#chronique berlinoise (5) / Berlin juin 2015 / Rêver, lutter

Berlin-Wedding Juin 2015

Rêver Lutter

Qui n’a pas le courage de rêver, n’a pas la force de lutter

Rêver Lutter 2

En passant devant l’ Altes Museum :

Rêver Lutter 3

 

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#chronique berlinoise (4) : Berlin est une araignée d’eau

Évoquant à propos de Berlin «une sorte de dispersion de l’espace», Jean-Christophe Bailly avait fait référence au livre de Hanns Zichler : Berlin est trop grand pour Berlin. J’ai pu, d’occasion, me le procurer. Il épuisé. Je vous en propose l’extrait sur Berlin, ville flottante. Les diagrammes proviennent du même livre.
Schémas Villes
« L’urbaniste parisien Eugène Hénard a réalisé au tournant de ce siècle [20ème] des diagrammes pour quatre villes européennes qui, du fait de leur grand degré d’abstraction et parce qu’ils sont réduits aux vecteurs des axes, proposent pour le développement urbain de chacune des villes prise
individuellement une image dynamique de leurs flux. Si l’on songe à ce qui a été dit d’un Berlin amphibie, mou, fluide, dominé par les voies d’eau, les diagrammes de Hénard sont particulièrement féconds : alors que sur les plans de Moscou, de Paris et de Londres les fleuves figurent emblématiquement, le fleuve est absent de celle de Berlin. Ce lapsus cartographique porte en lui une vérité (hydrogéographique) : ce n’est pas une eau, un cours d’eau, un fleuve qui traverse la ville et qui se serait laissé domestiquer par elle, mais la ville elle-même qui flotte sur une immense étendue d’eau et dont la vie est régulée par ses eaux et ses hauts-fonds. Berlin est devenu une terre à force de sable accumulé peu à peu par des fleuves indolents aux bras nombreux. Berlin est une île et des marécages camouflés en ville, Les réductions magistrales de Hénard éventent le secret organique du corps urbain. Tandis que l’ourse mythologique de Gertrud Kolmar fait encore jouer l’enfant de la ville au bord du fleuve … Et montrait des mousses brunes, / lui donnait des cailloux gris et des branches de pin / Pour jouer, le sobre dessin de Hénard propose le contour d’un étrange animal. Il est peut-être le seul à pouvoir évoluer sur l’eau comme si c’était de la terre ferme : l’araignée d’eau. Comme l’araignée, Berlin se tient sur les eaux dont le cours déterminera le canevas du réseau de ses transports en commun. Ce qui chez Hénard est encore groupé, loin à l’est, autour de deux anneaux concentriques, s’agrandit et se déporte beaucoup plus loin au cours de ce que l’on a appelé la marche vers la périphérie, surtout en direction du sud-est et du nord-ouest. Mais le bord mystérieux est la Havel, au-delà commence le désert brandebourgeois, la boîte à sabler pour les jours de gel».
Extrait de : En considérant les diagrammes de systèmes de voiries (1908) d’Eugène HENARD in Hanns Zischler : Berlin est trop grand pour Berlin. Traduction Jean-François Poirier. Postface Jean-Christophe Bailly. Editions Mille et une nuits 1999. Epuisé
Les précédentes chroniques berlinoises :
#chronique berlinoise 1 : Au son d’une lyre crétoise
#chronique berlinoise 2 : Eclats d’une ville par Laurent Margantin
#chronique berlinoise 3 : Jean-Christophe Bailly / Bernard Plossu : Berlin 2005
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Méphistophélès n’aime pas la Grèce

Méphistophélès n’aime pas la Grèce. On peut le dire au présent s’agissant de l’œuvre de Goethe. On ne lit pas assez la deuxième partie de son Faust. Elle fourmille de références possibles à l’actualité à commencer par la grande scène de la création monétaire en papier, prélude à cette autre invention «fausto-méphistophélique» qu’est le crédit. A l’époque cependant, le crédit servait aux investissements – Faust finit entrepreneur capitaliste – c’est la grande différence, aujourd’hui, l’argent va à l’argent, c’est tout le problème. Après la création monétaire ex nihilo et la création asexuée d’homunculus dans sa fiole, deux procédés de chimisterie, Goethe nous transporte en Grèce. Faust est en quête d’Hélène qu’il arrache aux enfers et avec laquelle, il aura un fils, Euphorion. Dans Faust I, il avait abandonné Marguerite et son enfant. La nuit de Walpurgis classique, pendant de la Nuit de Walpurgis du Faust I, se déroule en Thessalie dans la haute vallée du Pénée. Méphistophélès toujours sous contrat est obligé d’y accompagner Faust. Il y est très mal à l’aise et y perd ses moyens, se révélant ce qu’il est : un diable certes, mais une créature nordique incapable de cohabiter avec les créatures helléniques. Il trouve «l’antique par trop vivant» !
Berlin, juin 2015 "La civilisation du diable dans la société"

Berlin, juin 2015
« La civilisation du diable dans la société »

MÉPHISTOPHÉLÈS, inspectant les lieux.
Cependant que je rôde parmi ces petits feux,
Je me sens complètement dépaysé,
Presque tout le monde est nu, par-ci par-là seulement en chemise:
Impudiques les sphinx, effrontés les griffons,
Et tout à l’avenant, bouclé, ailé,
Par-devant et par-derrière se reflète dans votre œil…
Nous aussi, pour sûr, nous sommes de tout cœur indécents,
Mais je trouve l’antique par trop vivant;
On devrait le ressaisir et le mettre au goût du jour,
Lui coller divers habits à la mode …
Peuple répugnant! Pourtant je ne dois pas me laisser rebuter:
Hôte nouveau, il faut que je les salue poliment …
Salut à vous, belles dames, sages grisons!
[…]
MÉPHISTOPHÉLÈS, dans la plaine.
Les sorcières nordiques, je savais bien m’en rendre maître,
Mais je ne me sens pas à l’aise avec ces esprits étrangers.
Le Blocksberg reste un endroit bien confortable,
Où que l’on soit, on se retrouve toujours.
Dame Ilse veille pour nous sur sa pierre,
Sur sa hauteur, Heinrich sera de bonne humeur,
Les ronfleurs, il est vrai, vitupèrent la misère,
Mais tout reste en l’état pour mille ans.
Tandis qu’ici, qui sait seulement où il va, où il se trouve,
Et si le sol n’est pas en train d’enfler sous ses pieds ? …
Je me promène gaiement dans une plate vallée
Et derrière moi, soudain, se dresse
Une montagne qui, certes, mérite à peine ce nom,
Mais qui cependant, pour me séparer de mes sphinx,
Est bien assez haute … Ici, maint feu flamboie encore
Le long de la vallée, et s’embrase autour de ces choses étranges …
Devant moi danse encore et plane, m’attirant et me fuyant,
Le chœur galant, fripon et voletant.
Allons-yen douceur! Par trop habitué aux friandises,
On cherche, où que ce soit, à saisir quelque chose.
Goethe : Faust II Acte II La nuit de Walpurgis classique 7080-7092 et 7076-7094
La traduction utilisée est celle de l’édition de Urfaust, Faust I,  Faust II, traduite et commentée par Jean Lacoste et Jacques Le Rider aux éditions Bartillat (2009). Elle tombe malheureusement assez vite en morceaux quand on s’en sert.
Voici de quelle manière Pietro Citati commente ce voyage en Grèce de Méphistophélès :
«La Grèce ne lui plaît pas. Ces péchés joyeux, sereins, commis sans remords; ces corps dénudés; ces Sphinx impudiques, ces Griffons effrontés, ces Arimaspes sans chemise offensent sa pruderie de diable chrétien. Les chants si fameux des Sirènes ne parviennent pas à émouvoir son esprit formé à écouter les romantiques Lieder allemands. A la fin, il lui semble que toute la Klassische Walpurgisnacht [Nuit de Walpurgis classique] n’est qu’une absurde mascarade, mise en scène par un poète au goût exécrable. Trébuchant sur les racines et les pierres, il grommelle et se lamente: il regrette son lointain Septentrion, l’odeur de poisson et de soufre de son Harz, ses chères vieilles habitudes, qu’il a quittées quelques heures plus tôt… C’est là sa vraie patrie, et il se la rappelle avec la nostalgie d’un philistin, qui se sent malheureux dès qu’il a laissé derrière lui la porte de sa maison: avec la tristesse d’un Adam chassé de son Paradis terrestre.
[…]
Rien ne contente ni ne satisfait son esprit chagrin. S’il était dans l’un de ces moments grandioses de fureur, de sarcasme et de cynisme durant lesquels il manifeste son génie propre, les spectacles de la Klassische Walpurgisnacht l’enchanteraient. La rage du feu plutonien jaillit des viscères de la terre; le sol se gonfle sous ses pieds, une montagne surgit en un instant, des météores sifflent à travers le ciel, comme si la nature tout entière obéissait à l’esprit du feu, de la violence et de la destruction que Méphistophélès porte en lui. Mais, en Grèce, tandis qu’il s’avance en boitant sur le sol caillouteux, les flammes elles-mêmes lui déplaisent, et l’agitation, l’ébullition perpétuelles de la terre lui sont pénibles. S’il pouvait les entendre, les discours de son élève Anaxagore provoqueraient chez lui l’un de ces gestes de supériorité irritée que suscitent les discours des enfants présomptueux.
En Grèce, Méphistophélès, reniant tout à fait son passé révolutionnaire, ne nous révèle que sa nature conservatrice qui aime les choses immuables, comme les rochers du Blocksberg et les pentes du Pindos, couronnées de chênes séculaires. Hélas, les exigences du drame et les désirs de Faust l’obligent à courir rapidement vers on ne sait qu’elle réincarnation. S’il pouvait s’arrêter, si le destin ne le contraignait, lui aussi, à tant de voyages inutiles à travers le monde, il aurait trouvé son séjour idéal : les rives supérieures du Pénée, où résident les Sphinx, ou plutôt mes Sphinx, comme il les appelle, dans un élan d’affection aussi chaleureux qu’inhabituel (7689, 7806). Il pourrait demeurer là, où rien ne change de visage, où rien ne change de place, où le monde repose solidement sur ses fondements de granit, résoudre éternellement énigmes et charades aux côtés du Sphinx, et à parler des étranges plaisirs de Dieu».
Pietro Citati : Goethe.
Traduction Brigitte Pérol (Editions L’arpenteur Gallimard)
Méphistophélès par son incapacité à faire cohabiter les sorcières et divinités grecques avec les nordiques est incapable d’être européen.
Rappels
– Sur la Grèce : Chants pour Kommeno ; Ce que l’Allemagne doit à la Grèce
– Sur Faust : Actualité du « Faust » de Goethe : La promenade de Pâques ; Le vers 11580 du Faust de Goethe ; Sur les traces du vrai docteur Faust ;
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«Tenez la Sarre, camarades » (Brecht)
Le référendum de la Sarre (1935) sous le regard des écrivains
Une contribution d’Alain Lance

Au lendemain de la première guerre mondiale, le Traité de Versailles accordait à la France, en réparation, les mines de charbon de la Sarre placée sous mandat de la Société des nations. Le traité prévoyait également en son chapitre III une consultation populaire au bout de quinze ans, à compter de sa mise en vigueur. La population du territoire du bassin de la Sarre a été appelée au choix entre les trois options suivantes :
a) maintien du régime de statu-quo (sous gourvernement international) ; b) union à la France ; c) union à l’Allemagne.
Le vote a eu lieu en janvier 1935. 90,3 % des votes furent favorables au retour de la Sarre à l’Allemagne. Sur 528.104 votants, seuls 2.124 se prononcèrent pour la France. Un triomphe de la propagande nazie.
La Sarre, qui avait été annexée par Louis XIV, qui a fait construire Sarrelouis, et avait constitué des départements français après la révolution jusqu’à l’empire, était retournée dans l’orbite prussienne et autrichienne (puis bavaroise) après le Congrès de Vienne en 1815. En novembre 1918, elle avait été occupée par l’armée française. Aragon raconte dans la Semaine sainte un face à face entre soldats français et mineurs de Sarre en grève. On trouve aussi un lointain écho de cette présence dans Est-ce ainsi que les hommes vivent : Dans le quartier Hohenzollern / Entre La Sarre et les casernes
La Maison Heinrich Heine à Paris organisait, le jeudi 11 juin 2015, une soirée intitulée HALTET DIE SAAR, GENOSSEN ! (Tenez la Sarre, camarades), titre du livre de témoignages littéraires rassemblés par Ralf Schock. La lecture-rencontre avec l’auteur avait été traduite et modérée par Alain Lance, poète et traducteur, qui a bien voulu en confier un écho au Sauterhin avec des traductions inédites en français ce dont je le remercie vivement.

Le referendum de la Sarre sous le regard des écrivains  par Alain Lance

Photomontage John Heartfield  Arbeiter Illustrierte Zeitung  (Journal illustré des travailleurs) 2/1935 La mort attaque la Sarre  Mais il est en votre pouvoir Qu'elle ne puisse pas vous étrangler Votez pour le statu-quo ! Protégez votre vie !

Photomontage John Heartfield Arbeiter Illustrierte Zeitung (Journal illustré des travailleurs) 2/1935
La mort attaque la Sarre
Mais il est en votre pouvoir
Qu’elle ne puisse pas vous étrangler
Votez pour le statu-quo ! Protégez votre vie !

En juin, la Maison Heinrich Heine à Paris accueillait plusieurs manifestations en relation avec la Sarre : une exposition intitulée La Sarre, une histoire européenne, inaugurée le 10 juin par Annegret Kramp Karrenbauer, ministre-présidente de la Sarre, et deux soirées littéraires avec Ralph Schock, celle du 11 juin, au sujet du référendum du 13 janvier 1935 et celle du 15 juin, où il présenta son édition de la correspondance entre Georges Perec et son traducteur Eugen Helmlé. Ce livre, intitulé Cher Georges – Cher Eugen, est paru il y a quelques mois au Conte Verlag à St. Ingbert. Espérons qu’une édition française du bel échange amical qu’eurent, de 1966 à 1982, l’auteur de La Disparition et son excellent traducteur voie bientôt le jour.
Mais je souhaite souligner ici le grand intérêt des travaux de Ralph Schock sur le referendum de 1935 qui entraîna le rattachement de la Sarre au troisième Reich. Ralph Schock, essayiste, critique littéraire et responsable d’émissions littéraires à la Radio sarroise, a consacré deux ouvrages à cet événement sous cet angle spécifique : l’intervention ou le regard des écrivains. C’est d’abord Haltet die Saar, Genossen ! Antifaschistische Schriftsteller im Abstimmungskampf 1935, paru en 1984 chez H.W. Dietz Nachf., et Hier spricht die Saar – Ein Land wird interviewt (Gollenstein Verlag, 2005), qui réunit des reportages de Philippe Soupault, Theodor Balk et Ilya Ehrenbourg.
De nombreux écrivains allemands se sont impliqués dans le combat pour que la Sarre ne réintègre pas l’Allemagne tant que celle-ci était dirigée par les nazis. Le résultat du vote de janvier 1935 fut loin de répondre à leur attente puisque, comme on sait, à peine 10% des votants se prononcèrent sur le maintien du statu quo.
Ralph Schock a clairement retracé le contexte politique de l’époque et a donné lecture d’extraits de textes de Brecht, Klaus Mann, Thomas Mann, Gustav Regler, Kurt Tucholsky, Erich Weinert, et quelques autres. J’en avais pour la circonstance traduit quelques-uns. Les voici.

