(Re)Lectures de MarxEngels (3) : Tous prolétaires

Absorption de l'ouvrier dans les rouages de la machine. Charlie Chaplin dans « Les temps modernes »

Absorption de l’ouvrier dans les rouages de la machine. Charlie Chaplin dans « Les temps modernes »

Troisième volet de nos (re)lectures de MarxEngels. Bernard Stiegler nous invite à une lecture attentive de la notion de prolétaire telle qu’elle figure dans le Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx et Friedrich Engels.
Le développement du machinisme et la division du travail, en faisant perdre au travail de l’ouvrier tout caractère d’autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine, on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. (…)
Moins le travail exige d’habileté et de force, c’est-à-dire plus l’industrie moderne progresse, et plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes et des enfants. Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail, dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.
Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue
A la place des ouvriers œuvrant car disposant d’un savoir faire, il n’y a plus que des instruments de travail. Le savoir faire et le savoir tout court ont été extériorisés dans la machine. En perdant le savoir, la force de travail devient exclusivement marchandise. Cette définition permet de ne pas confondre les prolétaires avec classe ouvrière ni d’ailleurs emploi et travail. Et signale que prolétaire ne veut pas dire nécessairement pauvre quel que soient par ailleurs les usages qu’on peut en faire dans le langage courant. Va donc hé prolétaire !
Bernard Stiegler rappelle que pour Marx, la prolétarisation est, dans le capitalisme, le destin de tous les producteurs.
«De porteur d’outils et praticien d’instruments, l’ouvrier est devenu lui-même un outil et un instrument au service d’une machine porteuse d’outils. Or, précisent ici Marx et Engels, ce destin est celui de tous les producteurs – et non seulement des ouvriers» :
Marx et Engels :
Les anciennes petites classes moyennes, petits industriels, petits commerçants, petits rentiers, artisans et paysans, toutes ces classes tombent dans le prolétariat. [ … ] Aussi le prolétariat se recrute-t-il dans toutes les couches de la population.
Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue
Bernard Stiegler :
«Certes, dans le Manifeste comme dans la Contribution [à la critique de l’économie politique], les Fondements [de la critique de l’économie politique] et Le Capital, le prolétariat se présente toujours comme étant précisément constitué par la classe ouvrière. Mais c’est là un état de fait historique, lié à un stade archaïque (à tous les sens de ce mot) du développement du capitalisme et de l’industrie, c’est-à-dire de la grammatisation, et qui est voué à évoluer sensiblement en incluant dans le processus de prolétarisation tous ceux dont les savoirs sont absorbés par des processus hypomnésiques [= qui servent à conserver la mémoire] consistant non seulement en machines, mais en appareils, en systèmes experts, en services, en réseaux et en objets et dispositifs technologiques de toutes sortes».
NB : Je reprends ces notions dans le livre dans lequel je les avais notées pour la premières fois à savoir dans Bernard Stiegler : Pour une nouvelle critique de l’économie politique  Galilée 2009 pages 54 et 55.
La grammatisation désigne le processus de séquençage permettant la reproductibilité qui progressivement s’étend à toutes les activités physiques et mentales ; le processus de grammatisation est l’histoire technique de la mémoire (de la reproduction du geste machinique à l’Internet des objets en passant par la reproduction industrielle des images). Tout geste répétitif voire automatique – et l’homme est fait aussi d’automatismes physiques et mentaux – est reproductible machiniquement et peut s’industrialiser. Charlie Chaplin a bien montré dans les Temps modernes l’absorption de l’ouvrier dans les rouages de la machine et sa transformation en prolétaire. On en a peut-être oublié la dimension métaphorique du film. Chaplin n’en est pas resté là et a anticipé dans la scène du repas le fait que la prolétarisation n’allait pas se limiter au temps d’activité salariée strictement liée à l’activité de production mais investir également par exemple les pauses repas et la consommation. Aujourd’hui nous en sommes à un capitalisme 24h/24. Même si la réalité n’a pas pris tout à fait la tournure décrite dans le film, nous n’en sommes pas si loin. Au début de la scène qui ne figure pas dans l’extrait ci-dessous, Chaplin préfigure le vendeur robotisé. La présentation de la machine nourricière au directeur de l’usine est en effet faite par une voix enregistrée sur disque. On notera également que la prolétarisation touche aussi les ingénieurs eux-mêmes, incapables de penser la machine qu’ils ont construite et surtout pour qui ils l’on construite.

J’ai cherché un équivalent contemporain de cette scène de prise en charge de gestes quotidiens nourriciers. Je vous propose le texte d’Eric Sadin, extrait de l’entrée en matière de son livre La vie algorithmique qui n’est pas un livre de fiction :
«En gagnant votre cuisine, vous sentez qu’un thé Earl Grey a été préparé en concordance avec votre humeur, à la différence du café arabica servi la veille. La composition suggérée du petit déjeuner du jour s’affiche en lettres à diodes électroluminescentes incorporées à la surface de votre réfrigérateur: 2 BISCOTTES + MARGARINE + CONFITURE GROSEILLE + JUS DE GRENADE + 3 FIGUES SÉCHÉES. Un premier rayon de soleil apparaît: un bref réflexe de satisfaction est capté par le logiciel d’interprétation émotionnelle relié à la lentille vidéo amovible/panoscopique de la pièce, information aussitôt transmise sur le serveur de votre psy traitant. Vous vous alimentez simultanément à la lecture de nouvelles qui défilent page après page sur votre tablette d’après vos préférences préenregistrées, l’historique évolutif de vos navigations et votre niveau d’attention mesuré via le senseur tactile.
Une annonce sonore vous avertit qu’il est temps de vous vêtir, vous rejoignez à grands pas votre dressing room. Plusieurs associations combinatoires visuelles jugées appropriées s’exposent sur votre mur-pixels: par formulation vocale vous stoppez l’une d’elles que vous suivez des pieds à la tête. Vous enfilez votre manteau cachemire, passez la porte d’entrée qui se referme à triple tour dès le seuil franchi par signalement photoélectrique de votre passage. Le dispositif a déjà prévenu l’ascenseur dans lequel vous pénétrez à l’instant vous conduisant de lui-même grâce à sa connaissance intégrée de vos habitudes à vitesse optimale vers le rez-de-chaussée ».
Eric Sadin : La vie algorithmique/Critique de la raison numérique Editions L’échappée pages 12-13
Depuis Les temps modernes (1936), presque un siècle s’est écoulé et notre condition est devenue post-moderne, laissant la place à un capitalisme consumériste dans lequel des machines ont fait à notre place qui la vaisselle qui le linge, qui les additions et soustraction de la caissière de plus en plus remplacée par le client lui-même alors que le gain de temps est livré aux marchands de «temps de cerveaux disponible». Et pendant que nous nous reposions sur les lauriers des trente glorieuses s’opérait une invisible révolution qui allait procéder à leur destruction : la révolution numérique. Contrairement à ce que l’on entend encore, certes de moins en moins, nous ne sommes pas entrés dans une ère post-industrielle mais hyperindustrielle. On se fait souvent une idée fausse de la machinerie et de la mécanisation en l’association à l’énergie de la vapeur. C’est extrapolable aux technologies d’aujourd’hui. Écrivant ces lignes, je m’aperçois que le logiciel de traitement de texte prétend connaître avant moi qui tape les lettres sur mon clavier quel est le mot qui va venir puisqu’il anticipe son écriture. Je m’amuse souvent à déjouer ses pronostics.
Bernard Stiegler :
«Ce ne sont pas seulement les savoir-faire qui sont détruits par la grammatisation industrielle -au service de laquelle les savoirs théoriques sont soumis. Les savoir-vivre sont eux-aussi liquidés par des processus de captation de l’attention qui reconfigurent en les standardisant les patterns comportementaux.
C’est alors le consommateur qui est privé de tout rôle inventif, et il ne transmet plus aucun savoir-vivre à ses descendants pas plus qu’il ne reçoit ceux de ses ascendants puisqu’il est au contraire contraint de les abandonner pour s’adapter à ceux que le marketing conçoit avec l’aide des sciences sociales et cognitives – le neuromarketing étant le stade le plus avancé de cette dimension de la prolétarisation »
Bernard Stiegler Etats de choc Bêtise et savoir au XXIème siècle pages 221-222
Il existe une double tendance. D’une part le marketing colonise nos désirs. De l’autre, des sociétés de service prennent en charge l’organisation de nos vies, il suffit de voir le succès du coaching en tout genre. Je m’étais intéressé un temps au maternage technologique avec le lit pour bébé «intelligent» capable de déclencher le bercement de l’enfant au moindre de ses cris sans intervention humaine ou le lapin lecteur d’histoires à la place des adultes. Dans son texte Qu’est ce que les lumières, Emmanuel Kant écrit :
«La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux.»
Emmanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières (en ligne)
La question bien sûr n’est pas de refuser de l’aide, ou de ne pas se servir des technologies, il convient simplement de les interroger ou de les distinguer selon qu’elles renforcent ou maintiennent une infantilisation ou selon qu’elles favorisent la préservation du maximum d’autonomie, qu’elles soient aliénantes ou libératrices.
Eric Sadin :
«Les oscillations du corps sont interceptées de façon privilégiée via les smartphones et autres montres ou bracelets connectés équipés de capteurs, qui mesurent la température, la tension, le taux de diabète, de degré d’hydratation, la qualité du sommeil, autant d’informations susceptibles d’être analysées en tant réel par des médecins traitants ou des unités médicales. Quelques exemples emblématiques témoignent de ce mouvement expansif de mise au point de protocoles apposés à même la peau»
De tels dispositifs existent déjà et il n’est pas sûr que l’idée même de médecin traitant perdure, ils sont eux-même prolétarisés, les diagnostics et les traitements automatisés. Les données ne nous appartiennent d’ailleurs pas pas plus que ne nous appartiennent les relevés de gaz, d’électricité ou d’eau dits «intelligents». Ce n’est pas l’individu qui prend soin de lui – certes avec la compétence du médecin en traitant la maladie comme une crise passagère, le soin est délégué à des machines en permanence. Cela déborde le cadre médical.
«une application reliée à une paire de chaussures de sport peut, en fonction de résultats suggérer des compléments alimentaires ou un séjour de repos, ou informer une compagnie d’assurance ou un cabinet de recrutement ».
Eric Sadin : La vie algorithmique/Critique de la raison numérique Editions L’échappée pages 88-89
La vie est ramenée à ses dimensions quantifiables et livrée à des sociétés de service.
On ne se rend pas compte de tout ce que l’on peut déléguer à des logiciels. Par exemple, remplacer un journaliste sportif :
«Un exemple extrême des changements à grande vitesse qui se préparent concerne la rédaction automatique d’articles de journaux à partir de données structurées. Une petite poignée de start-up – la plus connue est Narrative Sciences – a reconnu l’existence d’un marché potentiel né des progrès du traitement de texte par algorithmes en combinaison avec la disponibilité toujours plus grande de données numériques brutes. Des reportages sportifs, par exemple peuvent très bien être générés par de beaux procédés  à partir de données sur le déroulement du jeu, les participants au jeu, les statistiques, les décisions des arbitres, données préparées par des services spécialisés et disponibles dans des formats standardisés.
Le résultat n’est pas plus mauvais que celui obtenu par un journaliste sportif moyen qui élabore son article à partir des mêmes données. »
Frank Rieger Pour une socialisation des dividendes de l’automatisation
Mais cela vaut pour les ingénieurs, les avocats, les médecins tout autant. Alan Greenspann, président de la Réserve fédérale américaine jusque peu de temps avant l’éclatement de la crise des subprimes fait pour Bernard Stiegler figure de parangon du prolétaire contemporain. La prolétarisation va en effet encore plus loin que l’automatisation de l’utilisation d’une parcelle des capacités de notre cerveau. La question ne touche pas seulement des savoirs pratiques intellectuels, les technosciences, elle touche aussi les savoirs conceptuels.
Bernard Stiegler :
«[Les savoirs conceptuels] ce sont des savoirs soumis à ce que l’on appelle la «critique des pairs», c’est à dire formulés par des ensembles de règles explicites et débattues par les pairs qui partagent ces savoirs – qui se traduisent, dans les cas les plus formels, comme en mathématiques ou en physique mathématique, par des théorèmes ou des formulations algébriques. Le savoir économique, par exemple, est un savoir formel.
Un tel savoir formalisé peut-être traduit en séquences algorithmiques et le modèle théorique qu’il incarne peut devenir un système dynamique automatisé – transformant des input en output. Mais une telle formalisation peut-être tout aussi bien une destruction de ce savoir qui, amputé de toute fonction critique, devient un dogme, c’est à dire un système fermé, et tout le contraire d’un savoir, qui est par essence ouvert. C’est précisément ce que nous vivons en ce moment à travers le développement anarchique et sauvage (c’est à dire ultra-libéral) d’une numérisation très mal comprise dont nous libérons les potentiels extrêmement toxiques du pharmakon qu’est la technologie numérique, au lieu d’en cultiver et d’en partager les potentialités épistémiques nouvelles et inouïes.
Ainsi quand Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale américaine de 1987 à 2006, explique, le 23 octobre 2008, devant une commission du Congrès américain, et à propos de la crise des subprimes que s’il n’a rien vu venir, c’est parce que tout passait par des machines automatisées et, lorsqu’il plaide pour sa défense qu’il ne pouvait donc en aucune façon prévenir la calamité qui s’est concrétisée en septembre 2008, il prend acte du fait qu’il a perdu tout savoir économique, et qu’il déclare que c’est sur cette base extrêmement périlleuse que la finance mondiale spécule à la vitesse de la lumière. En vérité, Greenspan se décrit ainsi comme un prolétaire d’un nouveau genre.
Ce prolétaire qu’est devenu au cours de ces années le président de la Réserve fédérale, gestionnaire d’un dogme automatique et aveugle, avait sans doute un «salaire» de quelques millions de dollars, mais n’ayant plus de savoir formel, ce salarié avait lui aussi perdu son travail, car un travail est toujours un savoir, et réciproquement, mettre en œuvre un savoir, c’est toujours travailler (…).
Bernard Stiegler : l’emploi est mort, vive le travail! Entretien avec Ariel Kyrou. Editions Mille et une nuits. Version e-book
Ainsi,nous sommes dans un phénomène massif de perte de savoirs et de mémoire qui n’est pas seulement le fait des plus âgés, car il touche aussi bien les petits pouces et poucettes qui n’apprennent semble-t-il même plus à mémoriser. Tout cela rend bête. Cette perte massive de savoirs produit une perte de saveurs – les deux mots ont la même racine, rend la vie insipide et l’homme étranger à lui même. Fremd/étranger, –  la traduction française ne rend pas toujours la notion d’étranger, notamment en traduisant Entfremdung par aliénation. Fremd = étranger : à soi et à l’autre, sans attache, dépossédé de soi. Tout comme est Fremd aussi l’effet – permanent – de l’extériorisation machinique. «Étranger je suis venu, étranger je repars», c’est à dire je continue à être. Comme l’expliquait Elfriede Jelinek.
Cette dictature du prolétariat est la cause du désespoir contemporain. Elle n’est pas fatale à condition de nous engager, nous explique Bernard Stiegler, dans un processus de déprolétarisation et de désautomatisation qui utilise les mêmes techniques pharmacologiques en transformant les poisons en remèdes. (Cf Bernard Stiegler La société automatique/ 1. L’avenir du travail Fayard)
La déprolétarisation ou la barbarie.
Précédentes (Re)Lectures de MarxEngels :
  1. Le(s) spectre(s)
  2. Marx à l’envers, Marx à l’endroit
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Heiner Müller : Transitraum (2) La machine à écrire

