Victor Klemperer (LTI) : fanatique, fanatisme

Un mot fait actuellement flores dans les commentaires et analyses, celui de fanatique. Mais quel est le sens de ce mot ? C’est l’occasion de mettre en ligne le troisième et dernier volet consacré à la  LTI, la langue du IIIème Reich de Victor Klemperer consacré précisément aux mots fanatique, fanatisme. Ils ont connu des renversements de valeur décrits par le philologue allemand. Connotés négativement par les Lumières avec la nuance de taille due à Jean-Jacques Rousseau, ils ont pénétré tardivement dans la langue allemande où, même dans le discours nazi, ils restent parfois connotés négativement mais dans un contexte dans lequel globalement son emploi est marqué positivement. Il finira par perdre de sa vigueur. Il a donné l’anglicisme fan = admirateur. Traiter quelqu’un de fanatique n’est pas à ses yeux une insulte. Et dire que l’on lutte contre le fanatisme risque de signifier si l’on n’y prend garde donner des coups d’épée dans l’eau. Pour un peu on rajouterait au mot fanatisme l’épithète radical. “La” radicalisation désigne le mal. Radicalisation de qui, de quoi ? On ne le saura pas. Radicalisation, point. Le Larousse définit le mot radicaliser de la façon suivante : «Rendre un groupe, son action, plus intransigeants, plus durs, en particulier en matière politique ou sociale » et donne comme exemple : En déclenchant la grève, le syndicat radicalise ses revendications. Contre quelle radicalisation veut-on se battre ? Une pensée radicale c’est à dire qui prend les choses à leur racine, est-ce là l’ennemi ? J’ai vu apparaître dans un journal le décompte d’un nombre de radicalisés. Nous avons maintenant «le» radicalisé = le méchant formaté voire bientôt pré-formaté. Le mot ne veut rien dire, c’est un néologisme douteux. Sa généralisation a pour fonction d’empêcher de penser. Il fait partie du lexique, de la langue de létat d’urgence.

Victor Klemperer (LTI) : Fanatique

(…) Fanatique* et fanatisme * sont des mots qui sont toujours employés dans un sens extrêmement réprobateur par les philosophes des Lumières, et ce, pour une double raison. À l’origine, la racine est dans fanum, le sanctuaire, le temple -, un fanatique est un homme qui se trouve dans le ravissement religieux, dans des états convulsifs et extatiques. Or, les philosophes des Lumières luttent contre tout ce qui conduit au trouble ou à l’élimination de la pensée. Ennemis de l’Église, ils combattent le délire religieux avec un acharnement particulier, le fanatique signifie pour leur rationalisme l’adversaire par excellence. Le type du fanatique* à leurs yeux, c’est Ravaillac qui, par fanatisme religieux, assassine le bon roi Henri IV. Si les adversaires des Lumières retournent l’accusation de fanatisme contre les philosophes, ceux-ci s’en défendent au nom du zèle de la raison menant avec ses armes propres le combat contre les ennemis de la raison. Où que pénètrent les idées des Lumières, un sentiment d’aversion est attaché au concept de fanatique.
Comme tous les autres penseurs des Lumières qui, en tant que philosophes et encyclopédistes, étaient ses «camarades de parti» avant qu’il fit cavalier seul et commençât à les haïr, Rousseau emploie lui aussi «fanatique» dans un sens péjoratif. Dans la Profession de foi du vicaire savoyard, il est dit de l’apparition de Jésus parmi les zélateurs juifs: «Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre (1). » Mais peu après, quand le vicaire, en porte-parole de Jean-Jacques, s’en prend presque plus violemment à l’intolérance des encyclopédistes qu’à celle de l’Église, on peut lire dans une longue note :
«Bayle a très bien prouvé que le fanatisme est plus pernicieux que l’athéisme, et cela est incontestable; mais ce qu’il n’a eu garde de dire, et qui n’est pas moins vrai, c’est que le fanatisme, quoique sanguinaire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l’homme, qui lui fait mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en tirer les plus sublimes vertus: au lieu que l’irréligion, et en général l’esprit raisonneur et philosophique, attaché à la vie, efféminé, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais fondements de toute société (2).»
Ici, le renversement de valeur qui fait du fanatisme une vertu est déjà un fait acquis. Mais, en dépit de la renommée universelle de Rousseau, il est resté sans effet, isolé dans cette note. Dans le romantisme, la glorification non pas du fanatisme mais de la passion sous toutes ses formes et pour toutes les causes relevait de Rousseau. À Paris, près du Louvre, se trouve un ravissant petit monument qui représente un tout jeune tambour qui s’élance. Il bat la générale, il réveille la ferveur avec les roulements de son tambour, il est représentatif de l’enthousiasme de la Révolution française et du siècle qui l’a suivie. Ce n’est qu’en 1932 que la figure caricaturale de ce frère de l’enthousiasme qu’est le fanatisme passa la porte de Brandebourg pour la première fois. Jusque-là, le fanatisme était demeuré, malgré cet éloge discret, une qualité réprouvée, quelque chose qui tenait le milieu entre la maladie et le crime.
En allemand, il n’existe pas de substitut pleinement valable pour ce mot, même quand on le dégage de son emploi cultuel originel. «Faire preuve de zèle» [Eifern] est une expression plus anodine, on se représente un zélateur plutôt comme un prédicateur passionné que comme quelqu’un sur le point de commettre un acte de violence. La «possession» [Besessenheit] désigne davantage un état morbide, et par là excusable ou digne de pitié, qu’une action mettant la collectivité en danger. «Exalté» [Schwärmer] est d’un ton infiniment plus clair. Bien sûr, aux yeux de Lessing qui se bat pour la clarté, l’exaltation est déjà suspecte. « Ne le livre pas en proie, écrit-il dans Nathan, aux exaltés de ton peuple. Mais qu’on se pose une fois la question de savoir si, dans les combinaisons éculées telles que «sombre fanatique» et «aimable exalté», les épithètes sont permutables, si on peut vraiment parler d’un sombre exalté et d’un aimable fanatique. Le sentiment linguistique s’y refuse. Un exalté ne s’entête pas, au contraire, il se détache de la terre ferme, n’en voit pas les conditions réelles et son imagination s’exalte jusqu’à quelque hauteur céleste. Pour le roi Philippe qui est ému, Posa (3) est un «étrange exalté».
Voilà donc le mot «fanatique» en allemand: intraduisible et irremplaçable, et il est toujours, en tant qu’expression d’une valeur, pourvu d’une forte charge négative, il désigne un attribut menaçant et répulsif; même quand, occasionnellement, il nous arrive de lire dans la nécrologie d’un chercheur ou d’un artiste cette formule toute faite selon laquelle il s’agissait d’un fanatique de la science ou de l’art, dans cet éloge cependant résonne toujours l’idée d’un quant à soi hérissé de piquants, d’une inaccessibilité fâcheuse. Jamais, avant le Troisième Reich, il ne serait venu à l’esprit de personne d’employer «fanatique» avec une valeur positive. Et le sens négatif est si indissolublement attache à ce mot que la LTI elle-même l’emploie parfois négativement. Hitler parle avec dédain, dans Mein Kampf, des «fanatiques de l’objectivité»,
Dans un ouvrage qui est paru à l’époque de gloire du Troisième Reich et dont le style n’est qu’une suite ininterrompue de clichés linguistiques nazis, je veux parler de la monographie hymnique de Erich Gritzbach (4) : Hermann Göring, l’Œuvre et l’Homme, il est dit, au sujet du communisme haï, qu’il s’est avéré que cette hérésie pouvait, grâce à l’éducation, changer les hommes en fanatiques. Mais voilà déjà un écart de langage presque comique, une rechute tout à fait impossible dans l’usage d’une époque révolue, comme, il est vrai, cela arrive, dans des cas isolés, même au maître de la LTI ; car c’est bien chez Goebbels qu’il est encore question en décembre 1944 (sans doute sur le modèle du passage de Hitler cité plus haut) du «fanatisme échevelé de quelques Allemands incorrigibles ».
J’appelle cela une rechute comique; car, le national-socialisme étant fondé sur le fanatisme et pratiquant par tous les moyens l’éducation au fanatisme, «fanatique» a été durant toute l’ère du Troisième Reich un adjectif marquant, au superlatif, une reconnaissance officielle, Il signifie une surenchère par rapport aux concepts de témérité, de dévouement et d’opiniâtreté, ou, plus exactement, une énonciation globale qui amalgame glorieusement toutes ces vertus. Toute connotation péjorative, même la plus discrète, a disparu dans l’usage courant que la LTI fait de ce mot. Les jours de cérémonie, lors de l’anniversaire de Hitler par exemple ou le jour anniversaire de la prise du pouvoir, il n’y avait pas un article de journal, pas un message de félicitations, pas un appel à quelque partie de la troupe ou quelque organisation, qui ne comprît un «éloge fanatique» ou une «profession de foi fanatique » et qui ne témoignât d’une «foi fanatique» en la pérennité [ewige Dauer] du Troisième Reich. Et pendant la guerre plus que jamais, et qui plus est quand les défaites furent impossibles à maquiller! Plus la situation s’assombrissait, plus la «foi fanatique dans la victoire finale», dans le Führer, ou la confiance dans le fanatisme du peuple comme dans une vertu fondamentale des Allemands étaient exprimées souvent. Dans la presse quotidienne,le mot fut employé sans plus de limites à la suite de l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler: on rencontre ce mot dans pratiquement chacun des innombrables serments de fidélité envers le Führer.
Cette fréquence du mot dans le champ politique allait de pair avec son emploi dans d’autres domaines, chez des nouvellistes et dans la conversation quotidienne. Là où, autrefois, on aurait dit ou écrit par exemple «passionnément», on trouvait à présent «fanatiquement». Ainsi apparut nécessairement un certain relâchement, une espèce d’avilissement du concept. Dans ladite monographie consacrée à Göring, le maréchal du Reich est célébré, entre autres choses, comme un «ami fanatique des animaux», (Toute connotation critique de l’expression est ici totalement annulée, puisque Göring est toujours dépeint comme l’homme le plus avenant et le plus sociable qui soit.)
Reste à savoir si, en perdant de sa vigueur, le mot a aussi perdu de son poison. On pourrait répondre affirmativement en alléguant que le vocable «fanatique» s’est désormais chargé inconsidérément d’un sens nouveau, qu’il est mis à désigner un heureux mélange de bravoure et de dévouement passionné. Mais il n’en est rien. «Langue qui poétise et pense à ta place… » Poison que tu bois sans le savoir et qui fait son effet – on ne le signalera jamais assez.
Mais pour celui qui était, en matière de langue, à la tête du Troisième Reich, et dont le premier souci était l’effet optimal du poison galvanisant, l’usure de ce mot dut apparaître comme un affaiblissement interne. Et, ainsi, Goebbels fut poussé à cette absurdité qui consistait à tenter de renchérir sur ce qui ne pouvait plus faire l’objet d’aucune surenchère. Dans le Reich du 13 novembre 1944, il écrivit que la situation ne pouvait être sauvée que «par un fanatisme sauvage». Comme si la sauvagerie n’était pas l’état nécessaire du fanatique, comme s’il pouvait y avoir un fanatique apprivoisé.
Ce passage marque le déclin du mot.
Quatre mois auparavant, il avait fêté son suprême triomphe d’une certaine façon il avait eu sa part du suprême honneur que le Troisième Reich pouvait accorder, à savoir l’honneur militaire.
C’est une tâche très particulière que de suivre comment la traditionnelle objectivité et presque coquette sobriété de la langue militaire officielle, surtout des bulletins de guerre quotidien , fut progressivement balayée par l’emphase du style de la propagande goebbelsienne. Le 26 juillet 1944, et pour la première fois dan. un communiqué de l’armée, l’adjectif «fanatique» fut employé dans un sens laudatif à propos de régiments allemands : nos «troupes qui combattent fanatiquement» en Normandie. Nulle part la distance infinie qui sépare le point de vue militaire de la Première Guerre mondiale de celui de la Seconde n’est aussi terriblement évidente qu’ici.
Un an après l’effondrement du Troisième Reich, déjà, on peut apporter une preuve particulièrement solide de ce que l’emploi excessif de «fanatique», ce mot clé du nazisme, ne lui a jamais réellement fait perdre de sa nocivité. Car, tandis que des bribes de LTI prennent partout leurs aises dans la langue actuelle, «fanatique» a disparu. De cela on peut conclure avec certitude que, dans la conscience ou dans le subconscient populaire, la vérité – à savoir que l’on a fait passer un état mental trouble pour une vérité suprême -, cette vérité est restée bel et bien vivante pendant ces douze années.
Victor Klemperer LTI , La langue du IIIème Reich Albin Michel
Traduit et annoté par Elisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat
Pocket pages 89-94
*en français dans le texte
(1) Emile ou de l’éducation Garnier Flammarion 1966 p 402-403
(2) ibidem p 408-409
(3) Le marquis Rodrigue de Posa, personnage du drame de Schiller Don Carlos (1787) incarnant les 1 valeurs de désintéressement et d’humanité, et dont le roi Philippe Il cherche en vain à gagner la confiance.
(4) Erich Gritzbach, conseiller de Göring.

Liens vers les deux précédents :

Victor Klemperer(LTI) : la toxicité des mots
Victor Klemperer(LTI) : Le premier mot nazi

 

Publié dans Histoire, Langue allemande | Marqué avec , , , , , , , | Un commentaire

Vers des années de plomb ?

