Histoires d’almanach et chronique des sentiments

S’inscrivant dans la tradition des auteurs d’ Histoires d’almanach, tels Johann Peter Hebel ou Bertolt Brecht, Alexander Kluge se définit comme un chroniqueur. Il est l’auteur d’une immense Chronique des sentiments. L’image du chroniqueur – «et celle de ma vie», précise-t-il – est celle de Saint Jérôme en son étude, c’est à dire celle «du moine qui, à un moment donné au Moyen Âge, s’appuie sur des textes étrangers et les transmets».
Le texte qui suit fait l’objet d‘une petite suite
Saint Jerome en son étude par  Antonello da Messina aux environ de 1475

« Saint Jerome en son étude » par Antonello da Messina
aux environ de 1475

Je trouve cette peinture du père des humanistes par Antonello de Messine particulièrement intéressante – il en existe une de Dürer – en raison notamment de l’ouverture sur l’extérieur du cabinet d’études. Il est à la fois dans une séparation et dans une relation au monde.
Alexander Kluge a, au passage du 20ème au 21ème siècle, publié une Chroniques des sentiments (Chronik der Gefühle), vaste opus de 2000 pages et 800 histoires avec la volonté affichée de réaliser une collecte à transmettre. Une cinquantaine de ces histoires, quelques 250 pages, ont été traduites par Pierre Deshusses et publiées aux éditions Gallimard en 2003.

Chronique

Le Littré  nous donne comme définition du mot chronique ceci :
1 Annales selon l’ordre des temps, par opposition à histoire où les faits sont étudiés dans leurs causes et leurs suites. Je veux que la valeur de ses aïeux antiques Ait fourni de matière aux plus vieilles chroniques, [Boileau, Sat. V] Il [le roi de Prusse] perdra ses États pour avoir fait des épigrammes ; ce sera du moins une aventure unique dans les chroniques de ce monde, [Voltaire, Lettr. Chauvelin, 3 octobre 1760]
2 Fig. La chronique, les chroniques, ce qui se débite de petites nouvelles courantes. Ces histoires de morts lamentables, tragiques, Dont Paris tous les ans peut grossir ses chroniques, [Boileau, Sat. X]
On a l’idée de petites nouvelles. Et on remarquera que dans la citation de Voltaire pointe déjà quelque chose d’une chronique de sentiments : perdre ses états pour avoir fait des épigrammes.
Parmi les traductions de Saint Jérôme, modèle pour Kluge, figure La Chronique universelle d’Eusèbe de Césarée, lequel «donnait un exemple précis de ce qui distinguait histoire et chronique : la chronique était un abrégé, l’histoire un récit tout à fait complet. Cassiodore ne dit pas autre chose s’appuyant expressément sur Eusèbe, il définit les chroniques comme imagines historiarum brevissimaeque temporum commemorationes : des ombres d’histoires, de très brèves évocations des temps».
(Guenée Bernard. Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Âge.)
Des ombres d’histoire voilà qui est intéressant pour quelqu’un qui comme Kluge évoquera dans Die Lücke die der Teufel lässt (Les interstices du Diable) ouvrage qui prend la suite de la Chronique des sentiments  la «dimension spectrale des faits objectifs». ( Die «  Geisterwelt » der «objectiven Tatsachen»).
Les faits ont-ils une ombre ? A contrario, s’ils n’en avaient pas y aurait-il littérature ?
Restons encore un instant sur le mot chronique, sans fouiller plus avant dans ce qui distingue annales, chronique et histoire longtemps quasi synonymes, mais en rapprochant la notion telle qu’elle figure chez Alexander Kluge d’une autre tradition, celle des histoires d’almanach. Genre d’abord mineur, ces histoires souvent satiriques regroupées pour accompagner le calendrier de l’année, Johann Peter Hebel les a transformées en chef d’œuvre littéraire dans son Ecrin de l’ami rhénan ( Schatzkästlein des rheinischen Hausfrends) qui servit de modèle à Kafka et à Brecht, auteur lui-aussi d’histoires d’almanach (Kalendergeschichten).
Dans la préface de ses Histoires d’Almanach, Johann Peter Hebel écrit :
« Le motif de la publication de ce livre justifiera le titre que nous lui avons donné, et le titre justifiera la publication. C’est en effet l’auteur du livre qui, depuis quatre ans, a fourni à l’almanach badois intitulé Der Rheinländische Hausfreund les sujets qu’il contient ; la librairie J.G. Cotta a pensé qu’il serait dommage de laisser les meilleurs morceaux confinés dans le cercle des acheteurs de l’almanach, et de les voir disparaître sans retour avec l’année pour laquelle ils ont été écrits ; il les imprime donc en un petit volume séparé en même temps que les morceaux médiocres, afin que ceux-ci fassent mieux ressortir ceux-là.
Notre aimable lecteur voudra bien se rappeler qu’il a déjà entendu raconter ou lu autre part plusieurs de ces récits et anecdotes, ne fut-ce que dans le Vade mecum sorte de domaine commun à tous, dans lequel l’auteur lui-même a fait une partie de sa récolte. Cependant il ne s’en est pas tenu à une simple copie ; il s’est efforcé de donner à ces enfants du rire et de la belle humeur, un habit pimpant et coquet : et s’ils plaisent ainsi au public, son vœu le plus cher est réalisé, et il ne prétend à aucun autre droit sur ces enfants »
Trad : M. Ch. Feuillié accessible sur Gallica
Hebel ne prétend à aucun autre droit sur ses œuvres. Nous sommes au tout début du 19ème siècle. On peut retenir de cette préface que les histoires sont rassemblées dans un livre pour prolonger leur existence au-delà de l’année pour laquelle elles avaient été écrites. On ne choisit pas seulement les meilleures histoires car elles ne peuvent ressortir comme meilleures que s’il y en a de moins bonnes. Mais surtout, ce sont des histoires du domaine public où elles ont été collectées, elles appartiennent à tout le monde. Les histoires sont le plus souvent déjà là. Elles n’ont cependant pas été simplement recopiées mais parées d’un bel habit. Autant de choses que Kluge peut faire et fait siennes. Il s’inscrit dans la tradition des histoires d’almanach, celle de la collecte d’histoires préexistantes retravaillées pour être transmises, activité qu’il prête à Saint Jérôme. Ces histoires n’imposent pas une lecture continue. On y puise au gré de son envie ou de ce qui accroche le lecteur. En ce sens on n’a jamais fini de les lire. N’est-ce pas aussi un peu ce qui se passe avec nos blogs ?
Les frères Grimm ne sont-ils pas aussi des modèles de chroniqueurs ? Leur chronique ou leurs histoires d’almanach à eux s’appellent des contes. Contes pour les enfants et la maison.
A. Kluge est un conteur.

