Note de lecture :
L’affabulateur, une fable de Jakob Wassermann

Dans  L’affabulateur  paru aux éditions La dernière goutte, Jakob Wassermann (1873-1934) met en scène une insurrection à l’époque de la croyance et de la chasse aux sorcières, une révolte  pour le droit au conte, le droit de raconter, d’inventer et d’écouter des histoires.
Gravure représentant le prédicateur Hans Böhm de Nicklashausen

Gravure représentant le prédicateur Hans Böhm de Nicklashausen

«Aucune misère physique n’est à terme aussi oppressante
et dévastatrice que la misère spirituelle et intellectuelle»
Jakob Wassermann
Cette phrase dont on a toujours tant de mal à accepter l’évidence est extraite d’un texte cité en exergue de la préface au roman dont nous allons parler dans le souci de situer les enjeux du livre dans un appel à ne pas sombrer dans l’économisme. L’homme ne vit pas que de pain.
L’affabulateur écrit par Jakob Wassermann est publié en 1926, en Allemagne, l’action se situant en Bavière. Le titre allemand est particulièrement évocateur mais ce n’est pas celui qui a été retenu. Il est en effet, traduit, le suivant :«L’émeute pour sauver Ernest, le gentilhomme adolescent». On a déjà quelques ingrédients de ce roman qui tient d’avantage de la fable et qui n’est au fond que l’une de ces affabulations dont le damoiseau a le secret.
Fils de la baronne Theodata d’Ehrenberg qui court l’aventure, le père étant décédé dans un duel en ne laissant que «des dettes, des dettes et encore des dettes», le jeune Ernest est confié à l’âge de 6 ans par sa mère au beau-frère de cette dernière, Philippe-Adolphe, évêque de Würzbourg. L’évêque, pingre parmi les pingres subvient chichement à l’entretien et l’éducation de son neveu qui vit dans son château en Franconie avec son précepteur et la sourde Lenette. à l’écart du monde de l’évêché. L’histoire est située au XVIIème siècle en terre non réformée d’Allemagne où règne l’Inquisition. Le roman commence avec le retour de la baronne issue d’une vieille famille lorraine. L’enfant a grandi. Le puzzle se met en place dans un récit d’abord bien ordonné, un chapitre un personnage, puis les ingrédients se mélangent. Du côté du pouvoir ecclésiastique règne la détestation de tout ce qui fait la joie de vivre. Le magistère de Philippe Adolphe ressemble «à une attaque de gel dans un jardin en fleurs». Il traque le diable partout. Mais c’est son âme damnée, le révérend père Gropp qui transforme cette «furie erratique» en système. «Des griffes de fer de ce système, aucune mouche possédée par le diable ne pouvait s’échapper».
L’enfant abandonné, on le croyait congénitalement débile. En fait, il était ailleurs, dans un autre monde. Son imaginaire avait la capacité de tout transformer, la moindre flaque en immensité maritime. Plus, il était littéralement happé par les mots à en suffoquer  :
« Les mots se jetaient sur lui à tel point qu’il avait l’impression d’être sous une cascade l’empêchant de respirer. Toutes les choses entre ciel et terre étaient capturées en eux ; on pouvait les jeter dans le désordre comme les pions d’un jeu : chacun signifiait quelque chose, derrière chacun s’érigeait un événement. Leurs enchaînement et leurs liens étaient infinis ; de mille manière, ils meurtrissaient le cœur où l’amenaient à se réjouir ».
Double pouvoir des mots : maléfique ou bienfaisant.
Notre jeune héros est bien sûr du côté du bienfaisant. Raconter des histoires devient sa raison d’être. Côtoyant la misère il se met à raconter la possibilité d’un monde autre.
«Ernest le damoiseau trouvait stimulant d’émouvoir ces gens fatigués, d’égayer ces êtres en peine, d’offrir à leurs ténèbres intérieures une clarté inespérée. Ses histoires devenaient alors plus pétulantes que jamais et à la faconde, souvent, se conjuguait une profondeur d’esprit tout intuitive, comme dans l’histoire de cet homme dont la plus grande douleur était que le temps passât si vite et qui, partout où il se trouvait, arrêtait les horloges ».
Dans des considérations sur son œuvre, Jacob Wassermann évoque l’existence d’une pulsion de récit. «J’ai, écrit-il, tenté dans le Gentilhomme adolescent Ernest, de donner une image des états d’âmes qui produisent et nourrissent un tel penchant. Je ne peux en dire plus, ce qui est élémentaire est indescriptible».
Le succès grandissant du conteur devient aux yeux du pouvoir ecclésiastique de plus en plus suspect, il y a forcément du vice sous roche. L’évêque ramène son damoiseau de neveu en son siège épiscopal, tombe sous son charme et finit lui-même par ne plus pouvoir se passer de lui. Le conteur, de son côté, ne cesse de s’échapper de l’évêché pour retrouver son public. Pendant ce temps la chasse aux sorcières ne faiblit pas. L’évêque manque de s’étrangler quand Ernest se met à lui expliquer que brûler des sorcières ne servait à rien, que le feu ne guérit pas de la sorcellerie : «on n’enlève la magie que par la magie». Les miracles ne sont-ils pas de la magie ? Le révérend père fouettard finit par exiger de son patron qu’il renie le neveu. C’est que tout cela commence à leur paraître de plus en plus dangereux. Pour ces gens-là répandre de la joie de vivre, c’est comme répandre la peste. Ils ont la haine de la vitalité. Cette capacité de mobiliser les foules leur rappelle le petit Hans de Nicklashausen. La référence historique à Hans Böhm est explicite dans le récit. En mars 1476, un berger déclare avoir vu la Vierge à Niklashausen. Il rassemble trente mille paysans qui voient en lui un nouveau messie et les exhorte à se révolter contre les seigneurs féodaux, à lutter pour l’égalité entre hommes. Sur ordre de l’évêque, il est arrêté et brûlé vif, cinq mois après sa vision. On sait peu que le cinéaste Fassbinder en a fait un film : Le Voyage à Niklashausen
Ernest va se retrouver pris dans la fureur exterminatrice qui se déchaîne. Rappelons que le livre a été écrit en 1926. Il contient une prémonition de l’industrialisation et de la minutie comptable de l’extermination que va connaître l’Allemagne avec l’arrivée au pouvoir des nazis :
«Ces derniers jours, la fureur de l’évêque avait dépassé les limites du supportable, pas une famille de citoyens qui ne fut épargnée par des calomniateurs, pas un maître siégeant au conseil d’une corporation qui pût exercer son métier en paix. La fiancée devait quitter de force le banquet nuptial, le nourrisson était arraché au sein de sa mère et la mère trainée devant le tribunal des sorcières vers une mort assurée. En aucun cas elle n’échapperait à l’éternelle infirmité que lui prodiguerait la torture. Des gens du pays, des étrangers, des matrones, des pucelles, de nobles dames, de pauvres filles de joie étaient sacrifiées dans les feux quotidiens. Déjà on manquait de mains pour le travail assassin et de papier pour tenir un registre. Là où l’autorité est meurtrière, il faut faire aussi des écritures : c’est la même chose quelle que soit l’époque, et en chaque siècle, si le greffier ne tient pas son registre, le bourreau ne peut pas tuer ».
La nouvelle de l’arrestation du conteur se répand comme une traînée de poudre parmi les milliers de personnes ayant un jour éprouvé le bonheur d’entendre une de ses histoires. Ils organisent un soulèvement pour sa libération. Tout est bien qui finit bien. La liberté n’existe que par ceux qui la défendent. Mais c’est là que c’est trop beau pour être vrai, comme on dit. Et, comme si l’auteur l’avait compris, il se livre à une pirouette finale en faisant de l’affabulateur son narrateur. Aussitôt libéré, Ernest sait déjà quelle histoire nouvelle raconter, précisément celle de L’Affabulateur, celle du conteur qui fut libéré par un soulèvement populaire. Il s’agit bien d’une fable.
L’Affabulateur
de Jakob Wassermann
Traduit de l’allemand par Dina Regnier Sikiric et Nathalie Eberhardt
Préface de Stéphane Michaud
Editions La dernière goutte

 

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Décès de Günter Grass (87 ans) : Alain Lance se souvient

Günter Grass beim Blauen Sofa

Günter Grass beim Blauen Sofa

Repensant à Günter Grass, je me souviens d’un article que j’avais commis sur lui il y a plus de trente ans. Rendant compte alors de son livre Journal d’un escargot qui venait d’être traduit en France, je n’avais pas ménagé mes sarcasmes à l’égard de l’auteur du Tambour car non seulement il racontait dans ces pages le rôle qu’il avait assumé en 1969 dans la campagne électorale du parti social-démocrate ouest-allemand, un parti qui, au gouvernement, avait mis en place les interdictions professionnelles contre les « extrémistes » (en fait, principalement les communistes) mais de plus – nous étions en 1974 – l’écrivain avait refusé de signer un appel contre la répression au Chili en compagnie de Peter Weiss sous prétexte que ce dernier exprimait des réserves sur les positions politiques de Soljenitsyne. Ma recension de l’ouvrage se terminait sur ce jugement qui ne s’embarrassait guère de subtilités : «Alors que de nombreux militants du SPD en viennent à critiquer l’anticommunisme de leurs dirigeants, il faut décidément être un homme du Monde pour voir en Günter Grass ‘l’enfant terrible de la social-démocratie allemande’ et pour ne pas entendre, derrière le rantanplan du tambour, la grosse caisse de l’idéologie dominante.»Lorsque j’avais apporté mon papier à l’hebdomadaire communiste [France Nouvelle] auquel je donnais de temps à autre une critique d’un ouvrage récemment paru, le responsable de la rubrique culturelle me fit remarquer qu’il manquait un titre à ma diatribe. «Que dirais-tu de : Un gastéropode dans des salades anticommunistes ?», me suggéra-t-il. Je trouvai la formule épatante.
Bien entendu, les années qui suivirent m’amenèrent à nuancer fortement mon point de vue d’alors. Notamment lorsque Günter Grass critiqua la façon dont s’était faite l’unification allemande et prit, en 1990, la défense de Christa Wolf lorsque celle-ci fut la cible de campagnes de dénigrement dans la presse ouest-allemande. Mon gastéropode dans les salades anticommunistes me restait sur l’estomac et j’éprouvais un sentiment qui ressemblait à du remords. Au début de ce siècle, l’occasion se présenta d’en parler directement avec celui que j’avais injustement mis en cause. Grass était venu, avec Daniela Dahn, présenter un livre à la Maison Heinrich Heine Paris et, lors de la réception amicale qui suivit, je lui ai raconté l’anecdote. Il plissa les yeux, sourit, éclata de rire, leva son verre de vin et trinqua de bonne humeur avec moi. J’étais soulagé par cet épilogue.
Il faut toujours du temps, beaucoup de temps, pour que nos histoires avec l’Allemagne trouvent une heureuse conclusion.
Alain Lance

 

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L’avion du vol Germanwings 4U9525 écrasé par son co-pilote

Germanwings Flug 4U9525 est en Allemagne le mot clé pour désigner sur un mode plus neutre ce qui en français est appelé Crash de l’A320. Le co-pilote d’un airbus faisant la ligne Barcelone-Düsseldorf, avec à son bord 144 passagers et 6 membres d’équipage, a volontairement écrasé l’avion contre les Alpes en manipulant le système de pilotage automatique après avoir verrouillé le cockpit. Il avait 27 ans.
Die Zeit 26 mars 2015 : L'effondrement d'un mythe

Die Zeit 26 mars 2015 : L’effondrement d’un mythe

Un tel acte tragique gardera pour toujours une part de son mystère.
Dépasse-il pour autant tout entendement, comme l’a déclaré Angela Merkel ? C’est ce que les «responsables» politiques disent toujours devant le monstrueux : circulez, il n’y a rien à comprendre. Or c’est précisément l’attitude inverse qu’il conviendrait d’avoir. Aussi, sans avoir la prétention, loin s’en faut, d’être en capacité de faire le tour de la question, à fortiori d’en être expert, j’ai fait l’effort de rassembler quelques éléments disponibles qui permettent de penser au moins quelques aspects de la tragédie et ce qu’elle révèle de l’état d’une société. Il faut donc lire ce qui suit comme l’esquisse de quelques pistes de réflexion. Je sais que l’entreprise est risquée mais au moins autant que de faire semblant qu’il n’y a rien à comprendre. Et j’ai écrit ce qui suit sous réserve qu’aucune révélation spectaculaire ne vienne bouleverser les timides tentatives de compréhension dont il est rendu compte.
Dès l’apparition du mot suicide, j’ai pensé que la tragédie pouvait s’inscrire dans la succession des suicides au travail, sur le lieu de travail, peut-être parce que j’étais en train de lire le dernier livre de Dany-Robert Dufor, Le délire occidental, dont le 1er chapitre consacré au travail commence par ces phrases :
«Le travail en Europe se présente aujourd’hui, quelques années après la grande crise de 2008, sous un double jour : soit on souffre de l’absence de travail quand on est sans emploi, soit on souffre des différentes formes de la contrainte au travail lorsqu’on occupe un emploi. Bref, on souffre dans tous les cas : aussi bien de ne pas avoir de travail que d’en avoir un.La marque extrême de ces souffrances est, dans un cas comme dans l’autre, le suicide».
(Dany-Robert Dufour : Le délire occidental et ses effets actuels sur la vie quotidienne : travail, loisirs, amour Editions Les liens qui libèrent page 25)
La différence notable avec les cas connus est bien sûr qu’il ne s’agit pas d’un suicide solitaire. Y avoir entraîné 150 personnes relève alors plus de l’acte de folie meurtrière de masse, ce que l’on appelle en Allemagne la course de l’amok, voire du détournement d’avion. Je reviendrai plus loin sur ces différentes approches. La technique du suicide utilisée, la manipulation notamment du pilotage automatique peut aussi faire penser à une destruction de machine au sens luddite du terme. Quel que soit cependant l’accent que l’on met sur tel ou tel aspect, on peut noter la volonté de détruire ce qui faisait pour son auteur « que la vie vaut la peine d’être vécue». Je fais ici référence au livre de Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue (Flammarion) introduit par un chapitre sur La perte du sentiment d’exister qui semble s’appliquer à notre cas.
Restons encore un instant sur la question du travail.
La cabine de pilotage est un lieu de travail. Et un lieu de rêve en même temps, le lieu d’un travail de rêve que l’on peut, qui plus est, «élever au-dessus des nuages» comme le dit la publicité de l’école de pilotage d’Air Berlin. Ce rêve – devenir capitaine de vols longs-courrier – a été pour Andreas L, on le sait, détruit par la maladie. Ce qui pose une autre question, celle du rapport travail-maladie. Précisons encore dans ce chapitre où il est question de rêve que, comme le rappelle le Spiegel dans son dernier numéro (15/2015), «le mythe de l’artiste de l’aviation a vécu». L’automatisation des procédures n’a fait que se renforcer et est désormais telle que «les moments où il est possible de vraiment piloter sont devenus rares». Et, bien sûr, il n’est pas question d’avoir de l’imagination ou de vouloir faire preuve de créativité.
Nous savons peu de choses de l’état psychique d’Andreas L.
«Il y a cependant une chose que nous savons, c’est le souhait désespéré du co-pilote de dépasser sa maladie. Accepter la maladie n’était manifestement pas une option pour Andreas Lubitz. Cela aurait signifié pour lui renoncer au rêve de sa vie, être aux commandes de grosses machines pour des vols long-courriers. Même si la dépression chronique n’était peut-être pas la cause immédiate de l’écrasement, elle l’a manifestement poussé dans le désespoir. Et bien qu’il soit difficile de l’admettre : beaucoup de personnes connaissent cela même sans tentation suicidaire. Notre rapport à la maladie est souvent massivement perturbé. Et cela se modifie de plus en plus vite. Les maladies, avant tout celles qui nous barrent la route et se mettent au travers de nos projets de vie, nous leur avons déclaré la guerre avec les armes de la médecine scientifique. Même dans le domaine de la prévention, nous optons pour des mesures toujours plus radicales afin de s’assurer que jusqu’à un âge avancé le moindre trouble soit exclu ou éliminé. Il y a longtemps que nous n’éprouvons plus la maladie comme la «perturbation d’un équilibre» du corps et de l’âme, comme l’a si bien formulé le philosophe Hans-Georg Gadamer. La maladie n’est plus un destin, elle est devenue un lourd fardeau dont il faut absolument se débarrasser. Avec le même sentiment d’évidence que nous attendons la sécurité absolue dans un avion, beaucoup de gens réclament aujourd’hui l’élimination des risques de vie pathologiques par la médecine».
(Joachim Müller-Jung Frankfurter Allgemaine Zeitung 07/04/2015)
Médecine de rêve sécuritaire en quelque sorte dans une société de la performance, malade de la maladie.