Lorsque, relayée par Laurent Margantin, m’est parvenue la proposition de Robin Huntzinger d’une dissémination exceptionnelle sur l’état d’urgence pour la webassociation des auteurs, je me suis comme d’habitude demandé comment je pourrais y contribuer – car cela allait de soi – tout en restant dans la ligne éditoriale de mon blog consacrée à la culture des pays de langue allemande. Très rapidement s’est imposée la question des années de plomb. Fouinant dans ma bibliothèque, j’ai retrouvé une anthologie de textes consacrée aux écrivains allemands et leur État. Y figurait un texte de Hans Magnus Enzensberger intitulé Notstand, Etat d’urgence précisément. Il m’a semblé qu’au-delà des différences de situation géographique et historique, il y avait quelque actualité dans cette idée de l’état d’urgence comme conséquence de l’état de panique de la classe politique.
Extrait :
«Qui là roule encore des mécaniques est tout mou dans les genoux. C’est que ça a peur !
Et parce qu’ils ont peur enfermés dans leur bunker, parce qu’ils sont eux-même en état d’urgence à propos duquel ils divaguent, ils trafiquent des paragraphes pour pérenniser l’état d’urgence. «En situation de guerre, dit ce Monsieur Hasselmann, ne pourra fonctionner que ce qui fonctionne déjà en temps de paix». Mais comme cela ne veut pas fonctionner en temps de paix, il sera plus simple de supprimer complètement la paix.
Ce travail est déjà en partie accompli. Quatre lois anticonstitutionnelles ont déjà été promulguées depuis plus d’un an. Mais parce qu’ils ont peur, et peur de leur propre peur, le reste doit rester caché dans les tiroirs.
Nous n’avons plus rien à leur dire. Mais nous réclamons le retour de la raison. Nous demandons à ce que la loi sorte du bunker. Nous réclamons que le Parlement en pleine lumière mette fin à ces apparitions fantomatiques. La république que nous avons, nous est encore nécessaire. Qu’on nous demande notre avis et, à fortiori, quand on ne nous le demande pas : nous ne laisserons pas faire que ce pays soit transformé en république bananière.»
En 1966, un rassemblement de syndicalistes, écrivains, d’hommes d’église et d’universitaires allemands avaient à Frankfort, lieu de refondation de la démocratie allemande, proclamé l’«état d’urgence de la démocratie» pour protester dans un baroud d’honneur contre les projets gouvernementaux de législation d’exception. Ils seront accompagnés de dizaines de milliers de manifestants. L’Allemagne fédérale était alors gouvernée par une grande coalition (celle des Tina there is no alternative que l’on nous prépare en France). La loi sur l’état d’urgence sera proclamée en mai 1968. Le mois précédent un attentat avait été perpétré contre le leader de l’opposition extra-parlementaire Rudi Dutschke déclaré ennemi public n°1 par cet infâme torchon qu’est la Bild Zeitung.
A côté notamment du philosophe Ernst Bloch, parla l’écrivain Hans Magnus Enzensberger. Il m’a semblé qu’il pourrait être intéressant aujourd’hui de rappeler cette idée qu’il avait développée : «Ceux qui se sont enfermés dans leur bunker flageolent des guibolles». J’ai choisi l’extrait du texte tel qu’il est paru dans une anthologie établie par les Éditions Klaus Wagenbach en 1979 : Vaterland, Mutersprache/ Deustche Schrifsteller und ihr Staat von 1945 bis heute (Patrie, langue maternelle / Les écrivains allemands et leur état de 1945 à aujourd’hui.
Je venais de rédiger ces lignes, lundi dernier, quand un retweet de Philippe Aigrain m’a mené vers le texte de Nicolas Kayser-Bril : La logique de l’autoritarisme. Il contient le passage suivant :
«La crise la plus similaire à l’hystérie française de 2015 est l‘Automne Allemand de 1977. A cette époque, un groupe contrôlé depuis l’étranger, aux revendications politiques extrémistes, a mené plusieurs opérations terroristes visant à la fois des cibles symboliques et des cibles “civiles”. Malgré une volonté martiale, les autorités de la RFA n’ont à aucun moment décrété l’état d’urgence» (Source)
C’est vrai formellement mais il faudrait préciser qu’on en était pas loin. C’était même tout comme, C’est en ce sens qu’il faut comprendre la notion d’état d’urgence non déclaré (par Helmut Schmidt) c’est à dire état d’urgence de fait utilisée par Wolfgang Kraushaar [en allemand]
Dans les deux cas toutefois, en Allemagne en 1977 comme en France de 2015, a été mise à l’écart la question de la constitutionnalité des mesures prises. La raison d’état prime sur la Constitution.
Samedi dernier, les militants écologistes d’Alsace ont délocalisé leur manifestation en… Allemagne. Quelques jours plus tard, on apprenait qu’une frégate de la marine allemande vient «protéger» le Charles de Gaulle. Un tournant majeur. L’histoire fait de ces contorsions ! Et le plus étonnant est que cela n’étonne même plus.
Allons nous vers des années de plomb ?
Le point d’interrogation n’est-il pas déjà superflu ?

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , | Un commentaire

«Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme» (Castellion)

Sebastian_Castellio_-_anonym

«Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme»

Sébastien Castellion (1515-1563)

Le commentaire de Stefan Zweig

«Par ces mots à l’emporte-pièce, Castellion a prononcé à jamais la condamnation de toute persécution de la pensée. Qu’elle soit morale, politique ou religieuse, la raison invoquée pour justifier la suppression d’un homme ne dégage pas la responsabilité de celui qui a commis ou ordonné cet acte. Dans un homicide, il y a toujours un coupable, et aucune idée ne saurait faire excuser un crime. On répand des vérités, on ne les impose pas. Une doctrine n’est pas plus vraie, une vérité plus exacte parce qu’elle se démène avec violence ; ce n’est pas une propagande de brutalité qui la fera se développer au-delà de ses limites naturelles. Au contraire, une opinion, une doctrine acquiert moins de crédit en persécutant les hommes dont elle heurte le sentiment. Les convictions sont le résultat de l’expérience personnelle, et ne dépendent que de l’individu auquel elles appartiennent ; on ne les réglemente ni les commande. Qu’une vérité se réclame de Dieu et se prétende sacrée autant qu’elle le voudra : rien n’autorise la destruction en son nom d’une vie humaine»
Stefan Zweig, Conscience contre violence, ou Castellion contre Calvin traduit par Alzir Hella, préface de Hervé Le Tellier, postface de Silvain Reiner, Paris, Le Castor Astral, 1997 et 2004. Page 157. Dans cette édition le titre original est inversé. Le titre allemand figure dans cet ordre :  Castellion contre Calvin ou Conscience contre violence
La citation commence à être connue, son auteur et le contexte dans lequel elle a été écrite moins. Il fallait oser l’écrire seul contre tous, au milieu du 16ème siècle. C’est d’ailleurs ce courage, la capacité de penser et d’agir qui fera l’admiration de Zweig. Ajoutons les quelques phrases de Castellion qui suivent pour mieux comprendre le contexte :
«Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme.  Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine ; ils tuaient un être humain ; on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme, mais en se faisant brûler pour elle. »

L’affaire Servet

Genève, Servet. Nous sommes à Genève. La ville est sous la férule du réformateur protestant Jean Calvin qui y avait appelé Sébastien Castellion, né dans l’Ain en 1515. Ils s’étaient connus à Strasbourg. Castellion sera à Genève «régent et maistre d’escolle» et se passionnera pour la pédagogie. Michel Servet, un médecin, astrologue, géographie dans un livre met en cause, en 1531, le dogme de la trinité. Scandale. Catholiques et protestants y voient une menace sur les fondements du christianisme. Servet récidive en 1553. Il est arrêté et jugé par l’Inquisition à Vienne (Isère), parvient à fuir, tente de se réfugier en Italie en passant pas Genève où il est arrêté. A l’issue d’un procès dans lequel Calvin intervient fortement, Servet est condamné à mort et brûlé , le 26 octobre 1553 aux portes de Genève. L’année suivante, Calvin justifie l’exécution et Castellion publie sous pseudonyme Le traité des hérétiques :
«après avoir avoir souvent cherché ce qu’est un hérétique, je n’en trouve autre chose, sinon que nous estimons hérétiques tous ceux qui ne s’accordent pas avec nous dans notre opinion».
Il rédige une riposte à Calvin qui ne paraîtra aux Pays-Bas qu’après sa mort dans le dénuement en 1613. C’est dans cet écrit que se trouve la fameuse citation. Pour Castellion, il n’ y a pas de crime de pensée, je rappelle que nous sommes au 16ème siècle, et chacun doit suivre sa conscience personnelle :
«apprenez de votre conscience à ne pas forcer celle des autres »
Sous sa plume, on trouve pour la première fois en langue française la notion de «forcement[viol] de conscience» A Theodore de Bèze chargé par Calvin de justifier le rôle du magistrat dans la persécution des hérétiques, Castellion plaide pour la séparation de l’église et du magistrat, premier pas vers la laïcité :
« Nul ne peut ou ne doit être contraint à la foi (…) Les armures de notre guerre sont spirituelles. Une guerre spirituelle doit être menée par des armes spirituelles».
Rares sont ceux qui apprenant sa mort lui rendront hommage. ¨Mais parmi ceux-ci, il y aura Michel de Montaigne.
Les informations ci-dessus sont issues d’une conférence prononcée par Vincent Schmidt au Temple Saint Étienne de Mulhouse dans le cadre de l’exposition consacrée à Castellion. Philosophe de formation, V. Schmidt fait partie de l’équipe pastorale de la Cathédrale de Genève.
Publié dans Histoire | Marqué avec , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

13/11 : La dimension franco-allemande des attentats

Dans les terribles attentats qui ont endeuillé Paris, la France et l’Europe, une chose m’avait d’emblée sauté aux yeux : c’est la possible présence d’une dimension franco-allemande. N’ayant trouvé aucune analyse abordant le sujet sous cet angle – mais je n’ai pas tout lu – je me suis attelé à vérifier cette intuition. Cela force à réfléchir un peu plus intensément par soi-même, attitude précieuse et qui le sera de plus en plus par ces «sombres temps». Même si le résultat de ces réflexions n’est pas forcément très demandé. Ajoutons que je n’aime guère avoir le sentiment que c’est précisément cela dont on voudrait nous priver. On aura remarqué que parmi les premières mesures post-attentats figure l’évacuation de ce que l’on appelle peut-être faussement la «société civile» évincée aussi de la COP 21 au profit de sa militarisation.
krieg_kol_b

Télévision : Guerre ! État d’exception !! Boucler les frontières !!
Daech : Parfait ! C’est exactement ce que nous voulions !!
Caricature de Klaus Stuttmann :

Une observation préalable. Il ne faut jamais prendre ses adversaires pour des imbéciles comme j’ai pu le lire ici ou là même quand ils le sont et à fortiori quand ils ne le sont pas. Pour cela, il faut sans doute faire une distinction entre ceux qui sur le terrain se font exploser – et tenter d’en comprendre la mécanique – et ceux qui au lointain tirent les ficelles. Comprendre pourquoi ces derniers disposent d’un vivier cosmopolite de jeunes désespérés et suicidaires aussi considérable dans le monde. J’avais gardé sous le coude un article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung que m’avait transmis un ami au printemps dernier. Il s’intitulait «une guerre de l’intelligence», il faut entendre intelligence au sens d’Intelligence service. L’article faisait état d’une série de livres parus en Allemagne sur le phénomène Daesch. Était notamment évoqué celui de Christoph Reuter, Die schwarze Macht (Le pouvoir noir), dans lequel le reporter cherche à montrer que sous le vernis noir du djihadisme se trouve «un noyau politique dur et froid». L’auteur appelle d’ailleurs Daech, le stasi-califat. En clair, ce groupe de froids calculateurs est constitué d’anciens officiers, planificateurs des services secrets de Saddam Hussein. Pour Christoph Reuter qui s’est exprimé dans un entretien à la radio après les tragiques événements, l’attentat de Paris était un acte dosé, calculé et non un furieux point d’orgue. Mais, que l’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit. Il ne s’agit pas de tomber dans l’excès inverse et penser que tout a fonctionné de la manière dont cela aurait été minutieusement planifié. Daesch est un objet complexe que ne se laisse pas mettre dans une boite bien carrée. C’est aussi une entreprise colonialiste qui opère par une stratégie du chaos. Sans compter que ce que nous en savons dépend pour une large part des services de renseignements et de ce qu’ils veulent bien en dire. Ce qui fait écrire à Frank Rieger dans un article où il explique qu’Anonymus est «aussi flou» que Daech :
«la confusion est devenu un concept, un moyen de la politique. L’absence de certitude, la fin des consistances narratives sont la nouvelle normalité»
(Source : Anonymus contre Daesch un combat de masques dans l’ombre [allemand])
Daech se veut un Etat mais ne l’est pas. Le meilleur moyen de l’aider à le devenir et de conforter son assise est de lui déclarer la guerre. Cette déclaration, François Hollande l’a en outre faite dans un discours coulé dans le moule de celui de George W Busch dont la guerre a conduit à la situation que nous subissons aujourd’hui.
Revenons en au fil des événements pour voir s’il n’y a pas tout de même des messages dans les attentats quand bien même on les qualifierait d’aveugles.
La monstrueuse séquence a commencé – que l’on me pardonne cette audace – hors de Paris devant le Stade de France à Saint Denis où se disputait un match amical entre la France et l’Allemagne en présence de quelque 80.000 spectateurs, du Chef de l’État et du Ministre allemand des Affaires étrangères. Le match a été joué jusqu’au coup de sifflet final mais on en a oublié le score (2-0 pour la France) parce qu’à l’extérieur commençait pendant ce temps un carnage. Le match avait débuté à 21 heures, une première explosion a eu lieu à 21h20, une seconde à 21h 30, une troisième à 21h 53. Des «kamikazes» se sont fait exploser aux abords quasi déserts du stade entraînant la mort d’un passant. Avaient-ils l’intention d’y pénétrer sans le pouvoir ? Il semble -hypothèse- que le temps, la coordination horaire ait été privilégiée par rapport au positionnement des acteurs.
Voici le témoignage des journalistes sportifs de la Frankfurter Allgemeine Zeitung :
«Il y a eu ce bruit. Cette détonation vibrante et sourde qui réveille des prémonitions et des souvenirs. Il y a 11 ans, au lendemain d’un match entre le Real de Madrid et le Bayern de Munich, j’avais été en contact avec un attentat. Dans la gare Atocha de Madrid des terroristes avaient fait sauter un train et causé la mort de près de 200 personnes. Et ce bruit y fait penser. Cela ne se peut. Beaucoup de spectateurs regardent dans la direction d’où vient l’explosion. Oliver Bierhoff, le manager de l’équipe nationale allemande évoquera plus tard ce que beaucoup avaient soupçonné sans vouloir l’admettre : ce n’était pas un pétard.
Pour un moment, tout est silencieux dans le Stade de France. Rien ne se produit, le match continue, tout se passe comme d’habitude. Probablement tout de même un pétard. Lorsque le bruit d’un second coup moins fort que le premier pénètre dans le stade, il fait plutôt un effet tranquillisant. Deux explosions, cela ne peut être que des pétards, quoi d’autre ? Une troisième détonation dans la seconde mi-temps n’est plus perçue que par une partie des spectateurs. Mais la réalité pénètre peu à peu dans le stade. Au-dessus de l’arène croisent des hélicoptères, sur les téléphones portables se diffusent des informations des médias français sur les attentats, les premiers morts. Les entrées du stade sont fermées. Personne ne peut sortir. Seule entre la peur.
Intérieur et extérieur.
Dans le stade, c’est du moins le sentiment que nous avons, tous sont en sécurité. Il en va tout autrement au Bataclan où l’intérieur n’offre plus d’issue vers l’extérieur pour près d’une centaine de personnes ».
(Source en allemand)
Les téléspectateurs allemands devant leurs écrans ont aussi ressenti quelque chose de semblable qui ne sera sans doute pas sans effet sur la perception qu’ils auront de l’annulation quelques jours plus tard du match Allemagne/Pays-Bas qui devait avoir lieu à Hanovre. Il donnera l’impression d’un «sombre écho de Paris» comme le note dans le Spiegel Sascha Lobo qui parle d’une sorte d’attentat psychologique qui fait que l’on se sent touché sans qu’il ne se soit rien passé. L’impression a été accentuée par le refus du gouvernement de fournir des précisions sur les motifs de l’annulation. La déclaration du Ministre de l’Intérieur, pleine de sous-entendus – si je disais ce que je sais cela nuirait à la sécurité du pays – n’a fait qu’attiser les peurs. A l’évidence, il aurait mieux fait de se taire. Les informations sur un risque potentiel seraient venues des services de renseignements français. Rien n’a été trouvé. Aucune arrestation n’a eu lieu.
Dans une étrange envolée lyrique qui se conclut par un appel au renforcement de la coopération militaire entre la France et l’Allemagne, le correspondant à Paris de l’hebdomadaire die Zeit écrit :
«(…). Cela commence à la 16ème minute de jeu. Le latéral Patrice Evra a la balle au pied. Il lève un moment la tête, entend une forte explosion. Pour un instant son attention est détournée, puis il passe en arrière, le jeu continue. C’est ce moment que des millions d’allemands et de français retiendront. Car l’attaque terroriste que cette explosion signale s’adresse à tous dans le stade, Hollande comme Steinmeier, Evra comme Schweinsteiger, allemands et français. Soudain, le football a perdu son importance. Aucun media français ne donnera cette nuit-là le sore du match. Parce que cette nuit-là, la France et l’Allemagne ont perdu ensemble».
(Source : Deutsche und Franzosen müssen Europa gemeinsam verteidigen [Allemands et Français doivent défendre l’Europe ensemble])
Dans le communiqué de revendication de la tuerie, Daech affirme avoir choisi «minutieusement» ses cibles à l’avance et cite le Stade de France où se déroulait le match «des deux pays croisés, la France et l’Allemagne».
Le porte-parole des questions militaires au Bundestag a déclaré :
«Il ne suffit pas de s’enrouler dans un drapeau tricolore. L’attaque contre le match de foot entre la France et l’Allemagne nous visait aussi. Ce n’est pas un hasard».
Mais encore ?
Avant de voir ce qu’il en est de la participation directe comparée de la France et de l’Allemagne à ce conflit, il nous faut nous arrêter sur un dernier indice, le coup du faux-passeport syrien qui pointe vers les voies de transit des réfugiés qui au grand dam de Daech fuient leur pays pas seulement à cause de Daech mais bien plus encore de Bachar el-Assad. Il s’agit ici d’enfoncer un coin entre l’Europe et les réfugiés. Sur cette question, l’Allemagne est en première ligne alors que la France de son côté l’est sur le terrain militaire.
Même s’il reste encore de la retenue dans les interventions militaires de l’Allemagne, elles ne sont plus non plus absentes. C’est le cas en Afghanistan et au Mali où il est question qu’elle renforce sa présence. L’Allemagne a fourni 1800 tonnes d’armement et d’équipement aux Peshmergas. Cela n’a pas empêché Mme Merkel d’être allée apporter son soutien à la réélection d’Erdogan et d’interdire le PKK.
François Hollande a invoqué l’article 42-7 du Traité de l’Union européenne. Il est ainsi libellé :
«Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies. Cela n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres.
Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre.»
S’il avait fait appel directement à la clause de solidarité de l’Otan, le Chef de l’Etat n’aurait pas pu opérer son virage sur la Russie ni aller en direction d’une militarisation de l’Europe. La Frankfurter Rundschau rappelle que Jean-Claude Junker avait au printemps dernier déjà réclamé de franchir un pas supplémentaire vers une Europe de la défense. Les choses étaient-elles déjà dans les tiroirs attendant leur heure ?
Mais en Allemagne la question de la guerre reste encore compliquée à évoquer. Angela Merkel a soigneusement évité le mot jusqu’à présent. Mais les appels à de la virilité ne manquent pas après la rébellion qu’elle vient de connaître sur la question des réfugiés. Le président de la République,  Joachim Gauck, toujours aux avant-postes quand il s’agit de jouer les matamores au nom de la bonne conscience de l’ancien dissident qu’il n’a jamais été a qualifié les attentats de «nouvelle forme de guerre». Je ne sais pas s’il a lu les contorsions rhétoriques de Pascal Ory affirmant que «le terrorisme est la guerre de notre temps» répétant ce que l’on pouvait en dire il y a trente ans pour finir par affirmer que «le but du terrorisme n’est pas de tuer»(sic).
Qu’est-ce d’autre la guerre si ce n’est pas le «consentement meurtrier» ?
«Ça veut dire quoi quand on dit maintenant qu’on sera impitoyable ? se demande Georg Diez, dans le Spiegel reprenant l’expression de François Hollande. Qu’a fait la France, qu’ont fait les États Unis, qu’a fait l’Allemagne jusqu’à aujourd’hui en Syrie et en Irak ? Et qu’ont-ils l’intention de faire demain ? Des troupes au sol ? Casus Foederis ? (Clause d’alliance ?) Quand on parle de guerre, il faut dire ce que l’on veut.» (Source en allemand)
Dire où et comment on veut la mener. A Saint Denis contre l’ennemi intérieur ?
Les premières réactions à la demande française sont restées prudentes. Selon les informations du Spiegel, le gouvernement allemand n’exclut pas une intervention de la Bundeswehr en Syrie à la condition d’une résolution de l’ONU. Cette intervention pourrait consister dans le contrôle d’un cessez le feu. Mais pour la Tageszeitung, l’objectif – qui était déjà en gestation avant les attentats de Paris- est d’abord de franchir un pas dans la coopération militaire européenne :
« Il s’agit dans un premier temps pour Paris de créer un précédent pour une future politique européenne de la défense ». (Source en allemand )
Difficile de croire que cela ait été fait sans concertation avec Mme Merkel. Nous ne savons pas encore ce que pense M. Schäuble de l’affirmation du primat de la sécurité sur le pacte de stabilité.
Daech a réussi à semer le poison de la guerre dans les sociétés européennes. La réaction du gouvernement, ouverture à l’extrême droite, état d’urgence permanent, fermeture des frontières, suspension des libertés contribue à franchir un pas de plus vers l’orbanisation (de Orban,Viktor) de l’Europe.
J’ai glané sur Twitter cette affirmation d’un cofondateur du centre d’information contre le salafisme de Hesse
Crise d'identitéIl affirme :
«Ce sont des jeunes gens qui sont pour un moment dans une crise d’identité et la mouvance essaye de l’exploiter».
Il n’existe pas d’identité donnée – d’où, par qui ?- à la jeunesse qui serait soudain entrée, momentanément, – par quoi ? – en crise, la crise qu’elle vit est celle de l’absence d’avenir, celle d’un no future. Comme le dit Bernard Stiegler dans un entretien au journal Le Monde :
«Ce n’est qu’en projetant un véritable avenir qu’on pourra combattre Daech »
L’hiver arrive. Et le temps des Restos du cœur. Quelqu’un dit : c’est notre mode de vie qui est attaqué et qu’il faut défendre…