KURT TUCHOLSKY

(Extraits de lettres)
8 juin 1934
Même les journaux les moins importants ici écrivent que Genève a trahi les pauvres Sarrois. Il faut se mettre un peu à la place des gens : d’abord cette ridicule vieille dame, ce Wilson, fait croire aux gens qu’ils ont le droit de voter. Donc ils votent, et alors les Allemands déclarent que celui qui votera contre eux sera pendu. Certes, mais une fois pendu, il a toujours le droit de se plaindre. C’est cela qu’ils ont décidé à Genève (…) c’est pénible de devoir assister à tout cela.
25 juillet 1934
Les derniers numéros de la petite revue (la Neue Weltbühne) sont arrivés tous en même temps – c’est vraiment désolant. Petites gens. Ce décalage entre le faire et le pouvoir… non, ça ne va pas. Le mieux est encore cette phrase de Pallenberg sur Hitler : «Il a l’air d’un coureur de dot». Mais sinon… Dieu, c’est bien connu, sait tout, mais les communistes savent tout encore mieux. Quelle bêtise. En Sarre par exemple des milliers vont voter pour l’Allemagne par peur du front socialo-communiste. Le monde ne fonctionne pas comme un devoir de mathématiques.
15 novembre 1934
Le reportage sur la Sarre paru dans Vu est désespérément pessimiste. Si c’est exact, il semble régner là-bas une terreur tellement sèche et silencieuse que même l’additif de la Société des Nations précisant qu’ils auront encore une fois le droit de voter n’est d’aucun secours. Et d’ailleurs il vient trop tard. À cela s’ajoute – en plus de la terreur – cette attitude consistant à penser : «En fin de compte ….» Et c’est bien ce mot que je respecte énormément. Et c’est exactement ce que je dis aussi quand il s’agit de juger tous ces gens. En fin de compte …Voilà ce qui les attend, et on ne peut leur venir en aide. Ces pauvres bougres qui vont être vaincus ! Sûrement que beaucoup de jeunes gens votent pour l’Allemagne parce qu’ils se réjouissent à l’idée du sanglant carnaval qui va commencer alors, interrompant joliment, comme une guerre, la grisaille quotidienne.
11 décembre 1934
Les choses évoluent d’une manière très claire et ce à quoi cela va aboutir ne m’intéresse plus tellement : les Français vont être rabaissés au rang d’une puissance de deuxième ordre, ils ne font que répéter ce que disent les Anglais, et si un miracle ne se produit pas en Sarre, on aboutira à Genève à des négociations où peu importera si les Allemands récupèrent toutes leurs colonies ou seulement quelques-unes, s’ils obtiennent le corridor ou seulement les colonies, personne ne leur dira qu’ils n’ont pas payé leurs dettes, d’ailleurs ils ne les paieront pas, le «contrôle» du réarmement n’est qu’une farce, mais on a trouvé la formule. «L’ordre nouveau» a très justement dit qu’avant de rouspéter contre la Société des Nations il fallait vérifier si elle existait encore. Elle n’existe pas. Il y a seulement un petit groupe européen, bas, infâme, moche, dirigé par des marchands et des politiciens lâches, avec l’Angleterre à sa tête, qui veut diriger l’Europe sans s’acquitter du moindre devoir. Je plains tous ceux qui souffrent sous cette saleté, car elle n’en vaut pas la peine. On devrait à l’avenir s’occuper de choses plus raisonnables. Il faudrait qu’un miracle se produise en Sarre (qui appellerait M. Brüning sur la scène). Mais je ne le crois pas. Les jeux sont faits.
10 janvier 1935
À moins qu’un miracle ne se produise en Sarre, ce qui n’arrivera pas, nous avons tout lieu de redouter l’Europe qui nous attend. La Sarre a été terrorisée sans pouvoir se défendre, la ville de Sarrebruck barre la route au flot des opposants à Hitler, Monsieur Knox ne veut sans doute pas être impuissant, mais il l’est. Et comment parler sérieusement d’Eden. C’est à pleurer. Et on aura les Jeux Olympiques, qui balaieront le reste de méfiance, car des gens qui ont un tel talent d’organisation valent quand même quelque chose. Oui, où allons-nous ?
15 janvier 1935
[écrit avant d’avoir eu connaissance des résultats du référendum en Sarre]. Ce n’est presque plus la peine d’y réfléchir. Dans cet océan de bêtises, j’ai repéré deux poissons : D’Ormesson [Wladimir d’Ormesson, journaliste et diplomate, éditorialiste du Figaro de 1934 à 1940] fait un compte très précis : tant pour cent pour l’Allemagne, c’est un succès, tant pour cent un échec moral, tant pour cent un désastre. Il décide de ça, avec son cou crasseux. Si cela arrive, alors en Allemagne, on va… alors Hitler va… et alors il ne pourra pas…..
Pour moi une chose est claire :
Tous ces gens-là s’efforcent de deviner ce que rumine Hitler. Ils te racontent exactement pourquoi ceci ou cela ne peut pas se produire et pourquoi dans tel cas il se cassera la figure et dans tel autre cas il ne pourra l’emporter. Et quand tu les entends, tu sais pertinemment une chose : le fascisme peut être vaincu par tout ce qu’on peut imaginer, sauf par celui qui parle.
Et il en va de même chez les Juifs, comme chez les Suisses, les Suédois, et partout. Aucune idée forte, résolue, vitale pour s’y opposer. Aucun courage. Et surtout : aucun idéal. Et si la minorité en a un, alors il ressemble à l’idéal marxiste, auquel il est très difficile de se raccrocher. («mystique comme celui des premiers chrétiens et orthodoxe comme celui des anciens juifs», a dit un jour quelqu’un). Et alors ? Alors c’est forcément l’autre qui l’emportera.
Donc en Sarre la commission avait interdit d’arborer des drapeaux pour ne pas exercer une terreur sur les opinions (Comme si cette terreur n’était pas présente depuis longtemps !) Sur quoi Sarrebruck se transforme en une ville à Noël : tout est vert. «Ils se rattrapent avec des sapins !» a dit quelqu’un. Comme c’est touchant ! Mais non, crétins, ils ont seulement trouvé un autre moyen pour exercer leur contrôle : celui qui n’installe pas des branches de sapin est un Juif rouge. Et ça, on ne pourrait pas l’interdire ?
Il faut avoir lu ce dernier appel du Conseil tripartite adressé à la Sarre : moi qui me targue de comprendre un peu ce que parler veut dire, je n’y comprends rien, tellement c’est vide. Et l’homme de la rue devrait y comprendre quelque chose ? Ce qui confirme bien que tous ces accords de la dernière période sont en caoutchouc : le cas échéant, on poursuivra les consultations, on pourra, on devra, il faudra … c’est inexistant.
15 janvier 1935
Le résultat est incompréhensible. La terreur ? La Société des Nations, qui n’a montré aux gens qu’une seule possibilité ? En tout cas cela va être affreux maintenant.
18 ou 20 janvier 1935
Les Sarrois étaient seuls. Ils ont été abandonnés par :
L’Angleterre
La France
La Société de nations
Le mouvement syndical international
Le pape (le même qui refuse l’absolution à tout Français qui était dans l’Action française, quel courage !) Les Sarrois n’avaient pas de bons dirigeants et aucune définition propre et populaire de ce que signifie le statu quo.
Mais tout ceci ne saurait expliquer les 10%. Il y a autre chose en jeu. Ce ne sont pas non plus des traficotages sur les listes électorales, ni ce sur quoi le journal Le Temps a attiré l’attention : que les Sarrois habitant en Allemagne ne seraient pas tous venus, mais, à la place de ceux qui sont en camp de concentration, d’autres, pour qui le gouvernement allemand a établi de faux passeports. Tout ceci n’explique pas les 10%. L’explication est dans l’expression « en fin de compte ». En fin de compte nous sommes quand même Allemands…
Et ça on devrait le respecter. Car ce sont des Allemands. Et qu’ils aient maintenant ce que tous les autres réclament.
Mais ce qui va arriver maintenant est terrible.
Instinctivement les masses écoutent cet argument : «Donc cela ne peut quand même pas être si grave que ça en Allemagne, donc toutes ces histoires qu’on raconte ne sont pas si terribles, sans doute qu’on nous a menti…» Les pauvres exilés qui continuent à défendre leur cause vont avoir bonne mine.
C’est la France qui va accueillir les réfugiés venant de la Sarre. La France, toujours la France. Jamais l’Angleterre. L’Angleterre emprisonne impitoyablement ceux qui se réfugient sur son sol sans passeport, sans autorisation. Cela va faire trop, pour les Français, on peut le comprendre. Encore quarante mille, toujours la France
Voilà ce qui arrive quand on brandit de tels traités de paix délirants sans les mettre à exécution. Je les entends d’ici hausser les épaules – on s’en fiche. Ah tiens ? Et ont-ils fait de même quand ils ont acclamé le traité de Versailles ? Le Boche paiera. Je n’aurais rien contre, mais d’abord pousser des rugissements et ensuite se soumettre ? Un enfant qu’on élève de cette manière finit par devenir insolent. Comme l’Allemagne.
Mais le pire à mes yeux, c’est la conséquence morale de ce vote. J’avais estimé le pourcentage des opposants à 40 %, et je n’étais pas seul à commettre cette erreur. Je n’ai jamais vécu dans cette région. Ceux qui y avaient vécu disaient la même chose. Il faut donc que l’élément boche soit vraiment très fort. Sans doute que la terreur explique un succès pour l’Allemagne, mais pas d’une telle ampleur. Et la conséquence morale se fera sentir également ici. Cela va nous ronger avec une vigueur accrue. Oublié le 30 juillet, oubliés les atrocités, cela va recommencer sous d’autres formes.
Pourquoi ?
Parce que parmi tous ceux que nous connaissons il ne s’en trouve pas un seul qui serait prêt à donner ne fût-ce qu’une demi heure pour… oui, pour quoi au juste ? Il n’a ni programme, ni idéal, ni « religion », rien. Et c’est dans ce vide que les autres s’engouffrent. C’est une loi de la physique. In hoc signo vincent.
Les journaux de Bâle, c’est bien, ils y vont courageusement. Et que fait le pays ? Il ferme ses frontières hermétiquement contre une possible émigration en provenance de la Sarre. «Nous ne pouvons pas … » Ferme la. L’attitude de la Suisse est méprisable.
Citations extraites de Kurt Tucholsky : Briefe aus dem Schweigen (Rowohlt-Verlag, Reinbek 1977) et Q-Tagebücher“ (Rowohlt-Verlag, Reinbek 1978).
Traduction Alain Lance

ARTHUR KOESTLER

Le referendum en Sarre laissait aux Sarrois le choix entre trois solutions. Ils pouvaient soit se prononcer pour le retour de la Sarre à l’Allemagne, pour un rattachement à la France ou pour le statu quo, c’est-à-dire rester provisoirement sous l’administration de la Société des Nations.
Comme la population de la Sarre est allemande, il était évident que l’alternative française n’avait aucune chance. Les socialistes et les libéraux (assez peu nombreux) se sont prononcés dès le début pour le statu quo. En revanche les communistes ont au début affirmé que le maintien du statu quo servirait indirectement les intérêts français. Ils s’en sont donc pris aux socialistes comme «agents de l’impérialisme français» en avançant leur propre solution : «une Sarre rouge au sein d’une Allemagne des soviets.»
«Mais camarade», répliquèrent les ouvriers des mines consternés, à la direction du parti : «L’Allemagne des soviets n’existe pas encore, alors pour quelle solution devons-nous nous engager ?»
«Nous nous prononçons pour une Sarre rouge dans l’Allemagne des soviets, camarade !»
«Mais, camarade, l’Allemagne des soviets n’existe pas ! Est-ce que cela signifie que nous devons voter pour Hitler ?»
«Le comité central n’a pas dit que vous devez voter pour Hitler. Il a dit que vous devez voter pour une Sarre rouge dans une Allemagne des soviets.»
«Mais camarade, ne vaudrait-il pas mieux, en attendant qu’advienne cette Allemagne des soviets, voter pour le statu quo ?»
«Si vous votez pour le statu quo, vous vous alliez avec les agents social-fascistes de l’impérialisme français.»
« Pourrais-tu donc nous dire enfin, camarade, pour qui nous devons voter ? »
«Tu poses la question de façon mécaniste, camarade, comme je te l’ai déjà dit, la seule politique révolutionnaire correcte est de lutter pour une Sarre rouge dans une Allemagne des soviets. »
Et ce furent des centaines de semblables discussions qui se déroulèrent quotidiennement.
Arthur Koestler Zehn kleine Negerlein (Dix petits nègres) extrait de son autobiograhie Die Geheimschrift [L’écriture invisible] (Desch-Verlag, Wien/München/Basel 1954)
Traduction : Alain Lance
THEA STERNHEIM
[Thea Sternheim (1883-1971), auteure allemande, épouse un temps de Carl Sternheim, amie d’André Gide et de Gottfried Benn, traductrice d’André Maurois a émigré en avril 1932 en France. Elle a publié un journal, un roman Sackgassen ( Impasses) et la correspondance avec G. Benn]
15 janvier 1935
Je me réveille vers huit heures. Ces braves concierges, les Druaut, m’avaient promis de me glisser sous la porte les résultats du référendum en Sarre. Mais quand je commence à penser, ma curiosité fait déjà place à un pressentiment oppressant. Je reste ainsi un moment, incapable de me lever. Finalement (dehors neuf heures sonnent) je vais à la porte.
Sur le papier : «La Sarre a voté son rattachement à l’Allemagne. Près de 90% des voix en faveur du Reich.»
Mes jambes se dérobent. On peut donc pourchasser les Juifs, les catholiques, les marxistes, emprisonner sans jugement les pacifistes et des centaines d’autres avec un bestial arbitraire, les massacrer, en retenir des milliers dans les camps de concentration, on peut hurler la haine dans les micros, anéantir l’honneur véritable du pays – on peut faire tout cela si c’est enrobé de slogans patriotiques, qu’on dresse le poing contre la France, contre le bolchevisme, prétende être de la race des seigneurs, heurte les croyants quand on fait précisément le contraire de ce que nous prescrit la doctrine chrétienne.
On chancelle. C’est comme si on vous traînait dans la fange. Que personne ne parle de terreur ! Toute la Société des Nations attendait l’arme au pied, prête à offrir sa protection au cas où le droit à l’autodétermination du petit pays était mis en cause. Mais la mère souillée de meurtres et de honte a lancé son appel : et tout le monde de regagner aussitôt en rampant le protoplasme qui, couplé avec Hitler, va submerger le monde d’une portée de vipères comme on n’en a jamais vu.
Epouvantable ! Et le Saint Siège, qui s’entend toujours avec les riches et les puissants, préférant mettre en scène la pompe des mariages princiers que de vêtir les pauvres et de nourrir ceux qui ont faim, a, par la bouche des évêques de Trèves et de Spire, donné le mot d’ordre pour mettre à bas la liberté. Ah, c’est toujours une honte toute en nuances que de devoir vivre allemand !
Extrait de Thea Sternheim: Tagebücher [Journaux]1903 – 1971, hg. von Thomas Ehrsam und Regula Wyss (Wallstein-Verlag, Göttingen 2011).
Traduction Alain Lance

Mais pour finir sur une note plus drôle, cette anecdote relatée par Hans Bunge.

À l’automne 1934, Eisler mit en musique le poème de Brecht Le 13 janvier. Il fut publié pour la première fois le 27 octobre dans le journal Arbeiterzeitung. Après quoi il parut deux fois dans la Saar-Volksstimme ainsi que dans le supplément sarrois de l’organe du KPD Unsere Zeit. Il apparaît chaque fois sous le titre Le 13 janvier et dans Unsere Zeit le Chant de la Sarre a été ajouté en surtitre. C’est sous cette dénomination qu’il figure dans les œuvres complètes de Brecht.
Ce chant fit l’objet d’une divergence entre Brecht et Stefan Zweig, qu’a évoquée Eisler lors d’un entretien avec Hans Bunge vers la fin des années 50.
Fin 1934, Stefan Zweig, «ce célèbre industriel, industriel en littérature» lui a rendu visite dans son appartement londonien. Et Brecht se trouvait également chez lui ce jour là.
Eisler raconte : «Brecht n’a jamais lu une ligne de Zweig, mais il pensait que c’était un homme fortuné et qu’il y aurait peut-être là une source de financement pour le théâtre. … Zweig connaissait le nom de Brecht du temps de la République de Weimar, car Brecht était très célèbre. On pouvait donc parler d’un certain intérêt amical, bien qu’il se fût agi de deux univers fort éloignés.»
À la demande de Brecht, Eisler a donc joué Das Lied über die belebende Wirkung des Geldes (Le chant sur l’effet stimulant de l’argent) «Je savais que cela finirait mal. Jouer cette chanson à ce monsieur, négativement connu pour sa richesse – richesse d’origine familiale –et qui avait financé les éditions Insel, qui a financé toute sa carrière, lui faire entendre ça !» Zweig, «un homme de salon fort poli» a écouté sans sourciller. Puis ensuite Eisler lui a joué La ballade du moulin à eau. Zweig a fini par dire que tout cela était extrêmement intéressant. Un journaliste anglais qui était également présent a ensuite parlé des débats en cours en Sarre. Pour lui faire plaisir, Eisler lui a alors chanté sa mise en musique de la petite chanson de Brecht sur la Sarre. Le «Newspaperman» fut, aux dires d’Eisler, tout à fait emballé, ravi que quelque chose d’aussi beau fût possible. Et Brecht dit à Zweig : «Vous savez, c’est une bricole que nous avons faite pour donner un petit coup de main. Alors Zweig dit : Ne parlez pas de bricole, Monsieur Brecht, c’est peut-être ce que vous avez fait de mieux.» C’est ainsi que les choses se passent entre écrivains. Un échange de coups de poignard. Brecht lui donne Die belebende Wirkung des Geldes et voilà qu’ensuite une petite chanson pour une campagne électorale est la meilleure chose que Brecht ait jamais écrite. Les deux hommes étaient quittes et ils sont allés déjeuner ensemble.»
Hans Bunge: Fragen Sie mehr über BrechtHanns Eisler im Gespräch, (Demandez m’en plus sur Brecht-Entretien avec Hanns Eisler) Verlag Rogner & Bernhard, München 1972
Traduction Alain Lance

