Heiner Müller : J’aurais préféré que l’on réunisse la Thuringe à l’Italie, la Saxe à la France…..

Il y a 25 ans, s’est opérée l’unification des deux Allemagnes issues de la Seconde guerre mondiale. Le Mitteldeustcher Rundfunk a récemment diffusé à cette occasion un documentaire fait d’un collage de différentes émissions de débats qui ont eu lieu à la télévision entre la Chute du Mur en 1989 et la réunification qui aura lieu à marche forcée et sera effective moins d’un an plus tard, le 3 octobre 1990. Les émissions, nouveauté à l’époque, réunissaient à chaque fois des Allemands de l’Est et de l’Ouest. En la voyant, j’ai eu le plaisir de retrouver un Heiner Müller en pleine forme, prenant comme  à son habitude  le contre-pied radical du courant dominant sans toutefois casser l’ambiance et en mettant les rieurs de son côté. J’ai choisi trois extraits d’une émission qui avait été diffusée par le Hessischer Rundfunk, le 18. Mai 1990.
Heiner Müller :
J’aurais préféré que l’on réunisse la Thuringe avec l’Italie, la Saxe et la France, le Mecklembourg avec l’Angleterre, cela aurait été une bonne chose et aurait bien plus amusé les gens à long terme. Actuellement c’est terrible, nous avons d’abord à faire à une colonisation. Je ne peux qu’espérer qu’Hitler avait raison quand il affirmait que le peuple de l’est s’est avéré le plus fort mais je ne sais pas comment cela peut fonctionner.

 

Heiner Müller :
La seule chose qui a échoué c’est une tentative de contredire Marx. Elle a commencé en 1917 et s’achève aujourd’hui. On pourra à nouveau relire Marx, on ne le fera pas dans l’immédiat mais cela redeviendra intéressant.

 

Heiner Müller
L’ensemble de l’Europe de l’Est fonctionnait selon la loi du ralentissement. C’est d’ailleurs peut-être une erreur de croire que les révolutions dans l’histoire sont des facteurs d’accélération, elles étaient peut-être au contraire toujours des tentatives d’arrêter le temps. En 1871, lors de la Commune de Paris, on a commencé par tirer sur des montres. Tout ce mécanisme de ralentissement a été stoppé et entraîné dans une formidable accélération de sorte que des pans nous sautent au visage. Tout va trop vite. Le tournant (Wende) est arrivé trop tard comme tout arrive toujours trop tard en Allemagne, l’ouverture de la frontière arrive trop tôt. Personne n’y était préparé. Cela crée un vide. On ne sait pas ce qui peut en sortir. Peut-être des choses que l’on croyait oubliées depuis longtemps.
Extraits de Vorher reden wir aber noch! (Teil 2) Deutsch-deutsche Talkshows im Einheitsjahr 1989/90 qu’on peut retrouver ici
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Heinrich Heine : le Rhin est à moi

Dans la suite de la présentation de Heinrich Heine par Laurent Margantin, l’Allemagne en exil, on pourra lire ci-dessous un extrait de la préface au poème Allemagne un conte d’hiver que le poète écrivit en 1843-44 après un voyage de retour en Allemagne. Il répond aux accusations de trahison qui lui ont été faites – on lui a reproché de salir le nid (das Nest beschmutzen), de trahir les siens. Il affirme que tout en restant allemand de langue et de culture, « son » patriotisme est celui de la démocratie qu’il plaçait avec la liberté  au-dessus de la nation,  aspiration dont il créditait l’Alsace et la Lorraine. On  ne peut évidemment plus poser les questions ainsi aujourd’hui mais il est peut-être intéressant de se rappeler qu’on avait pu le faire en appelant à la démocratie universelle. Quand un philosophe comme Jürgen Habermas plaide aujourdhui pour un patriotisme constitutionnel, il ancre probablement, entre autre, là sa réflexion. On se rappellera que l’auteur de La Lorelei était rhénan, natif de Düsseldorf. On peut noter aussi, qu’aux yeux de Heine, l’Alsace et la Lorraine existaient, ce que d’aucuns nient aujourd’hui.
« (…) Je les entends déjà crier de leur grosse voix : Tu blasphèmes les couleurs de notre drapeau national, contempteur de la patrie, ami des Français à qui tu veux livrer le Rhin libre. Calmez-vous; j’estimerai, j’honorerai votre drapeau, lorsqu’il le méritera, et qu’il ne sera plus le jouet des fous ou des fourbes. Plantez vos couleurs au sommet de la pensée allemande, faites-en l’étendard de la libre humanité, et je verserai pour elles la dernière goutte de mon sang. Soyez tranquilles, j’aime la patrie, tout autant que vous. C’est à cause de cet amour que j’ai vécu tant de longues années dans l’exil ; c’est à cause de cet amour que j’y passerai peut-être le reste de mes jours, sans pleurnicher, sans faire les grimaces d’un martyr. J’aime les Français, comme j’aime tous les hommes, quand ils sont bons et raisonnables, et parce que je ne suis pas assez sot et assez méchant moi-même pour désirer que les Allemands et les Français, ces deux peuples élus de la civilisation, se cassent la tête pour le plus grand bien de l’Angleterre et de la Russie, et pour la plus grande joie de tous les gentillâtres et les mauvais prêtres de ce globe. Soyez tranquilles, jamais je ne livrerai le Rhin aux Français, par cette simple raison que le Rhin est à moi. Oui, il est à moi par un imprescriptible droit de naissance, je suis de ce Rhin libre le fils encore plus libre et indépendant. C’est sur ses bords qu’est mon berceau, et je ne vois pas pourquoi le Rhin appartiendrait à d’autres qu’aux enfants du pays. Il faut avant tout le tirer des griffes des Prussiens ; après avoir fait cette besogne nous choisirons par le suffrage universel quelque honnête garçon qui a les loisirs nécessaires pour gouverner un peuple honnête et laborieux. Quant à l’Alsace et à la Lorraine, je ne puis pas les incorporer aussi facilement que vous le faites à l’empire allemand. Les gens de ce pays tiennent fortement à la France, à cause des droits civiques qu’ils ont gagnés à la Révolution française, à cause de ces lois d’égalité et de ces institutions libres qui flattent l’esprit de la bourgeoisie, bien qu’ils laissent encore beaucoup à désirer pour l’estomac des grandes masses. Les Lorrains et les Alsaciens se rattacheront à l’Allemagne quand nous finirons ce que les Français ont commencé, le grand œuvre de la Révolution : la Démocratie universelle ! Quand nous aurons poursuivi la pensée de la Révolution dans toutes ses conséquences, quand nous aurons détruit le servilisme jusque dans son dernier refuge – le ciel ! – quand nous aurons chassé la misère de la surface de la terre, quand nous aurons rendu sa dignité au peuple déshérité, au génie raillé, à la beauté profanée, comme nos grands maîtres, les penseurs et les poètes, l’on dit et l’ont chanté, et comme nous, leurs disciples, le voulons – alors ce n’est pas seulement l’Alsace et la Lorraine, mais la France tout entière, mais l’Europe et le monde sauvé tout entier, qui seront à nous ! Oui, le monde entier sera allemand ! J’ai souvent pensé à cette mission, à cette domination universelle de l’Allemagne, lorsque je me promenais avec mes rêves sous les sapins éternellement verts. Voilà mon patriotisme.[..]
Ce 7 décembre 1844 »
Heinrich Heine
On pourra télécharger sur Oeuvres ouvertes une version du poème de Heine avec la préface dont est extrait le texte ci-dessus
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#Dissémination #webassociation des auteurs
Heinrich Heine, l’Allemagne en exil par Laurent Margantin