La machine à écrire de Heiner Müller

La machine à écrire de Heiner Müller

Dans le premier épisode de la série Transitraum, j’avais évoqué la présence dans la bibliothèque du pupitre,pour écrire debout d’une main avec tout son corps, et de la machine à écrire devant laquelle l’auteur est assis pour y taper de ses deux mains. Mais, l’atelier de l’écrivain contrairement à celui du peintre ne s’expose pas ou peu.
«Depuis l’invention de l’imprimerie, le geste qui donne naissance au texte est invisible. La composition typographique efface le coup de crayon, les liés et les déliés de la plume, la police utilisée sur la machine à écrire ou le traitement de texte…Cet effacement implique une perte de mémoire, une mise sous silence de l’atelier de l’écrivain. On ne voit plus ses mains à l’œuvre. La disparition du charnel contribue à idéaliser l’écrit, à renforcer son abstraction, à lui donner une sorte d’intemporalité déconnectée des contingences techniques inhérentes à sa production. C’est un paradoxe parce que le mot écrire du latin scribo fait directement référence au geste technique de graver tout comme le grec graphein ».
(Thierry Crouzet La mécanique du texte. Publie.net)
Effacement du geste mais aussi souvent effacement des instruments qui le permettent. L’auteur de Hamlet-machine n’a cependant jamais caché ses outils. J’ai décrit aussi dans le chapitre précédent une immense photographie de Brigitte Maria Mayer avec Heiner Müller dans la Villa Aurora à Santa Monica (Los-Angeles), une autre bibliothèque, où Müller mettait la dernière main à sa dernière pièce Germania 3 – Les Spectres du Mort-homme. Je propose dans cet épisode d’y rester encore un moment pour y lire le texte ci-dessous :
«(…) Je suis assis dans la VILLA AURORA, une bibliothèque de 23000 livres avec vue sur le Pacifique entouré d’une civilisation de substances malodorantes, de fastfood (j’ai presque derrière moi ma première allergie de mangeaille), d’ordinateurs plus ou moins intelligents et d’idiots souriants, HAPPINESS IS DUTY/ LE BONHEUR EST UN DEVOIR ; ou comme mon ami Bernd Böhmel de Dresde l’a décrit après son premier voyage à l’ouest : entouré de connards. Avec chaque nouveau texte que je lis, littérature ou journal, grandit la résistance de ma main qui écrit, droite ou gauche ne fait pas de différence, et c’est un réflexe allemand, dont je ne peux rendre responsable le soleil californien, contre les signaux troubles qui sortent des circonvolutions de mon cerveau. MERE JE NE PEUX PLUS CHANTER/ LES DESIRS DE MON COEUR FUMENT COMME DES MECHES ALLUMEES (Maïakovski)
Seule ma vieille machine à écrire, qui sans émotion et sans comprendre reproduit ce que je j’y tape, me sauve du mutisme.
Le théâtre quand il vit est une vieille machine à écrire, quand il est bon, avec un ruban de couleur troué, dans les trous habitent les spectateurs et parfois ça criaille, alors la critique se réjouit.(…)»
Heiner Müller : STÖRUNG DES SINNZUSAMMENHANGS Der Dramatiker Heiner Müller gratulierte zu Jubiläum der Volksbühne aus dem fernen Kalifornien. (Dislocation des relations de sens. Le dramaturge Heiner Müller congratule la Volksbühne pour son jubilé depuis la lointaine Californie)Heiner Müller Werke 8 Schriften) page 493. Traduction Bernard Umbrecht
Le texte est extrait d’une lettre aux dirigeants de la Volksbühne parue dans la Berliner Zeitung le 2 janvier 1995 pour les 80 ans du théâtre. Heiner Müller s’y décrit tel Saint Jérôme en son étude  dans un lieu à la fois organisé pour le travail – une imposante bibliothèque- et ouvert aux vents du monde, un monde peu encourageant peuplé d’idiots souriants dissertant sur Kant comme des bacheliers sur le bonheur. La main qui écrit, droite ou gauche, résiste aux signaux que lui envoie le cerveau et dont l’origine est désignée comme allemande alors que la parole devient muette. Müller était gaucher mais un instituteur ami de son père lui avait appris à écrire de la main droite. Il était en fait ambidextre. La main lâche, n’obéit plus à la tête. On trouve en écho à ce texte un poème, l’un des tout derniers écrits par Müller :
FIN DE L’ÉCRITURE MANUSCRITE
Depuis peu quand je veux noter quelque chose par écrit
Une phrase, un poème, une maxime
Ma main s’oppose à la contrainte d’écrire
(A laquelle ma tête veut la soumettre)
L’écriture devient illisible Seule la machine à écrire
Me maintient éloigné du gouffre du mutisme
Qui est le protagoniste de mon avenir
(Heiner Müller Ende der Handcshrift in Warten auf der Gegenschräge/Gesammelte Gedichte Suhrkamp. Page 380. Traduction Bernard Umbrecht )
Quelque chose dysfonctionne entre la tête et la main. «Il serait de peu d’importance que diminue le rôle de cet organe de fortune qu’est la main, écrit André Leroi-Gourhan, si tout ne montrait pas que son activité est étroitement solidaire de l’équilibre des territoires cérébraux qui l’intéressent». Il y a un problème de régression de la main estime l’ethnologue français dans son célèbre Le geste et la parole qu’on trouve en traduction allemande dans la bibliothèque du dramaturge sous le titre Hand und Wort (Suhrkamp 1984).
«Un des résultats de l’étude simultanée de l’homme sous les angles de la biologie et de l’ethnologie est de montrer le caractère inséparable de l’activité motrice (dont la main est l’agent le plus parfait) et de l’activité verbale. Il n’existe pas deux faits typiquement humains dont l’un serait la technique et l’autre le langage, mais un seul phénomène mental, fondé neurologiquement sur des territoires connexes et exprimé conjointement par le corps et par le son. »
(André Leroi-Gourhan Le geste et la parole II La mémoire et les rythmes Albin Michel 1964 page 260)
Leroi-Gourhan a pensé à la possibilité d’une disparition de l’écriture au profit d’une parole transcrite par ordinateur. Müller met en relation la résistance de la main et le mutisme, dans le premier texte par le biais d’une citation de Maïakovski extraite du Nuage en pantalon, et, dans le poème, sans intermédiaire mais en relation avec la mort, c’est du moins ainsi que j’interprète l’expression «gouffre du mutisme». Il reste pour sauver du mutisme une autre activité, elle aussi manuelle mais différente de l’écriture manuscrite, l’écriture à la machine. Machine sur laquelle on tape, le plus souvent des deux mains avec un nombre de doigts variables selon les auteurs. Le corps s’investit aussi mais autrement. Müller avait conscience de la différence entre l’écriture tapuscrite et l’écriture manuscrite. Décrivant ce qui le différencie de Ernst Jünger à qui il avait rendu visite, Heiner Müller déclare dans son autobiographie : «Une autre différence tient tout simplement dans le fait que j’écris avec une machine et Jünger avec une plume. Je ne peux plus écrire à la main sauf des notes. Cela, la technologie, a naturellement des effets sur la forme, sur la manière d’écrire».
«Notre outil d’écriture participe de nos pensées» commente Nietzsche après avoir fait venir du Danemark une machine à écrire dont toutefois la frappe n’était pas encore visible immédiatement. Il faudra attendre un fabricant d’armes et de machine à coudre pour mettre au point l’outil que les jeunes générations ne connaissent plus mais qui les fascine toujours quand on leur en montre un. «Friedrich Kittler insiste à juste titre, écrit Catherine Violet, sur le fait que la machine à écrire est le premier outil qui dissocie, dès la phase de production le corps du scripteur et le support du texte». Il ne s’agit pas ici bien sûr de dactylographie mais d’écriture directe à la machine.
« L’écriture à la machine élimine les mouvements expressifs de l’écriture manuscrite, les traces graphiques des impulsions scripturales. Bien que soumise à des contraintes à priori très strictes – dont les principaux paramètres sont la direction horizontale de l’écriture (en principe fixe, mais qui peut être débrayée, notamment en fin de page), les marges et l’interlignage (mobiles) -, la gestion de l’espace graphique laisse cependant au scripteur une part d‟initiative, de jeu, voire de transgression de ces paramètres ».
Catherine Viollet : Ecriture mécanique, espaces de frappe. Quelques préalables à une sémiologie
du dactylogramme. Genesis, Wiley-Blackwell, 1997.<halshs-00079732>
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00079732/document