BERTOLD BRECHT

La chanson de la Sarre
De la Meuse jusqu’au Niemen
Court un fil barbelé
Derrière combat et saigne à présent
Le prolétariat.
Tenez la Sarre, camarades,
Camarades, tenez la Sarre.
Alors nous tournerons la page
À partir du 13 janvier.
La Bavière et la Saxe ;
Des bandits les ont occupées
Et le Wurtemberg et le pays de Bade
Sont effroyablement blessés.
Tenez la Sarre, camarades,
Camarades, tenez la Sarre.
Alors nous tournerons la page
À partir du 13 janvier.
Le général Goering en Prusse.
Thyssen qui pille sur le Rhin.
Dans la Hesse, dans la Thuringe,
Ils ont nommé des gouverneurs.
Tenez la Sarre, camarades,
Camarades, tenez la Sarre.
Alors nous tournerons la page
À partir du 13 janvier.
Ceux qui ont tout déchiré
De la grande Allemagne
Maintenant tendent les mains
Vers notre petite Sarre.
Tenez la Sarre, camarades,
Camarades, tenez la Sarre.
Alors nous tournerons la page
À partir du 13 janvier.
Sur la Sarre vous verrez
Ils se casseront les dents.
L’Allemagne que nous voulons
Doit être une autre Allemagne.
Tenez la Sarre, camarades,
Camarades, tenez la Sarre.
Alors nous tournerons la page
À partir du 13 janvier.
(Traduction Guillevic)
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«Hourrah perdu !»
1515 La bataille de Marignan-gnan vue de Suisse
Et ce que Mulhouse est allé faire dans cette galère

Commençons avec l’humour de l’écrivain Daniel de Roulet à qui j’ai emprunté l’expression Marignan-gnan. Le début de sa lettre au Conseiller fédéral Ueli Maurer (du même parti populiste de droite que Christoph Blocher) pose les éléments du débat actuel sur les célébrations de la bataille de Marignan en Suisse, dans une année électorale, sur fond de poussée xénophobe. (Le texte date de fin 2014)
«Monsieur le Conseiller fédéral,
499 ans, ça suffit. Vous n’allez tout de même pas, pendant toute une année électorale, nous chanter la chanson gnangnan de Marignan sous prétexte que voilà cinq siècles que nous, Suisses de souche, serions neutres, libres et vendus au plus offrant.
La neutralité helvétique n’a pas été inventée en 1515. Vous savez bien comment ça s’est passé : ce ne sont pas les Confédérés, comme vous dites, qui se sont battus à Marignan puisque les Bernois, les Soleurois, les Fribourgeois et les Valaisans étaient déjà rentrés chez eux, achetés par les Français pour ne pas se battre contre eux. Ensuite n’oublions pas que ceux qui restaient n’avaient pas vraiment l’équipement nécessaire parce que l’art de la guerre avait été modifié par l’irruption de la cavalerie légère. Venus de Croatie, d’Albanie et de Bosnie, les estradiots, à la fois centres-avants et ailiers droits, mais à cheval, ont provoqué le massacre de nos compatriotes dans la plaine de Milan. N’avez-vous pas peur que vos électeurs s’étonnent de vous voir fêter ces attaquants criminels étrangers qui ne respectaient pas notre culture de fantassins ? (…)» Source
Albrecht Dürer : La mort et le lansquenet 1510

Albrecht Dürer : La mort et le lansquenet Estampe 1510

Marignan 1515

« (…)
Von pa ti pa toc von von
Ta ri ra ri ra ri ra reyne
Pon, pon, pon, pon,
la la la . . . poin poin
la ri le ron
France courage, courage
Donnez des horions
Chipe, chope, torche, lorgne
Pa ti pa toc tricque, trac zin zin
Tue! à mort; serre
Courage prenez frapez, tuez.
Gentilz gallans [bons compagnons], soyez vaillans
Frapez dessus, ruez dessus
Fers émoluz, chiques dessus, alarme, alarme!
Courage prenez après suyvez, frapez, ruez
Ils sont confuz, ils sont perduz
Ils monstrent les talons.
Escampe toute frelore la tintelore
Ilz sont deffaictz
Victoire au noble roy Francoys
Escampe toute frelore bigot ».
Ces paroles sont celle de la chanson de 1528 du rappeur hagiographe Clément Janequin, intitulée tantôt La guerre, La bataille ou La bataille de Marignan. « La guerre est douce à ceux qui ne l’ont pas faite », écrivait Erasme en 1515.
Un père, notable de Berne, Ludwig Frishing, notait dans son journal de famille en 1515 :
«ce vendredi d’automne, jour de l’Exaltation de la Sainte Croix [ce qui correspond au 14 septembre, second jour de la bataille de Marignan], notre fils Ludwig est mort, les deux jambes transpercées dans cette ignoble bataille de Milan fomentée par l’odieux, le traître et meurtrier évêque valaisan et ses partisans. Que Dieu ne leur pardonne jamais ce crime. [Ludwig] avait à l’heure de son horrible mort 14 ans, 15 semaines et 1 jour»
(Extrait de 1515 Marignano, livret d’exposition. Musée national suisse)
S’il fait porter le chapeau à l’évêque de Sion, agitateur antifrançais s’il en était à l’époque, le cardinal guerrier Schiner, Ludwig Frishing ne précise pas que le fils n’a fait que suivre l’exemple mercenaire du père. On note surtout l’âge du jeune guerrier 14 ans que l’on considérait à l’époque comme l’âge adulte.
Le quotidien Tagesanzeiger s’étonnait récemment qu’alors que les négociations entre la Suisse et l’Europe sur le marché de l’électricité tendaient à l’échec et qu’elles nécessiteraient une clarification de la question du rapport de la Suisse à l’Union européenne, «les partis débattent dans la campagne électorale de Marignan, de neutralité et autres questions identitaires. C’est le débat des perdants : ils pratiquent la nostalgie et ratent l’avenir» (Source en allemand)
En fait, les questions se tiennent. Ou dit autrement, les «identitaires» anti-européens ont aussi une conception singulière de la place de la Suisse dans la bataille de Marignan.
A cela s’ajoute un autre phénomène. Le débat intéresse d’abord les cantons de langue allemande, les cantons francophones y sont totalement indifférents. Il y a une raison toute simple à cela : la Suisse romande n’existait pas au moment de la bataille de Marignan. Elle n’était pas concernée et s’en contrefiche encore aujourd’hui.

Treize cantons

La Suisse d’il y a 500 ans était en effet formée de 13 cantons fédérés. Si dans l’exposition Marignano à Zürich, il n’était pas permis de photographier, raison pour laquelle je ne l’évoque qu’en marge, il était cependant possible de le faire au Musée national qui abrite l’exposition. J’avais repéré lors de ma visite cette carte figurant les 13 cantons en 1513 (en rouge), avec des territoires inféodés à des cantons (Orange foncé) et d’autres alliés (Vert foncé). Tout en haut à gauche, on peut apercevoir une petite enclave alliée : Mulhouse. J’y reviens plus loin.
Il s’est créé en Suisse une fondation Pro Marignago qui entend fêter le cinq-centenaire de la victoire de François 1er sur les Suisses au terme de 2 jours de carnage en posant la défaite comme un acte fondateur de la neutralité du pays. Dans le comité de cette fondation, se trouvent des élus du parti populiste dont Christoph Blocher leader de la droite radicale suisse pour qui la neutralité signifie avant tout l’hostilité à l’Europe et aux étrangers et le repliement des Suisses dans leurs montagnes. Son crédo :
«La défaite et la retraite des Suisses marquent la fin de la politique de grande puissance de ces derniers et le début d’un tournant décisif de leur politique étrangère. Leur détermination en vue de la cohésion interne et de la stabilité l’emportera désormais sur des velléités expansionnistes. Elle est aussi à l’origine de la neutralité actuelle de la Confédération suisse .
Il importe surtout de se souvenir de la 500e année de la bataille de Marignan, d’en apprécier le sens et les effets par rapport à la vie d’aujourd’hui »
(Source)
De nombreux écrivains du réseau art+politique sont montés dès 2014 au créneau. Ils disent :
«Nous ne pensons pas que cette bataille  mérite une célébration. La défaite de la confédération jadis divisée n’est pas à l’origine du mythe de la neutralité. Il est choquant que ce carnage hallucinant se prête aujourd’hui sans contestation à la récupération politique, aux campagnes électorales».
Hourra, perdu ! 499 ans Marignano est le titre de leur blog. On y trouvera tous leurs textes en français et en allemand. Ils sont 18. Je vous invite à les découvrir
Des historiens s’y sont mis et se sont positionnés dans le débat :
«La leçon de Marignan consista en ceci que les bataillons de fantassins confédérés n’avaient aucune chance contre les canons qui les ont déchiquetés à la mi septembre dans le nord de l’Italie. Après cela les fantassins suisses sont passés d’une puissance militaire autonome à troupes auxiliaires pour les armées de rois étrangers qui pouvaient se les offrir en complément d’une cavalerie et d’une artillerie onéreuses. Personne ne pensait neutralité pas plus qu’il n’était question de retenue» (Thomas Maissen, directeur de l’Institut historique allemand de Paris, auteur d’une histoire de la Suisse qui fait référence.
(Source : Thomas Maissen 1315, 1415, 1515 und 1815 – vier Schweizer Jahrestage.Fakten und Fiktionen, Mythen und Lektionen Neue ZürcherZeitung)
Le débat porte sur la neutralité qui pour certains tirerait sa source de la défaite et qu’ils interprètent dans leurs intérêts d’aujourd’hui et dans le sens d’un repli sur soi. A l’opposé, un Jean Ziegler réclame une intervention militaire humanitaire déterminée de son pays. Thomas Maissen rappelle que jusqu’à la fin du 17ème siècle, l’idée de neutralité était connotée négativement car elle impliquait une indifférence religieuse, on ne pouvait être neutre entre Dieu et le Diable.
La neutralité de la Suisse été construite il y a deux cent ans, au Congrès de Vienne 1815 – autre anniversaire – qui garantit au pays son existence autonome et apporte «la reconnaissance et la garantie de la part de toutes les puissances de la neutralité perpétuelle de la Suisse dans ses nouvelles frontière».
Ce qui m’a surtout intéressé dans le travail de recherche que j’ai finalement été amené à faire c’est la question du mercenariat comme première forme de mondialisation et comme source de la richesse suisse, le commerce – librement consenti – du sang des hommes.

Un peu d’histoire d’abord et quand même

Dans le folklore historique français, nous avons Marignan 1515 ou 1515 Marignan. Cet ânonnement scolaire qui n’a plus court aujourd’hui était pour Fernand Braudel le symbole de la bêtise de sa discipline et de l’enseignement de l’histoire : Bayard sacrant chevalier le roi François 1er au soir de deux jours de bataille dont on oublie de révéler le nombre de morts et pourquoi. Il n’est pas sûr que 1517 soit une meilleure date – déjà on ne peut pas y échapper en Allemagne, c’est l’année où Martin Luther a placardé ses 95 thèses sur la porte de l’église du château de Wittenberg. Rappelons que c’est en 1464 que Gutenberg lègue l’imprimerie à l’humanité, véritable origine de bouleversements considérables, comme le numérique aujourd’hui.
«La bataille de Marignan est sans doute un des événements les plus célèbres de l’histoire de France. Tout le monde ou presque en connaît la date : 1515. Dans l’imaginaire national, elle serait une de ces journées qui ont fait la France, au même titre que la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, ou l’appel du général de Gaulle, le 18 juin 1940 [depuis peu quasi évincé par Waterloo, autre défaite presque transformée en victoire, médiatiquement plus payant dans tous les sens du mot].
Mais lorsque l’on interroge pour en savoir davantage, les choses se compliquent. Plus rares sont les personnes pouvant dire qu’il s’agit d’une victoire de François Ier remportée la première année de son règne alors qu’il espérait recouvrer le Milanais, perdu par les Français depuis 1513. Moins nombreuses encore sont celles capables d’affirmer que cette bataille se déroula en Italie, dans une plaine au sud de la capitale du duché; qu’elle dura deux jours, les jeudi 13 et vendredi 14 septembre, et que les principaux adversaires de François Ier furent des Suisses. Quant à savoir que cette bataille faillit être une terrible défaite sans l’intervention des Vénitiens dans la matinée du 14 septembre, qu’elle fut une des plus longues que l’armée royale eut à livrer et sans doute la plus meurtrière puisque, en près de vingt heures, au moins seize mille hommes y trouvèrent la mort, personne ou presque n’en a la souvenance. En somme, Marignan est aujourd’hui un événement connu sans que l’on sache pourquoi » (Didier Le Fur : Marignan 1515 Editions Perrin)
Si l’on prolonge un peu ce récit de Didier Le Fur, prologue à son livre, on peut ajouter que les soldats vénitiens étaient des mercenaires albanais, ceux de François 1er des lansquenets allemands et que les mercenaires suisses étaient commandés par un évêque catholique. N’était l’amoncellement de cadavres, ce serait presque une histoire drôle sur l’origine des souches.

Un contexte expansionniste

Si cette histoire est cantonnée à la Suisse alémanique comme déjà évoqué plus haut, c’est pour la simple raison qu’elle ne concerne qu’elle, comme le note Sandro Guzzi-Heeb, professeur d’histoire contemporaine à Lausanne :
«Car Marignan correspond à la période durant laquelle les territoires de langue allemande partaient à la conquête violente des territoires franco- et italianophones et consolidaient leur domination sur eux. On oublie que jusqu’en 1798 les ancêtres des Romands et des Tessinois étaient restés complètement des sujets » (Source en allemand)
Le noyau de la confédération helvétique quoique formé d’entités très individualistes était une puissance qui comptait en Europe. Il était un foyer de vie intellectuelle. Il n’était pas le seul à avoir des velléités expansionnistes. Toutes les puissances européennes avaient des vues sur le Nord de l’Italie. Le royaume de Naples et le Duché de Milan sont revendiqués par les rois de France. Le Saint Empire romain germanique guigne aussi les riches cités d’Italie. Les Espagnols sont maîtres du Royaume de Sicile . Et il faut compter avec Venise et l’État pontifical. En raison d’une nouvelle donne des échanges internationaux :
«le fait qui domine alors l’économie européenne est l’affirmation puissante de nouveaux centres industriels en Lombardie, Ligurie ou Toscane comme en Allemagne du Sud aussi »
Nicolas Morard : L’heure de la puissance (1994 – 1536) in Nouvelle histoire de la Suisse et des Suisses (Editions Payot)
C’est une période de développement de l’industrie (textile+métallurgie). L’essor du commerce donne du poids au contrôle des passages dans les Alpes notamment le col du Saint Gothard. Le commerce entre le Nord et le Sud de l’Europe a d’autant plus transité par la Suisse que les guerres entre la France et l’Angleterre, entre le roi de France et la Bourgogne avaient déplacé vers l’Est les voies de passage un tant soit peu sûres. Nicolas Morard (ibidem) définit ainsi les caractéristiques des guerres d’Italie telles qu’elles ont été vécues côté suisse :
«la persistance obstinée, mais efficace de quelques cantons à suivre la voie de leurs intérêts particuliers, en dépit des traités orientant la Diète dans un autre sens ; l’utilisation à ces mêmes fins, malgré les apparences d’un jeu anarchique, de l’expédition spontanée ou de l’engagement mercenaire »
Tout cela est assez compliqué à suivre en détail dans la mesure où il faut distinguer la politique des cantons, autonomes individuellement, celle de la Diète confédérale censée définir des intérêts communs et l’engagement des mercenaires dans tous les camps alternativement et parfois même les uns contre les autres.
Dans le nord de l’Italie, c’est le grand jeu des coups tordus au mépris de la vie humaine. Dès son arrivée sur le trône du royaume de France, il est sacré le 25 janvier 1515, à 21 ans, François 1er s’affirme Duc de Milan bien décidé à reconquérir la riche ville dont les Français avaient été chassés notamment parce que Louis XII ne payait pas ses mercenaires mais aussi grâce à une coalition montée par le Pape, l’Espagne, Venise et le noyau de la Confédération helvétique. Trois ans après, Venise aide François 1er à battre les Suisses. Venise jouera un rôle essentiel pour faire pencher la balance. La différence se fera aussi sur le plan politique par le fait que François 1er réussit à diviser les cantons suisses et à détacher certains cantons de l’armée des Confédérés moyennant fortes sommes d’argent (C’est ainsi que les soldats de Berne, Fribourg et Soleure retournent chez eux avant la bataille) ; sur le plan militaire, les historiens relève le rôle de la cavalerie légère et surtout des canons, sans compter les explosifs pour se frayer de nouveaux passages dans les Alpes et créer la surprise. C’est la fin de la domination de l’infanterie sur les champs de bataille. A un moment critique des combats, le roi de France a dû promettre aux lansquenets allemands un tiers du pillage de Milan pour les motiver. Je n’ai pas trouvé de chiffre consensuel entre auteurs français et suisses sur le nombre de morts. L’exposition Marignano 1515 au Musée national de Zurich avance celui de 10.000 morts «en majorité suisses» – il y avait aussi des Milanais- d’un côté, et, de l’autre, 5 à 6000 Français et Vénitiens. Tout cela en deux jours. C’est ce que l’on appelle une «bataille de géants» ! ? Il est intéressant de noter que François 1er ne pousse pas son avantage et en reste là. Il a déjà en tête un projet d’alliance avec les cantons suisses avec lesquels il signera un Traité de paix perpétuelle lui ouvrant l’accès durable au marché des mercenaires. Le royaume de France échouera cependant à se maintenir durablement en Italie.
Dans une lettre à François 1er, Erasme écrit quelques années plus tard, contre Machiavel semble-t-il, que ce n’est pas parce que les conséquences des guerres tombent sur les pauvres que cela les justifie :
«Qu’on n’aille pas nous dire que la guerre est moins abominable sous prétexte que la plus grand partie de ses maux retombent sur les pauvres gens et les humbles, tels que paysans, artisans, nomades. Notre Seigneur Jésus-Christ n’a pas moins répandu son sang pour la rédemption de ces petites gens méprisées à l’envi que pour celle des plus grands monarques »
(Erasme : Lettre à François 1er (1er décembre 1523) publiée dans Jean-Claude Margolin Guerre et Paix dans la pensée d’Erasme page 268)

Le mercenariat

Urs Graf  Recrutement d'un lansquenet, vers 1521,  dessin à la plume Kunstmuseum Basel Dans la maison des corporations, l’ambassadeur français muni d'une bourse bien garnie flatte un lansquenet allemand (à gauche) et un mercenaire confédéré (au centre).