La question des médias

Avant d’en venir à la question du suicide élargi et/ou du meurtre de masse, un mot sur le traitement médiatique des événements. Le voyeurisme a fait l’objet de plusieurs polémiques. Elles ont commencé par la révélation du nom du co-pilote que les journaux allemands se sont d’abord retenus de donner mais comme il avait été livré à la presse par le procureur français, la réserve n’a pas tenu longtemps avec comme conséquences évidement un acharnement médiatique sur la famille et d’anciens proches ainsi que sur les camarades d’école du groupe de lycéens qui a péri dans l’avion.
Mais la critique des médias tend à faire partie du système des médias. C’est vrai aussi chez nous. En voici un très bon résumé de Robert Misik, journaliste bloggeur viennois et lecteur de Baudrillard :
« Quand un avion s’écrase, les médias en parlent. Maints articles virent au sensationnalisme, ce qui pousse les gens à les lire, et une partie de ces lecteurs qui ont été incités à la lecture d’articles sensationnalistes par le sensationnalisme des dits articles s’échauffent contre le sensationnalisme des mêmes articles. Sur facebook, les différents lecteurs d’articles sensationnalistes se confortent dans leur énervement contre le sensationnalisme que quelqu’un les a manifestement obligé à lire. A la fin, même les journalistes acquiescent : les médias discutent alors dans les médias sur ces horribles médias et même questionnent le discours critique des médias, discours n’étant ici qu’un mot plus élégant pour bla-bla ».
Un titre a particulièrement choqué mais sur un tout autre terrain, celui de l’hebdomadaire die Zeit avec sa « une « : l’écrasement d’un mythe. La sécurité était le grand atout de la Lufthansa et le crash met tout cela à mal. L’hebdomadaire qui, il est vrai, a réagi très vite, et dans sa page économie, a laissé entendre que parmi les raisons possibles il aurait pu y avoir aussi des problèmes techniques liés au resserrement des coûts. Mettre ainsi en doute la qualité allemande, la fiabilité de la technique allemande relève du sacrilège.
L’homme allemand servant de la technique allemande aussi se doit d’être infaillible. Sous le titre Un homme faillible ? Imposssible, le Spiegel -Online du 4 avril écrivait :
« Le tabou de la défaillance de la technique allemande est au moins aussi grand que celui de l’âme allemande. Des maladies psychiques comme les dépressions ou les troubles bi-polaires […] sont considérés comme insupportables dans une société allemande étalonnée selon la pleine fonctionnalité de ses membres ».
En Allemagne, la technique «fait fonction de miroir exemplaire du tout social, elle en est le modèle et l’idéal» écrit Clemens Pornschlegel dans Penser l’Allemagne. C’est quasiment une religion d’Etat dans laquelle fusionne tout le symbolique :
« Toutes les références symboliques s’abolissent dans la science et l’industrie technique, laquelle vient en lieu et place du créateur absolu c’est à dire qu’elle fait immédiatement agir la vérité des choses. L’industrie technique ne peut ainsi faire autrement que d’être elle-même élevée au rang de monument, c’est à dire qu’elle est mise en scène de manière dramatisée en tant qu’instance de la vérité. Ce n’est pas un hasard si la technique, dans une société qui ne croit à rien d’autre qu’à la réalisation technique, est à ce point théâtralisée et mythifiée » (Clemens Pornschlegel : La technique comme emblème in Penser l’Allemagne. Fayard page 240

La course de l’amok

Changeons un peu d’optique avec Götz Eisenberg, sociologue mais aussi psychologue en milieu carcéral qui a étudié de nombreux cas de folies meurtrières que l’on connait en allemand sous le nom de course de l’amok en référence au livre de Stefan Zweig. En 1922, Stefan Zweig publia une nouvelle qui connut un grand succès aussi bien en Allemagne qu’en France où elle sera éditée en 1927. Son titre  – Der Amokläufer– est traduit en français par Amok ou le fou de Malaisie.
Amok laufen  signifie littéralement courir en amok. En Allemagne, on s’est saisi de cette expression pour désigner un être pris dans une crise de folie meurtrière. Goetz Eisenberg est l’auteur de plusieurs livres sur la question dont : Pour que personne ne m’oublie. Pourquoi amok et violence ne doivent rien au hasard. Son dernier livre s’intitule Zwischen Amok und Alzheimer. Zur Sozialpsychologie des entfesselten Kapitalismus que l’on pourrait traduire par Entre Amok et Alzheimer, une psychosociologie du capitalisme débridé. Sa récente contribution pour le magazine en ligne NachDenkSeiten a pour titre Tout entraîner dans sa chute.
Son texte commence par une citation extraite des mémoires d’Ernst August Wagner, tueur de masse déjà évoqué dans le Sauterhin :
«Personne n’a idée du volcan qui couve et bout en moi»
Goetz Eisenberg parle d’abord du moment d’émotion collective qui a fait suite à la tragédie du vol Germanwings 4U9525. Il  écrit :
«Tout a glissé dans le fonctionnel comme disait Brecht et nous avons de temps en temps des catastrophes comme les inondations de l’Elbe, les courses de l’amok ou d’autres crimes spectaculaires pour donner le sentiment d’une communauté qui se rassemble devant le danger. Comme les porcs-épics gelant de froid de Schopenhauer les particules élémentaires contemporaines se poussent les unes contre les autres au risque de se blesser, ce qui très rapidement les sépare à nouveau pour finir par retourner dans le froid de leur indifférence et isolement».
Rappelant qu’il est admis que le co-pilote souffrait de dépression, il signale la fréquence de ce trouble psychique, en Allemagne. On estime que 4 millions d’allemands en souffrent et l’on évalue à 10 millions ceux qui à un moment donné de leur vie avant l’âge de la retraite en ont souffert.
«Lors des courses de l’amok de ces derniers temps on a pu observer une dynamique de ce que l’on a nommé narcissisme médial (medialen narzissmus). L’auteur de l’action est mû par le désir d’être reconnu, de devenir célèbre. Il jouit avant d’accomplir son acte du phantasme anticipé de sa gloire posthume, il veut mettre son départ en scène en lui donnant une dimension grandiose et entraîner le maximum de personnes de préférence le monde entier dans son naufrage. L’auteur de l’action se rend à l’épicentre de sa souffrance et transforme l’espace de son traumatisme en lieu de son triomphe. Il laisse son moi écorché et méconnu s’embraser dans un gigantesque feu d’artifice final».
A propos du fait de se taire et de cacher sa souffrance et sa maladie, le sociologue note que cela n’a rien d’inhabituel et prend l’exemple du cas de folie meurtrière d’Erfurt. La tuerie s’est produite dans la matinée du 26 avril 2002 au lycée Gutenberg à Erfurt en Thuringe. Un élève de 19 ans, exclu de l’école, tue douze professeurs, une secrétaire, deux élèves et un policier avant de se donner la mort. Sept personnes seront blessées.
«Le motif du silence sur des informations importantes et pénibles pour le futur auteur de crimes n’est pas atypique et a joué pour la tuerie d’Erfurt un rôle central. Robert S n’avait pas annoncé chez lui que depuis une demi année, il n’allait plus à l’école. Le Lycée Gutenberg l’avait exclu de manière bureaucratique début octobre 2001 après qu’il eut séché les cours et falsifié les attestations. Comme Robert S était majeur, l’école n’avait pas eu besoin d’alerter la famille. L’exclusion de l’école a enlevé à son projet de vie tout fondement et l’a poussé en raison des particularités du système scolaire de l’époque en Thuringe dans le néant. Sans la moindre attestation scolaire, il était menacé de devenir ce que l’on nomme dans le jargon actuel du darwinisme social un perdant [loser]. En taisant chez lui son exclusion et en faisant comme si tout était en ordre, il s’est mis selon l’expression du correspondant judiciaire Gerhard Mauz à jouer avec son entourage au badminton avec de la dynamite. Car nécessairement devait arriver le jour où ses mensonges s’éventeraient et où il devrait se présenter devant ses parents avec l’aveu de son échec. Le dernier jour des épreuves écrites du baccalauréat devint le jour de la décision et il décida de résoudre par la violence les contradictions sans issues dans lesquelles il s’était empêtré ».
Le silence sur l’exclusion permet de faire un parallèle avec le silence du co-pilote sur sa maladie dont il savait qu’elle le mettrait en danger de perdre sa licence de pilote et le métier de ses rêves.
Rappelons ici l’importance du mot Beruf, le métier, le savoir-faire, qui désignait au départ une vocation d’origine divine qui permettait de faire partie des élus. Max Weber avait repéré la transformation opérée par Martin Luther dans le sens du mot en faisant de l’accomplissement au travail un devoir d’inspiration divine :
«L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu n’est pas de dépasser la morale de vie séculière par l’ascèse monastique, mais exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société (Lebensstellung), devoirs qui deviennent ainsi sa vocation (Beruf)»    (Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme)
En conséquence et l’on en revient à Goetz Eisenberg :
«Quand on perd son métier on perd plus que son travail. Le rôle du métier dans notre culture est celui d’un pilier central du sentiment de dignité et fonctionne pour beaucoup comme une prothèse de l’estime de soi. Le métier de pilote est un rêve pour de nombreux jeunes garçons. Il est auréolé de glamour et confère à celui qui l’exerce une gratification narcissique multiforme et le conforte dans l’idée de sa propre grandeur».
La seule chose qui pourrait aider dans le collapsus de l’estime de soi et cet effondrement narcissique serait un réseau de relations émotionnelles. Le tueur d’Erfurt n’avait pas cela. Il dépendait d’un climat familial fortement centré sur la réussite qui rendait impossible l’aveu d’un échec. Qu’en était-il pour le co-pilote Andrea L. On ne le sait pour ce qui est de la famille. Et pour ce qui est de l’entreprise ? Il faudrait que le climat de l’entreprise permettent de prendre en considération les problèmes psychiques des salariés « autrement que sous forme de perturbation ou de réduction de performances » : « seul celui qui n’est pas sous la menace d’un licenciement ou d’un déclassement professionnel peut en situation de détresse trouver le chemin des collègues et supérieurs « .
Un tel climat n’existe pas dans l’aviation où règne l’omerta sur les problèmes psychiques et la peur pour sa carrière. Le réponse du management à la catastrophe des Alpes est d’ailleurs le développement des psychotechniques de contrôle et de détection préventive faisant comme si les tensions psychiques pouvaient se mesurer comme la tension artérielle ou être analysées comme des urines alors que s’élèvent des voix pour demander la levée du secret médical pour les pilotes.

La dépression est le burn-out du pauvre.

La dépression, c’est vulgaire ! La preuve : ce n’est même pas un mot anglais ! Comme burn-out.
«Les célébrités et les gens aisés se voient attester un burnout, les pauvres hères et les gens normaux une dépression, me disait ces-jours-ci un ami médecin. Le burnout [syndrôme d’épuisement professionnel] tient presque de la médaille de vétéran dans la société de la performance et du rendement sur le mode : j’ai donné tout ce que je pouvais, je me suis surpassé, j’ai besoin d’un break. La dépression, elle, a une connotation d’échec et de psychiatrie. Ne pas correspondre à l’image du gagneur, de l’actif toujours en forme, de bonne humeur, celui à qui tout réussit, ne pas être conforme à cette image-là conduit à se vivre en perdant, qui a honte de lui et se retire de la course au succès, à la carrière, à l’argent, course qui commence au jardin d’enfants, se poursuit à l’école et se termine dans la lutte pour la réussite professionnelle».
Le problème n’est pas la dépression mais sa stigmatisation sociale. Dans la société de la performance, le dépressif est traité comme «  un déserteur qui, sans autorisation, a quitté les brigades du travail».
Reste la question du «suicide élargi», qui consiste à entraîner dans la tragédie d’autres personnes qui n’ont pas fait ce choix.
«Une catastrophe qui apparaît inévitable doit être accélérée, a dit Ernst Jünger pointant ainsi du doigt une possibilité de résoudre le mystère du suicide élargi. Au lieu d’assister passivement à la façon dont son projet de vie se voit privé de ses fondements, on prend le commandement de la destruction. Mais pourquoi le suicidaire décide-t-il d’entraîner d’autres personnes dans sa chute ? Pourquoi ne va-t-il pas se pendre tout seul et en silence dans son grenier ? […] Soit sa colère contre les vrais responsables de son malheur est trop grande soit il est tellement narcissique qu’un simple suicide ne lui apparaît pas comme suffisamment spectaculaire, un suicide élargi répond alors en négatif au phantasme de la toute puissance et de la grandeur. […] En cette époque de narcissisme intervient encore autre chose. Celui qui ne réussit pas par les voies habituelles peut rester dans les annales en héros négatif. Pour l’exprimer de manière tranchante : qui ne peut atterrir dans l’émission de télé-réalité L’Allemagne cherche une superstar peut opter pour la variante malfaisante du narcissisme médiatique et parvenir à la célébrité grâce à une course de l’amok ».
Une remarque encore sur cet angle. Elle concerne l’instrument du suicide, ici un avion, explosé comme un bouc-émissaire, avec ses passagers. A la différence d’autres crise de folie meurtrière où les auteurs de l’acte faisaient face à leurs victimes l’arme à la main, on peut penser à Richard Durn investissant le Conseil municipal de Nanterre, ici, le co-pilote avait les passagers dans son dos et la communication entre eux était solidement verrouillée par une porte blindée.
Cette porte blindée est pour Sascha Lobo un des points de cristallisation de la tragédie. Il commente, dans le Spiegel, le courriel privé d’un pilote de la Lufthansa dans lequel était écrit :
«L’écrasement : c’était en fin de compte un détournement d’avion».
Avec comme auteur du détournement un membre de l’équipage. Or, écrit Sascha Lobo, les mesures sécuritaires sont précisément prévues pour faire face aux détournements et elles ont failli. Parmi ces mesures, il y a le verrouillage du cockpit transformé en coffre fort. Alliance de la paranoïa antiterroriste et de la croyance aveugle en la technologie sécuritaire :
«La porte blindée ne peut pas voir de quel côté sont les bons et les méchants. Elle a été ainsi conçue parce que par définition les méchants portent toujours un turban et pas du tout un galon d’officier sur sa veste».
Sascha Lobo : Wenn die Sicherheitstehnik sich gegen die Sicherheit richtet  (Quand la technique sécuritaire se retourne contre la technique)
Cette croyance absolue dans la technique, la soumission de la pensée sécuritaire à la technique a pour conséquence qu’il ne reste plus rien pour la compréhension du comportement humain. Avec quelle conséquence si le moindre frémissement d’un écart par rapport aux normes conduit à un interdit professionnel ? Ou si se faire photographier sur le pont du Golden Gate conduit à être fiché parce qu’on aurait décrété que c’est un lieu culte pour candidats au suicide ?
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#chronique berlinoise (3)
Jean-Christophe Bailly / Bernard Plossu : Berlin 2005