La webassociation des auteurs invite chaque mois à une dissémination collective, libre deux fois par trimestre, sur thème plus ciblé le dernier mois. J’ai déjà plusieurs fois participé à des thématiques. Ce mois est sans thème. Je publie avec son accord ce dont je le remercie un texte de Laurent Margantin publié sur son site Oeuvres ouvertes que j’invite une nouvelle fois les lecteurs du SauteRhin à découvrir. L’essai  a été écrit en préface au dossier Heine de la revue Europe consacrée à Heinrich Heine et Nelly Sachs (Août-septembre 2015). Son titre  L’Allemagne en exil montre une sorte de grand écart que fait  le poète entre l’Allemagne et l’Allemagne séparées par la France
Isidor Popper : Heine à l'époque de son voyage en Allemagne (1843/44) L'original se trouve à l'Institut Heinrich Heine de Düsseldorf
Isidor Popper : Heine à l’époque de son voyage en Allemagne (1843/44)
L’original se trouve à l’Institut Heinrich Heine de Düsseldorf
Il est devenu courant de célébrer l’identité complexe de Heinrich Heine : enfant de l’Aufklärung et dernier poète romantique, esprit à la fois ironique et mélancolique, écrivain juif de langue allemande exilé en France, impossible de « fixer » Heine, de le ramener à une seule identité, même sur le plan littéraire, car il fut à la fois poète, prosateur, journaliste, essayiste, auteur de ballet. Né à Düsseldorf d’un père négociant en textile et d’une mère issue d’une famille de banquiers, il défendit pourtant, dans de nombreux écrits, les idéaux révolutionnaires de son temps et se préoccupa du sort du peuple, au point de devoir quitter l’Allemagne pour des raisons politiques. Les nombreuses facettes de sa personnalité, ses multiples talents, cette « identité complexe » qu’on ne cesse de brandir pour en souligner la modernité ont souvent été exploités par ses adversaires pour le présenter comme un esprit léger, versatile, sans profondeur, dont il faudrait se méfier. Pourtant, il nous semble qu’en situant Heinrich Heine au milieu des tensions propres à son époque, on peut au contraire être frappé par la constance de ses idées et par sa rigueur morale, supérieures à celles de nombre de ses contemporains [1].
Quand Goethe meurt en 1832, Heinrich Heine a déjà publié les Tableaux de voyage et surtout les poèmes du Livre des chants qui deviendra un « livre culte » pour le public allemand, un peu à la manière des Souffrances du jeune Werther dans les années 1770. En deux publications, Heine accède à la célébrité, et peut passer pour le digne successeur du maître de Weimar. Mais en 1832, il vit déjà à Paris, en exil. Dans les Reisebilder, il a réglé ses comptes avec la noblesse allemande, composée de « despotes en miniature ». Le ton de ses écrits, autant en vers qu’en prose, est radicalement nouveau, révolutionnaire, dans une Allemagne recroquevillée sur elle-même. S’il a rencontré Goethe quelques années plus tôt lors de son voyage dans le Harz, il le critique autant pour son légitimisme que pour la tyrannie qu’il exerce dans le champ littéraire au nom d’un principe qu’il est temps de renverser, « l’idée d’art » fondée sur une objectivité à laquelle il faut désormais opposer « l’empire de la subjectivité la plus sauvage ». Aux yeux de Heine, Goethe symbolise la situation politique de l’écrivain allemand : au service du duc Carl August à Weimar depuis des décennies, il vit à l’écart des luttes de son temps, et conçoit l’art comme un domaine à part, coupé des réalités sociales. Il est temps que le poète s’engage pleinement dans son époque, en son nom propre.
Ses attaques ne visent pas que Goethe, dont il respecte malgré tout le rejet du nationalisme et le panthéisme de nature spinoziste (et surtout, c’est un grand poète qu’il sait défendre dans sa recension du livre de Menzel sur la littérature allemande). Dès ses premiers écrits, Heine a déclaré la guerre à cette Allemagne aristocratique, réactionnaire de la période du Vormärz (de 1815 à 1848), opposée à toute forme de changement social et politique, Allemagne défendue et même représentée par la plupart des écrivains de son temps. « Romantique défroqué », Heine est conscient du rôle qu’il peut jouer dans l’avènement d’une littérature allemande libérée du romantisme qui, sur le plan politique, n’avait d’autre projet que de réactiver les valeurs de l’Allemagne médiévale. Heine ignore la sympathie éprouvée par les premiers romantiques (Novalis, mais surtout Friedrich Schlegel) pour les idéaux républicains, et s’attaque à la vision idyllique, idéalisée de ce courant littéraire exposée par madame de Staël dans son De l’Allemagne paru en 1814. Le ralliement des romantiques à la Sainte-Alliance et leur silence à propos des décrets de Karlsbad de 1819 instaurant la censure de la presse et de l’édition font d’eux les ennemis du mouvement libéral favorable à une constitution républicaine. Dans son Ecole romantique, Heine lance une violente charge contre eux, convertis à la religion catholique, « soutien du despotisme ». Qu’il s’agisse de Görres, répandant la « haine des Allemands contre les Français », comparé à une « hyène tonsurée », ou bien de Schelling, devenu professeur de philosophie à Munich, accusé d’avoir renoncé à toute forme de pensée critique et de servir la « propagande catholique », c’est une Allemagne où les écrivains et les philosophes sont entièrement au service du pouvoir en place que dénonce Heine. Dans leurs œuvres, écrit-il, « aucun esprit libre ne souffle, n’y gémit que l’obéissance tremblante aux puissances supérieures de l’ordre », ordre à la fois religieux et politique. La violence de la critique s’appuie sur une analyse extrêmement profonde de la situation historique de son pays. « A cette époque, en Allemagne, écrit-il dans son introduction à l’édition française des Reisebilder, l’oppression politique avait établi un mutisme universel ; les esprits étaient tombés dans une léthargie de désespoir, et l’homme qui, alors, osa parler encore, dut se prononcer avec d’autant plus de passion qu’il désespérait de la victoire de la liberté, et que le parti de la prêtrise et de l’aristocratie se déchaînait davantage contre lui » [2]. Cet écrasement des esprits épris des idéaux de la Révolution française était le résultat d’un long processus dont Heine avait une conscience aigüe. Dans son Histoire de l’Allemagne, Heinrich August Winkler note que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, proclamée par l’Assemblée nationale française le 26 août 1789, avait recueilli une adhésion enthousiaste en Allemagne. Mais, dans un second temps, un écrivain influent comme Christoph Martin Wieland qui avait soutenu la Révolution, estima dès octobre 1789 que l’Assemblée nationale « allait beaucoup trop loin dans ses usurpations, qu’elle se comportait de manière injuste et tyrannique, qu’elle remplaçait par un despotisme démocratique le despotisme aristocratique et monarchique » [3]. En janvier 1793, lorsque la Convention condamna Louis XVI à mort, voici ce qu’écrivit Wieland : « Ce qui s’est passé en France ne peut et ne doit pas nous servir de modèle, mais doit servir de mise en garde aux princes » . Alors qu’elle avait enthousiasmé les esprits allemands au début, la Révolution française était devenue le symbole d’une insurrection populaire pouvant mener tout un pays à un déchaînement de violence et au chaos. Les libéraux allemands défendirent alors un autre modèle : celui de la « réformation ». En 1799, le ministre prussien Karl Gustav von Struensee faisait remarquer à un Français : « La révolution que vous avez faite de bas en haut se fera en Prusse lentement, de haut en bas. (…) Dans quelques années, il n’y aura plus de classes privilégiées en Prusse ».
Quarante ans après la Révolution française, Heine constatait pourtant que rien ne s’était passé, que la presse avait été même bâillonnée, que régnait chez les partisans de la liberté une « léthargie de désespoir ». Le discours sur la réformation politique d’une Allemagne qui avait été déjà réformée sur le plan religieux par Luther avait davantage « endormi » les esprits libéraux qu’elle ne les avait portés vers l’action. Puisque le changement devait venir d’en haut, des autorités politiques elles-mêmes, il suffisait d’attendre. Un historien comme Rudolf Stadelmann a en effet défendu la thèse que cet « idéal de la Révolution d’en haut avait donné à l’Allemand le sentiment qu’il n’avait besoin d’aucun produit d’importation pour maintenir l’ordre chez lui » . Finalement, les libéraux faisaient le jeu des souverains qu’ils prétendaient vouloir renverser en refusant l’idée que la Révolution française puisse constituer un modèle.
Heine était parfaitement conscient de l’impasse dans laquelle l’opposition politique s’était elle-même mise, et il analysait avec une acuité proprement saisissante ce qui empêchait justement le passage de l’Allemagne à la démocratie. Il y avait selon lui plusieurs facteurs, dont l’un était quasiment anthropologique, et qui conduisit les Allemands au désastre un siècle plus tard : une certaine culture de l’obéissance si enracinée en chaque individu qu’elle rendait impossible toute révolution. Nul mieux que Georges-Arthur Goldschmidt n’a analysé l’assujettissement politique de ceux-là même qui attaquaient et traquaient Heine prônant au contraire la complète autonomie de parole et de pensée du citoyen. Il nous invite notamment à lire ces lignes de son essai De la France où sont distingués royalisme allemand et républicanisme français, tous deux irréconciliables (malgré le désir qu’avait Novalis de les unir dans ses Aphorismes politiques) : « Le royalisme d’un peuple consiste par essence en ceci : qu’il respecte les autorités, qu’il croit aux personnes qui représentent ces autorités, et que dans cette confiance il est attaché à la personne elle-même. Le républicanisme d’un peuple consiste par essence en ceci que le républicain ne croit à aucune autorité, qu’il ne respecte au plus haut point que les lois seules, qu’il exige constamment de ses représentants qu’ils rendent compte, et les considère avec méfiance et les contrôle ». Heine se rangeait ainsi du côté de la France et ne pouvait être que considéré comme un traître par ses compatriotes, de plus en plus nombreux à sombrer dans la haine des juifs et des « démagogues français ». Entre la majorité des Allemands de son temps dressés depuis l’enfance à être des sujets soumis à une autorité (Obrigkeit) autant spirituelle que politique, et Heine, rêvant d’une Allemagne où vivraient des citoyens libres grâce à une constitution qui leur garantirait les mêmes droits, la tension était devenue tellement vive que le poète pouvait à juste titre se sentir physiquement menacé, au point de devoir quitter à jamais son pays natal.
Dans l’Introduction aux Lettres de Kahldorf sur la noblesse qui avait précipité son départ pour Paris car il y exprimait son soutien inconditionnel à la révolution de juillet 1830 en France (« Voilà que le coq gaulois a chanté pour la seconde fois, et le jour se lève pour l’Allemagne »), il développait une thèse intéressante, selon laquelle « la philosophie allemande n’est rien d’autre que le rêve de la Révolution française ». Pendant leur long sommeil, les philosophes allemands avaient rêvé 1789, les Français avaient donc accompli le rêve allemand : « La rupture avec l’ordre établi et la tradition s’est ainsi effectuée pour nous dans le royaume de la pensée, tandis que les Français la réalisaient dans le domaine de la société (…), Kant fut notre Robespierre » [4]. C’était désormais au tour des Allemands de passer à l’action et de rompre avec l’ordre féodal. Fallait-il pour cela recourir à la violence, le désordre et le chaos étaient-ils inéluctables, comme nombre de défenseurs de l’ordre établi le prétendaient en Allemagne, afin de décourager les velléités de changement ? Heine essayait d’envisager une révolution pacifique, portée par un peuple formé aux idées nouvelles par une presse libre, la seule cause de la violence révolutionnaire en France ayant été à ses yeux la censure et l’absence d’instruction imposées par la monarchie à ses sujets. En Allemagne cependant, comme dans d’autres pays, une chasse était organisée contre les idées libérales, et la meute était lancée contre les partisans de l’émancipation, meute dont Heine fut la principale victime. Mais l’attaquait-on seulement pour ses idées politiques ?
Dans un discours retentissant prononcé à la Paulskirche de Francfort sur le Main le 9 novembre 1992 [5], le philosophe Manfred Frank déclara qu’en Allemagne « la réaction avait été toujours plus forte que la démocratie », et que le nazisme avait été rendu possible par l’incapacité du peuple allemand à faire sa propre révolution. Celle-ci aurait pu permettre l’apparition d’une véritable citoyenneté, au-delà du nationalisme au nom duquel les Allemands avaient, plusieurs fois dans leur histoire, stigmatisé les « étrangers » n’appartenant pas à leur communauté conçue comme la préservation d’une existence entre soi d’individus unis par une même race. Il réagissait ainsi aux attaques contre les foyers de demandeurs d’asile qui venaient de se produire dans plusieurs villes d’Allemagne, trois ans après que la réunification du pays avait eu lieu, suite aux manifestations dont le slogan avait été : « Nous sommes le peuple », slogan exprimant une conception archaïque de la nation qui n’était pas nouvelle. Au même moment, Jürgen Habermas défendait, lui, un « patriotisme constitutionnel » qui prenait ainsi tout son sens en raison du passé : il s’agissait pour lui d’inventer une Allemagne où aucun citoyen ne pourrait être exclu du jour au lendemain au nom d’une « différence » liée à sa couleur de peau, son origine ou sa religion.
Heine ne fut pas seulement censuré et attaqué en raison de ses idées politiques, mais dans son être même, parce qu’il était juif. En 1819, plusieurs villes d’Allemagne comme Würzburg, Francfort-sur-le-Main, Hambourg et Heidelberg, mais aussi certains villages furent le lieu d’explosions antijuives, les Hep-Hep-Krawallen : le petit peuple des artisans et des commerçants s’attaquaient à leurs concurrents juifs, tandis que les adversaires conservateurs du libéralisme se servaient de cette judéophobie pour s’opposer à l’émancipation des juifs en les associant systématiquement à l’opposition politique en Allemagne. Heine fut à plusieurs reprises la cible de violentes attaques antisémites, révélatrices de la nature fondamentalement criminelle des discours antilibéraux qui s’étaient développés, et annonciatrices d’autres discours et d’autres crimes du vingtième siècle. Le critique Wolfgang Menzel s’illustra notamment en dénonçant la « tendance française, résolument antinationale » de la Jeune Allemagne [6]. Il fournit à l’appareil d’Etat « les slogans et les mots d’ordre qui allaient être réemployés dans les décrets d’interdiction » de décembre 1835. Heine ne se priva pas de contre-attaquer en faisant de Menzel le « dénonciateur » un des meilleurs représentants de cette Allemagne qui, derrière une façade libérale, cachaient en vérité une haine des juifs, des Français et de tous les progressistes, un nationalisme agressif et dangereux.
Dans son livre consacré à Heine, Ludwig Marcuse évoque la violence propre à plusieurs de ses écrits où « sont conservés les scalps de ses ennemis personnels ». « Heine ne critiquait pas, écrit encore Marcuse, il frappait avec la parole et voulait du sang » [7] . Cette violence littéraire que ses ennemis et parfois même ses amis lui reprochèrent n’était pas gratuite : il savait exactement ce qu’il faisait, et qui il avait en face de lui, des hommes de pouvoir (même Metternich le lisait), des hommes dangereux qui le menaçaient de représailles. Il faut donc saluer le courage de Heine et d’autres auteurs de la Jeune Allemagne dont quelques-uns furent emprisonnés, et comprendre ce que l’écriture du poète avait de particulier et de surprenant pour l’époque, en raison de l’engagement politique qui la soutenait. Désireux de rompre avec le style objectif et froid du Goethe de la période classique, Heine écrit dans un allemand vif, alerte, moqueur, et il veut que l’auteur soit sans cesse en prise avec le présent et les événements autant personnels que collectifs. Il n’y a pas d’un côté la littérature, se caractérisant par sa noblesse, et de l’autre l’histoire en cours et la politique, indignes d’être évoqués dans un écrit littéraire, mais une écriture moderne qui s’alimente directement à ce qui agite l’époque, au ton parfois journalistique tout en restant lyrique, ce qui lui donne cette énergie stupéfiante pour les contemporains habitués à la poésie intemporelle, marmoréenne de Goethe. Heine le note lui-même : « Le crime qu’on me reprochait n’était pas ma pensée, mais mon écriture, mon style. Mon ami Heinrich Laube a un jour qualifié ce mien style de poudre explosive littéraire » [8].
Dès ses premiers textes publiés en 1822, les Lettres de Berlin, il n’évoque pas les lieux et le quotidien à distance, mais il est plongé dans la foule, constamment en mouvement, et s’adresse à quelqu’un à qui il fait découvrir la ville, dans un dialogue permanent. « N’attendez de moi aucun système », écrit-il, en ajoutant : « Je parlerai aujourd’hui des bals masqués et des églises, demain de Savigny et des histrions qui vont à travers la ville en de curieux cortèges, après-demain de la galerie Gustiniani, et puis à nouveau de Savigny et des histrions. L’association des idées doit toujours régner » . Le monde de Heine, c’est cette Allemagne vivante, diverse, composée de différentes classes, aux origines mêlées, ce n’est jamais une idée, une identité, et c’est ce pays qu’on ne peut arrêter à une nation purement fantasmée qu’il faut faire vivre dans une littérature nouvelle, radicalement différente parce qu’elle n’est plus fondée sur des normes esthétiques immuables, mais sur la seule subjectivité de l’auteur, dont les réflexions et les émotions sont en continuelle variation. Cette Allemagne du mélange et du mouvement évoquée par un esprit lui-même pris dans le flux des observations et des événements rapproche en fait Heine de la première génération romantique, celle de Friedrich Schlegel et de Novalis, qui concevaient l’esprit comme un principe aérien, instable, ironique, en allemand witzig  [9]. Dans les Grains de pollen, on peut lire par exemple : « Le Witz, en tant que principe des affinités est en même temps la menstruum universale. Des mélanges witzig sont par exemple juif et cosmopolite, enfance et sagesse, brigandage et générosité, vertu et hétairie, excès et manque de jugement dans la naïveté, et ainsi de suite infiniment » . Il semble en effet que l’écriture de Heine, si sévère avec les romantiques de son temps, doive beaucoup à l’esprit cosmopolite et ouvert au mélange de leurs aînés. C’est à cette Allemagne-là que les réactionnaires et nationalistes contemporains de Heine tournèrent hélas le dos.
Plusieurs écrivains allemands venus après lui ont parfaitement saisi le rôle décisif qu’a joué Heine dans la fondation d’une Allemagne politique et littéraire en rupture totale avec celle qui l’avait précédée. Et ceux-ci ont une expérience en commun : celle de l’exil. Qu’il s’agisse de Hannah Arendt, de Theodor W. Adorno, de Ludwig Marcuse, de Thomas Mann, de Georges-Arthur Goldschmidt, tous ont dû un jour quitter l’Allemagne parce qu’ils en avaient été exclus en raison de leurs opinions ou tout simplement parce qu’ils étaient juifs et risquaient d’être à leur tour pourchassés, comme d’autres Juifs à l’époque de Heine. Comme lui, ils ont affirmé et défendu la seule Allemagne qui méritait d’exister à leurs yeux : républicaine, cosmopolite, ouverte à la liberté de pensée hors de tous les cadres imposés par l’Etat et la religion.
Jacques Le Rider ouvre son livre L’Allemagne au temps du réalisme sur les années 1848/49 et sur la désillusion de Heine qui « n’admettait pas que les libéraux allemands eussent sacrifié leurs anciennes revendications sociales et démocratiques à leurs aspirations à l’unité nationale et pactisé avec la réaction » [10]. Dans des pages prophétiques de Sur l’histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne, il avait donné sa vision de ce qu’il pourrait advenir d’une Allemagne portée par son ivresse nationale : « On verra apparaître des kantiens qui même dans le monde phénoménal ne voudront entendre parler d’aucune piété et dévasteront impitoyablement par la hache et par le glaive le sol même de notre existence européenne, pour en extirper les dernières racines du passé » [11]. Sans doute Thomas Mann songea-t-il souvent à ces pages lors de son exil américain, tandis qu’il écrivait le Docteur Faustus en associant l’effondrement mental de son personnage principal, le musicien Leverkühn, à la chute de l’Allemagne nazie que Heine avait présentée comme son pire cauchemar.
Pourtant, l’auteur des Esprits élémentaires connaissait parfaitement les mythes et légendes germaniques. Dans son avant-propos à De l’Allemagne, il écrivait avoir « cherché à dévoiler dans ce livre ce que le peuple allemand possède de plus intime et de plus national, et en quoi s’exprime pour ainsi dire toute son âme rêveuse et forte à la fois » [12]. Il aimait passionnément son pays natal et, même en exil, il continua à y vivre en écrivant dans sa langue maternelle. Avec lui, de nombreux immigrés apprirent à exister dans cette Allemagne rêvée, qui naîtrait peut-être un jour, cette Allemagne de l’exil que Christa Wolf découvre dans l’un de ses derniers livres, Ville des anges, ce « New Weimar sous les palmiers » que des émigrés allemands comme Thomas Mann, Bertold Brecht ou Adorno, parmi tant d’autres, avaient fait surgir à Los Angeles pendant la Seconde guerre mondiale. « Un dense réseau de culture allemande s’était installé dans cette ville au cours des années 30 », écrit-elle, à la recherche de livres publiés par certains auteurs allemands oubliés. Et c’est là, dans une librairie d’occasion, qu’elle se souvient de « cette phrase, composée en caractères gothiques dans un cadre noir accroché au mur » : « J’avais jadis une belle patrie ». « Je sais aujourd’hui, continue Christa Wolf, que c’est de Heinrich Heine. Comment un poème de Heine était-il arrivé chez ma grand-mère ? J’avais jadis une belle patrie. / Le chêne / Y poussait si haut, les violettes s’inclinaient doucement. / C’était un rêve. – Le nom du poète figurait-il sous le texte ? Sans doute pas. Un émigré, lui aussi. Qui avait lui aussi le mal du pays ».
Pendant deux siècles, Heine a été associé à ce Heimweh ressenti par toutes celles et tous ceux qui, pour diverses raisons, ont dû fuir l’Allemagne. Encore aujourd’hui, on ne peut lire son œuvre sans y retrouver ce mouvement profond qui devait mener les Allemands épris de liberté à leur pays, celui où ils pourraient enfin vivre en paix.
Laurent Margantin,
préface au numéro Henri Heine-Nelly Sachs
de la revue Europe, août-septembre 2015
Voir le texte sur son blog
[1Voici ce qu’écrit Georges-Arthur Goldschmidt : “Au vrai, et il suffit de le lire, on remarque rapidement à quel point sa pensée va en ligne droite, à quel point tout est déterminé et mené par la même cohérence et la même continuité intérieures.
[2Vorreden zur französischen Ausgabe der Reisebilder, Frankfurt am Main, Heinrich Heine Werke, zweiter Band, herausgegeben von Wolfgang Preisendanz, Insel Verlag, 1968, p.501.
[3Cité par Heinrich August Winkler, Histoire de l’Allemagne, le long chemin vers l’Occident, Paris, Fayard, 2005, p.45. Le 10 octobre, suite à des violences populaires à Versailles, l’Assemblée signe un décret désignant Louis XVI non plus Roi de France, mais Roi des français.
[4Heinrich Heine Werke, vierter Band, herausgegeben von Wolfgang Preisendanz, Insel Verlag, 1968, p. 20.
[5« Parallelen zum 9. November 1938 sind nicht zu übersehen. Der Phi¬lo¬soph Man¬fred Frank warnte in der Frankfurter Paulskirche vor einer An¬pas¬sung des Grund¬ge¬setzes an die vox populi », in : Frankfurter Rundschau vom 12. Novem¬ber 1992, S. 17/8.
[6« Les écrivains rassemblés dans la Jeune Allemagne étaient ceux qui, au sein d’un Etat obéissant à l’idéologie de la Restauration, réclamaient une liberté et un droit à l’autodétermination dans les questions politiques, religieuses et morales. Dans leurs écrits, ils traitaient des grandes questions de l’époque afin de pouvoir ainsi dynamiser le débat sur l’Etat, l’Eglise et la société. Ils se comprenaient comme les héritiers de la tradition progressiste de l’histoire culturelle allemande, d’une ligne qui partait du réformateur religieux, Luther, conduisait ensuite au philosophe éclairé, Kant, et au promoteur d’une littérature nationale, Lessing, pour aboutir finalement à l’analyste critique de l’époque contemporaine, Börne. Leur déclaration de guerre s’adressait aux hommes politiques du système de la Restauration et à leurs auxiliaires » (Michael Werner & Jan-Christoph Hauschild, Heinrich Heine, une biographie, Paris, Seuil, 2001, p.281)
[7Ludwig Marcuse, Heinrich Heine, Melancholiker, Streiter in Marx, Epikureer, Diogenes Taschnebuch, 1977 (1969).
[8Cité in : Michael Werner & Jan-Christoph Hauschild, Heinrich Heine, une biographie, Paris, Seuil, 2001, p.285.
[9« Il n’y a pas de Witz dans les âmes sereines. Le Witz est l’expression d’une perte d’équilibre : il est à la fois la conséquence de cette perte et en même temps le moyen du rétablissement. La passion a le Witz le plus fort. L’état de dissolution de tous les rapports, le désespoir ou la mort spirituelle sont le plus terriblement witzig ». (Notre traduction)
[10Jacques Le Rider, L’Allemagne au temps du réalisme, Paris, Albin Michel, 2008, p.24.
[11Traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Paris, éditions de l’Imprimerie nationale, 1993, p.205.
[12De l’Allemagne, avant-propos écrit pour l’édition de 1855.
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(Re)Lectures de MarxEngels : 1. Le(s) spectre(s)

