Dans L’affabulateur paru aux éditions La dernière goutte, Jakob Wassermann (1873-1934) met en scène une insurrection à l’époque de la croyance et de la chasse aux sorcières, une révolte pour le droit au conte, le droit de raconter, d’inventer et d’écouter des histoires.
«Aucune misère physique n’est à terme aussi oppressante
et dévastatrice que la misère spirituelle et intellectuelle»
Jakob Wassermann
Cette phrase dont on a toujours tant de mal à accepter l’évidence est extraite d’un texte cité en exergue de la préface au roman dont nous allons parler dans le souci de situer les enjeux du livre dans un appel à ne pas sombrer dans l’économisme. L’homme ne vit pas que de pain.
L’affabulateur écrit par Jakob Wassermann est publié en 1926, en Allemagne, l’action se situant en Bavière. Le titre allemand est particulièrement évocateur mais ce n’est pas celui qui a été retenu. Il est en effet, traduit, le suivant :«L’émeute pour sauver Ernest, le gentilhomme adolescent». On a déjà quelques ingrédients de ce roman qui tient d’avantage de la fable et qui n’est au fond que l’une de ces affabulations dont le damoiseau a le secret.
Fils de la baronne Theodata d’Ehrenberg qui court l’aventure, le père étant décédé dans un duel en ne laissant que «des dettes, des dettes et encore des dettes», le jeune Ernest est confié à l’âge de 6 ans par sa mère au beau-frère de cette dernière, Philippe-Adolphe, évêque de Würzbourg. L’évêque, pingre parmi les pingres subvient chichement à l’entretien et l’éducation de son neveu qui vit dans son château en Franconie avec son précepteur et la sourde Lenette. à l’écart du monde de l’évêché. L’histoire est située au XVIIème siècle en terre non réformée d’Allemagne où règne l’Inquisition. Le roman commence avec le retour de la baronne issue d’une vieille famille lorraine. L’enfant a grandi. Le puzzle se met en place dans un récit d’abord bien ordonné, un chapitre un personnage, puis les ingrédients se mélangent. Du côté du pouvoir ecclésiastique règne la détestation de tout ce qui fait la joie de vivre. Le magistère de Philippe Adolphe ressemble «à une attaque de gel dans un jardin en fleurs». Il traque le diable partout. Mais c’est son âme damnée, le révérend père Gropp qui transforme cette «furie erratique» en système. «Des griffes de fer de ce système, aucune mouche possédée par le diable ne pouvait s’échapper».
L’enfant abandonné, on le croyait congénitalement débile. En fait, il était ailleurs, dans un autre monde. Son imaginaire avait la capacité de tout transformer, la moindre flaque en immensité maritime. Plus, il était littéralement happé par les mots à en suffoquer :
« Les mots se jetaient sur lui à tel point qu’il avait l’impression d’être sous une cascade l’empêchant de respirer. Toutes les choses entre ciel et terre étaient capturées en eux ; on pouvait les jeter dans le désordre comme les pions d’un jeu : chacun signifiait quelque chose, derrière chacun s’érigeait un événement. Leurs enchaînement et leurs liens étaient infinis ; de mille manière, ils meurtrissaient le cœur où l’amenaient à se réjouir ».
Double pouvoir des mots : maléfique ou bienfaisant.
Notre jeune héros est bien sûr du côté du bienfaisant. Raconter des histoires devient sa raison d’être. Côtoyant la misère il se met à raconter la possibilité d’un monde autre.
«Ernest le damoiseau trouvait stimulant d’émouvoir ces gens fatigués, d’égayer ces êtres en peine, d’offrir à leurs ténèbres intérieures une clarté inespérée. Ses histoires devenaient alors plus pétulantes que jamais et à la faconde, souvent, se conjuguait une profondeur d’esprit tout intuitive, comme dans l’histoire de cet homme dont la plus grande douleur était que le temps passât si vite et qui, partout où il se trouvait, arrêtait les horloges ».
Dans des considérations sur son œuvre, Jacob Wassermann évoque l’existence d’une pulsion de récit. «J’ai, écrit-il, tenté dans le Gentilhomme adolescent Ernest, de donner une image des états d’âmes qui produisent et nourrissent un tel penchant. Je ne peux en dire plus, ce qui est élémentaire est indescriptible».