Néanmoins même les transgressions n’offrent que des possibilités limitées. L’écriture à la machine est plus pauvre. Lorsque l’on examine un manuscrit de Heiner Müller souvent fait à la fois d’écriture manuelle et d’écriture tapuscrite, on a l’impression d’un champ de bataille. La mise en espace théâtrale de l’écriture est surtout le fait de l’écriture cursive, non de celle à la machine, je parle évidemment d’un travail en chantier avant la frappe finale dactylographiée. L’écriture en train de se faire est un théâtre. Müller y fait parfois entrer une foule de personnages, de lectures, de mots clés avec l’intention de varier les approches, les points de vue. Mais la théatrographie müllerienne fera l’objet ultérieurement d’un texte à part.
Dans plusieurs poèmes et dans des textes de théâtre, la machine à écrire est présente. Pour les poèmes, je pense à AUTOPORTRAIT DEUX HEURES DU MATIN où elle est en attente entre la lecture d’un roman policier sans surprise ou d’un texte mal écrit dans un journal et la feuille blanche qui y est insérée ou à cet autre sans titre qui commence ainsi : «Devant ma machine à écrire ton visage». Dans la lettre à la Volksbühne ci-dessus, la machine se confond avec le théâtre. L’interactivité entre l’œuvre et les spectateurs passent par les trous du ruban comme s’ils figuraient l’écartement du rideau de scène.
La machine à écrire n’est pas seulement un instrument technique, elle est aussi une métaphore. Quand «La Remington remplace le Mauser » comme le dit Staline dans Germania 3 ou quand l’interprète d’ Hamlet dit « Je suis la machine à écrire »dans Hamlet-machine.
Le sujet n’est pas épuisé. A peine effleuré.
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Frank Rieger : « Nous nous désemployons »

J’ai déjà attiré l’attention sur les réflexions à propos de l’automatisation et des automates, ici guerriers, de Frank Rieger. Dans un nouvel article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, il s’interroge sur l’avenir du travail au lendemain de la grand-messe de Davos où les moulins à prière de la pensée magique ont fait croire que les emplois nouveaux suivront comme à chaque fois dans l’histoire la révolution numérique avec la création de nouveaux métiers.
«L’erreur de cette naïve projection du passé dans le futur repose sur une méconnaissance de la qualité et de la dynamique de la vague technologique à venir. Autrefois, il s’agissait du remplacement du travail corporel qui en partie l’a été par du travail intellectuel, notamment en activités de service, de bureau et d’administration. Ce dont il s’agit maintenant est de rendre l’homme superflu partout où seule une petite partie de la capacité de son cerveau est nécessaire. Les activités dans lesquelles l’homme devant l’écran peut être remplacé par un logiciel, sont étonnamment nombreuses. Des niveaux entiers dans le domaine du management, de la logistique et du controlling, ceux qui saisissent, assemblent, analysent et transmettent des données deviennent par la digitalisation des processus économiques redondants. C’est dans les bureaux et l’administration que les visiteurs de Davos voient disparaître le plus d’emplois humains».
Frank Rieger utilise le mot Arbeit qui désigne à la fois le travail et l’emploi. Pour éviter de les confondre, car il ne faudrait pas les confondre, j’utilise le terme emploi, lui-même parle de job ou d’activité pour gagner sa vie. Aussi ai-je traduit son titre Wir schaffen uns ab par nous nous désemployons. Bien sûr, le titre joue aussi avec le célèbre slogan d’Angela Merkel, wir schaffen das = nous y arriverons (Podemos).
«Pour des produits vendus dans un magasin moderne en ligne, il n’y a plus besoin d’êtres humains qui évaluent les stocks, établissent des statistiques de ventes, font des prévisions, gèrent l’approvisionnement, optimisent l’entreposage. Tout cela, un logiciel le fait, il n’a même pas besoin d’être très sophistiqué. Des logiciels de reconnaissances vocales prennent en dictée, des traductions de routine sont dans le meilleur des cas encore relues pour correction par des humains.
Selon des études scientifiques, dans vingt ans, près de la moitié des activités existantes aujourd’hui ne serviront plus à gagner sa vie. L’optimisme selon lequel dans le même temps se créeront suffisamment de nouveaux emplois suffisamment bien payés relève plus de la croyance au dogme que d’un point de vue scientifiquement fondé ne serait-ce que parce que les individus ne sont pas programmables mais doivent acquérir des capacités par la formation. Dans le même temps, un chambardement du marché du travail est en cours qui répond au rêve des optimiseurs de profits néolibéraux : l’accélération de la fin de l’emploi durable. Dans les pays de la «libéralisation» et de la «flexibilisation» du marché du travail seule une infime partie des nouveaux jobs est encore un emploi sur la durée avec des cotisations sociales et un salaire raisonnable. Le salarié optimisé de l’avenir sera employé un laps de temps aussi court que possible, il prend lui-même en charge sa formation continue et c’est sur lui que sont transférés les risques économiques.
Les jeunes générations sont les plus particulièrement touchées, qui d’abord sautent de stage en stage et plus tard s’efforceront de garder le tête au-dessus de l’eau dans un patchwork de temps partiel, de contrats de projets à durée limitée et de pseudo auto entrepreneuriat. (…) »
Au moment où je traduisais le texte que vous venez de lire, j’apprenais que près de chez moi, une entreprise annonce la suppression de 110 emplois. Dans le communiqué, la direction précise : «le projet comprend un programme d’investissement visant à renforcer l’optimisation et l’automatisation de la production, une simplification de l’organisation du site, des contributions des collaborateurs à la baisse des coûts salariaux».
Retour à l’article. Entièrement ignorée à Davos, selon l’auteur, a été la mécanisation et l’automatisation de l’agriculture dans le monde. Il en vient aux effets sociaux de la révolution de l’automatisation.qui ne touche d’ailleurs pas seulement la question de l’emploi mais bien d’autres aspects de la vie quotidienne avec l’Internet des objets.
«Si l’on considère les effets sociaux de l’automatisation, on obtient une image qui remet en question les fondements des démocraties. Le seul moyen de production effectif restant est le capital. Qui investit dans les machines modernes et dans les logiciels efface dans le système actuel la survaleur (plus-value) de leur productivité. Moins les hommes participent financièrement à la création de valeur moins ils pourront encore acheter les marchandises que les machines produisent. Dans le même temps, ils sont privés de la possibilité de participer à la vie sociale. Ils perdent collectivement le pouvoir d’articuler et de défendre leurs intérêts. La concentration de moyens financiers en peu de mains atteint déjà des niveaux à couper le souffle. L’écart entre les profits des entreprises et les salaires ne cesse irrésistiblement de se creuser depuis le changement millénaire.
Les prochaines vagues technologiques vont accélérer les inégalités, les approfondir et les consolider. A Davos, les représentants du sommet de la pyramide des inégalités ont réagi d’un air plutôt indigné lorsque précisément le vice-président des États-Unis, Joe Biden, a mis cette question manifeste à l’ordre du jour. L’appauvrissement et la disparition des couches moyennes aux Etats-Unis et la disparition de la croyance dans les chances de réussite et dans les perspectives d’avenir sont la raison de l’érosion du système politique outre-atlantique. Les conséquences ne peuvent plus être ignorées plus longtemps mais à Davos on ne voulait pas entrer dans les détails. Car dans la luxueuse enclave suisse, il est de tradition de ne pas s’interroger su les prémisses de l’ordre économique actuel.(…). La vitesse des transformations par le développement technologique est telle que les systèmes sociaux de sécurité seront dépassés. Même si à terme de nouveaux jobs seront créés, il y aura jusque là des périodes où des centaines de milliers voire des millions de personnes ne trouveront pas preneur pour leurs capacités, leur expérience ou leur talent (…)».
Source en allemand :
Frank Rieger, né en 1971, est directeur technique d’une entreprise de sécurité informatique. Il est, depuis 1990, l’un des porte-paroles du Chaos Computer Club. Il est l’auteur de plusieurs livres avec Constanze Kurz dont le dernier : Arbeitsfrei : Eine Entdeckungsreise zu den Maschinen, die uns ersetzen (Désemployé – A la découverte des machines qui nous remplacent) Riemann I.Bertelsmann Vlg
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Les gestes de l’Etat d’exception