Brouillon du Manifeste du Parti communiste

Brouillon du Manifeste du Parti communiste

Puisqu’il faut tout reprendre depuis le début, je commence ici une nouvelle série consacrée aux grands penseurs allemands que furent Friedrich Engels et Karl Marx. Je l’ai tagué (Re)Lectures de MarxEngels. Il y aura les deux, des lectures et des relectures – relectures aussi au sens de réinterprétation – en faisant appel à différents lecteurs et relecteurs notamment Jacques Derrida, Stephan Hermlin, Heiner Müller et Bernard Stiegler. Et je commence, je dirais presque comme il se doit, par le Manifeste du Parti communiste et son célèbre incipit.
 «Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus. Alle Mächte des alten Europa haben sich zu einer heiligen Hetzjagd gegen dies Gespenst verbündet, der Papst und der Tsar, Metternich und Guizot, französiche Radikale und deutsche Politzisten»
«Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont groupées en une sainte alliance pour traquer ce spectre, le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux français et les policiers allemands»

Lever de rideau

Que vient faire cette histoire de fantômes dans un manifeste ?
Jacques Derrida dans Spectres de Marx s’arrête à cette entrée en matière qu’il qualifie de «lever de rideau»
« j’ai relu le Manifeste du parti communiste. Je l’avoue dans la honte : je ne l’avais pas fait depuis des décennies – et cela doit bien trahir quelque chose. Je savais bien qu’un fantôme y attendait, et dès l’ouverture, dès le lever du rideau ».
Trahir. Cela doit bien trahir quelque chose. On peut interpréter cela de deux manières, d’une part comme une façon de dire cela (me) révèle quelque chose (la peur du fantôme?) et d’autre part comme l’expression d’un sentiment de trahison (un oubli de Marx ?).
Il m’est arrivé de le rejeter un moment confondant Marx et les marxistes. Or, la hantise de Marx était qu’il put y avoir des marxistes.«Tout ce que je sais a-t-il écrit, c’est que je ne suis pas marxiste». Mais j’y suis revenu. A moins que ce soient MarxEngels les revenants.
Derrida :
«Exorde ou incipit : ce premier nom [spectre] ouvre donc la première scène du premier acte Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus. Comme dans Hamlet, le prince d’un Etat pourri, tout commence par l’apparition du spectre. Plus précisément par l’attente de cette apparition »
L’attente ? Qui attend quoi ?
MarxEngels n’ont pas écrit que les puissants d’Europe ont une peur obsessionnelle d’une force en devenir appelée communisme au point d’organiser des battues, des lâchers de chiens dans leur chasse à courre –Hetzjagd – pour conjurer leur obsession, non, ils nous parlent d’une histoire de fantôme. Ils ont écrit «un spectre hante l’Europe», au présent comme si c’était toujours encore le cas aujourd’hui et de manière intemporelle, non datée. Sont temporelles et datées les puissances. Elles passent, on peut en rallonger la liste y compris y associer les pays du socialisme dit réel, le spectre semble hanter toujours. Cette hantise est-elle constitutive de l’Europe se demande Derrida ? Le Gespenst, le fantôme, geht herum. Il hante. L’expression allemande pour dire la hantise tend à suggérer en même temps que ce spectre se promène, geht herum, tourne autour voire fait des détours. Le fantôme circule. Dans Hamlet de Shakespeare, il apparaît en différents endroits, il se promène, il entre et sort. Il est même un moment sous terre. Il ne se contente pas d’apparaître, il bouge l’animal, il entraîne.
Shakespeare :
Another part of the platform.
Enter GHOST and HAMLET
Dans un autre coin de la terrasse,
entrent le Spectre et Hamlet
Enter GHOST and HAMLET devient dans la traduction de A.W. Schlegel ; Der Geist und Hamlet kommen. On pourrait comprendre qu’ils entrent ensemble mais Yves Bonnefoy traduit : Entre le spectre suivi de Hamlet. C’est justifié par la première réplique de la scène dans laquelle Hamlet dit : Où me conduis-tu ? Parle, je n’irai pas plus loin. Il faut les rappeler à l’ordre de temps en temps ces fantômes même quand c’est, comme pour Hamlet, celui du père et ne pas se faire balader.
Gespenst est classiquement traduit pas fantôme. Le spectre est «apparition fantastique, généralement effrayante, d’un mort, d’un esprit  dit le dictionnaire. Le fantôme est aussi une apparition fantastique, un être surnaturel ? Les deux peuvent être des revenants : esprit d’un(e) défunt(e) censé revenir de l’autre monde pour se manifester aux vivants sous une apparence humaine. La langue allemande utilise alors plutôt le terme Wiedergänger. En examinant les différentes traductions allemande et française de Ghost dans l’oeuvre de Shakespeare, on s’aperçoit que spectre, esprit Geist, fantôme sont interchangeables. Yves Bonnefoy utilise aussi le mot  ombre. Il ne viendrait cependant à l’idée de personne de traduire : «un fantôme hante l’Europe, le fantôme du communisme».

Que le spectre se manifeste !

Cela veut-il dire que l’image du communisme qu’ont les puissants est fantasmée ? Ils s’en sont fait un conte, ein Märchen, précise le Manifeste quelques phrases plus loin. Le fantasme est constitutif de leur volonté hégémonique. «La hantise appartient à la structure de toute hégémonie» écrit Derrida. A l’époque du Manifeste, rappelle-t-il, le spectre  «était redouté comme communisme à venir». C’est une promesse de futur mais «déjà reconnue comme une puissance»(MarxEngels) qui alimente la peur de la sainte alliance européenne des nantis. Et depuis ce qu’il est convenu d’appeler l’échec du communisme bien qu’il n’ait jamais existé ? Les pouvoirs donnent l’impression de continuer à croire au retour possible du spectre et de vouloir le conjurer comme si eux savaient qu’il est toujours potentiel. Et les autres européens ? En attente ?
La transformation qu’opère MarxEngels par rapport à Shakespeare est de passer du fantôme d’un personnage et pas n’importe lequel celui du père, au spectre d’une idée, ou d’un ensemble d’idée, le communisme.. Comment passe-t-on du spectre esprit au spectre de l’esprit ? En s’incarnant ? Marx n’a-t-il pas dit que les idées deviennent force matérielle en s’emparant des masses ? Le Manifeste a précisément été écrit pour que le spectre sorte du fantasme et se ….manifeste.
Rendre visible les fantômes, pourrait-être une idée à retenir. Et des fantômes ce n’est pas ce qui manque.
Et l’esprit du manifeste lui-même ? Il a, peut-être comme tout livre, quelque chose de fantômal tantôt absent, tantôt présent dans son esprit, ou présent c’est à dire lisible, actuel dans certains de ses passages, effacé dans d’autres. On y trouve aussi l’ombre de son auteur. L’idée maîtresse du Manifeste, Friedrich Engels l’attribue exclusivement à Marx.
Elle consiste en ceci  :
«la production économique et la structure sociale qui en résulte nécessairement forment à chaque époque historique la base de l’histoire politique et intellectuelle de cette époque ; que par suite (depuis la dissolution de la primitive propriété commune du sol), toute l’histoire a été une histoire de luttes de classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre classes dominées et classes dominantes aux différentes étapes de leur développement social ». (F. Engels Préface de 1883)
Les nombreuses éditions du Manifeste du Parti communiste ont donné lieu à de nombreuses préfaces de MarxEngels eux-mêmes. Dans celle de 1872, par exemple, au bout d’une énumération de ce qu’il faudrait réécrire, ils semblent regretter de ne plus pouvoir le faire : «Cependant le Manifeste est un document historique que nous n’avons plus le droit de modifier ».
Derrida :
«À la relecture du Manifeste et de quelques autres grands ouvrages de Marx, je me suis dit que je connaissais peu de textes, dans la tradition philosophique, peut-être nul autre, dont la leçon parût plus urgente aujourd’hui, pourvu qu’on tienne compte de ce que Marx et Engels disent eux-mêmes (par exemple dans la Préface de Engels à la réédition de 1888) de leur propre «vieillissement» possible et de leur historicité intrinsèquement irréductible. Quel autre penseur a-t-il jamais mis en garde à ce sujet de façon aussi explicite ? Qui a jamais appelé à la transformation à venir de ses propres thèses ? Non pas seulement pour quelque enrichissement progressif de la connaissance qui ne changerait rien à l’ordre d’un système mais afin d’y prendre en compte, un compte autre, les effets de rupture ou de restructuration ? Et d’accueillir d’avance, au-delà de toute programmation possible, l’imprévisibilité de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques, de nouvelles donnes politiques ? Aucun texte de la tradition ne parait aussi lucide sur la mondialisation en cours du politique, sur l’irréductibilité du technique et du médiatique dans le cours de la pensée la plus pensante – et au-delà du chemin de fer et des journaux d’alors dont les pouvoirs furent analysés de façon incomparable par le Manifeste. Et peu de textes furent aussi lumineux sur le droit, le droit international et le nationalisme.
Ce sera toujours une faute de ne pas lire et relire et discuter Marx».
Pour le Manifeste du Parti Communiste, on trouvera aisément des éditions en livre de poche et/ou gratuitement en ligne. Spectres de Marx de Derrida est paru en 1993 aux éditions Galilée. Derrida a également publié une réponse aux critiques de Spectres de Marx dans Marx & Sons(PUF)
La page brouillon manuscrite du Manifest der Kommunistischen Partei provient de l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam. Elle est inscrite au registre de la mémoire du monde (Unesco)
(à suivre)

 

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Adieu à la Volksbühne par la remise en mémoire de La mission de Heiner Müller

#Chronique berlinoise (8)
Adieu à la Volksbühne
Remise en mémoire d’un spectacle :
La mission (Auftrag) de Heiner Müller (1980), dans une mise en scène de son auteur.
Volksbühne
Tout est sur la photo : le célèbre OST (Est), un verkauft (vendu), une fissure et même un bâtiment qui penche, mais cela s’est fait comme ça, pas exprès, c’est à cause de la cycliste : voici la Volksbühne de face, le Théâtre populaire (ou du peuple), nous avons en France les deux expressions. Il est situé place Rosa Luxemburg, à côté de la maison Liebknecht, plus symbolique on ne fait pas mais les symboles semblent, par les temps qui courent et depuis longtemps si l’on en croit Marx,  avoir vocation à partir en fumée.
«Naturellement le théâtre allemand est très important mais le public a changé. Berlin est aujourd’hui une ville cosmopolite. Ce n’est pas simple pour la langue allemande».
(Le Monde 29 avril 2015)
Puisque tout se défait pourquoi ne pas défaire le théâtre de sa langue et puisqu’on y est pourquoi ne pas défaire la langue elle même ?
La déclaration est de Chris Dercon, historien d’art, directeur de la Tate Modern de Londres après avoir dirigé un autre musée la Haus der Kunst de Münich, qui venait d’être désigné par la Municipalité de Berlin pour succéder à Franck Castorf à la direction de la Volksbühne en 2017.
Je crois que tout est dit dans cette déclaration. La Jet society n’a en effet que faire de la langue allemande. Et, même si c’est moins perceptible dans les grandes capitales, la tendance dans les villes est à la gestion des affaires culturelles par les offices du tourisme ou à leur manière : Event, event, event, ils n’ont que ce mot à la bouche. Il n’y a plus de rapport avec l’agora, il n’y a plus d’agora.
Alors, un théâtre sans texte ? Cela existe déjà à Berlin. Il suffit de se rendre au Berliner Ensemble (BE) voir un spectacle performance de Bob Wilson. Il y a ce paradoxe dans la capitale allemande de voir d’un côté au BE, Wilson qui n’en finit pas de couper dans les textes (Dans Lulu de Wedekind, il ne restait pratiquement plus que les didascalies) alors que de son côté, à la Volksbühne, Frank Castorf n’en finit pas de rajouter du texte au texte. On ne signifie pas mieux des deux côtés qu’il y a un problème avec le théâtre et ses textes surtout si l’on y ajoute la tendance à mettre sur scène des romans. Je n’entre pas plus avant dans la polémique  qui ne soulève pas de grosses vagues si j’en juge par le faible dossier qu’y a  consacré la revue Theater der Zeit du mois de juin.
Il y avait en juin dernier à l’affiche la toute dernière représentation d’Ivanov de Tchekhov dans la mise en scène de Dimiter Gottscheff, décédé fin 2014. J’y suis allé en me disant qu’il n’y avait pas mieux pour faire mes adieux à la Volksbühne,
Je parle de celle que j’ai connue bien sûr, qui a été pour moi le théâtre de fortes émotions que je n’ai plus retrouvées nulle part. La Volksbühne continuera d’exister et d’y présenter des spectacles, on verra bien lesquels. Faire mes adieux était plutôt une façon de secouer mon propre passé dont une partie passe par là. Et à vrai dire, la Volksbühne, il y avait longtemps que j’y avais plus été.
J’aurais voulu vous présenter ici une photographie de l’intérieur mais c’est interdit. On dirait qu’on ne plaisante pas avec les droits d’auteur chez Frank Castorf.
Le spectacle se termine : Standing ovation pour un théâtre d’engagement jubilatoire. Le public a sans doute compris aussi que quelque chose finissait.
J’ai vainement cherché une histoire de la Volksbühne quelque peu surpris que cela n’existe pas. La Volksbühne a été créée à la fin de 1914 grâce à ce qu’on appelle aujourd’hui un financement participatif (crowdfunding), un financement participatif ouvrier, l’Arbeitergroschen (le sou de l’ouvrier) dans le cadre d’un mouvement plus vaste des théâtres populaires en Allemagne. La maison a d’abord été dirigée par Max Reinhardt, Erwin Piscator y sera attaché comme metteur en scène, ce sera un haut lieu du théâtre politique. Après la seconde guerre mondiale, la tentative de recréer un mouvement autonome des théâtres populaires se heurtera au refus des Soviétiques qui l’ont organiquement intégré au syndicat FDGB. Dans tout le temps de la RDA, la Volksbühne sera propriété syndicale. Ceux qui pense que c’est avec cette tradition et cette histoire que l’on veut rompre n’ont sans doute pas tort.
Je ne dirais pas comme je l’ai lu dans une revue savante que c’était dans la période est-allemande un lieu de contre-culture – contre quoi comme culture d’ailleurs ? – encore moins dissident – on ne raisonnait pas dans ces catégories – plutôt un lieu de complicité entre le théâtre et son public dans une sorte de second degré partagé inaccessible à un pouvoir aveugle. Je me souviens de cette scène au début de Léonce et Lena de Büchner dans la mise en scène de Jürgen Gosch.  On y voyait un groupe de vieillards aveugles descendre en tâtonnant de leurs cannes blanches les marches d’un grand escalier. Tout le monde avait compris. Et le pouvoir a fini par le savoir aussi. Le spectacle fut interdit. C’était en 1978. Et la suite, on la connaît désormais.
J’y ai néanmoins découvert entre interdits et possibles les pièces de Heiner Müller, La bataille que j’ai déjà évoquée  et Tracteur mais aussi Die Bauern (Les paysans) variante de la pièce interdite La déplacée, et Der Bau (La Construction ) dans les mises en scène de Fritz Marquardt et surtout La mission dans une mise en scène de son auteur. Ce fut pour pour moi un moment théâtral d’une rare intensité. Tout un univers s’ouvrait devant moi. Ce spectacle je l’ai vu et revu, nous l’avions intensément discuté et commenté, mis en relation avec nos lectures de l’époque, l’édition chez Corti des œuvres complètes de Lautréamont avec la préface de Julien Gracq (de 1947) dont il sera question ci-dessous date de 1973. Le spectacle entrait en forte résonance avec mes préoccupations. Que faire quand on est confronté à la trahison des idéaux auxquels on a cru ? Il a constitué un moment important dans ma trajectoire de rupture avec ce socialisme prétendument réel et ses soutiens.
Tout cela a donné un texte qui avait été publié en 1981 dans la revue Connaissance de la RDA et qui à la relecture d’aujourd’hui m’apparaît plus personnel que je ne l’imaginais. Je le republie tel qu’il avait paru, comme un témoignage, un moment biographique. Il y aurait d’autre choses à dire aujourd’hui de La mission, d’autres lectures sont possibles, j’y reviendrai. J’ai maintenu mes propres traductions du texte qui n’est paru en France que l’année suivante. Je me suis permis un tout petit ajout : préciser que l’air interprété par Maria Callas à la fin du spectacle dans le dernier monologue du traitre s’intitule io no volio morir. La référence est importante. Müller dans son autobiographie souligne à quel point le comédien, Jürgen Holz, se jetait d’un mur à l’autre de la salle comme luttant contre la Callas.
Si j’avais compris à l’époque qu’on ne permettait à Müller que de travailler dans une salle de répétition au troisième étage de la Volksbühne, j’ignorais que la condition posée par le ministère de la culture est-allemand pour que cela puisse se faire était qu’il n’y ait pas plus de 50 spectateurs par soirée comme le raconte Jürgen Holz dans un entretien publié dans le numéro spécial de Theater der Zeit qui lui est consacré. Au final il ne restera que 38 places pour chacune des 86 représentations sur 3 années. Ce fut donc un privilège d’avoir pu y assister. La mise en scène de la même pièce, par Müller également, en 1982, à Bochum sera complètement différente.
Voici donc ce que j’en disais à l’époque
Connaissance de la RDA