Sentiments

Mais que dire de cette étrange association de la chronique et des sentiments ?
Qu’appelle-t-on des sentiments et comment cela se chronique-t-il ? Je vais pour répondre à cette question faire appel à un autre livre de Kluge de parution récente en français, aux Presses universitaires de Lyon : L’utopie de sentiments / essais et histoires de cinéma. Cela nous rappelle que A. Kluge est aussi cinéaste et homme de télévision. L’un des textes Sur le sentiment / une contribution au débat contient une définition de la grande encyclopédie Brockhaus, du 18ème siècle :
Gefühl [sentiment], un mode élémentaire de l’expérience de vivre. […] Il faut distinguer entre les dimensions du s. : bienheureux/ malheureux, maussade / exalté, ensuite selon la nature forte ou faible du s., mais cette dernière distinction à son tour ne coïncide pas avec l’opposition profond / superficiel. Un s. à la fois fort et profond serait un s. passionné
Selon L. Klages, il existe des s. qui contiennent le monde; des s. riches en images, à côté de s. violents, étriqués et pauvres en images. [ … ] la confusion de l’usage, qui nomme s. des impressions sensorielles, comme dans « sentiment de froid », est rejetée par la psychologie. En revanche la gradation des s. en fonction de leur degré d’intimité avec le corps est très significative. L’échelle conduit ici du s. d’agréable fatigue après un effort physique jusqu’aux s. esthétiques et éthiques, fort éloignés du corps, que sont la piété et le remords, le sentiment de culpabilité, etc. […]
La valeur accordée à la vie du s. en général ou le choix des s. souhaitables ou admissibles dépendent au plus haut point des principes fondamentaux des différentes époques et des différentes cultures. Il est inexact que les femmes sont, davantage que les hommes, déterminées par le s. dans leur manière d’agir (> affect > émotion > sens commun).
Le champ est vaste. Si le travail des sentiments comme dit Kluge est le même, les traductions éclairent le mot différemment. Il en donne une liste en anglais : feeling, affectation, emotion, sentiment, passion. En français Gefühl est à la fois le sentiment, la sensation, la sensibilité. Une scène de son film Pouvoir des sentiments montre un machiniste entrain de visser une vis. Il dit : «quand on visse une vis, il faut le faire avec du sentiment». On aurait pu traduire bien sûr par avec doigté. Car le sentiment c’est aussi ce que l’on a au bout des doigts, ce que l’on perçoit par nos organes. Passé le jeu de mot entre le père la vis et la mère le écrou, il observe que la temporalité de la tendresse est absente du film érotique.
«La poétique du drame au cinéma est toujours trop pressée pour le sentiment».
La Chronique des sentiments a l’ambition d’une vaste collecte destinée non pas comme l’almanach à faire le bilan d’une année mais constituer un vaste inventaire en vue du passage du siècle. Le texte est paru en l’an 2000. Les sentiments sont comme les Celtes, ils sont partout mais on ne les voit pas. Ils sont les ancêtres qu’on traîne avec nous.
«Les Celtes, nos ancêtres vivant entre la Mer noire et la Bretagne, sont présents partout, dit-on, mais de manière invisible. Il en est ainsi pour les sentiments. Quand vous chatouillez quelqu’un, il s’avère que depuis quinze millions d’années un être qui nous ressemble est disposé à rire, ce qui signifie qu’un éveil des consciences, voire un processus d’émancipation peut se fonder sur la rate car sur celle-ci nous n’avons aucune emprise. Eulenspiegel [Till l’espiègle] avait déjà compris cela. Voici donc ma tradition, ce en quoi j’ai foi : constituer une sorte d’inventaire, avec la méticulosité du chroniqueur ou de l’archiviste, tel Montaigne vers la fin des guerres de religion. Quels choix effectuerions-nous dans l’hypothèse d’un bilan inaugural du XXIe siècle, si nous nous mettions à faire l’inventaire de tous les sentiments que nous sommes capables d’éprouver ? Pour l’occasion il s’agira alors de mettre l’accent sur le fait qu’un éveil de la conscience trouvant son origine du côté de la subjectivité pourrait nécessiter des ressources incluant l’erreur, les défauts de caractère, la paresse, l’habitude, puisqu’il semble évident que l’appui de nos simples qualités n’y saurait suffire» .
Alexander Kluge,  (entretien avec Jörg Becker), Neue Zürcher Eröffnungsbilanz des 21. Jahrhunderts. J’ai repris la traduction dans l’essai de Tobias Vincent Powald, La Chronique des sentiments de Alexander Kluge : l’héritage des Essais de Michel de Montaigne après Auschwitz et Stalingrad, TRANS- [En ligne], 4 | 2007, mis en ligne le 18 juillet 2007, consulté le 25 février 2015. URL : http://trans.revues.org/197
Les sentiments pour être invisibles car absorbés par la superstructure ne sont pas impuissants. Ils sont l’irréalisé de l’histoire. Kluge cherche l’intersection, l’endroit dans lequel se meut la vie, le point où cela aurait pu bifurquer autrement. Qu’est ce qui paralyse Gorbatchev devant les putschistes ? D’où vient la réserve d’énergie pour jeter un pont sur la Bérézina ? Pourquoi Heidegger n’est-il pas devenu directeur de la brigade d’accompagnement pédagogique du Führer ? Etc…
«Le sentiment est fait de ce qui n’est pas consommé»
Les sentiments sont sous l’emprise de la raison. Les en libérer ou plutôt trouver un nouveau modus vivendi entre les Lumières et les sens, tel semble être le projet de Alexandre Kluge.
A ceux qui en France se demandent si l’intime peut-être révolutionnaire, Kluge rappelle qu’il y a eu, en 1967, en Allemagne, un Léniniste du sentiment, un ancien noble devenu «bio-bolchéviste» : «Avec la distance, on peut dire que sa contribution a consisté à avoir engrossé 26 camarades femmes». Sans que personne ne s’en aperçoive. Il refusa de payer la moindre pension alimentaire.
Je termine cette ébauche par l’une des courtes histoires contenue dans la Chronique des sentiments. Elle est intitulée : Femme petite avec talons hauts. La voici dans son intégralité.
«La chanteuse avance à pas rapides. Ce soir, elle va jouer le rôle de la Tosca. Comme elle n’est pas très grande, elle porte des souliers à talons hauts.
Intérieurement, presque imperceptiblement, elle ressent quelque chose qui peut s’exprimer ainsi: TU VAS TOMBER. Cette impression est cachée par la nature du rôle de la Tosca, l’abandon passionné, le désir de meurtre quand il n’y a plus d’autre solution; cachée par les sentiments d’Aïda qu’elle a chanté la saison précédente. Et pourtant cette impression n’est pas sans pouvoir, elle a un passé.
Lorsque nous étions encore des reptiles, nous ne connaissions aucune impression, rien que l’action. Repos – attente – attaque ou fuite.
Puis vinrent les époques glaciaires. Lorsqu’il faisait très froid sur notre planète bleue, nous repensions souvent avec nostalgie aux mères primitives et à leurs 37 degrés. Nous apprîmes à avoir des impressions, à dire par exemple : trop chaud, trop froid.
Faire la distinction entre les deux et regretter l’un ou l’autre : tel est le pouvoir des impressions.
Tout le reste n’est que combinaisons.
Mes grands-parents étaient de simples paysans. Jusqu’à la naissance du Christ, cela fait soixante-quatre billions d’ancêtres. Chacun de ces ancêtres est apparenté à une créature qui grimpait aux arbres, ancêtre de tous les ancêtres, et dont les impressions comme : S’endormir, bon ! Mordre, aïe ! etc. réduisent leur GÉNÉALOGIE à une seule double d’impression: chaud/froid.
La côte d’Adam était en effet une nostalgie amplifiée quand il se mit à faire plus froid. 37 degrés dans les eaux chaudes des mers primitives. Impossible de l’oublier, souvenir qui revenait dans la froidure, petit feu qui s’allumait au· fond de nous. À l’origine de tout ça, les vibrations de couleurs des atomes. En ce sens, la musique est plus ancienne que le sentiment»
Note de l’auteur : Le noyau de l’atome contient trois couleurs impossibles à distinguer tant qu’elles sont ensemble. Indifférentes, sans rien de particulier. Mais si l’une de ces couleurs est éloignée de quelques mètres seulement, un DÉSIR NOSTALGIQUE cherche à la ramener avec une énergie telle qu’elle serait capable d’éclairer notre planète pendant environ trois semaines; et ce ne serait là que l’une des parties dont sont faits les éléments plus petits que l’atome.
Ouvrages utilisés
Guenée Bernard. Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Âge. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 28e année, N. 4, 1973. pp. 997-1016.  url : /web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1973_num_28_4_293399 Consulté le 23 février 2015 )

Brecht Kalendergeschichten0001Chronique des sentiments

Bertolt Brecht Kalendergeschichten (Aufbau Verlag RDA)
Alexander KLuge Chronique des sentiments (Gallimard)
Alexander Kluge L’utopie des sentiments (Presses universitaires de Lyon)
Johann Peter Hebel Histoires d’almanach (Editions José Corti)
Alexander Kluge Die Lücke, die der Teufel läßt – Im Umfeld des neuen Jahrhunderts (Suhrkamp)
L'utopie des sentimentsHistoires d'almanachKluge Die Lücke die der Teufel
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Victor Klemperer (LTI) : Le premier mot nazi