Après Au son d’une lyre crétoise sur le fantôme de la Potsdamer Platz, Eclats d’une ville  de Laurent Margantin sur Berlin en 1990, voici un aperçu de la capitale allemande en 2005. Dans les trois cas, Berlin, ses pleins et ses vides.
« quelques hommes
marchent timidement
dans le Niemandsland
eux-mêmes surpris de leur présence
vivante en ce lieu ouvert »
Laurent Margantin : Eclats d’une ville
Photo Bernard Plossu : Berlin 2005
Photo Bernard Plossu : Berlin 2005
J’ai d’abord eu un peu de mal avec les photographies de Bernard Plossu. Je crois avoir commencé à comprendre pourquoi. En cause la transformation du regard à laquelle elles invitent et qui ne va pas de soi quand on connaît Berlin de longue date. En raison aussi de leur caractère fictionnel. Berlin 2005 paru aux éditions médiapop rassemble une cinquantaine de ses photographies introduites par Jean Christophe Bailly et suivi d’un dialogue entre le photographe et Isabelle Bourgeois qui avait initié une exposition de ces vues à L’Espace d’art Le moulin à La Valette du Var en 2010. L’édition est bilingue, français-allemand.
«  C’est marrant, les gens ne comprennent pas que l’on puisse être amoureux de Berlin … » (Isabelle Bourgeois dans le livre cité)
Être amoureux de Berlin oui je le comprends bien mais peut-on le devenir encore, je ne le sais pas.
J’ai choisi la photographie ci-dessus parce qu’elle me semble un peu caractéristique de l’ensemble des visions que propose Bernard Plossu de Berlin en évitant à peu près tout ce que l’on en connaît excepté deux églises, celle du souvenir (Gedächniskirche) et CheckPoint Charlie, temple touristique, les deux images sont d’ailleurs placées en regard dans le livre. Au rayon humour, on peut-y ajouter la présence de la bijouterie Christ. Ce qui frappe donc ce sont ces agencements de volumes géométriques soulignés par de forts contrastes de lumières et d’ombres. Bernard Plossu dit avoir retrouvé à Berlin la lumière de la Californie. Ces espaces sans référence historique sont traversés par quelque chose, ici une rivière, la Spree ou, dans une autre image, un train. Berlin est une ville où l’on voit passer les trains, ceux des métros aériens autant que ceux des grandes lignes empruntant les mêmes voies. Il y a bien sûr aussi les automobiles et les passants, ni les unes ni les autres jamais très nombreux dans les photographies comme pour conforter l’impression d’une moindre densité. Berlin est en effet six fois moins dense que Paris 3855 habitants au kilomètres carré dans la capitale allemande contre 21258 dans la capitale française. D’où cette impression d’espace. J’y reviendrai plus loin. Cette façon de positiver l’effacement des traces et de regarder ailleurs donne au Berlin 2005 de Bernard Plossu ce côté Alphaville lumineux. C’est, dit-il «comme Alphaville qui deviendrait une jolie ville de jour». Ce qui m’intéresse dans cette fiction du regard c’est précisément que je ne peux pas voir Berlin comme cela. J’y ai trop longtemps vécu avant la chute du Mur et, tout en constatant que ce n’est plus là, je n’arrive pas à me défaire de ce qui était là. Mais c’est peut-être que je n’ai pas encore assez regardé pour que cela devienne visible pour reprendre la citation de Franz Hessel qu’évoque Jean-Christophe Bailly. La ville mosaïque est spacieuse. Outre les nombreux espaces verts, lacs et forêts, il y a dans la ville même des jardins potagers, sans oublier un terrain de camping.

La ville palimpseste

Sans être «sourcier», autre façon d’aller à Berlin à la recherche des traces du passé comme le dit Jean-Christophe Bailly, il arrive que de l’enfoui resurgisse comme la tête à Lénine (voir ici le point 3 ou que l’on tombe comme moi sur le socle  d’un fantôme.
«On a beau savoir que tout texte urbain est un palimpseste, là la netteté de la réécriture est si clairement découpée dans l’espace que l’on en est saisi.» (Jean-Christophe Bailly)
Les photographies de Bernard Plossu évoquent cette « réécriture »qui s’est faite à une vitesse folle avec comme crayons les grues omniprésentes (on en voit sur la photo ci-dessus). Mais il y a d’autres traces que celles de l’histoire que l’on efface, ces autres traces rendues de toute force invisibles sont par exemple celles de la pauvreté. Les SDF ont été parmi les premières apparitions «nouvelles» après la Chute du mur accompagnant, si je puis dire, la colonisation de l’est par l’ouest. Mais je voudrais revenir et insister sur la question du plein et du vide.
«Pour peu que l’on soit attentif, en effet, et cela se voit sur les images de Bernard Plossu, là aussi si on les regarde bien et les juxtapose, il y a à Berlin, malgré toute cette vie et cette vitalité que l’on rencontre ( et dont, lorsqu’on s’y rend, il faut le dire, on se remplit), d’étranges vides et, plus secrètement encore peut-être, une sorte de dispersion de l’espace, ou dans l’espace qui serait comme un excès des intervalles et des distances, soit ce que Hanns Zischler a si parfaitement condensé dans le titre de son livre Berlin ist zu gross für Berlin : Berlin est trop grand pour Berlin».
Ces trous sont en partie mais en partie seulement le fait des destructions de la seconde guerre mondiale, ils semblent attester de la présence d’un «fantôme d’incomplétude».
Si je parviens lors de mon prochain séjour à Berlin – c’est pour bientôt – à voir les choses un peu autrement, moins sous l’angle d’ici il y avait ceci et ce n’est plus là, ce que j’ai la vague impression d’avoir déjà fait sans le comprendre, ce sera grâce à ce livre qui m’en en fait prendre conscience.

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PS Je suggère à ceux que cela intéresse d’aller explorer la rubrique Berlin de ce site.
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Theodor Adorno : L’essai comme forme

La proposition de dissémination de la webassociation des auteurs pour le mois de mars vient d’Antoine Brea (voir son site). Elle est la suivante :
« Peut-​on aimer un genre ? deman­dait il y a quelques mois l’excellente émis­sion radio­pho­nique Les Nouveaux Chemins de la Connaissance dif­fu­sée par France Culture. Et de sou­li­gner à tra­vers son invi­tée, Marielle Macé, que la ques­tion du genre en lit­té­ra­ture a d’abord rap­port à l’identité du lecteur, à sa propre défi­ni­tion par le genre dans quoi il se recon­naît, où il inves­tit un désir «générique» qui dépasse le seul plai­sir de lire une œuvre sin­gu­lière. On voit que le pro­blème est plus déli­cat qu’il n’y paraît. Mais qu’est-ce qu’un genre ? A quoi sert-​il ? Quels cri­tères à l’œuvre dans sa déter­mi­na­tion ? Quelles attentes pré­cises du lec­teur ? Genres «mineurs», genres «majeurs», quelle per­ti­nence ? J’ai pensé que la dis­sé­mi­na­tion du mois de mars pour­rait pro­lon­ger avec inté­rêt l’émission radio­pho­nique évo­quée plus haut, qui affronte toutes ces inter­ro­ga­tions, et creu­ser l’expérience des genres lit­té­raires sur le web ».
Ce n’est pas trop mon genre ce genre de question et autant je crois que la lecture contribue à ce que l’on devienne ce que l’on est, autant je ne crois pas à une identité préexistante au choix de lecture. Ce ne serait alors de toute façon pas une littérature qui me transforme, la seule qui vaille. Être ce que l’on est, Theodor Adorno qualifie cela de «conformisme existentialiste». Je n’étais donc pas très tenté de participer à cette dissémination-ci. Mais, cédant à une amicale pression, je me suis dit que c’était l’occasion d’une relecture approfondie d’un texte que j’ai depuis un moment sous le coude avec l’intention de le reprendre attentivement à savoir L’essai comme forme de Theodor Adorno. Marielle Macé évoque dans son propos les Essais de Montaigne, appelés ainsi précisément pour échapper aux genres avant d’en fonder un lui-même. Avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques remarques tout de même sur la question posée .
Et d’abord mon étonnement de la voir apparaître dans le Monde des Livres de la façon suivante en chapô d’un article où il est question d’ «écrire le nazisme» (?). : «Uchronie , récit policier, roman d’aventures : trois fictions évoquent le nazisme par le biais de la littérature de genre». Hitler c’est vendeur, coco, mais faut renouveler le genre ! Avec la photo de la croix gammée en prime ! Il n’y aurait donc pas seulement des genres de littérature mais une littérature de genre. Est-ce que ça se fabrique une littérature de genre ? Je suppose que ce point de vue est peut-être celui de l’industrie éditoriale. Je me suis pour ma part un peu intéressé à ce qui se passe du côté de l’acheteur de livres.
Mon libraire me dit que pour lui ses clients ne choisissent pas un livre par genre mais par centre d’intérêt. Moi, cela me paraît évident. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’amateurs (qui aiment) passionnés de tel ou tel genre particulier. Il a bien sûr des rayonnage par genres dans son magasin : romans, science-fiction, policiers etc. Il faut bien les ranger d’une manière ou d’une autre. Parmi les genres fourre-tout, mon libraire cite la catégorie des essais. Il n’est pas hostile à un classement par genre mais «point trop n’en faut», dit-il. Cela ne semble pas être le point de vue d’un éditeur comme Actes Sud qui nous propose un Choix du genre dans ce rayon – il s’agit du rayon littérature – bien plus vaste. Ce n’est bien sûr et fort heureusement pas la seule entrée. En voici la liste :
Actes de colloque /Anthologies / Beaux livres / Bibliographies / Biographies /Carnets, Journaux / Catalogue d’exposition / Coffrets /Contes et légendes / Correspondances / Dictionnaires et encyclopédies / Essais, Documents / Etudes et analyses / Livres CD / Mémoires, témoignages et autobiographies / Pièces / Poésie /Récits de voyage / Revues et périodiques / Romans et nouvelles / Romans historiques / Romans policiers / Œuvres choisies / Œuvres complètes
On ne saurait mieux montrer la difficulté à classer.
Et comment procède l’éditeur en ligne ? Il nous le dit en ces termes :
« À partir des produits que vous avez achetés ou notés sur notre site, et de ceux que vous nous dites posséder, nous déterminons quels sont vos centres d’intérêt. Nous les comparons ensuite avec ceux des autres internautes ayant acheté et noté des articles similaires, afin de vous proposer des titres qu’ils ont également aimés. »
Amazon, puisqu’il est question de lui, collecte les données de nos achats, les traces de nos visites et à partir d’achats ou d’intérêts singuliers cherche à définir nos centres d’intérêt afin de proposer d’autres achats. Mon libraire connaissant mon intérêt pour le domaine allemand fait de même. Mais à une toute autre échelle. Chez Amazon, nous sommes à l’échelle industrielle, ce sont des algorithmes qui font le travail sur la base d’une masse de données beaucoup plus importante. Plus encore, ils comparent avec des centres d’intérêt analogues d’autres individus. Utilisent-ils pour ce faire une classification par genre sous-jacente ? De plus en plus l’industrie cherchera non seulement à savoir ce que nous lisons mais comment nous lisons, jusqu’à collecter les mouvements de nos yeux pendant la lecture.
Ces quelques considérations très brièvement posées, revenons en à celui à qui l’on doit l’expression d’industries culturelles, Théodor Adorno et à sa note L’essai comme forme. Elle date de 1954-58 et ouvre le recueil Notes sur la littérature (Flammarion, “Champs”, 1984, trad. de Sybille Muller).
« Il y a dans la naïveté de l’étudiant qui trouve que les choses difficiles, impressionnantes sont justes assez bonnes pour lui plus de sagesse que dans la pédanterie mesquine de l’adulte, qui lève un doigt menaçant pour enjoindre à la pensée de commencer par bien maîtriser les choses simples avant de s’aventurer dans cette complexité, qui pourtant est la seule chose qui l’attire. Mais cette façon de différer la connaissance ne fait que l’empêcher ».
Alors oublions le doigt menaçant et jetons nous à l’eau, ce qui serait une première approche de la définition de l’essai. D’autant que, en avouant d’emblée que je commence ma relecture à la page 19, dès la suite cela devient passionnant :
« Face au convenu de l’intelligibilité, de l’idée de vérité comme ensemble d’effets, l’essai oblige à penser dès le premier pas dans sa vraie complexité, il apporte un correctif à cette idée bornée et simpliste qui s’allie à tous les coups à la ratio vulgaire. »
Contrairement à la science qui procède à la réduction de la complexité vers des modèles simplificateurs quitte à apporter les nuances par la suite , «l’essai se débarrasse de l’illusion d’un monde simple, foncièrement logique, si commode pour la défense du simple étant ».
Adorno utilise l’expression Essay. Le titre allemand du texte est Essay als form. C’est une référence aux Essais de Montaigne qui sont cités. Il existe en allemand non seulement le mot mais aussi la forme des Versuche. C’est ainsi que Brecht a nommé les publications de ses travaux qu’il avait chapeauté de la manière suivante :
«Die Publikation der Versuche erfolgt zu einem Zeitpunkt, wo gewisse Arbeiten nicht mehr so sehr individuelle Erlebnisse (Werkcharakter) haben sollen, sondern mehr auf die Benutzung (Umgestaltung) bestimmter Institute und Institutionen gerichtet sind (Experimentalcharakter haben) und zu dem Zweck, die einzelnen sehr verzweigten Unternehmungen kontinuierlich aus ihrem Zusammenhang zu erklären».
«La publication des Essais intervient à un moment où certains travaux ne doivent plus avoir le caractère d’événements individuels (le caractère d’une œuvre), mais soient tournés vers l’usage (la transformation) de certains instituts et institutions (aient un caractère expérimental) avec pour objectif d’expliquer en permanence les entreprises singulières très imbriquées à partir de leur liens ».
Heiner Müller quand il est devenu directeur du Berliner Ensemble a repris la tradition dans des publications appelé Drucksache mais il l’avait déjà pratiqué antérieurement dans l’édition de ses œuvres au Rotbuch Verlag toujours accompagnés d’autres textes et pas forcément les siens, maintenant ainsi le caractère ouvert et expérimental de son travail.
Adorno prend la défense de l’essai contre sa mauvaise réputation. Il est décrié comme «un produit bâtard» : «En Allemagne, l’essai provoque une réaction de défense car il exhorte à la liberté individuelle». L’essai a quelque chose à voir avec la liberté intellectuelle. Et formelle, ce qui va ensemble. Plus encore il a quelque chose de ludique qui rappelle l’enfance qui n’a pas peur de s’enthousiasmer pour la découverte de ce que d’autres ont fabriqué avant lui.
« Au lieu de produire des résultats scientifiques ou de créer de l’art, ses efforts mêmes reflètent le loisir propre à l’enfance, qui n’a aucun scrupule à s’enflammer pour ce que les autres ont fait avant elle. Il réfléchit sur ce qu’il aime et ce qu’il hait, au lieu de présenter l’esprit comme une création ex nihilo, sur le modèle de la morale du travail illimitée »
Interpréter une œuvre est autre chose que de la classifier. Vérifier sa compatibilité ou non avec un genre ne dit rien ou si peu sur elle :
« Mais l’abondance des significations encloses dans chaque phénomène de l’esprit exige de celui qui les reçoit, pour se dévoiler, cette spontanéité de l’imagination subjective pourchassée au nom de la discipline objective .
L’essai est une façon de secouer le joug des servitudes académiques. En cela il peut produire du bon mais aussi du mauvais quand il renonce à sa liberté et «cède devant les besoins socialement préétablis de la clientèle ». Pour Adorno, tous les essais ne se valent pas. Il prend en exemple particulier de «produits destinés au marché» et de «neutralisation des œuvres de l’esprit» celui des biographies romancées. Il inclut dans cette «camelote culturelle» «les films sur Rembrandt, Toulouse-Lautrec ou la Bible». Nous avons dans cette lignée aujourd’hui les biopics (contraction de «biographical motion picture») dont on n’ose même plus donner le sens en langue française, celui de film biographique, tant le marché le trouverait dévalorisant.
Après un développement sur la «division du travail» dans la sphère noétique entre art et science, et l’évocation du «grand Monsieur de Montaigne» (Lukàcs), Adorno écrit :
« L’essai ne se plie pas à la règle du jeu de la science organisée et de la théorie, à moins que, selon la phrase de Spinoza, l’ordre des choses soit le même que celui des idées. Parce que l’ordre sans faille des concepts n’est pas identique à l’étant, l’essayiste ne vise pas une construction close inductive ou déductive. Il se révolte surtout contre cette doctrine bien enracinée depuis Platon : le variable, l’éphémère seraient indigne de la philosophie et contre cette injustice ancienne à l’égard de l’éphémère, par laquelle il est condamné une nouvelle fois dans le concept».
Pour décrire la pensée et le maniement des concepts, Adorno utilise la métaphore du tissage de tapis. «C’est du serré de ce tissage que dépend la fécondité des pensées. A vrai dire, celui qui pense ne pense pas, il fait de lui-même le théâtre de l’expérience intellectuelle, sans l’effilocher».
A la différence de la pensée traditionnelle qui efface le souvenir de cette expérience, l’essai la médiatise.
«Ce qui pourrait le mieux se comparer avec la manière dont l’essai s’approprie les concepts, c’est le comportement de quelqu’un qui se trouverait en pays étranger, obligé de parler la langue de ce pays, au lieu de se débrouiller pour la reconstituer de manière scolaire à partir d’éléments. Il va lire sans dictionnaire. Quand il aura vu trente fois le même mot, dans un contexte à chaque fois différent, il se sera mieux assuré de son sens que s’il l’avait vérifié dans la liste de ses différentes significations, qui en général sont trop étroites en regard des variations dues au contexte, et trop vagues en regard des nuances singulières que le contexte fonde dans chaque cas particulier. Certes, tout comme cet apprentissage, l’essai comme forme s’expose à l’erreur ; le prix de son affinité avec l’expérience intellectuelle ouverte, c’est l’absence de certitude que la norme de la pensée établie craint comme la mort. L’essai néglige moins la certitude qu’il ne renonce à son idéal. C’est dans son avancée, qui le fait se dépasser lui-même, qu’il devient vrai, et non pas dans la recherche obsessionnelle de fondements, semblable à celle d’un trésor enfoui. Ce qui illumine ses concepts, c’est un terminus ad quem qui reste caché à lui-même, et non un terminus a quo : c’est en cela que sa méthode exprime elle-même l’intention utopique. Tous ses concepts doivent être présentés de telle manière qu’ils se portent les uns les autres, que chacun d’entre eux s’articule selon sa configuration par rapport à d’autres. Des éléments distincts s’y rassemblent discrètement pour former quelque chose de lisible ; il ne dresse ni une charpente ni une construction. Mais, par leur mouvement, les éléments se cristallisent en tant que configuration. Celle-ci est un champ de forces, de même que sous le regard de l’essai toute œuvre de l’esprit doit se transformer en un champ de forces».
La question de l’expérimentation, l’idée qu’il y a des expériences, un théâtre de la pensée, et que l’on peut, sinon doit, expérimenter dans le domaine intellectuel, me semble essentielles. Adorno à cet endroit cite Sur l’essai et sa prose de Max Bense  :
«Voilà ce qui distingue l’essai du traité. Pour écrire un essai, il faut procéder de manière expérimentale, c’est à dire retourner son objet dans tous les sens, l’interroger, le tâter, le mettre à l’épreuve, le soumettre entièrement à la réflexion, il faut l’attaquer de différents côtés, rassembler ce qu’on voit sous le regard de l’esprit et traduire verbalement ce que l’objet fait voir dans les conditions créées par l’écriture»
Adorno a conscience du malaise que peut créer cette vis sans fin mais, dit-il, tout cela n’est pas aussi arbitraire qu’il n’y paraît :
«Ce qui détermine l’essai, c’est l’unité de son objet en même temps que celle de la théorie et de l’expérience qui sont entrés dans l’objet».
Adorno discute la méthodologie cartésienne, en particulier la quatrième règle de Descartes, celle de la systématisation (être «assuré de ne rien omettre»)
L’essai est la forme critique par excellence. Et critiquer c’est expérimenter. Cela implique un droit à l’erreur. L’essai est la forme de cette expérimentation, de cette pensée. Il n’y a pas de pensée sans mise en forme. L’essai n’est pas à proprement parler un genre mais une façon de penser librement un objet librement choisi. Une pensée imaginative, de désobéissance aux catégorisations, voilà qui me convient assez bien pour mon blog.
« … la loi formelle la plus profonde de l’essai est l’hérésie. On voir ainsi apparaître dans la chose, dans la désobéissance aux règles ce qu’elles ont en secret pour finalité de tenir caché aux regards »
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Histoires d’almanach et chronique des sentiments (Petite suite)