Le succès grandissant du conteur devient aux yeux du pouvoir ecclésiastique de plus en plus suspect, il y a forcément du vice sous roche. L’évêque ramène son damoiseau de neveu en son siège épiscopal, tombe sous son charme et finit lui-même par ne plus pouvoir se passer de lui. Le conteur, de son côté, ne cesse de s’échapper de l’évêché pour retrouver son public. Pendant ce temps la chasse aux sorcières ne faiblit pas. L’évêque manque de s’étrangler quand Ernest se met à lui expliquer que brûler des sorcières ne servait à rien, que le feu ne guérit pas de la sorcellerie : «on n’enlève la magie que par la magie». Les miracles ne sont-ils pas de la magie ? Le révérend père fouettard finit par exiger de son patron qu’il renie le neveu. C’est que tout cela commence à leur paraître de plus en plus dangereux. Pour ces gens-là répandre de la joie de vivre, c’est comme répandre la peste. Ils ont la haine de la vitalité. Cette capacité de mobiliser les foules leur rappelle le petit Hans de Nicklashausen. La référence historique à Hans Böhm est explicite dans le récit. En mars 1476, un berger déclare avoir vu la Vierge à Niklashausen. Il rassemble trente mille paysans qui voient en lui un nouveau messie et les exhorte à se révolter contre les seigneurs féodaux, à lutter pour l’égalité entre hommes. Sur ordre de l’évêque, il est arrêté et brûlé vif, cinq mois après sa vision. On sait peu que le cinéaste Fassbinder en a fait un film : Le Voyage à Niklashausen
Ernest va se retrouver pris dans la fureur exterminatrice qui se déchaîne. Rappelons que le livre a été écrit en 1926. Il contient une prémonition de l’industrialisation et de la minutie comptable de l’extermination que va connaître l’Allemagne avec l’arrivée au pouvoir des nazis :
«Ces derniers jours, la fureur de l’évêque avait dépassé les limites du supportable, pas une famille de citoyens qui ne fut épargnée par des calomniateurs, pas un maître siégeant au conseil d’une corporation qui pût exercer son métier en paix. La fiancée devait quitter de force le banquet nuptial, le nourrisson était arraché au sein de sa mère et la mère trainée devant le tribunal des sorcières vers une mort assurée. En aucun cas elle n’échapperait à l’éternelle infirmité que lui prodiguerait la torture. Des gens du pays, des étrangers, des matrones, des pucelles, de nobles dames, de pauvres filles de joie étaient sacrifiées dans les feux quotidiens. Déjà on manquait de mains pour le travail assassin et de papier pour tenir un registre. Là où l’autorité est meurtrière, il faut faire aussi des écritures : c’est la même chose quelle que soit l’époque, et en chaque siècle, si le greffier ne tient pas son registre, le bourreau ne peut pas tuer ».
La nouvelle de l’arrestation du conteur se répand comme une traînée de poudre parmi les milliers de personnes ayant un jour éprouvé le bonheur d’entendre une de ses histoires. Ils organisent un soulèvement pour sa libération. Tout est bien qui finit bien. La liberté n’existe que par ceux qui la défendent. Mais c’est là que c’est trop beau pour être vrai, comme on dit. Et, comme si l’auteur l’avait compris, il se livre à une pirouette finale en faisant de l’affabulateur son narrateur. Aussitôt libéré, Ernest sait déjà quelle histoire nouvelle raconter, précisément celle de L’Affabulateur, celle du conteur qui fut libéré par un soulèvement populaire. Il s’agit bien d’une fable.
L’Affabulateur
de Jakob Wassermann
Traduit de l’allemand par Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt
Préface de Stéphane Michaud
Editions La dernière goutte
L’avion du vol Germanwings 4U9525 écrasé par son co-pilote
Germanwings Flug 4U9525 est en Allemagne le mot clé pour désigner sur un mode plus neutre ce qui en français est appelé Crash de l’A320. Le co-pilote d’un airbus faisant la ligne Barcelone-Düsseldorf, avec à son bord 144 passagers et 6 membres d’équipage, a volontairement écrasé l’avion contre les Alpes en manipulant le système de pilotage automatique après avoir verrouillé le cockpit. Il avait 27 ans.