Second extrait du LTI (Lingua tertii imperii), la langue du IIIème Reich, de Victor Klemperer. Le précédent portait sur la toxicité des mots. Le premier mot nazi Strafexpedition, composé en français de deux mots expédition punitive, n’aurait pas tant marqué Klemperer s’il n’avait été, raconte-t-il, associé à la perte d’un ami, un jeune homme qu’il avait accueilli chez lui, dont il avait suivi la formation et qui a viré nazi. Le premier mot nazi apparaît au cours de la dernière conservation téléphonique que Klemperer a eu avec lui .
«  Comment ça va à l’usine ? lui demandai-je.
Très bien ! répondit-il. Hier, c’était un très grand jour pour nous. Quelques communistes culottés s’étaient incrustés à Okrilla, alors nous avons organisé une expédition punitive [Strafexpedition]
– Vous avez fait quoi ?
– Eh bien, on les a fait passer par les verges, c’est-à-dire par nos matraques en caoutchouc, avec un peu de ricin, rien de sanglant mais très efficace tout de même, une expédition punitive, quoi.
Expédition punitive est le premier mot que j’ai ressenti comme spécifiquement nazi, c’est le tout premier de ma LTI et le tout dernier que j’ai entendu de la bouche de T. ; je raccrochai sans même prendre la peine de refuser son invitation.
Tout ce que je pouvais imaginer d’arrogance brutale et de mépris envers ce qui est étranger à soi se trouvait condensé dans ce mot expédition punitive ; il avait une résonance si coloniale qu’on imaginait un village nègre cerné de toutes parts et qu’on entendait le claquement du fouet en cuir d’hippopotame. Plus tard, mais hélas cela ne dura pas, ce souvenir eut aussi, en dépit de son amertume, quelque chose de réconfortant pour moi. Un peu de ricin : il était tellement clair que cette opération imitait les pratiques fascistes des Italiens; il me semblait que tout le nazisme n’était rien d’autre qu’une infection italienne. Mais cette consolation disparut devant la vérité qui se dévoilait, comme s’estompe une brume matinale ; le péché nazi, capital et mortel, était allemand et non italien.
Même le souvenir de ce mot nazi (ou fasciste) qu’était expédition punitive se serait certainement envolé, pour moi comme pour des millions d’autres gens, s’il n’avait été associé à un événement personnel. Car cette expression n’appartient qu’aux débuts du Troisième Reich, elle a été rendue caduque par la simple institution de ce régime, comme la flèche est rendue caduque par la bombe. Les expéditions punitives, semi-privées et exécutées en amateur, furent immédiatement remplacées par l’action policière, régulière et officielle, et le ricin par les camps de concentration. Et, six ans après le commencement du Troisième Reich, le tumulte des expéditions punitives à l’intérieur de l’Allemagne, devenues actions policières, fut couverte par le vacarme de la guerre mondiale que ses instigateurs avaient également conçue comme un genre d’expédition punitive contre tous les peuples méprisés. C’est ainsi que les mots disparaissent »
Victor Klemperer LTI , La langue du IIIème Reich Albin Michel pages 71 -72
Traduit et annoté par Elisabeth Guillot
Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat
Existe aussi en Livre de poche
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Victor Klemperer(LTI) : la toxicité des mots

Victor Klemperer avait à partir de 1933, l’arrivée de Hitler au pouvoir, jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale «observé de l’intérieur» les effets du nazisme sur la langue et sur ceux qui la parlent. Il a publié en 1947 dans la zone soviétique de l’Allemagne une partie de son journal sous l’appellation LTI (Lingua tertii imperii), la langue du IIIème Reich, son Carnet de notes d’un philologue.
Victor Klemperer (1881-1960) était philologue, spécialiste du 18ème siècle français. Juif il a échappé à la déportation parce que marié à une aryenne. Cependant les Juifs «protégés» par le mariage mixte allaient à leur tour être convoqués et mais il y échappe de justesse par le bombardement allié de Dresde. Destitué de son poste à l’université de Dresde, porteur de l’étoile jaune, interdit de radio, de tramway, de bibliothèque, il est affecté comme manœuvre dans une usine. Il adopte une stratégie de survie et de résistance consistant à se lever tous les jours à 4 heures du matin pour tenir son journal avant d’affronter les 10 heures de travail quotidiens.
Ce journal, il le compare au balancier d’un équilibriste qui empêche de tomber dans le désespoir. LTI sera le code secret de sa liberté intérieure.
«J’observais de plus en plus minutieusement la façon de parler des ouvriers à l’usine, celle de brutes de la Gestapo et comment l’on s’exprimait chez nous, dans ce jardin zoologique des Juifs en cage. Il n’y avait pas de différences notables. Non, à vrai dire, il n’y en avait aucune. Tous, partisans et adversaires, profiteurs et victimes, étaient incontestablement guidés par les mêmes modèles»
Il découvre alors que la langue du nazisme est le terreau qui nourrit les crimes et que les moyens de propagande les plus puissants ne sont pas les discours de Hitler ou de Goebbels mais se trouvent dans la toxicité des mots.
« Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. On a coutume de prendre ce distique de Schiller, qui parle de la langue cultivée qui poétise et pense à ta place, dans un sens purement esthétique et, pour ainsi dire, anodin. Un vers réussi, dans une langue cultivée, ne prouve en rien la force poétique de celui qui l’a trouvé; il n’est pas si difficile, dans une langue éminemment cultivée, de se donner l’air d’un poète et d’un penseur.
Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu d’héroïque et vertueux, dit pendant assez longtemps. fanatique, il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables fanatique et fanatisme n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années. »
Victor Klemperer LTI , La langue du IIIème Reich. Traduction Elisabeth Guillot.
Albin Michel page 38
Existe aussi en Livre de poche

 

 

 

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Résonances actuelles des écrits de Christa Wolf

Vient de paraître (15 janvier 2015), de Christa Wolf, Lire, écrire vivre (Christian Bourgois). Après un récit, August, le journal d’un jour dans l’année, Mon nouveau siècle (Seuil), on peut découvrir des inédits en français témoignant d’une autre facette de l’auteure, sa dimension d’essayiste.
Berlin, int. Schriftstellergespräch, Christa WolfLe livre contient en effet plusieurs essais (sur Ingeborg Bachmann, sur Günter Grass et l’autobiographie ; le très fort Lire et écrire et sa quête de l’avenir de la prose sur lequel nous nous concentrerons), des discours comme celui, Réflexions sur un point aveugle, prononcé au Congrès de l’Association internationale de psychanalyse et celui sur Uwe Johnson. Il y a aussi, sinon ce ne serait pas Christa Wolf, un écrit sur la remémoration d’un discours, la très courageuse prise de parole à la cession plénière du Comité central du SED (parti communiste de la RDA) en 1965. J’aurai l’occasion de revenir ultérieurement sur cette rupture décisive des relations entre le pouvoir et les intellectuels puisqu’il aura des conséquences aussi pour Heiner Müller qu’elle ne cite pas et d’autres. Les éditeurs voulaient présenter également d’autres aspects de sa « poétique du quotidien », teintée d’humour, avec le texte sur Gerhard Wolf cherchant quoi cuisiner pour ses invités, Lui et moi et aussi La séance photo à L.A. En termes de publications, les textes s’échelonnent de 1972 à 2012.Ils ont été écrits entre 1966 et 2010.