Urs Graf Recrutement d’un lansquenet, vers 1521, dessin à la plume Kunstmuseum Basel
Dans la maison des corporations, l’ambassadeur français muni d’une bourse bien garnie flatte un lansquenet allemand (à gauche) et un mercenaire confédéré (au centre).

Durant l’ensemble des guerres d’Italie la demande de mercenaires est grande. Les confédérés sont très demandés et sont souvent en concurrence et opposés aux lansquenets allemands. Le système de mercenariat qui fonctionnera à une échelle quasi-industrielle a déjà affleuré dans ce qui précède. Il me semblait intéressant de s’y arrêter un peu plus, d’autant que la question est peu traitée par les historiens mais présente dans un certain nombre de prises de positions. Elle règle aussi d’une certaine façon la question de la neutralité.
Dans son histoire de la Suisse (Puf, Que Sais-je), Jean-Jacques Bouquet n’hésite pas à écrire :
«On peut presque dire qu’ils [les cantons suisses] s’enrichissent par la vente du sang de leurs administrés».
Le mercenariat comme forme primitive d’accumulation du capital. Dans ce système, les puissances belligérantes négocient avec la Diète fédérale qui gère les affaires communes des cantons confédérés les contrats de mercenariat. Les belligérants s’acquittent de la solde des soldats recrutés au sein de la Confédération. Ils sont par ailleurs autorisés à participer au pillage. Dans le même temps, les pays acquéreurs versent aux cantons qui fournissent les contingents des pensions pour pouvoir enrôler des mercenaires. S’y ajoutent des pots de vins aux notables locaux. On appelait ces accords des capitulations.
«Les capitulations ont été, elles aussi, un business en or pour les cantons. En signant des accords de paix avec la France puis l’Espagne, les Pays-Bas ou encore la Suède, ils s’assuraient l’accès à ces marchés, tout en trouvant une activité à ces mercenaires de premier ordre dont ils ne savaient que faire et pour lesquels ils encaissaient une fortune.C’est en fait à cette époque que naît la Suisse mondialisée, ouverte sur le monde. En choisissant de ne pas avoir de politique commune, ce qui les aurait obligés à créer un contrôle étatique, donc un État, les Suisses laissent le marché se débrouiller seul. Chaque canton, chaque capitaine même, pouvait ainsi s’organiser comme il l’entendait. Un vrai projet ultralibéral avant la lettre, sourit le professeur honoraire d’histoire contemporaine de l’Université de Lausanne [Hans-Ulrich Jost]. Mais pouvait-il en être autrement avec cet assemblage incertain d’états aux intérêts divergents et, qui plus est, profondément divisés par la Réforme. Quant à la débandade de Marignan, elle marque les esprits à cause de la défaite, bien sûr, du nombre de morts et de blessés, des accusations de corruption qui entouraient cette débâcle, de la crise morale consécutive à ces campagnes à répétition dont les hommes avaient ramené, outre des métaux précieux et des pièces d’orfèvrerie, le mal de Naples (la syphilis), mais aussi et surtout à cause de l’argent perdu. Se faire souffler dans un combat inutile 1 million de couronnes, voilà qui est resté longtemps en travers de la gorge des Confédérés. Il y a eu d’ailleurs des procès de capitaines pour faute professionnelle et corruption. Certains en ont même perdu la tête… »(Source)
Pour l’historien Simon Teuschler :
«Parmi les raisons de la débâcle de Marignan, il y a aussi le dérapage de la concurrence d’entreprises privées et de cantons pour des parts de marché dans le mercenariat oubliant la plus élémentaires retenue politique. Après la défaite, la couronne française a obligé les cantons pour des raisons très pragmatiques à mieux coordonner leurs exportations de mercenaires. Marignan est un des événements par lesquels les cantons confédérés ont été contraints sur pression extérieure à resserrer leurs liens et à déléguer des compétences en matière décisionnelle à des organismes communs» (Source en allemand)
Répartition des mercenaires suisses en 1700. Graphique du Musée national de Zürich

Répartition des mercenaires suisses vers 1700 en Europe. Graphique du Musée national de Zürich

Malgré la condamnation par exemple d’un Erasme qui compare le mercenaire au «bourreau qui reçoit un salaire pour son travail de boucher» (dans Guerre sans larmes 1515), et du réformateur suisse Zwingli qui avait accompagné les soldats à Marignan, le commerce du sang ne s’arrêtera pas. Entre 1500 et 1800, environ 1,5 millions de Suisses sont actifs dans le service mercenaire. On peut s’y engager dès l’âge de 16 ans avec l’espérance d’une richesse facilement et brutalement acquise.
Les guerres de religion compliqueront la donne. La France catholique emploiera des mercenaires suisses contre les Pays-Bas protestants. Lorsque ces derniers exigeront un traitement égal la Suisse déclarera sa neutralité. Pour servir à la fois les catholiques et les protestants et leur assurer une égalité de traitement, il faut en effet une certaine dose de neutralité.

Ce que Mulhouse est allé faire dans cette galère

Document scellant l'accord entre Mulhouse et les cantons suisses

Document des Archives de Mulhouse avec ses 14 sceaux scellant l’accord entre Mulhouse et les13 cantons suisses

Mulhouse, ville française depuis le choix de sa réunion à la République en 1798, a une histoire singulière qui la distingue de celle du reste de l’Alsace. Après avoir fait partie de la Décapole, alliance des villes libres alsaciennes du Saint Empire romain germanique, la ville s’était inscrite dans l’orbite de la Suisse au début du 16ème siècle. Elle signe un traité d’alliance avec Bâle en 1506, Le territoire de Bâle était entré lui, de son côté, dans l’alliance avec la confédération des 13 cantons en 1501. Mulhouse participera avec 20 hommes aux combats de l’alliance montée par le pape pour chasser les Français de Milan. D’abord alliée d’un allié, la ville de Mulhouse franchit un pas supplémentaire et entra en janvier 1515 dans la confédération suisse en tant que pays allié avec Zurich, Bern, Lucerne, Uri, Schwitz, Unterwalden, Zug, Glarus, Bâle, Fribourg, Soleure, Schaffhausen et Appenzell. Ce qui implique entre autre l’assistance militaire réciproque.(Voir ici la traduction du traité)
A peine la cérémonie de prestation de serment achevée, le 1er juillet 1515, la ville était invitée par la Diète à porter secours au Duc de Milan. Or, nous avons vu que François 1er avait réussi à retourner Berne, Fribourg et Soleure. Mulhouse a donc suivi Bâle qui faisait partie des jusqu’au-boutistes suisses refusant toute idée d’accord avec le roi de France. Un contingent d’une centaine d’hommes sera de la partie.
«Le capitaine du contingent mulhousien, le bourgmestre Laurent Jordan, son lieutenant Jean Weber et dix-neuf autres bourgeois de la cité avaient péri dans la bataille» (Histoire de Mulhouse des origines à nos jours. Editions des Dernières nouvelles d’Alsace 1977 page 71)
Ils furent à ce titre parmi les vaincus. Perdant ne voulant pas dire débiteur, la Confédération en sortira agrandie du Tessin et Mulhouse plus riche «d’une pension annuelle de 400 francs» en échange de l’engagement à ne plus s’opposer au roi de France. Ouf, «sur le plan financier, les Mulhouse se trouvaient pour l’instant tirés d’affaire» (ibidem).
De lointains successeurs du bourgmestre guerrier doivent soupirer : S’il pouvait en être de même aujourd’hui… Et pour faire des « économies », ils suppriment la page histoire du bulletin municipal.
Pour l’historienne de Mulhouse, Marie-Claire Vitoux , «le choix de 1515, qui se clôt en 1798, ouvre près de trois siècles d’indépendance de la Cité-Etat. La spécificité mulhousienne encore perceptible de nos jours doit beaucoup à ce choix  fait il y a 500 ans » :
«Cette position d’entre-deux (puissances)  permet à la Ville de s’enrichir durant la Guerre de Trente Ans (1618-1648) par ailleurs si dévastatrice pour les Etats allemands. Elle lui permet ainsi d’accumuler des capitaux qui seront disponibles pour l’industrialisation un siècle plus tard. Plus fondamentalement, cette obligation de décider par soi-même entre Royaume de France et Saint-Empire romain germanique  apporte à la Ville l’un de ses caractères politiques fondamentaux et durables : la capacité à ne compter que sur soi-même … » (Source)
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Escapade à Zürich

Quelques images d’une petite escapade à Zürich, en Suisse, au courant du mois de mai, deuxième moitié.

Zürich 1

Arrivée Gare de Zürich

Espresso

Échange bêtise contre gratuité. Je leur laisse le café. What else ?
La journée s’annonce un peu triste côté météo mais j’ai tout de même pu éviter le parapluie :

Météo du jour_Zürich

Quant à la météo politique :

Météo Politique_Zürich

La Suisse est dans une année électorale. Les élections fédérales auront lieu le 18 octobre prochain pour le renouvellement du Conseil national et du Conseil des états. Le parti populaire (populiste) dit la dépêche hausse le ton dénonçant le chaos dans la politique d’asile suisse. Cela nous intéressera surtout parce que c’est dans ce contexte que se déroulent les débats de campagne électorale sur la la bataille de Marignan d’il y a 500 ans.
On en parle  la semaine prochaine.
J’étais donc venu pour ceci :
1515Fidèle à ma devise de ne pas parler des expositions dans lesquelles il est interdit de photographier, je n’en parlerai pas explicitement  mais bien sûr je traiterai de la bataille de Marignan vue de Suisse. Dans les pays de langue allemande on dit Marignano.
En attendant, il reste un peu de temps avant le prochain train de retour, suffisamment pour marcher jusqu’au lac de Zürich. Pas loin, tout au bout :
Berlin_ZürichNous sommes à 863 kilomètres de Berlin (un peu moins de Paris) mais on reste dans un pays de langue allemande, l’une des quatre langues officielles de la Suisse. Ici on parle Schwyzerdütsch, le Züritüütsch même, un dialecte alémanique mais qu’on écrit en allemand « classique ».
Boutique souvenirsBoutique de souvenirs
Une autre boutique qui promet un rabais en euros :
Rabais euroL’industrie touristique pâtit du renchérissement du franc suisse par rapport à l’euro  et propose des rabais sur les paiement en euro. Ce n’est pas le cas pour la SNCF qui m’a taxée d’un supplément de 9 euros pour « frais de gestion ». Les plus drôles étaient les douaniers dans le TGV de retour qui m’ont demandé si j’avais plus de 10 000 euros sur moi et qui voulaient savoir ce que j’étais allé faire à Zürich. Tonton pourquoi tu tousses ?
Argent Pouvoir Amour

Argent Pouvoir Amour

Argent / Pouvoir / Amour et non comme on pourrait croire à première vue : L’argent fabrique l’amour. Encore que … . L’argent fabrique l’amour de l’argent. Une série télévisée allemande du même nom avait ajouté des points après chaque mot : Argent. Pouvoir. Amour. L’affiche annonce le Festival de Zürich (du 12 juin au 12 juillet 2015). Théâtre, musique, opéra, danse sur le thème Shakespeare et autres puissances, Shakespeare et la Renaissance en Angleterre et en Italie avec au centre Roméo et Juliette
LAc ZürichLe lac de Zürich
VacheEn Suisse, il y a toujours une vache quelque part.
Mais pas forcément des luthiers :
Luthier_Zürich

 

Magasin de jouets ZürichUn magasin de jouets. Apparemment, on n’apprend jamais assez tôt que rien ne va plus
WaldmanStatue équestre de Hans Waldmann (1435-1489), chef de corporation puis d’armée et bourgmestre de la ville – un oligarque – qui se serait, entre autre, battu pour Mulhouse contre les ducs de Bourgogne. Accusé de traitrise et d’incitation à l’adultère, il fut décapité à l’épée au terme d’un procès expéditif.

On rentre

Zürich 3
Zürich s’étend de part et d’autre de la rivière qui s’appelle Limmat à la sortie du lac.

 

Zürich 4

Brasserie SchillerLa Suisse doit une fière chandelle à Friedrich Schiller quand on sait que Guillaume Tell n’a jamais existé – c’est une légende danoise.
Si on cassait une petite croûte avant de partir ?
Baguette Bismark_ZürichTiens, un sandwich de hareng Bismarck ! J’ignorais qu’en alémanique Birmarck s’écrivait ainsi k au lieu de ck. Une faute d’orthographe comme il y en a tant dans l’espace public.  Il y a décidément toujours quelque chose à dire à propos du Hareng Bismarck.
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ÉRASME de Rotterdam : Dulce Bellum Inexpertis (1515)
LA GUERRE EST DOUCE POUR CEUX QUI NE L’ONT PAS FAITE [i.e. à ceux qui n’y connaissent rien]

Commençons par un petit clin d’œil à l’actualité. J’ignorais qu’il y avait en France tant d’amateurs, d’amoureux du latin. Je sens que j’ai bien fait de garder mon «Gaffiot», qui n’est pourtant pas dans mon expérience le symbole d’un gai savoir. J’ai observé en effet qu’il sert au moins pour les «manifs» en attentant l’invention du lancer de«Gaffiot».
Voici donc le début, en latin (et grec), du texte dont il sera question aujourd’hui. On se rassure : la traduction et quelques phrases de plus suivent :
3001.IV, I, 1.Dulce bellum inexpertis
«Et elegans cum primis et multorum litteris celebratum adagium est :Γλυκùς ἀπείρῳ πόλεμος , id est Dulce bellum inexperto. Id ita reddit Vegetius libro De re militari III, capite XIV : Nec confidas satis, si tyro proelium cupit ; inexpertis enim dulcis est pugna. Citatur ex Pindaro : Γλυκù δὲ πόλεμος ἀπείροισιν, ἐμπείρων δέ τις ταρβεĩ προσιόντα νιν καρδίᾳ περισσὦς, id est Dulce bellum inexpertis, ast expertus quispiam horret, si accesserit cordi supra modum …. »
Desiderius Erasmus Roterodamus Adagia, Chiliades IV (Source)
«Il est particulièrement intéressant et répandu dans les lettres, l’adage Γλυκυς απειρψ πολεμος, c’est-à-dire la guerre est douce pour celui qui ne l’a pas faite. C’est Végèce qui, dans son livre sur l’Art de la guerre, III, chap. XIV, le cite ainsi : Ne te fie pas trop au jeune soldat qui désire se battre, car le combat est doux pour ceux qui ne savent pas ce que c’est. C’est tiré de Pindare : Γλυκυ εστι πολεμος απειροισιν, εμπειρων δε τις ταρβει προσιοντα νιν καρδια περισσως, c’est-à-dire la guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, mais qui la connaît en éprouve, dès qu’il s’en approche, une horreur extrême.
Parmi les affaires humaines, il s’en trouve dont on ne peut concevoir, sans en avoir fait l’expérience, ce qu’elles contiennent de malheurs et de maux.
Douce est aux ignorants la fréquentation
D’un ami puissant, mais qui en a goûté
S’en méfie».