Relecture de Grand’peur et misère du IIIème Reich. Dans sa pièce, Bertolt Brecht décrit minutieusement la dégradation de la pensée libérale en soumission à l’autoritarisme et à la dictature ainsi que la mécanique de la peur et du mensonge que l’état d’exception installe dans toutes les couches de la population, détruisant la démocratie de l’intérieur.

Voisins vigilants

1. Proposition d’écriture de la webassociation des auteurs : L’Etat de sécurité

Dans un remarquable article paru ce mois de décembre, le philosophe italien Giorgio Agamben met en garde contre l’apparition d’un « Etat de sécurité » en France suite aux attentats du 13 novembre 2015. Il définit cet Etat ainsi :
Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.
Suite à la dissémination de décembre sur l’état d’urgence, nous continuerons donc à interroger et surtout à critiquer la situation présente sous la forme de textes concernant différents aspects de la politique sécuritaire mise en place par le gouvernement actuel, visiblement désireux de satisfaire les 30% d’électeurs FN. Déchéance de la nationalité et état d’urgence inscrits dans la Constitution, assignations à résidence (plus de 360 personnes depuis le 13 novembre, de façon totalement arbitraire), perquisitions violentes: qu’avons-nous à écrire et à transmettre face à ce nouvel ordre policier ?

2. Brecht en 1935 :

«Camarades, les explications sont essentielles»

Dans une version de travail de son adresse au Premier congrès international pour la défense de la culture, Brecht s’efforçait d’expliquer que quel que soit le talent des écrivains pour décrire les atrocités, cela ne suffit pas, il en faut l’intelligence. Et nous ne sommes qu’en 1935, le nazisme n’a pas encore donnée toute sa mesure. Croire résoudre l’énigme de la barbarie en répondant que la barbarie, ben ça vient de la barbarie ne fait évidemment rien avancer si ce n’est la barbarie.

3. Conférence sur l’espace Schengen

Au buffet de la gare. A travers la baie vitrée une patrouille policière suivie d’une patrouille militaire.
Moi au conférencier : L’enjeu est l’équilibre entre sécurités et libertés. Quelles sont les forces qui en Europe poussent au déséquilibre, à un Frontex de plus en plus policier et militarisé ?
Le professeur d’université : La question est politique et ne relève pas du savoir universitaire.
Un auditeur me tapote sur l’épaule pour que je lui tende l’oreille :
J’espère que vous avez compris que le curseur n’est plus le même.
Peut-être que bientôt ce sera : « j’espère que vous avez compris que nous ne tolérerons plus ce genre de questions »

4. La leçon de l’histoire

Dans le texte cité plus haut, Giorgio Agamben fait une référence forte à l’Allemagne des années 1930 :
«Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.
Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.
Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues».

5. Relecture de Grand’peur et misère du IIIème Reich (Brecht)

Brecht, dans sa pièce Grand-peur et misère du IIIème Reich, décrit minutieusement la dégradation de la pensée libérale en soumission à l’autoritarisme et à la dictature entre 1935, date de la première scène, le jour de l’arrivée au pouvoir légal de Hitler, et le 13 mars 1938 date de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, annexion approuvée par 99 % de la population. 99% avait été envisagé comme appellation de la pièce. C’est d’ailleurs sous ce titre que 8 tableaux mis en scène par Slatan Dudow ont été présentées à Paris en 1938. Walter Benjamin y avait assisté.
Brecht passe en revue élément par élément une pseudo communauté allemande construite sur la peur dans un rapport avec les préparatifs de guerre.
                                                                                                                               «…alors nous avons décidé
De regarder autour de nous : quelle sorte de peuple, consistant en quelle sorte d’hommes
Et dans quel état, avec quelles sortes de pensées,
Il appellera sous son drapeau. Nous avons organisé une revue militaire ».
Suivent 27 scènes dûment datées et localisées dans différentes régions de l’Allemagne.
Dans la première, deux officiers SS ivres de la victoire de leur chef sortent dans la rue à la recherche d’une communauté introuvable et d’un ennemi qui l’est tout autant. Pris de panique, ils finissent par tirer sur un vieil homme.
Ces scènes de la vie quotidiennes sont élaborées à partir de scènes réelles mais elles n’en sont pas un décalque. Elles décrivent la «gestique» produite par l’état d’exception et qui en retour conforte la dictature. Brecht s’intéresse aux attitudes élémentaires de la vie : la peur, la défiance, la déchéance de droits, le doute, le mutisme rassemblés dans une sorte de table périodique des éléments, une table des gestes. Tous les groupes de population y passent : ouvriers, paysans, prisonniers de camp, SA, SS, juristes, médecins, ménagères, universitaires, physiciens, élèves etc à l’exception des politiques, représentants de l’industrie et de la grand bourgeoisie. Peut-être aurait-il fallu montrer leurs peurs également. Car les pouvoirs aussi ont peur.
Examinons trois scènes un peu plus en détail.
«A LA RECHERCHE DU BON DROIT
Et voici messieurs les juges. La crapule
Leur a dit : est le droit
Ce qui est utile au peuple allemand
Ils dirent : mais ce bon droit comment le connaître ?
Ils devront donc siéger pour dire le droit
Jusqu’à ce que l’ensemble du peuple allemand soit en tôle»
(Traduction modifiée par mes soins)
Un juge doit se prononcer sur le délit de trois cambrioleurs. Les voleurs sont membres de la SA, le propriétaire de la bijouterie est juif. Il avait engagé un chômeur pour déblayer la neige devant sa boutique. Le propriétaire de l’immeuble souhaite récupérer la boutique, il est nazi mais aussi débiteur du bijoutier lequel a un associé aryen qui a ses entrées à la SA. Brecht s’amuse à embrouiller le juge qui consulte tous azimut pour trouver la réponse à son dilemme : quel est le bon droit ? Bien entendu aucun «ami» ne souhaite être impliqué dans le jugement.
«Je décide ceci ou je décide cela, ce qu’on exige de moi. Mais je dois tout de même savoir ce que l’on exige de moi. Si on ne sait pas cela il n’y a plus de justice».
Ce n’est pas tant la soumission à l’autorité qui lui pose un problème que l’incertitude dans laquelle il se trouve de ne pas savoir ce qu’elle attend de lui. Le juge a failli devoir prononcer son verdict depuis le banc des accusés tant le tribunal est bondé. Il se rend au Palais. Au lieu de la serviette contenant l’acte d’accusation, il emporte sous le bras, son … carnet d’adresses.
Pas de doute, c’est bien du théâtre
Sont détruits les liens familiaux et conjugaux. Dans La femme juive, une épouse s’apprête à quitter son mari pour ne pas nuire à sa carrière de médecin. Après avoir organisé la vie de son époux sans elle, nous assistons à la préparation mentale de leur dernier entretien, puis à l’entretien lui-même qui en est la dénégation.
Les relations humaines sont empoisonnées. Le tableau L’espion montre un couple assailli par le doute que leur fils pourrait les dénoncer. Ayant entendu son père tenir des propos irrévérencieux envers le régime, le fils reçoit quelques pfennigs pour sortir s’acheter quelque friandise. Comme il tarde à revenir, le soupçon s’installe. Le retour de l’enfant assurant avoir été acheter une tablette de chocolat et n’avoir rien fait d’autre ne rassure pas ses parents. Le soupçon ? « Mais au fond le soupçon n’est-ce pas déjà une certitude ? » est-il dit ailleurs.
«Chaque élève est un espion. Ils n’ont pas besoin
De savoir ce qu’il en est de la terre et du ciel
Mais de qui sait quoi sur qui.»
(Traduction modifiée par mes soins)
De nombreuses scènes ont pour lieu un appartement ou un coin d’appartement comme la cuisine. Mais personne n’est chez soi. Il n’y a plus d’intérieur ni d’extérieur, de privé et de public. Quand l’espion n’est pas physiquement présent à l’intérieur, c’est comme si les murs avaient des oreilles. Aujourd’hui avec l’intrusion légale de la police dans nos ordinateurs la question ne se pose plus en termes d’hypothèse – c’est comme si – mais de possibilité réelle. Faites place au ministre des services de renseignement et du contournement de la justice !
Dans Grand’peur et misère du IIIème Reich, Brecht essaye de montrer comment ça commence une dictature. C’est une pièce à lire plus encore aujourd’hui qu’hier. Brecht le considérait ainsi lui-même. Le titre est quelque peu mystérieux en allemand aussi bien qu’en français. Furcht und Elend des Dritten Reiches. Brecht préfère le mot Furcht à celui de Angst. Furcht désigne la peur quand elle a un objet justifiant la crainte. Angst est une peur plus diffuse. Le titre s’inspire de Balzac Glanz und Elend der Kurtisanen (Splendeurs et misères des courtisanes). Le mot peur ne soulève pas de difficulté. Mais quel rapport y a-t-il entre la peur et la misère ? Brecht conclut un essai sur le fascisme intitulé Grand-peur et misère du IIIème Reich avec la phrase suivante : «Est-ce que seule la misère triomphera de la grand-peur ?» (BB : Ecrits sur la politique et la société).
Ayant pointé la question je la laisse en suspend faute de réponse.