Lectures pour de sombres temps

« Sur cette planète qui va s’assombrissant et où nous demeurons, sur le point de nous taire, reculant devant la folie grandissante, quittant les contrées du cœur, abandonnant toute pensée et prenant congé de tant de sentiments, qui ne comprendrait pas soudain – lorsqu’elle retentit encore une fois, retentit pour celui qui l’écoute – ce que c’est : une voix humaine ? »
Ingeborg Bachmann, Musique et poésie.
Cet extrait d’Ingeborg Bachmann ouvre le livre et lui permet d’emblée de résonner dans notre sombre actualité. Le premier texte de 1966 traite de La vérité qu’il faut affronter. Christa Wolf décèle dans l’œuvre de la poète et romancière autrichienne qu’elle admirait comme motif central : «devenir voyant, rendre les autres voyants», quelque-chose qui deviendra programmatique pour l’auteure de Cassandre. C’est écrit en des temps de glaciation en RDA avec pour les auteurs la question :
« Pourquoi écrire, alors qu’il n’y a plus de commande d’en haut ni, du reste, de commande du tout et qu’aucune ne fait plus illusion ? Dans quelle direction écrire, pour qui s’exprimer, et exprimer quoi, devant les gens, dans ce monde »
Heiner Müller décrira lui-aussi cette situation de fin de mission (dans La Mission) qui n’est pas la fin de l’histoire. Cependant, à mesure que l’histoire avance, elle déplace avec elle ses cadres de compréhension.
Plusieurs questions ou thèmes traversent le livre : la perception (voir le monde mais qu’est-ce que le monde, le miroir, le point aveugle) ; l’avenir de la prose (son rapport à la réalité, la question du réalisme) ; l’humanisme (qui n’est pas inné).
Quel est l’avenir de la prose dès lors que l’histoire devient la chose des historiens, la société celle des sociologues, quand la réalité et les sciences, la prolifération médiatique se retournent contre les prosateurs ? Le salut vient du principe d’incertitude de Heisenberg, de la partie non mesurable du monde, avec cette notion formidable de «l’exactitude fantastique» qu’elle trouve aussi bien dans le Lenz de Georg Büchner que dans des rapports de physiciens obligés, pour rendre compte de leurs connaissances, de parler « comme des poètes ».
Pour Christa Wolf, la littérature n’est pas un miroir :
« Laissons aux miroirs ce qui leur est propre : refléter. C’est tout ce qu’ils savent faire. Littérature et réalité ne se font pas face comme un miroir et l’objet reflété. Elle se fondent l’une dans l’autre dans la conscience de l’auteur.
En effet l’auteur est quelqu’un d’important. »
On pourrait finir par l’oublier. Certes, ce n’est donc pas demain que les robots écriront des romans mais cela n’empêchera pas l’industrie culturelle de nous vendre comme des romans des livres écrits par des robots.

Les points aveugles

S’il est beaucoup question de voir avec ou sans miroir, la dialectique conduit à s’interroger sur ce que l’on ne veut ou ne peut voir.
Le point aveugle est à la perception ce que l’oubli est à la mémoire. Excellent sujet pour un congrès de psychanalyse.
« Nos points aveugles, j’en suis convaincue, sont directement responsables des points de désolation sur notre planète. Auschwitz . L’archipel du Goulag. Coventry et Dresde. Tchernobyl. Le mur entre la RDA et la République fédérale. La déforestation au Vietnam. Les tours détruites du World Trade Center à New York. [le texte date de 2007, avant Fukushima ou, plus près de nous, Charlie Hebdo]
Ce seraient quelques exemples marquants d’une rage destructrice que libèrent les contradictions de notre époque. Nous nous habituons encore plus vite à ces « points de désolation » qui trouent la réalité à la surface de laquelle nous vivons : ces zones de en plus absurdement sécurisées où se rencontrent les dirigeants politique comme le G8. Prisons. Asiles de fous. Écoles transformées en quartiers de haute sécurité. Terrains d’essai pour missiles. Tout ce beau monde.
Nous tentons d’interpréter des symptômes isolés par des transferts d’argent mais surtout en renforçant les instruments de pouvoir afin de répondre à la violence par la violence. Là où croit le péril croit aussi ce qui sauve ? Je ne suis pas sûre que ces mots de Hölderlin vaillent encore. Nous sommes dans la situation absurde d’être dépendants des forces destructrices ; nous nous trouvons dans le même bateau, ou plus exactement le même navire de guerre et nous serons entraînés dans leur naufrage »
Ce n’est guère optimiste, le problème étant dans le différentiel de vitesse entre ce qui cause la perte et ce qui sauve.

Tweets

Il y a quelques phrases intéressantes qui se prêtent au partage par Twitter. J’en ai ainsi diffusé quelques-unes qui ont été relayées.
« Ne peut commencer à écrire que celui pour qui la réalité n’est plus évidente »
« La prose crée doublement de l’humain : par l’écriture et par la lecture »
« Il serait donc juste de dire qu’en écrivant nous devons réinventer le monde ? »
Je suis toujours très intéressé par les télescopages qui se produisent avec d’autres gazouillis venus d’horizons et de motivations totalement différents.
Exemple :
J’étais entrain de partager ce texte  sur le compte twitter du Sauterhin :
 » Je trouve dangereuse l’attitude cynique de la bourgeoisie actuelle qui déclare l’humanisme anachronique … » (Christa Wolf)
— Le SauteRhin (@LeSauteRhin) 28 Janvier 2015
quand est arrivé celui-ci :

Peu après, l’audition par la police d’un enfant de 8 ans soupçonné d' »apologie du terrorisme » sur plainte du directeur de son école signalait la perte d’humanité évoquée par Christa Wolf. Sale journée ! Il y a un livre et le contexte dans lequel on le lit.

Tabula rasa

Dans le texte Lire, écrire, Christa Wolf se livre à une expérience fictive de Tabula rasa. Elle consiste à imaginer que l’on puisse extirper de soi toutes les traces des livres que l’on a lu Elle décrit ainsi l’une des étapes :
« Pauvre, dévalisée , dénudée, sans défense, j’entame ma dixième année. Je n’ai pas pleuré à chaudes larmes ; on n’a pas arraché les yeux à la sorcière dans le livre de contes ; je n’ai pas connu ce soulagement plein d’allégresse au moment où un héros était sauvé ; jamais rien n’a suscité en moi les rêves fantastiques que je me raconte dans l’obscurité. J’ignore que les peuples sont différents les uns des autres tout en se ressemblant. Mon sens moral n’est pas développé, je souffre de consomption mentale, mon imagination est atrophiée. J’ai du mal à comparer, juger. Le beau et le laid, le bien et le mal sont pour moi des notions fluctuantes, incertaines.
Me voici mal partie »
Elle veut ainsi caractériser sa génération. Cela vaut à fortiori pour ceux qui n’ ont pas lu de livre du tout.
Ne sommes-nous pas nous aussi mal partis ? N’avons nous pas un immense travail d’acculturation à faire et à inventer un nouvel humanisme, un humanisme digital, cette fois ?
Christa Wolf
Lire, écrire, vivre
Traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein
Christian Bourgois éditeur
200 pages, 17 euros
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L’enfant obstiné, un conte des frères Grimm

117. Das eigensinnige Kind

Es war einmal ein Kind eigensinnig und that nicht, was seine Mutter haben wollte. Darum hatte der liebe Gott kein Wohlgefallen an ihm und ließ es krank werden und kein Arzt konnte ihm helfen, und in kurzem lag es auf dem Totenbettchen. Als es nun ins Grab versenkt und die Erde darüber hingedeckt war, so kam auf einmal sein Ärmchen wieder hervor und reicht in die Höhe, und wenn sie es hineinlegten und frische Erde darüber thaten, so half das nicht, und das Ärmchen kam immer wieder heraus. Da mußte die Mutter selbst zum Grabe gehen und mit der Rute auf’s Ärmchen schlagen, und wie sie das gethan hatte, zog es sich hinein, und das Kind hatte nun erst Ruhe unter der Erde.
Brüder Grimm: Kinder- und Hausmärchen – Kapitel 120

 