Die Zeit 26 mars 2015 : L’effondrement d’un mythe
Un tel acte tragique gardera pour toujours une part de son mystère.
Dépasse-il pour autant tout entendement, comme l’a déclaré Angela Merkel ? C’est ce que les «responsables» politiques disent toujours devant le monstrueux : circulez, il n’y a rien à comprendre. Or c’est précisément l’attitude inverse qu’il conviendrait d’avoir. Aussi, sans avoir la prétention, loin s’en faut, d’être en capacité de faire le tour de la question, à fortiori d’en être expert, j’ai fait l’effort de rassembler quelques éléments disponibles qui permettent de penser au moins quelques aspects de la tragédie et ce qu’elle révèle de l’état d’une société. Il faut donc lire ce qui suit comme l’esquisse de quelques pistes de réflexion. Je sais que l’entreprise est risquée mais au moins autant que de faire semblant qu’il n’y a rien à comprendre. Et j’ai écrit ce qui suit sous réserve qu’aucune révélation spectaculaire ne vienne bouleverser les timides tentatives de compréhension dont il est rendu compte.
Dès l’apparition du mot suicide, j’ai pensé que la tragédie pouvait s’inscrire dans la succession des suicides au travail, sur le lieu de travail, peut-être parce que j’étais en train de lire le dernier livre de Dany-Robert Dufor, Le délire occidental, dont le 1er chapitre consacré au travail commence par ces phrases :
«Le travail en Europe se présente aujourd’hui, quelques années après la grande crise de 2008, sous un double jour : soit on souffre de l’absence de travail quand on est sans emploi, soit on souffre des différentes formes de la contrainte au travail lorsqu’on occupe un emploi. Bref, on souffre dans tous les cas : aussi bien de ne pas avoir de travail que d’en avoir un.La marque extrême de ces souffrances est, dans un cas comme dans l’autre, le suicide».
(Dany-Robert Dufour : Le délire occidental et ses effets actuels sur la vie quotidienne : travail, loisirs, amour Editions Les liens qui libèrent page 25)
La différence notable avec les cas connus est bien sûr qu’il ne s’agit pas d’un suicide solitaire. Y avoir entraîné 150 personnes relève alors plus de l’acte de folie meurtrière de masse, ce que l’on appelle en Allemagne la course de l’amok, voire du détournement d’avion. Je reviendrai plus loin sur ces différentes approches. La technique du suicide utilisée, la manipulation notamment du pilotage automatique peut aussi faire penser à une destruction de machine au sens luddite du terme. Quel que soit cependant l’accent que l’on met sur tel ou tel aspect, on peut noter la volonté de détruire ce qui faisait pour son auteur « que la vie vaut la peine d’être vécue». Je fais ici référence au livre de Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue (Flammarion) introduit par un chapitre sur La perte du sentiment d’exister qui semble s’appliquer à notre cas.
Restons encore un instant sur la question du travail.
La cabine de pilotage est un lieu de travail. Et un lieu de rêve en même temps, le lieu d’un travail de rêve que l’on peut, qui plus est, «élever au-dessus des nuages» comme le dit la publicité de l’école de pilotage d’Air Berlin. Ce rêve – devenir capitaine de vols longs-courrier – a été pour Andreas L, on le sait, détruit par la maladie. Ce qui pose une autre question, celle du rapport travail-maladie. Précisons encore dans ce chapitre où il est question de rêve que, comme le rappelle le Spiegel dans son dernier numéro (15/2015), «le mythe de l’artiste de l’aviation a vécu». L’automatisation des procédures n’a fait que se renforcer et est désormais telle que «les moments où il est possible de vraiment piloter sont devenus rares». Et, bien sûr, il n’est pas question d’avoir de l’imagination ou de vouloir faire preuve de créativité.
Nous savons peu de choses de l’état psychique d’Andreas L.