6. « Eriger le mensonge en ordre universel » (Kafka , Le procès)

Walter Benjamin évoque cette prophétie de Kafka dans son commentaire de la pièce de Brecht après avoir assisté à la Première, à Paris, en 1938.
Chacun de ces courts actes révèle, écrit-il,
« comment toutes les relations humaines sont soumises à la loi du mensonge : mensonge, la déclaration sous serment au tribunal, ; mensonge, la science qui apprend des lois dont l’application est interdite ; mensonge, la question soumise au vote, et mensonges encore les paroles murmurées aux oreilles du mourant ; mensonge quand avec une presse hydraulique on imprime les mots d’adieux d’un couple dans les derniers instants de leur vie commune ; mensonge le masque dont se pare même la compassion quand elle ose donner un dernier signe de vie »
(Walter Benjamin, „Das Land, in dem das Proletariat nicht genannt werden darf“ (Besprechung für Die neue Weltbühne 1938), in: Walter Benjamin, Versuche über Brecht, Frankfurt 1978, S. 49‐53.)
En 1947, après la guerre donc, le dramaturge Max Frisch dira après avoir vu la pièce à Bâle :
«Le plus effrayant et le plus précieux se trouve selon moi dans le fait que Brecht montre où commence la trahison et comment : toujours de manière anodine, imperceptible (…) C’est une poussière de mensonge, de trahison, de peur, juste une petite poussière ».
Il ajoutait que certes nous en connaissons maintenant le dénouement mais nous cherchons comment cela a commencé. D’identiques commencements ne conduisent pas au même dénouement. Il peut y en avoir d’autres. L’état d’exception, on sait où et quand cela commence mais pas où et quand cela finit. Aucun de ceux qui s’apprête à le voter n’en a la moindre idée.

7. «Spectres du fascisme» (Enzo Traverso)

Les spectres du fascisme sont aujourd’hui présents. Ils affleurent dans maints discours sans beaucoup de cohérence et dans un sens ou dans l’autre. Cette présence tous azimuts embrouille plus qu’elle n’éclaire, comme l’explique Enzo Traverso en soulignant les dangers d’un comparatisme primaire. Je retiens cependant, en relation avec mon propos, de son texte le paragraphe suivant :
«Le fascisme du 21ème siècle n’aura pas le visage de Mussolini, Hitler ou Franco, ni -espérons-le celui de la terreur totalitaire, mais il serait faux d’en déduire que nos démocraties ne sont pas en danger. L’évocation rituelle des menaces extérieures qui pèsent sur la démocratie – à commencer par le terrorisme islamique- oublie une leçon fondamentale de l’histoire des fascismes : la démocratie peut-être détruite de l’intérieur».
(Enzo Traverso : Spectres du fascisme. Les métamorphoses des droites radicales en Europe . Revue du Crieur n °1. Mediapart-La découverte

8. « Une peur brechtienne » Patrick Boucheron

Je termine en évoquant le texte qui m’a fait relire Grand-Peur et misère du IIIe Reich et découvrir une nouvelle traduction de Pierre Vesperini, bien meilleure que celle dont nous disposions. J’avais pensé d’abord du même auteur à La vie de Galilée, assigné à résidence par .. l’Inquisition pour avoir dérangé les dogmes établis.
Dans un petit livre sur les usages politiques de la peur, Patrick Boucheron écrit :
«Il est donc politiquement légitime d’avoir peur, non pas des cibles que les gouvernements désignent, mais de ce qui risque d’arriver réellement. Une peur brechtienne, en somme, celle de «Grand-Peur et misère du IIIe Reich», qui décrit, avec une lucidité proprement stupéfiante, non pas la crainte des atrocités, mais cette catastrophe lente à venir qui consiste en la lente et banale subversion des esprits, s’exprimant d’abord sur les scènes d’un langage déréglé. Dès lors, conjurer la peur ne signifie pas l’annuler, ni la tranquilliser, mais la ramener à une lucidité minimale afin de ne pas lui attribuer des noms d’emprunt.
Conjurer la peur, c’est lui donner son objet véritable, qui porte le beau nom de vigilance. Ce qui importe, en tant qu’historien mais aussi que citoyen, c’est bien de déceler dans les politiques de la peur où sont les calculs à l’œuvre.
La notion de peur est donc une pierre de touche pour juger du caractère autoritaire ou non du pouvoir. Car, celui-ci devient véritablement tyrannique dès lors qu’il assigne à l’angoisse de ceux qu’il gouverne des cibles commodes et, si possible, lointaines pour la porter au plus loin des problèmes qui se posent réellement à eux. On connaît la chanson : dès le XVe siècle, les premières sources occidentales décrivent (évidemment pour les stigmatiser) l’arrivée des Bohémiens au cœur des villes ».
Patrick Boucheron, Corey Robin, Renaud Payre, L’exercice de la peur. Usages politiques d’une émotion, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Grands débats : mode d’emploi », 2015, 84 p.
 Bertolt Brecht : Grand’peur et misère du IIIème Reich Reich
Edition annotée avec scènes inédites en français
Traduction française, notes et postface de Pierre Vesperini
L’Arche Editeur
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Disruption et bien-pensance

Les mots, sont importants, certains saoulent, d’autres pense[nt]à ta place, les uns sont toxiques, les autres apportent quelques lumières, les uns permettent de penser, les autres empêchent de penser. Parfois un même mot se conçoit différemment selon son emploi et qui l’emploie. Il y a les mots aimables et les mots insultes. Des mots poisons, des mots remèdes. Les mots se manipulent. Tout comme les images. Ils s’agencent parfois de manière étrange. Un exemple tout récent relevé dans un quotidien local : «L’homme abattu jeudi alors qu’il attaquait un poste de police à Paris, dont l’identité est toujours incertaine, était dûment enregistré comme demandeur d’asile outre-Rhin» (L’Alsace du 11/01/2015). Voilà qui situe la question de l’identité dûment …postmortem.
Venons-en à notre mot mouton. Où se situe ce nouveau venu, disruption, désigné comme mot «économique» de l’année par la Frankfurter Allgemeine Zeitung ?
Disruption
*Les traductions allemandes proposées : 1) Casse 2) Rupture 3) Déchirure, Division 4) Scission, 5) Fissure 6) Interruption 7) Dislocation, désorganisation 8) Dynamitage, dispersion.
On notera que beaucoup d’équivalents allemands proposés pour traduire le mot anglais disruption sont construits sur la particule verbale zer indiquant la plupart du temps une séparation, une destruction. Les points 7 et 8 sont particulièrement intéressants pour la suite :
Zerrütten = désorganiser, ébranler, bouleverser, disloquer, ruiner s’agissant de l’Etat ou des Finances ; = désunir s’agissant d’un couple ; = ruiner altérer délabrer en parlant de la santé ; = détraquer, déranger à propos de l’esprit.
Sprengen = détruire par explosif, dynamiter mais aussi disperser en parlant d’une manifestation.
Dans le domaine de la physique nucléaire, on appelle disruption l’apparition brutale d’instabilités
Pourquoi ce mot fait-il sniffer les managers ?
Exit la globalisation, on en a assez parlé, et puis elle est devenue une réalité, les sermons sur le développement durable, ça va un temps, rien de neuf, coco ? Disruption, baby, disruption ! Disruption, à prononcer comme il se doit pour tout mot important en wallstreet english. Le quotidien publie un graphique qui permet de suivre son occurrence dans la presse écrite. Les premières datent de 1994-96, le mot est évoqué dans le domaine du marketing et de la microbiologie, on parle en effet de la disruption d’un gêne. Après un petit bond en 1997, le mot est relativement en sommeil jusqu’en 2007 où il commence à se répandre dans un contexte technologique avant d’exploser. L’épithète qui l’accompagne alors le plus fréquemment est digital : disruption digitale.
Parmi les hommes d’affaire en Allemagne, c’est, en 2015, le mot à la mode affirme le quotidien :«Disruption est présent toujours et partout, on l’utilise à tout-va même pour l’épicerie du coin qui se bricole une application et se croit puissamment dans le vent du progrès. Disruptive en somme.»
La Mecque de la disruption se trouve dans la Silicon Valley. On en revient transformé, très rock’n’roll comme le suggère le titre de l’article, avec l’esprit start-up, on transforme son bureau en laboratoire, du moins en appellation, on se débarrasse de sa cravate, et on crée dans son entreprise un poste de «Chief Disruption Officer». Qui ne disrupte pas est disrupté est le nouveau mot d’ordre. Le Dieu de la disruption se nomme Steve Job. Auteur de The innovator’s dilemma, l’Américain Clayton Christensen, professeur à Harvard, est son pape. Tous héritent de la célèbre formule de Schumpeter : la destruction créatrice qui se décline en obsolescence systémique et infidélité massive que l’on cherche à compenser par une inflation de cartes dites de … fidélité.
«Il manque une traduction précise, écrit la Frankfurter Allgemeine Zeitung, mais au moins ils sont tous incroyablement disruptifs : pas de réunion dans les banques, le commerce ou l’industrie, sans disruption » Les champions en sont connus. Ce sont des plate-formes qui se nomment Uber, Airbnb, Alibaba.
Comme à son habitude, la politique singe le vocabulaire de la technique, de l’économie et des marchés. Le quotidien de Francfort attribue à Jens Spahn, Secrétaire d’Etat aux Finances d’avoir été le premier à introduire le mot disruption dans le vocabulaire politique en Allemagne . Et dans un livre sur … la crise des réfugiés. «Nous vivons, écrit-t-il, à ce propos une disruption de notre Etat » Et «hoppla», commente sur le mode ironique le quotidien, voilà l’Etat allemand qui s’est effondré en une nuit. Qui en a acquis la souveraineté ? Google ?
Sans utiliser le mot, j’avais déjà évoqué la question de l’ instrumentalisation ultralibérale des réfugiés pour gagner en agilité comme on dit au Medef. Je citais les propos de David Folkerts-Landau : «les société multiculturelles sont plus vivantes, plus flexibles, plus innovantes, plus adaptatives, plus aptes aux changements». Il y a tout à craindre disait en résumé le chef économiste de la Deutsche Bank. d’une population vieillissante qui a peur du changement. Son poids politique grandissant figera le pays. Dans le cas contraire, grâce à ce que fait bouger l’immigration, l’Allemagne retrouvera aussi à côté de son pouvoir économique sa place centrale en Europe dans le domaine de la science et de la culture.
La disruption veut bousculer les marchés, mettre les salariés en insécurité, transformer les habitudes culturelles, c’est plus que du simple jargon managérial. Le phénomène n’a pas échappé au philosophe Bernard Stiegler qui répondant à la question sur ce qu’il entendait par disruption déclarait : «La disruption est un phénomène d’accélération de l’innovation qui est à la base de la stratégie développée dans la Silicon Valley : il s’agit d’aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent les structures sociales et rendent la puissance publique impuissante. C’est une stratégie de tétanisation de l’adversaire ».