 

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , , , , , , , , | Un commentaire

G. Büchner en France (1845-1947)

Le livre de Thomas Lange dont le titre se traduit par Georg Büchner en France / Du Hamlet français à l’instrument d’une «collaboration réussie» nous propose une petite histoire des débuts de la réception de Georg Büchner en France. Il ne traite pas de la présence physique du poète allemand sur le territoire français (à Strasbourg et dans les Vosges) mais de la manière dont on y prend connaissance de son œuvre entre 1845 et 1947. Il le fait en mettant l’accent sur le nouveau média de l’époque : la radio. J’ai déjà évoqué les travaux de Thomas Lange, qui fut en charge du service éducatif aux Archives Départementales de Darmstadt,  à propos de ses recherches sur Alexander Büchner le petit frère de Georg Büchner naturalisé français en 1870.
Couv Livre Lange Büchner in Frankreich L’image de la couverture du livre est celle de la statue de Danton à Paris qui ne fut érigée qu’en 1891. Deux ans auparavant, paraissait la traduction en français de la Mort de Danton de Georg Büchner. Il y a quelque relation entre la découverte de Büchner qui, au début sera d’abord le frère du philosophe de Force et matière, Ludwig Büchner, et la reconnaissance tardive de Danton dans la société française où il finit par être placé dans les discours d’alors à l’égal de Cromwell, Louis XI ou Richelieu.
Depuis le père médecin dans les armées de Napoléon, la mère dont la famille provient des environs de Strasbourg jusqu’à la Révolution française comme objet de réflexion (Büchner en réclamant la continuation sociale) et matériau de théâtre en passant par la terre d’amour et d’exil, lieu de formation universitaire et politique, Georg Büchner est impensable sans la France. Il fut aussi traducteur de Victor Hugo. Mort très jeune on le sait, en 1837, son œuvre connaîtra d’abord un destin discret en Allemagne-même où il faudra attendre les premières mises en scène de Woyzeck en 1913 pour qu’on y prenne la mesure de son importance. En France, la première évocation de cet «auteur éloquent d’un beau drame sur la mort de Danton» a été décelée par Thomas Lange dans la Revue des deux mondes, en 1845. En 1868, l’auteur, journaliste,critique et futur administrateur général de la Comédie française, Jules Clarétie, voulant dans un essai s’inquiétant de l’avancée prise par l’Allemagne dans les domaines intellectuels prévenir le ministre de l’Education d’une menace d’un «Sadowa de l’ignorance», fait dire à un allemand fictif : «Qui de vous connaît La Mort de Danton de Georges Büchner jouée chez nous [i.e. en Allemagne] avec grand succès ». Le «drame en trois actes et en prose» suivi de Woyzeck, Lenz, le Messager hessois, Lettres…traduit de l’allemand par Auguste Dietrich, préface de Jules Clarétie de l’Académie française paraît aux éditions Louis Westhauser en 1889.
Paul Ginisty, qui deviendra directeur de l’Odéon en 1896, parle du «travestissement poétique» de la Révolution et interprète le personnage de Danton comme une sorte de Hamlet. Pourtant la mise en scène de la pièce, annoncée à l’Odéon pour la saison 1896/1897, puis à nouveau pour la saison suivante dans le cadre des «matinées conférence du jeudi», n’aura pas lieu. Peur d’un échec ? Peur de la censure ? Thomas Lange ne tranche pas dans ce qui ne serait que spéculation. Il signale simplement que c’est l’époque où Shakespeare en France portait atteinte aux conventions morales et que, en 1890, La grève de Louise Michel, Germinal de Zola, Thermidor de Victorien Sardou avaient été interdits.
Il faudra attendre 1948 et Jean Vilar pour voir la Mort de Danton sur une scène française. Ce sera dans la Cour d’honneur du Palais des papes en Avignon et cela fera grincer des dents.
«En 1900, écrit Thomas Lange, Georg Büchner était un nom que les personnes instruites en France connaissaient. L’intérêt dans les décennies suivantes s’est déplacé vers Woyzeck et Leonce et Lena»
Notons au passage que Büchner est catalogué dans les Romantiques allemands notamment dans le numéro des Cahiers du Sud qui leur est consacré en 1937.
Une traduction de Woyzeck paraît en 1931 dans la revue «Commerce». Jean Paulhan attire là-dessus l’attention d’Antonin Artaud : «Lisez Woyzeck. Je pense que, réinventé par vous, ce serait une chose sublime ». Artaud demande à Louis Jouvet de pouvoir mettre en scène la pièce parlant à son propos de «coups de pioches dans le silex de l’inconscient». Encore une fois rien ne se fera. Là encore, il faudra attendre 1946 pour voir Woyzeck sur une scène française.
Un nouveau media monte en puissance dans le champ culturel. Il n’a pas la pudeur des théâtres. La première trace de Büchner à la radio en français, on la trouve à Radio Strasbourg, à l’époque une radio bilingue. Elle diffusera, le 31 octobre 1938 Le soldat François d’après Woyzeck. L’année suivante, ce sera au tour de Radio Tour Eiffel avec une autre adaptation intitulée cette fois Le soldat François Woyzeck, «prononcer woitchék» précise le manuscrit reproduit dans le livre. En 1939 toujours, sous le titre La mort est un rêve / Comédie romantique, la radio diffuse également une adaptation de Léonce et Lena. On lui donnera, écrit T. Lange, un côté opérette d’Offenbach. Le dimanche 20 août 1939, à deux semaines du déclenchement par Hitler de la Seconde guerre mondiale, Radio Paris diffuse La mort de Danton dans une version réduite à 45 minutes. L’adaptation est de Richard Thieberger, un exilé autrichien spécialiste des pièces radiophoniques et radiophonées. On remarque dans la page reproduite du manuscrit les indications de «mise en espace» radiophonique : «La conversation entre Danton et Julie tout près du micro, les autres voix un peu plus loin».
Sous le Troisième Reich, il n’y a guère de place pour Büchner à l’exception notable de Radio Paris aux mains des occupants nazis. La radio est au cœur du dispositif de propagande sous l’occupation, il s’agissait de démontrer la suprématie allemande «non seulement dans la musique et les sciences mais également dans la poésie, la littérature, les arts ».
Le dimanche 23 février 1941, était diffusée Léonce et Lena, comédie en dix tableaux de Georges Büchner avec François Périer dans le rôle de Léonce. «Le principe d’un art de divertissement et d’un divertissement d’art» avait été posé et l’on s’était mis à diffuser une série des plus belles comédies du monde dans laquelle Büchner succédait à Molière, Shakespeare, Gogol, Lessing. Le personnage d’un annonceur avait été introduit dans la pièce. Ses interventions, souligne T. Lange, déplacent l’accent vers le romantisme au détriment du satirique. Le 4 mai 1941, Radio Paris diffuse après La damnation de Faust de Berlioz, Mort de Danton. L’auteur n’en a pas retrouvé le manuscrit mais des indications données dans le registre musical.
Les éléments réunis montrent clairement l’instrumentalisation dont l’œuvre de Büchner a fait l’objet au service d’une propagande de collaboration. Les autorités allemandes voulaient faire croire que le nazisme est une révolution de destruction du capitalisme comme l’affirmait le Dr Friedrich pseudonyme du commentateur attitré de la radio. Mais cela n’allait pas durer. Goebbels, le grand ordonnateur de la propagande nazie allait bientôt mettre fin à cette «invention littéraire que le peuple n’approuve pas», c’est ainsi qu’il qualifiait les pièces radiophoniques.
Et puis on finit pas savoir que Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand. Une autre radio prépare son heure de gloire : Radio Londres.
L’histoire de Büchner à la radio s’achève avec une dernière indication : la diffusion le 28 décembre 1944 par Radio Toulouse, de La mort de Danton, dans un autre contexte, celui de la Libération.
L’après-guerre verra la revanche du théâtre grâce à Jean Vilar présentant La mort de Danton dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes en Avignon en 1948, ce qui en choquera plus d’un. On peut lire cela dans un article de Libération cité par l’auteur et que l’on peut trouver en ligne)
«Dans une sorte de retournement ironique des voies de réception, la force française d’occupation a ré-importé Büchner en Allemagne» aussi bien dans l’enseignement qu’à la radio qu’elle contrôlait, conclut Thomas Lange dont j’ai résumé à grands traits un travail qui se caractérise par une grande minutie et une grande attention apportée aux détails tout en précisant à chaque fois pour le lecteur allemand les caractéristiques du contexte français dans les différentes époques considérées.
Thomas Lange :
Georg Büchner in Frankreich
Vom « französischen Hamlet » zum Instrument «gelungener Collaboration»
Wahrnehmung und Wirkung 1845-1947
Jonas Verlag Marburg 2015
118 pages

 

 

Publié dans Histoire, Littérature | Marqué avec , , , , , , | Laisser un commentaire

Aux débuts d’un « trafic » de livres

Un pasteur germanophone invente une méthode d’apprentissage du français pour des paroissiens parlant un patois welche, et conçoit la première bibliothèque publique de prêt. Cela se passe au Ban de la Roche, un territoire isolé en Alsace, au milieu du 18ème siècle. Le pasteur se nomme Jean Georges Stuber.

Armoire Bibliothèque Waldersbach

L’ armoire bibliothèque photographiée ci-dessus au Musée Oberlin se trouvait dans le presbytère du pasteur Jean Frédéic Oberlin (1740- 1823) à Waldersbach dans le département du Bas-Rhin. Pour éviter toute confusion, l’ayant moi-même frôlée, je précise d’emblée qu’elle ne correspond pas tout à fait à l’histoire que je souhaite raconter et qui est celle l’invention de la (ou de l’une des) première(s) bibliothèque(s) publique(s) de prêt en France et en Europe, au monde. Mais elle symbolise une innovation à la fois pastorale, pédagogique et culturelle. Cette invention est due au prédécesseur du pasteur Oberlin, un autre pasteur du nom de Jean Georges Stuber (1722-1797). Oberlin a reçu cela en héritage et a poursuivi son œuvre. Ce dernier, nous le connaissons déjà parce qu’il fut celui qui accueillit, à Waldersbach en 1777, l’auteur dramatique allemand Jakob Michael Reinhold Lenz, séjour dont l’échec servit de matériau à Georg Büchner pour composer sa nouvelle Lenz.

