. Dans la nuit, ils ont passé tout le village au peigne fin.
… Heiner a compris ce qui arrivait. Il a entendu ce qu’il se passait. C’est pourquoi il refusait de m’accompagner dans le moindre magasin. C’était terrible. Il criait : je ne rentre pas là avec toi. Il me tirait en arrière et pleurait : maman n’y va pas, ils viendront me chercher aussi. C’était étrange, il voyait des nazis partout.
Alors que mon mari était déjà en camp, j’ai fait une demande de visite. Je n’ai eu l’autorisation qu’au bout de plusieurs mois. Nous avons pris le tramway jusqu’à Plaue-Bernsdorf où était le camp. Il n’y avait pas encore de bus. Il y avait le tramway à Eppendorf. Nous avons fait un bout de chemin en tramway puis à pied. Loin à pied, je m’en souviens. Le camp était une ancienne usine. Ou une salle de sport ? Un bâtiment en longueur. Nous étions debout dehors, il y avait une grande place. Peut-être avait-ce été un pré ou quelque chose comme cela. Il y avait beaucoup de monde et j’étais venue avec mon Heiner. Ils étaient tous debout sur la place mais à côté de chacun d’entre eux il y avait encore un homme de la SA, on ne pouvait pas parler. Je ne savais pas…Seul Heiner a parlé avec son père…»
D’abord rassemblés dans la salle du conseil de la mairie d’Eppendorf, les prisonniers avaient été transférés sans ménagement, le 17 mars à Plaue, où une salle de gymnastique avait été transformée en salle de torture. Le lieu sera fermé fin mai, début juin et ses occupants internés au premier grand camp de concentration en Saxe, à Sachesenburg, une ancienne filature, au pied du château.

En haut à gauche, la relève de la garde au camp de concentration de Sachsenburg en 1934. Vue du même endroit en octobre 2015.
Brecht et la bonne âme Merkel
Bertolt Brecht peut-il nous aider à comprendre ce qu’il se passe actuellement dans la politique allemande ? Dans un essai remarqué, paru dans l’hebdomadaire die Zeit, Bernd Stegemann, chef dramaturge à la Schaubühne de Berlin, pense que oui et convoque pour cela la pièce de Brecht écrite à la fin des années 1930 : La bonne âme de Se-Tchuan. Comme la bonne âme du théâtre, celle de la politique, Angela Merkel, a besoin pour rester bonne que quelqu’un se charge de la sale besogne.
Cette réflexion est un autre éclairage qui s’ajoute à ceux déjà évoqués dans un précédent post. J’avais pour ma part déjà tenté d’ôter à politique allemande son voile de bonne vertu dans Sainte Angela, priez pour nous, question reprise également dans Disruption et bien pensance.
Rappel de la parabole de Brecht dans La bonne âme de Se-Tchuan
Le résumé est de Bernd Stegemann :
« Shen Té qui avait reçu des Dieux [en remerciement pour son hospitalité] une importante somme d’argent pour faire le bien ouvre un débit de tabac. Comme les pauvres de la ville ont connaissance de sa bonté, la boutique est très vite envahie de nécessiteux et menacée de faillite. Pour pouvoir continuer à rester bonne, Shen Té invente un cousin Shui Ta pourvu de suffisamment d’insensibilité. Il rétablit la situation en se servant des moyens habituels de la concurrence et de l’exploitation.. La parabole se termine par la grossesse de Shen Té et un procès contre Shui TA accusé d’avoir assassiné la bonne Shen Té. Shui Ta peut aisément démontrer au tribunal que Shen Té et Shui TA ne font qu’une seule et même personne. Les mauvaises circonstances l’ont contraint à se couper en deux. La leçon est aussi simple que réaliste : pour pouvoir être bon dans un monde mauvais il y a besoin de l’aide de quelqu’un de mauvais. La seule chose qui pourrait lever cette contradiction [on est encore un peu là dans une vieille dialectique] serait non pas la bonté individuelle mais la révolution de la réalité mauvaise. »
Le vilain cousin Shui-Ta de la bonne âme Merkel a trois visages : les Etats des Balkans qui verrouillent leurs frontières, la montée en puissance de l’extrême droite, et le prestataire de service, la Turquie. Le plan concocté est d’un « cynisme perfide » car la politique d’accueil a un coût qui est transféré sur les marges pour ne pas déranger les nantis dans leurs bons sentiments. La bonté a des externalités négatives qu’on ne saurait avoir devant sa porte.