Sur la dernière pièce, der Auftrag de Heiner Müller
Fin de mission
Bernard Umbrecht

Après Hamletmaschine, Heiner Müller avait déclaré que, sauf à rendre feuille blanche, il devait trouver un autre point de départ. Voici donc Der Auftrag, La mission, dont le texte que l’auteur a mis lui-même en scène à la Volksbühne, est paru dans la revue Sinn und Form en 1979 (No 6). Avec ce sous-titre : Erinnerung an eine Revolution (Remise en mémoire d’une révolution),
C’est un retour de et dans l’histoire (1) qui pour Müller est toujours toute l’histoire y compris celle de ses mythes, une histoire qui travaille inconsciemment, précisément là où on la refuse. Les éléments de la parabole sont empruntés à une nouvelle d’Anna Seghers, Lumière sur le gibet. Heiner Müller a écrit par ailleurs un poème intitulé: Motifs chez A.S.
Debuisson en Jamaïque / Entre des seins noirs / A Paris Robespierre / La mâchoire fracturée / Ou Jeanne d’Arc en l’absence de l’ange / L’ange est toujours absent à la fin / DANTON LA MONTAGNE DE CHAIR / NE PEUT DONNER DE VIANDE A LA RUE / CHASSE AU GIBIER EN CHAUSSURES JAUNES / Christ. Le diable lui montre les royaumes du monde (2) / JETTE LA CROIX ET TOUT T’APPARTIENDRA / Dans les temps de trahison / les paysages sont beaux /.
Dans ce texte de 1958, le thème de la trahison est annoncé. Par rapport à Anna Seghers, Müller se situe cependant sur un autre plan tant historique que littéraire. D’abord la parabole devient métaphore. Müller intègre à sa réflexion toute une série d’autres expériences notamment celle du stalinisme. Enfin les traces de Lautréamont ·et du surréalisme abondent dans le texte. Müller est le seul écrivain de RDA a avoir assimilé de la sorte la littérature surréaliste qui a fourni au théâtre, estime-t-il, un arsenal de formes peu utilisées. Elles sont, comme l’est Artaud, «un dérangement productif» contre un certain type de rationalisme. Car,
«A chaque fois que l’Aufklärung a occupé un territoire, se sont ouvertes «à l’improviste» des zones d’ombres inconnues. A chaque fois l’alliance avec le rationalisme a dénudé le dos des forces de gauche pour le poignard de la réaction, forgé dans ces zones d’ombres» (3) .
La question posée et qui traverse toute son œuvre est celle que posait déjà Julien Gracq, en 1947, dans sa préface aux Chants de Maldoror de Lautréamont et à laquelle Müller se réfère. Julien Gracq écrivait (4) :
«Ce qu’il y a eu dans toute cette époque de plus authentiquement révolutionnaire n’a jamais, semble-t-il, admis à fond l’avantage qu’il y avait à mettre de son coté les forces obscures. Celles-ci ont toujours invariablement joué en faveur des réactionnaires… On peut se demander si un mouvement révolutionnaire conquérant n’est pas tenu de se charger de tous les projectiles qu’il trouve sur sa route, et s’il ne sera pas tenu de payer un jour pour chaque omission, méprisante ou dégoûtée. C’est de telles (et graves omissions) que pourrait témoigner directement l’explosion démentielle et si déconcertante de l’hitlérisme, dont on reste encore à attendre, du côté révolutionnaire, une explication exhaustive. Les causes économiques sont mises bien entendu en évidence mais sont fort loin d’épuiser le phénomène de sa violence et sa singularité. Reste que l’hitlérisme, il est inutile et encore plus dangereux de chercher à se le dissimuler, a galvanisé pour des années les masses allemandes et qu’on est en présence de ce qu’il faut bien appeler – en soulignant qu’on s’y résigne trop facilement – le scandale des scandales : le prolétariat mondial obligé de tendre le poing avec dégoût à l’ensemble de la classe ouvrière allemande. La marge d’indétermination, où se font jour de purs phénomènes affectifs et «irrationnels» s’il en fût, apparaît ici trop débordante. (Il est bien entendu qu’on se refuse pour commencer à toute insinuation – d’un goût détestable – au sujet d’un «phénomène spécifiquement allemand»). C’est le problème immense du passage du substrat économique à un état de conscience moteur que pose l’hitlérisme avec une acuité et une urgence que, il faut bien le dire, l’on n’avait pas soupçonné jusque là ».
Cet extrait constitue aussi une excellente introduction au théâtre de Heiner Müller, surtout si l’on y ajoute encore le passage suivant:
«Contre cette camisole de force que les mœurs bourgeoises passent au poète sous le nom ambigu (il sacre, mais surtout il isole) de «génie», s’élèvera un jour la revendication inflexible de Lautréamont: «la poésie doit être faite par tous. Non par un», revendication qui révèle chez lui le sens aigu de la nécessité d’une conquête de l’irrationnel, dépouillé de ses tabous et oripeaux sacrés ; conquête faite en commun et parallèle à l’affranchissement social collectif».
Müller pour sa part cite Kafka: «la littérature est une affaire du peuple »(5)

Descente dans les catacombes

Au troisième étage de la Volksbühne les proportions scène/salle sont inversées. Le plus petit espace est réservé aux gradins des spectateurs. Le sol est la scène. Mais plus encore, on projette (utopie communiste) de détruire la relation scène/salle ; la barre (/) étant historique; transitoire. L’espace spectateur est dérangé par la présence aux sommets des gradins de deux morts (le spectre des reniements?) dans leurs cercueils dressés verticalement. Les spectateurs sont confrontés à cette image en entrant dans la salle après avoir parcouru le dédale des couloirs. Deux mythes sont évoqués: celui de Dédale / Icare et celui d’Orphée. Ce dernier mythe est élargi et les spectateurs sont invités à suivre l’auteur dans sa descente en enfer pour en libérer les morts.
«Si un jour l’histoire ouvre les catacombes, il se peut que le despotisme meure étouffé par l’odeur de nos cadavres» fait dire Büchner à Danton dans sa pièce La Mort de Danton.
Entre Büchner et nous, l’histoire a fourni matière à d’autres tragédies.
Le programme du spectacle reproduit la photo des communards assassinés par la réaction versaillaise et le fac-simile du numéro de L’Ami du peuple que Marat tenait en main lorsqu’il fut assassiné par Charlotte Corday.

« J’écris ceci sur mon lit de mort» Lautréamont

Le spectacle s’ouvre sur un très beau lied de Schubert Gute Nacht du cycle des lieder tragiques Winterreise : «Fremd bin ich eingezogen, Fremd zieh ich wieder aus….». Un homme déchire des passeports sur son lit de mort, Galloudec écrit au citoyen Antoine pour rendre compte de la mission révolutionnaire. Ils étaient trois, un ancien esclave noir, Sasportas, un paysan breton, Galloudec, un médecin (intellectuel européen) Debuisson, émissaires de la Révolution francaise chargés d’organiser un soulèvement à la Jamaïque. Leur mission n’est pas accomplie et celui qui la leur a confiée au nom de la Convention, Antoine, n’est plus en poste, car entre temps la métropole est entrée dans sa phase postrévolutionnaire «la France s’appelle Napoléon»,
Galloudec meurt amputé d’une jambe, «la jambe gauche». Sasportas a été pendu. Debuisson seul est encore en vie. Il a trahi.
Les cadavres dans les cercueils sont ceux de Galloudec et Sasportas. A l’intérieur de la parabole, la métaphore de l’amputation. Elle évoque celle du conducteur de tracteur dans une autre pièce de Müller: Bataille / Tracteur. Volontaire en RDA, après la guerre, pour labourer cette terre où reposent tant de morts, ce champ encore infesté de bombes, il perd sa jambe en passant avec sa charrue sur une mine. Le fascisme a amputé l’Allemagne de son avant-garde révolutionnaire alors que l’URSS s’appelait Staline. Rimbaud lui aussi est mort amputé.

«La lettre matérialise l’instance de la mort» Lacan. Séminaire sur la lettre volée

Le marin à qui Galloudec a confié sa lettre finit par trouver Antoine. Celui-ci tout d’abord refuse de se faire connaître comme en étant le destinataire. Son refus est trahison de la mémoire des morts. Antoine a enterré l’avenir avec son passé. la lettre, l’évocation de la mort de Galloudec, puis de celle de Sasportas déc1anche la remise en mémoire de la révolution «perdue». Dans un dialogue avec les deux morts, il dit :
«Je suis l’Antoine que tu as cherché. Il faut être prudent. La France n’est plus une République. Notre Consul est devenu empereur et conquiert la Russie. Quand on a la bouche pleine, il est plus facile de parler de la révolution perdue … La liberté conduit les peuples sur les barricades et quand les morts se réveillent, elle porte un uniforme. Je vais te dire un secret, elle aussi n’est qu’une putain».
Ce type de passage de l’histoire au rapport subjectif qu’entretient avec elle l’individu est une ligne dramaturgique qui traverse toute l’œuvre.
Chacun des trois révolutionnaires est confronté à un idéal, liberté, égalité, fraternité, les prostituées de la nouvelle classe dirigeante. Antoine, sa femme, le marin se trouvent, dans la mise en scène de Müller et de sa femme Ginka Tscholakowa, dans ‘une sorte de chambre de poupée, roulée très très près du public (le débat est privé et non public, la conversation chuchotée).
L’évocation par Antoine de la Terreur, puis de sa peur, les réminiscences du passé sont interrompues par un «viens au lit, Antoine», de sa femme. L’histoire se déplace dans la chambre à coucher. Antoine (Jürgen Holz) rejoint les deux morts/laissant derrière lui une traînée rouge.
Il me semble intéressant de mettre cette scène en relation avec le passage suivant :
«Il règne un malentendu fondamental qui depuis lors traverse ma vie comme une corde rouge et qui repose sur le fait que Dieu, d’après l’ordre de l’univers, ne connaissait vraiment pas l’homme vivant, et n’avait pas besoin de le connaître. D’après l’ordre de l’univers, il n’avait à fréquenter que des cadavres», écrit le président Schreber dans ses Mémoires citées et analysées par Freud (6).

«Pendant l’acte sexuel passe l’ange du doute»

La voix de la femme dit :

«Je suis l’ange du doute. Avec mes mains je distribue l’ivresse, l’éther, l’oubli, le plaisir et la souffrance des corps. Mon discours est le silence, mon chant le cri. La terreur habite à l’ombre de mes ailes. Mon espoir est le dernier souffle. Mon espoir est la première bataille. Je suis le couteau avec lequel le mort force son cercueil. Je suis celui qui sera (7). Mon vol est le soulèvement, mon ciel l’abîme de demain» .
Ici la référence à Lautréamont, à Baudelaire, Rimbaud est nette. Le doute comme demande du sujet à être et fondement de l’espoir.
Sur la scène un tunnel de toile blanche. A l’intérieur Debuisson dont l’habillement évoque Rimbaud.
La première image qui s’est présentée aux trois émissaires de la Révolution à leur arrivée en Jamaïque est celle d’un esclave emprisonné dans une cage sous le soleil brûlant. Leur mission n’autorise pas de s’arrêter au sort d’un seul individu, dit Debuisson. Galloudec : «C’est toujours un seul qui meurt (8). Mais on ne compte que les morts». Debuisson : «La mort est le masque de la révolution». Pour Sasportas la mort ne compte pas.

Le jeu des masques

Pour accomplir leur mission et entrer en Jamaïque, les trois révolutionnaires doivent se déguiser. C’est une référence à La Décision de Brecht. Le jeu des masques est en quelque sorte organisé par l’intellectuel. Debuisson, qui a trahi pour la révolution sa classe d’origine, prend le masque de son passé pour remplir une mission révolutionnaire. Ce ne sera pas impunément. Il dit :
«je suis celui que j’étais, le fils d’un marchand d’esclaves à la Jamaïque, retourné dans le giron familial pour faire un héritage, venu du ciel sombre d’Europe obscurci par la fumée des incendies et ensanglanté de nouvelle philosophie, dans l’air pur des Caraïbes».
La terreur de la révolution lui a ouvert les yeux sur cette vérité éternelle, «tout l’ancien est meilleur que tout ce qui est nouveau».
Debuisson n’a pas de problèmes avec son masque. Il joue facilement son rôle. Galloudec par contre sort deux fois de son rôle de paysan breton qui a appris à haïr la Révolution à cause de la guillotine. Sa nature profonde déborde de son masque. Sasportas, lui, porte son rôle d’esclave inscrit sur son corps noir.
Le rideau tombe. De haut en bas la même phrase est répétée :
«LA RÉVOLUTION EST LE MASQUE DE LA MORT. LA MORT EST LE MASQUE DE LA RÉVOLUTION. LA RÉVOLUTION EST LE MASQUE …»

Le théâtre de la Révolution blanche

Debuisson retourne dans le giron familial. Par la famille et la sexualité, les filets de l’ancienne société sont jetés sur lui et contribuent à consolider son masque. Petit Debuisson a fauté. Il a trompé Premieramour avec la Révolution. Premieramour se livre à un délire de séduction et de vengeance. «C’est cela l’homme, dit-elle, sa première patrie est sa mère, une prison». Pendant la scène, Debuisson se regarde. Il est joué par une toute jeune fille. Il ne dit rien. Père et mère dialoguent dans une armoire :
«Père : c’est la résurrection de la chair. Car le ver ronge éternellement et le feu ne s’éteint pas. Mère: il fornique à l’entour. Cric Crac maintenant mon cœur est brisé, voyez. Père: je te l’offre mon fils. Je t’offre les deux, blanche et ou noire. Mère : Ôtez ce couteau de mon ventre. Putains maquillées. Père : A genoux canaille et demande à ta mère sa bénédiction. MERE LA HAUT SUR LE MONT / OU SOUFFLE LE VENT / OU MARIE ABAT / L’ENFANT DIVIN. Retour au Groenland. Venez mes enfants le soleil y réchauffe chaque jour. Père : faites taire cette idiote».
Éducation, religion, sexualité, une «zone d’ombre».
Entre temps s’est ouvert le théâtre de la Révolution qui rend la vie aux deux morts.
Sasportas, descendu sur scène, joue Robespierre, Galloudec Danton. Ils ont tous deux d’énormes crânes en caoutchouc. La mâchoire de Robespierre ne cesse de se détacher. La grosseur des têtes souligne l’absence des corps. Dans des scènes clownesques, Sasportas-Robespierre et Galloudec-Danton échangent des insultes dont celle-ci : laquais de Wallstreet. L’anachronisme est voulu. Danton présente l’attraction de ce théâtre : Maximilien, la vertu, l’homme sans bas ventre.
Sasportas annonce la fin du «théâtre de la révolution blanche», (du théâtre de la Raison ? ).
Debuisson est condamné à mort «parce que tes pensées sont blanches sous ta peau blanche», dit Sasportas. «Parce que tes yeux ont vu la beauté de nos sœurs (mythe d’Orphée) … Parce que tu es un propriétaire, un seigneur … La misère avec vous autres, c’est que vous ne savez pas mourir. C’est pourquoi vous détruisez tout ce qui vous entoure pour votre ordre de mort, dans lequel l’ivresse n’a pas de place. Pour notre révolution sans sexe…Qui sue pour vos philosophies. Jusqu’à ton urine et ta merde qui sont exploitation et esclavage». La clownerie n’est pas rédemptrice. Des coups de feu signalent que Debuisson a été exécuté.