Jean George Stuber

Commençons par la fin en signalant d’emblée la réussite de son travail avant de voir comment il est parvenu à faire qu’«une contrée qui ne lisait pas, il y a cinquante ans [soit] aujourd’hui en état de lire les décrets de la Convention que le citoyen ministre s’applique à leur expliquer». Le ministre en question est bien sûr celui du culte. Le philologue Jérémie Jacques Oberlin (1735-1806) écrit en 1793, dans une lettre à son ami l’abbé Henri Grégoire (1750-1831), alors député à la Convention Nationale :
«Le digne Cit. Stouber, que tu connais, avait commencé à humaniser cette paroisse […]. Les maisons d’école bâties, les places de régents [instituteurs] rendues stables […] ont produit une nouvelle génération instruite, sachant bien lire, bien écrire et chiffrer, ayant quelques connaissances en herbes utiles et salutaires du sol qu’elle habite. Une petite bibliothèque formée dans la maison ci-devant curiale de livres instructifs et amusants occupe depuis le loisir de ces montagnards dans les jours consacrés au repos, et a beaucoup contribué à épurer les mœurs dans ces villages»
(Cité par Loïc Chalmel dans sa biographie Loïc Chalmel : Jean Georges Stuber (1722-1797) Pédagogie pastorale Éditions Peter Lang page 118)
Rien n’était évident au départ. Nous sommes au Ban de la Roche, un territoire assez singulier en Alsace, situé à 50 km au Sud-Ouest de Strasbourg, dans la direction de Saint-Dié dans les Vosges. Il a d’abord fait partie du Saint Empire romain germanique avant d’être annexé par Louis XV. On y parlait le welche, c’est à dire un patois roman, une forme de langue d’oïl dans un environnement germanophone. Le territoire était peuplé de paroissiens de confession réformée, parce que leur seigneur l’était, dans l’ensemble très pauvres et relativement isolés du monde. On y faisait venir des pasteurs luthériens francophones de Montbéliard qui appartenait au Würtemberg. Mais une ordonnance de Louis XIV, après l’annexion de l’Alsace (rattachée à la France par le Traité de Westphalie en 1648), avait interdit cette pratique. Il fallut donc trouver à Strasbourg des volontaires parmi les pasteurs bilingues. Jean Georges Stuber né à Strasbourg en 1722, germanophone donc, mais qui avait appris le français à Montbéliard, en fut. Il effectuera un premier séjour au Ban de la Roche de 1750 à 1754 puis un second de 1760 à 1767. Le traité de Westphalie avait préservé en Alsace une certaine liberté confessionnelle. Juridiquement la Révocation de l’Édit de Nantes était antérieure au Traité de Westphalie. Le Ban de la Roche était ainsi aussi une terre de refuge et d’immigration.
La tradition luthérienne place la lecture de la Bible en langage vernaculaire au centre de la liturgie. C’est par la lecture de la Bible, la discussion des sermons dominicaux que se développe une vie spirituelle. Mais encore faut-il savoir lire c’est à dire déchiffrer les signes écrits d’une langue, les lettres et leur assemblage et savoir comment est organisé un livre. Non seulement les habitants du Ban de la Roche ne le savent pas mais à l’oral ils parlent un patois qui n’est ni du français ni de l’allemand. Stuber choisit de leur apprendre à lire et parler le français. Dernière précision enfin : notre pasteur n’est pas de tradition luthérienne orthodoxe, il s’inscrit dans le courant morave piétiste de la première génération, celle des pia desideria, des «pieux désirs» de Philippe Jacob Spener dont je retiendrai surtout ici, étant incompétent dans les subtilités théologiques, la sensibilité sociale et l’engagement militant. J’aime bien aussi l’idée de Spener que si la perfection n’est pas de ce monde, nous sommes tout de même tenu d’en atteindre un certain degré.
Il lui faudra tout inventer, créer les outils dont il aura besoin. Bien sûr, il commence d’abord par faire construire une église avant même son propre logement puis se soucie de mettre comme il le dira lui-même « les écoles sur un meilleur pied » en s’efforçant de trouver aux maîtres d’écoles une situation plus stable et des bâtiments. Cela passe par une contractualisation. Il développe la pratique du chant choral qui a pour fonction d’ouvrir l’esprit au message évangélique et à ce propos, il s’emploie à simplifier le solfège et élabore un recueil de cantiques.

«Solfège linguistique»

L’intuition géniale du Pasteur Stuber est d’appliquer le principe du solfège à l’apprentissage de la langue fabricant une sorte de «solfège linguistique» qu’il appellera «l’alphabet méthodique». Grâce à cela, il résout la difficulté provenant de l’écart entre la prononciation et l’orthographe dans la langue française. Écoutons ce qu’en dit un spécialiste des sciences de l’éducation qui a beaucoup fait pour faire connaître aussi bien le pasteur Stuber que le pasteur Oberlin, les pédagogues révolutionnaires., Loïc Calmel :
«À l’image de l’apprenti musicien explorateur de l’univers inconnu des notes, système arbitraire qui ne renvoie dans un premier temps à aucun son particulier, l’enfant dialectophone est placé au contact d’un code graphique qui ne représente rien pour lui. L’association de ces graphèmes à des phonèmes, qui eux-mêmes viennent se combiner les uns aux autres pour former une gamme, constitue la première étape de la démarche «musicale» d’apprentissage de la langue. Le terme de déchiffrage, dans son acception usuelle rapportée au lexique musical, paraît plus approprié que celui d’alphabétisation, pour définir le processus alors engagé. La combinaison des phonèmes (notes élémentaires) permet ensuite à l’enfant une initiation progressive à l’influence des altérations, des nuances, du rythme, etc. sur la locution. Il s’agit là d’un travail technique de second niveau qui contribue grandement à la construction d’un référentiel, véritable dictionnaire «graphie-phonique», nécessaire au développement simultané de l’acuité visuelle, de la sensibilité auditive, et de la conscience phonique associées à l’expression en français. Les modalités d’acquisition de ces règles morpho-syntaxiques élémentaires mises au point par le pasteur permettent aux élèves de «chanter» une langue inconnue. Elles revêtent un caractère ludique qui renforce leur motivation ; la nouvelle définition de la place du maître suggère l’émergence d’élèves acteurs de leur apprentissage. L’activité de l’élève durant cette période de propédeutique à la lecture courante ne se situe ni dans une logique réellement déductive, le but n’étant pas de construire du sens à partir d’éléments élémentaires, ni dans une logique inductive, car les progrès réalisés ne sont pas conditionnés par les acquis antérieurs aux apprentissages premiers. On ne construit pas sa pensée sans référentiel solide et Stuber refuse l’aventure sur des terres inconnues sans construction préalable de repères sûrs permettant de goûter pleinement à la découverte, à l’aventure».
Loïc Chalmel  : J.G. Stuber (1722-1797) : Pédagogie pastorale in Penser l’éducation – n°5 Septembre 1998 accessible en ligne.
Le solfège permet d’accéder à la musique et l’alphabet à la langue. Une leçon à retenir pour aujourd’hui. On ne se rend sans doute pas compte de ce que l’on perd avec la disparition de l’enseignement musical en capacité à accéder à une langue. Savoir déchiffrer une langue n’est qu’un point de départ. Il faut acquérir encore d’autres compétences techniques pour pouvoir se repérer dans un livre et passer à l’étape suivante ; la lecture de la Bible
«Ils achetèrent beaucoup de Bibles de poche que je me procurais et on les leur donna, il va sans dire, au-dessous du prix [ … ] Auparavant, tout ce qu’ils savaient de la Bible c’est que c’était un gros livre dans lequel devait se trouver la parole de Dieu. (Ils mirent un certain temps à admettre que les Bibles de poche étaient aussi de vraies Bibles … ) Ils n’avaient en outre qu’une vague idée de ce qu’étaient l’Ancien et le Nouveau Testament, un livre, un chapitre, un verset (pendant de nombreuses années, ils ne surent pas quels textes je commentais dans mes sermons). Si l’on montrait à l’un d’entre eux le haut d’un chapitre en lui demandant de trouver la fin du précédent, il ne fallait pas s’étonner qu’il en soit incapable, car jusqu’à présent on ne leur avait pas enseigné à l’école ce qu’était une feuille, une page, des lignes, des syllabes ainsi de suite. Ils appelaient indifféremment toutes les lettres «les mots», «die Wörter» etc. [ … ] Au bout de vingt années de bons et loyaux services, le meilleur et le plus ancien parmi mes maîtres d’école n’a jamais possédé lui-même de Bible (Stuber, cité par Loïc Chalmel O.c. page 112)

«Trafic»

On voit comment à chaque fois et son biographe le souligne bien, c’est pas une immersion dans le vécu de ses paroissiens qu’il repère les difficultés et trouve des solutions. L’autre aspect mis en évidence est la capacité du pasteur à théoriser sa pratique et de faire retour de l’une sur l’autre et réciproquement. Il ne s’arrête pas à la bible, son ambition est plus large, il y ajoutera une dimension d’éducation populaire. Il faut préciser ici que ce qui fonctionne pour les enfants rejaillit sur les adultes entraînés dans le mouvement. Il s’agit en effet aussi de désenclaver culturellement et socialement un territoire. On y inventera aussi d’autres choses comme la préfiguration des jardins d ‘enfants et des écoles maternelles. Comment développer la lecture ?
«A cet effet, je procurai à leur usage un certain nombre de livres, de façon à ce qu’il y ait dans chaque village autant d’exemplaires que d’apprentis [ … ] A présent je possède les mêmes livres aussi bien pour les écoles que pour les cours d’adultes, différents cependant pour chaque village; ils les échangent lorsqu’ils en ont complètement achevé la lecture [ … ]» (Stuber, 1762, cité par Loïc Chalmel O.c. page 115)
Passer ainsi «du Livre aux livres» selon l’expression de Chalmel, n’était pas évident, car, précise ce dernier : «le seul fait d’apprendre à lire dans un autre ouvrage que la bible de Luther constitue une infraction notable à une règle séculaire». D’où l’intérêt parfois d’être loin des centres de pouvoir hiérarchiques. Cela n’a pu se faire que grâce au soutien d’un réseau de philanthropes strasbourgeois. Le premier système mis en place permet de faire tourner des livres d’un village à l’autre du Ban de la Roche. Chaque village reçoit un stock de livres qu’il transmet au village suivant en recevant à son tour un nouveau stock. Cet échange, Stuber l’appellera «trafic». L’usage du mot peut paraître assez curieux. Il est utilisé chez Calvin pour désigner le commerce immoral des indulgences. Il n’est pas à prendre dans ce sens mais plutôt, bien sûr, dans celui de Verkehr, circulation que la langue allemande élargit à la fréquentation. La circulation et la fréquentation des livres. Ce n’est pas encore un système de prêt individuel, mais on y arrive.
«Comme certains apprirent à lire remarquablement bien, je me procurais une réserve de livres utiles que je leur prêtais un à un pour les lire à la maison. J’en acquis environ une centaine; ils furent assez demandés, particulièrement en hiver. Mon successeur a depuis ce temps considérablement augmenté le nombre d’ouvrages de cette bibliothèque. Hormis l’édification, l’exercice dans la langue française et en général une certaine ouverture d’esprit furent les principaux avantages retirés de cette lecture publique». (Stuber, 1762 cité par Loïc Chalmel O.c. page 117)
Et c’est ainsi que naquit dans un coin perdu l’idée de bibliothèque qui s’ouvre petit à petit à d’autres ouvrages que ceux d’inspiration religieuse. On y trouvera aussi «quelques romans (Robinson, Fénelon…), des ouvrages traitant d’environnement (Spectacle de la nature) ou d’agriculture (Culture du sainfoin), des fables (La Fontaine, Esope…) des écrits historiques (Histoire biblique de Lyon), des traités de pédagogie (Télémaque, Civilité moderne…), des recueils de chants et de musique et des abonnements spécialisés (magazine des enfants et des adolescents)»
Le prêt se complétera parfois aussi d’acquisitions. Là encore notre pasteur se faisant libraire fera preuve d’ingéniosité, séparant par exemple les gros livres en tomes, les reliant lui-même ou en les faisant relier pour permettre un achat en plusieurs fois. Je ne m’attarde pas sur d’autres questions à résoudre comme par exemple le fait que pour lire il faut de la lumière.
Jean Georges Stuber quitte le Ban de la Roche en 1767, ayant posé un peu plus de vingt années avant la révolution française, les bases matérielles et spirituelles de tout un système pédagogique sur lesquelles s’appuiera son successeur, Jean Frédéric Oberlin. Mais ceci est un autre chapitre.
Est-ce LA ou une des première(s) bibliothèque(s) publique(s) de prêt ? A la limite peu importe. Loïc Chalmel cite le Conservateur en chef de la bibliothèque de l’université du Maine
«Les premières bibliothèques eurent un caractère confessionnel et furent liées à la création des petites écoles… La plus anciennement connue est l’œuvre de deux pasteurs strasbourgeois, J.-G. Stuber (1722-1797) et J.-F. Oberlin (1740-1826)»
On peut lire sous la plume de Noë Richter une Histoire de la lecture publique en France qui répertorie 43 bibliothèques municipales, celle dont nous venons de parler est paroissiale, antérieures à la Révolution française.
«Bien peu d’entre elles, 4 seulement, doivent leur création à l’initiative municipale. Cette initiative n’apparaît qu’à une date tardive, à la fin du siècle des lumières : les bibliothèques de Montbéliard, Niort, Langres et Lavaur, qui seraient des créations municipales, ont été ouvertes de 1765 à 1773. La plupart des autres bibliothèques publiques tirent leur origine de la libéralité – don ou legs – d’un mécène, un ecclésiastique le plus souvent. Cette libéralité faite à la commune (15 cas recensés), à une communauté religieuse (10 cas) ou à une académie (Bordeaux en 1736) était assortie d’une condition : accès du public aux collections. L’expulsion des Jésuites qui laissèrent parfois les bibliothèques de leurs collèges, en 1764, ou la suppression d’abbayes furent quelquefois aussi à l’origine de collections publiques. Mais ces créations restent exceptionnelles et les bibliothèques publiques de l’ancien régime, municipales ou non, sont des collections savantes et des collections de bibliophiles ouvertes en fait à une élite intellectuelle et sociale limitée».
Ce n’était pas du tout là la démarche du Pasteur Stuber. La création de sa bibliothèque se situe vers 1762.
Registre Bibliothèque Waldersbach

Musée Oberlin de Waldersbach : Registre de prêt.

Publié dans Bibliothèques | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Une anthologie poétique d’Ingeborg Bachmann

Pour la dissémination d’octobre de la web-association des auteurs, j’ai demandé à Florence Trocmé de m’autoriser à publier le texte qu’elle a consacré à une parution importante, celle d’une anthologie poétique d’Ingeborg Bachmann publiée en bilingue sous le titre Toute personne qui tombe a des ailes. Un livre dont elle dit qu’il «n’a pas d’équivalent, même en Allemagne». Le texte que l’on découvrira ci-dessous – et j’en remercie son auteur – est extrait d’un texte plus long édité sous le titre Frontières sur le blog personnel de Florence Trocmé, Le flotoir  Flotoir avec un seul t, le mot ayant été forgé sur le début de son prénom et l’initiale de son nom de famille, d’après la manière dont son professeur de piano notait leurs rendez-vous dans son carnet Flot’, prononcé Flote, un peu comme la flûte en allemand, dit-elle. Florence Trocmé édite également Poezibao (et ses succursales) connu par toutes celles et ceux qui s’intéressent à la poésie, indispensable à celles et ceux qui veulent en suivre l’actualité.