Dans Histoires d’almanach et chronique des sentiments, texte auquel est consacré cette petite suite, il était question d’une recherche sur le sens du mot chronique. C’était en rapport avec le livre Alexander Kluge, Chronique des sentiments. J’avais fait référence à une tradition qui remonte à Johann Peter Hebel que Walter Benjamin qualifie de «grand maître» dans une conférence de 1929 traitant de ses Histoires d’almanach. Ces dernières sont pour Benjamin une réussite parfaite de la capacité à conférer à des «incidents révélateurs et significatifs» une «évidence de l’ici et du maintenant». Il le fait non pas en tant qu’historien mais de chroniqueur que Walter Benjamin définit ainsi :
« L’historien s’en tient à l’histoire universelle, le chroniqueur parle du train du monde. L’un a affaire au tissu des événements, causes et effets qui se nouent à l’infini, et tout ce qu’il a étudié ou appris n’est qu’un minuscule point nodal de ce tissu ; l’autre a affaire aux petits événements, étroitement circonscrits, de sa ville ou de sa région, mais ce n’est pas là, à ses yeux une fraction ou un élément de l’universel, c’est plus et autre chose. Car le vrai chroniqueur écrit, en même temps que sa chronique, la parabole du train du monde. Ce que reflètent l’histoire de la ville et le train du monde, c’est le vieux rapport entre microcosme et macrocosme ».
Walter Benjamin Johann Peter Hebel dans Œuvres II Folio Essais pages 162-169
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« L’alsacianité de l’esprit » selon René Schickele et Ernst Stadler

Dans sa dernière livraison, la Revue Alsacienne de Littérature a traduit et publié en allemand et en français, les premiers mouvements d’un texte de Ernst Stadler sur Rene Schickele – poètes alsaciens de langue allemande – contenant la référence à l’alsacianité de l’esprit. Le texte est paru dans le numéro de décembre 2014 consacré aux Utopies mais dans la rubrique régulière réservée au patrimoine.
René Schickele sur le pont du Rhin vers 1930

René Schickele sur le pont du Rhin vers 1930

«C’est dans les articles que Schickele écrivit pour le Stürmer (qu’il signait en tant qu’éditeur) qu’est pour la première fois élaboré ce concept d’alsacianité de l’esprit qui reviendra plus tard encore souvent sous sa plume et qui devint si précieux pour son évolution. L’alsacianité, ce n’est nullement une catégorie géographique quelconque et plus ou moins insignifiante. C’est la conscience d’une tradition, d’une mission culturelle, que l’on a appris à comprendre précisément chez nous, là où, un temps déraciné, l’on a dérivé au gré de courants étrangers, avant que les anciennes racines ne plongent dans le sol nouveau. L’alsacianité, ce n’est pas quelque chose de rétrograde, de géographiquement borné, ce n’est pas un rétrécissement de l’horizon, un provincialisme, un art du pays natal [Heimatkunst], mais une disposition de l’âme bien précise et très évoluée, un bien culturel solidement ancré, auquel la tradition romane aussi bien que germanique ont donné ses éléments les plus précieux. Un particularisme de l’âme, dont la possession signifie supériorité et richesse et dont la nouvelle littérature alsacienne a pour mission de témoigner dans des œuvres de valeur. Dès lors, il deviendra possible pour l’esprit alsacien d’exercer une influence active sur la littérature allemande, de l’enrichir, de la rajeunir, de la féconder par un apport de sang nouveau. Et c’est cela qui, pour le Schickele poète, doit être la mission culturelle de l’Alsace au sein de l’Allemagne, de même que plus tard, pour le Schickele politique, la démocratisation du Reich sera la mission politique que l’Alsace, par un effort sans relâche, devra s’efforcer d’accomplir.»
Ernst Stadler : René Schickelé in Almanach pour les étudiants et la jeunesse alsacienne-lorraine. Traduction Julien Collonges dans la Revue Alsacienne de Littérature n°122 (2014). C’est moi qui ait réintroduit le mot Heimatkunst expliqué plus loin.
Quand j’ai vu, puis lu le texte, je me suis dit que c’était une bonne idée par son contenu de le publier dans le contexte actuel, à un moment où l’Alsace dans la mondialisation et la délocalisation vit une crise symbolique de désindividuation (appelée crise identitaire – je n’aime pas ce mot flou) qui n’est peut-être que la fin de ses illusions. En y travaillant, je me suis rendu compte de la nécessité pour moi de quelques commentaires.
Présentons d’abord rapidement les deux auteurs peu sinon pas du tout connus en France. Ernst Stadler a déjà été évoqué sur le Sauterhin, ici  et là.
Natif de Colmar, Ernst Stadler est un poète alsacien de langue allemande, traducteur de Péguy, mort près d’Ypres dans les premiers mois de la Première guerre mondiale, le 30 octobre 1914, à l’âge de 28 ans. Il a, en 1913, écrit un des plus beaux  poèmes de l’expressionnisme allemand  Passage de nuit sur le pont du Rhin à Cologne. Il est l’auteur d’un unique recueil, der Aufbruch (La rupture, Le départ) que l’on pourrait traduire par On s’arrache. René Schickele, né à Obernai d’un père alsacien et d’une mère francophone (du Territoire de Belfort), est lui aussi un écrivain alsacien de langue allemande. La langue « maternelle » peut être aussi paternelle. Ce «gallo-alémanique» n’a écrit qu’un seul livre dans la langue de sa mère, le reste en allemand. Il se définissait lui-même selon sa propre expression comme «citoyen français et deutscher Dichter». Il avait en effet un passeport français et était membre comme Döblin, Heinrich et Thomas Mann, de l’Académie prussienne des arts. Avec Stadler et Jean Hans Arp notamment, il fonde la revue d’avant garde der Stürmer en 1901. Après une période de journalisme à Paris, il revient à Strasbourg en 1911 où il s’engagera en faveur d’un autonomisme démocratique (tous les autonomismes ne le sont pas). Pacifiste, il adoptera pendant la 1ère Guerre mondiale la position d’un Romain Rolland et se retirera en Suisse. Après la guerre, il refusera d’échanger une garnison contre une autre, et le militarisme français contre le militarisme prussien, et s’installera à Badenweiler, station thermale de Forêt Noire (où est mort Tchekhov) d’où l’on voit les Vosges et la plaine d’Alsace. Il y écrira un très beau recueil de petite prose poétique traduit en 2010 sous le titre Paysages du ciel. Avec la montée du nazisme en Allemagne, il quitte le pays et s’installe en Provence. Il meurt à Vense en 1940
Revenons à la question de l’alsacianité. Au début du siècle dernier, l’Alsace est annexée à l’Allemagne depuis trois décennies. La notion d’alsacianité de l’esprit se définit en opposition au folklore et dans un refus du provincialisme et du repli particulariste. L‘alsacianité de l’esprit n’est pas l‘art du terroir. Heimatkunst serait en effet peut-être mieux traduit par art du terroir que par art du pays natal mais en tout état de cause cela désigne un courant anti-moderniste et de refus de l’urbain encouragé par l’Empereur Guillaume II :
« Cette société [l’Allemagne]devenue très moderne quant à la technique et à l’industrie, aux moyens de communication et de diffusion est dominée par un Empereur qui règne en monarque absolu, proclame sa haine de la modernité culturelle et du mouvement ouvrier et socialiste et veut régenter jusqu’à la littérature qu’il ne conçoit que comme littérature du terroir. »
(Charles Fichter Lire Ernst Stadler, préface à Le départ de Ernst Stadler – Arfuyen)
Comparé à sa dégradation actuelle, cette « culture du terroir »avait cependant encore quelque chose d’une culture. Ses derniers restes ont été dénigrés récemment par une chanson de fabrication industrielle dans laquelle l’Alsace n’est plus symbolisée par rien d’autre que par des «maisons à colombages» peuplées de «gens sans histoires» (sic). Elle est «une région de vie et de raisin, de grands crus de houblon, de choucroute et de vin». On essaye de faire croire que c’est cela qui va disparaître avec la régionalisation. De culture, il n’est même plus question dans la chanson, elle a déjà disparu. Dans le discours des politiques aussi.
La Heimat est une notion compliquée, à la fois un espace d’enracinement à partir duquel on peut répondre aux appels du large mais aussi un espace oppressant, refermé sur-lui-même, borné dans tous les sens du terme.
Je n’aime pas trop la métaphore légumineuse des racines sans doute fille de la métaphore sexuelle de la petite graine qu’on plante. Jean Paul de Dadelsen, autre écrivain alsacien mais de langue française, cette fois, s’est moqué de cette question des racines :
« Nous autres en Alsace, on est celtique il n’y a pas à dire on est celtico-germano-romano – (et donc aussi égypto-syriaco-illyrio-ibério-dalmato-partho-soudano-palestinien) – français comme Minuit chrétiens et au-dessous d’un certain niveau de bourgeoisie catholiques comme un seul homme ».
Jean Paul de Dadelsen,Oncle Jean dans Jonas
Nrf Poésie Gallimard page 120
Si l’on y ajoute comme dans mon cas quelques nuances supplémentaires comme par exemple d’être d’une ville qui fut un temps alliée à la Confédération helvétique au point d’envoyer des hommes se faire battre à Marignan en 1515, on avouera qu’il y a de quoi s’emmêler les pinceaux dans les racines. On notera, dans le texte de Schickele, que les racines d’abord arrachées par la violence de l’histoire se sont ré-ancrées après avoir flotté dans des courants étrangers.
Une singularité de l’âme, flottante et non géographiquement bornée mais ancrée dans ce qu’a produit de mieux la tradition romane aussi bien que germanique, cela ne mériterait-il pas d’être reconsidéré aujourd’hui à l’ère digitale qui permettrait de recréer un nouveau milieu symbolique ?
Au début du siècle dernier, avant les deux guerres mondiales, on s’imaginait l ‘Alsace médiatrice entre la France et l’Allemagne dans une perspective européenne. Aujourd’hui nous avons l’Europe, sans esprit, et bientôt sans Alsace comme entité administrative. Cela empêche-t-il de faire vivre et revivre une alsacianité de l’esprit ?