«Il y a cependant une chose que nous savons, c’est le souhait désespéré du co-pilote de dépasser sa maladie. Accepter la maladie n’était manifestement pas une option pour Andreas Lubitz. Cela aurait signifié pour lui renoncer au rêve de sa vie, être aux commandes de grosses machines pour des vols long-courriers. Même si la dépression chronique n’était peut-être pas la cause immédiate de l’écrasement, elle l’a manifestement poussé dans le désespoir. Et bien qu’il soit difficile de l’admettre : beaucoup de personnes connaissent cela même sans tentation suicidaire. Notre rapport à la maladie est souvent massivement perturbé. Et cela se modifie de plus en plus vite. Les maladies, avant tout celles qui nous barrent la route et se mettent au travers de nos projets de vie, nous leur avons déclaré la guerre avec les armes de la médecine scientifique. Même dans le domaine de la prévention, nous optons pour des mesures toujours plus radicales afin de s’assurer que jusqu’à un âge avancé le moindre trouble soit exclu ou éliminé. Il y a longtemps que nous n’éprouvons plus la maladie comme la «perturbation d’un équilibre» du corps et de l’âme, comme l’a si bien formulé le philosophe Hans-Georg Gadamer. La maladie n’est plus un destin, elle est devenue un lourd fardeau dont il faut absolument se débarrasser. Avec le même sentiment d’évidence que nous attendons la sécurité absolue dans un avion, beaucoup de gens réclament aujourd’hui l’élimination des risques de vie pathologiques par la médecine».
(Joachim Müller-Jung Frankfurter Allgemaine Zeitung 07/04/2015)
Médecine de rêve sécuritaire en quelque sorte dans une société de la performance, malade de la maladie.
La question des médias
Avant d’en venir à la question du suicide élargi et/ou du meurtre de masse, un mot sur le traitement médiatique des événements. Le voyeurisme a fait l’objet de plusieurs polémiques. Elles ont commencé par la révélation du nom du co-pilote que les journaux allemands se sont d’abord retenus de donner mais comme il avait été livré à la presse par le procureur français, la réserve n’a pas tenu longtemps avec comme conséquences évidement un acharnement médiatique sur la famille et d’anciens proches ainsi que sur les camarades d’école du groupe de lycéens qui a péri dans l’avion.
Mais la critique des médias tend à faire partie du système des médias. C’est vrai aussi chez nous. En voici un très bon résumé de Robert Misik, journaliste bloggeur viennois et lecteur de Baudrillard :
« Quand un avion s’écrase, les médias en parlent. Maints articles virent au sensationnalisme, ce qui pousse les gens à les lire, et une partie de ces lecteurs qui ont été incités à la lecture d’articles sensationnalistes par le sensationnalisme des dits articles s’échauffent contre le sensationnalisme des mêmes articles. Sur facebook, les différents lecteurs d’articles sensationnalistes se confortent dans leur énervement contre le sensationnalisme que quelqu’un les a manifestement obligé à lire. A la fin, même les journalistes acquiescent : les médias discutent alors dans les médias sur ces horribles médias et même questionnent le discours critique des médias, discours n’étant ici qu’un mot plus élégant pour bla-bla ».
Un titre a particulièrement choqué mais sur un tout autre terrain, celui de l’hebdomadaire die Zeit avec sa « une « : l’écrasement d’un mythe. La sécurité était le grand atout de la Lufthansa et le crash met tout cela à mal. L’hebdomadaire qui, il est vrai, a réagi très vite, et dans sa page économie, a laissé entendre que parmi les raisons possibles il aurait pu y avoir aussi des problèmes techniques liés au resserrement des coûts. Mettre ainsi en doute la qualité allemande, la fiabilité de la technique allemande relève du sacrilège.
L’homme allemand servant de la technique allemande aussi se doit d’être infaillible. Sous le titre Un homme faillible ? Imposssible, le Spiegel -Online du 4 avril écrivait :
« Le tabou de la défaillance de la technique allemande est au moins aussi grand que celui de l’âme allemande. Des maladies psychiques comme les dépressions ou les troubles bi-polaires […] sont considérés comme insupportables dans une société allemande étalonnée selon la pleine fonctionnalité de ses membres ».