L’enfant obstiné
Il était une fois un enfant obstiné qui ne faisait pas ce que sa mère voulait. C’est la raison pour laquelle le bon dieu n’était pas satisfait de lui et le rendit malade tant qu’aucun médecin ne put l’aider et que bientôt il se retrouva sur un petit lit de mort. Ensuite, alors qu’il avait été descendu dans la tombe et recouvert de terre, tout d’un coup son petit bras sortit de terre et s’éleva dans l’air, et quand son petit bras fut remis dans la tombe et recouvert à nouveau de terre cela ne servit à rien, son petit bras ressortait. Alors la mère dut se rendre elle-même à la tombe pour frapper le petit bras avec une férule et quand elle l’eut fait le petit bras se retira dans la tombe et l’enfant trouva enfin le repos sous terre.
Les frères Grimm : Contes pour les enfants et la maison
Traduction Bernard Umbrecht
Dans son texte sur Heiner Müller, Kristin Schulz parle d’un conte de Grimm qui m’était totalement inconnu. Elle écrit :
« L’enfant mort du conte de Grimm, dont le bras main s’élève hors de la tombe, ne le se retire qu’après que la mère dans un dernier geste de punition l’ait frappé avec une férule. Contre ce traitement manuel du refoulement se dresse la conception de Müller du souvenir comme dialogue, la mémoire devient la reconnaissance du fond dont les morts veulent sortir et les textes acquièrent la fonction de pierres tombales ».
Elle évoquait aussi
« ce geste de punition jusque dans la mort équivaut au rituel d’enterrement consistant à jeter de la terre sur le cercueil, selon Müller un rituel barbare visant à maintenir les morts sous terre pour conjurer le scandale de la résurrection qui signifierait la fin de notre monde. (Müller Werke 2 page 177)
D’où l’idée d’aller rechercher ce conte qui s’avère largement méconnu. Il fait partie des contes cruels au même titre que le conte du genevrier. Je l’ai traduit en lui donnant comme titre l’enfant obstiné que je préfère à celui d’entêté et en rendant au mot Rute son sens de férule qui évoque mieux la punition que baguette comme j’ai pu le lire et que confirme cette illustration de Nikolaus Heidelbach :
Dessin de Nikolaus Heidelbach pour l'illustration de ce conte in  "Märchen der Brüder Grimm - Bilder von Nikolaus Heidelbach". Verlag Beltz & Gelberg, Weinheim

Dessin de Nikolaus Heidelbach pour l’illustration de ce conte in « Märchen der Brüder Grimm – Bilder von Nikolaus Heidelbach ». Verlag Beltz & Gelberg, Weinheim

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Romain Rolland et le Janvier rouge à Berlin  (1919)

Après la semaine sanglante à Berlin et l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, Romain Rolland publie dans l’Humanité des 16, 17 et 18 février 1919 des notes intitulées Janvier rouge à Berlin, un texte essentiellement consacré au récit des événements. Et dans lequel il commence, et c’est l’extrait publié ci-dessous, par lancer un cri d’alarme aux gouvernements de l’Entente sur les conséquences de ces assassinats. Hannah Arendt, pour sa part, évoquera la division durable de la gauche :
« Ainsi la mort de Rosa Luxemburg devint-elle la ligne de partage entre deux époques de l’Allemagne ainsi qu’un point de non retour pour la gauche allemande. Tous ceux qu’avait conduits au communisme une amère déception causée par le parti socialiste furent encore plus déçus par la rapidité du déclin moral et de la désintégration politique du parti communiste ; ils éprouvèrent le sentiment que regagner les rangs socialistes signifierait condamner le meurtre de Rosa « 
Hannah Arendt : Rosa Luxemburg in Vies politiques Tel Gallimard
« JANVIER ROUGE A BERLIN
Malgré le saisissement produit par l’assassinat de Liebknecht et. de Rosa Luxembourg, – ce honteux attentat, cet acharnement bestial sur une femme évanouie, dont le corps pantelant est emporté par une bande de chacals pour quelles infâmes profanations! – il ne semble pas que la presse française se soit suffisamment rendu compte de la gravité tragique de ces journées de janvier, non seulement pour la Révolution allemande, mais pour la paix du monde. Les gouvernements de l’Entente et leur presse bourgeoise font preuve d’un singulier aveuglement. Si singulier qu’on se demande s’il n’est pas volontaire. Dans la peur qui les hante des progrès de l’idée communiste en Europe, ils ont salué avec soulagement la défaite des spartakistes, sans prendre garde aux dangers politiques que leur disparition signifiait pour l’Entente. Leur préoccupation unique des intérêts capitalistes prend le pas sur les soucis que ces nationalistes devraient avoir pour leurs nations.
Pour moi, qui ai suivi attentivement la marche des événements depuis deux mois, je me suis convaincu que la réaction conservatrice, militariste et monarchiste, en Allemagne, avance à pas de géant; avec elle se propagent, comme une fièvre, les rancunes nationales et les idées de revanche. Et je vous crie : «Alarme»  Gouvernants de l’Entente, vous y avez contribué, par votre politique maladroite et contradictoire, dure et faible à la fois, d’une part avec ses provocations brutales à la fierté nationale, de l’autre avec ses complaisances inouïes à l’égard de certains gouvernants allemands. Car enfin, comment avez-vous pu, vous qui réclamez bruyamment la punition des Kaiser et Kronprinz coupables, comment avez-vous pu, comment pouvez-vous encore négocier avec un Erzberger – l’homme qui écrivait: «Si l’on pouvait anéantir Londres tout entière, ce serait plus humain que de laisser saigner sur le champ de bataille un seul citoyen allemand … Pour tout bateau coulé, il faudrait anéantir au moins une ville anglaise … La sentimentalité dans la guerre est une stupidité criminelle…[1] – Comment pouvez-vous appuyer de vos vœux le triomphe des Scheidemann, complices de la politique impériale, des Ebert et des Noske, qui font appel aux officiers monarchistes et s’inspirent de l’état-major de Ludendorff, invisible et présent, pour écraser les spartakistes, – alors que ceux-ci veulent l’acceptation des leçons de la guerre, la paix loyale, la réconciliation entre les peuples?
Gouvernements bourgeois d’Europe, les intérêts de votre classe vous tiennent plus à cœur que ceux de votre patrie – (je ne parle pas de ceux de l’humanité : on sait qu’ils vous sont complètement étrangers). (…) »
Romain Rolland
[1] Dans le Tag (5 février 1915), cité par la Republik, de W. Herzog, 2 janvier 1919.
Texte publié en appendice à Karl Liebknecht : Lettres du front et de la geôle (1916-1918) traduites par Francis Tréat et Paul Vaillant-Coutourier. Libraire de l’Humanité 1924. Paru en fac-similé aux Editions du Sandre 2007

 

 

 

 

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#Chronique berlinoise (1)
Au son d’une lyre crétoise

Après de véritables appels au meurtre, Rosa Luxemburg et  Karl Liebknecht furent assassinés,  le 15 janvier 1919. Leur fin tragique aura des conséquences importantes sur l’histoire de l’Europe. A l’occasion de cet anniversaire, je mets en ligne un travail commencé de longue date et encore en progression. Il inaugure une nouvelle série de chroniques sur Berlin.
Les récits de mon père avaient quelque chose d’étrange. Ses hésitations montraient qu’il sentait combien il était difficile pour moi aussi d’approcher cet ensemble de réflexions, ce matériau d’idée où s’enracinait pourtant la compréhension des évènements d’aujourd’hui.
Peter Weiss
(Die Ästhetik des Widerstandes Suhrkamp pg 115. Traduction française légèrement modifié Klincksiek pg 122)
D’où vient la difficulté ? De la distance ? Ici, une génération de différence et donc à fortiori la difficulté s’accroît avec le temps qui passe. Mais ce n’est sans doute pas le seul facteur. Il y a toute la dimension de la restitution du vécu qui n’est jamais facile, la chose se complique sans doute quand ce vécu s’est « étrangéifié », distancié (entfremdet). La troisième dimension concerne le destinataire du récit, son âge, ses questions, son intérêt, ses connaissances, sa culture. Même si la difficulté s’est accrue, ce n’est pas une raison pour ne pas se lancer.