Une anthologie numérique sur le pacifisme

Je veux d’abord rendre hommage à une initiative qui s’est tenue du 13 au 16 mai 2015, dans le cadre des Rencontres de Genève Histoire et Cité  qui avaient pour thème «Construire la paix». Pendant trois jours, une équipe de volontaires, sous la coordination d’infoclio.ch et de la Bibliothèque numérique romande, avec la Faculté des Lettres de Genève, s’est donnée pour mission de produire de A à Z une anthologie de textes relatifs au pacifisme et de la mettre à disposition d’un large public.
Les Rencontres de Genève veulent mettre en relation le monde académique et le grand public sur le thème de l’histoire plus précisément autour de la question : À quel avenir est promis le passé dans nos sociétés connectées ? Son originalité est de poser la question des humanités digitales.
infoclio.ch a pour objectif de développer une infrastructure numérique pour les sciences historiques en Suisse.
Une quinzaine de participants ont abordé toutes les étapes de production d’un livre numérique: choix des textes, numérisation, mise en page, correction des épreuves, et la réalisation finale d’une Anthologie sur le pacifisme en différents formats de téléchargement. Un exemple à suivre. Cette anthologie de 235 pages vient d’être publiée. On trouvera les références et les liens à la fin de ce texte. Immanuel Kant, Victor Hugo, Diderot, Tolstoï, Jaurès, Romain Rolland et son célèbre Au dessus de la mêlée, la lettre de Freud à Einstein, Gandi, Camus, Mandela ….. y figurent.
J’ai choisi pour aiguiser l’appétit quelques extraits d’un texte d’Érasme, d’abord parce le Prince des humanistes a eu comme terrain d’action l’espace rhénan et s’imposait pour le Sauterhin mais aussi en raison de son originalité comme du lieu ainsi que de la date de sa publication : à Bâle en 1515, l’année de la bataille de Marignan. Érasme qui avait voyagé en Italie, était docteur en théologie de l’Université de Turin et édité à Venise ne pouvait pas ignorer les guerres d’Italie dans laquelle les mercenaires des Confédérés suisses, la France, le Pape et Venise étaient impliqués.
Le texte dont il est question fait partie des Adages publiés par Erasme entre 1500 et 1536 en 16 éditions différentes dont un format de poche. Le 3001ème adage fait partie de l’édition de 1515. Les adages sont «un des plus grands succès de librairie de la Renaissance» explique Isabelle Diu de l’École nationale des Chartes (Paris) dans un très beau texte dont je recommande la lecture, en ligne. Elle ajoute :
«Les raisons en sont faciles à comprendre : d’un accès aisé, presque ludique, composé comme en passant, l’ouvrage semble véhiculer une sorte de sagesse populaire ; pourtant, il s’appuie sur les autorités les plus prestigieuses, révèle de hautes qualités rhétoriques et s’avère ancré dans la réalité la plus contemporaine. Bien loin de n’être qu’une simple compilation à usage éthique, l’œuvre ressortit à la catégorie des essais rhétoriques et esthétiques. D’un même mouvement, il met à portée du grand nombre, avec un réel talent pédagogique, les trésors de la sagesse antique, sous une forme nouvelle et proprement humaniste : en restituant la lettre même des textes. Cette sorte d’anthologie de la littérature antique est donc aussi une forme de manifeste de l’humanisme lettré.»
Isabelle Diu / École nationale des Chartes (Paris) Une lecture des Adages d’Érasme, entre bibliographie rêvée et bibliothèque idéale
Les Adages sont ce que l’on appellerait aujourd’hui un work in progress. Ils ont même quelque choses de nos blogs, les délais de publication en plus bien sûrs. Ils contiennent l’idée d’une collection de maximes de l’antiquité commentées dans un «jardin d’auteurs variés» selon l’expression d’Érasme lui-même, un butinage qui forme une sorte de livre de lecture d’une bibliothèque idéale. L’édition est accompagnée d’un appareillage de lecture sous forme de deux index : l’un d’auteurs, l’autre thématique.
Mais cette bibliothèque
«échappe au réel, sa richesse devenant métaphore des ressources morales de son possesseur».
Isabelle Diu forme l’hypothèse que
«bibliothèque et bibliographie forment les espaces nécessaires à la création de nouveaux textes, qui existent indépendamment de l’accumulation des livres à l’intérieur de la bibliothèque, indépendamment des canons établis, mais pourtant par la grâce de leur existence».
Cela s’inscrit aussi dans notre réflexion sur la question des essais et celle à venir sur les bibliothèques

ÉRASME de Rotterdam : Dulce Bellum Inexpertis (1515) – Extraits

Dans le plaidoyer pour la paix d’Érasme écrit dans une période où l’on pensait pouvoir flirter impunément avec la mort et, rappelons-le, pendant laquelle en Suisse, à Bâle, on faisait commerce du sang des mercenaires, j’ai choisi quelques extraits dans lesquels il met en évidence la discordance entre l’homme et la guerre. Alors que l’homme est doué d’empathie, le tableau de la guerre ne correspond pas à cette image. Pour convaincre ceux qui approuvent la guerre sans rien y connaître, c’est un peu comme nos enquêtes d’opinion dans lesquelles les gens savent tout sur tout sauf sur la réalité à laquelle se rapporte la question, Érasme s’emploie à la décrire comme Urs Graf, lui-même mercenaire, s’est employé à la dessiner. Le troisième extrait est une tentative d’explication psycho sociale des mécanismes de la guerre.
Urs Graf, la bataille de Marignan

Urs Graf, la bataille de Marignan

La guerre est indigne de l’homme.
« Si, au nombre des affaires humaines, il en est une qu’il convienne d’entreprendre avec hésitation ou plutôt qu’il faille fuir, conjurer par ses prières, repousser par tous les moyens, c’est certainement la guerre : rien n’est plus impie, plus calamiteux, plus largement pernicieux, plus obstinément tenace, plus affreux, bref, plus indigne de l’homme, pour ne pas dire d’un chrétien. Et, chose étonnante à dire, on l’entreprend aujourd’hui un peu partout avec une telle légèreté, un tel manque de discernement ! avec quelle cruauté et quelle barbarie la font, non seulement les païens, mais aussi les chrétiens, non seulement les laïcs, mais aussi les prêtres et les évêques, non seulement les hommes jeunes et inexpérimentés, mais aussi les vieillards qui l’ont vécue bien souvent, non seulement le peuple et la foule naturellement changeante, mais surtout les princes dont le devoir serait d’apaiser par sagesse et raison les mouvements inconsidérés de la sotte multitude. Et il ne manque pas de jurisconsultes ni de théologiens qui cherchent à attiser leurs torches de semblables abominations et, comme on dit, les aspergent d’eau froide. Si bien que, de nos jours, la guerre est à ce point admise que les hommes s’étonnent de trouver quelqu’un à qui elle ne plaise pas ; à ce point approuvée qu’il est impie, et je dirais presque hérétique, de désapprouver cette entreprise entre toutes la plus criminelle, la plus malheureuse aussi.
Comme il serait mieux fondé de s’en étonner et de se demander quel mauvais génie, quel fléau, quelle calamité, quelle Furie a fait pénétrer pour la première fois dans l’esprit de l’homme le besoin, resté jusqu’alors animal, qui pousse cet être pacifique, créé pour la paix et la bienveillance – le seul que la nature ait fait naître pour le salut de tous – à se ruer avec une folie si bestiale et des violences si délirantes vers le massacre mutuel ! Et ce fait stupéfiera plus encore quiconque se sera détourné des opinions généralement reçues, pour observer l’essence même des choses et leur nature et examiner quelque peu, avec l’œil du philosophe, d’une part, l’image de l’homme et, d’autre part, le tableau de la guerre».
Après avoir décrit l’homme comme doué d’empathie, fait pour l’amitié, Érasme y oppose en dissonance le tableau de la guerre, ce qui suppose – il s’adresse à ceux qui n’y ont jamais été – un effort d’imagination, une imagination d’abord partiellement auditive :
«Imaginez donc que vous vous trouvez au milieu de cohortes barbares que leurs visages mêmes et le son de leurs voix rendent horribles, d’armées bardées de fer, rangées en bataille, parmi le fracas et l’éclat effrayants des armes, l’agitation odieuse d’un très grand nombre d’hommes, leurs regards menaçants, les appels rauques des cors, le son terrifiant de la trompette, les roulements de bombardes, aussi impressionnants que ceux du tonnerre, mais plus malfaisants, les clameurs folles ; imaginez que vous voyez le choc furieux, la monstrueuse boucherie, le sort cruel tant des tueurs que des tués, les cadavres entassés, les plaines gorgées et les fleuves teintés de sang humain. Il arrive même parfois que le frère fonde sur son frère, le parent sur son parent, l’ami sur son ami et, au moment où la fureur commune se déchaîne, enfonce le fer dans les entrailles de celui qui ne l’avait jamais blessé, fût-ce même d’un mot. Une tragédie semblable contient une telle somme de malheurs que le cœur humain se détourne avec horreur de sa description même. Pour ne pas rapporter ces maux tout ordinaires au regard de ceux que je viens de citer : moissons foulées partout, fermes en cendres, villages incendiés, troupeaux razziés, vierges violées, vieillards traînés en captivité, églises saccagées, brigandages, déprédations, violence et confusion partout. Je tairai de même ces malheurs qui suivent d’ordinaire une guerre, fût-elle la plus heureuse et la plus juste : le menu peuple dépouillé, les riches chargés d’impôts, tant de vieillards laissés seuls et anéantis par le massacre de leurs enfants plus misérablement que si l’ennemi leur avait enlevé, avec la vie, la faculté de souffrir, tant de vieilles femmes privées de leurs biens et supprimées ainsi plus cruellement que par le fer, tant de femmes veuves, tant d’enfants orphelins, tant de maisons remplies de deuil, tant de riches réduits à la misère. À quoi rime-t-il, en effet, de parler du bouleversement moral, alors que personne n’ignore que c’est de la guerre que sort la démoralisation générale de la vie ? C’est d’elle que naît le mépris du devoir, l’indifférence à l’égard des lois, l’audace de concevoir n’importe quel crime. De cette source jaillit un torrent de brigands, de voleurs, de sacrilèges, d’égorgeurs. Et – c’est là le plus grave de tout – cette pestilence si funeste ne sait se contenir dans ses propres limites, mais, née dans un coin quelconque, non seulement elle envahit, comme une épidémie, les régions voisines, mais encore elle entraîne les plus éloignées dans le désordre et le bouleversement général, par des nécessités commerciales ou à la faveur d’une alliance ou d’un traité. Bien plus, la guerre est engendrée par la guerre, une vraie guerre naît d’un semblant de guerre, la plus importante sort de la plus insignifiante et il n’est pas rare qu’il lui arrive alors ce qui, dans les fables, nous est raconté du monstre de Lerne».[…]
Érasme essaye ensuite de comprendre ce qui a fait de l’homme un être capable de meurtres
«Et toujours les plus grands maux se sont glissés dans la vie des hommes sous le masque du bien. Autrefois donc, quand les hommes primitifs, nus, sans remparts et sans toit, vivaient dans les forêts il arriva plusieurs fois qu’ils furent attaqués par des bêtes sauvages. Ce fut donc à elles que l’homme déclara d’abord la guerre, et l’on tenait pour courageux et l’on prenait comme chef celui qui avait protégé l’espèce contre la violence des fauves. Il paraissait parfaitement justifié de les égorger lorsqu’ils vous égorgeaient, de les massacrer quand ils vous massacraient, surtout s’ils vous assaillaient sans qu’on les eût attaqués. Comme ces actions étaient portées aux nues (c’est pour cela qu’on fit un dieu d’Hercule), la jeunesse ardente se mit à chasser les fauves à l’envi et à se parer de leurs dépouilles comme d’un trophée. Ensuite, non contents de les avoir égorgés, les jeunes gens se couvrirent de leurs peaux pour se défendre contre les rigueurs de l’hiver. Tels furent les premiers meurtres, telles, les premières dépouilles. Après quoi ils poussèrent plus loin, ils osèrent une chose que Pythagore a jugée résolument impie et qui pourrait nous paraître extravagante si l’habitude ne nous en empêchait, l’habitude dont la force est telle que, chez certains peuples, on a considéré comme un devoir pieux de précipiter dans une fosse un père âgé, après l’avoir battu à mort, et d’enlever la vie à celui de qui on l’avait reçue ; qu’on tenait pour saint de se nourrir de la chair de ses amis intimes ; qu’on jugeait beau de prostituer une vierge dans le temple de Vénus et bien des choses plus absurdes encore que celles-ci, dont le simple récit serait pour tous un objet d’abomination. Ainsi donc rien n’est assez criminel, assez atroce pour ne pas être approuvé si la coutume le veut. Quel crime osèrent-ils donc commettre ? Ils ne craignirent pas de se nourrir du cadavre des animaux tués, de lacérer de leurs dents la chair morte, d’en boire le sang, d’en sucer la lymphe et, selon l’expression d’Ovide, d’enfouir les entrailles au fond de leurs entrailles. Cet acte, tout inhumain qu’il parût à ceux dont l’esprit était plus civilisé, l’usage et la facilité le sanctionnèrent. On se plut même à regarder l’aspect d’un cadavre, on y prit un plaisir sensuel. Les chairs sont ensevelies dans des boîtes, conservées avec des aromates ; on inscrit en épitaphe « Ci-gît un sanglier, ici a été enterré un ours ». Cadavéreuses voluptés ! On alla plus loin. Des bêtes nuisibles, on en arriva aux animaux innocents. On s’en prit un peu partout aux moutons,
Animal sans ruse ni dol,
on s’en prit au lièvre, pour la seule raison qu’il était de chair délicate. On n’eut même pas pitié du bœuf domestique qui avait nourri longtemps, par ses sueurs, la famille ingrate ; on n’épargna aucune espèce d’oiseau, aucune espèce de poisson et la gourmandise devint à ce point tyrannique qu’aucun animal ne se trouva plus nulle part à l’abri de la cruauté humaine. Et l’habitude fit encore qu’on resta insensible à la violence exercée contre toute forme de vie, du moins tant qu’on s’abstînt d’abattre des hommes ».
Ce qui n’était au début qu’un corps à corps devient combat de bande puis l’innovation technique transforme le brigandage en guerre :
«Mais tandis que la férocité croît par l’usage, tandis que les colères grandissent, tandis que l’ambition s’enflamme toujours plus, ils arment leur fureur grâce à leur ingéniosité. On invente toute espèce d’armes défensives, on invente des armes offensives pour faire périr l’ennemi. Bientôt les hommes commencèrent à se heurter un peu partout, en troupes plus nombreuses et armées. Cette évidente folie ne manque pas d’honneurs. On la nomma «guerre» et l’on voulut que le courage résidât dans le fait de protéger, au péril de sa vie, ses enfants, sa femme, son troupeau, son gîte contre les violences des ennemis. Et ainsi, peu à peu, l’art de combattre se développant avec la civilisation, on entreprit de se déclarer la guerre de cité à cité, de région à région, de royaume à royaume. Pourtant, dans une entreprise fort cruelle en soi, subsistaient encore des vestiges de l’ancienne humanité : on réclamait satisfaction par l’entremise de parlementaires, les féciaux ; on en appelait au témoignage des dieux ; on préludait au combat par un assaut d’injures. L’affaire se réglait au moyen des armes ordinaires et par le courage, non par la ruse. Il était sacrilège d’assaillir l’ennemi avant le signal du combat ; il n’était pas permis de combattre après que le général avait fait sonner la retraite. Bref, on faisait assaut de valeur et de gloire plutôt qu’on ne cherchait à s’occire. On ne prenait les armes que contre les étrangers qu’on nommait, pour cette raison, «hostiles» (autrement dit, les «hôtes»). De là sont nés les empires : aucun ne fut jamais créé dans aucune nation si ce n’est au prix de beaucoup de sang humain. À partir de ce moment, les guerres s’enchaînent sans interruption : à tour de rôle, on se chasse du pouvoir et on le revendique. Ensuite, comme le commandement était tombé aux mains des pires scélérats, on tourna bientôt ses armes contre le premier venu, à sa fantaisie ; et les plus menacés par les périls de la guerre ne furent plus dorénavant les êtres malfaisants mais les gens bien rentés, le but du combat ne fut plus la gloire mais un butin sordide ou bien quelque profit plus criminel encore. Je ne doute pas que Pythagore, dans sa grande sagesse, ait prévu cela quand, par son enseignement philosophique, il détournait la masse inexpérimentée des hommes de l’abattage des animaux. Il se rendait compte que celui qui, sans avoir subi de dommage, se serait accoutumé à répandre le sang d’une bête inoffensive, ne craindrait pas, une fois mû par la colère et piqué par l’offense, de se débarrasser d’un homme. Qu’est-ce que la guerre, en effet, sinon un meurtre multiplié et réciproque, un banditisme d’autant plus scélérat qu’il s’accomplit sur une plus large échelle ? Mais ce sont là objets de plaisanterie, divagations de scolastiques pour les seigneurs grossiers de notre temps qui, n’ayant d’humain que la forme, n’hésitent pas à se prendre pour des dieux.
Et cependant, c’est en partant de là qu’on en est arrivé, nous le voyons, à ce point d’insanité de ne rien faire d’autre toute la vie. Nous sommes constamment en guerre, nation contre nation, royaume contre royaume, cité contre cité, prince contre prince, peuple contre peuple et – chose que les païens mêmes considèrent comme impie – allié contre allié, parent contre parent, frère contre frère, fils contre père, enfin – ce que je trouve plus atroce que tout cela – des chrétiens luttent contre des hommes, et j’ajouterai à contre-cœur, car c’est le fait le plus atroce, des chrétiens font la guerre contre des chrétiens. Aveuglement de l’esprit humain : personne ne s’en étonne, personne ne s’en indigne !» […]
Texte tiré de Margolin Jean-Claude, Guerre et paix dans la pensée d’Erasme, Paris, Aubier Montaigne, 1973, pp. 112-148.