Bien-pensance

Hasard de l’entretemps : au moment de la rédaction de cet article tombait le choix sur le mot impropre de l’année. Depuis une vingtaine d’années, une association citoyenne et participative jette un regard critique sur des usages impropres du vocabulaire et veille à préserver la sensibilité à l’importance du choix des mots. C’est l’action «Unwort des Jahres» littéralement «non-mot de l’année», c’est à dire mot à éviter, bannir de son vocabulaire. Elle vient de rendre public son choix pour 2015. Il s’est porté sur les mots «Gutmensch, Gutmenschtum». Wikipedia donne comme équivalent français le «bien-pensant» la «bien-pensance», au sens de Bernanos pour qui les «bien-pensants» désignaient les démocrates libéraux coupables selon lui de vouloir intégrer des citoyens d’origine juive et de diluer l’identité française. C’est en fait une déformation péjorative de l’homme bon en benêt, bonne poire à la générosité naïve. Pour le jury qui a fait ce choix, ce n’est pas le mot lui-même mais son usage qui pose problème. Le mot est de plus en plus utilisé comme une insulte envers les bénévoles qui se sont engagés dans l’aide aux réfugiés et s’opposent aux attaques contre les foyers qui les hébergent. Le mot qui a d’abord figuré dans le vocabulaire de combat de l’extrême droite commence à déborder ce cadre pour se diffuser dans la presse et dans la société. Cela n’empêche pas, bien sûr, que l’enfer puisse être pavé de bonnes intentions.
Y a-t-il un lien entre les deux mots évoqués ? Sans doute, dans la mesure où l’on imagine aisément que dans ce contexte d’affairisme ultra-concurrentiel que caractérise le mot disruption, l’attention à autrui n’ait pas bonne presse.
GutmenschSi le mot Gutmensch est à bannir dans son acception péjorative envers les actes de solidarité, on peut aussi le revendiquer et le porter fièrement. On vient  d’apprendre que le mot avait été déposé, il y a un ans déjà, par le groupe punk rock Tote Hosen. Ayant constaté que le mot servait à discréditer l’engagement social, ils ont eu l’idée de le déposer pour, disent-ils, récupérer du pouvoir d’interprétation. Pour fêter le choix du mot, ils ont décidé qu’une part du prix de vente  du T-shirt cidessus, estampillés Gutmensch, dix euros sur les vingt,  ira une association d’aide aux victimes de la violence raciste d’extrême droite en Saxe.
Pour découvrir le groupe, un de ses titres : Les Toten Hosen se noient

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Heiner Müller : Transitraum (1)

Extérieur/Intérieur de l'entrée de la Bibliothèque de Heiner Müller à l'Université Humbold de Berlin

Extérieur/Intérieur de l’entrée de la Bibliothèque de Heiner Müller à l’Université Humboldt de Berlin. Bibliothèque, écriture et mise en scène

Cela se situe au quatrième étage de la Faculté philosophique de l’Université Humboldt de Berlin qui héberge l’Institut de littérature allemande. En sortant de l’ascenseur à droite se trouve l’accès à un espace qui porte le nom de Heiner Müller Archiv / Transitraum, que j’appellerai tout simplement par la suite Transitraum littéralement lieu, espace, zone de transit. Si la lourde porte est ouverte, et à fortiori si vous avez rendez-vous, vous y rencontrerez une jeune femme élancée, maîtresse du lieu, Kristin Schulz, poétesse et professeure de littérature allemande, coéditrice des œuvres complètes de Heiner Müller. L’espace dans lequel on pénètre est lui-même décomposé en deux parties. La porte de droite donne accès à deux pièces contenant ce qui fut la bibliothèque de Heiner Müller. Une pièce annexe à gauche tient plus de l’espace de travail pour professeurs et étudiants.
Au mur de cette dernière, une immense photographie de Brigitte Maria Mayer avec Heiner Müller dans la Villa Aurora à Santa Monica (Los-Angeles) où se sont croisés de nombreux écrivains et compositeurs exilés ayant fui l’Allemagne nazie et où Müller avait séjourné de janvier à mars 1995 pour mettre la dernière main à sa dernière pièce Germania 3 – Les Spectres du Mort-homme, Sont présents sur la photographie dans le living-room de la villa «tapissé» dans la partie basse d’étagères de livres, au fond, à gauche près de la sortie de secours, adossé à une bibliothèque basse, l’écrivain vêtu de noir, un cigare à la main, dans la scène tout en l’observant ; au centre, en pantalon et veste de jeans, la tête tournée vers l’objectif, regardant celui qui regarde, et semblant jouer au peintre évaluant les proportions du portrait posé devant lui, le metteur en scène Peter Sellars ; à droite, assise dans un fauteuil en robe longue violette, la mécène Betty Freeman, avec, debout à ses côtés sur le tapis recouvrant le sol dallé, une enfant en marinière, Anna Müller alors que l’on aperçoit dans un miroir posé à terre le reflet de la photographe en pull blanc. Le portrait posé sur l’étagère du fond est celui de Hitler, personnage de Germania 3. Le tout évoque et détourne Les Ménines de Velasquez. Au-dessus de la porte donnant sur l’extérieur à côté de laquelle se trouve Heiner Müller l’inscription EXIT fait de ce lieu un espace de transit, Transitraum. Checkpoint Santa Monica.
(Il faut toujours se ménager une porte de sortie, une possibilité de sortir y compris de soi-même. Je ne serais peut-être pas – sans doute pas – parvenu à ces conclusions si j’avais reproduit l’image plutôt que de la décrire.)
Divers autres objets, photographies et buste de l’auteur sont visibles dans cette pièce ainsi qu’un exemplaire dédicacé d’une œuvre de Rebecca Horn, Les Funérailles des instruments, un poème tapuscrit surmonté d’un dessin aux encres de Chine noire et rouge : un grillon prend le relais d’instruments agonisants, s’y épuise lui-même, une «petite machine» se met alors à imiter le grillon. C’est presque une métaphore du travail dans la bibliothèque. On y prend le relais des livres anciens pour qu’une nouvelle machine s’en fasse l’écho.
Dans la bibliothèque proprement dite qui contient un peu plus de huit mille documents pour l’essentiel des livres classés selon un «ordre secret» pas ou peu alphabétique se trouve aussi le pupitre sur lequel Heiner Müller écrivait pour le théâtre car les dialogues ne peuvent, disait-il, que s’écrire debout, ils impliquent la participation du corps entier, ainsi que sa machine à écrire, une traveller de luxe.
Jean-Luc Godard, dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma, raconte son désir d’un atelier de création dans lequel il pourrait «travailler un peu, comme un romancier» :
«Mais un romancier qui a besoin à la fois d’avoir une bibliothèque pour savoir ce qui s’est fait, pour pouvoir accueillir d’autres livres de gens, pour pouvoir ne pas lire que ses propres livres; et en même temps, une bibliothèque qui serait une imprimerie aussi, pour pouvoir savoir ce que c’est qu’imprimer; et pour moi, un atelier, un studio de cinéma est quelque chose qui est en même temps une bibliothèque et une imprimerie pour un romancier. »
(Jean Luc Godard Introduction à une véritable histoire du cinéma Tome 1 Editions Albatros page 35)
En ce sens, le Transitraum constitue aussi la trace de l’espace organologique de l’écrivain, dirait Bernard Stiegler qui cite le passage de Godard dans son dernier livre La société automatique.
Organologie = du grec «organon» : outil, appareil. Dans le vocabulaire d’Ars industrialis, le mot désigne l’ensemble des techniques que nous utilisons, ici pour écrire, exercer son métier d’écrivain. J’essayerai de montrer aussi au cours de ce travail que Müller était conscient de l’impact de la technique d’écriture sur la manière d’écrire. On n’écrit pas de la même façon selon qu’on le fasse à la main, ou, pour son époque, avec une machine à écrire, serait-ce que par les limites qu’imposent les caractères de la dite machine ou des possibilités de corrections. Les lettres et les mots ne s’effacent pas comme dans l’écriture numérique. Il fallait être plus attentif d’une part, et porter les corrections à la main.
Heiner Müller était un auteur dramatique. Il faut inclure dans son dispositif organologique la possibilité d’expérimenter avec d’autres ses textes dans un studio de répétition même si pendant toute une période, pour des raisons politiques, il a été tenu éloigné des scènes. Le point commun avec le cinéaste qu’il appréciait et qu’il avait rencontré est de produire une œuvre directement en prise et en interaction avec un public, la société, la politique. L’autre particularité de l’auteur dramatique est d’écrire des mots qui sont destinés à être prononcés. (Pour moi cela reste toujours d’abord une écriture littéraire même si elle implique son oralité). Dernier point commun que Godard n’évoque pas : se trouvent là un humidificateur de cigare et un cendrier. J’ignore si cela participe ou non et comment de l’organologie car c’est indispensable au travail, bien entendu.
(Aujourd’hui la question de Godard se pose différemment, son romancier et même le cinéaste pouvant être son propre éditeur. Cela reste différent pour le spectacle vivant qui implique la présence physique des corps). Il manque une référence. Si mes souvenirs sont bon,  il y avait aussi un poste de télévision dans la bibliothèque de l’écrivain.
La bibliothèque, archives des lectures de Heiner Müller a été séparée des archives de l’écriture qui se trouvent à l’Académie des arts de Berlin alors que bien entendu lire et écrire ne se séparent pas. Il y a nécessité pour l’explorateur de se mettre en transit entre l’une et l’autre. Il fallait trouver à ces archives de lecture un nom autre, qui les distingue, d’où le nom de Transitraum. Il a été inspiré du lieu où la bibliothèque se trouvait d’abord dans la Zimmerstrasse, pas loin de Checkpoint Charlie, lieu de passage dans le mur entre Berlin-Est et Berlin-Ouest entre 1961 et 1989. Ce n’était certes pas le point de passage qu’empruntait Heiner Müller, il passait Friedrichstrasse, mais l’idée de franchissement de frontières, d’homme en transit provient de là. Au delà de sa dimension topographique, le mot évoque aussi le fait que «toute lecture ouvre vers un espace de transit» à ne pas confondre avec l’évasion.
Arrêtons-nous un instant sur ce terme de transit. Une plongée dans ce bon vieux Gaffiot autour des dérivés du verbe latin transeo nous ouvre sur transitio, transitus et différentes formes de passage : le passage à l’ennemi, la trahison, le changement d’ordre social, le conduit auditif permettant le passage des sons, (je passe le transit intestinal), la fin de l’orage, passage à l’accalmie, la contagion, passage d’un corps à un autre, une belle polysémie qui colle bien à notre auteur. La trahison est un de ses thèmes, la guerre des virus un de ses textes alors que l’écoute de soi et des autres traverse son œuvre poétique.
Il y a aussi la question du Raum, de l’espace. Le paragraphe qui suit a été rédigé à partir d’un échange avec l’artiste Laurent Sauerwein, artiste es déplacements, installé à Berlin pour qui le nom de Transitraum est évocateur et sonne comme une «invitation à l’instabilité». C’est d’abord un espace physique à trois dimensions, un sol, un plafond et des murs dont une bibliothèque a besoin pour s’y adosser. C’est aussi un espace virtuel ou le devient dès lors qu’on y pénètre pour y mettre du dérangement. Lieu où l’on croise les ombres de poètes disparus, l’ange de l’histoire, cette bibliothèque-ci évoque aussi un pays disparu. Elle a appartenu à un poète disparu. Elle entretient un rapport avec la mort, thème cher à Heiner Müller. Je le rependrai plus tard. La notion de transit ne rend cependant pas compte d’une dimension essentielle de ce lieu, à savoir la dimension créative comme nous l’avons vu avec Godard. Il n’y a pas comme chez Christa Wolf, qui avait décrit son transit à Santa Monica dans La ville des anges ou The overcoat of Dr Freud, de pardessus fétiche qui crée des espaces transitionnels dans lesquels se développe la créativité.
A moins que…. Le cigare peut-être ? Entre une question et une réponse, il y avait toujours chez Müller le temps d’une bouffée de cigare, comme si l’improvisation venait de là et qu’elle symbolisait l’alchimie de l’inspiration. L’espace de transit de la bibliothèque devient dès lors un espace transitionnel, c’est à dire de créativité, de création. Car la question de la lecture implique chez Müller celle du devenir artiste, de l’être artiste et du coup aussi celle du devenir du non-artiste, de l’être non créatif. Il ne suffit pas de lire. (On y revient).
Mais qu’en est-il du visiteur de passage, en transit dans le Transitraum ? Qu’est-il venu y faire d’abord ? Au départ y flâner, une promenade, le nez au vent, pour voir. Il avait bien quelques vagues idées derrière la tête. Il s’est vite aperçu que le rangement sur une étagère ne resserrait pas la problématique de l’investigation, bien au contraire. Il savait qu’aucune étude systématique n’avait été faite mais s’est très rapidement rendu compte que seul il n’y arriverait pas, cela nécessite un vaste travail collaboratif. Je me suis donc concentré sur l’idée d’un reportage dans les livres d’auteurs français. Il m’a fallu pour cela pas moins de deux semaines, travail que j’ai réalisé en deux périodes. D’Althusser, Aragon, à Stendhal, Valéry, Virilio en passant par Deleuze, Guattari, Montaigne ou Pascal, il n’en manque pas. Il s’agira de voir où nous mènent ces pages cornées, passages cochés, marque pages de tous ordres contenus dans les livres. Par exemple, que signifie cette dédicace de Jean Baudrillard à Heiner Müller :
Pour Heiner Müller,
L’illusion de la fin [titre du livre]
Pour une grève illimitée de
la fin et du commencement !
( Par devers-moi, cette question : qu’avons-nous fait de nos lectures?)
Cela me permettra de reprendre une vieille idée qui avait eu un commencement de réalisation en 1992, lors d’un colloque international organisé par Christian Klein au département d’Études germaniques de l’Université Stendhal de Grenoble intitulé Heiner Müller, La France et l’Europe. J’y avais planché, moi qui n’ai jamais songé à l’avoir, devant des candidats à l’agrégation d’allemand. Après que François Mitterrand l’eut rencontré à Berlin, Heiner Müller fut décoré de l’ordre des arts et lettres et mis à l’agrégation d’allemand. Mon exposé qui avait pour titre Le tapis blanc de Michel Foucault esquissait une première approche des relations que Heiner Müller entretenait avec la littérature et la pensée françaises. Il n’avait pas été bien reçu, j’avais oublié que les candidats à l’agrégation étaient venus chercher de quoi passer leur examen et rien d’autre. (En fait, ce n’était pas mon problème).
J’avais évoqué Artaud, Lautréamont, Julien Gracq, Michel Foucault et beaucoup Althusser, question qui me préoccupait à l’époque et qui est aujourd’hui de l’histoire. Il en manquait beaucoup. Je reprendrai tout cela auteur par auteur après avoir d’abord, dans les prochains épisodes, dit quelques mots sur l’origine d’un certain nombre de livres, évoqué les relations de la bibliothèque avec la pharmacie de Platon, le rapport de Heiner Müller aux livres et à la lecture qui sera le fil conducteur de ce chantier. Il existe en Allemagne des blogs qui rendent compte régulièrement de l’état d’avancement de certains chantiers. Les chantiers continuent de fasciner. Il en sera de même de celui-ci qui sera mené en parallèle avec celui entamé sur la biographie.
À suivre
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En guise de voeux :
« Fatzer, viens! »/ « Fatzer komm! » (Brecht)