Frontières par Florence Trocmé

Ingeborg Bachmann
Une belle surprise éditoriale que ce très fort volume anthologique Ingeborg Bachmann, paru dans la collection Poésie Gallimard (il aura fallu quand même 499 précédents volumes pour y arriver enfin !).
C’est de plus un ouvrage singulier et inédit à maints égards. Il faut absolument lire la préface de Françoise Rétif, maître d’œuvre de cet ensemble de premier plan, qui a largement puisé dans les manuscrits du fonds posthume de la Bibliothèque nationale autrichienne.
Car Bachmann a publié peu de poésie en recueil (deux livres seulement de son vivant, Le Temps en sursis en 1953 et Invocation de la Grande Ourse en 1956, alors qu’elle n’a cessé d’écrire de la poésie. Et surtout on a retrouvé énormément de documents, de poèmes, d’ébauches de poèmes dans ses papiers après sa mort accidentelle à Rome le 17 octobre 1973, à l’âge de 47 ans. Je pensais ce matin que souvent les plus fous, les plus grands «flambent et disparaissent», je ne pensais pas spécialement à elle, alors que dans son cas la métaphore se double de la réalité, puisqu’elle est morte dans un incendie.
La première traduction [1989, Actes Sud, par François-René Daillie] est épuisée. Et surtout la recherche a bien progressé depuis cette époque. Et le livre conçu par Françoise Rétif n’a pas d’équivalent, même en Allemagne. Il s’attache à présenter la poésie lyrique d’Ingeborg Bachmann depuis ses premières poèmes d’adolescente jusqu’aux esquisses tardives.
Ce que j’aime dans cette préface, c’est que Françoise Rétif adopte un ton assez personnel, n’hésite pas à recadrer certaines vérités (notamment en ce qui concerne l’influence de Paul Celan sur Ingeborg Bachmann) et présente l’œuvre et la femme de manière totalement dépendantes l’une de l’autre, imbriquées, c’est une présentation engagée.
Une quête incessante (Ingeborg Bachmann)
Françoise Rétif montre bien la quête de Bachmann, toujours à la recherche d’une nouvelle «logique», de nouvelles formes de pensée et d’être, en ses deux versants contrastés mais unis, d’un côté l’ombre, l’obscur, l’abîme, l’angoisse, l’expérience précoce des ténèbres, mais de l’autre l’appétit de vie, la soif de lumière et la confiance en l’amour. Et surtout la recherche «du sens ultime, de la raison, du fond et du fondement – ce mot Grund, intraduisible en français.» (p. 10)
Elle montre aussi la conscience politique d’I. Bachmann, déjà si forte à l’âge de 18 ans (et alors que son père était engagé aux côtés des nazis). Elle donne un passage étonnant où la toute jeune fille, restée seule à Klagenfurt, pendant de violents bombardements alliés refuse d’aller dans le bunker et écrit : «J’ai pris la ferme décision de continuer à lire quand les bombes tombent.» (p. 13) Elle n’aura de cesse alors d’écrire contre la guerre et contre la violence.
De la frontière (Ingeborg Bachmann)
Et donc elle montre comment les influences furent réciproques entre les deux amis-amants, Ingeborg Bachmann et Paul Celan : «le dialogue fut amoureux, mais aussi poétique et poétologique, et il fut bilatéral : les deux poètes apprirent l’un de l’autre. » (p. 19). Et tous deux, ajoute un peu plus loin Françoise Rétif «définiront l’œuvre, le poème, comme mouvement vers l’autre, comme rencontre de l’autre » (p. 22)
Elle écrit aussi cela, très éclairant, à propos de Bachmann : elle esquisse « un nouvel espace littéraire, philosophique et social autour d’un mot intraduisible en français, le verbe grenzen qui signifie littéralement en allemand « avoir une frontière commune », « être tendu vers », « confiner à ». La frontière est alors autant ce qui sépare que ce qui relie, elle est fluide, poreuse, perméable – le lieu de la rencontre de l’un et de l’autre, ni identiques, ni différents, ni totalement séparés, ni totalement réunis, un lieu du partage, à la fois ligne de démarcation et de participation. » (p. 24)
→ Comment ne pas trouver ces lignes d’une brûlante actualité ?
→ je songe aussi à ce que j’ai parfois appelé la chimère, visualisant une sorte de corps intermédiaire entre soi et l’auteur du livre, entre soi et le livre, entre soi et l’autre, en général. Un espace libre où tout se joue.
Une autre logique, celle du passage (I. Bachmann)
Car c’est bien comme à la recherche d’une autre logique que se définit la poète, «confrontée à l’intérieur comme à l’extérieur aux catégories figées, aux contraires agressifs qui s’entrechoquent, à un monde dissocié, schizophrène, qui ne sait accéder au savoir qu’en simplifiant, en opposant, en mutilant la réalité et les êtres », alors que «le texte bachmannien plaide pour une logique du passage, qui à la fois reflète et esquisse une réalité fluide et chatoyante, indécidable.» (p. 25)
De la notion d’individu
Selon Françoise Rétif, avec Bachmann, la «notion d’individu telle qu’elle s’affirme au XVIIIe siècle est dépassée» et «dans le monde de Bachmann, le moi ne se définit plus par sa singularité, mais par le retrait de sa singularité» et ajoute-t-elle, «même son genre sexuel souvent n’est plus marqué, ce que permet plus facilement la grammaire allemande que la grammaire française.» (p. 25)
La Lorelei et les nazis
J’apprends ou plutôt redécouvre, car il me semble que je le connaissais, ce fait terrible : « »poète inconnu » est ce que les nazis firent inscrire en-dessous du célèbre poème « Die Lorelei », emblématique de l’Allemagne, dont la paternité revient au poète d’origine juive Heinrich Heine.» (p. 35)
De la langue (I. Bachmann)
C’est que Bachmann n’a cessé de «critiquer et renouveler la langue qui est la sienne. « Moi avec la langue allemande / cette nuée autour de moi / que je tiens pour maison / dérive à travers toutes les langues » (« Exil »). Sa poésie constitue au plus haut point une réflexion sur le langage. Les frontières traversent aussi les mots, c’est là une prise de conscience essentielle qui structure tout l’usage qu’elle fait de la langue allemande.» (p. 35). Elle qui écrira dans la nouvelle «La Trentième année » : « Pas de monde nouveau sans langage nouveau ». (On peut lire des œuvres de Bachmann sur le site de Laurent Margantin). Il s’agit de combattre ce qu’elle appelle Die Gaunersprache, le langage des escrocs (i.e. langage des publicité, mass media, consommation), qui «fige le monde dans des représentations réductrices, mais surtout véhicule, sans le dire et sans qu’on s’en rende compte, des idéologies fatales.»
«Ecrire des poèmes me semble être ce qu’il y a de plus difficile, parce que les problèmes de forme, de contenu et de vocabulaire doivent être résolus tous à la fois, parce qu’ils obéissent au rythme du temps et doivent cependant ordonner la multitude des choses anciennes et nouvelles selon notre cœur, dans lequel sont décidés passé, présent et avenir. » (I. Bachmann, Éléments de biographie, traduction de François Rétif, sur le site de Laurent Margantin). (…)
Florence Trocmé
Texte publié sur Le flotoir
Ingeborg Bachmann
Toute personne qui tombe a des ailes
Poèmes 1942-1967
Édition et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif
Édition bilingue
Collection Poésie/Gallimard, Gallimard 2015
Publié dans Littérature | Marqué avec , , , , | Laisser un commentaire

Sainte Angela, priez pour nous

J’ai tenu une sorte de journal de l’actualité politique centrée sur la question de l’accueil des réfugiés au cours d’un périple de deux semaines, du 6 au 19 octobre 2015, à travers un coin de l’Allemagne qui m’a mené du Mecklembourg en Saxe sur les traces de l’enfance et l’adolescence  de Heiner Müller qui seront évoquées en décembre.

Berlin mardi 6 octobre 2015

« La question n’est pas les néonazis mais les …». Elle ne trouve pas le bon sigle mais après quelques questions il s’avère qu’il s ‘agit de l’IS, en allemand islamischer Staat, Etat islamique. Elle a crié cela comme une évidence, l’air de dire : «t’as rien compris !». Vrai ! Je suis pour le moins sceptique. J’essaye l’humour, genre : « tu crois vraiment que les terroristes traversent la Méditerranée à la nage ?» Peine perdue, ça ne marche pas. J’apprendrais plus tard que le poison a été instillé par les gros titres de la presse prêtant dans un raccourci un tel propos au Ministre de l’intérieur alors qu’il ne l’a pas dit ainsi. Source en allemand
Réveillé dans la nuit plus tôt que prévu avec quelque peine à me rendormir, je feuillette le journal des programmes de télévision. Deux pages entières sont consacrées au «terroriste» qui serait en nous, que l’on ingère, que l’on incorpore, que l’on fait entrer dans son corps sous forme de … mauvaise graisse. On y apprend la recette du «parfait attentat à la bombe», celle des donuts ,muffins burgers etc… LTI. Ce «terroriste» menace sans pitié chacun d’entre nous.

Le terroriste dans mon corps

Mercredi 7 octobre

Mon selfie avec Adolf

Ce matin à la « une » des journaux : « il » est de retour. Lui, l’Adolf, dont en Allemagne, on ne cesse de réclamer la présence, est à nouveau là, non par hasard mais parce que l’industrie culturelle ne peut se passer de lui. Il est une source de business tout comme le sera bientôt son Mein Kampf. Pas seulement en Allemagne, en France aussi. Lui n’est plus un terroriste mais un comique. Il réapparaît dans le film, dit le journal, comme un SDF pourquoi pas un réfugié tant qu’on y est à l’endroit même où il avait disparu, Wilhelmstrasse à Berlin. Victime de quoi ? Se demandent quelques jeunes idiots qui passaient par là.
Mon selfie avec Adolf.
Mon selfie avec Adolf

La page culturelle de la Berliner Zeitung du 7 octobre 2015

Angela Merkel qui vient de rétrograder son ministre de l’intérieur sur la question des réfugiés sous les applaudissements de die Linke cause au Parlement européen en compagnie de François Hollande jouant la crise des réfugiés comme une réédition de l’unification allemande. Absurde comparaison.

Sainte Angela, priez pour nous !

Je suis à Waren (Müritz) dans le Mecklemburg. Le hasard – sinon quoi d’autre ? – fait que l’hôtel que j’avais réservé se trouve à quelques maisons de celle où habitait Heiner Müller et sa famille lors de leur «exil» dans le Mecklembourg entre 1938 et 1947 ! Waren est situé au bord d’un grand lac. Il y a de l’eau et quand il y a de l’eau, il y a des bateaux. Sur l’eau. Cela plaît aux touristes. Nostalgie maritime. Il pleut et il fait froid. La température baisse.
Angela Merkel à la télévision mercredi soir: je n’ai pas créé cette situation, elle est là, je m’efforce de la maîtriser, d’y mettre de l’ordre en Allemagne comme en Europe. Il y a du désordre aux frontières de l’Europe.Il me faut pour cela du consensus à l’intérieur comme en Europe. Et les réfugiés n’iront pas là où ils veulent. Financer la Turquie. Aider la Turquie. Pays de l’OTAN. Elle place la Turquie au centre de son dispositif extérieur en rappelant au passage qu’en Allemagne aussi le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) est interdit. Elle n’arrête pas de répéter que sa responsabilité est de mettre de l’ordre dans le bazar. Et que pour les réfugiés dits «économiques» c’est non. Trois fois non. La sélection des réfugiés est la règle. Elle n’a pas compris ou pas voulu comprendre la question : «à quoi ressemblera l’Allemagne demain» ? qu’il a fallu lui répéter : was ist das für ein Deutschland, das wir jetzt werden ? La question, quel devenir pour l’Allemagne ?, était évidente, la réponse fuyante et centrée dans un premier temps sur une nouvelle politique extérieure allemande plus soucieuse d’intervenir en amont dans les foyers de tension. L’idéologie du pragmato-pragmatique comme réponse à une crise du symbolique.

Jeudi 8

Petit déjeuner à l’allemande : œuf à la coque plus très à la coque et plutôt dur, il y a des valeurs qui se perdent, charcuterie, fromage, tomate, concombre et du sucré beurre, confiture, j’ai toujours beaucoup aimé les petits déjeuners allemands. Celui-ci est moyen-moyen. Je le prends en compagnie d’un conducteur de locomotive – il s’agit d’un train de marchandise – qui se trouve là par hasard, il n’y avait plus de place pour sa loco dans la gare de destination. On a trouvé à Waren où il a passé la nuit, une voie de garage. Aujourd’hui, il rentre chez lui et quelqu’un d’autre viendra ici ramener la locomotive à destination. Mystères des logiques ferroviaires.
Mystères aussi des connexions wi-fi très mauvaises dans les hôtels de province.
L’inhabituelle prestation télévisée de la veille fait partie d’une vaste offensive de communication. Anne Will qui passe pour une bonne intervieweuse avait transformé l’assurant on y arrivera en une question : y arrivera-t-on ? Quelle audace ! L’entretien télévisé produit dans un quotidien – die Welt – un élan de mysticisme :
«les Allemands n’ont jamais vu leur chancelière dans une telle pureté ».
Sainte Angela priez pour nous !
Que vient faire la pureté dans cette affaire ? Doivent confondre avec la bière. Bon, je force un peu pour Sainte Angela, les protestants ne connaissent pas de saints. Mais je me remémore la «une» choquante d’un hebdomadaire qui avait déguisé Mutti en Mère Thérésa ce qu j’avais trouvé insultant pour Mère Thérésa car les pauvres ne sont pas le problème d’Angela Merkel, bien au contraire, les pauvres n’ont qu’à s’en pendre à eux-mêmes. Ce qui moi m’a frappé, ce serait plutôt l’affirmation d’un pouvoir personnel, très présidentiel – ça doit être la fréquentation de Hollande – et le retour de la géopolitique. Si l’on avait un tant soit peu écouté, on avait entendu que l’accueil des réfugiés s’accompagnait d’un durcissement de l’exclusion sociale, que l’on renverrait plus vite chez eux les réfugiés économiques et que l’on exigera de ceux qui auront vocation à rester c’est à dire pas tous – qu’ils se plient aux règles et aux valeurs de la société allemande. Lesquelles sont-elles ?
Les chômeurs allemands et les pauvres des Balkans ne sont pas concernés par la soudaine générosité de la chancelière qui, il y a à peine trois mois, avait présenté un cœur de pierre à un jeune palestinienne qui lui demandait pourquoi elle devait être expulsée et ne pouvait pas rester en Allemagne et à laquelle elle avait répondu sèchement que l’Allemagne ne pouvait accueillir tous les réfugiés. C’est peut être cela une sainte : un cœur de pierre dont une partie se réchauffe sous la pression des événements.
Plus prosaïquement, les instituts de conjoncture économique considèrent que les dépenses consacrées à l’accueil des réfugiés sont comme un plan de relance conjoncturel. Le Spd en est réduit à demande une piqûre keynésienne encore plus importante. Wolfgang Schäuble avait annoncé que grâce à la rigueur, l’Allemagne est en excédent budgétaire et peut financer l’accueil. Les milieux d’affaire disent  attendre de l’afflux d’immigrés une augmentation du PIB de 0,3 à 0,4% !
La position allemande a été si l’on peut dire résumée par Pierre Gattaz dans Le Monde, les patronats français et allemands ayant des positions proches sur cette question :
« c’est une opportunité pour notre pays. Cessons toute condescendance envers ces migrants :  ils ont souvent un fort niveau d’éducation, sont la plupart du temps jeunes, formés et n’ont qu’une envie, vivre en paix et pouvoir élever une famille ».
Et travailler plus !
On se souvient que Jürgen Habermas avait déploré à propos de la Grèce que l’Allemagne ait dilapidé en une nuit à Bruxelles tout son crédit. On est frappé par la promptitude avec laquelle elle l’a recouvré, et par  la vitesse avec laquelle la Chancelière a fait de nécessité vertu comme si elle avait appliqué l’adage : si la situation vous dépasse, feignez d’en être à l’origine. La décision de la Chancelière a été aussi radicale que la décision de sortie du nucléaire après Fukushima.