 

La-Paix-Anthologie-numeriqueLA PAIX
Anthologie numérique sur le pacifisme
Infoclio.ch, Maison de l’Histoire de l’Université de Genève et Bibliothèque numérique romande, 2015.
235 p.
ISBN 978-3-906817-01-9
Téléchargements aux formats PDF, ePub, Mobipocket : sur le site d’Infoclio.ch
J’en profite pour vous présenter les Bourlapapey (bourla-papey, brûle-papiers en langage du pays de Vaud) de la Bibliothèque numérique romande
Les bourlapapey (bourla-papey, brûle-papiers en langage du pays de Vaud), étaient des révoltés paysans qui, pour s’opposer au rétablissement des impôts féodaux dans ce qui était alors, en 1802, le canton du Léman de la République Helvétique mirent le feu aux archives de plusieurs châteaux, centres de gouvernement, afin d’empêcher l’application de ces impôts. Leurs leaders d’abord condamnés furent amnistiés quelques mois plus tard et les impôts abolis.
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Le Hareng Bismarck, un poisson allemand

Comment le hareng vint à Bismarck et le Bismarck au hareng.
«Le patron s’appuie sur la tireuse à bière, suçote et tarabuste son nouveau plombage dans la mâchoire inférieure, ça a un goût de médicament, […] ses yeux croisent de nouveau le prospectus vert, il est de travers, il le remet droit, un peu d’anxiété ce faisant, peut pas supporter que quelque chose soit de travers. Harengs Bismarck surfins dans leur sauce aux aromates, chair tendre et garantie sans arêtes, rollmops surfins dans leur sauce aux herbes, tendres, garniture cornichons [roulés autour d’un cornichon], harengs en gelée, portions généreuses, poissons tendres, harengs frits.
Les mots, ondes sonores, vagues de bruits, remplis de contenu, roulent dans la pièce depuis la gorge de Dreske, le bègue qui sourit vers le sol : Alors beaucoup de bonheur, comme disent les curetons, sur ton nouveau chemin de vie. Quand on fera la marche à Friedrichsfelde en janvier, pour visiter Karl et Rosa, tu seras donc pas des nôtres cette fois comme d’habitude.
Alfred Döblin Berlin Alexanderplatz (Traduction Olivier Le Lay) Folio Gallimard page 118
Il n’y a que Döblin pour évoquer ainsi successivement le sens de l’ordre d’un patron de bistrot, différentes préparations de harengs, l’éloquence d’un bègue et l’annuelle procession vers les tombes de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, le jour anniversaire de leur assassinat en janvier 1919. On ne sait si l’ordre maniaque concerne aussi les alignements de harengs, on pourrait presque l’imaginer. Je vais plus spécialement parler du hareng Bismarck mais quelques mots d’abord plus généraux sur les harengs, puis sur le Bismarck (Otto von) avant de voir comment le hareng vint à Bismarck et le Bismarck au hareng.

Le hareng est un animal social et qui pète dans l’eau, la nuit.

«Tout le monde connaît le hareng; je dirai même qu’il y a peu de personnes qui ne l’aiment pas ; vivant, il est vert sur le dos, blanc sur les côtés et le ventre ; mort, le vert du dos se change en bleu ; c’est le fils du pôle ; depuis le lieu de sa naissance jusqu’au quarante-cinquième degré de latitude, on le trouve dans toutes les mers, formant, à partir du vingt-cinq juin où l’on commence à apercevoir en Hollande ce qu’on appelle l’éclair du hareng, des bancs longs et larges de plusieurs lieues, si épais que les poissons qui les forment s’étouffent les uns les autres par milliers sur les bas-fonds; parfois les filets qu’ils remplissent, trop faibles pour soulever un tel poids, se déchirent et laissent retomber la proie déjà moitié prise; comme la colonne de feu et de fumée des Hébreux, on peut suivre le jour et la nuit leur émigration: la nuit par l’éclat phosphorescent qu’ils répandent, le jour par les bandes d’oiseaux ichthyophages qui les suivent, plongeant de temps en temps et remontant avec un éclair d’argent au bec; des baleines, des requins, des marsouins, des bonites, des dorades les suivent, mordent à même du banc, et en font une immense consommation.»
Alexandre Dumas : Grand dictionnaire de cuisine (1873)
En Allemagne, le scintillement des harengs évoque plutôt, par sa couleur argentée, l’argent des mers. Le hareng est très productif, se reproduit facilement, se prête à la production de masse. Alexandre Dumas précise que ce n’est pas un plat de riche parce qu’il n’est pas assez rare et cher  :
«Presque jamais les harengs salés ne paraissent sur la table des maîtres ; mais ils sont, dans les pays où ils abondent, d’une grande utilité pour les ouvriers et les pauvres».
En fait :
«Le hareng frais est un excellent poisson dont on ferait le plus grand cas, s’il était cher et s’il était rare»
On prête un propos identique au chancelier allemand Bismarck, grand amateur de ce produit.
C’est un animal social, qui vit en bande. Le hareng pète. On pourrait se dire comme tout le monde ! Et bien, non, le hareng pète la nuit pour communiquer. «Le hareng a le pet social». Que dis-je des pets, il faudrait dire comme dans les programmes scolaires non que les harengs pètent mais que «les harengs de l’Atlantique et du Pacifique produisent des sons explosifs pulsés.»
Le hareng est, dans les pays catholiques, un plat de carême, en Allemagne, dans les pays rhénans, mais aussi en Italie. Alexandre Dumas évoque la question :
«La pêche du hareng est, comme on le sait, une des branches de commerce les plus productives pour l’Angleterre qui en exporte surtout beaucoup en Italie pour la semaine sainte. Dans le temps que le pape Pie VII fut obligé de quitter Rome conquise par les Français en révolution, le comité de la chambre des communes, à Londres, s’occupant de la pêche des harengs, un membre fit observer que le pape étant chassé de Rome, l’Italie allait vraisemblablement se faire protestante :
– Dieu nous en préserve! s’écria un autre membre.
– Comment, reprit le premier, seriez-vous fâché de voir s’accroître le nombre des bons protestants?
– Non, répondit l’autre, ce n’est pas cela mais s’il n’y a plus de catholiques, que ferons-nous de nos harengs?…»
Dumas délivre plusieurs recettes parmi lesquelles le hareng frais sauce moutarde, le hareng frais au fenouil, en matelote, les harengs saurs (harengs salés et fumés)
Le grand cuisinier Auguste Escoffier connait le rollmops, terme d’origine allemande désignant le hareng roulé autour d’un cornichon. On peut ainsi lire dans son Guide culinaire :
Roulés (ou Rollmops) . — Harengs blancs salés et Jaités, mis à dessaler dans du lait. Lever les filets ; supprimer le plus possible les arêtes ; tartiner le côté intérieur de moutarde mélangée d’oignon finement haché et rouler ces filets en paupiettes qui seront maintenues par un tour de fil. Les ranger dans une terrine avec les laitances et les couvrir de vinaigre bouilli avec bouquet garni, oignon, gros poivre, clou de girofle et passer au chinois. Après refroidissement du vinaigre, passer les laitances au tamis ; délayer la purée avec le vinaigre et 4 ou 5 cuillerées d’huile par demi-litre de vinaigre. — Verser ce coulis sur les paupiettes et laisser mariner deux ou trois jours.
Dresser en raviers avec accompagnement de la marinade.
Le plus souvent le rouleau est maintenu par un bâtonnet de bois. Le mot Rollmops évoque d’un côté la roulade (roll) et de l’autre le mops, carlin, petit molosse qui a toujours l’air de faire la gueule (to mop) à qui le produit fini fait penser.
FischbrötchenLes Allemands sont friands de harengs qu’ils consomment souvent en restauration rapide en sandwich dans un petit pain , le Fischbrötchen. C’est la cas notamment pour le Matjes ainsi appelé parce qu’il est puceau. A l’origine, le mot hollandais Matjesharing est une déformation de Maagdenharing (hareng vierge)
Il existe aussi frit, fumé ou en salade :
«La musique se tut. Il y eut une pause et l’on passa des rafraîchissements. Le commis principal s’empressait en personne, avec un plateau chargé de salade aux harengs, et servait les dames. Devant Ingeborg il mit même un genou en terre, en lui présentant la petite coupe, ce qui la fit rougir de plaisir».
Thomas Mann Tonio Kröger
Plat de pauvre, d’ouvrier et de carême, le hareng est aussi un «remède» contre la gueule de bois servi en fin de soirée bien arrosée comme la soupe à l’oignon. Il est plat de pauvre par la puissance de son goût qui permettait de le partager entre un grand nombre de convives ou de servir plusieurs fois en y trempant ses pommes de terre. Il a aussi accompagné le soldat de la première guerre mondiale dans les tranchées comme en témoigne la chanson qui propose un vivat à la « noble queue de hareng » La chanson s’intitule Notre vie en vert de gris. La dernière strophe dit : Certes, nous manquions d’huitres mais nous avions des harengs.
Le hareng a fait la richesse des villes hanséatiques et des riverains de la mer du Nord et de la baltique, il a même été prétexte à une guerre entre Allemands et Danois. Dès le début de la navigation fluviale sur le Rhin, le hareng s’est répandu dans les régions rhénanes. Il existe ainsi du hareng à l’alsacienne. Dans la Nef des fous qui paraît à Bâle en 1494, dans le chapitre sur les faussaires et les trompeurs et autres faux monnayeurs, Sébastien Brant évoque la vente de harengs frelatés :
« On présente des plats faits de harengs pourris mélangés à des harengs frais »
Le boom du hareng eut lieu au 14ème siècle lorsque la technique du caquage permit la conservation et une meilleure adéquation de l’offre et de la demande. Les procédés de production qualifiés de pré-industriels font passer le hareng de la table des riches à celle des pauvres (Sur la question, voir cet intéressant article).

Comment le hareng vint à Bismarck et le Bismarck au hareng

Parmi les innombrables variétés de préparations de harengs et leurs déclinaisons régionales, il y a le hareng Bismarck. Le poisson n’en peut mais de cette appellation qui doit son origine au coup marketing d’un marchand de poisson surfant sur la popularité de Bismarck. Ce n’est pas une raison pour le décrier. Il est parfaitement délicieux et s’appelle ailleurs harengs mariné tout simplement selon une préparation très proche du hareng à la dieppoise décrite par Escoffier
« Harengs à la dieppoise . — Les harengs bien frais, nettoyés, rangés dans un sautoir beurré et couverts d’une marinade bouillante, préparée à l’avance pour diffusion de la note aromatique.
Cette marinade se compose de : deux tiers de vin blanc ; un tiers de vinaigre, fines rondelles de carottes dentelées ; rondelles d’oignon ; thym ; laurier; queues de persil et échalotes émincées.
Pocher les harengs pendant 12 minutes environ et les laisser refroidir dans la marinade.
Se servent toujours très froids, avec accompagnement de marinade; rondelles de carottes et anneaux d’oignon ; fines lamelles de citron cannelées ».
Pour le hareng Bismarck, la base est la même : vinaigre, vin blanc, oignon, laurier. On y ajoute graines de poivre, de moutarde et baies de genièvre. La saison du hareng frais s’échelonne de février à mai.
Le retraité fait bombance

Le retraité fait bombance

La lithographie montrant l’opulence du retraité date de 1893. Le retraité vit comme un pacha, il peut accompagner ses pommes de terre à la robe des champs du goût du hareng en le léchant parcimonieusement de sorte qu’il pourra ainsi servir longtemps. L’image de Gustav Kühn est extraite d’une Histoire illustrée de la lutte de la classe ouvrière contre la loi d’exception réalisée par l’Institut d’histoire de l’Académie des sciences de l’ex RDA (DietzVerlag 1980). La caricature fait sans doute référence aux lois sociales promulgués par le chancelier de fer dans le même mouvement où il promulguait les lois anti-socialistes visant à contenir la montée du parti social démocrate. En 1883-84, sont mises en place en Allemagne des caisses accidents et maladies financées 1/3 par les salariés et 2/3 par les employeurs. Les caisses d’invalidité et de retraites datent respectivement de 1889 et 1891. Excusez du peu. Rappelons qu’en France, la première loi du genre, la Loi assurant la protection contre les accidents du travail des salariés de l’industrie, date de 1898 et qu’il faut attendre 1910 pour l’esquisse d’un système de retraite. L’Allemagne, précurseur dans le domaine social ! Bismarck s’est employé à déminer le caractère explosif qu’il savait contenu dans la situation sociale tout en espérant couper l’herbe sous le pied de la social démocratie. Friedrich Engels, le complice de Karl Marx, tous deux ses contemporains, parlait du « bonapartisme de Bismarck » qu’il définissait ainsi :
«La caractéristique du bonapartisme vis-à-vis des ouvriers comme des capitalistes, c’est qu’il les empêche de se battre entre eux. Autrement dit, il défend la bourgeoisie contre les attaques violentes des ouvriers, favorise les petites escarmouches pacifiques entre les deux classes, tout en enlevant aux uns comme aux autres toute espèce de pouvoir politique.» (La question militaire prussienne et le Parti ouvrier allemand, 1865, in : Marx-Engels, Écrits militaires, L’Herne, p. 483.)
Ce ne fut pas la bourgeoisie allemande qui, concéda le système d’assurance sociale aux ouvriers allemands, mais Otto von Bismarck, le représentant des hobereaux, tout heureux de jouer un mauvais tour à la fois à la bourgeoisie et à la social-démocratie, selon la bonne recette bonapartiste.
En France, Bismarck sert encore de bouc-émissaire à une certaine gauche en panne d’idée et d’analyse au point parfois de sembler oublier que c’est Napoléon III qui, en juillet 1870, a déclenché la guerre contre l’Allemagne et non l’inverse (Voir ici). Ce n’est pas que la mauvaise réputation de Bismarck ne soit méritée – il a donné un coup de main à Adolf Adolphe Thiers et la bourgeoisie française pour écraser la Commune de Paris – mais c’est un tantinet dépassé. 200 ans après sa naissance, Bismarck est le nom de l’indigence politique. Pour l’historiographie allemande actuelle, sa réputation est surfaite. Bismarck n’est pas un génie. La social démocratie qu’il pensait contenir est sortie triomphante de cet épisode. Il est le contraire de la sincérité en politique et l’anti-démocrate par excellence qui ne croyait qu’au pouvoir de la force pour créer le droit. Il passe pour le père fondateur du IIème Reich allemand proclamé à Versailles. Mais même son rôle dans l’unification de l’Allemagne sous direction prussienne est aujourd’hui discuté du moins par son plus récent biographe, Christoph Nonn. Ce dernier le juge «grossier et glouton» mais non exempt de culture.
N’empêche qu’il y avait un culte de Bismarck, on ne compte plus le nombre de rues, de tours, de monuments, de chênes, plaques tectoniques, cuirassés etc.. qui portent son nom. Le phénomène n’a pas épargné le hareng qui n’en demandait pas tant.
Bismarck aimait beaucoup cet animal marin, les huitres aussi. Une légende raconte que son médecin l’aurait guéri en lui prescrivant une cure de harengs. En 1871, année de la fondation du Reich, un marchand de poisson de Stralsund, Johann Wiechmann, connaissant la gourmandise du chancelier eut l’idée d’un coup marketing. Il lui envoya un tonnelet de harengs de la Baltique préparés selon une recette qu’il avait créée avec une demande, celle de l’autoriser à donner à son hareng le nom de Bismarck. Ce dernier accepta. La maison Rasmus brandit aujourd’hui encore cette autorisation comme gage d’authenticité de son produit préparé selon la recette d’origine.
Depuis le hareng ainsi mariné se nomme Bismarck et c’est devenu un nom commun. C’est comme dire hareng à la dieppoise. Pour le consacrer, nous écrirons Hareng avec un grand H et bismarck avec un petit b.
Mes remerciements pour leur collaboration à Daniel Muringer pour la chanson de soldat allemande et à Pierre-Marie Théveniaud pour les recettes d’Alexandre Dumas et d’Escoffier.
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«Rien au monde ne peut nous interdire d’être lucides» 
Simone Weil en Allemagne (1932-1933)