La métaphore de l’ascenseur

Le premier volet du triptyque s’achève donc par la mort de Debuisson. Le tout sera repris, situé à l’époque actuelle. Ce sera la tragédie de la trahison de Debuisson.
Le texte central de la pièce est un texte à la limite du théâtre. Un très beau texte en prose.
Derrière le rideau noir, dans la salle noire, une voix : celle de Jürgen Holz, qui, dans la mise en scène de Müller, joue aussi le rôle de Debuisson et celui d’Antoine.
Ce texte nettement séparé en deux parties commence par un «je» et se termine par: «Un jour l’AUTRE viendra à ma rencontre, l’antipode, le double avec mon visage de neige. L’un de nous deux survivra». «Je est un autre» a écrit Rimbaud.
«JE», habillé en employé ou ouvrier un jour de fête se trouve dans l’ascenseur. Il a (croit avoir ou espère) rendez-vous avec le chef (qu’il appelle en secret Numéro 1). La nouvelle du rendez-vous l’a atteint dans la cave. Le chef doit avoir une mission à lui confier sinon pourquoi le ferait-il appeler. «Je», dans l’ascenseur, est préoccupé d’ajuster sa cravate et s’inquiète. Arrivera-t-il à l’heure ? Mais à quel étage se trouve le bureau du chef ? L’heure du rendez-vous passe. L’aiguille de sa montre tourne de plus en plus vite: «Je» prend conscience qu’il y a longtemps que quelque chose ne colle pas : «avec ma montre, avec cet ascenseur, avec le temps». Il se livre à des spéculations, regrette d’avoir lu de la poésie au lieu de la science. «Le temps se disloque et quelque part au quatrième ou au vingtième étage (ce ‘ou’ pénètre comme un couteau dans mon cerveau imprudent) le chef (que j’appelle en secret No 1) attend avec la mission qu’il veut me confier, à moi qui ai failli à ma tâche». Peut-être que la mission est déjà une affaire classée comme on dit dans le langage des fonctionnaires. Il fait un rêve désespéré à l’intérieur de son rêve : se rouler en boule, briser les parois de l’ascenseur et rattraper le temps. Il imagine le désespoir et le suicide du chef, «sa tête dont le portrait orne tous les locaux administratifs». Qu’il n’ait pas entendu de coup de feu ne signifie rien. Ce qui se passe dans le bureau du chef ne regarde pas la population.
Le pouvoir est solitaire. Le narrateur décrit une expérience physique d’écart entre le temps du sujet et le temps de l’histoire, thème central de l’œuvre de Heiner Müller ainsi qu ‘il l’a expliqué dans un entretien avec J. Poulet (9) et au cours duquel il précisait :
«La naissance du désespoir, c’est quand l’écart atteint une telle proportion qu’il détruit l’identité du sujet. A ce moment-là, la seule issue qu’on a en tant qu’auteur, c’est de publier cet état de conscience parce que la société va entamer le débat là-dessus. Si un auteur publie, c’est pour attirer l’attention sur cet écart et dans l’espoir que le débat permettra de trouver des solutions»
Que se passe-t-il quand la société refuse le débat ?
Sortant de l’ascenseur, le comédien passe devant le rideau, «JE» se retrouve perdu sur la, route d’un village du Pérou, sans mission. «Il ne me reste que la fuite. Avec le peu d’argent dont je dispose (en devises) je n’ai de toute façon pas les moyens d’acheter ma liberté». Comment remplir une mission inconnue ?
On peut évidemment penser à la fuite en Afrique de Rimbaud. La fonction de l’auteur est évoquée par la réunion de deux mythes, celui d’Orphée et celui de Dédale-Icare.

La tragédie contemporaine de la trahison

Après l’entracte, la salle est dépouillée de tout décor. Seul un récepteur de télévision diffuse des images pendant un court instant. Les trois révolutionnaires apprennent que le gouvernement qui leur a confié la mission d’organiser un soulèvement révolutionnaire en Jamaïque n’est plus en place. «La France s’appelle Napoléon». Que faire quand la révolution n’a plus de patrie et qu’on se retrouve orphelin ?
La fin de la pièce est centrée sur le personnage de Debuisson. Voyant ses idéaux trahis par la révolution, il trahit ses idéaux.
Debuisson : «Je nous délivre de notre mission . . . Ton masque Sasportas est ton visage. Mon visage est mon masque». Galloudec résiste, il ne veut pas admettre qu’il est sans mandat.
Sasportas est prêt à aller jusqu’au bout :
«Tant qu’il y aura des maîtres et des esclaves, nous ne sommes pas quittes de notre mission».
Debuisson donne libre cours à son doute. Pour un court instant il a peut-être l’histoire de son côté. Debuisson :
«Ce qui unit l’humanité, ce sont les affaires. La révolution n’a plus de patrie. Ce n’est pas nouveau sous le soleil … L’esclavage a de multiples visages. Son dernier visage, nous ne l’avons pas encore vu … De la Bastille à la Conciergerie, le libérateur devient gardien de prison. Mort aux libérateurs est la vérité dernière de la révolution».
Debuisson qui a tué aussi pour empêcher que leur mission ne soit trahie: «Peut-être que je n’ai fait que me laver les mains quand je les aie trempées dans le sang pour notre cause, la poésie a toujours été la langue du pardon, mon noir ami. Nous avons d’autres cadavres dans la nuque et ils seront notre mort si nous ne les jetons pas dans la fosse» .
Il raconte un rêve :
«Hier j’ai rêvé que je traversais New York. La région était en ruines et dépeuplée de blancs. Devant moi, sur le trottoir se dressait un serpent doré et lorsque je traversai la rue, ou plutôt cette jungle de métal bouillonnant qu’était la rue, sur l’autre trottoir un autre serpent. D’un bleu lumineux. Dans mon rêve je savais que le serpent doré, c’est l’Asie, le serpent bleu c’est l’Afrique. A mon réveil je l’avais à nouveau oublié. Nous sommes trois mondes … »
«Je veux ma part du gâteau du monde. Je découperai ma part dans la faim qui règne dans le monde. Vous, vous n’avez pas de couteau».
La dernière réplique de Sasportas :
«J’ai dit que les esclaves n’ont pas de patrie. C’est faux. La patrie des esclaves c’est la révolte. Je retourne au combat, armé des humiliations de ma vie … La mort est sans signification et sous le gibet, je saurai que mes complices sont les nègres de toutes les races, dont le nombre augmente à chaque minute que tu passes à ton auge d’exploiteur d’esclaves, ou entre les cuisses de ta putain blanche. Quand les vivants ne pourront plus lutter, les morts lutteront. Chaque battement de cœur de la révolution remettra de la chair sur leurs os, du sang dans leur veines, de la vie dans leur mort. La révolte des morts sera la guerre des paysages, notre arme, les forêts, les montagnes, les mers, les déserts du monde. Je serais forêt, montagne, mer, désert. Moi, c’est l’Afrique. Moi, c’est l’Asie. Les deux Amériques, c’est moi»
Le masque de Debuisson est devenu son visage. Tout comme Lautréamont qui, après avoir écrit Les Chants de Maldoror, a entrepris de «corriger dans le sens de l’espoir» les poèmes du désespoir (le désespoir est demande d’utopie), Sasportas corrige Debuisson. Pour paraphraser Lacan, Debuisson pense là où n’est pas Sasportas, Sasportas est là où ne pense pas Debuisson. Dans ce sens, il est aussi question des rapports entre l’intellectuel européen et le tiers monde.
«L’irruption du tiers monde dans l’histoire arrache aux conflits leur véritable nature», écrit Müller dans un texte sur Syberberg. Pour pouvoir être, Debuisson demande qu’on le tue afin qu’il ne trahisse pas. Mais Galloudec se solidarise avec Sasportas et lui dit : tu t’es exclu. Ils abandonnent Debuisson avec sa peur de trahir, puis avec la trahison qui l’envahit alors que le quitte le dernier souvenir. On entend pendant la danse de la trahison, la voix de Maria Callas chantant un air de Manon Lescaut de Puccini : io no volio morir. C’est, grâce aussi à l’intelligence de jeu de Jürgen Holz (10), le moment le plus intense de la pièce.
La lettre qui se termine «désigne la structure du langage en tant que le sujet y est impliqué»(11). En d’autres termes, la chanson n’épargne pas le chanteur. Elle n’épargne personne. La force de la pièce est dans la tentative d’articuler problématique du sujet et théorie de la Révolution. La grandeur de l’Art de Heiner Müller est d’être un art qui n’exclut rien ni personne et d’une grande force poétique. Un texte qui ne vous quitte pas, qui ne vous quitte plus.

Bernard Umbrecht (1981)
Paru dans la revue Connaissance de la RDA n°12, Mai 1981

(1) Voir Connaissance de la RDA N°6 , Mai 1978
(2) Nouveau Testament. Evangile selon St Matthieu 4,8.
(3) Heiner Müller: «Utiliser Brecht sans le critiquer, c’est le trahir» in Theater Heute, Jahrbuch 1980.
(4) Chants de Maldoror. Editions Corti. Paris 1973. Pages 73 et suivantes
(5) Thèses pour une discussion sur le Postrnodemisme. Conférence faite à New York en décembre 1978 in Geländewagen I, Berlin (Ouest). Herausgegeben von Wolfgang Storch, Verlag Asthetik und Komnmunikation.
(6) Freud: «Le président Schreber» in Cinq psychanalyses, P.U.F., Paris 1954, p. 276.
(7) Cf. Lacan : «Là où c’était, là comme sujet dois-je advenir».
(8) La phrase est de Lénine.
(9) France Nouvelle, 29 janvier 1979
(10) La distribution est excellente : La femme d’Antoine / Premieramour / L’Ange du doute : Margit Bendokat. Galloudec : Hermann Beyer. Sasportas : Dieter Montag. Marin : Harald Warmbrunn.
(11) J .L. Nancy. Ph. Lacoue Labarthe: Le titre de la lettre, éditions Galilée; 1973, p. 31.
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Chronique berlinoise (7) Escapade en zone poétique libre à la découverte d’un auteur, Kai Pohl

Descendant la Schönhauserallee en direction de cette sorte d’hypercentre qu’est devenu l’ancien Berlin Est du côté du Hackescher Markt – Alexanderplatz, dans le Prenzlauer Berg, un quartier que j’ai toujours bien aimé et qui du temps de la RDA déjà avait un peu une dimension hors cadre, même si son côté bobo est devenu moins attirant, il est encore bobo mélangé à de l’alternatif libertaire, on arrive sur le côté gauche passé la boulangerie bio sans gluten à la Kultur-und Schankwirtschaft BAIZ. Schankwirtschaft. N’était une connotation un peu trop moyenâgeuse, j’aurais volontiers traduit par taverne ce débit de boisson enfumé qui est aussi un lieu culturel. Amusant de relever dans ces temps d’économisme exacerbé, ce mot de Wirtschaft (économie) qui désigne aussi un lieu où un hôte (Wirt) sert des clients désireux de se nourrir et de se désaltérer. Parler en plus de Kulturwirtschaft témoigne d’une ironie du vocabulaire. Je m’y suis rendu un soir du mois de juin à l’invitation de l’une des lectrices pour assister à la présentation du dernier opus de Kai Pohl, 1964 ou Pour être en conformité avec les nécessités du marché, le sujet masculin du pouvoir impose le silence à son âme. Présentation qui s’est faite sous forme de lecture à trois voix par l’auteur Kai Pohl, Sylvia Koerbl et Kristin Schulz, cette dernière connue par les lecteurs du Sauterhin (J’ai présenté ici son recueil de poèmes). Tous trois participent à la revue floppy myriapoda – Subkommando für die freie Assoziation (Sous commando pour l’association libre), dont Kai Pohl est éditeur. On peut lire en ligne le sommaire du numéro 27, (provisoirement) le dernier en raison de son intégration avec d’autres dans la revue Abwärts! à laquelle il m’est arrivé de collaborer.
 KAI POHL vit à Berlin et y travaille comme auteur, éditeur, artiste plasticien et graphiste.
Son texte dit la présentation éditoriale lie des cut-ups tirés d’Internet avec des notices biographiques, des voix intérieures et des lambeaux de conversation tirés du monde de l’illusion réelle née du manque de capacité de représentation. Ce serait un signe de folie que de réclamer en hiver des raisins mûrs dit Marc Aurèle, ce qu’Épictète commente ainsi : «la dispute ne concerne pas tel ou tel objet mais la question de savoir si nous sommes fous ou non». Tout un programme de débusquer cette folie. Ce n’est pas une mince affaire quand elle se cache dans ce qu’il est convenu d’appeler la normalité partagée alors même que l’on se demande benoîtement : mais d’où vient toute cette violence ?
Le titre contient l’année de naissance de l’auteur – 1964 – dans le Mecklembourg à l’époque où, enfant, l’on pouvait être bercé par le vent dans les arbres. La situation a changé et tout en habitant quelque part on ne peut plus parler d’avoir un chez soi. Kai Pohl déconstruit en quelque sorte la confusion de notre rapport au monde. Avec la distance de l’humour. J’écris notre parce que ce monde est effectivement nôtre mais aussi parce que le lecteur est impliqué dans ce qu’il lit comme co-auteur du texte puisque co-auteur de la réalité de ce monde.
J’ai traduit avec l’autorisation de l’auteur que je remercie le premier des cinq chapitres de son court opus. Il donne un aperçu de la façon de faire qui s’intensifie au fil des pages. Cela me donne l’occasion d’évoquer une littérature autre que celle qui est transmise par les canaux traditionnels de l’industrie du livre. Le livre est paru aux Editions distillerypress. Mes remerciements à Kristin Schulz pour la relecture de la traduction française.

19640001Kai Pohl

Kai Pohl : 1964 ou Pour être en conformité avec les nécessités du marché, le sujet masculin du pouvoir impose le silence à son âme.

Partie 1

Si les hommes ne se soulèvent pas, à la fin se soulèvera la mer, l’herbe fera éclater les rues, les murs tomberont dans le vent, la rhétorique décorative des puissants leur retombera en acier brûlant sur les pieds.

*

(A cette place figurera ultérieurement le texte d’introduction)

Si, dans la ronde de ceux qui un jour peut-être liront cette élaboration, il devait se trouver quelqu’un qui en attende quelque chose, si minime que soit cette attente, qu’il lui soit dit : oublie ça. Il ne sera pas question de distraction, encore moins de savoirs et de connaissances. Même les formes habituelles de politesse manqueront à l’appel : tu seras, chère lectrice, cher lecteur, tutoyé(e) sans vergogne. Si cela te pose problème, mieux vaut pour toi ne pas aller plus loin dans la lecture. Tu seras déçu(e). Non pas par la matière qui t’es proposée – rien n’est proposé – ou par la manière douteuse dont l’auteur te la livre – rien n’est livré – tu seras déçu(e) par toi-même ! Car c’est toi-même, chère lectrice, cher lecteur, qui porte ta part dans les monstruosités dont il est question ici. Tu ne seras pas détourné(e) de ton désert quotidien par de bruissantes métaphores ou une story pleine de subtilités. Les romans et les narrations prolixes sont vraiment vexants et indignes. Ils expliquent le moindre petit détail merdique comme si on était trop bête pour le comprendre par soi-même¹. Si la grande relation de cause à effet te manque, tu es sur la bonne voie. S’il n’y a pas de résolution, il n’y a pas non plus de mystère, seulement un bourdonnement complexe de détails décomposables à l’infini et dont la somme ne forme pas nécessairement une unité. Hasard et providence ne s’opposent pas, ils forment les deux faces de la médaille. S’il n’y a pas de hasard, il n’y a pas non plus de destin. Il n’y a pas de chemin, il n’y a que des pas. Il n’y a pas de raison de perdre pied. Les mots peuvent être prononcés à haute voix, enregistrés, réécoutés. Le texte n’est pas le produit final, il est un outil.