En Allemagne, la technique «fait fonction de miroir exemplaire du tout social, elle en est le modèle et l’idéal» écrit Clemens Pornschlegel dans Penser l’Allemagne. C’est quasiment une religion d’Etat dans laquelle fusionne tout le symbolique :
« Toutes les références symboliques s’abolissent dans la science et l’industrie technique, laquelle vient en lieu et place du créateur absolu c’est à dire qu’elle fait immédiatement agir la vérité des choses. L’industrie technique ne peut ainsi faire autrement que d’être elle-même élevée au rang de monument, c’est à dire qu’elle est mise en scène de manière dramatisée en tant qu’instance de la vérité. Ce n’est pas un hasard si la technique, dans une société qui ne croit à rien d’autre qu’à la réalisation technique, est à ce point théâtralisée et mythifiée » (Clemens Pornschlegel : La technique comme emblème in Penser l’Allemagne. Fayard page 240
La course de l’amok
Changeons un peu d’optique avec Götz Eisenberg, sociologue mais aussi psychologue en milieu carcéral qui a étudié de nombreux cas de folies meurtrières que l’on connait en allemand sous le nom de course de l’amok en référence au livre de Stefan Zweig. En 1922, Stefan Zweig publia une nouvelle qui connut un grand succès aussi bien en Allemagne qu’en France où elle sera éditée en 1927. Son titre – Der Amokläufer– est traduit en français par Amok ou le fou de Malaisie.
Amok laufen signifie littéralement courir en amok. En Allemagne, on s’est saisi de cette expression pour désigner un être pris dans une crise de folie meurtrière. Goetz Eisenberg est l’auteur de plusieurs livres sur la question dont : Pour que personne ne m’oublie. Pourquoi amok et violence ne doivent rien au hasard. Son dernier livre s’intitule Zwischen Amok und Alzheimer. Zur Sozialpsychologie des entfesselten Kapitalismus que l’on pourrait traduire par Entre Amok et Alzheimer, une psychosociologie du capitalisme débridé. Sa récente contribution pour le magazine en ligne NachDenkSeiten a pour titre Tout entraîner dans sa chute.
Son texte commence par une citation extraite des mémoires d’Ernst August Wagner, tueur de masse déjà évoqué dans le Sauterhin :
«Personne n’a idée du volcan qui couve et bout en moi»
Goetz Eisenberg parle d’abord du moment d’émotion collective qui a fait suite à la tragédie du vol Germanwings 4U9525. Il écrit :
«Tout a glissé dans le fonctionnel comme disait Brecht et nous avons de temps en temps des catastrophes comme les inondations de l’Elbe, les courses de l’amok ou d’autres crimes spectaculaires pour donner le sentiment d’une communauté qui se rassemble devant le danger. Comme les porcs-épics gelant de froid de Schopenhauer les particules élémentaires contemporaines se poussent les unes contre les autres au risque de se blesser, ce qui très rapidement les sépare à nouveau pour finir par retourner dans le froid de leur indifférence et isolement».
Rappelant qu’il est admis que le co-pilote souffrait de dépression, il signale la fréquence de ce trouble psychique, en Allemagne. On estime que 4 millions d’allemands en souffrent et l’on évalue à 10 millions ceux qui à un moment donné de leur vie avant l’âge de la retraite en ont souffert.
«Lors des courses de l’amok de ces derniers temps on a pu observer une dynamique de ce que l’on a nommé narcissisme médial (medialen narzissmus). L’auteur de l’action est mû par le désir d’être reconnu, de devenir célèbre. Il jouit avant d’accomplir son acte du phantasme anticipé de sa gloire posthume, il veut mettre son départ en scène en lui donnant une dimension grandiose et entraîner le maximum de personnes de préférence le monde entier dans son naufrage. L’auteur de l’action se rend à l’épicentre de sa souffrance et transforme l’espace de son traumatisme en lieu de son triomphe. Il laisse son moi écorché et méconnu s’embraser dans un gigantesque feu d’artifice final».
A propos du fait de se taire et de cacher sa souffrance et sa maladie, le sociologue note que cela n’a rien d’inhabituel et prend l’exemple du cas de folie meurtrière d’Erfurt. La tuerie s’est produite dans la matinée du 26 avril 2002 au lycée Gutenberg à Erfurt en Thuringe. Un élève de 19 ans, exclu de l’école, tue douze professeurs, une secrétaire, deux élèves et un policier avant de se donner la mort. Sept personnes seront blessées.