Vendredi

« La vérité de l’Europe se trouve en Centre-Afrique, en Ukraine, en Syrie »

Vendredi matin dans le train pour Wittenberg je lis Theater der Zeit, mensuel théâtral qui m’a aguiché avec une une sur la mission. J’y découvre que Hans Jürgen Syberberg est toujours actif à Nossendorf . Il faudra que j’en parle un jour. Je lis sous la plume de l’auteur et metteur en scène suisse né en 1977 à Berne Milo Rau :
«L’Union européenne poursuit avec ses partenaires corrompus en Afrique, au Proche Orient, en Chine, dans l’ancienne Union soviétique, une stratégie économique complètement inhumaine, et fait des millions de victimes. Chaque seconde meurt un enfant sur cette planète en conséquence directe de la politique économique globale. La déstabilisation de régions entières, les millions de réfugiés sont les conditions de notre richesse et non un effet collatéral. Je ne cesse de le répéter : la vérité de l’Europe se trouve en Centre-Afrique, en Ukraine, en Syrie. Cela me met en colère, me rend triste et me désespère quand je vois que l’horizon extérieur de la conscience européenne est à Calais, Lampedusa et Kos. Et il faudrait s’en réjouir ! Je suis lassé de ces discours européens sur la faisabilité, la tolérance, la réciprocité à l’intérieur de l’Europe, la camaraderie. Cette ivresse de générosité et de compassion est de la rhétorique de maîtres. C’est cette rhétorique humaniste qui m’a poussé vers la terreur. C’est la raison pour laquelle je travaille en Centre Afrique : là-bas je vois cette généreuse Europe dans sa maligne nudité. […]
Comme activiste et sociologue, je trouve intéressante la manière dont l’Europe réagit à l’irruption soudaine du réel qu’elle a si longtemps nié. Car peu importe où tu vas en dehors de ce continent, depuis quelques courtes décennies si heureux : tu trouveras partout de gigantesques camps de réfugiés. En dehors de la zone de confort européenne, le quotidien est fait de migration, guerre civile, déportation, meurtre de masse. J’ai vu au cours de mes voyages tant de misère, mort, folie ces vingt dernières années que je trouve inquiétante cette frayeur allemande des derniers mois. D’où s’imaginent-ils viennent les matières premières et les marchandises bon marché ? Où pensaient-ils que mènerait à la fin la politique menée par les États-Unis avec le soutien de l’Europe au Proche Orient et en Afrique ? »
Buchenwald, Bukavu, Bochum, was ist globaler Realismus. Milo Rau im Gespräch mit Rolf Bossart. Theater der Zeit Oktober 2015
Il soulève aussi la question de l’indigence de la pensée et de l’art qui ne sont pas selon lui à la hauteur des enjeux.

 Luther et Melanchthon

Wittenberg
Je m’étais dit que l’exposition Cranach (Le jeune) valait un détour par Wittenberg et j’ai surtout retenu la présence ici de Luther, Melanchthon, Hamlet et Faust. On y croise en effet une maison appelée Maison Hamlet, qui rappelle que Shakespeare dans sa célèbre pièce y a fait étudier Hamlet. Quelques maisons plus loin, une plaque signale que le Dr Faust y aurait résidé également. Mais ce qui frappe surtout – je n’en avais pas conscience – c’est que Martin Luther et Philippe Melanchthon sont quasi représentés sur un pied d’égalité, Luther ayant pour lui une stature plus imposante. La ville se prépare pour 2017, cinq centenaire du début de la Réforme si on le date du moment où Luther a placardé ses 95 thèses contre le pape sur la porte de l’Église du Château. Philippe Melanchthon, le rédacteur de la Confession d’Augsbourg, est qualifié de précepteur de l’Allemagne. On comprend mieux ici la Réforme et ses ambiguïtés, que la Réforme n’est pas seulement affaire de religion, elle ne se conçoit pas sans un nouveau regard sur le monde, sur l’histoire, sans une réforme des savoirs. Les princes avaient confié à l’église le soin d’instruire. La Réforme transformera profondément l’école qui ne cessera en Allemagne d’être religieuse qu’avec la République de Weimar. Au passage, je note qu’à l’époque de Luther déjà il était question de la Turquie. L’Empire ottoman était aux portes de Vienne. Luther a écrit et publié deux sermons contre les Turcs les assimilant à des agents du diable.

Samedi/Dimanche

Sinn
La surprise du week-end vient d’Etienne Balibar qui dispose d’une page grand format entière dans l’hebdomadaire die Zeit (édition du 8 octobre) sous le titre Heure de vérité. Le philosophe français y témoigne de son respect pour la chancelière allemande. Le fait en lui-même est déjà étonnant laissant accroire qu’Angela Merkel serait au monde la seule femme politique qui aurait un pouvoir politique sur les événements alors que l’on dénie cela à l’ensemble des classes politiques européennes. Je n’ai jamais compris le pouvoir qu’on lui attribuait ni surtout pourquoi elle serait la seule à en avoir. Mais tout le monde semble vouloir apporter sa contribution à cette construction idéologique. Pour Balibar, nous assistons à un élargissement démographique de l’Europe. Ce ne sont plus les états qui demandent à entrer dans l’union mais des hommes et des femmes contraints à l’exil. Cet élargissement oblige l’Europe à se distancier d’elle même et à se repenser. Balibar sait gré à Angela Merkel d’avoir reconnu la situation comme un fait politique. Comme un fait, cela me semble évident, difficile de faire autrement mais comme un fait politique, je demande à voir et je me demande pourquoi elle ne l’a pas assumé lors de son intervention télévisée. Merkel a certes réussi un grand coup mais un coup politicien et non politique au sens d’une vision à long terme. A preuve, elle n’a quasiment plus d’opposition sur sa gauche. A droite, elle n’en est que plus virulente. Pour le philosophe français, la décision d’Angela Merkel pose de facto la question de la constitution européenne. Je ne savais pas Balibar habermassien. Il y a pourtant me semble-t-il peu de chance – au vu en plus de l’état de la gauche européenne actuelle – que cela ne débouche sur autre chose qu’une oligarchie européenne. L’Europe s’élargit sans doute démographiquement mais pas socialement. En contrepoint et commentaire, j’aimerais placer, extraits du même journal, les propos parfaitement cyniques de l’économiste très en vue, Hans Werner Sinn, président de l’institut économique allemand, selon lequel « les femmes de ménage nous coûteront moins cher à l’avenir ». J’adore ce nous. Tout le monde sait que chaque famille allemande dispose d’une bonne. Ce nous est celui de la classe dominante allemande qui étale sa suffisance. Et qui profite de la circonstance pour réclamer que l’on suspende les dispositions concernant le salaire minimum pourtant récemment mis en place. Sinn est partisan d’une baisse généralisée du salaire minimum alors que d’autres ne réclament sa suppression que pour les réfugiés. L’ubérisation de l’économie est en marche. Il n’en reste pas là. Il en profite pour réclamer de retarder encore l’âge de départ à la retraite «afin de nourrir les réfugiés» (sic). Nausée. L’Europe se fera contre ces gens-là ou ne se fera pas.
Une bombe explose à Ankara faisant 95 morts
Dimanche, en famille en Basse Lusace, nous allons aux champignons.  La vedette du jour : die fette Henne (Krause Glucke) . En voici un bon début :

Fette Henne

Sparassis crépu, clavaire crépue, crête de coq, chou-fleur, morille des pins, les noms ordinaires ne manquent pas. Il paraît que c’est un signe de qualité comestible. En tous cas, notre récolte sera bonne et le repas qui en résultera aussi.
Des souvenirs remontent à la surface, on se rappelle le temps où l’on était soi-même sur la route pour échapper aux bombardements. Celles et ceux qui peuvent encore raconter cela étaient enfants à l’époque. Mais fuir la guerre et fuir la misère restent deux choses. Pourtant la fabrique de la misère n’est-elle pas une forme de guerre ?
On évoque la création de zones de transit en Europe pour faciliter le tri. Merkel est sur la défensive. Elle dément la création d’une contribution de solidarité ou un effort supplémentaire demandé au contribuable. Elle parle des réfugiés pas de Volkswagen  ni du sauvetage avant privatisation de la banque publique HSH Nordbank qui coûtera quelques milliards aux finances publiques de Hambourg et Brême. Le chiffre de 20 milliards est évoqué.
Vienne (Autriche) : avancée de l’extrême droite mais le Parti social-démocrate en alliance avec les Verts conserve la mairie. Il semblerait qu’il s’en soit sorti en se souvenant que les électeurs attendent d’un parti qu’il ait des positions un tant soit peu fermes et cohérentes.
Tatort (Le lieu du crime) : le policier du dimanche soir raconte l’histoire d’un demandeur d’asile noir pris par erreur pour un passeur qui se retrouve tabassé au commissariat où un policier avec la complicité de ses collègues le brûle dans la cellule dans laquelle on l’avait ligoté . Son «crime» aux yeux de ce klu-klux clan policier qui joue les Niebelungen : être noir et amoureux de la fille du médecin légiste. Le téléfilm repose sur un fait divers réel survenu à Dessau en 2005. Mais les circonstances de la mort réelle de Oury Jalloh, originaire de Sierra Leone ne sont toujours pas éclaircies, 10 ans après les événements en Basse Saxe

Lundi 12 octobre

Il y a encore eu ce week-end en Saxe des attaques d’extrême droite contre des réfugiés à Chemnitz. A Dresde, 30 à 40 fêlés ont perturbé une fête de bienvenue organisée par les bénévoles. Idem à Cottbus. A Schneeberg, une manifestation à laquelle avait appelé notamment le parti néonazi NPD a rassemblé plus d’un millier de personnes. Le nombre d’actes de violence contre les réfugiés, parfois ils se battent aussi en eux, augmente ainsi que les menaces contre les maires.
Billet de commentaire dans la Lausitzer Runschau de ce matin 12 octobre 2015 :
« Hourra, hourra, la fiancée de fer est là !
L’Allemagne vit maintenant depuis quelques décennies un temps de paix incroyablement stable. Il en résulte l’oubli que sur la rive non européenne de la Méditerranée – dans l’avant cour orientale d’une Europe de l’ouest repue – sévissent des guerres auxquelles participe l’Allemagne – à la remorque des États Unis. Il ne faut dès lors pas s’étonner que les conséquences de la guerre finissent par rejaillir dans la partie préservée du monde pour qui le pétrole du désert est bienvenu mais pas toujours les gens.
Et ce sont les effets de l’anarchie de guerre : escalade de la violence, brutalisation des mœurs, folie sectaire, terrorisme, faim, désespoir, analphabétisme, expulsions. L’horrible attaque à la bombe en Turquie le souligne une nouvelle fois : les retombées se rapprochent. Le déploiement d’instincts nationalistes et la pulsion de participation à la spirale de la violence font partie de la logique de guerre. Les minables attaques contre les réfugiés à Cottbus, Chemnitz et Dresden en témoignent.
Hourra, hourra, la fiancée de fer ! Nos ancêtres chantaient la gloire de l’épée lorsqu’ils sont entrés en jubilant dans la Première guerre mondiale. Quand ils en sont revenus, ils chantaient une autre chanson. La guerre est à coup sûr douloureuse, souvent mortelle. Il serait temps de s’en souvenir». (Johannes M. Fischer Lausitzer Runschau 12 octobre 2015).
Je lis que parmi les arguments de soutien à Angela Merkel, Winfried Kretschmann, le Ministre-président vert du Bade-Württemberg utilise le suivant : Steve Job, le fondateur de Apple a lui-aussi des racines syriennes et peut-être se trouvera-t-il un jour dans un garage au fond d’une vallée de la Forêt noire un Steve Job local pour fonder une entreprise mondiale. Les Verts allemands ont de curieux rêves. Et surtout celui de former une future coalition gouvernementale avec le parti de la chancelière.
Le vainqueur du prix du livre allemand décerné à l’occasion de la grand messe du livre à Francfort sur le Main est Frank Witzel pour un roman qui porte un titre à rallonge proportionnel sans doute au nombre de pages : «Die Erfindung der Roten Armee Fraktion durch einen manisch depressiven Teenager im Sommer 1969» (L’invention de la Fraction armée rouge par un adolescent maniaco-dépressif en été 1969). 829 pages.

Mardi / Mercredi

A Eppendorf, dans la ville natale de Heiner Müller puis Frankenberg où son père fut maire après la guerre. L’impression d’être encore un peu au temps de la RDA. Eppendorf est un ancien centre industriel dont il ne reste rien qu’une certaine nostalgie. Nostalgie aussi d’un passé minier. De cette histoire ne restent que quelques vieilles cartes postales décorant le salon de chasse kitsch de l’hôtel Prinz Albert. Autour apparaissent des paysages qui font penser à la Suisse. Nous sommes en Saxe dans les monts métallifères.
La radio annonce que le groupe parlementaire de Die Linke change de tête. L’héritier de la RDA , Gregor Gisy, qui reste député passe la main à un couple – une décision de congrès avait imposé la parité -, Sarah Wagenknecht, femme d’Oscar Lafontaine et Dietmar Bartsch quasi inconnu. Elle dit qu’il ne faut pas opposer les réfugiés et les pauvres d’Allemagne. Certes, il ne faudrait pas. La question est cependant plus large. L’ensemble des salariés va être sous pression d’un coté d’une main d’œuvre que l’on accueille à bras ouverts dans l’espoir qu’elle sera moins chère et plus souple surtout si le gouvernement cède aux pressions pour l’assouplissement du salaire minimum et de l’autre sous la pression de l’automatisation que l’on fait semblant de ne pas voir arriver. Significativement le directeur de l’agence pour l’emploi est devenu aussi celui de l’agence pour l’immigration. On ne saurait être plus clair.
A la même radio, une autre nouvelle fait état de 1,6 millions d’enfants pauvres dans la riche Allemagne.

Où l’on reparle de PEGIDA .