(A cette place se trouvait hier encore un autre texte)

– J’ai raccroché. En plein milieu. Personne n’a le droit de me torturer sans cesse avec des banalités. J’en ai marre d’avoir sur le dos tous ces trouducs qui me poussent dans la folie. J’en ai marre de ne pas avoir de chez-moi. Oui, oui-ha ! J’habite une chambre spacieuse, cuisine, salle de bain, balcon avec vue, mon réfrigérateur est à peu près rempli. Mais ce n’est pas vraiment ce que l’on appelle un chez-soi. Ça pue dès que j’ouvre une fenêtre. Les pièces débordent de passé, de traces de présence, de traces d’attouchements dans les plus petits recoins. Sur les étagères s’amoncellent des livres, lettres, journaux, citations, dans la discothèque la musique de jours meilleurs. Dehors passe à toute vitesse l’avenir, satellites dans le ciel nocturne, protéine frelatée, les limousines se surpassent dans l’obscurité du vent – où, que diable, reste le présent ? Alors que l’avenir est à terre et dans l’air, dans le réservoir des océans, dans la semence de plantes à venir, dans les soucis qui n’ont plus besoin de sommeil, le présent se résume en une question drolatique. « Alors que fais-tu ? », est comme le point culminant de l’esprit du temps, une question qui ne veut même pas connaître ce qu’elle prétend interroger ; s’il s’agissait vraiment de cela, elle ne serait la plupart du temps même pas nécessaire ! Si on vous pose par exemple la question au téléphone, la réponse évidente est « je téléphone avec toi ». Mais, non, la banale phrase interrogative est en fait une quête d’information sur la manière de gagner sa croûte. On ne parle pas du travail. Du travail on en a. Ce qui est appelé présent est une fuite en avant continuée dans laquelle tout tourne autour de la façon de transformer sans le moindre effort des portions de vie aussi petites que possible en galette, pognon, fric, grisbi, pèze, flouze, oseille, picaillons, ronds, pépètes, radis². S’il s’agissait vraiment de faire quelque chose, nous n’aurions pas du tout le temps de travailler. Mais, ainsi, nous sommes, par la froide mécanique de multiplication de l’argent, retenus de nous bagarrer pour le lait et le miel qui au demeurant coulent en abondance. C’est pourquoi il est perfide d’obliger des gens à mendier. Non pas pour les quelques cents destinés à la saleté sous vide du supermarché, non. Mendier chaque jour pour l’existence en soi, cette conquête de l’évolution, c’est cela qui me dégoûte infiniment. Comment qualifier une société dans laquelle il faut sans cesse quémander ce qui de toute façon nous appartient. Je ne trouve pas de nom pour cela. Pas plus pour l’indifférence avec laquelle cet ordre est manifestement accepté, pour l’insensibilité de ceux qui ont toujours en gros très bien nagé dans le courant, yeux de graisse sur la soupe maigre, idiots omniscients et qui ne questionnent rien. Assis le cul bien au sec pendant que le mien touche le fond, de glace.
Dans la nuit profonde, les couleurs se sont éteintes, plus de vacarme, plus de chaos, les mots se dissolvent, s’éclatent en leurs lettres, libèrent le sens. S’il existe quelque chose comme une confiance originelle, elle provient pour moi du bruissement de puissants feuillus. Les premiers mois de ma vie, je les ai passés dans le landau placé sous de hauts tilleuls au bord d’une route de village dans un froid de canard. Dans l’air glacé qui devait m’endurcir flottait sans bruit la neige, il n’y avait pas beaucoup de véhicules à cette époque, le matin un tracteur rassemblait les bidons de lait, plus tard la motocyclette du facteur, rarement une voiture. Dans le crépuscule précoce des après-midi, les corneilles croassantes retournaient dans leurs arbres dortoirs. Puis vinrent les tempêtes de printemps. La neige est devenue pluie, les corneilles sont des avions et les tilleuls des bruits de la grande ville qui font effraction par la fenêtre. Les pensées divaguent, produisent le trouble, le mélange, le brouillage des frontières de toute sorte, décomposition des agencements concrets et symboliques en flots d’images, en culture événementielle, en n’importe quoi et verbiage, la télévision diffuse sans interruption, le mainstream délire, la signification irrite, le spectacle spécule, le capital imagine. Quoi cependant s’il ne reste au final aucune essence, si la vie belle n’arrive plus du tout, si nous avons renoncé pour rien, si en plein milieu s’effondre le sentiment ? A un moment ou un autre s’emparer de la bouteille, sur l’étiquette : « Toute activité impossible pour cause de soleil et de bière. Espère que vous faites la révolution³»

Puis je suis allé au fleuve, me suis lavé et promené au bord du parking. Juste derrière le gratte-ciel s’étendait un espace vert avec des arbres géants, sous les arbres des tables, sur les tables des os et des restes de cadavres. Je me suis réveillé, je suis allé au bord du champ où débutaient les traces, la terre gelée crissait sous mes pas. Le matin, j’ai dormi un peu dans un fossé puis j’ai continué vers le nord par la zone piétonne. Derrière moi, deux agents de la police criminelle. Il faisait nuit noire. J’atteignis l’ambassade avec l’intention de parler au consul, je parvins par la porte tournante à la fenêtre de son bureau, nous avons fumé un peu ensemble puis je suis allé dormir. Lorsque plus tard j’ai regardé par la fenêtre tout était calme, les policiers trainaient là, la nuit était fraîche et vide. Je me suis empressé de rentrer chez moi en passant les contrôles pour attendre les bulldozers. J’ai pris la boîte de thé sur l’étagère. Les champignons à l’intérieur avaient l’air de doigts desséchés. Je me suis glissé en haut de l’escalier, me suis couché et j’ai dormi jusqu’au matin du surlendemain. Puis je suis allé dans mon appartement, ai fais mes valises, je suis allé à l’aéroport et j’ai pris un vol pour l’Italie. Là bas j’ai erré au milieu de palais et je me suis retrouvé pour un moment dans la cage d’escalier de mon enfance. Je me suis assis sur la première marche pour boire un café. Le seul rayon de lumière provenait d’une petite lampe. J’ai pris encore une gorgée d’eau puis je me suis glissé dans le sac de couchage. Plus tard, je fus réveillé par un orage violent. Par l’escalier, je suis sorti à l’air libre, je suis rapidement retourné le trench-coat trempé, me suis accordé une vodka et je suis allé dormir. A six heures je me suis levé, j’ai pris mes affaires et je suis parti pour trois mois en Australie. Dès mon arrivée, j’ai acheté un récepteur à ondes courtes, une bouilloire, un journal et une tasse de café.
Un jumbo-jet passa au-dessus de ma tête. Avec l’arme au cran de sûreté ôté, j’ai donné au terminal le code de mon appartement. J’étais passé de la contemplation à l’abstraction, en d’autres termes j’avais repris mes esprits. Le soir, j’ai mangé chez Pak Pikka. Étaient surtout présents des non-indonésiens avec des épouses indonésiennes. On parlait pidgin. J’ai ensuite encore été dans un magasin avec du personnel allemand bien que j’en avais assez. Sur le chemin du retour, il s’est mis à neiger. J’ai titubé jusqu’à la cuisine, bu un peu de vodka et attendu les heures suivantes dans le bunker. A un moment quelconque, le silence est devenu trop grand, l’odeur trop mauvaise. Je suis allé à la douche, faire mon sac et dans le métro. Le train arriva au bout de deux minutes, plus vide que d’habitude. A la station Concorde, j’ai changé de ligne, fermé les yeux et me suis endormi en quelques minutes. Puis, j’ai pris l’ascenseur jusqu’au garage souterrain. J’ai éteint la lumière crue et suis allé dans l’ombre, les peupliers bruissaient comme la mer. Dans la maison du café, j’ai assisté à la façon dont, à une vitesse croissante, le reste du monde ne se distinguait plus des images sur l’écran. Quelqu’un avait réussi à dégueuler sur le mur des toilettes. L’après midi, j’ai marché jusqu’à la maison dans un tourbillon de neige, me suis assis au bureau et j’ai noté : « Il est minuit. La pluie fouette les vitres ». Je me suis jeté sur le lit, ai éteint la lumière. Au kiosque d’en face, j’eus le lendemain l’information que les bus ne circulent plus. Le gouvernement avait mis des troupes en marche pour mater l’insurrection.

Un visage brûlé dans les rayons du soleil couchant. Une déchirure se dessine dans le ciel, une douleur lancinante comme quand on vous arrache des mains un flingue avec lequel ces derniers temps on s’est maintenu hors de l’eau. Rails de chemin de fer envahis de mauvaises herbes un jeton de fer blanc rouillé, moisi et encroûté. L’obscurité descend sur les périphéries détruites, odeur mordante de mauvaise herbe. Par manque de carburant il n’y a plus de trafic aérien, peu de voitures circulent dans les rues. C’est une rue de faubourg typique avec des palmiers, des surfaces de gazon et des bungalows d’un côté et, de l’autre, des terrains abandonnés comme à Palm Beach Floride, dix ans après que les habitants se soient enfuis. Il y a longtemps qu’ici règne la mafia, on s’en aperçoit le mieux la nuit. Au milieu des surfaces inhabitables, des habitants brutaux sont à l’affût derrière des façades léchées, enfermés dans le chaos entre stations essence, friches et dépotoirs, zones industrielles, magasins de bricolage, entrepôts, vieux dépôts et usines fermées. Partout de la réclame pour des choses dont personne n’a besoin qui sont ferrailles aussitôt qu’elles quittent la production ce qui donne une impression encore plus lugubre. « L’homme est fait pour se soumettre et obéir », tel est le message suspendu sur cette zone. Les étoiles tirent en biais sur le ciel de nuit vide d’où tombent en crépitant des flèches d’argent. Des véhicules de troupe blindés filent, à toute allure et les sirènes hurlantes, vers la prochaine intervention.
Je voudrais une fois comme un animal fixer les nuages, n’être chez moi dans aucune langue, sauf dans les vibrations du feuillage, dans le vrombissement de l’eau qui tombe, dans la fumée du feu de bois éteint par la pluie. Mais la ville continue de dérailler, elle fait un bruit de ferraille et grince, l’herbe fleurit toute seule dans le silence qui n’existe pas. Le silence est devenu un bruissement, il est impossible de distinguer le chœur mixte des machines du bruit des furies intérieures. Mais bien sûr, la ville comme une société d’insectes géante et bourdonnante d’où l’on extrait quelques voix individuelles préparées à l’avance, à peu près ainsi. La guerre repose sur la mystification et le son d’une voix dit plus que les mots. Je suis pour des relations claires, pour des coupes claires et rapides, la mobilité. Il faut surmonter les limitations que l’on se fixe soi même quotidiennement. Cela veut dire, je prêche moi-même la croyance qui détruit mes os. Cela veut dire que le reste de la soirée je ramperai par terre grâce au russevodka et au polonaisgrain. L’odeur d’une averse de pluie fait oublier pour un moment le terrorisme financier. La foire des achats, l’ivresse technique, le débordement d’excitation dompte le flot des mots. Il y a longtemps qu’ici on ne dit plus rien. Le sens de l’histoire ne consiste pas à mettre ensemble des éclats mais à éclater ce qui est mis ensemble. Merde à l’argent, l’État, la Bible, la normalité, la soumission, la propriété, ProSieben4 – passe un film qui mène à l’absurde toutes les preuves. Si les hommes ne se soulèvent pas, à la fin se soulèvera la mer, l’herbe fera éclater les rues, les murs tomberont dans le vent, la rhétorique décorative des puissants leur retombera en acier brûlant sur les pieds.

(A cet endroit, cela continuera dans peu de temps)

Kai Pohl
(Traduction Bernard Umbrecht)

1. Le cinéaste iranien Abbas Kiarostami dans Le goût de la brieveté de Faimeh Farsaie paru dans Der Freitag du 16.9.2005. Sur l’épique, Kurt Kersten remarquait : « un auteur de roman est quelqu’un conduit par le destin à dire en une phrase ce que l’on peut dire en un mot. Les romans sont des aphorismes divergents. Mais ils sont nécessaires, de l’alcool non mélangé ne vaut rien pour la plèbe » Extrait de Kurt Kersten Sur l’art, les artistes et les idiots paru dans Die Aktion 4. Jahrgang (1914) n°23
2. Deux poignées de synonymes pour argent : suit une longue liste que chacun pourra donner en français
3. Citation extraite de Chier sur les idéaux de la jeunesse-notes d’un révolutionnaire de Dimitri Kostenko dans Notes d’un révolutionnaire russe. Distillery Berlin 2006 page 51.
 4. Chaîne de télévision privée (NdT)
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#Chronique berlinoise (6)
Visite au Centre Grimm, la bibliothèque de l’Université Humboldt

Grimm 1

Un mot a traversé mon esprit quand j’ai vu et pris cette image : Metropolis.
Nous sommes au Centre Jakob et Wilhelm Grimm, la bibliothèque de l’Université Humboldt, la seule dans laquelle j’ai pu entrer, contrairement à la Bibliothèque nationale Unter den Linden où il faut s’inscrire pour une visite guidée et à la Bibliothèque philologique de l’Université Libre de Berlin. Les trois m’intéressaient en raison de leurs nouvelles architectures.
Dans le célèbre dictionnaire des Frères Grimm – ils n’ont pas seulement collecté des contes – le mot Bibliothek ne figure pas mais celui de Bücherei avec le même sens, celui de conteneur de livres. Il s’agit dans les deux cas de bibliothèques publiques. Le mot Bibliothek s’utilise aussi pour désigner la collection de livres privée, personnelle ainsi que le meuble dans lequel ils sont entreposés. Si j’en juge par la mienne, elle n’est pas toujours synonyme de rangement. Et je ne suis pas le seul. Cependant, d’une manière générale, les bibliothèques publiques sont des lieux d’indexation (Cote, code-barre, mot-clé).
Metropolis. A mon retour de Berlin, j’ai essayé de comprendre cette évocation de Metropolis, le célèbre film de Fritz Lang. Il y a d’abord cette image en plongée sur un alignement de lecteurs installés sur des terrasses en escalier, un double escalier, en miroir, symétrique comme l’est l’ensemble de la structure géométrique tant à l’extérieur qu’à l’intérieur puis la séparation entre l’espace de travail, de lecture et les livres, une rationalisation qui suggère un lieu de production. Il y a quelque chose d’industriel dans cette image, impression qui provient du double alignement des livres et des lecteurs, ces derniers évoquant un futur pronétariat.
Image extraite du film Métropolis de Fritz Lang (1927). Au coeur de l'usine

Image extraite du film Métropolis de Fritz Lang (1927). Au cœur de l’usine

Les bibliothèques deviendront-elles des lieux de production d’un capitalisme cognitif ? D’un capitalisme 7 jours/7 et 24 heures/24, puisque c’est ce vers quoi tendent les horaires d’ouverture des bibliothèques universitaires en Allemagne ?
Le conteneur cubique de sept étages, œuvre de l’architecte Max Dudler, est situé à l’arrière de l’Université, le long d’un viaduc du métro aérien à proximité de la gare Friedrichstrasse.

Grimm 2

Là encore se superpose une image de Metropolis
Image extraite de Metropolis de Fritz Lang

Image extraite de Metropolis de Fritz Lang (1927)

En même temps le modèle architectural semble évoquer les anciens casiers à fiches croisés au rez-de chaussée de la bibliothèque dans l’attente peut-être d’une place dans un musée.