«Le motif du silence sur des informations importantes et pénibles pour le futur auteur de crimes n’est pas atypique et a joué pour la tuerie d’Erfurt un rôle central. Robert S n’avait pas annoncé chez lui que depuis une demi année, il n’allait plus à l’école. Le Lycée Gutenberg l’avait exclu de manière bureaucratique début octobre 2001 après qu’il eut séché les cours et falsifié les attestations. Comme Robert S était majeur, l’école n’avait pas eu besoin d’alerter la famille. L’exclusion de l’école a enlevé à son projet de vie tout fondement et l’a poussé en raison des particularités du système scolaire de l’époque en Thuringe dans le néant. Sans la moindre attestation scolaire, il était menacé de devenir ce que l’on nomme dans le jargon actuel du darwinisme social un perdant [loser]. En taisant chez lui son exclusion et en faisant comme si tout était en ordre, il s’est mis selon l’expression du correspondant judiciaire Gerhard Mauz à jouer avec son entourage au badminton avec de la dynamite. Car nécessairement devait arriver le jour où ses mensonges s’éventeraient et où il devrait se présenter devant ses parents avec l’aveu de son échec. Le dernier jour des épreuves écrites du baccalauréat devint le jour de la décision et il décida de résoudre par la violence les contradictions sans issues dans lesquelles il s’était empêtré ».
Le silence sur l’exclusion permet de faire un parallèle avec le silence du co-pilote sur sa maladie dont il savait qu’elle le mettrait en danger de perdre sa licence de pilote et le métier de ses rêves.
Rappelons ici l’importance du mot Beruf, le métier, le savoir-faire, qui désignait au départ une vocation d’origine divine qui permettait de faire partie des élus. Max Weber avait repéré la transformation opérée par Martin Luther dans le sens du mot en faisant de l’accomplissement au travail un devoir d’inspiration divine :
«L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu n’est pas de dépasser la morale de vie séculière par l’ascèse monastique, mais exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société (Lebensstellung), devoirs qui deviennent ainsi sa vocation (Beruf)» (Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme)
En conséquence et l’on en revient à Goetz Eisenberg :
«Quand on perd son métier on perd plus que son travail. Le rôle du métier dans notre culture est celui d’un pilier central du sentiment de dignité et fonctionne pour beaucoup comme une prothèse de l’estime de soi. Le métier de pilote est un rêve pour de nombreux jeunes garçons. Il est auréolé de glamour et confère à celui qui l’exerce une gratification narcissique multiforme et le conforte dans l’idée de sa propre grandeur».
La seule chose qui pourrait aider dans le collapsus de l’estime de soi et cet effondrement narcissique serait un réseau de relations émotionnelles. Le tueur d’Erfurt n’avait pas cela. Il dépendait d’un climat familial fortement centré sur la réussite qui rendait impossible l’aveu d’un échec. Qu’en était-il pour le co-pilote Andrea L. On ne le sait pour ce qui est de la famille. Et pour ce qui est de l’entreprise ? Il faudrait que le climat de l’entreprise permettent de prendre en considération les problèmes psychiques des salariés « autrement que sous forme de perturbation ou de réduction de performances » : « seul celui qui n’est pas sous la menace d’un licenciement ou d’un déclassement professionnel peut en situation de détresse trouver le chemin des collègues et supérieurs « .
Un tel climat n’existe pas dans l’aviation où règne l’omerta sur les problèmes psychiques et la peur pour sa carrière. Le réponse du management à la catastrophe des Alpes est d’ailleurs le développement des psychotechniques de contrôle et de détection préventive faisant comme si les tensions psychiques pouvaient se mesurer comme la tension artérielle ou être analysées comme des urines alors que s’élèvent des voix pour demander la levée du secret médical pour les pilotes.
La dépression est le burn-out du pauvre.
La dépression, c’est vulgaire ! La preuve : ce n’est même pas un mot anglais ! Comme burn-out.