Le procureur de la République de Dresde a ouvert une enquête contre X pour trouble à l’ordre public en raison de la présence dans la manifestation, lundi soir parmi les quelque 9000 personnes de deux potences destinées l’une à la chancelière Angela Merkel, l’autre au vice-chancelier Sigmar Gabriel (SPD). Elles sont présentées comme le témoignage d’un durcissement du mouvement PEGIDA (= patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident). Comme le souligne le quotidien local, Freie Presse, il s’agit du plus grand mouvement de protestation depuis les grandes manifestations contre les lois Harz en 2005.
Référence intéressante. La Saxe nous rappelle en effet que c’est le pays où est née – et morte lors des grandes manifestations à Leipzig contre les lois Hartz – la sociale démocratie allemande. Elle survit encore dans le cœur des nombreux bénévoles qui s’efforcent de bien accueillir les réfugiés. Pour le reste, le SPD au niveau de sa direction court après A. Merkel alors que les élus locaux ne sont pas loin de penser comme Horst Seehoofer, le dirigeant de la CSU baravoise, principal opposant à la chancelière qui réclame la fixation d’une limite supérieure pour le nombre de réfugiés et le retour d’un contrôle aux frontières. Il a obtenu la mise en place de zones de transit à l’image de ce qui se passe dans les aéroports.
Mais ceci ne suffit pas à expliquer cela.
Le durcissement évoqué se traduit par les attaques personnelles insultantes et va jusqu’à demander la sécession de l’État de Saxe. Le mouvement PEGIDA que l’on croyait en reflux a retrouvé une certaine vigueur avec l’arrivée massive de réfugiés sur l’air de : on vous l’avait bien dit. A Plauen, ils étaient 5000 sur un mode plus policé mais au contenu identitaire proche mettant plus en évidence les préoccupations de couches moyennes n’hésitant pas à s’en prendre aux multinationales.
Pour le directeur de la Centrale de Saxe pour la formation politique, Frank Richter, les manifestations sont l’expression d’une crise de confiance dans le système politico-médiatique. Mais cela vaut pour l’ensemble de l’Allemagne.
En Saxe, le nombre de retraités pauvres augmente. C’est en partie dû aux difficultés rencontrées pour trouver du travail après la chute du mur et la réunification allemande.
Les responsables de PEGIDA entendent en quelque sorte «fêter» le premier anniversaire des premières grandes manifestations de leur mouvement. Les médias les y aideront. Il se passe en Allemagne, sur ce plan, des choses que nous connaissons en France. Les «talk shows» invitent des gens dans l’espoir qu’ils tiendront des propos qui feront scandale pour ensuite prolonger l’audience en commentant le scandale qu’ils ont eux-mêmes organisé.

Jeudi

Première neige. Il fait un temps à ne pas mettre un touriste dehors. Je ne suis pas touriste. Augmentation des cotisations sociales pour l’assurance maladie. Cela concerne les salariés uniquement, la part patronale reste inchangée. C’est une recommandation des experts faisant passer à 15,7 % (+0,2) du salaire brut le taux de cotisation. Reste que chaque caisse pourra en décider.
Merkel perd son crédit dans les sondages.
Gare de Leipzig

La gare de Leipzig

Les gares se transforment de plus en plus en d’immenses centres commerciaux. Ici, à Leipzig, trois étages de galeries marchandes. Elles offrent une demi-heure de connexion wi-fi gratuite sans inscription.

Vendredi

Les mesures gouvernementales adoptées au Parlement confirment le durcissement des conditions d’accueil des immigrés, la fermeture de l’Allemagne en direction des Balkans – l’Albanie, le Kosowo et le Montenegro sont décrétés pays sûrs et donc ne pouvant justifier d’une demande d’asile -, la décision d’expulser plus vite ceux qui «n’ont pas vocation à rester», en cas de refus de départ volontaire, la date de l’expulsion ne sera plus communiquée aux personnes concernées, le maintien plus long dans les centres de rétention qui passe de 3 à 6 mois, moins d’argent et plus de prestations en nature pour les nouveaux arrivants. Le gouvernement débloque quelque 10 milliards d’euros.

Cottbus

Je me rends à Cottbus. Manifestations et contre-manifestations sont annoncées pour le milieu de l’après midi. La semaine dernière une flash-mob organisée par le parti neo-nazi NPD, parti légal en Allemagne avait rassemblé 400 personnes à proximité d’un foyer d’accueil de réfugiés. La police était arrivée juste à temps pour les bloquer. Le NPD avait à nouveau appelé à manifester, réussissant à rassembler cette fois plus largement encore et à surpasser le nombre de personnes qui se sont déplacées en faveur d’une empathie envers les réfugiés. Quand j’arrive à la gare de Cottbus, je ne trouve pas encore de manifestants mais déjà de nombreux policiers. Bon, il reste une ½ heure avant le début du défilé. A l’heure où il devrait démarrer arrive la logistique. Elle est assurée par die Linke.
Manif Cottbus1
Parallèlement, débute dans un quartier de la ville, Saxendorf, un ensemble d’immeubles plutôt bas et rénovés autour d’un supermarché discount, une fête de solidarité. Devançant le cortège encore en chemin, j’y arrive au moment où le ministre de l’économie (SPD) du Land de Brandebourg s’apprête à prendre la parole.

Cottbus Fête 1

Cottbus Fête 2

Je comprends alors qu’il y a solidarité et solidarité. Celle des partis au pouvoir ne se conçoit pas tout à fait de la même façon. Dans le cortège, il y a des jeunes et des anciens. Entre les deux ça manque un peu. Il y a énormément d’indifférence aussi.

Manif Cottbus2

Aucun être humain n’est illégal dit la banderole.
Dans la rue, un homme ironise sur le fait que les réfugiés, il faille désormais les appeler les nouveaux allemands.
Le dévouement des bénévoles est émouvant. Dans les reportages, peu d’entre eux ne s’expriment au delà de leur engagement humanitaire. En voici une cependant, bénévole sur le pont depuis des semaines à Moabit qui ose dire qu’ «il n’y a pas d’humanité dans la politique du gouvernement».

Samedi

Il est 9 heures du matin. Sur le marché de Cologne. Un homme poignarde la candidate aux élections municipales qui ont lieu le lendemain. Henriette Reker était responsable de l’accueil et de l’intégration des réfugiés à la mairie. Elle était candidate sans parti soutenue par la CDU , les Verts et le FDP (Parti libéral) pour la magistrature contre le maire sortant social-démocrate. Frank S. son agresseur est un chômeur de longue durée de 44 ans, bénéficiaire, si l’on peut dire, des lois Hartz IV qui légalisent la pauvreté au travail. On lui prête un passé avec des accointances  nazies.  Il dit avoir agi pour sauver la communauté de l’afflux de réfugiés.

Wir schaffen das / Yes we can / Podemos

Angela Merkel a encore accordé un interview. Au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung cette fois, à la veille de son voyage en Turquie. Elle y révèle pleinement ce que l’on pourrait appeler son léninisme. Selon Lénine, en effet, «la substance même, l’âme vivante du marxisme» est «l’analyse concrète d’une situation concrète». C’est ce qu’elle pratique. Elle a tout de même fait ses études supérieures en RDA. Il en reste quelque chose. J’en retiens surtout la réponse tardive à une question qu’elle semblait ne pas avoir comprise lors de son entretien télévisé et qui portait sur le devenir de l’Allemagne.
«Comme chancelière, il est de mon devoir de me confronter avec tous les soucis et toutes les questions. Je plaide cependant pour que nous nous attelions avec courage et assurance aux tâches à résoudre. Notre République fédérale a un solide fondement : la Loi fondamentale (la constitution), l’économie sociale de marché, notre appartenance à l’Union européenne, à l’Otan, la sécurité d’Israël. Ces piliers nous porteront toujours et chacun de ceux qui viennent chez nous et y jouit de la liberté d’exercer sa religion et d’exprimer son opinion doit accepter ces fondamentaux. Nous l’imposeront à tous ceux qui seront nouveaux chez nous ».
Autrement dit, ils peuvent venir, ils ne changeront pas l’Allemagne. Elle est immuable. Voire. On peut même espérer le contraire. L’Allemagne accueillera 800 000 réfugiés. Si la question de l’immigration n’est pas nouvelle, ce qui l’est c’est son ampleur soudaine. Angela Merkel a immédiatement reconnu le fait comme imparable, il faut le dire. Admettant qu’elle ne pouvait retenir le flux, elle a fait de l’accueil un impératif moral. Elle y a fait face avec le slogan wir schaffen das (nous pouvons le faire) variante allemande du yes we can de Barak Obama ou du podemos espagnol. Si on peut le faire, la logique veut que la question du comment ne se pose pas. Puisqu’on le peut. Beaucoup de gens ne comprennent cependant pas cela ni que ce qui était impossible socialement devienne soudain possible sur le plan  humanitaire. Ce différentiel pose un problème politique auquel elle ne répond pas. Pas plus qu’elle ne répond à la crise du symbolique. Elle libère un espace sur sa droite occupé par l’aile bavaroise de la démocratie chrétienne et par l’AfD, l’Alternative pour l’Allemagne que les sondages créditent à nouveau de 7 % des voix malgré les excès des manifestations PEGIDA dont elle apparaît de plus en plus comme le bras politique. Une partie de la gauche est absorbée par le travail humanitaire et indisponible pour du travail politique. La politique qui consiste à dire qu’il n’y a pas d’alternative qu’Angela Merker partage avec quelques nuances avec le parti social-démocrate organise la fin du politique au sens où elle interdit tout débat possible sur des choix qui ne sont plus que techniques et en apparence neutres. Elle permet à l’extrême droite d’occuper dangereusement le terrain de l’alternatif.

Nausée 2

La seconde nausée provient comme la première du même hebdomadaire die Zeit (édition du 15 octobre 2015) mais elle a une source française : Hillel Rapoport, professeur du Centre d’économie de la Sorbonne, propose un mécanisme de répartition des réfugiés reposant sur trois étapes. D’abord selon le principe adopté par la Commission européenne des quotas par pays. Ensuite il devrait être possible estime-t-il, d’échanger ces quotas contre de l’argent selon le modèle de l’achat/vente d’émissions de CO2. Les réfugiés n’acceptant pas n’importe quel pays ils seraient tirés au sort dans une liste de préférences. Les pays aussi pourraient établir des préférences. Ne serait-il pas plus simple de rétablir un marché aux esclaves ?
PS Entre temps le  personnage a expliqué cela dans le journal Le Monde

Comment sauver la social-démocratie ?

Quelques pontes de la sociale-démocratie – 5 en tout, auxquels se sont joints le deuxième jour des dirigeants syndicaux- se sont rencontrés à Vienne en Autriche rapporte die Zeit. Il y avait là le chancelier autrichien, le premier ministre suédois, Sigmar Gabriel du SPD allemand, Martin Schulz, président du Parlement européen et Manuel Valls. Ils ont chaud aux fesses. Les responsables de la situation se nomment Tsipras, Iglesias et Corbyn qui eux ont repris le flambeau des fondateurs de la sociale-démocratie alors que la vieille sociale-démocratie va d’échec en échec. Je résume l’article. La bande des cinq veut changer cela à défaut d’avoir entrepris quoi que ce soit jusqu’à présent. Ils n’osent même plus ne serait-ce que se poser quelques grandes questions sans même parler d’y répondre. Francois Hollande n’est nulle part ailleurs que là où était son prédécesseur : aux côtés d’Angela Merkel. Quant à Sigmar Gabriel, l’hebdomadaire écrit : malgré l’absence de suspicion de fricoter avec les staliniens qui existait du temps de la guerre froide, la vieille sociale démocratie n’arrête pas de se tirer dans le pied .
«Et personne d’autre ne fait cela mieux que l’initiateur de la rencontre des cinq, Sigmar Gabriel. A peine le chef du SPD s’est-il positionné comme européen modèle qu’il se lance dans le populisme : que les Allemands veuillent le grexit et Gabriel y pousse les Grecs. Les Allemands ont-ils peur de trop de réfugiés et Gabriel réclame qu’on en limite le nombre. Ils veulent que l’on coopère avec les Russes et Gabriel réclame la fin des sanctions – et conforte ainsi les positions de sa gauche. Le combat entre gauches pragmatiques et gauches nostalgiques pour l’âme de la sociale démocratie durera autant que Gabriel et ses camarades laisseront absent ce que les électeurs apprécient : une attitude conséquente. Autre chose qui du voodoo (incantations d’envoûtement)».

Les réfugiés, une chance pour l’Allemagne ?

L’ouverture des frontières est une chance pour l’Allemagne et conforte son rôle d’avant garde économique en Europe, estime-t-on du côté de la Deutsche Bank qui répond cette semaine à l’économiste Hans Werner Sinn qui réclamait une limitation du flux des réfugiés. Pour des néo-libéraux, il est clair que tout ce qui trouble le confort d’une population est une bonne chose.
«Les coûts de l’intégration sont un judicieux investissement dans l’avenir .(…) Les société multiculturelles sont plus vivantes, plus flexibles, plus innovantes, plus adaptatives, plus aptes aux changements ».
Il y a tout à craindre d’une population vieillissante qui a peur du changement. Son poids politique grandissant figera le pays. Dans le cas contraire, grâce à ce que fait bouger l’immigration, l’Allemagne retrouvera aussi à côté de son pouvoir économique sa place centrale en Europe dans le domaine de la science et de la culture. Dit en résumé David Folkerts-Landau chef économiste de la Deutsche Bank. Un argumentaire parfaitement idéologique quoiqu’il s’en défendrait. Pour ces gens-là, les idéologues ce sont toujours les autres. La perte de repères se fait pour bien d’autres raisons, dues notamment à l’incurie des pouvoirs publics face aux bouleversements technologiques, que l’arrivée de réfugiés ayant eux aussi perdu les leurs. Sous-entendre en plus que les gens ne veulent pas bouger est insultant au moins pour cette partie de la population qui a vécu l’effondrement de la RDA et subit la privatisation quasi mafieuse du pays.

Dimanche

Dans le train de retour, soudain cette annonce : «L’arrivée de notre train en gare centrale de Berlin est retardée car tous les rails sont occupés». Mystères de la logique ferroviaire 2
Dîner d’un hamburger à la choucroute. Si si. Ils l’ont appelé King Elvis. Malgré cela c’était plutôt bon. Je recommande l’endroit un peu insolite.
Élections fédérales en Suisse. Sous la poussée de la droite nationaliste, la Suisse est encore plus à droite qu’elle ne l’était déjà. Cela va encore compliquer les relations avec l’Union européenne. J’en avais déjà un peu parlé ici.