Grimm 5

Lesesaalmaschine (salle de lecture machine)

Grimm 3

La séparation entre la présence physique des livres qui ont l’air de faire tapisserie et la salle de lecture est frappante. Préfigure-t-elle un futur de bibliothèque sans livre ? Aux Etats Unis, bibliothèque devient biblioTech
Ulrich Johannes Schneider, directeur de la Bibliothèque Universitaire de Leipzig, utilise à propos du Centre Grimm l’expression de Lesesaalmachine, machine de salle de lecture, salle de lecture machine. Dans une conférence intitulée La bibliothèque comme espace de savoir, à la Fondation Gerda Henkel, il s’interrogeait sur l’avenir des lieux de stockage des savoirs et se demandait si, dans cette course au beau bâtiment qu’il observait, on n’avait pas oublié de s’interroger sur ce que sont les bibliothèques et leurs fonctions (Source en allemand)
A propos du Centre Grimm, il disait que l’architecte avait poussé à l’extrême les symétries faisant apparaître les petits êtres humains comme des nains dans un mécanisme d’horlogerie à l’arrêt, les dents des rouages étant constitués par les espaces où se trouvaient les livres qui entourent les lecteurs. Les temps modernes en quelque sorte. Cinéma pour cinéma, nous sommes loin des Ailes du désir. Dans le film de Wim Wenders, la bibliothèque tient une place importante comme espace imaginaire dans un rapport direct avec l’objet livre. Le film avait été tourné à la Bibliothèque nationale située à l’époque à Berlin-Ouest, Wenders n’ayant pas été autorisé à filmer à l’Est. Des anges en RDA ? Vous n’y pensez pas !
Image extraite du film de Wim Wenders : les Ailes du désir

Image extraite du film de Wim Wenders : les Ailes du désir

On parle des bibliothèques comme dépôts des savoirs accumulés (Wissenspeicher). Ce sont en fait des savoirs morts même quand leurs auteurs sont encore vivants, dès lors qu’ils les ont consignés. Le savoir vivant va vers ce qu’on ne sait pas. Mais il passe par un dialogue avec les morts.
J’aime beaucoup à la bibliothèque flâner au milieu des livres surtout quand j’ai trouvé ce que j’étais venu y chercher et même sans but précis. Elle a toujours été constituée de deux espaces, celui du stockage des livres et celui de la lecture ou de l’emprunt avec une logistique cachée d’interface entre les deux, ce qui a conduit à la création d’emplois de magasiniers. Aujourd’hui, ces lieux se transforment en self service automatisé transférant à l’usager et à des automates les tâches liées à l’emprunt. Ce dernier fonctionne à travers des automates de prêts. Au Centre Grimm, 98 % des emprunts sont automatisés grâce aux technologies RFID. Chez moi, quand je ne trouve pas un ouvrage que j’ai la certitude de posséder, il m’arrive de souhaiter qu’il soit équipé d’une puce afin que je puisse l’appeler. Mais je constate aussi qu’en le cherchant j’en trouve souvent un autre auquel je n’avais pas pensé. L’automatisation conduit à la perte de sérendipité. Elle rend insupportable la non-disponibilité d’un document. Elle permet aux étudiants l’accès à la bibliothèque la nuit. Elle fonctionne en effet 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 sans autre personnel nocturne que des agents de sécurité. Ce n’est pas (encore) le cas actuellement au Centre Grimm qui est cependant ouvert jusqu’à minuit et 7 jours sur 7 mais la Bibliothèque universitaire de Leipzig ainsi que celle de Fribourg-en-Brisgau (qui vient d’ouvrir et se trouve en période de test – j’y reviendrai) sont désormais ouvertes en continu 24/24 et 7/7.
On peut y travailler jusqu’à épuisement

Grimm 4

Sur le thème de la Bibliothèque, on peut lire aussi sur le Sauterhin : Visite à la Bibliothèque de Sélestat à la recherche d’une manicule

 

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« Pourquoi un Rhin nous sépare-t-il ? »

Un haïku alsacien particulièrement approprié au Sauterhin pour marquer la pause estivale :

« Worum trennt uns e Rhi ?
Àss mir zeige chenne,
wie me Brucke bäut. »

Lina Ritter  Elsässesche Haïku (Haïku alsaciens) 1965

«Pourquoi un Rhin nous sépare-t-il ? / Pour que nous puissions montrer / Comment se construisent des ponts»

 

Je dois la découverte de cette poésie à Daniel Muringer,  musicien et compositeur, membre du Groupe Geranium

 

 

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Friedrich Nietzsche et la cruauté de la relation créanciers débiteurs dans la généalogie de la morale

L’accord européen sur la Grèce est un tel défi au bon sens qu’il fait vaciller la raison. Vite un bouc émissaire ! Tiens un casque à pointe qui passe ! Il tombe bien celui-là… Brouillage de l’esprit.
Ce n’est pas un motif pour renoncer à comprendre, surtout que l’on sent bien qu’il s’est passé quelque chose d’important qui nous échappe. En Grèce même et en Europe. J’ai bien écrit accord européen. Ce n’est pas celui de M. Schäuble, ni celui de l’Allemagne seule.
On attribue souvent et beaucoup trop vite l’intransigeance ou le rigorisme de la chancelière allemande et de son âme damnée de la finance à je ne sais quelle «éthique protestante» qui serait partagée en Allemagne. D’abord Angela Merkel n’est pas l’Allemagne même si elle la représente, son parti ne fait pas 50% des voix, ensuite, sans nier bien sûr leur influence, tous les allemands ne sont pas protestants, il y a autant de catholiques qui trouveraient dans la récente encyclique du pape de quoi nourrir une réflexion sur l’économie, ce mot banni de la politique, elle-même réduite à de la comptabilité financière, en Europe : la combinaison de tout ce qui est techniquement possible avec la recherche du plus grand profit possible et la morale du moindre mal mène dans le mur, explique le camarade pardon Monseigneur Marx (Reinhardt). Quant à la Bavière souvent dite catholique, elle fait partie des plus intransigeants. Tous les protestants enfin ne sont pas des thuriféraires de la Deutsche Bank. On avait même entendu au début de la crise financière, l’Eglise réformée tempêter contre l’exigence d’un taux de rentabilité financière de 25% et contre la transformation de l’argent en Dieu. Il est vrai qu’elle est devenue bien silencieuse depuis, sans doute trop occupée à préparer les festivités pour le cinq centenaire de Martin Luther. Si éthique, admettons-la protestante, il y avait, autoriserait-elle à profiter des dettes d’autrui ? Or la crise de l’euro rapporte beaucoup d’argent à l’État allemand et sans doute pas seulement à lui comme le montre Guillaume Duval qui par ailleurs parle lui aussi de l’«esprit moralisateur protestant». C’est moral ça ? De l’éthique protestante ? Je ne parle même pas de la façon dont des entreprises allemandes trépignent d’impatience pour s’emparer de biens grecs privatisés. Parmi elles, une entreprise publique. Frapor, qui guigne les aéroports grecs  -seulement ceux qui sont rentables, bien sûr- qu’elle gère déjà en partie, appartient en effet au Land de Hesse et à la Ville de Francfort. N’ y aurait-il pas du conflit d’intérêt dans l’air ? L’éthique protestante autorise-t-elle à transformer un pays en Colonie pénitentiaire ? Rappelez-vous, dans l’œuvre de Kafka, une machine imprime dans la chair du condamné une sentence que personne ne peut déchiffrer. Enfin, ce n’est pas l’éthique protestante qui explique que la France, l’Italie et l’Espagne aient fait preuve de tant d’inertie et signé l’accord le plus débile de leur histoire (sous réserve d’inventaire).
C’est une maladie de notre époque que de tenter de tout expliquer par de la religion. Résultat la pensée patauge. Dieu n ‘a rien à faire dans la crise de l’euro. L’investissement aussi est une dette, une bien meilleure que celle qui ne sert qu’à rembourser les intérêts de dette permettant de nouveaux emprunts afin de continuer à rembourser la dette et ainsi de suite, sans fin. « La Grèce obtient un prêt de 7 milliards d’euros… pour rembourser d’autres prêts »
Il est temps d’en venir à la généalogie de la morale, ce qui nous mène à Nietzsche et nous permet de mesurer le degré auquel est parvenu ce que l’on nous présente comme notre «civilisation» européenne.
Die Schuld / die Schulden
Mais auparavant un détour par le vocabulaire. Il est vrai qu’il y a ce mot «très allemand», une «spécificité allemande» comme dit P. Sloterdijk, qu’on ne retrouve ni en anglais ni dans aucune langue latine, ce mot est le mot Schuld. Dans son fragment d’essai Le capitalisme comme religion, Walter Benjamin dit que le mot Schuld est d’une ambiguïté démoniaque.

Die Schuld / die Schulden

1. Dette
Die Schuld beträgt insgesamt 1234 Euro.
La dette s’élève en tout à 1234 euros
2. Culpabilité
Die Schuld eines Menschen ist schwer zu wiegen.
La culpabilité d’un homme est difficile à jauger
3. Faute
Es ist nicht deine Schuld !
Ce n’est pas de ta faute !
L’étymologie du mot mérite que l’on s’y arrête aussi. Elle intervient dans la réflexion de Nietzsche dont il sera question plus loin. Elle remonte à Skuld et nous conduit vers la mythologie nordique. Le nom de Skuld est issu du verbe vieux norrois (à l’origine des langues scandinaves) skole/skulle, dont le sens est « devrait arriver » Skuld prend donc la signification de « ce qui devrait arriver », au sens d’obligation et non de probabilité. On verra que la dette est une captation du futur.
Dans la mythologie nordique, Skuld est une des trois nornes. Son nom signifie «ce qui est à venir» Skuld représente le futur, Urd, le passé, et Verdandi le présent. Elle apparaît dans au moins deux poèmes nordiques en tant que Valkyrie. (Source Wikipedia)
Sá hon valkyrjur / vítt um komnar, / görvar at ríða / til Goðþjóðar. / Skuld helt skildi,/ en Skögul önnur, Gunnr, Hildr, Göndul/ ok Geirskögul.
Elle voyait des Valkyries / venir de fort lointain, / prêtes à chevaucher / vers Goðþjóð. / Skuld portait un bouclier, / et Skögul était une autre, / Gunnr, Hildr, Göndul / et Geirskögul.

Schuld source de violences et de profits

sô greif er Morgânen an
als einen schuldegen man.
er kam geriten in sîn lant
mit alsô creftiger hant,
daz er im mit gewalte
genuoge bürge valte;
Il attaqua Morgan comme si ce dernier était coupable (comme si ce dernier était son débiteur). Il pénétra dans son pays avec une telle violence qu’il s’empara de nombreux châteaux. Les villes durent s’acquitter à contrecœur de leurs biens et de leurs vies. Et cela jusqu’à ce qu’il eut accumulé tant d’argent et de biens qu’il put renforcer son armée pour imposer sa volonté aux villes comme aux châteaux où qu’il se rende avec sa troupe. (ma traduction)
Il pourrait être question de la Grèce d’aujourd’hui, le sens y est, mais le texte est extrait du Tristan de Gottfried von Strassburg, grand poète strasbourgeois dont le roman date du début du 13ème siècle. Il emploie l’ expression als einen schuldegen man qui signifie aussi bien comme s’il s’agissait d’un homme qui avait commis une faute que comme s’il lui devait quelque chose, s’il était son débiteur.

Extrait du texte de Nietzsche :