Heiner Müller lit Fatzer, komm ! de Bertolt Brecht au cours d’une soirée de lectures consacrée à Kafka, le 14 janvier1993 au Berliner Ensemble. La succession d’injonctions rassemblée sous le titre Fatzer komm ! (Fatzer, viens !) forme le chœur final du montage réalisé par Heiner Müller à partir des fragments laissés par Brecht.  Extrait de Müller MP3 Heiner Müller Tondokumente. Alexander Verlag
[table id=5 /]Les fragments Fatzer sont constitués de centaines de feuillets épars écrits par Brecht entre 1926 et 1931. On ne sait trop pourquoi – Brecht a-t-il été effrayé par sa propre radicalité ? – ce matériau de véritables mises en abîme n’a jamais mené à l’écriture d’une pièce. Heiner Müller s’en est emparé pour en faire un montage et lui redonner toute sa place. Fatzer évoque l’histoire de quatre déserteurs pendant la première guerre mondiale qui dans leur cachette attendent la révolution en se trahissant les uns les autres.
Il existe aux Éditions de l’Arche une version française sous le titre Fatzer fragment, montage d’Heiner Müller dans une traduction de François Rey. Je l’ai sensiblement modifiée.
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#Antidote

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Hitler choisit le mal et il y fut
le plus grand, grâce à nous …

Hans Jürgen Syberberg : Hitler, un film d’Allemagne (1978)
(Change / Seghers/ Laffont) L’image est extraite du film. On en reparle l’année prochaine

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Heiner Müller/Essai biographique (1) : Naissance

 J’ai choisi d’honorer le 20ème anniversaire de la mort de Heiner Müller, le 30 décembre 1995, par l’évocation de sa naissance, le 9 janvier 1929. Les institutions théâtrales et notamment celle qu’il a dirigée ont dédaigné cet anniversaire, dédaigné de montrer que son œuvre était vivante. Honte au Berliner Ensemble ! Mais nous n’avons pas besoin d’elles. Heiner Müller nous avait dit que c’est dans les microstructures que se construit l’avenir du moins dans un premier temps.
Maison natale de Heiner Müller à Eppendorf en Saxe. Les parents et grands parents occupaient le premier étage.

Sur le côté droit de la rue, Freiberger Straße, une plaque signale la maison natale de Heiner Müller à Eppendorf en Saxe. Les parents et grands parents occupaient le rez-de-chaussée.

«Et Heiner ne voulait pas venir »