En 1932-1933, Simone Weil – la philosophe – se rend en Allemagne pour examiner la situation politique et sociale quelques mois avant l’accès de Hitler au pouvoir. Ses observations ont fait l’objet de plusieurs articles parus dans les revues l’École émancipée (qui existe toujours), La Révolution prolétarienne, revue syndicaliste et Libres propos (revue fondée par un autre disciple du philosophe Alain qui y publiait). Elle s’y livre à une analyse à chaud étonnante des effets de la crise sur les mentalités, les organisations politiques et sur la jeunesse allemandes. Les textes datent d’avant son expérience de la condition ouvrière et du travail en usine qu’elle fera en décembre 1934.
Les articles ont été regroupés sous le titre Ecrits sur l’Allemagne par les éditions Payot. Dans le premier texte de 1932, une lettre dont un extrait est transformé en article, Les premières impressions d’Allemagne par la revue La révolution prolétarienne et dans le suivant, Impressions d’ Allemagne,  pour la même revue, la philosophe est frappée par la situation d’attente qui règne. L’Allemagne en attente est même le sous-titre de la seconde contribution.
Les nazis se retiennent. Les ouvriers attendent de savoir ce qui va leur tomber dessus :
«Pour les travailleurs, la question qui est en suspens, c’est l’Arbeitsdienst, ces camps de concentration pour chômeurs qui existent actuellement sous forme de camps où l’on peut aller volontairement (10 pfennigs par semaine), mais qui deviendraient obligatoires sous un gouverne­ment hitlérien. En ce moment n’y vont que les plus désespérés. On n’imagine pas cette magnifique jeunesse ouvrière allemande qui fait du sport, du cam­ping, chante, lit, fait faire du sport aux enfants, réduite à ce régime militaire».
Les journaux nazis sont plein d’appels au meurtre de communistes tout en disant ouvertement : attendons d’avoir le pouvoir.
« Les ouvriers attendent simplement l’heure où tout cela s’abattra sur eux. La lenteur même du processus augmente la démora­lisation. Ce n’est pas le courage qui manque, mais les occasions de lutter ne se présentent pas ».
(La Révolution prolétarienne, 8° année, n° 134, 25 août 1932.)
Quelques mois plus tard, elle reprend son thème de manière plus approfondie.
« La crise a brisé tout ce qui empêche chaque homme de se poser complète­ment le problème de sa propre destinée, à savoir les habitudes, les traditions, les cadres sociaux stables, la sécurité ; surtout la crise, dans la mesure où on ne la considère pas, en général, comme une interruption passagère dans le développement économique, a fermé toute perspective d’avenir pour chaque homme considéré isolément. En ce moment, cinq millions et demi d’hommes vivent et font vivre leurs enfants grâce aux secours précaires de l’État et de la commune ; plus de deux millions sont à la charge de leur famille, ou mendient, ou volent ; des vieillards en faux col et chapeau melon, qui ont exercé toute leur vie une profession libérale, mendient aux portes des métros et chantent misérablement dans les rues. Mais le tragique de la situation réside moins dans cette misère elle-même que dans le fait qu’aucun homme, si énergique soit-il, ne peut former le moindre espoir d’y échapper par lui-même ».
On ne peut reprocher à Simone Weil un manque de commisération, ce qui confère à la phrase que je répète une force accrue :
«Mais le tragique de la situation réside moins dans cette misère elle-même que dans le fait qu’aucun homme, si énergique soit-il, ne peut former le moindre espoir d’y échapper par lui-même »
Ce quelle exprime encore, d’un manière légèrement différente, ainsi :
« Nul n’espère pouvoir, grâce à sa valeur professionnelle, garder ou trouver une place».
Ou encore en signalant dans la pensée un vide de tout futur particulièrement pour la jeunesse :
«La pensée des années à venir n’est remplie pour eux d’aucun contenu».
On verra plus loin qu’elle établit un lien entre former et formuler un espoir. Tout dans la situation porte les caractéristiques d’une situation révolutionnaire et pourtant «tout demeure passif» Alors que dans l’esprit de tout le monde la question est politique et que tout ramène à la nécessaire transformation du système social rien ne bouge.
«Si elle [la crise] force presque chaque ouvrier ou petit bourgeois allemand à sentir, un moment ou l’autre, toutes ses espérances se briser contre la structure même du système social, elle ne groupe pas le peuple allemand autour des ouvriers résolus à transformer ce système.
Une organisation pourrait, dans une certaine mesure, y suppléer ; et le peuple allemand est le peuple du monde qui s’organise le plus. Les trois seuls partis allemands qui soient, actuellement, des partis de masse, se réclament tous trois d’une révolution qu’ils nomment tous trois socialiste. Comment se fait-il donc que les organisations restent, elles aussi, inertes ?»
Elle cherche la réponse à cette question à l’intérieur des partis en examinant leur état de dépendance aux appareils mais aussi à leur composition sociale et les effets idéologiques de cette dernière. Elle y reviendra dans d’autres textes mais signalons d’emblée qu’elle considère que le fait que le parti communiste soit composé à 80 ou 90 % de chômeurs pèse sur sa capacité d’intelligibilité du réel en raison de son absence de lien avec le travail productif.
«Ainsi, les trois partis qui attirent les ouvriers allemands en déployant le drapeau du socialisme sont entre les mains, l’un, du grand capital, qui a pour seul but d’arrêter, au besoin par une extermination systématique, le mouve­ment révolutionnaire ; l’autre, avec les syndicats qui l’entourent, de bureau­crates étroitement liés à l’appareil d’État de la classe possédante ; le troisième, d’une bureaucratie d’État étrangère, qui défend ses intérêts de caste et ses intérêts nationaux. Devant les périls qui la menacent, la classe ouvrière allemande se trouve les mains nues. Ou plutôt, on est tenté de se demander s’il ne vaudrait pas mieux pour elle se trouver les mains nues ; les instruments qu’elle croit saisir sont maniés par d’autres, dont les intérêts sont ou contraires, ou tout au moins étrangers aux siens».
(La Révolution prolétarienne, n° 138, 25 octobre 1932 ;
Libres Propos, nouvelle série, nos 10 et 11, 25 octobre et 25 novembre 1932.)
Simone Weil écrit en tant que philosophe engagée, il n’y a d’ailleurs pas d’autre philosophie qui vaille. En novembre 1932, un court article plus événementiel traite de la grève des transports à Berlin et des élections. Communistes et hitlériens avaient appelé ensemble à la grève. Celle-ci s’est arrêtée aussitôt que le nazis ont décidé de la stopper. Aussi, la philosophe considère que, contrairement à ce qu’écrivait L’Humanité de l’époque, l’échec de cette grève est bien plus importante que le succès électoral du parti communiste car il montre son incapacité réelle à mobiliser. Mais l’échec du gouvernement des barons – Von Papen avait organisé des élections dans l’espoir d’obtenir une majorité qu’il n’a pas eue – place les nazis malgré leur échec relatif au centre du jeu. La démission du gouvernement interviendra au moment du bouclage du journal et fera l’objet d’un bref post-scriptum à l’article. Ce n’est pas encore l’heure d’Hitler mais elle approche.
Entre décembre 1932 et mars 1933, Simone Weil publiera une série d’article dans l’Ecole émancipée.
«L’Allemagne est le pays où le problème du régime social se pose [….]Pour la plus grande partie de la population allemande, il n’y a pas de problème plus pressant, plus aigu dans la vie quotidienne»…
«Que reste-t-il au jeune chômeur qui soit à lui ? Un peu de liberté. Mais cette liberté même est menacée par l’institution de l’Arbeitsdienst, travail accompli sous une discipline militaire, pour une simple solde, dans des sortes de camps de concentration pour jeunes chômeurs. Facultatif jusqu’à présent, ce travail peut d’un jour à l’autre devenir obligatoire sous la pression des hitlériens. L’ouvrier, le petit bourgeois allemand, n’a pas un coin de sa vie privée, surtout s’il est jeune, où il ne soit touché ou menacé par les conséquences économiques et politiques de la crise. Les jeunes, pour qui la crise est l’état normal, le seul qu’ils aient connu, ne peuvent même pas y échapper dans leurs rêves. Ils sont privés de tout dans le présent, et ils n’ont pas d’avenir.
C’est en cela que réside le caractère décisif de la situation, et non pas dans la misère elle-même.»

Crise faible et crise intense

Être privé de tout dans le présent et surtout privé d’avenir et de la possibilité d’en rêver, est une clé de compréhension de la situation sociale surtout pour la jeunesse. Contrairement à la France où, dit-elle, il y a des jeunes et des vieux, il y a en Allemagne une jeunesse. C’est à dire qu’elle reconnaît un effet générationnel de la crise en distinguant crise faible et crise intense :
«Une crise faible, en ne chassant guère de l’entreprise que les moins bons ouvriers, employés ou ingénieurs, laisse subsister le sentiment que le sort de chaque individu dépend en grande partie de ses efforts pour se tirer individuellement d’affaire. Une crise intense est essentiellement différente. Ici aussi  la quan­tité se change en qualité. En Allemagne, aujourd’hui, presque personne, dans aucune profession, ne peut compter sur sa valeur professionnelle pour trouver ou garder une place. Ainsi chacun se sent sans cesse entièrement au pouvoir du régime et de ses fluctuations ; et inversement, nul ne peut même imaginer un effort à faire pour reprendre son propre sort en main qui n’ait la forme d’une action sur la structure même de la société».
Cela a des effets sur la mentalité et entretient la confusion. Les mots d’ordre des hitlériens et du mouvement communiste se ressemblent :
«Lénine, en octobre 1917, remarquait que les périodes révolutionnaires sont celles où les masses inconscientes, tant qu’elles ne sont pas entraînées par l’action dans le sillage des ouvriers conscients, absorbent le plus avidement les poisons contre-révolutionnaires. Le mouvement hitlérien en est un nouvel exemple»
Il y a entre les ouvriers, conscients ou non, et la masse des chômeurs un ïatus que le parti communiste n’arrive pas à résoudre. Elle y reviendra. Elle observe que, lors des élections du 6 novembre 1932 déjà évoquées, 70 % des votants se sont prononcés pour les mots d’ordre : «Contre le gouvernement des barons ! Contre les exploi­teurs ! Vers le socialisme !» Pourtant «la grande bourgeoisie continue à régner sur l’Allemagne. Pourtant, sept dixièmes de la population, c’est une force pour le socialisme ! Mais ces sept dixièmes se partagent entre trois partis. »
« Ainsi voilà où en sont ces sept dixièmes de la population allemande qui aspirent au socialisme. Les inconscients, les désespérés, ceux qui sont prêts à toutes les aventures, sont, grâce à la démagogie hitlérienne, enrôlés comme troupes de guerre civile au service du capital financier ; les travailleurs pru­dents et pondérés sont livrés par la social-démocratie, pieds et poings liés, à l’appareil d’État allemand ; les prolétaires les plus ardents et les plus résolus sont maintenus dans l’impuissance par les représentants de l’appareil d’État russe.»
Elle examine tour à tour ces trois partis de masse. En notant d’abord qu’ils ne sont pas sans points communs :
«il se trouve, si surprenant que cela puisse sembler, entre le mouvement hitlérien et le mouvement communiste, des ressemblances si frappantes qu’après les élections la presse hitlérienne a dû consacrer un long article à démentir le bruit de pourparlers entre hitlériens et communistes en vue d’un gouvernement de coalition. C’est que, du mois d’août au 6 novembre, les mots d’ordre des deux partis ont été presque identiques. Les hitlériens, eux aussi, déclament contre l’exploitation, les bas salaires, la misère des chômeurs. Leur mot d’ordre principal, c’est contre le système ; la transformation du système, eux aussi l’appellent révolution ; le système à venir, eux aussi l’appellent socialisme. Bien que le parti hitlérien nie la lutte des classes, et qu’il emploie souvent ses troupes d’assaut à briser les grèves, il peut fort bien aussi, comme on l’a vu lors de la grève des transports de Berlin, publier, en faveur d’une grève, des articles de la dernière violence, lancer des mots d’ordre impliquant une lutte acharnée des classes, traiter les réformistes de traîtres. Quant aux social-démocrates, que les hitlériens accusent de trahir à la fois l’Allemagne, comme internationalistes, et le prolétariat, comme réformistes, il y a entre eux et le national-socialisme un point commun, qui est d’importan­ce ; c’est le programme économique. Pour le parti national-socialiste comme pour la social-démocratie, le socialisme n’est que la direction d’une partie plus ou moins considérable de l’économie par l’État, sans transformation préalable de l’appareil d’État, sans organisation d’un contrôle ouvrier effectif ; c’est, par suite, un simple capitalisme d’État ».

Le parti nazi

«Ce mouvement si disparate semble, à première vue, trouver une sorte d’unité dans le fanatisme nationaliste, qui va jusqu’à l’hystérie chez certaines petites bourgeoises, et au moyen duquel on essaie de ressusciter l’union sacrée d’autrefois, baptisée socialisme du front. Mais on n’y réussit guère. La propagande nationaliste ne se suffit pas à elle-même. Les hitlériens doivent profiter du sentiment commun à tous les Allemands, que leur peuple n’est pas seulement écrasé par l’oppression du capitalisme allemand, mais aussi par le poids supplémentaire dont pèse, sur toute l’économie allemande, l’oppression des nations victorieuses ; et ils s’efforcent de faire croire, d’une part que ce dernier poids est de beaucoup le plus écrasant, d’autre part que le caractère oppressif du capitalisme allemand est dû uniquement aux juifs. Il en résulte un patriotisme bien différent du nationalisme sot et cocardier que nous connais­sons en France ; un patriotisme fondé sur le sentiment que les nations victo­rieuses, et surtout la France, représentent le système actuel, et l’Allemagne, toutes les valeurs humaines écrasées par le régime ; sur le sentiment, en somme, d’une opposition radicale entre les termes d’Allemand et de capitaliste».
Que manque-t-il au mouvement ouvrier allemand ? Pour le comprendre il faut l’examiner sous son double aspect, réformiste et révolutionnaire, le premier foncièrement conservateur des acquis et lié à l’appareil d’Etat, le second incapacité par sa composition sociale et dominé par une Internationale soviétisée alignée sur les intérêts de Moscou.

Le réformisme

«À la révolution, écrivait Marx en 1848, les prolétaires n’ont rien à perdre, que leurs chaînes. Et c’est un monde qu’ils ont à y gagner. Le réformisme repose sur la négation de cette formule. La force du réformisme allemand repose sur le fait que le mouvement ouvrier allemand est le mouve­ment d’un prolétariat pour qui, longtemps, cette formule ne s’est pas vérifiée ; qui, longtemps, a eu à l’intérieur du régime quelque chose à conserver. »
«Il faut reconnaître que le réformisme allemand a merveilleusement accompli sa tâche, qui consiste à aménager la vie des ouvriers aussi humai­nement qu’il est possible de le faire à l’intérieur du régime capitaliste. Il n’a pas délivré les ouvriers allemands de leurs chaînes, mais il leur a procuré des biens précieux ; un peu de bien-être, un peu de loisir, des possibilités de culture. »

Le mouvement communiste

La force du parti communiste est en apparence considérable MAIS…
« En période de prospérité, le mouvement révolutionnaire s’appuie en général surtout sur ce qu’il y a de plus fort dans le prolétariat, sur ces ouvriers hautement qualifiés qui se sentent l’élément essentiel de la production, se savent indispensables et n’ont peur de rien. La crise pousse les chômeurs vers les positions politiques les plus radicales ; mais elle permet au patronat de chasser de la production les ouvriers révolutionnaires, et contraint ceux qui sont restés dans les entreprises, et qui tous, même les plus habiles, craignent de perdre leur place, à une attitude de soumission. Dès lors le mouvement révolutionnaire s’appuie au contraire sur ce que la classe ouvrière a de plus faible. Ce déplacement de l’axe du mouvement révolutionnaire permet seul à la bourgeoisie de traverser une crise sans y sombrer ; et inversement, seul un soulèvement des masses demeurées dans les entreprises peut véritablement mettre la bourgeoisie en péril. L’existence d’une forte organisation révolution­naire constitue dès lors un facteur à peu près décisif. Mais pour qu’une organisation révolutionnaire puisse être dite forte, il faut que le phénomène qui, en période de crise, réduit le prolétariat à l’impuissance, ne s’y reflète pas ou ne s’y reflète que très atténué ».
Le parti communiste allemand est pratiquement un parti de chômeurs et ne porte pas remède à la séparation entre ouvriers et chômeurs.
«En face de la social-démocratie, si puissamment implantée dans les entreprises par son influence sur les ouvriers, en face du mouvement hitlérien qui, à côté de ses adhérents ouvriers, bénéficie de l’appui secret ou avoué du patronat, le parti communiste allemand se trouve au contraire sans liens avec la production».
Pour elle «le parti communiste n’aurait le droit d’apprécier la politique de capitulation des social-démocrates que s’il montrait qu’il est capable, lui, de diriger victorieusement le prolétariat dans la voie opposée, celle de la lutte». Or il se contente de phrases et fait de la social-démocratie l’ennemi princi­pal, ce qui coupe le parti communiste des ouvriers social-démocrates. «Quant au front unique, on refuse de faire des propositions autrement qu’à la base ; et les manœuvres des chefs réformistes en sont facilitées d’autant.»
Le parti communiste a oublié la leçon de Karl Liebknecht  selon laquelle l’ennemi principal est chez vous et non chez le voisin. Simone Weil reproche aux communistes d’avoir enfourché le cheval de bataille nationaliste du c’est la faute au traité de Versailles dédouanant le patronat allemand de ses responsabilités.
«En fin de compte, le parti communiste allemand reste isolé et livré à ses propres forces, c’est-à-dire à sa propre faiblesse. Bien qu’il ne cesse de recruter, le rythme de ses progrès ne correspond aucunement aux conditions réelles de l’action ; il existe une disproportion monstrueuse entre les forces dont il dispose et les tâches auxquelles il ne peut renoncer sans perdre sa raison d’être. Cette disproportion est plus frappante encore si l’on tient compte de l’apparence de force que donnent au parti les succès électoraux. Le prolétariat allemand n’a en somme pour avant-garde que des hommes à vrai dire dévoués et courageux, mais qui sont dépourvus pour la plupart d’expé­rience et de culture politique, et qui ont été presque tous rejetés hors de la production, hors du système économique, condamnés à une vie de parasites. Un tel parti peut propager des sentiments de révolte, non se proposer la révolution comme tâche ».
Impitoyable ! Et ce n’est pas tout :
«Le parti communiste allemand fait ce qu’il peut pour dissimuler cet état de choses, aussi bien aux adhérents qu’aux non-adhérents. À l’égard des adhé­rents, il use de méthodes dictatoriales qui, en empêchant la libre discussion, suppriment du même coup toute possibilité d’éducation véritable à l’intérieur du parti. À l’égard des non-adhérents, le parti essaie de cacher l’inaction par le bavardage. Ce n’est pas que le parti reste tout à fait inactif ; il essaie, malgré tout, de faire quelque chose dans les entreprises ; il a fait quelques tentatives pour organiser les chômeurs ; il dirige des grèves de locataires, auxquelles il n’arrive pas d’ailleurs à faire dépasser le cadre d’une rue ou d’un fragment de quartier ; il lutte contre les terroristes hitlériens. Tout cela ne va pas bien loin. Le parti y supplée par le verbiage, la vantardise, les mots d’ordre lancés à vide. Quand les hitlériens veulent se donner l’apparence d’un parti ouvrier, leur propagande et celle du parti communiste rend presque le même son. Cette attitude démagogique du parti communiste ne fait d’ailleurs qu’augmenter la défiance des ouvriers des entreprises à son égard. Et d’autre part, par l’orga­nisation des réunions, les paroles rituelles, les gestes rituels, la propagande communiste ressemble de plus en plus à une propagande religieuse ; comme si la révolution tendait à devenir un mythe, qui aurait simplement pour effet, comme les autres mythes, de faire supporter une situation intolérable. »
Cela est bien entendu très polémique aussi – et reçu comme tel – envers les comptes-rendus de l’Humanité. Elle reproche à Gabriel Péri de «camoufler les défaites allemandes en victoire». Les changements de ligne impromptus de l’appareil communiste désoriente les militants, la confusion des esprits ne fait pas la clarté sur les relations avec les nazis d’une part et les sociaux démocrates d’autre part au point de préférer parfois les premiers aux seconds. Le malaise provoque un regain de débat, mais
«C’est l’appareil du parti qui empêche cette inquiétude de prendre une forme articulée, en laissant la menace d’exclusion pour déviation trotskyste ou brandlérienne suspendue sur la tête de chaque communiste. C’est l’appareil qui, en supprimant toute liberté d’expression à l’intérieur du parti, et en accablant les militants de tâches épuisantes et de petite envergure, anéantit tout esprit de décision et d’initiative, et empêche toute éducation véritable des nouveaux venus par les militants expérimentés. D’ailleurs cette masse de nouveaux venus aussi ignorants qu’enthousiastes est le véritable appui de l’appareil à l’intérieur du parti ; sans cette masse docile, comment réaliser ces changements complets d’orientation, accomplis sans discussion et en quelques jours, dont Piatnitsky [dirigeant de l’Internationale communiste] félicite naïvement le parti allemand ? D’autre part ces sentiments fort compréhensibles, mais si dangereux, de haine à l’égard des social-démocrates, et d’indulgence ou même de sympathie à l’égard des hitlé­riens, ont été, dans bien des occasions, encouragés par la politique imposée au parti par l’appareil. D’une manière générale, c’est l’appareil qui a mis la confusion dans l’esprit de chaque communiste allemand, en parant sa propre politique de tout le prestige de la révolution d’octobre ; exactement comme les prêtres ôtent toute faculté d’examen aux fidèles enthousiastes, en couvrant les pires absurdités par l’autorité de l’Église ».