Le texte allemand

„ln Aufsätzen, die Schickele (der als Herausgeher zeichnete) für den: Stürrner schrieb, ist zum ersten Mal jener Begriff des geistigen Elsässertums aufgestellt, der später noch häufig wiederkehren wird und der für Schickeles Entwicklung so wertvoll geworden ist. Elsässertum, das ist niht irgend eine mehr oder weniger belanglose geographische Einreihung. Es ist das Bewusstsein einer Tradition, einer kulturellen Auîgabe, die man gerade bei uns hat verstehen lernen, wo man eine Zeitlang entwurzelt herumschwamm auf fremden Stromungen, bis die alten Wurzeln in den neuen Boden schlugen. Elsässertum ist nicht etwas Rückständiges, landschaftlich Beschränktes, nicht Verengung des Horizontes; Provinzialismus, Heimatkunst, sondern eine ganz bestimmte und sehr fortgeschrittene seelische Haltung, ein fester Kulturbesitz, an den romanische sowohl. wie gerrnanische Tradition wertvollste Bestandteile abgegeben haben. Ein seelischer Partikularisrnus, dessen Besitz Überlegenheit und Reichtum bedeutet, und den in gültigen Werken zu dokumentieren, die Aufgabe der neuen elsässischen Literatur sein muss. Von hier aus wird sich die Möglichkeit einer aktiven Beeinflussung der deutschen Literatur durch den elsässischen Geist ergeben, einer
Bereicherung, Auffrischung, Befruchtung durch Zuführung neuen Blutes. Und dies scheint dem Dichter Schiekele aIs die kulturelle Mission des Elsasses innerhalb Deutschlands, gleichwie später der Politiker in der Demokratisierung des Reiches die Aufgahe gefunden hat, die in langsamem Ringen die politische Anstrengung des Elsass zu erfüllen haben wird.“
Ernst Stadler : René Schickelé in Almanach pour les étudiants et la jeunesse alsacienne-lorraine. dans la Revue Alsacienne de Littérature n°122 (2014)

 
 

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Ce que l’Allemagne doit à la Grèce et son rapport avec la réunification allemande

Deux conflits qui secouent l’Europe, en Grèce et en Ukraine, ont une partie de leur origine dans l’inachevé des accords de réunification allemande sur fond de destruction dans la pensée de la notion d’économie politique et des savoirs géopolitiques.
Émouvant extrait de Marias Miroloi (la complainte de Maria) avec la voix de Maria Labri, que l’on voit sur l’image, une survivante du massacre de Kommeno, en Grèce. Aux percussions, le musicien de jazz allemand Günter «Baby» Sommer qui signe cette composition qui fait partie du très beau CD dédié aux victimes et aux habitants de Kommeno. Maria Labri y raconte l’histoire du prêtre qui est allé à la rencontre des soldats allemands pour tenter de les dissuader de mettre à exécution leurs intentions meurtrières. Il sera tué sur le champ.
Le 16 août 1943, 317 habitants (172 femmes et 145 hommes dont 97 de moins de 15 ans et 13 bébé) ont été massacrés par une compagnie de la Wehrmacht à Kommeno, dans l’Epire au Nord Ouest de la Grèce sous le prétexte que des partisans avaient rassemblé des vivres dans le village. (J’ai raconté ici l’histoire du CD)
Kommeno comme Distomo est un équivalent d’Oradour ou de Lidice sans en avoir la portée symbolique. C’est ce que pense l’historien Hagen Fleischer, un allemand qui vit en Grèce où il est professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Athènes :
«Les massacres de Lidice en Tchéquie ou à Oradour en France ont une place dans la mémoire collective parce qu’ils font partie de la sphère culturelle de l’Europe centrale et occidentale. La Grèce dans son ensemble, les cent Lidices grecs sont une tache aveugle sur la carte européenne de la terreur nazie» (Entretien à la Tageszeitung 16 août 2013)
Il raconte une anecdote révélatrice. Lorsqu’il a, en 1970, devant une promotion d’historiens, annoncé qu’il changeait de sujet de thèse passant de l’occupation allemande du Danemark à l’occupation de la Grèce, il rencontra de l’étonnement : «quoi, nous étions là-bas aussi ?». Et comment ! En 1941, la Wehrmacht a occupé la totalité de la Grèce et de la Crète après que l’Italie de Mussolini n’ait pas réussi à venir à bout de la résistance grecque. L’occupation a fait entre 300 et 600.000 victimes. Une centaine de milliers de civils sont morts de faim. 60 000 juifs en grand partie de Salonique, la Jérusalem des Balkans, ont été déportés et assassinés.
L’occupation de la Grèce signifiait aussi son exploitation économique. Il s’agissait de faire financer l’occupation par l’occupé. L’Allemagne nazie n’a pas seulement prélevé des matières premières et des productions. Au centre de la controverse actuelle se trouve la question d’un crédit extorqué qui, en 1945, s’élevait au total à 476 millions de Reichsmarks et n’a jamais été remboursé.
Cette dette relève-t-elle d’un contrat de crédit ou entre-t-il dans la catégories des dommages de guerre ayant fait l’objet de réparations ? Même si nous sommes dans un cas limite comme certains le pensent, seule la Cour de justice internationale pourrait trancher. Elle n’a pas été saisie. Il est parfaitement légitime de la part du gouvernement grec de laisser cette question ouverte à la négociation bilatérale. Si elle a été relancée par Alexis Tsipras dans sa déclaration gouvernementale et confirmée récemment, la revendication de la Grèce est ancienne et ne date pas de l’arrivée au pouvoir de Syriza. Le gouvernement allemand considère que la question des réparations est définitivement close, un point de vue contesté en Allemagne même, à la fois sur le plan juridique mais plus encore sur le plan moral. Alors qu’était remise sur le tapis la question de la saisie, pour réparations, de biens allemands, saisie autorisée par un tribunal grec, dans un discours au Parlement, le 11 mars, le Premier ministre grec, après avoir accusé l’Allemagne de «tours de passe passe juridiques» a déclaré : «je voudrais personnellement assurer aux deux peuples, aussi bien aux Grecs qu’aux Allemands que nous approcherons la question avec la sensibilité, la responsabilité et l’honnêteté requises dans la communication et le dialogue». Peut-être un appel au calme à ses compatriotes. Cependant, certaines déclarations ministérielles  intempestives ne facilitent pas la compréhension.
En 1946, la Conférence de Paris sur les réparations de guerre fait une répartition en matériel et en liquidités sans proportion avec les dommages réellement subis par la Grèce qui n’en perçoit que 25 millions de dollars. Peanuts pourrait-on dire alors qu’il est admis que la Grèce fait partie des pays qui ont le plus souffert du nazisme.
En 1953, les accords de Londres sur la dette – au demeurant signés par la Grèce – procèdent à l’effacement d’une partie de la dette de guerre allemande. Il est à noter qu’un tel effacement était déjà intervenu sur les réparations de la Première guerre mondiale  :
« après un premier moratoire sur le paiement de sa dette en 1922, l’Allemagne fit défaut en 1923. Sous la houlette des Etats-Unis, on envisagea alors deux rééchelonnements. Le premier, associé au plan Dawes de 1923, se traduisit par une diminution des annuités et par le lancement d’un emprunt avec l’émission de titres à maturité de vingt-cinq ans.
Mais l’échec du plan Dawes conduisit à un deuxième rééchelonnement, le plan Young de 1930 : les paiements furent rééchelonnés sur cinquante-neuf ans, et un nouvel emprunt international fut lancé avec émission de titres ayant une maturité de trente ans. Ces plans ambitieux n’empêchèrent pas l’Allemagne d’accumuler des arriérés de paiement à partir de 1933, date à laquelle le régime nazi décide de refuser tout remboursement de ses dettes ».
(Gilles Dufrénot : La dette grecque de 2015 comme la dette allemande de 1953 in Le Monde 03.02.2015
Avec les accords de Londres, sur les 29,7 milliards de Deutsche Marks dus en réparations de la Seconde guerre mondiale, il n’en restait plus que 14 remboursables, pour partie sur 20 ans, pour partie sur 30. Cela a permis le réarmement de l’Allemagne souhaité par les États-Unis alors qu’ils s’engageaient dans la guerre de Corée.
Surtout, l’accord renvoyait toutes les autres questions en suspend aux … calendes grecques, c’est à dire, pensait-on, à une hypothétique réunification allemande à laquelle personne ne croyait à l’époque (et que d’ailleurs personne ne souhaitait).
Il y avait notamment en suspend la question d’un prêt forcé. Concrètement comme l’explique Hagen Fleischer dans un entretien à la Tagesschau (10.02.2015), «de mars 1942 à Octobre 1944, la banque nationale grecque [sous l’autorité d’un gouvernement de collaboration] devait chaque mois – souvent plusieurs fois – créditer un compte de la Wehrmacht [l’armée allemande] de sommes importantes» Certaines d’entre elles ont été remboursées. Un remboursement certes sans intérêt était en effet prévu, confirmant qu’il s’agissait bien d’un crédit. «Ce crédit d’occupation est un cas singulier, on ne peut le comparer aux dettes de guerre allemandes dans d’autres pays, assure encore Fleischer qui a trouvé dans des archives fédérales un memorandum dans lequel les experts du régime nazi ont eux-mêmes évalué le montant de la dette du Reich envers la Grèce à 476 millions de Reichsmarks. Il a également déniché dans les archives de la banque nationale grecque un calcul qui a la même époque arrive à peu près au même résultat : 228 millions de dollars ( 2 Reichsmarks de l’époque valaient 1 dollar). Avec les intérêts sur 70 années, on arrive à une estimation de l’ordre de 11 milliards d’euros. Vu ainsi, on le voit, cette question ne relèverait pas des réparations de guerre stricto sensu mais d’une somme due par contrat et jamais remboursée.
En 1953, les questions en suspend avaient été reportées mais pas du tout considérées comme réglées ou annulées. Et la réunification allemande à laquelle on ne croyait pas a eu lieu en 1990. Toute l’argumentation du gouvernement allemand repose aujourd’hui sur le fait que l’accord dit 2+4 mettant fin à la division de l’Allemagne équivaut à un traité de paix et solde les comptes avec la Grèce comme avec tous les autres. L’accord 2+4 a été signé par les deux Allemagnes, ainsi que par France, la Grande Bretagne, les États-Unis et l’Union soviétique d’où son nom. Il entérine la fin de la guerre froide et permet à l’Allemagne de retrouver sa pleine souveraineté avec le retrait des troupes alliées.
Et c’est précisément pour ne pas prendre le risque que d’autres pays aient la possibilité de faire valoir des questions en suspend qu’on a réduit l’accord aux 2+4 en le faisant passer pour un traité de paix. Un traité de paix à 5 ?!
« Le gouvernement allemand a conclu cet accord avec l’idée qu’il réglait définitivement la question des réparations. L’accord 2+4 ne prévoit pas d’autres réparations » (Karl Diller, Secrétaire d’état aux relations avec le parlement auprès du Ministre des finances, 30 janvier 2003)
Dans ses Mémoires, l’ancien ministre des Affaires étrangères à la manœuvre à l’époque [avec Roland Dumas, côté français], Hans Dietrich Genscher, note qu’avec la signature de l’accord 2+4, «on ne pouvait plus réclamer un traité de paix et nous avons ainsi été soulagé du souci de demandes de réparations imprévisibles».
L’accord a été soumis aux pays (dont la Grèce) participants du processus d’Helsinki (Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe) qui déclarent en avoir pris «connaissance avec satisfaction». Pour le gouvernement allemand, «prendre connaissance» signifie signer un traité de paix ! Selon un rapport d’expertise du Bundestag, il n’est pas établi juridiquement que prendre connaissance fut-ce avec satisfaction signifie renoncer explicitement à toute revendication de réparations et moins encore au remboursement d’un crédit que n’en relève pas à proprement parler.
L’hebdomadaire Der Spiegel est récemment revenu sur la question affirmant avoir revisité les documents pour montrer comment Helmut Kohl, le chancelier de l’époque et son Ministre des Affaires étrangères ont fait des pieds et des mains pour empêcher que la question des réparations n’affleurent et pour maintenir à l’écart des pays comme la Grèce. Les Soviétiques s’y sont laissés prendre – ils attendaient surtout de l’Allemagne une aide économique et financière – et la France de François Mitterrand n’a rien trouvé à y redire.
Le Spiegel écrit :
« Un ministre grec déclara plus tard que le successeur d’Adenauer, Ludwig Erhard lui avait promis qu’on rembourserait le crédit forcé une fois l’Allemagne réunifiée. Selon le gouvernement fédéral une telle déclaration ne se retrouve dans aucun document officiel. Toutefois, elle correspondrait à la logique de l’accord de Londres sur la dette ; et lorsque, en 1989, le Mur est tombé, on vit aussitôt apparaître en Grèce des revendications de réparations » (Spiegel 9/2015 Die Furcht vor dem F-Wort).
Autrement dit en résumé, dans un premier temps alors qu’on n’y croyait pas la réunification allemande a servi à repousser les demandes de réparations et une fois la réunification acquise tout a été fait pour empêcher qu’elles n’affleurent. Il paraît que c’est ce que l’on appelle un «chef d’œuvre de diplomatie».
Cela montre aussi que lorsqu’il s’agit de leurs intérêts, les Allemands savent jouer avec le temps (la Grèce ne réclame rien d’autre) et que la dette n’est pas pour eux une question morale. La soi-disant morale du remboursement ne sert qu’à l‘inversion des causalités – c’est ainsi que Bernard Stiegler définit l’idéologie. Ce que la Troïka veut surtout, après avoir renfloué les banques allemandes et française en faisant passer cela pour une aide à la Grèce, c’est imposer le dogme TINA, There is no alternative à la politique ultra libérale plus connue sous le nom de réformes et montrer qu’on ne peut en sortir. Quand au désespoir que cela peut provoquer, personne n’en est bien sûr jamais responsable.