«Ich war eine schwere Geburt. Sie hat lange gedauert, von früh bis neun Uhr abends. 9 Januar 1929»
Je fus une naissance laborieuse. Elle a duré longtemps, du matin tôt à neuf heures du soir. 9 janvier 1929
Heiner Müller : Krieg ohne Schlacht. Eine Leben in zwei Diktaturen Suhrkamp Verlag
Laborieux. Il ne voulait carrément pas naître, dit sa maman dont nous avons le témoignage :
 … 1929, en janvier. A vrai dire le plus terrible hiver qu’il n’y a jamais eu. Il neigeait dru. Kurt et moi, nous vivions encore chez nos parents. Nous y avions une pièce à vivre et une chambre à coucher.
Ma mère a fait du feu. Elle a chauffé très tôt, toute la journée, la nuit. Un froid terrible. Et Heiner ne voulait pas venir. Cela a commencé tôt le matin à huit heures jusqu’au soir à neuf heures. Toujours pas. Il ne voulait pas venir au monde. Moi, j’ai gémi, gémi, ah, il ne voulait pas et moi je voulais mourir. La sage-femme m’a engueulée, que je devais avoir honte et être contente d’avoir un enfant. J’ai eu honte ensuite, mais il ne voulait pas et les douleurs et tout. Puis le soir à dix heures, neuf livres et demie. Mon dieu. J’étais pourtant petite et frêle !
Il était blond, un enfant blond, tout tendre tout mou devant toute chose. Il l’a toujours été, toute son enfance.
Qu’est-ce que j’en ai raconté des contes et des contes et encore des contes, il n’était jamais rassasié. Et puis il y a ce conte avec l’enfant du roi. Mais l’enfant du roi ne devait pas mourir. Et quand on racontait à nouveau le conte, il fallait faire comme si.. . Non, il ne devait pas mourir.
Ella Müller. Erinnerung der Mutter (Souvenir de la mère) recueilli par Thomas Heise in Explosion of a memory. Heiner Müller DDR Ein Arbeitsbuch Edité par Wolfgang Storch Edition Entrich Berlin 1988 page 247
Je reviens sur l’incipit de l’autobiographie de Heiner Müller : Ich war eine schwere Geburt que j’ai essayé de traduire ; je fus une naissance laborieuse plutôt que j’ai eu une naissance difficile. Qu’elle qu’ait été l’intention de l’auteur, je pars de mon ressenti de lecteur, on verra bien où cela nous mènera. Et si la phrase avait une dimension plus métaphorique que banale ? Testons l’hypothèse. Et voilà que j’apprends que jusqu’à Hannah Arendt la question de la naissance a peu intéressé les philosophes. On affirme rarement sa singularité dans la natalité qui est généralement donnée au passé et au passif. Je suis né, venu au monde. Ma naissance fut difficile. Beckett dit que ce n’est pas lui qui est né mais un autre que lui. On naît sans savoir qui est celui qui naît. Arriver dans un monde qui est déjà là est la condition d’une vita activa. Le nouveau né est appelé parce que nouveau à transformer ce qui existe, même les contes, à œuvrer, agir. C’est ce que Hannah Arendt oppose à la métaphysique de la mort et qu’elle appelle politique. Heiner Müller y ajoute le travail de la naissance elle même : je fus une naissance difficile, laborieuse. Comme si ce n’était pas seulement le travail de sa mère mais aussi le sien. La maman lui confère d’ailleurs dans son récit une part des réticences à naître. Au début était l’action. On vient au monde. La vie est travail.
Lieu de naissance : Eppendorf en Saxe. Déclaré à l’État civil sous le nom de Reimund Heiner Müller. Il y a dans ce prénom de Heiner quelque chose qui dit ce monde dans lequel il arrive. Son biographe, Jan-Christoph Hauschild, nous apprend que le prénom provient d’une des chansons préférées de son père, Heinerle, Heinerle, hab kein geld (Petit Heiner, petit Heiner, n’ai point d’argent). Cet air extrait d’une opérette de Leo Fall, der fidele Bauer, (Le joyeux paysan) met en scène – on imagine une fête foraine – le dialogue d’un enfant qui demande à sa mère de lui acheter quelque chose, une sucrerie ou un accès à une attraction et sa mère qui a chaque requête répond : Heinerle, Heinerle, hab kein geld (Petit Heiner, petit Heiner, n’ai point d’argent). L’air varie le thème. A un moment elle dit : Quand j’aurais de l’argent rien ne sera trop beau pour mon petit. / Mais quand auras-tu de l’argent ? / Je ne le sais pas.
Nous verrons dans un prochain épisode le rôle, assez proche de la chanson, que cette question de l’argent a joué dans l’enfance de Heiner Müller. Avec le texte ci-dessus débute en effet sur le Sauterhin, le feuilleton de cet essai biographique qui nous occupera tout le long de l’année prochaine et peut-être même au-delà. Feuilleton, car cela m’apparaît de plus en plus comme la forme adéquate au web permettant de resserrer en éléments courts, concentrés et ouverts, un plus long récit. La brièveté est une condition pour espérer être lu.
Au commencement était l’action, au commencement était le mot. Le monde dans lequel on vient est aussi un monde dans lequel existent déjà des livres. Ils occupent une place importante chez les Müller. L’appartement dans lequel Heiner est né, dans la maison photographiée ci-dessus en 2015, «était constitué de deux pièces et demie, au rez-de-chaussée, une cuisine, une chambre à coucher et une petite pièce principalement occupée par les livres de Kurt Müller. Les deux autres pièces sont occupées par les grands parents Ruhland (1)», les grands parents maternels. «Chez le père de Heiner, la chose principale était toujours, des livres, des livres, des livres» s’est souvenu une voisine citée par Jan-Christoph Hauschild (1). Ces livres que les nazis jetèrent à terre lors de son arrestation sous le regard de l’enfant de quatre ans.
Et voici annoncé le second feuilleton consacré à Heiner Müller l’année prochaine,son rapport aux livres et à la lecture. Qu’est-ce que lire ?
À suivre
(1) Jan-Christoph Hauschild : Heiner Müller oder das Prinzip Zweifel Eine Biographie Aufbau Verlag
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Alain Lance en diariste intermittent

[table id=4 /]

Train Parsifal entre Liège et Düsseldorf
Par la fenêtre du wagon-restaurant, il scrute le ciel sombre. La seule lumière semble monter des champs enneigés. Trois uniformes ouest-allemands s’attardent à contrôler les papiers, le billet, les devises d’un voyageur pakistanais. Au bout d’un certain temps, le monsieur, qui parle anglais avec son accent favori, leur demande poliment la raison de toutes ces vérifications. «Because it is not normal to make a journey without luggage», lui répond le plus jeune des trois. Eh bien , voilà justement ce dont-il rêve toujours : voyager sans bagages et les mains dans les poches. Au fur et à mesure qu’on pénètre à l’intérieur de l’Allemagne, la couche de neige sur les branches est de plus en plus épaisse. On imagine un train roulant vers l’est, s’enfonçant toujours d’avantage dans une neige formant de chaque côté de la voie deux murailles qui s’élèvent régulièrement , puis le convoi finirait par se dissoudre totalement dans le blanc. Le Pakistanais l’observe en train d’écrire. A chacun son suspect .(p24-25)
Les coupures de temps commencent en 1983 et durent jusqu’en 1987 Elles se terminent sur la période où leur auteur dirigeait l’Institut français de Francfort, après avoir été refusé par l’ambassadeur au Centre culturel français Berlin-Est. Il avait lui-même décliné l’offre de Tübingen. Période d’intenses échanges littéraires entre la France et l’Allemagne, de l’Est en particulier dans ce cas précis, dont Alain Lance est un des pivots. Période aussi où s’amorce le déclin de la gauche et du PCF. Il avait commencé avant déjà. Ayant adhéré au PCF en 1963, il le quitte en 1983 après avoir dans une réunion cité un poème de Brecht auquel ses interlocuteurs ne comprendront rien. Dans cette période, je cherchais de mon côté plutôt du côté de Kafka pour me situer par rapport à ce parti. Période enfin où commence ce qui explose aujourd’hui. Je pense aux élections municipales de Dreux, premier grand choc avec l’entrée de l’extrême droite dans un Conseil municipal. C’était il y a plus de trente ans. Depuis nous allons de choc en choc tous les lundis matins d’élections. Le Pen commence à percer et les «intellectuels» à démissionner dans la critique de l’idéologie alors que l’on voyait poindre le fait que «la barbarie libérale avancée était prête à s’acoquiner avec l’extrême droite».
On voit aussi virevolter les membres de sa famille bien sûr, sa femme Renate et sa fille Amélia, les amis, toute la galaxie des poètes français que je connais peu et surtout celle des poètes allemands de l’Est – mais pas que – comme Volker Braun, Stephan Hermlin, Christa Wolf que je connais mieux. S’ils ont été en RDA face à des difficultés d’édition de leurs œuvres et face à des dirigeants incapables de comprendre la littérature produite par leur pays, ils ne sont pas les «dissidents» que souhaitent publier les éditeurs français qui raisonnaient en termes binaires. Ils n’étaient pas les seuls. C’est aussi ce que Heiner Müller reprochera à Michel Foucault. Il y a donc dans ces notes des bribes d’histoire d’un pays disparu, dissous par ses propres dirigeants – ici c’est moi qui extrapole. D’autres dissolutions suivront y compris chez nous aujourd’hui. Sont évoqués là des moments auxquels j’ai participé, d’autres où j’aurais sans doute du être, peut-être l’étais-je d’ailleurs sans m’en souvenir. J’ai croisé dans le texte d’Alain Lance toute une série de personnes que je retrouve certaines avec plus d’émotion que d’autres, je pense à Fritz Rudolf Fries, le plus espagnol des écrivains allemands chez qui j’ai passé un 31 décembre mémorable ou sur un autre plan Claude Prévost, germaniste et chroniqueur littéraire à l’Humanité du temps où j’y travaillais et plus tard encore. On ne dira jamais assez combien il a fait lire et aimer la littérature. Alain Lance lui rend d’ailleurs hommage dans un précédent livre, Longtemps, l’Allemagne dans lequel il raconte comment il en est venu à l’Allemagne, aux Allemagnes.
Les coupures de temps sont aussi un journal au sens plus traditionnel quoique son auteur ne soit pas un diariste assidu. A côté des jeux de mots d’Amélia, des bouts de rêves et de récits, les doutes d’un auteur, des anecdotes.
En voici une amusante qui raconte l’arrivée en Hongrie et sortant de RDA :
Aux toilettes : un papier de bonne qualité, qui ne vous râpe pas les fesses comme celui de la RDA, que Volker [Braun] considère comme inhumain.
Les poètes ont le derrière délicat.
Une autre :
Retour à Paris. Pour la seconde fois, Zazie dans le métro dégringole d’une étagère à livres et entraîne L’enfant miroir dans sa chute. Quelle sale gosse.
Ces fragments de temps tournent autour de la littérature, lire, écrire, traduire, publier, éditer, en plus de son activité d’enseignement, sans être agrégé ni fonctionnaire. Il est question de l’édition de son propre recueil : Ouvert pour inventaire. Il est presque logique qu’on le retrouve finalement en poste de directeur du Centre culturel français de Francfort, ville des banques et du livre où il fera venir nombre d’auteurs français. Je n’entre pas dans les détails, c’est ce mouvement d’échange dans les deux sens qui caractérise Alain Lance.
Le tout est émaillé de poèmes comment en serait-ce autrement : Brecht déjà évoqué, Andreas Gryphius, Henri Michaux, d’autres. Et bien sûr l’auteur lui-même. Il est normal que ce soit par lui que je termine. Et puisque nous approchons de la date, va pour le 27 décembre :
27 décembre
Bribes squames esquilles
Ce que le jour en biseau
Ourdit
Dans le vaguement noir
Les pas crissent en rond
Alain Lance
Coupures de temps
Tarabuste Editeur
220 pages
15 euros
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