Au son d'une lyre

Tout a commencé Potsdamer Platz à Berlin, la première fois que j’y suis retourné après la chute du Mur. Nous resterons à cet endroit singulier entre hier et aujourd’hui tout au long de ce récit à nous demander si, peut-être, il n’y a pas dans un coin de cette place un fantôme en liberté.
Je dois absolument rendre hommage à ce musicien inconnu qui faisait la manche à cet endroit ce jour-là car je reste persuadé que sans les sonorités de sa lyre crétoise, mon regard n’aurait jamais été attiré vers ce bloc mystérieux situé dans un angle mort du Potsdamer Platz.
L’ancien centre de Berlin, un des endroits les plus animés d’Europe entre 1920 et 1930, qui fut totalement ravagé par les bombardements en raison de la proximité du bunker de Hitler, est resté un no man’s land tout au long de la guerre froide avant d’être racheté après la chute du mur en partie par Sony et Daimler Benz.
Dans un coin de la place, un socle de pierre qui ne résiste plus qu’à la vitesse du piéton en promenade. Et encore, pas forcément. Sans la musique ; il n’est pas certain du tout que je l’aurais vu. J’ai plus tard essayé d’en obtenir la confirmation. La plupart des gens passent à coté sans s’arrêter. Les visiteurs de la place que j’ai pu interroger ne l’ont pas remarqué, ce bloc de pierres, ce socle d’un monument d’une statue sans statue. Non loin de là passait autrefois le Mur. Il traversait la place de part en part. Il en reste à peine une trace au sol à l’ombre de publicités géantes et quelques pans placés là pour les touristes sur lesquels on remarque une effigie de Rosa Luxemburg , « je suis une terroriste ». Il faut traverser le carrefour, s’approcher du socle pour lire une inscription qui précise :
Socle d’un monument pour Karl Liebknecht.
Sur l’autre face, une plaque :
Posé le 13 août 1951,
Démontage 23 mars 1995.
Remise en place commentée (sic) en 2003.
En quel honneur une statue et qui était ce monsieur, pourrait se demander un des nombreux jeunes lycéens en visite à Berlin si tant est qu’on les emmène par là. Rien de moins, selon Sébastien Haffner, que «l’un des hommes  les plus courageux que l’Allemagne ait jamais produit» (Sébastien Haffner : Allemagne 1918. Une révolution trahie. Editions Complexe page 141)
Karl Liebknecht était avocat, député du Reichstag, membre du parti social démocrate d’Allemagne (SPD) dont son père fut un des fondateurs. Il s’était rendu célèbre pour avoir eu, en décembre 1914, l’audace inouïe de refuser de voter les crédits militaires pour la poursuite de la guerre, s’opposant, seul, dans un climat de délire nationaliste, au vote majoritaire des députés socialistes qu’il avait tout d’abord suivi quelques mois auparavant, par discipline de parti. Physiquement dépeint par Léon Trotsky comme un «indigène» avec «ses lèvres pleines et ses cheveux noirs frisés», il est souvent associé à Rosa Luxemburg, formant avec elle, une sorte de couple de révolutionnaires allemands qu’ils n’étaient pas en réalité. Leur aura rayonnera très au-delà des rangs de la gauche allemande jusqu’à des personnalités comme Albert Schweitzer, par exemple. Liebknecht s’est un peu effacé depuis derrière Rosa Luxemburg. C’est son absence sur le socle qui fera que cet article sera centré sur lui. Rosa Luxemburg le décrivait comme un homme pressé.
«Il vivait toujours ventre à terre, au galop, constamment pressé, courant à des rendez-vous avec le monde entier, tout le temps entouré de paquets, de journaux, toutes les poches remplies de blocs-notes, de petits bouts de papiers, sautant de l’auto dans le tram, du tram dans le métro, le corps et l’âme chargés de poussière de rue». (Lettre à Luise Kautsky, mars 1917)
Elle lui reconnaîtra aussi un comportement non dépourvu de vanité.
Il définissait la politique comme un « art de l’impossible ».
A l’endroit où se trouve ce socle, Karl Liebknecht appela les ouvriers de Berlin à manifester contre la guerre, le 1er mai 1916. A cet endroit, il fut arrêté et condamné à 4 ans et 1 mois de prison. Un monument devait lui être dédié.
Le socle fut installé à cette place, située alors à Berlin-Est, et inauguré, le 13 août 1951 pour son 80ème anniversaire par Friedrich Ebert, Friedrich Ebert junior, maire de Berlin-Est, fils de l’ancien chancelier Ebert), lors des 3èmes Jeux mondiaux de la Jeunesse organisés par la RDA. Puis le projet fut abandonné. Le Mur allait être construit le 13 août 1961 (pour la 90ème anniversaire de Liebknecht) et passer à cet endroit. Pendant toute la période de la division de l’Allemagne, le socle est resté là, encadré par le Mur, au point de jonction des secteurs américain, anglais et soviétique.. Il sera démonté en 1995 lors de la construction de l’actuelle place de Potsdam. Puis réinstallé en 2003.
On se croirait dans Hamlet et la succession de didascalies relevées par Derrida dans Spectres de Marx : « Enter the Ghost, Exit the Ghost, Re-enter the Ghost » (le spectre entre, le spectre sort, le spectre reparaît).

Potsdamer Platz, une non-place ?