On lira ci-dessous ce qui me paraît être l’extrait le plus intéressant de ce texte. Entre crochets, je pointe de mon point de vue quelques réserves. Je pense qu’il y a d’autres raisons pour l’extrême droitisation que l’afflux de réfugiés. Son amorce était d’ailleurs antérieure. Les germanophones pourront retrouver le texte intégral en allemand ici.
En quoi consiste le coup politique ?
« En quoi consiste le coup politique qui permet jusqu’à présent au gouvernement Merkel d’effacer toutes les conséquences de sa politique et d’apparaître comme la seule instance humanitaire ? Le jugement moral est tellement fortement soudé à la sommation politique que chaque critique envers les conséquences de la politique d’accueil devient immédiatement immorale et cataloguée de droite. La montée rapide de l’AfD [Alternative pour l’Allemagne] s’explique essentiellement, par une dialectique involontaire, ainsi. S’il n’est plus possible d’avoir une opinion autre que celle de la chancelière sans passer pour être un extrémiste de droite, alors l’un ou l’autre le devient. Les conséquences de l’absence d’alternative, qui jusqu’à présent n’était observables que chez nos voisins européens sont arrivées chez nous. La montée de forces extrémistes en raison de la politique d’austérité merkelienne a un effet boomerang sur l’Allemagne.
On ne peut pas prêcher la fluidification néolibérale de toutes les règles, accepter la précarisation massive et ensuite damner moralement ceux qui ne veulent plus participer à la course dans laquelle les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres. Le tour de passe-passe de la politique néolibérale consiste à avoir occupé positivement et de manière inattaquable la notion de modernisation. Ouverture sur le monde, multiculturalisme et globalisation ne sont pas seulement des impératifs pour les couches moyennes supérieures mais aussi des mots de combat contre les peurs des couches inférieures, dont le boulot ne permet pas de travailler aujourd’hui à Berlin et demain à Dubai.
Que le parti dont l’électorat bénéficie des revenus les plus élevés en profite le plus est une évidence. L’affirmation selon laquelle il s’agit chez les partisans des Verts des contemporains les plus moralement conscients a parfaitement masqué sa contradiction interne. Si en tant qu’universitaire, on vit dans l’appartement dont on est propriétaire, il est très gratifiant de promouvoir une culture de l’accueil, et de se pincer le nez sur ceux qui protestent contre un foyer de réfugiés qui est construit dans leur ghetto. Que derrière la propagande d’ouverture au monde se cache aussi le démontage de toutes les règles sociales qui régulaient un peu le capitalisme ne peut être formulé qu’au prix de passer pour un passéiste ou dans le cas de la culture d’accueil d’être taxé de droite.
[…]
Dans un système politique dans lequel à l’exception de Die Linke tous les partis établis argumentent à partir de la même base idéologique, il n’est qu’une question de temps jusqu’à ce que se constitue une force contraire qui conteste le consensus.Que cette opposition radicale se nourrissent actuellement de ressentiment et de populisme montre le degré d’étiolement atteint par la pensée et l’argumentation des partis de gauche aujourd’hui. Ils ont renoncés lors de la crise financière en 2008 déjà à proposer des alternatives pour l’économie et ils se montrent incapables aujourd’hui de libérer l’idéologie néolibérale de la politique de Merkel de son voile moral. Il reste donc à craindre que Slavoj Zizek n’ait raison quand il pronostique que toute révolte de droite n’a lieu qu’en l’absence de révolution socialiste [Pour ce qui me concerne je ne sais trop en quoi cela peut consister une révolution socialiste. Peut-on croire encore au bon vieux renversement dialectique ?].
Ce n’est que si nous parvenons à séparer les conséquences économiques de la globalisation des exigences morales des vainqueurs de l’ordre dominant que pourra s’élaborer une politique réaliste. […] »