Faut-il désespérer ?

Cela est dit dans un vocabulaire qui n’a plus cours, mais la force du propos tient d’abord au fait d’être un plaidoyer pour la pensée surtout dans des situations particulièrement difficiles. La question du fascisme notamment entre mal dans les catégories traditionnelles du «marxisme» encore moins quand on en fait une religion. Simone Weil établit une relation entre la situation au travail, le rapport au travail productif et la pensée. La dépossession de l’un et de l’autre, des moyens de travail comme de combat mène au désespoir. Une situation paralysante. On a beau comprendre être dans une situation de transition mais de transition vers où ? Comment lutter dans ces conditions ? Le livre se termine par l’évocation de ces questions qui vont au-delà de l’examen de la situation spécifiquement allemande. Texte paru en août 1933 dans la revue La révolution prolétarienne sous le titre Perspectives. Allons-nous vers la révolution prolétarienne ?
«Faut-il donc désespérer ? Certes, les raisons ne manqueraient pas. L’on voir mal où l’on pourrait placer son espérance. La capacité de juger librement se fait de plus en plus rare, en particulier dans les milieux intellectuels, par cette spécialisation qui force chacun, dans les questions fondamentales que pose chaque recherche théorique, à croire sans savoir ».
La prolétarisation des ouvriers, leur asservissement à la machine ne les rend pas aptes – la démoralisation de la 1ère guerre mondiale aidant- à prendre en main leur propre destinée d’autant que le chômage de masse développe y compris chez ceux qui ont du travail un état d’esprit de parasite, c’est-à-dire qu’avoir un emploi finit par être considéré par ceux-là même qui en ont comme une faveur octroyée par l’entreprise.
«Le seul fait que nous existons, que nous concevons et voulons autre chose que ce qui existe, constitue pour nous une raison d’espérer».
Encore faut-il pouvoir concevoir la possibilité d’autre chose. Ce qui serait le premier objectif de lutte : la capacité de penser ! J’ajouterais  qu’elle passe par la quête difficile de la capacité d’imaginer, de rêver.
«Si comme ce n’est que trop possible, nous devons périr, faisons en sorte que nous ne périssions pas sans avoir existé. Les forces redoutables que nous avons à combattre s’apprêtent à nous écraser ; et certes elles peuvent nous empêcher d’exister pleinement, c’est à dire d’imprimer au monde la marque de notre volonté. Mais il est un domaine où elles sont impuissantes. Elles ne peuvent pas nous empêcher de travailler à concevoir clairement l’objet de nos efforts, afin que, si nous ne pouvons accomplir ce que nous voulons, nous l’ayons du moins voulu, et non pas désiré aveuglément ; et, d’autre part notre faiblesse peut à la vérité nous empêcher de vaincre, mais non pas de comprendre la force qui nous écrase. Rien au monde ne peut nous interdire d’être lucides».
«Rien au monde ne peut nous interdire d’être lucides» !
Simone WEIL Écrits sur l’Allemagne 1932-1933
Préface : Valérie GERARD
Collection : Rivages Poche / Petite Bibliothèque (2015)
Prix : 8.50 €
Une petite remarque éditoriale. Ces textes sont en fait en accès libre . Tant qu’à les rassembler dans une édition papier, un effort aurait pu, pour le même prix, être fait afin de la compléter d’un minimum d’appareillage critique et de mise en perspective historique comme j’ai très modestement essayé de le faire un petit peu..
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L’occupation des rêves par le Troisième Reich

Il n’est jamais trop tard pour bien lire. On découvre ainsi des choses que l’on devrait connaître voire que l’on regrette de ne pas avoir lues plus tôt. Ainsi de Rêver sous le troisième Reich de Charlotte Beradt, une collecte de journaux de la nuit recueillis entre 1933 et 1939 à Berlin dès l’arrivée au pouvoir de Hitler et avant que l’auteure ne soit contrainte à prendre le chemin de l’exil. Ces rêves parlent de l’occupation de l’intime, la nuit, par le totalitarisme nazi.
«Goebbels vient dans mon usine. Il fait se ranger le personnel à droite et à gauche. Je dois me mettre au milieu et lever le bras pour faire le salut hitlérien. Il me faut une demi-heure pour réussir à lever le bras, millimètre par millimètre. Goebbels observe mes efforts comme s’il était au spectacle, sans applaudir ni protester. Mais quand j’ai enfin le bras tendu, il me dit ces cinq mots : votre salut je le refuse, fait demi-tour et se dirige vers la porte. Je reste ainsi, dans mon usine, au milieu de mon personnel, au pilori, le bras levé. C’est tout ce que je peux faire physiquement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu’il sort en boitant. Jusqu’à mon réveil, je reste ainsi. »
Ce récit de rêve provient d’un patron de PME social-démocrate. Il date des tout premiers jours de la prise de pouvoir par les nazis en 1933. En l’entendant, Charlotte Beradt, qui l’a recueilli, a sans doute compris tout de suite le sens qu’elle pouvait donner à son projet de collecte de rêves sous le Troisième Reich. Il se caractérise en effet d’emblée par l’irruption de l’actualité politique dans le rêve sous forme d’un rite d’initiation au totalitarisme visant à annihiler toute velléité de l’individu. Charlotte Beradt voit dans le rêve de cet entrepreneur «une parabole parfaite de la fabrication de la sujétion totale». L’abolition du Moi et son insertion dans la mécanique totalitaire constituent un système. Elle qualifie ce genre de rêve de  journal de la nuit considérant qu’Hitler a tué le sommeil.  Hitler does murder sleep, écrit-elle dans une lettre à Karl Otten, son éditeur. Dans la même missive, elle explique : «il s’agit pour moi de l’irruption de la dictature dès le début dans ce que l’être humain a de plus privé, la nuit et le sommeil». (Cité dans le chapitre consacré à Charlotte Beradt dans Kirsten Steffen : Haben sie mich gehasst ? Antworten für Martin Beradt (1881-1949) Igel Verlag 1999 page 312. Lisible en ligne)

La vie sans mur

L’irruption de la politique dans l’intime, on la trouve aussi dans cet autre récit d’un médecin en 1934. Il y est question de transparence :
«Après mes consultations, vers neuf heures du soir, au moment où je m’apprête à m’allonger tranquillement sur mon sofa avec un livre sur Matthias Grünewald, la pièce, mon appartement perdent brusquement leur murs. Effrayé, je regarde autour de moi : aussi loin que porte le regard, plus de murs aux appartements. J’entends un haut parleur hurler : conformément au décret sur la suppression de murs du 17 de ce mois».
Ce médecin intrigué par son rêve y a réfléchi et s’est rappelé que le matin même le gardien de l’immeuble était venu lui demander pourquoi il n’avait pas pavoisé et il l’avait calmé en lui versant un verre de schnaps tout en pensant qu’il le faisait entre quatre murs. Quant à Grünewald, dans la réalité, il n’en possédait pas de livre mais avait selon ses propres termes pris son célèbre retable d’Issenheim comme le symbole de la plus pure germanité.
La transparence se complète évidemment d’écoute alors que les procédés techniques s’automatisent et s’autonomisent. Il n’y a pas seulement le Service de surveillance des conversations téléphoniques, mais des dispositifs plus ou moins imaginaires pour traquer dans les rêves les mots qu’il est interdit de prononcer, les pensées qui, contrairement à ce que dit la chanson Die Gedanken sind frei, ne sont pas libres, où l’usage de pratiques interdites comme par exemple celle de l’utilisation de symboles mathématiques. Il s’agit dans ce cas du rêve de ce qu’il est impossible d’interdire. A la SA, chemises brunes des sections d’assaut, de la terreur physique correspond dans les rêves un sorte de SA mentale comme dans cette histoire de poêle qui fonctionne comme un magnétophone.
«Un SA se tient devant le gros poêle en carreaux de faïence bleue à l’ancienne mode qui se trouve dans un angle de notre salon et autour duquel nous nous réunissons tous les soirs pour bavarder ; il ouvre la porte du poêle et celui ci commence à énoncer d’une voix stridente et perçante chacune des phrases que nous avons dites contre le régime, chacune de nos plaisanteries (…)».
La rêveuse de 1933 était pourtant des plus sceptiques quant à la possibilité technique de tels phénomènes mais il suffit d’imaginer que c’est envisageable pour en avoir le prototype de la société sans défense :
Charlotte Beradt commente ce rêve ainsi :
«On voit ici directement la victime d’une forme difficilement compréhensible, et pas encore pleinement comprise, de la terreur au stade préparatoire : une terreur qui ne pouvait consister dans la surveillance permanente de millions de personnes mais dans l’incertitude où celles-ci se trouvaient quant à l’ampleur des possibilités de cette surveillance. Notre ménagère ne croit pas qu’un microphone a été installé mais elle se surprend dans la journée à penser que ce n’est pas totalement impossible et rêve aussitôt, la nuit suivante que tout ce que nous avons pu dire et penser dans l’intimité est connu. Peut-il y avoir rêve plus utile pour un régime totalitaire ? »
Le quotidien du jour passe directement dans le rêve de la nuit. Il y a plus pernicieux encore. Il y a ces songes dans lesquels l’on voit s’opérer la transformation de la victime en coupable ou du pourchassé en chasseur. Charlotte Beradt va encore plus loin en témoignant de rêves qui ne sont pas issus des pratiques nazies mais d’inquiétudes totalement fictives comme cette jeune fille qui a le nez busqué et qui a peur qu’on la prenne pour une juive, cette autre qui s’imagine discriminée parce qu’elle est brune. On en arrive à se rêver soi-même suspect non à partir d’un fait concret mais d’une théorie fantasmée.
«Quand dans le royaume imaginaire des rêves, ce ne sont plus les pratiques du Troisième Reich qui provoquent les rêves mais les fictions totales, baptisées théories, sur lesquelles il se fonde ; quand ce ne sont plus la terreur, des interdits, des paragraphes de loi, c’est à dire quelque chose de factuel qui les déclenchent mais des doctrines fantasmées, alors le rêve ainsi motivé devient une parabole de la schizophrénie totalitaire»
La notion de parabole ou de fable revient plusieurs fois sous la plume de Charlotte Beradt pour caractériser ces récits nocturnes, paraboles des différents aspects du totalitarisme nazi mais aussi, dans la progression du livre dans lequel les rêves sont classés par catégories (chapitres), paraboles de la lente adaptation aux réalités totalitaires. Les fables n’en sont pas seulement la traduction mais participent à la mise en place du système. Ce sont les mêmes hommes et femmes qui passent de la peur à l’acceptation voire au désir de participation aux entreprises du Führer quand ce ne sont pas des désirs érotiques. A titre d’exemple :
«Je rêve très souvent d’Hitler ou de Goering. Il me veut et je ne lui dis pas Mais je suis une femme honnête, je lui dis mais je ne suis pas nazie et je lui plais encore plus»
Une série de rêves de personnes juives assimilées, anciens combattants de la première guerre mondiale, traduisent leur exclusion de la communauté à laquelle ils croyaient toujours appartenir en raison de leurs antécédents militaires :
«Il y a deux bancs au Tiergarten, l’un qui est normalement vert, l’autre jaune [les juifs n’avaient alors plus le droit de s’asseoir que sur des bancs peints en jaune], et entre les deux une corbeille à papiers. Je m’assieds sur la corbeille à papier et je m’accroche moi-même autour du cou un écriteau comme en portent parfois les mendiants aveugles mais aussi comme les autorités en accrochent aux souilleurs de race : si nécessaire je cède la place aux papiers.

Microfictions

Charlotte Beradt a travaillé sur un corpus de quelque 300 rêves recueillis en partie par elle même directement. D’autres l’ont été par des médecins ayant interrogé leur patients. On trouve dans la liste des rêveurs un mélange social : un médecin, le laitier, la couturière, un ouvrier du bâtiment, un ophtalmologiste, un employé de bureau, une femme de ménage, une documentaliste, un marchand de légumes, des journalistes, des ménagères, une femme professeur de mathématique, un juriste, des vendeuses, etc.
Ce ne sont pas des rêves racontés sur le divan d’un psy et il ne s’agit pas ici d’interprétation des rêves au sens freudien. Ce qui frappe dans ces récits, c’est leur caractère politique y compris pour des personnes se déclarant «apolitiques». Ce sont des songes «dictés par la dictature». Ils ne sont pas la traduction de conflits intimes ou plutôt ils sont l’intrusion dans l’intime de l’environnement politique extérieur. Ceux qui disent moi-je-ne-fais-pas-de-politique sont rattrapés par la politique dans leur sommeil. C’est l’occupation de l’intime de la nuit par le Troisième Reich. Ils ont été recueillis au moment où la dictature nazie en était à son stade initial, pas encore complètement déployé.
Ce sont des récits de rêves, c’est à dire de ce que la mémoire a retenu du rêve réel survenu dans la nuit. Ce sont des micro-récits fictionnels, on y voit agir des personnages ou organisations historiques dans les rues de Berlin. Ces petites chroniques nocturnes compactes sont dignes de Kafka d’ailleurs souvent cité. En ce sens, elles ne sont pas du passé. Leur mise en forme a été inscrite par Charlotte Beradt dans leur contexte historique, contexte confirmé par le recul du temps, le livre a été écrit quelque 30 ans après la collecte des songes. Ils ne sont pas seulement une contributions essentielle à la compréhension de l’époque mais leur qualité poétique leur conserve en partie une valeur de pronostic pour notre présent.
Charlotte Beradt est née en 1901 Charlotte Aron, d’une famille juive aisée à Forst dans la Lausitz (Lusace), en Allemagne non loin de la frontière polonaise. Elle fut un moment membre du Parti communiste qu’elle quitta en raison de la stalinisation de ce dernier. Journaliste, elle a travaillé à la célèbre Weltbühne de Carl von Ossietzky. Après un premier mariage avec l’écrivain Heinz Pol (de son vrai nom Heinz Pollack), elle épouse l’écrivain Martin Beradt (1881-1949) avec lequel elle quitte l’Allemagne pour Londres puis pour l’exil aux États-Unis. Son mari étant devenu aveugle, elle subviendra aux besoins du couple en tenant un salon de coiffure. Liée d’amitié avec Hannah Arendt, elle traduira en allemand plusieurs de ses essais. Elle a repris après guerre son activité de journaliste. Après la publication en 1966 de Das Dritte Reich des Traums, traduit par Rêver sous le Troisième Reich, elle publiera encore une biographie du spartakiste Paul Levi, avocat de Rosa Luxemburg en 1969. Elle édite et préface aussi des lettres de prison de Rosa Luxemburg en 1973. Elle meurt en 1986.
Beradt Charlotte, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot, 2002
Traduction Pierre Saint-Germain,
Préface Martine Leibovici
Postfaces de Reinhart Koselleck et de François Gantheret
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