«De toutes les images de destruction et de ruines si fréquentes à Berlin, celles de la Potsdamerplatz sont les plus impressionnantes que je connaisse», écrivait Jean-Michel Palmier, en 1976, dans Berlin Requiem. « Je ne peux m’empêcher de regarder la photographie de 1929, en songeant à la vie qui animait cette place de Berlin et son état présent : une étendue grise et morne battue par les rafales de pluie»
Mais est-ce vraiment une place ?
Pas vraiment, écrivait Franz Hessel, le flâneur de Berlin, en 1929 : 
«Il faut dire tout d’abord que ce n’est pas une place, mais ce qu’on appelle à Paris, un carrefour, c’est-à-dire un croisement, une croisée de rue. Nous n’avons pas de mot juste pour cela. Autrefois, il y avait à cet endroit une porte de la ville, où Berlin se terminait, et d’où partaient les grandes routes ; il faudrait un oeil particulièrement exercé, sur le plan topographique, pour retrouver cela d’après la forme du carrefour, le trafic est ici, officiellement si dense, sur un espace relativement étriqué, qu’on s’étonne souvent de la voir aussi fluide et tranquille ».
(Franz Hessel : Promenades dans Berlin Presses Universitaires de Grenoble 1989 page 75. Franz Hessel fut qualifié de Paysan de Berlin par Walter Benjamin en référence au Paysan de Paris d’Aragon).
Potsdamer Platz,
1er mai 1916 à 8 heures du soir,
se déroule une importante manifestation, à l’appel du groupe Spartacus, nom qu’avait pris la minorité de la minorité du Parti socialiste.
Compte-rendu publié dans les Spartakus-Briefe 20, 15 mai 1916.
Dès sept heures, la Potsdamer Platz et les rues qui y mènent étaient remplies de policiers à pied et à cheval. A huit heures précises se rassembla sur la place une foule si compacte de manifestants ouvriers (parmi lesquels les jeunes et les femmes étaient massivement représentés) que les escarmouches habituelles avec la police ne tardèrent pas. Les « bleus » et surtout leurs officiers furent bientôt saisis d’une extrême nervosité, et ils commencèrent à pousser la foule avec leurs poings.
A ce moment retentit la voix forte et sonore de Karl Liebknecht, qui était à la tête de la foule, au milieu de la Potsdamer Platz : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Aussitôt, un groupe de policiers s’empara de lui, ils firent une chaîne pour l’isoler de la foule et ils l’emmenèrent au poste de police de la gare de Potsdam. Derrière lui, on entendit retentir « Vive Liebknecht ! » Les policiers se précipitèrent alors sur la foule et procédèrent à de nouvelles arrestations. Après que Karl Liebknecht eut été emmené, la police, excitée par les officiers qui se comportèrent de la façon la plus brutale, commença à repousser les masses de gens vers les rues adjacentes. C’est ainsi que se formèrent trois grands cortèges de manifestants, dans la Köthener Straße, la Linkstraße et la Königgrätzer Straße, qui avancèrent lentement en raison de heurts constants avec la police. A un moment, du brouhaha se détachèrent des mots d’ordre « A bas la guerre ! », « Vive la paix ! », « Vive l’Internationale ! » et ils furent repris par des milliers de voix. Mais ce fut « Vive Liebknecht ! » qui fut repris sans cesse le plus fortement. La nouvelle de son arrestation se répandit rapidement parmi les gens. Des milliers l’avaient vu à la tête de la manifestation et ils avaient entendu sa voix forte et stimulante. L’amertume et la douleur de voir le dirigeant bien aimé aux mains des sbires de la police emplissaient tous les cœurs, elles étaient sur toutes les lèvres. Les femmes, en particulier, poussèrent des gémissements et se répandirent en imprécations contre la police, contre la guerre, contre le gouvernement. La manifestation dura jusqu’à dix heures, la foule essayait sans cesse de pénétrer dans les rues adjacentes à partir des trois cortèges principaux, mais elle en était sans cesse empêchée par les policiers qui allaient en tous sens, sautaient et frappaient dans le tas. En alternance avec les slogans, on chantait la Marseillaise des ouvriers, la Marche des socialistes. Ce n’est que vers dix heures et demie, à certains endroits plus tard encore, que la foule des manifestants, tous animés d’une excellente humeur, se dispersa peu à peu. Selon une estimation modérée, le nombre des manifestants s’élevait à dix mille.
On peut mesurer quelle frayeur la manifestation avait faite au gouvernement au fait que, jusqu’à minuit, tout le quartier autour de la Potsdamer Platz est resté littéralement submergé par la police montée et qu’au poste de la gare de Potsdam, où s’était établi le centre principal de commandement, les allées et venues de patrouilles nerveuses, les instructions et les rapports s’éternisèrent jusque près d’une heure du matin.
En 1916, le bilan effroyable de cette guerre est largement perceptible. La guerre s’enlise, la guerre de mouvement est terminée, les dégâts sont de plus en plus importants. La bataille de Verdun avait commencé. Les cadavres s’amoncellent au Mort-Homme et ailleurs. Sur le tract qui appelle à la manifestation du 1er mai 1916, rédigé par Liebknecht, on peut lire :
«la misère et la détresse, la disette et la famine règnent en Allemagne, en France, en Russie ; pour la Belgique, la Pologne, la Serbie dont le militarisme allemand a aspiré, comme un vampire, tout le sang et toute la moelle, ce ne sont plus que d’immenses cimetières, d’immenses tas de décombres».
Si Liebknecht était présent à Berlin, c’est que le Parlement siégeait. Car, entre deux session, il était au Front. Quoique âgé de 43 ans, et ayant déjà effectué son service militaire, il fut incorporé et doté de pelle et pioche, d’abord dans le 49ème bataillon de fortification (Armierungsbataillon) en Lorraine puis au 102ème du côté de Riga (très précisément au bord de la Dvina). De là il écrira à sa femme en septembre :
«le moral des troupes est très agité, et même prêt à la révolte.(…) On est plein à éclater de toute cette cochonnerie glorieuse»
(Karl Liebknecht : Lettres du front et de la geôle (1916-1918) traduites par Francis Tréat et Paul Vaillant-Coutourier. Libraire de l’Humanité 1924. Paru en fac-similé aux Editions du Sandre malheureusement sans note ni appareil critique).
Non seulement la guerre pèse de plus en plus lourd mais ses causes affleurent, sont palpables.
Dans une lettre à son fils de 14 ans :
«L’histoire de cette guerre sera plus simple, vois-tu, mon fils, que l’histoire de beaucoup d’autres guerres plus anciennes, car les forces causales de cette guerre remontent brutalement à la surface. Pense aux Croisades, dont l’aspect religieux, culturel et légendaire, est si embrouillé : une apparence qui recouvre évidemment de simples raisons économiques, car les Croisades n’ont été que de grandes expéditions commerciales. La monstruosité de cette guerre, dans sa mesure, ses moyens, ses buts, ne dissimule rien, mais au contraire – elle découvre, révèle».
Ce sera cette année là qu’il écrira :
«l’ennemi principal de chaque peuple est dans son propre pays»
Après le compte rendu des évènements vus par les manifestants, voici celui de la police
Rapport d’enquête figurant dans l’acte d’accusation contre Karl Liebknecht
Fin avril et le 1er mai, l’accusé Karl Liebknecht diffusa dans le Grand-Berlin autant qu’il en eut l’occasion des tracts intitulés « Tous à la fête du 1er mai ! », ainsi que des papillons (Handzettel). Sur ces papillons, il appelait tous ceux qui étaient contre la guerre à se trouver Potsdamer Platz le premier mai à huit heures du soir. Sur ces papillons était aussi écrit comme slogan « Du pain ! La liberté ! La paix ! » (souligné). Il se trouva lui-même en civil sur la Potsdamer Platz avec un certain nombre de ses camarades, à l’heure indiquée, pour participer à la fête et à la manifestation contre la guerre. Quelques centaines de personnes en tout, des jeunes pour la plupart, et également des femmes, se trouvèrent au même endroit avec les mêmes intentions. Comme il y a habituellement un trafic intense après huit heures du soir sur la Potsdamer Platz, en raison de la fermeture des magasins et de la proximité de plusieurs gares, la foule y devenait très dense, raison pour laquelle les policiers qui y avaient été dépêchés firent en sorte que les gens puissent gagner les rues latérales et ils dispersèrent de temps en temps les rassemblements qui se formaient sur les trottoirs. De temps à autre, il y eut des sifflements et des slogans lancés par la foule. Mais il n’y eut pas d’incident majeur, parce qu’il y avait sur place un fort déploiement policier et que les tentatives isolées de troubler l’ordre public purent être étouffées dans l’œuf. Juste au moment où un groupe de policiers cherchait à disperser les gens qui s’étaient attroupés sur le trottoir devant l’hôtel Fürstenhof, l’accusé, qui se trouvait dans un groupe de gens, s’écria d’une voix distinctement audible : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Les policiers qui se trouvaient à proximité, Becker et Rathke, s’emparèrent de l’individu, dont le nom leur était inconnu, pour l’emmener au poste. L’accusé y opposa de la résistance, en croisant les bras dans le dos, en penchant le buste en arrière et en appuyant les pieds contre le sol. Les deux fonctionnaires durent « littéralement soulever » le prisonnier pour le faire avancer. Pendant son transfert au poste de police, l’accusé continua de s’écrier : « A bas la guerre ! A bas le gouvernement ! » Peu de temps après l’arrestation de l’accusé, le rassemblement se dispersa. Pendant tous ces événements, plusieurs centaines de soldats traversèrent la Potsdamer Platz, la plupart en provenance ou en direction d’une gare, sans toutefois participer à la manifestation. Quelques-uns, qui voulaient apparemment s’y attarder, furent invités par les patrouilles militaires à continuer leur chemin.