La réunification allemande et l’Ukraine

Je voudrais maintenant élargir mon propos à un autre conflit qui tire lui-aussi en partie sa source de l’inachevé des accords de réunification allemande, il s’agit de l’Ukraine. Il y avait en effet dans ce processus un implicite qui n’a jamais été codifié. Il concerne la non extension de l’Otan vers l’Est, promesse faite à Mikhaïl Gorbatchev qui croyait à la Maison commune Europe. En 1997, encore, Madeleine Albright, Secrétaire d’état de Bill Clinton déclarait à Moscou devant Boris Eltsin : « Plus jamais vous contre nous et nous contre vous mais tous ensemble du même côté, telle est la philosophie de l’Otan ». Ce sont restées paroles en l’air.
«Mikhaïl Gorbatchev avait donné son accord à la participation de l’Allemagne réunifiée à l’OTAN à la condition que l’OTAN ne s’étendrait pas plus loin à l’est. Des représentants de haut rang comme James Baker et Hans-Dietrich Genscher ont publiquement donné leur assentiment [mais il n’y a pas d’engagement écrit]. A l’époque, l’OTAN comptait 16 membres. Après les élargissements de 1999, 2004 et 2008 elle en a 28 parmi lesquels six anciens alliés et 3 anciennes républiques soviétiques» ( Reinhard Mutz : Die Krimkrise und der Wortbruch des Westens (La crise de Crimée et le déni de parole de l’ouest) in Blätter für deutsche und internationale Politik 4/2014)
En 2008, il a été question de l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine. Faut-il chercher beaucoup plus loin…? Même si le comportement vulgaire et autocratique des dirigeants russes et l’annexion illégale de la Crimée rendent l’analyse difficile, certaines données géopolitiques sont difficilement contournables.
«De la fin de la division [de l’Allemagne] devait sortir un nouvel ordre de paix et de sécurité solide de Vancouver à Vladivostok comme cela avait été convenu dans la Charte de Paris pour une nouvelle Europe [celle-là même où des pays prenaient connaissances de l’accord 2+4] signée en novembre 1990 par 35 chefs d’État et de gouvernement de la Conférence pour la paix et la sécurité en Europe. Sur la base des principes définis et des premières mesures concrètes devait être construite une « Maison européenne commune » dans laquelle chaque état participant bénéficierait d’une égale sécurité. Cet objectif politique de l’après guerre n’a pas été tenu».
Le passage est extrait d’un texte intitulé «Wieder Krieg in Europa ? Nicht in unserem Namen !»(De nouveau la guerre en Europe ? Pas en notre nom !) signé par plus d’une soixantaine de personnalités parmi lesquelles on relève l’ancien président de la République Roman Herzog, Antje Vollmer, l’ancien chancelier Gerhard Schröder mais aussi Wim Wenders, Hanna Schygulla, Christoph Hein, Ingo Schulze, Gerhard Wolf etc.. (Source)
Pour les signataires, l’extension de l’ouest vers l’est, perçue comme menaçante par la Russie n’aurait pas dû se faire sans «en même temps approfondir la coopération avec Moscou».

La destruction des savoir géopolitiques

Les deux conflits qui n’ont rien de marginaux ont pour arrière plan la destruction pour l’un, la Grèce, de la notion même d’économie politique et l’autre, l’Ukraine, celle des savoirs géopolitiques. Dans les deux cas l’Allemagne se trouve au centre du jeu. Dispose-t-elle – et avec elle l’Europe – d’une conception géopolitique ?
La géopolitique est une notion qui particulièrement en Allemagne a été discréditées à la fin de la seconde guerre mondiale. Et, à la suite, les réalités mondiales étaient toutes lues dans l’optique du conflit est-ouest, explique Herfried Münkler, politologue et historien des idées. Mais il ajoute :
«Cela s’est modifié entre 1989 et 1991, avec l’effondrement du Pacte de Varsovie puis l’éclatement de l’Union soviétique mais on ne l’a pas remarqué. Occupés par les conséquences économiques et sociales de la réunification, nous n’avons pas vu la signification de la renaissance d’un centre européen dans la perception de ses voisins comme pour l’action de l’Europe unie sur ses marges. Avec la crise de l’euro, le conflit Russie-Ukraine et l’effondrement de l’ordre politique au Proche Orient avec la guerre des milices de l’état islamique, la géopolitique a fait retour dans l’agenda politique. Elle s’est heurtée à une pensée politique qui n’était pas préparée au retour des fantômes du passé»
Or l’Europe n’a pas de volonté d’autonomie, aucune conception de son devenir, n’a pas de concept géopolitique, il est question bien sûr d’une géopolitique de l’ère des drones à reconstruire et non de celle du siècle dernier.
«Les Européens ne pourront pas à moyen terme s’abstenir de définir leur positionnement géopolitique. Et les Allemands devront comprendre qu’ils ont en tant que puissance du centre de l’Europe une responsabilité particulière pour l’avenir de l’Union européenne : ils doivent agir contre les forces centrifuges pour maintenir ensemble le sud et le centre de l’Europe mais aussi l’est et l’ouest. Pas d’extension, de la cohésion, tel serait la notion géopolitique clé de son action. La tâche politique centrale de l’Allemagne fédérale dans les prochaines années serait de transformer les forces centrifuges en dynamiques centripètes. Cela ne se fera pas sans une formation géopolitique de la pensée ».
(Herfried Münkler : Vom Nutzen und Nachteil geopolitischen Denkens (Avantages et inconvénients d’une pensée géopolitique)
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Rencontre avec Sylvain Maestraggi autour de «Waldersbach», Lenz et Georg Büchner

Sylvain Maestraggi, photographe, a édité – il est son propre éditeur – en décembre 2014, après Marseille, fragments d’une ville,  où il s’est mis dans les pas de Walter Benjamin, un second livre au titre qui peut paraître mystérieux : Waldersbach. 45 photographies y sont mises en page dans une relation avec d’une part des textes du pasteur Oberlin sur le séjour à Waldersbach de l’écrivain Jakob Michael Reinhold Lenz , surtout connu pour son théâtre, et des extraits du récit qu’en tira Georg Büchner dans sa nouvelle Lenz, chef-d’œuvre de la littérature allemande.
Extrait de"Waldersbach" © Sylvain Maestraggi

Extrait de »Waldersbach » © Sylvain Maestraggi

Lorsque la librairie 47°Nord (la latitude de Mulhouse) m’a demandé d’animer la soirée consacrée au livre de Sylvain Maestraggi, j’ai tout de suite pensé à le faire sous forme d’un échange plutôt qu’un simple jeu de questions/réponses, démarche à laquelle le public a été sensible en se mettant de la partie. Je retiens cependant de cette soirée participative l’essentiel, en concentré, de la conversation avec Sylvain Maestraggi qui s’est terminée par une lecture par chacun d’un extrait de Lenz également reproduits à la fin de ce texte à deux voix.
Waldersbach est le nom du village où se situe la nouvelle de Georg Büchner : Lenz, une nouvelle allemande du 19ème siècle inspirée de faits vrais, du séjour d’un écrivain allemand, Jakob Lenz, qui avait été accueilli à la fin du 18ème siècle par le pasteur Oberlin à Waldesbach dans le Ban de la Roche, à 50 km au Sud-Ouest de Strasbourg, dans la direction de Saint-Dié dans les Vosges.
J’ai eu envie d’aller me promener dans les deux vallées du Ban de la Roche, sur les traces de ce personnage de Büchner qui est en errance. Il arrive un soir d’hiver à Waldersbach pour un séjour de trois semaines chez le pasteur Oberlin. J’ai refait son parcours. J’ai fait des photographies du paysage en résonance avec le texte de Büchner et celui du pasteur Oberlin qui tous les deux racontent cette histoire. Le choix du titre ? C’est un nom de lieu comme pour Marseille et un lieu de promenade. J’ai choisi ce titre aussi pour sa consonance germanique. Ce qui m’a attiré, c’est qu’il s’agit d’une histoire allemande, écrite par des Allemands et qui se passe sur le territoire français, en Alsace. C’est une forme d’étrangeté qui m’intéresse. Je suis attiré par le romantisme allemand, par la place du wandern, de la promenade, dans la littérature allemande. On en trouve des représentations dans la peinture comme par exemple celle de Caspar David Friedrich ses tableaux de paysage avec des promeneurs solitaires de dos dans la montagne ou dans la plaine, ou en musique avec les motifs du Voyage d’hiver de Schubert. La première fois que je suis venu en Alsace, j’avais déjà lu Lenz et je me suis rendu compte que cette histoire très allemande se passait en fait sur le territoire français. Ce mélange, cette rencontre qui tient au caractère frontalier de l’Alsace m’intéressait comme pour Marseille l’ouverture sur l’espace méditerranéen. Waldersbach, ça sonnait bien. Et il y a cette relation entre une géographie française et un imaginaire allemand.
Waldersbach dans le Ban de la Roche ! Le Ban de la Roche est un territoire assez singulier. Il a d’abord fait partie du Saint Empire romain germanique avant d’être annexé par Louis XV. A l’époque d’Oberlin, on y parlait le welche, c’est à dire un patois roman. Le pasteur qui était en poste à Waldersbach était forcément bilingue. La personnalité du pasteur Oberlin mériterait que l’on s’y attarde. Il est au croisement de l’histoire de la littérature et de celle de la pédagogie. Il a innové dans le domaine pédagogique notamment pour l’apprentissage de la lecture, en l’occurrence du français. Son prédécesseur a imaginé la première bibliothèque publique de prêt. Oberlin a inventé le poêle à tricoter, première expérience de socialisation des enfants en bas âge, l’ancêtre de l’école maternelle. Pour la première fois dans l’histoire des enfants quittaient les parents pour être confiés à des jeunes filles. On est souvent très sévère avec le pasteur Oberlin en raison de son caractère mystique mais c’était aussi l’époque du protestantisme piétiste, d’un protestantisme partagé par le pasteur Jaeglé chez qui logeait Büchner à Strasbourg.
L’idée du livre était de construire à partir de photographies un parcours qui suive le récit de Büchner, d’instaurer un dialogue entre les images et le texte en rappelant l’atmosphère de la nouvelle. Le texte de Büchner repose sur un dialogue entre le personnage de Lenz et le pasteur Oberlin. Lenz est en fuite. Il fuit la société pour essayer de retrouver une harmonie avec la nature, avec le monde, dans un coin reculé de montagne. Lenz, en proie à des accès de folie, vient de Winterthur en Suisse. Il arrive chez le pasteur Oberlin avec l’idée d’arrêter la course du temps, de trouver le repos en s’adonnant à la contemplation de la nature et à la promenade. La situation de Lenz est décrite de manière poignante. Il y a une grande poésie des paysages dans la nouvelle de Büchner et je voulais découvrir les paysages qui l’avaient inspirée. Je suis allé à Waldersbach dans la période où se déroule le récit, qui commence par cette phrase : « le 20 janvier, Lenz partit dans la montagne ». La description du paysage témoigne de ce que ressent le personnage. Pour tenter de savoir par où il avait pu passer, il y avait aussi la carte du Ban de la Roche dessinée par Oberlin. J’ai essayé de retrouver des correspondances entre les chemins d’aujourd’hui et ceux du 18ème siècle. Ce qui m’a frappé, et qui a fortement influencé les photographies, c’est le climat : cette atmosphère de brume, de neige, de vent, ces changements brusques, averses et éclaircies soudaines, transcrits de manière extrêmement fidèle. En arrivant au Ban de la Roche, un 20 janvier moi aussi, j’ai retrouvé les sensations que Büchner décrit. J’ai essayé de les saisir. J’étais parti avec l’idée presque topographique de décrire cette vallée comme si je faisais une enquête. Je pensais trouver comme des vestiges, des preuves qui allaient témoigner de cette histoire, du passage de Lenz. Je n’ai pas réussi à suivre cette démarche « rationnelle ». C’est le paysage qui m’a embarqué et je me suis retrouvé avec des photos beaucoup plus expressionnistes, beaucoup moins maîtrisée que ce que j’avais imaginé au départ. Et cela tient au climat des Vosges. Il y a quelque chose qui a pris possession des images, a échappé au contrôle. C’était assez inattendu.
Lenz est un auteur de théâtre. Ami de Goethe, il avait été mis à la porte de Weimar pour comportement asocial. Il s’est réfugié en Suisse, à Winterthur. Il a été envoyé chez le pasteur Oberlin parce que l’on pensait que ce dernier avec son savoir, sa patience et son empathie pour les gens allait pouvoir faire quelque chose pour lui. Je crois que l’on peut lire le texte de Büchner sans forcément savoir qui était Jakob Lenz. Nous avons un chef d’œuvre de la littérature mondiale qui doit beaucoup aux Vosges qui ont joué pour Büchner un rôle extrêmement important. «Les Vosges sont une montagne que j’aime comme une mère. Je connais chaque sommet et chaque vallée et les vieilles légendes sont si originales et si secrètes», écrit Büchner (Lettre à Gutzkow 1835). Dans la nouvelle, on a l’impression que les rochers s’expriment, que la nature communique. Il y a une spatialisation du récit mais le récit n’est pas une géographie. C’est peut-être ce qui attire le photographe. Mais il faut faire autre chose qu’illustrer. Moi j’ai fait de l’illustration parce que j’ai suivi un itinéraire de Büchner décrit dans une lettre à ses parents mais c’est autre chose que la nouvelle.
Pourquoi avoir ajouté au texte de Büchner, celui d’Oberlin ? Est-ce pour étendre l’espace géographique ? Pourquoi cette association de photographies en couleur et en noir et blanc.
Le texte d’Oberlin est différent de celui de Büchner. Dans son récit, le pasteur fait un compte rendu pour expliquer à ses amis pourquoi il n’a pas réussi à faire quelque chose pour Lenz et pourquoi il l’a renvoyé. Il n’y a pas la dimension poétique de Büchner mais il y a autre chose : la personnalité d’Oberlin qui est un peu en retrait chez Büchner. On trouve par exemple un passage sur les difficultés d’Oberlin à prêcher aux gens du village. J’ai souhaité qu’il soit un peu plus présent pour des raisons dramaturgiques, une question de tension narrative. J’ai fait un travail de montage entre des extraits de textes de l’un et de l’autre et les images, montage au sens cinématographique avec comme des voix-off sur les images. J’ai mis en tête du livre la conclusion d’Oberlin. J’ai aussi inséré le passage où Oberlin raconte qu’il confie son prêche à Lenz. J’ai beaucoup aimé cette idée de changement de place, d’échange de rôle. La juxtaposition de deux textes témoigne aussi de l’écart entre le fictionnel et le documentaire. Pour ce qui est de la couleur et du noir et blanc, j’ai toujours pratiqué les deux sans véritablement choisir. J’ai utilisé deux appareils, l’un pour la couleur et l’autre pour le noir et blanc, sans savoir ce qui allait en sortir. Cette dichotomie m’intéressait par rapport à la folie de Lenz qui passe d’une humeur à l’autre, d’une intensité à l’autre.
Mon sentiment est que Büchner a analysé l’échec d’Oberlin. Ce dernier a fait un rapport presque médical pour expliquer qu’il n’a pas réussi à faire quelque chose pour celui qu’on lui a envoyé. Büchner contrairement à Goethe essaye de comprendre Lenz. Goethe a été très méchant avec Lenz je ne sais si c’est à cause de Frédérique Brion. Büchner ne va pas jusque là. Tout le monde s’accorde à dire que la nouvelle de Büchner est un moment de rupture dans l’histoire de la littérature qu’il fait ainsi entrer dans la modernité. Le consensus est moins évident sur la caractéristique de ce récit. Jean Christophe Bally hésite entre la fiction et le documentaire au sens fort du terme. Christa Wolf dit dans Lire et écrire que la transformation du rapport médical en prose littéraire tient de la sorcellerie. Elle invente à partir de Lenz la notion «d’exactitude fantastique» c’est à dire une manière extrêmement précise de relater le cas, d’en faire l’autopsie et de le décrire avec des moyens très poétiques. C’est là qu’interviennent les Vosges, je crois, pour exprimer les états d’âme du personnage avec ce qui lui est extérieur, le clair, l’obscur, le haut, le bas, la mousse, le rocher pour essayer de comprendre.
Sylvain Maestraggi lit un extrait de Lenz qui figure dans son livre sous forme de fragments. Il s’agit du début du récit :
«Le 20 janvier, Lenz partit dans la montagne. Sommets et hauts plateaux sous la neige, pentes de pierres grises tombant vers les vallées, étendues vertes, rochers et sapins.
Il faisait un froid humide, 1’eau ruisselait des rochers, sautait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans 1’air saturé d’eau. Des nuages gris passaient dans le ciel, mais tout était si opaque, – et puis le brouillard montait, accrochant aux buissons sa lourde humidité, si paresseux, si gauche.
Il poursuivait sa route avec indifférence, peu lui importait le chemin, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait pas de fatigue, mais seulement il lui était désagréable parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête.
Au début, il se sentait oppressé, lorsque les pierres se mettaient à rouler, lorsque la forêt grise s’agitait à ses pieds et que le brouillard tantôt engloutissait toutes les formes, tantôt découvrait à demi ces membres gigantesques ; il se sentait le cœur serré, il cherchait quelque chose comme des rêves perdus mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait si petit, si proche, si mouillé, il aurait aimé mettre la terre derrière le poêle, il ne comprenait pas comment il lui fallait tant de temps pour dévaler une pente et atteindre un point éloigné; il pensait devoir tout enjamber en quelques pas. 
Parfois seulement, lorsque la tourmente rejetait les nuages dans les vallées et que leur vapeur remontait le long de la forêt; lorsque dans les rochers des voix se faisaient entendre, tantôt pareilles au grondement du tonnerre au loin, tantôt déchaînant tout près leurs mugissements puissants avec des accents tels qu’elles semblaient vouloir dans leur sauvage allégresse chanter la Terre ; lorsque les nuages s’approchaient en bondissant comme des chevaux effarouchés qui hennissent et qu’alors le soleil surgissait, traversant la nuée pour tirer sur la neige son épée étincelante, si bien qu’une lumière aveuglante, des sommets aux vallées, tranchait l’espace et l’illuminait; ou bien lorsque la tempête écartait les nuages et y déchirait un lac d’un bleu limpide, que le vent se taisait, et que du fond des ravins et du faîte des sapins montait comme une berceuse ou un carillon; lorsqu’une légère lueur rouge se glissait sur le bleu profond et que de petits nuages passaient sur des ailes d’argent et que bien loin sur tout le paysage les sommets se détachaient étincelants et fermes, – il sentait sa poitrine se déchirer, il se tenait haletant, le buste plié en avant, bouche bée, les yeux exorbités. Il lui semblait qu’il dût laisser pénétrer l’orage en lui et accueillir toutes choses, il s’étirait et s’étendait par-dessus la terre, il s’enfonçait dans l’univers : cette volupté lui faisait mal ; ou bien il s’arrêtait, posait la tête dans la mousse et fermait à demi les yeux; les choses alors retiraient de lui, la terre cédait sous son corps, devenait petite comme une planète errante puis plongeait dans le grondement d’un torrent dont les flots clairs passaient à ses pieds. Mais ce n’étaient que des instants; il se relevait alors, l’esprit dégrisé, clair, ferme et paisible, comme s’il avait eu sous les yeux un théâtre d’ombres, il ne se souvenait de rien ».
Mon extrait ne figure par dans le livre et concerne la crise d’athéisme de Lenz.
«Les nuages fuyaient rapidement sous la lune; tantôt tout était plongé dans les ténèbres, tantôt le paysage noyé dans la brume apparaissait au clair de lune. Il courait, montant, descendant. Dans sa poitrine résonnait un chant triomphal de l’Enfer. Le vent mugissait comme la voix des Titans. Il lui semblait qu’il pourrait tendre un poing gigantesque vers le ciel pour en arracher Dieu et le 
traîner entre les nuages; broyer le monde entre ses dents et le cracher au visage du Créateur ; il jurait, il blasphémait. Il parvint ainsi au sommet de la montagne, et la lumière incertaine s’étendait jusqu’aux masses blanches des rochers, le ciel était un œil bleu, stupide, et la lune y paraissait complètement ridicule et bornée. Lenz éclata de rire, et dans son rire l’athéisme prit racine ….»
Georg Büchner : Lenz/Le messager hessois/Caton d’Utique/Correspondance
Traduit de l’allemand par Henri-Alexis Baatsch
Christian Bourgois – éditeur
Sylvain Maestraggi a choisi la traduction de Lenz par Henri-Alexis Baatsch, de loin la meilleure
W-couv-2
Waldersbach
 par Sylvain Maestraggi
128 pages, 170 x 230 mm
45 photographies couleurs et noir et blanc
500 exemplaires
32 €
Texte : Georg Büchner, Jean-Frédéric Oberlin
Postface : Jean-Christophe Bailly
Mise en page : Florine Synoradzki