Lundi 19 octobre 2015

Henriette Reker est sauve. Elle a survécu à son agression et a été élue maire de Cologne avec 52,66 % des voix contre 32 % au SPD. Le Parti, une formation satirique atteint 7,22% des voix. Mais la vraie donnée de ces élections est que malgré l’attentat, seuls 40 % des électeurs se sont rendus aux urnes. Il n’y a pas plus claire expression de la défiance envers la politique.
Pendant tout ce temps, l’affaire de la tricherie de Volkswagen révèle toute son étendue. C’est tout un système qui est corrompu. Mais en Allemagne cela ne concerne pas la politique. Enfin jusqu’au jour où… A propos de Volkswagen (VW), que l’on me permette de me citer :
 Pourtant Volkswagen  dont l’émirat du Qatar vient de prendre une part de 17 %, tout comme Porsche, Opel, Mercedes font partie de ces « utopies » occidentales particulièrement allemandes qui s’effondrent. Wolfgang Engler nous le confirme :
« L’ancienne Allemagne fédérale a toujours étroitement lié  démocratie et progrès économique autour de grandes entreprises. On pensait que ce serait éternellement indissociable. L’épreuve consistant à maintenir les vertus démocratiques dans les conditions d’un défi économique manifeste et de la disparition de quelques phares de la conscience collective est devant nous ».
C’était  dans le Monde Diplomatique en ….. 2009, 20 ans après la Chute du mur.
Ce qui frappe aujourd’hui, 25 ans après la réunification allemande, c’est la manière hautement symptomatique pour notre époque dont le tant vanté savoir-faire allemand est annihilé par un logiciel conçu pour truquer les externalités négatives produite par l’industrie automobile et transférées à la société chargée d’en supporter les conséquences.  La puissance publique ayant renoncé à ses fonctions de contrôle. Un récent commentaire de la  Frankfurter Allgemeine Zeitung signalait à quel point VW était devenu une entreprise où régnait le mensonge. Cela n’empêche pas les salariés de faire corps avec ses dirigeants même quand ceux-ci partent avec une substantielle retraite. Il est vrai que VW est l’entreprise allemande dans laquelle le syndicat IG Metall est le plus impliqué.
Autre idole de la conscience collective en Allemagne, le football est secoué par la question : Le conte de fée de la Coupe du monde de 2006 en Allemagne a-t-il été acheté ? Pour contrer la candidature de l’Afrique du Sud.
Au cours d’une promenade nocturne dans les rues de Berlin, je découvre cette enseigne sur la façade du KW Institute for Contemporary Art dans l’Auguststraße qui permet de conclure avant le retour au pays en ouvrant sur une question peut-être pleine d’avenir : Ton pays n’existe pas. Peut-être en effet n’existe-t-il pas autrement que comme un devenir.
Libia Castro & Ólafur Ólafsson, DEIN LAND EXISTIERT NICHT, 2013 (aus der laufenden Kampagne YOUR COUNTRY DOESN’T EXIST, seit 2003), Leuchtreklame, 190 x 700 cm, Installationsansicht, Courtesy Libia Castro & Ólafur Ólafsson

Libia Castro & Ólafur Ólafsson, DEIN LAND EXISTIERT NICHT, 2013 (aus der laufenden Kampagne YOUR COUNTRY DOESN’T EXIST, seit 2003), Leuchtreklame, 190 x 700 cm, Installationsansicht, Courtesy Libia Castro & Ólafur Ólafsson

PS
Ils étaient 20 000 à Dresde à la manifestation PEGIDA à se prétendre être le peuple et à crier leur hostilité à Angela Merkel en réclamant des expulsions. 14-15000 étaient venus souhaiter la bienvenue aux réfugiés. Pour l’occasion les institutions culturelles de la ville avaient éteint leurs lumières. Parmi elles la Manufacture de verre de Volkswagen. Au nom du respect de l’État de droit.
Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Plaidoyer pour Luc Grün et son atelier par Cédric Aria

Luc Grün, originaire de Sarreguemines, ancien enseignant de physique, érudit et polyglotte, est, comme on le lit, une figure “haute en couleur” de Riquewihr, en Alsace, où depuis des décennies il se consacre à la peinture. Visité des Français comme des étrangers qui passent par la ville pittoresque, l’artiste en serait presque réduit à une attraction de plus, paragraphe de guide touristique entre la Tour des voleurs et la cave dégustative de la maison Hugel. Oui mais voilà. Depuis des années, Grün cause un malaise dans les milieux bien-pensants des environs avec ses idées profanes mais surtout avec son atelier littéralement hors normes, sorte de vieille caravelle échouée sur un grand récif corallien antillais. Ses peintures semblent comme émerger de strates de tubes, de journaux, de boîtes, de postes de radio bousillés – tout un bazar qui ne fait pas dire amen au pompier, ou tout au moins est-ce le prétexte que ses détracteurs ont trouvé pour le presser de partir. Les choses se sont précipitées récemment avec une inspection des locaux de Grün conduite sous l’autorité du préfet et la production d’un procès-verbal instruisant, en clair, de le vider. Ce serait évidemment détruire la chair et la psyché du ressui de Luc Grün, ainsi qu’un symbole du vieux Riquewihr, mais est-ce là ce qu’il faut défendre d’abord ? À travers l’atteinte à la liberté du créateur, à l’espace de création lui-même, en vérité nous sommes tous atteints – sous couvert de sécurité, c’est la normalisation et l’intolérance à l’art (et l’artisanat) de tout un chacun qui nous guettent. Luc Grün n’est pas un arlequin, un personnage, c’est un homme, et c’est de lui dont il est question dans cette courte prose et ces quelques vers.

IMG_1925

Plaidoyer pour Luc Grün et son atelier
par Cédric Aria

C’est une lueur. Une lueur dans la nuit blanche et translucide que sont désormais les allées touristiques de Riquewihr – comme des modèles de sécurité et de performance, ceux-là mêmes qui gentrifient la planète tout entière comme un cancer écrasant spontanéité, créativité et histoire… Cet atelier de Luc Grün, c’est une lueur soudaine, une pinède au coeur de Marbella, un château d’artiste qui à son dam n’est plus pour les badauds qu’une attraction parmi d’autres – une vitrine et son acteur pour animer la ville-musée.
Comment voudrait-on que l’atelier d’un artiste qui crée ou que le bureau d’un chercheur qui cherche soient en ordre ? La vie elle-même, parole de biologiste, c’est une lutte incessante contre l’entropie. Toute l’énergie de la cellule participe de sa survie contre les forces qui la désagrègent, à faire entrer en elle ce qui est voué à se disperser. Ainsi en est-il de la créativité. Non seulement ne s’encombre-t-elle pas de balayer sa propre écume, mais elle est intrinsèquement une pulsion qui désassemble la vision consensuelle et rigide du monde pour lui opposer une alternative, parfois une correction. Qu’y a-t-il d’étrange à ce que cet effort de déconstruction se matérialise chez celui qui le cultive ?
Vouloir débarrasser l’atelier de Grün, c’est échanger la liberté de l’esprit créatif contre la perfection dystopique de la société de l’ignorance et du mensonge, cette idéologie vendue comme une commodité par les maîtres à penser du marché unique et de la monoculture des masses serviles. C’est donner un peu plus d’avance au cauchemar anglo-saxon dont malheureusement je connais toute l’étendue d’euphorie, de misère et de vanité.
Quel est le vrai danger de santé publique ? Le feu hypothétique qui prendrait dans l’atelier du peintre, ou bien la pollution des eaux et de l’air, la surexploitation des terres et le traitement chimique des aliments ? Ces derniers phénomènes sont causés par les mêmes princes du profit qui en aval imposent l’illusion d’un monde des plus propres et des plus sûrs.
Laissez Luc Grün faire ses années d’être humain en paix. Vous savez en observant les tendances que personne à Riquewihr ne vous empêchera de le remplacer par un autre magasin avec une autre bonne âme bien rangée et dont l’unique talent sera de compter les billets.
Laissez la dignité colorée de Luc Grün vous déborder encore un peu dessus.
Des grains de poussière comme des étoiles
constellent le sang qui les anime –
les épouvantails de mon grand champ,
où je fais pousser des arcs-en-ciel sauvages.
Ils dorment ensemble, entre les arbres, entre les dunes,
ils causent, les géants mangent les petites dames,
les mômes se perdent, souvent, et les démons,
dans l’agitation de la ville toujours adolescente,
allument, parfois, une étincelle…
C’est vrai que dans le pavillon sans colombages,
blotties sous des coussins de nylon
parfumés d’ersatz de menthe et de vanille,
deux colombes roucoulent le réquisitoire de Prométhée…
Mais qu’importe ! Que le feu vienne !
Qu’il emporte tout, et je vois déjà la toile cendrée
planer en mille plumes chromatiques,
la suie comme une gouache ébène
retravailler le buntsandstein fade en clair-obscur
et faire de la Cène du winstub un Caravage…
Ah ! Qu’elle vienne la flamme rousse !
Hollandaise comme une Gogh,
lécher mes nénuphars et mes cadavres,
mes chapeaux, mes impers, mes paratonnerres,
mes trucs, tout mon Escher de brique-à-Braque !
Qu’elle vienne, l’aube…je l’attends depuis
mon premier dessin, une fleur-oiseau sur le sein de ma mère –
depuis mon premier amour, une pomme à grosses joues
qui virevoltait dans le ciel pascal…
Je l’attends sagement, l’aube fumante,
elle sentira le muscat et le chef-d’œuvre,
un peu le munster et l’échalote, aussi,
un peu la soupe au kirsch de la Großmü’ta
qui s’essuyait les pieds sur mes canevas.
Et je serai là, sur mes guiboles trémulantes,
offert tout crasseux à la lumière pâle
caressant les fesses vosgiennes,
et je me ferai un pinceau de quelques poils de barbe
pour tracer à l’huile de ruine
un dernier bourgeon.
Cédric Aria
Cédric Aria paléontologue à Toronto et poète partout est né à Mulhouse en 1987. De lui est annoncé pour le mois  de novembre, aux édition Hybris, un recueil de poèmes Des viscères sur l’autel du bonheur. Chez le même éditeur est paru  auparavant une nouvelle, La terreur. Lien diffuseur
Publié dans Arts, Littérature | Marqué avec , , , , | 8 commentaires

(Re)Lectures de MarxEngels (2) : Marx à l’envers Marx à l’endroit

La plus ancienne édition de ma bibliothèque date de 1935. Il y en a eu d'autres avant

 A la fin du chapitre 2 du Manifeste du Parti communiste, MarxEngels se demandent : Que se passera-t-il, dans la société future, «les antagonismes des classes une fois disparus dans le cours du développement, et toute la production concentrée dans les mains des individus associés » ?
Et répondent :
« À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous ».
Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste (1848) Traduction de Laura Lafargue. Dernières lignes du chapitre II : Prolétaires et communistes
La phrase a un air d’évidence même si l’on peut s’étonner de l’absence de dialectique entre le
chacun et le tous, et pourtant…. Même ceux qui pouvaient lire MarxEngels dans leur langue d’origine, l’allemand ont pu s’y tromper. Je fais appel ici au témoignage du poète est-allemand Stephan Hermlin qui, dans son essai poétique et autobiographique Crépuscule, montre comment on peut projeter dans un texte l’inverse de ce qui y figure, au point de produire un stupéfiant contresens sur le rapport de l’individu et du collectif. Après avoir évoqué ses lectures d’enfance, notamment les Mille et une nuits auxquelles il attribuait une tendance à « placer la dimension contextuelle au dessus de ce qui était réellement rapporté » et donc « à lire dans un texte un autre texte », il écrit :
 «A treize ans, j’ai lu par hasard le Manifeste communiste. Cette lecture a eu plus tard des conséquences. Ce qui me séduisit fut d’abord le grand style poétique, ensuite, le ton résolu de ce qui est dit. Le fait de l’avoir lu plusieurs fois au fil des ans, deux douzaines de fois certainement, fait partie des conséquences. Dans trois pays, j’ai entendu des cours sur le Manifeste par mon professeur Hermann Dunker. Dunker, qui était capable de réciter l’œuvre par cœur du premier au dernier mot, faisait partie de ces gens qui n’existent plus et qui parlaient encore de la théorie marxiste avec des larmes d’émotion dans les yeux. L’œuvre célèbre me conduisit à des écrits plus difficiles, plus volumineux de la littérature marxiste, mais je revenais toujours à celle-là. Depuis longtemps déjà, je croyais la connaître exactement, lorsque, aux environs de ma cinquantième année, j’ai fait une étrange découverte. Parmi les phrases qui m’étaient devenues évidentes depuis longtemps, il s’en trouvait une qui disait : La vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions de classes est remplacée par une association, où le libre développement de tous est la condition du libre développement de chacun. Je ne sais pas quand j’ai commencé à lire cette phrase de cette façon. Je la lisais ainsi et elle signifiait ça pour moi, parce qu’elle correspondait alors à ma conception du monde. Quel ne fut pas mon étonnement, voire mon épouvante, lorsque, bien des années plus tard, je m’aperçus qu’en réalité la phrase voulait dire exactement le contraire : …où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.
Il était clair pour moi que, là aussi, j’avais pour ainsi dire lu dans un texte un autre texte, que j’y avais lu mes propres représentations, ma propre immaturité; mais ce qui là-bas pouvait être permis, ce qui pouvait même être offert, parce que le mot faisait allusion à d’autres mots, à l’inexprimé, était ici absurde parce qu’il y avait dans ma tête une connaissance, une prophétie. Un soulagement se mêlait cependant à mon épouvante. Soudain était apparu à mes yeux un écrit que j’avais longtemps attendu, que j’avais souhaité».
Stephan Hermlin : Crépuscule (Abendlicht) (Editions Les Presses d’aujourd’hui – Galllimard Trad. Eugène Guillevic et Colette Zennadi-Albertini  pages 27/28)
Il resterait à déterminer dans quelle modalité s’inscrit le renversement c’est à dire dans quelle conception préexistante s’opère le renversement. Il n’est d’ailleurs pas le seul aspect. Il reste une dimension que Stephan Hermlin n’évoque pas. En restant sur la même citation se pose aussi la question des conditions de l’individuation, c’est à dire ce qui me permet de devenir ce que je suis, et, en association avec d’autres, de construire un nous. MarxEngels parlent d‘association, d’individus associés.
Sur cette question, je fais appel à Bernard Stiegler :
«L’échec historique du communisme aura été son incapacité à penser l’association, c’est à dire son renoncement à lutter contre la prolétarisation comme perte de savoir et sur les courts-circuits dans la transindividuation qui sont évidemment caractéristiques du totalitarisme bureaucratique stalinien, tout comme ils le sont de la totalisation des conduites par le marketing : ce n’est que sur la manière de dissocier que le capitalisme et le communisme se seront distingués – ce que les marxistes situés hors du stalinisme et contre lui n’auront jamais su critiquer au fond, parce qu’ils auront toujours confondu prolétarisation et paupérisation.
Dans le monde communiste, cette dissociation a conduit de manière intrinsèque et structurelle à la négation totalitaire des structures d’existence, ce qui pendant longtemps n’a pas été le cas du capitalisme, en particulier lorsqu’il a su combiner fordisme et keynésianisme. Le capitalisme a longtemps favorisé la constitution de dispositifs de motivation fondés sur ces structures d’existence au contraire du communisme, structures qu’il a cependant captées, exploitées et finalement détruites, mais par rapport auxquelles il a été efficace, et a même constitué une nouvelle économie libidinale et de nouvelles perspectives de sublimation, à l’inverse de la dissociation communiste ».
Bernard Stiegler : Pour une nouvelle critique de l’Economie politique (Galilée 2009 pages 84 et 85)
Je reviendrai dans une autre (re)lecture de MarxEngels sur le concept central chez Stiegler de prolétarisation comme perte par transfert à la machine de savoir faire, savoir vivre et savoir tout court (savoir conceptualiser, théoriser), perte étendue à l’ensemble de la société ainsi que sur les notions liées d’association/dissociation qui reposent sur le fait que les hommes sont des individus techniques. Je me contenterais ici d’insister encore sur la manière dont l’URSS a foncé tête baissée – c’est le cas de le dire – dans le taylorisme et le fordisme. Le hasard des lectures fait que je viens de lire un livre de témoignage sur Brecht, Der Dichter und die Ratio. Erinnerungen an Bertholt Brecht (Suhrkamp), qui évoque et documente les relations d’amitiés et d’échanges intellectuels entre Fritz Sternberg, un théoricien marxiste et l’homme de théâtre et poète allemand. Dans un entretien radiophonique qui a eu lieu à Cologne en 1929, Brecht fait cette stupéfiante déclaration :
«La fabrique fordiste est d’un point de vue technique, une organisation bolchévique, elle ne convient pas à l’individu bourgeois mais colle bien mieux à la société bolchévique».
Taylor héros du travail soviétique. Le fordisme et le taylorisme ont servi d’idéologie «progressiste» à l’est comme à l’ouest. Faut-il dès lors s’étonner que l’on lise Marx à l’envers ?
Heiner Müller, dans l’intervention à la télévision que j’ai récemment évoquée, disait que la fin de la RDA n’était pas l’échec de Marx mais l’échec d’une tentative de contredire Marx.
Précédente (Re)Lecture de MarxEngels : Le(s) spectre(s)

 

 

Publié dans (Re)Lectures de MarxEngels, Littérature | Marqué avec , , , , , , , | Laisser un commentaire