«Les célébrités et les gens aisés se voient attester un burnout, les pauvres hères et les gens normaux une dépression, me disait ces-jours-ci un ami médecin. Le burnout [syndrôme d’épuisement professionnel] tient presque de la médaille de vétéran dans la société de la performance et du rendement sur le mode : j’ai donné tout ce que je pouvais, je me suis surpassé, j’ai besoin d’un break. La dépression, elle, a une connotation d’échec et de psychiatrie. Ne pas correspondre à l’image du gagneur, de l’actif toujours en forme, de bonne humeur, celui à qui tout réussit, ne pas être conforme à cette image-là conduit à se vivre en perdant, qui a honte de lui et se retire de la course au succès, à la carrière, à l’argent, course qui commence au jardin d’enfants, se poursuit à l’école et se termine dans la lutte pour la réussite professionnelle».
Le problème n’est pas la dépression mais sa stigmatisation sociale. Dans la société de la performance, le dépressif est traité comme « un déserteur qui, sans autorisation, a quitté les brigades du travail».
Reste la question du «suicide élargi», qui consiste à entraîner dans la tragédie d’autres personnes qui n’ont pas fait ce choix.
«Une catastrophe qui apparaît inévitable doit être accélérée, a dit Ernst Jünger pointant ainsi du doigt une possibilité de résoudre le mystère du suicide élargi. Au lieu d’assister passivement à la façon dont son projet de vie se voit privé de ses fondements, on prend le commandement de la destruction. Mais pourquoi le suicidaire décide-t-il d’entraîner d’autres personnes dans sa chute ? Pourquoi ne va-t-il pas se pendre tout seul et en silence dans son grenier ? […] Soit sa colère contre les vrais responsables de son malheur est trop grande soit il est tellement narcissique qu’un simple suicide ne lui apparaît pas comme suffisamment spectaculaire, un suicide élargi répond alors en négatif au phantasme de la toute puissance et de la grandeur. […] En cette époque de narcissisme intervient encore autre chose. Celui qui ne réussit pas par les voies habituelles peut rester dans les annales en héros négatif. Pour l’exprimer de manière tranchante : qui ne peut atterrir dans l’émission de télé-réalité L’Allemagne cherche une superstar peut opter pour la variante malfaisante du narcissisme médiatique et parvenir à la célébrité grâce à une course de l’amok ».
Une remarque encore sur cet angle. Elle concerne l’instrument du suicide, ici un avion, explosé comme un bouc-émissaire, avec ses passagers. A la différence d’autres crise de folie meurtrière où les auteurs de l’acte faisaient face à leurs victimes l’arme à la main, on peut penser à Richard Durn investissant le Conseil municipal de Nanterre, ici, le co-pilote avait les passagers dans son dos et la communication entre eux était solidement verrouillée par une porte blindée.
Cette porte blindée est pour Sascha Lobo un des points de cristallisation de la tragédie. Il commente, dans le Spiegel, le courriel privé d’un pilote de la Lufthansa dans lequel était écrit :
«L’écrasement : c’était en fin de compte un détournement d’avion».
Avec comme auteur du détournement un membre de l’équipage. Or, écrit Sascha Lobo, les mesures sécuritaires sont précisément prévues pour faire face aux détournements et elles ont failli. Parmi ces mesures, il y a le verrouillage du cockpit transformé en coffre fort. Alliance de la paranoïa antiterroriste et de la croyance aveugle en la technologie sécuritaire :
«La porte blindée ne peut pas voir de quel côté sont les bons et les méchants. Elle a été ainsi conçue parce que par définition les méchants portent toujours un turban et pas du tout un galon d’officier sur sa veste».
Sascha Lobo : Wenn die Sicherheitstehnik sich gegen die Sicherheit richtet (Quand la technique sécuritaire se retourne contre la technique)
Cette croyance absolue dans la technique, la soumission de la pensée sécuritaire à la technique a pour conséquence qu’il ne reste plus rien pour la compréhension du comportement humain. Avec quelle conséquence si le moindre frémissement d’un écart par rapport aux normes conduit à un interdit professionnel ? Ou si se faire photographier sur le pont du Golden Gate conduit à être fiché parce qu’on aurait décrété que c’est un lieu culte pour candidats au suicide ?