(il est un peu long mais mérite, je crois que l’on s’y arrête)
« Ces généalogistes de la morale ont-ils jamais entrevu jusqu’ici, ne serait-ce que vaguement, que le concept de Schuld [faute] par exemple, concept fondamental de la morale, remonte à un concept très matériel de Schulden [dettes] ? Ou que le châtiment en tant que représailles s’est développé complètement à l’écart de toute hypothèse quant à la liberté ou à la non-liberté de la volonté ? – et cela au point qu’il faut au contraire que l’animal «homme» ait déjà atteint un haut degré d’humanisation pour commencer à faire des distinctions bien plus primitives, telles que «avec préméditation», «par imprudence», «accidentellement», «responsable» et les notions contraires, et en tenir compte dans la fixation de la peine. «Le criminel mérite punition, parce qu’il aurait pu agir autrement», cette idée aujourd’hui si commune, si naturelle en apparence, si inévitable, et que l’on met sans cesse en avant pour expliquer comment est né le sentiment de la justice est en fait une forme tout à fait tardive et même raffinée du jugement et du raisonnement humain : qui la place dans les commencements se méprend grossièrement sur la psychologie de l’humanité primitive. Pendant la plus longue période de l’histoire humaine, on n’a nullement puni parce qu’on tenait le malfaiteur pour responsable de son action, donc pas du tout en supposant que seul le coupable doit être puni : – non, comme le font encore aujourd’hui les parents avec leurs enfants, on punissait par colère, du fait qu’on avait subi un dommage, et l’on passait sa colère sur l’auteur du dommage – mais cette colère se trouvait limitée et modifiée par l’idée que tout dommage trouve son équivalent d’une façon ou d’une autre et peut être réellement compensé, serait-ce par une douleur infligée à son auteur. D’où a-t-elle tiré son pouvoir, cette immémoriale idée, profondément enracinée, aujourd’hui peut-être inextirpable, d’une équivalence entre dommage et douleur ? Je l’ai déjà dit : du rapport contractuel entre créancier et débiteur, rapport aussi ancien que l’existence des «personnes juridiques», et qui ramène à son tour aux formes fondamentales de l’achat, de la vente, de l’échange, du trafic.
5.
Comme on peut s’y attendre après ce qui vient d’être dit, le fait d’imaginer ces rapports contractuels éveille toutes sortes de réticences et de soupçons contre l’humanité archaïque qui les a créés ou tolérés. C’est là précisément que l’on promet ; c’est là précisément qu’il s’agit de faire une mémoire à celui qui promet ; là précisément, il est permis de le penser, qu’il y a une mine de dureté, de cruauté, de douleur à découvrir. Pour inspirer de la confiance dans sa promesse de rembourser, pour donner une garantie du sérieux et du caractère sacré de sa promesse, pour graver dans sa mémoire le devoir de rembourser, le débiteur, en vertu d’un contrat, donne en gage au créancier, pour le cas où il ne paierait pas, un bien qu’il «possède», dont il dispose encore, par exemple son corps ou sa femme ou sa liberté ou même sa vie (ou, sous certaines conditions religieuses déterminées, sa félicité, le salut de son âme, et jusqu’à son repos dans la tombe : ainsi en Égypte où le créancier ne laissait en repos pas même dans la tombe le cadavre de son débiteur – il faut dire que chez les Égyptiens le repos de la tombe avait un sens particulier). Le créancier pouvait notamment infliger au corps du débiteur toute sorte d’humiliations et de tortures, par exemple en découper un morceau qui paraissait correspondre à la grandeur de la dette; – de ce point de vue, très tôt et partout, il y eut des estimations précises, parfois atroces dans leur minutie, estimations ayant force de droit, de chaque membre et de chaque partie du corps. Pour moi, c’est déjà un progrès, la preuve d’une conception juridique plus libre, plus généreuse, plus romaine, quand la loi des Douze Tables décrète qu’il importe peu que le créancier prenne plus ou moins dans un pareil cas «si plus minusve secuerunt, ne fraude esto». Faisons-nous une idée claire de la logique de cette forme de compensation : elle est assez étrange. On établit une équivalence en substituant à l’avantage qui compenserait directement le dommage (donc à sa compensation en argent, en terre, ou en un bien quelconque) une sorte de satisfaction qu’on accorde au créancier pour le rembourser et le dédommager, – satisfaction de pouvoir exercer sans retenue sa puissance sur un impuissant, «volupté de faire le mal pour le plaisir de le faire*», jouissance du viol : celle-ci est d’autant plus vive que le créancier est d’un rang social plus bas et d’une condition plus humble, elle peut alors lui sembler un plat plus savoureux et même lui donner l’avant-goût d’un rang supérieur. Par le moyen du « châtiment» infligé au débiteur, le créancier participe au droit des maîtres lui aussi atteint pour une fois au sentiment exaltant de pouvoir mépriser et maltraiter quelqu’un comme un inférieur ou, au cas où le pouvoir exécutif réel, l’exécution de la peine ont été délégués à l’ «autorité» de le voir du moins méprisé et maltraité. La compensation représente donc une invitation et un droit à la cruauté. –
6
C’est dans cette sphère, celle du droit des obligations, que se trouve le foyer d’origine du monde des concepts moraux «faute», «conscience», «devoir», «caractère sacré du devoir» – il a été à son début longuement et abondamment arrosé de sang comme l’ont été à leur début toutes les grandes choses sur terre. Et n’est-il pas permis d’ajouter qu’au fond ce monde a toujours gardé une certaine odeur de sang et de torture ! (même chez le vieux Kant : l’impératif catégorique sent la cruauté). C’est là qu’on a tranché pour la première fois ce sinistre mariage d’idées, devenu peut-être indissoluble, « faute et souffrance ». Répétons notre question : comment la souffrance peut-elle être une compensation pour des «dettes»? Parce que faire souffrir donnait un très grand plaisir et que celui qui avait subi le dommage et ses désagréments obtenait en échange une extraordinaire contre-jouissance : faire souffrir, – véritable fête, et, de nouveau, d’un prix d’autant plus élevé qu’elle était davantage en contradiction avec le rang et la situation sociale du créancier. (…)»
Friedrich Nietzsche : La généalogie de la morale 2ème Dissertation Œuvres complètes T7 Gallimard pages 256-260
Textes et variantes établies par Giorgio Colli et Mazzino Montinari. Traduit de l’Allemand par Cornélius Heim, Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien
*en français dans le texte
Pour Nietzsche, le paradoxe de l’homme est d’être dressé comme «un animal qui puisse promettre». S’oppose à cette éducation si l’on peut dire une tendance contraire : la «force de l’oubli». Il s’agit donc de former en l’animal-homme une mémoire pour le rendre calculable par une moralisation et une «camisole de force sociale». Pour construire cette mnémotechnique, la promesse de remboursement est accompagnée d’un dispositif de torture ravivant en permanence la mémoire de la dette. «On grave quelque chose au fer rouge pour le fixer dans la mémoire : seul ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la mémoire»
On a pu parler à propos des réformes exigées par les créanciers de la Grèce d’un théâtre de l’absurde à Bruxelles, on oublie que c’est aussi un théâtre de la cruauté. Il y a pas mal de temps déjà que nous sommes passé du delorisme au dolorisme.
Nietzsche s’arrête encore sur un autre mot allemand : Elend, que l’on traduit aujourd’hui par misère. Le philosophe rappelle qu’à l’origine le mot signifiait le banni, l’exclu, celui qui, dans l’incapacité de rembourser, est renvoyé à sa misère. Exit ! Grexit !
La dimension particulièrement intéressante chez Nietzsche est de poser, à côté des données objectives, comptables, de la dette, la part subjective de la relation débiteur créancier, ainsi que « la satisfaction de pouvoir exercer sans retenue sa puissance sur un impuissant». Le néolibéralisme exploite à fond cette subjectivité tout en n’étant responsable de rien. La comparaison de l’Eurogrouge avec le Parti communiste chinois évoquée par Slavoj Zizek est éclairante à cet égard. Le Parti communiste chinois gére la subjectivité, se mêle de tout dans la vie des Chinois mais n’est responsable de rien car il existe en dehors du système juridique.
Maurizzio Lazzarato s’appuyant sur Nietzsche et sa lecture par Guattari et Deleuze avec aussi Marx et Foucault souligne le caractère disciplinaire de la dette, elle fonctionne comme une massue sécuritaire. Il appelle cela la fabrique de l’homme endetté. Il montre aussi comment la question de la dette est une captation d’avenir :
«À la lumière de l’économie de la dette néolibérale, la deuxième-dissertation de La Généalogie de la morale se colore ainsi d’une nouvelle actualité: la dette n’est pas seulement un dispositif économique, elle est aussi une technique sécuritaire de gouvernement visant à réduire l’incertitude des comportements des gouvernés. En dressant les gouvernés à promettre (à honorer leur dette), le capitalisme «dispose à l’avance de l’avenir» puisque les obligations de la dette permettent de prévoir, de calculer, de mesurer, d’établir des équivalences entre les comportements actuels et les comportements à venir. Ce sont les effets de pouvoir de la dette sur la subjectivité (culpabilité et responsabilité) qui permettent au capitalisme de jeter un pont entre le présent et le futur.
L’économie de la dette est une économie du temps et de la subjectivation selon une acception spécifique. En effet, le néolibéralisme est une économie tournée vers l’avenir, puisque la finance est une promesse de richesse future et par conséquent incommensurable à la richesse actualisée. Inutile de crier au scandale parce qu’il n’y a pas de correspondance entre le «présent» et le «futur» de l’économie ! Ce qui importe, c’est la prétention de la finance à vouloir réduire ce qui sera à ce qui est, c’est-à-dire à réduire le futur et ses possibles aux relations de pouvoir actuelles.
Dans cette optique, toute l’innovation financière n’a qu’une finalité: disposer à l’avance de l’avenir en l’objectivant. Cette objectivation est d’une nature toute autre que celle du temps de travail; objectiver le temps, en disposer à l’avance signifie subordonner toute possibilité de choix et de décision que l’avenir recèle à la reproduction des rapports de pouvoir capitalistes. La dette s’approprie ainsi non seulement le temps d’emploi présent des salariés et de la population dans son ensemble, mais elle préempte aussi le temps non chronologique, le futur de chacun et l’avenir de la société dans son ensemble. L’étrange sensation de vivre dans une société sans temps, sans possible sans rupture envisageable, trouve dans la dette son explication principale».
Maurizzio Lazzarato : La Fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale. Editions Amsterdam
Ce qui me gêne chez Lazzarato, c’est précisément cette notion d’économie de la dette qui semble résumer toute l’économie. Que la tendance soit réelle, je ne le nie pas mais réduire à cela toute l’économie me paraît problématique. Je crois que précisément maintenant il faudrait se souvenir du sens premier du mot économie. Oikonomía (gestion de la maison) est formé des mots oîkos («maison») et nómos («loi»). L’économie consiste à prendre soin de son chez soi. Parler d’économie de la dette, c’est se priver de cette critique et revient à effacer celle de la démesure, à ne pas voir les limites de la déconnexion avec la vie réelle qui continue à avoir besoin d’oeconomie (de besoins à satisfaire dans la limite de la soutenabilité) ni ce qui est entrain de naître tout de même de futur dans l’économie réelle. Et encore une fois il y a de bonnes et de mauvaises dettes. Et où en serait l’Allemagne si les Européens cessaient de prendre des crédits pour acheter leurs Auto (prononcez aouh taux ! )
La focalisation exclusive sur la dette ne fait que renforcer son pouvoir sur les esprits. De même d’ailleurs, sur un tout autre plan, que la focalisation sur l’Allemagne seule responsable de …à peu près tout, ne fait que renforcer son pouvoir sans même qu’elle ait à chercher l’hégémonie, ce que Ulrich Beck appelait le «merkiavélisme». Une des caractéristiques de ce merkiavélisme est «cette tendance à ne pas agir, à ne pas encore agir, à différer l’action, à hésiter». Ulrich Beck ajoutait :
«Par ce jeu de poker du oui-mais, non-mais, les pays ayant besoin de crédits et leurs gouvernements apprennent à quel point ils dépendent de l’accord de l’Allemagne et se voient régulièrement signifier leur impuissance ».
Le texte de Nietzsche, à la recherche de l’origine du sentiment de culpabilité, éclaire la question de la dimension morale et punitive de la dette, telle qu’elle a pu produire ce «catalogue d’atrocités» dont parlait der Spiegel entre la Grèce et ses créanciers formant la part du «droit des maîtres». On a même l’impression mais je m’avance peut-être trop qu’une fois la punition infligée – et Nietzsche en souligne le caractère de classe – la réduction ou l’étalement comptable de la dette pourra commencer. Le piège aura fonctionné. Car la dette ne résume pas toutes les questions et n’explique pas «le refus de parler d’économie» selon l’expression de l’ancien ministre grec … des finances, Yanis Varoufakis : « Vous pourriez tout aussi bien chanter l’hymne national suédois que ce serait pareil ».
Il ne sert à rien de proposer un gouvernement de la zone euro, qu’il soit ou non d’avant garde, s’il lui est interdit de parler d’économie.
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Heiner Müller : Moi, Ajax, doublement trahi

L'enlèvement d'Europe sur un billet de banque allemand en 1948

L’enlèvement d’Europe sur un billet de banque allemand en 1948

(…)
La lumière brûle encore les crânes sont sous pression forcés aux économies
Les amputés s’entraînent à marcher droit
Sur des béquilles de location en fibre de verre
Sous la surveillance du sénateur aux finances
TOUT POUSSE VERS L’ARGENT TOUT DEPEND DE L’ARGENT
Gémit Faust dans le sarcophage de Goethe à Weimar
Par la voix brisée de Einar Schleef
Qui fait répéter les chœurs dans le crâne de Schiller
Moi le dinosaure dans le bruit du climatiseur
[Jusqu’au cou dans la spirale fiscale
Le pouvoir de l’Etat est issu de l’argent] L’argent
Doit acheter Le travail ne rend pas libre La patrie [Heimat]
Est là où arrivent les factures dit ma femme
Je lis AJAX de Sophocle par exemple Histoire
[D’une expérimentation animale] tragédie jaunie
D’un homme avec qui une déesse lunatique
Joue à colin-maillard devant Troie dans le gouffre des temps
Arnold Scharzenegger dans la TEMPETE DU DESERT
Pour me faire comprendre des lecteurs d’aujourd’hui
MOI AJAX VICTIME D’UNE DOUBLE TRAHISON [TROMPERIE]
(…)
Heiner Müller : Ajax zum Beispiel  / Ajax par exemple
Traduction Jean Pierre Morel [avec, entre crochets, les passages que j’ai modifié]
in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 Christian Bourgois]
Le texte est extrait d’un poème de Heiner Müller intitulé Ajax par exemple. Il fait écho ici à l’extrait de Faust que j’ai mis en ligne il y a 15 jours. Chez Müller, Goethe est une momie. Le propos prêté à Faust n’est pas une citation. Dans Faust, Marguerite soupire après avoir découvert les bijoux glissé dans son armoire :
« Tout court vers l’or
De l’or
Tout dépend. [Ah !] pauvres que nous sommes ».
Goethe : Faust I vers 2802-2804
La traduction utilisée est celle de l’édition de Urfaust, Faust I,  Faust II, traduite et commentée par Jean Lacoste et Jacques Le Rider aux éditions Bartillat (2009).
La citation est trop connue de tout écolier allemand, il y a donc peu de chance pour que la transformation de Gold en Geld chez Müller ne soit pas volontaire. La métamorphose se réalise d’ailleurs dans le cours même de la pièce. Chez Goethe qui fut, rappelons-le, Ministre des Finances d’un duché fort endetté, celui de Saxe-Weimar, Faust assiste dans la seconde partie de la tragédie à la transformation de la monnaie métal en papier monnaie, véritable procédé alchimiste. Dans la troisième partie de Faust, celle qui s’écrit aujourd’hui, il faudrait introduire une virtualisation supplémentaire, celle du papier en bits, d’avantage sensible encore à l’hybris de la déconnexion avec l’économie réelle. Si Faust finit entrepreneur capitaliste, aujourd’hui, l’argent va à l’argent. Il n’est même plus question en Europe, on l’aura remarqué, d’économie, encore moins d’oeconomie y compris dans les mouvements de solidarité avec la Grèce. A l’exception peut-être du Pape, le mot même a été banni du vocabulaire. Oikonomía («gestion de la maison») formé des mots oîkos («maison») et nómos («loi»). L’économie consiste à prendre soin de son chez soi (Heimat), réduit chez Müller à une boîte postale pour réception des factures. N’est-ce pas un peu ce à quoi on veut réduire la Grèce ?
Le poème date de 1994, c’est l’un des derniers publiés de son vivant. Il l’a été dans le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung. Müller y passe en revue l’histoire de l’Europe depuis la Guerre des paysans jusqu’à Auschwitz et au Goulag mêlant cette histoire «écrite au siècle des dentistes» à celle des révolutions auxquelles on a limé le mordant ainsi qu’à celle des religions, les divinités grecques remplacées par les latines, les latines par les judéo-chrétiennes jusqu’à ce que les dieux n’apparaissent plus ou à la rigueur à la fin des programmes de télévision. Qui n’ont plus de fin.
Comme souvent dans des moments difficiles, Heiner Müller convoque la mythologie grecque. Ici, Ajax, le héros de la honte. Mais il le fait dans le contexte très précisément défini d’une «civilisation perverse» dans laquelle Ajax évoque une poudre à récurer bien plus qu’un héros antique. La pilule [contraceptive] rien que du bluff / Ajax tient propre comme un sou neuf. Le dicton populaire en RDA placé en exergue du poème dit littéralement que le bassin reste propre. Heiner Müller sortait de l’hôpital dans lequel les granulés qu’on lui avait prescrit se nommaient Créon.
Dans ce contexte comment écrire une tragédie, pour des lecteurs qui ne comprennent plus que le Schwarzenegger ? C’est un peu comme réciter du Sophocle au Parlement européen et apparaître comme un dinosaure :
«Moi, dinosaure mais pas de Spielberg me voici
Réfléchissant à la possibilité
D’écrire une tragédie Sainte noblesse
Dans un hôtel de Berlin capitale irréelle
Par la fenêtre mon regard tombe
Sur l’étoile Mercedes qui tourne
Mélancolique dans le ciel nocturne
Au dessus de l’or dentaire d’Auschwitz et autres filiales
De la Deutsche Bank sur l’Europacenter
Europe Le taureau est abattu la viande
Pourrit sur la langue pas une vache n’échappe au progrès
Les dieux ne te rendront plus visite
Tout ce qui reste est le dernier Ah ! d’Alcmène»
Comment écrire une tragédie à l’époque de la domination de la Bild Zeitung qui, cette dernière période, a une nouvelle fois face à la Grèce, en foulant au pied la plus élémentaire éthique journalistique, étalé son écœurante et inculte puanteur d’écuries d’Augias. La Bild Zeitung est à l’Allemagne sous la forme d’un journal ce que le Front national est à la France.
«Dans l’éternité de l’instant
Dans la misère de l’information BILD LUTTE POUR VOUS
Raconter devient de la prostitution BILD LUTTE
La tragédie rend l’âme »
Je lis AJAX de Sophocle par exemple. Dans la mythologie, Ajax a été floué d’une victoire qu’il avait emportée. Il avait ramené le corps d’Achille du champ de bataille ce qui lui a valu un regain d’estime alors qu’il passait déjà pour le plus grand héros après son ami, plus grand qu’Odyssée. C’est pourtant à ce dernier que fut remise l’armure d’Achille. Ajax se sentant floué, trompé, veut tuer les traîtres mais la déesse Athena lui jette un sort et il sombre dans une crise de folie. Ajax tue un troupeau d’animaux rançonnés qu’il croyait être ses ennemis. Dégrisé, il reconnaît sa honte et se jette sur son épée.
Pour le metteur en scène néerlandais Thibaut Delpeut du Toneelgroep Amsterdam qui a monté la tragédie de Sophocle fin 2013 au Théâtre de Francfort /Main, elle thématise la manière dont nous ne comprenons plus le monde que nous croyions défendre : «c’est un monde de croyances qui s’effondre, son monde tombe littéralement en ruines sous la pression des motivations égoïstes. L’existence morale d’Ajax reposait jusque là sur une série de valeurs, principes, sens de l’honneur indéfectibles. Lorsqu’il apparaît qu’il a été trompé par une société qu’il a défendu dans la guerre au péril de sa vie, il entre en crise»
Ajax par exemple. Le par exemple se comprend de deux façons. La première serait de l’interpréter comme : un exemple parmi d’autres. Heiner Müller aurait pu convoquer Prométhée par exemple. Ou Philoctète. La seconde plus symbolique désigne un à la place de. Des Ajax, des gens floués, trahis par les idéaux qu’ils croyaient défendre, il y en a beaucoup pas seulement des communistes (Müller évoque surtout ces derniers dans la suite du poème). Il y en a même un en chacun d’entre nous.
Le hasard a fait que ce texte avec d’autres ait été enregistré cette semaine en Avignon par France culture dans une version musicale sous le titre Ajax / Qu’on me donne un ennemi. Je vous recommande de l’écouter avec l’écrit sous les yeux, bien des choses se perdent à l’oral. Et personnellement, je trouve le débit trop rapide.
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