 

 

 

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#Chronique berlinoise (2)
ECLATS D´UNE VILLE par Laurent Margantin

L’invitation à la dissémination de la webasssociation des auteurs pour le mois de février porte sur la chronique. Elle vient de Renaud Schaffhauser (voir son site). Sur le thème, j’ai fait un texte évoquant la Chronique des sentiments de Alexander Kluge : Histoires d’almanach et chronique des sentiments. Et j’accueille pour l’occasion un texte de Laurent Margantin sur Berlin (1990)
Voici l’invitation de Renaud Schaffhauser :
tapisserie de BayeuxEcrire le temps,
le temps qu’il fait,
le temps qui passe,
Ecrire le temps,
le beau temps
le bon temps
le mau­vais temps,
temps de l’Histoire avec une grande hache /
temps rivé au poteau de l’instant
cri­tiques cryp­tiques allé­go­riques pro­saïques sym­pho­niques nombriliques
ven­dredi 27 février 2015
je vous invite à dis­sé­mi­ner des textes qui tiennent
La Chronique
Je remercie Laurent Margantin pour m’avoir autorisé à publier son texte repéré sur le site de La revue des ressources. C’est le deuxième volet de la chronique berlinoise sur le SauteRhin, après le mien :  Au son d’une lyre crétoise. Il sera suivi d’autres.
On peut découvrir les écrits et traductions (notamment Kafka !) de Laurent Margantin sur son blog Oeuvres ouvertes

ECLATS D´UNE VILLE
Notes sur des ruines géopolitiques
par Laurent Margantin

Berlin Chaussestrasse. Des pans de murs tricotés ou peints servent de décoration dans les cours d'immaubles

Berlin Chaussestrasse. Des pans de murs tricotés ou peints servent de décoration dans les cours d’immeubles

Siècle de la publicité, des régimes totalitaires,
des armées sans clairons, ni drapeaux, ni messe pour les morts.
Je hais mon époque de toutes mes forces. L´homme y meurt de soif.
Saint-Exupéry
En cette vie il est une autre vie.
Octavio Paz
Avril 1990. Dans le train qui m´emmène à Berlin, je regarde le paysage de ce qu´il est déjà convenu d´appeler l´ex-RDA : villages noircis par la consommation de charbon dont l´odeur forte, ce printemps, traverse le couloir du wagon ; champs et forêts visiblement pollués par les fumées des usines que nous longeons, comme à Bebra, sur plusieurs kilomètres; tout un pays victime d´une politique industrielle aberrante.
Le long de la voie ferrée, les barbelés et les miradors sont les vestiges d´une guerre qui s´est achevée la veille. Et plus le train avance, plus j´ai la curieuse impression de revenir en arrière, dans ce qu´il est toutefois malaisé d´appeler une „autre époque“: Allemagne des années 50, les boutiques et les habitations n´ayant pas beaucoup changé depuis (la plupart sont délabrées et n´ont jamais été recrépites ni repeintes).
Kreuzberg, Paul Lincke Ufer. Au bord du canal, des saules aux feuilles toutes fraîches, des bâtiments bleus, beiges, blancs. Eau brune et verte du canal. C´est une rue un peu à part, presque huppée à côté des autres rues de ce quartier populaire. Maintenant que le mur s´écroule, Kreuzberg se trouve situé au centre de Berlin, alors qu´il n´était jusqu´à maintenant qu´un secteur alternatif, bien loin des avenues commerciales et du Kurfürstendamm. A certains endroits, on se croirait au milieu d´un ghetto : boutiques abandonnées, aux vitrines défoncées et pleines d´un fatras de chaises, de pots de peinture, de morceaux de plâtre et de verre. Une fille aux cheveux violets disparaît dans l´une d´entre elles, vivant sans doute dans un squatt. D´autres boutiques sont des bazars où l´on vend des transistors, des tapis, de la vaisselle, des balais, et toute sorte d´ustensiles de cuisine. Ce sont aussi des épiceries le plus souvent. Et puis beaucoup de Kneipen où l´on mange debout un kebbab ou un samoussa pour quelques marks.
Je marche de Kreuzberg jusqu´au mur, quelques centaines de mètres. Je longe celui-ci, pour la première et peut-être la dernière fois. Sensation de l´éphémère auprès de ce béton qui devait diviser Berlin encore plusieurs siècles. De nombreux graffitis ont déjà disparu. Des Mauerspechte ou „piverts de mur“ sont au travail depuis quelques mois, armés d´un burin et d´un marteau, vendant les morceaux aux touristes. Par endroits le mur est percé, ouvrant sur le Niemandsland. Immeubles et rues aussi gris que ceux de Berlin-ouest. Le gris du siècle.
Arrivé à Check Point Charlie, lieu de passage obligé entre l´Est et l´Ouest, il y a un peu partout des stands où sont exposés des morceaux du mur, morceaux de toutes les couleurs, avec parfois des bouts de verre incorporés, juste à côté d´une croix plantée à la mémoire d´un jeune homme abattu alors qu´il tentait de passer à l´Ouest. On réussit ce miracle: transformer un symbole de l´horreur et de la bêtise de ces quarante dernières années en un objet de commerce. Encore quelques mois et l´on vendra des bouts de barbelé, des pièces de mirador, et quelques morceaux d´os humains découverts sur le grand chantier à venir.
Je marche longtemps le long de cette construction absurde à moitié en ruines, je marche dans le Niemandsland, des policiers est-allemands font maintenant bonne figure, discutent tranquillement avec des passants sur lesquels ils auraient tiré il y a encore quelques mois, à ce même emplacement. Des voitures vont et viennent aux postes de contrôle ouverts depuis peu. Je ne sais si j´avance sur un immense chantier ou sur un champ de bataille.
Pour fêter la Réunification, il y aura cette mise en scène grotesque que Günter Grass a si justement dénoncée: des centaines de drapeaux nationaux flottant sur la porte de Brandebourg, une foule immense amassée autour du chancelier et du maire de Berlin, tous entonnant l´hymne national devant les caméras de toutes les chaînes du monde et au milieu des flashes photographiques: grande cérémonie carnavalo-historique pour consommateurs d´opéra politique fin de siècle et tournant à vide (qu´allez-vous faire ensemble, mes amis ?). Fête grandiose pour ceux que tout ennuie en commun (famille, travail, environnement).
Niemandsland : le pays de personne.
La ville est là
son cœur absent
entre les deux murs
à moitié abattus
quelques hommes
marchent timidement
dans le Niemandsland
eux-mêmes surpris de leur présence
vivante en ce lieu ouvert
la page est tournée
Neue Zeit, faut-il croire
à cette promesse tracée en lettres capitales
noircies avec le temps
sur un immeuble à raser ?
Fin de siècle, fin d´un monde: et, comme toujours, dans l´espoir d´autre chose. Mais il faudra bien plus que de l´espoir.
Près de Check Point Charlie, je suis entré dans une galerie de photos portant l´enseigne Wall Street Gallery (bourse de l´art ?). Y sont exposées des photos d´actualité, dont l´une d´entre elles où flambe un feu terroriste et passent des policiers de je ne sais quel pays (le cliché s´intitule „La guerre dans ma rue“), puis d´autres photos représentant des ossements et des masques collés sur le mur, ou bien, plus saisissant comme le sont toujours pour moi les reflets brisés, une quantité d´éclats de miroir reflétant des fragments des immeubles voisins, des nuages, des visages, le trottoir, des feuillages, éclats de miroir qui me font apercevoir entre deux errances le grand tableau berlinois, sans cadre ni sujet. Et c´est peut-être là, dans cette galerie et devant ce mur éclaté en mille bris de glace, que quelque chose a commencé pour moi à Berlin, au-delà du vide de l´époque.
Au musée Käthe Kollwitz, non loin de la Gedächtniskirche. Lithographies, dessins, sculptures représentant hommes, femmes et enfants du prolétariat entre 1900 et 1945 en Allemagne. Traits noirs sur fond blanc, ou pierre toujours sombre. Femme violée et peut-être morte dans un jardin. Homme ivre rentrant chez lui. Vieil homme et vieille femme assis sur un banc et le regard vidé par la fatigue, à la fin d´une vie de labeur. Révoltes ouvrières. Veillées funèbres. Soldats morts dans une tranchée. Enfants agrippés à la robe de leur mère pour obtenir du pain. En guise de titre, quelques mots de colère anticapitalistes et antifascistes. Et au milieu de ce monde de spectres historiques, des autoportraits au regard désespéré, mais exprimant toujours la résistance. Le feu noir jamais éteint de Berlin.
Il joue de son xylophone pas très loin de Unter den Linden, frénétiquement, xylophone composé de plusieurs bouteille de verre plus ou moins remplies d´eau, chaque son de la gamme claque, vif, aussi brillant cet après-midi que le verre blanc et vert des bouteilles, lui le visage calme observant des mains rapides et nerveuses.
Sur une carte postale récemment imprimée, deux hommes tapent au burin sur le mur pour en tirer quelques morceaux. A côté d´eux, déjà un peu effacé mais encore lisible, écrit en lettres capitales : NOUVEAU.
Un après-midi au marché aux puces de la station de métro Nollendorfplatz. Les stands sont installés dans d´anciens wagons. Timbres, verres, uniformes, livres (dont Aus meinem Leben, de Honecker, auquel il manque encore un chapitre !), des modèles réduits de trains, voitures, etc. Dans un machine à écrire, un heideggerien de passage a tapé : das Dasein, que l´on traduit couramment par „l´être-là“.
Après quelques journées passées dans les rues, j´erre à présent dans les musées de la ville, étouffant dans l´atmosphère de ces jours prétendument historiques, au milieu de ce spectacle déjà usé après les quelques semaines de l´automne passé. On dirait ici que les passants sont assommés, comme paralysés par le vide sur lequel s´ouvrent les bouleversements récents, et je me demande d´ailleurs si ce n´est pas le propre de l´actualité de diriger les regards vers l´absence persistante de ce qui devrait être au centre de nos vies. Berlin serait alors le sujet le plus actuel de notre époque parce qu´elle est la ville au passé rasé, au présent nul (malgré tout le brouhaha médiatique), et dont l´avenir est au fond sans surprise, malgré tout ce que racontent les journalistes et les hommes politiques, qui ne peuvent faire croire à personne que les lendemains de cette métropole, avec ses nouveaux gratte-ciels et ses centres commerciaux ultra-modernes, chanteront.
Ici, je ne vois aucun monde formé se lever, et c´est la raison pour laquelle je parcours les musées et les cultures du monde, à la recherche d´une entente de l´esprit et de la matière que toutes les ruines du présent ne peuvent promettre.
Musée égyptien:
Des hommes et des femmes jambes et torses nus portent différents mets, une chèvre sacrifiée, des vêtements, des objets usuels, jusqu´au tombeau d´un défunt –
le hérisson, l´hippopotame, le chien, le cochon, le chat, le scarabée, le lion sont aussi des dieux, loin des panthéons grecs, romains et chrétiens où l´homme seul est digne de représenter la divinité –
un sarcophage reste ouvert –
des scribes sont assis en tailleur, le stylet à la main, le corps rose et les cheveux noirs, papyrus posé à côté d´eux –
dans le sarcophage la momie –
le prêtre et sa femme se tiennent debout, bien droits, les jambes solides –
la chair noire et séchée sur le crâne, le reste du corps encore enveloppé dans les bandelettes –
quatre masques de momies maquillés d´or („chair de dieux“) et aux cheveux de laine noire –
une déesse à la tête de cochon ! rose comme les autres statues d´homme, l´air tout à la fois grave et souriante –
le roi Amenemket III regarde droit devant lui, buste à la coiffe impériale de granit gris-noir –
une barque équipée d´un grand gouvernail avance sur le Nil –
un chien, un lapin, une souris en faïence courent dans le sable –
le buste de Nefertiti –
un homme et une femme se promènent dans un jardin en dansant, séparés par une rose.
D´autres vies, d´autres formes, d´autres visages, d´autres mondes, d´autres possibilités.
Parmi les musées que je visite, il y a aussi le Dahlem Museum, où je suis retourné plusieurs fois. Arts indiens, africains, océaniens, amérindiens dont les structures et les formes toujours étonnantes et dynamiques me communiquent quelque vigueur pour retourner dehors, dans le chaos et le bruit.
Bratislava, deux ans après la chute du mur de Berlin: le centre-ville est en chantier, à l´accueil d´un hôtel une femme qui ne me salue même pas me dit qu´ici on paye en dollars – je fous le camp. Il faut que je traverse en tramway une immense zone industrielle (plusieurs usines d´automobiles dont Citroën) avant d´atteindre un camping. Le lendemain, depuis le château, j´aurai une perspective impressionnante sur la cité moderne vue par les technocrates communistes: de l´autre côté du Danube, des immeubles blancs sur des centaines et des centaines de mètres, sans aucun arbre ni jardin: des blocs de béton chus d´un désastre moderne, pour caser je ne sais quelle espèce humaine.
A l´institut français, je parle avec le bibliothécaire visiblement stressé : il m´explique qu´il doit faire attention à ce qu´on ne vole pas les livres: seule bonne nouvelle de ce périple slovaque … qu´il y ait encore des hommes pour voler des livres.
Je suis à Kwakiutl, sur la côte pacifique du Canada, au nord de Vancouver. Je découvre une série de masques très colorés, très lumineux, dans l´obscurité de la nuit. C´est le Potlach, fête rituelle indienne, et je suis invité à cette fête, après analyse sanguine qui a permis de déterminer que j´avais du sang indien, moi l´Européen, tout au fond de la cervelle. Depuis que je suis à Kwakiutl, je me suis mis, peut-être sous l´effet de l´air (et de rien d´autre !), à parler le kwakwala, sans le moindre accent français me dit-on partout dans le village (je soupçonne qu´on se moque de moi). Tous les hommes qui sont ici, d´ailleurs, sont comme moi : ils découvrent ou plutôt redécouvrent leur langue, langue qui leur a été interdit de parler pendant plusieurs générations. Et ils sont tous revenus à Kwakiutl il y a maintenant vingt ou trente ans, après des années d´existence hagarde („désorientation culturelle“ me dit l´un d´entre eux) dans les villes canadiennes. Les masques sont les vrais visages des hommes, des femmes et des enfants de cette côte. Ils sont rouges, verts, jaunes, bleus, blancs, noirs, couleurs fantastiques et naturelles à la fois. Ils sont en bois et ont les yeux grands ouverts, la peau-écorce est traversée de flammes solaires. Ils sont têtes de moustique, de loup, d´abeille, ils sont têtes d´homme et de singe, avec des barreaux couvrant leurs faces, ils sont le soleil, ils sont la lune, ils sont à la fois le soleil, la lune et le ciel nocturne, ils sont l´esprit de la forêt („hommes du sol terrestre“), ils sont têtes de corbeau, d´oiseau-tonnerre, d´aigle. Ils sont l´expression d´autres forces, d´autres vitalités, pleins de la Dugwala. Et ils sont aussi tous les êtres morts, les ancêtres au cœur de la forêt et de la terre, les insectes, les animaux souterrains, ils emmènent les hommes qui les portent dans une maison invisible où les consciences de la vie et de la mort s´associent curieusement, et ne font plus qu´une seule conscience.
J´ai porté tous les masques les uns après les autres, j´ai appris à oublier leur lourdeur, à ne plus être que le danseur rythmant son pas aux sons rapides et secs des crécelles, mille branches ou mille os que l´on casse, et j´ai été loup, feu du grand astre, l´ami fou, moustique, corbeau, et l´ami mort auquel j´ai emprunté la voix pour chanter quelques-unes de ses chansons composées sous terre, tristes, infiniment tristes. Enfin, la fête s´achevant au petit jour (tout le monde était endormi, et je me suis absenté sans réveiller personne), je me suis noyé dans un lac, j´ai senti un instant mon cœur foudroyé par la lumière du jour après de longues heures passées dans la vase aux côtés du crapaud, je suis retourné dans la mer, dansant toujours, et je me suis retrouvé au milieu d´une ronde qui n´était composée ni d´animaux, ni d´étoiles, mais de sons et de couleurs berlinoises, au milieu de la foule qui ne cessait de longer le mur ce mercredi après-midi.
La ville se fragmente
éclats d´un miroir
collés sur le mur
et renvoyant mille images
tableaux composés
de traits et de flèches
tracés dans l´urgence
où se mêlent immeubles
et wagons de métro
feu rouge orange et vert
ciel et trottoir
fenêtres, reflets
toutes les couleurs
tous les sons
bouteilles de verre
remplies selon la note
et d´où jaillissent
des sons aigus
une musique brisée
Glasmusik
coups vifs et enchaînés
des marteaux
miettes du mur
vendues à tous les coins de rue
morceaux rouges
verts et toujours noirs
la ville part en morceaux
pluie d´atomes
de sons parfois cassants
comme ceux de cette voix
hast-Du ´n paar Groschen ?
ou le frottement des roues
sur les rails du métro
taches de peinture
des mots mais peu de phrases
jokes
no future… for the wall
points d´interrogation
peu de sens
journées historiques
partant en éclats
en poussières
ou feu de forêt
avalé par Krishna
et au fond de ma cervelle
feu
coup de gong
étincelant
DÉFLAGRATION !
Dada Berlin. Sur les murs des immeubles, sur les fenêtres, sur les emplacements publicitaires, en première page des journaux, je verrais mieux des slogans dadaïstes, comme des coups de pioche de l´esprit qui veut du neuf, et pas les mêmes rengaines sur l´avenir national et je ne sais quelles autres fadaises. Un peu de feu pour brûler la pierre du mur et effacer les vieux graffitis.
Assis à un carrefour désert parce que disparu il y a quarante ans – je l´ai retrouvé á l´aide d´une vieille photo -, j´entends Johannes Baader gueuler contre l´ordre inane des choses.
Qu´est-ce qu´un dadaïste ? „Un dadaïste est un homme qui aime la vie dans ses formes les plus singulières et qui dit : je sais bien que la vie n´est pas ici seulement, mais qu´elle est aussi là, là, là (da, da, da ist das Leben) ! Par conséquent le véritable dadaïste maîtrise tout le registre des expressions vitales humaines, depuis l´autopersiflage jusqu´à la parole sacrée de la liturgie religieuse sur ce globe terrestre qui appartient à tous les hommes. Et je vais tout faire pour que des hommes vivent sur cette Terre à l´avenir. Des hommes qui soient maîtres de leur esprit et qui à l´aide de celui-ci recrééront l´humanité“.
Fondé après le groupe de Zürich animé par Tzara, le Club Dada de Berlin s´était fait connaître par ses coups d´ éclat. Raoul Hausmann, Richard Huelsenbeck, Johannes Baader et tous ceux qui gravitaient autour d´eux étaient très critiques à l´égard des sociaux-démocrates appuyés par l´armée qui avaient fondé la République de Weimar. Pour eux, qui étaient soit communistes, soit anarchistes, la domination politique, économique et culturelle de la bourgeoisie allemande désavouée par la première guerre mondiale était insupportable, et toutes les formes artistiques devaient servir avant tout à balayer la médiocrité culturelle de l´époque, et à en finir avec l´esclavage social et spirituel de l´homme moderne. L´Eglise comme l´Etat étaient dénoncés, parce qu´ils aliénaient chacun à leur manière ceux qui leur obéissaient.
Baader était devenu le spécialiste des actions de commando dirigées contre les institutions. Un jour il interrompit un sermon à la cathédrale de Berlin par un tonitruant Gott ist uns Wurscht (qu´on peut à peu près traduire par „Dieu on s´en tape !“). Un autre jour il jeta des exemplaires du Grüne Leiche (le Cadavre vert), le journal dada qu´il avait créé, en pleine séance de l´Assemblée nationale…
Ce sont des déclarations comme celles-ci qui font la force à la fois grave et grotesque de Dada Berlin :
„L´homme nouveau prononce ce discours devant ses auditeurs: cherchez un centre pour votre vie et recommencez à croire aux grandes qualités des païens. Où est votre Plutarque, qui vous apprendra ce que cela signifie de mourir pour des choses spirituelles ? Vous n´avez pas de rapport aux choses, vous laissez les petites choses de côté pour vous tourner vers les grandes montagnes fictives, et vous cherchez le paradis partout. Pourquoi ne pensez-vous pas à ce qui fait que le monde est grand et fécond ?“ (Richard Huelsenbeck)
George Grosz, Gesang an die Welt:
Ach knallige Welt, du Lunapark,
Du seliges Abnormalitätenkabinett,
Paß auf ! Hier kommt Grosz,
Der traurigste Mensch in Europa,
„Ein Phänomen an Trauer“.
Turbulence du monde !
Qu´est-ce que l´homme a inventé ?
Le vélo – l´ascenseur – la guillotine – les musées,
La variété – le frac – le musée Grévin,
La sombre Manille —
Les prisons en pierre grises
Et les parasols scintillants
Et les nuits de carnaval
Et les masques
Regardez !!! Deux singes font des claquettes au cabaret.
La criminalité augmente,
La périphérie se gondole de rire –
A ta santé, Max ! Là-haut une mouche humaine court sur des plaques de verre !!
Mouvement ! Et que ça chauffe !
L´homme masqué !!!!
Georges le Bœuf !!!!
Champion of the world !!!!
Le spectacle-éclat !!
Le murmure des billets de banque !!
Saluuuut !!!
L´assassinat de Jean Jaurès !!
L´explosion du vélodrome !!
Le sensationnel incendie du gratte-ciel !!
Le nouvel attentat des hommes du téléphone !!
Le mouvement continue.
Des milliers d´hommes meurent sans avoir vu le Gulf Stream.
J´ai écrit que les ruines du présent ne pouvaient pas présager, pour moi, un avenir quelque peu souriant. En vérité, je suis partagé. La découverte des paysages de ruines modernes, même celui que constitue pour une bonne part Berlin, m´entraine souvent dans une rêverie qui me fait sortir de l´époque et m´aide finalement à m´imaginer qu´au-delà de ces maisons effondrées, de ces murs démolis, de ces constructions monumentales rendues éphémères par la folie guerrière des hommes, s´ouvrent les voies d´un possible renouvellement. De quelle nature ? Cela reste à élucider. J´aimerais, par exemple, voir Berlin livré à la végétation et aux animaux des lacs qui sont situés à quelques kilomètres de la ville. Que l´on tarde à rebâtir me fait espérer l´apparition lente, aux milieu des décombres, d´une vie moins sauvage que celle de la foule des photographies de la Potsdamer Platz et de l´Alexander Platz. Au fond, je pressens toujours la guerre et la destruction au milieu des foules, même les plus sages. Le chiffre, la quantité sont facteurs de catastrophe inéluctable pour moi. Et j´éprouve une certaine sympathie pour les théories politico-économiques de Rousseau, qui ne peut penser un développement heureux et démocratique d´une population que sur une île montagneuse, telle la Corse, dont les obstacles naturels tiennent les groupes d´habitants les uns à l´écart des autres, en bonne entente…
Oui, le surgissement naturel d´une forêt dans les ruines berlinoises, au beau milieu du Niemandsland, me plairait, comme une image démesurément reflétée de l´arbre dans l´immeuble viennois de Hundertwasser. Il faudrait pour cela cesser de projeter un monde (cité idéale, technopole), et laisser simplement devenir les choses.
Pour le moment, le bruit et la vitesse de chacun de nos gestes, de chacune de nos paroles, désarticulent, à un degré parfois infinitésimal, le monde dans lequel nous tentons de vivre. Nos mots, nos actes les plus insignifiants blessent, défigurent, détruisent même. Le „chant au monde“ de Grosz est aussi vertigineux et catastrophique que le monde des premières techniques modernes dans lequel il surgit: il répète ou reproduit l´ensemble tumultueux de nos vies et de nos objets. La voix d´Orphée, si elle devait resurgir, serait brisée par le chaos sonore de l´époque.
Je voudrais qu´une volonté, une volonté générale, travaille les lieux, non pas une volonté de bâtir, d´emplir l´espace, mais une volonté de l´esprit et du corps d´habiter le monde dans toute son ampleur, dans toute son épaisseur, dans toute sa diversité. Avec ses courants, avec ses croissances, avec toutes ses forces, avec ses intempéries même. Volonté qui, selon moi, ferait que moins de murs soient élevés pour cacher l´horizon, et moins de constructions gigantesques échafaudées. Je rêve pourtant de bâtiments et de communautés, mais qui soient articulés à un ensemble plus vaste.
Je marche une dernière fois le long du mur dont il ne restera bientôt plus rien (certains morceaux sont transportés dans des musées – il faut bien les remplir).
Couleurs printanières du ciel, traversé par un léger vent.
Je ferme les yeux quelques instants, puis les rouvre.
Je regarde un long moment l´espace entre les deux moitiés de la ville, cet espace béant et incroyable, ce vide qui s´offre au marcheur sans destination.

Laurent MARGANTIN

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