S’en suivront le procès pour trahison et la condamnation à quatre années de prison. Il sera libéré en octobre 1918 après le déclenchement des insurrections. Il apparaissait plus dangereux dedans que dehors. Il arrive à Berlin le 8 novembre.
Le 9 novembre met fin à au règne des Hohenzollern par la double proclamation de la république.
« Cette république fut proclamée deux fois. De quoi se plaindrait-elle ? » écrit Döblin.
Berlin est en ébullition. A 14 heures, en vertu du célèbre adage, si nous sommes dépassés par les événements, feignons d’en être les organisateurs, c’est le socialiste Philipp Scheidemann qui proclame la République des fenêtres du Reichstag, au grand dam du chancelier F. Ebert. Deux heures plus tard, Liebknecht apparaît sur le balcon de la résidence principale des Hohenzollern et proclame la République libre et socialiste. Dans son discours, il fait défiler les fantômes des morts sur les barricades de 1848, le cortège des 50 cadavres sanguinolents devant lesquels Frédéric Guillaume 4 dut s’incliner (Le 19 mars 1848, le peuple envahit le château et oblige Frédéric Guillaume 4 à saluer les cadavres des insurgés). Il évoque aussi un autre cortège formé par les fantômes de tous ces millions qui ont laissés leur vie pour « la cause sacrée du prolétariat ». Sont du défilé, les victimes de la tyrannie couvertes de sang et le crâne fendu , suivi des millions de femmes et d’enfant qui ont succombé à la misère et au chagrin, et bien sur les millions de tués à la guerre. Liebknecht a lu Antigone. Dans ses lettres, il recommande la lecture de Sophocle à son fils.
Pour l’historien Enzo Traverso :«cette situation de double pouvoir – la guerre a engendré la révolution, la révolution a engendré la guerre civile, ne peut pas se pérenniser». (Enzo Traverso : A feu et à sang. Stock page 62)
Pouvoir est d’ailleurs peut-être un bien grand mot tant l’état allemand est déliquescent. Au point que Français et Britanniques qui signeront l’Armistice deux jours après – soit le 11 novembre- se demanderont s’ils ont bien fait :
«Dans l’esprit du commandant en chef des armées alliées, cette signature a au moins le mérite d’arrêter l’effroyable effusion de sang ; mais un terrible doute étreint la délégation franco-britannique : les personnalités ennemies, escortées jusqu’à Rethondes, sont-elles «réellement représentatives» d’un État que tous s’accordent à considérer à la dérive ? Est-on certain que ces plénipotentiaires prussiens parlent au nom de tous les Allemands, dans leur diversité du moment, monarchistes, républicains, bolcheviks, anarchistes, voire civils ou militaires ?  Difficile de trancher en vérité, compte tenu de la guerre civile engendrée par l’éclosion d’une révolution d’inspiration bolchevique et qui, étant partie de Kiel, se répand maintenant dans toute l’Allemagne, effrayant Paris et Londres » 
Le général Charles Dupont, Chef de la mission militaire française à Berlin assiste au «spectacle d’impuissance offert par la nouvelle république» :
«sous ses fenêtres, 150 000 membres du Spartakusbund défilent avec leurs drapeaux rouges, défiant ainsi l’autorité du gouvernement, contestant sa légitimité, puisque Liebknecht a proclamé la  République socialiste libre d’Allemagne et appelé de ses vœux la  révolution universelle».
Il note aussi que les difficultés de ravitaillement ne sont pas les seules causes de l’anéantissement moral des Berlinois :
«L’Allemagne se trouvait alors complètement démoralisée car la campagne de mensonge, menée par l’État-major allemand, avait perpétué au-delà de toute imagination les faits réels des succès du printemps 1918. Jusqu’au commencement d’août 1918, toute l’Allemagne croyait encore à la victoire totale. Le Gouvernement, l’armée, la population, tous étaient désemparés. Anarchie complète et décomposition totale de l’autorité.»
Olivier Lahaie, « Face à l’Allemagne vaincue, les services de renseignement français (novembre 1918-avril 1919)  », Revue historique des armées [En ligne], 251 | 2008, mis en ligne le 20 juin 2008, consulté le 14 janvier 2015. URL : http://rha.revues.org/299
Le pouvoir avait été confié au Parti social démocrate pour gérer la défaite et l’armistice  et permettre à l’armée de rentrer en bon ordre en Allemagne. Elle en profitera pour travailler à la construction idéologique de la «théorie» du «coup de poignard dans le dos» dont elle aurait été victime. L’idée est du général Ludendorff. Cela explique peut-être pourquoi il aurait été proposé à Karl Liebknecht, selon le témoignage de son fils Robert, de faire partie de la délégation allemande à Compiègne pour la signature de l’armistice, afin de l’associer à la défaite. Il refusera. (Annelies Laschitza / Die Liebknechts. AufbauVerlag page 396)
Début novembre 1918, à Kiel, les marins s’étaient soulevés contre le refus d’obéissance … de l’état-major de la Marine. En refusant d’appareiller, ils pensaient défendre le gouvernement contre le jusqu’au-boutisme des amiraux.  Le mouvement se répand dans toute l’Allemagne y compris en Alsace alors annexée, dimension jusqu’à aujourd’hui totalement occultée. Le drapeau rouge flottera sur la cathédrale de Strasbourg. La guerre bascule dans la révolution qui est d’abord une révolution contre la guerre. Cette imbrication guerre révolution / révolution guerre est encore renforcée si l’on se remémore qu’en avril 1917, l’empereur Guillaume II fait traverser l’Allemagne à Lénine. Ce dernier après la prise de pouvoir des Bolchéviques en octobre 1917 signera en mars 1918 une paix séparée avec l’Allemagne. De quoi troubler les esprits. Ceux de Karl Liebknecht et plus encore de Rosa Luxemburg le seront. S’ajoute à cela qu’ils ne partageaient pas les méthodes et conceptions de Lénine. Même si Liebknecht avait parfois tendance à l’oublier.
La révolution allemande de 1918 est bien singulière, une révolution d’abord contre la dictature militaire qui dominait le Reich allemand, une révolution sociale-démocrate, écrasée par des dirigeants sociaux-démocrates selon l’interprétation de Sébastien Haffner. Une «révolution gâchée» pour Alfred Döblin (Voyage et destin. Editions du Rocher, page 344). Mais une révolution quand même. Bien que l’on s’en soit souvent moquée. Pour les révolutionnaires russes,«il suffit une pancarte indique ‘pelouse interdite’, pour que les insurgés allemands marchent naturellement sur les chemins». Variante :«pour prendre d’assaut une gare les insurgés allemands achètent d’abord un ticket de quai». Il y a aussi la remarque de Kurt Tucholsky : «en raison des circonstances atmosphériques défavorables, la révolution allemande s’est produite dans la musique» Un signe révélateur de son manque de souffle se trouve cependant dans le fait que ni Rosa Luxemburg ni Karl Liebknecht ne seront admis au congrès des conseils ouvriers en décembre 1918.
«Les soldats las de la guerre, les travailleurs usés par la faim, la hausse des prix, le pillage, s’étaient soulevés, sans formation politique, sans chef révolutionnaire ; un mouvement de mécontentement, d’impatience s’était propagé, pour bon nombre d’entre eux l’exemple russe qu’ils avaient encore à peine compris représentait un espoir, dans les mouvements de grève, dans la constitution improvisée de conseils tout se passait comme si débutait là aussi la domination du prolétariat. Une analyse de la situation ne leur paraissait plus nécessaire, c’était l’histoire elle-même qui les avait, eux, la majorité, appelés au commandement. Il semblait que la seule révolte du peuple avait provoqué la chute de la monarchie en place et que l’Etat attendait simplement que les travailleurs s’emparent de lui. Or, ce n’étaient pas les rebelles mais l’état-major général de l’armée, les hobereaux, la haute finance qui, au moment de l’effondrement militaire, avaient aboli la monarchie pour sauver leurs propres positions. Plus rapides que les ouvriers, les marins et les soldats insurgés, les représentants de l’armée, de la diplomatie, de l’industrie lourde et de la banque agirent les premiers, reconnaissent la situation et grâce à leur association avec la direction du plus grand parti ouvrier, ils laissèrent se dérouler un semblant de révolution».(Peter Weiss Esthétique de la Résistance Kliencksieck page 114)
Un «remake» de novembre aura lieu en janvier 1919. Le prétexte en sera, le 4 janvier, la destitution du préfet de police Emil Eichhorn, proche des Spartakistes. Son refus de démissionner déclenchera l’insurrection qui s’achèvera dans la «semaine sanglante». Le socialiste Gustav Noske après avoir maté les marins de Kiel est appelé à Berlin par le Chancelier social démocrate Ebert pour ramener l’ordre. Il sera surnommé «Bluthund» (chien sanguinaire). De véritables appels au meurtre seront lancés contre les spartakistes qui entre-temps avaient fondé le Parti communiste d’Allemagne dénommé ainsi contre l’avis de Rosa Luxemburg, qui tenait à Spartakus car ce nom symbolisait pour elle celui qui reste avec les gens même quand ils se trompent. L’intitulé complet évoque un compromis : Parti communiste d’Allemagne – Ligue spartakiste.
Potsdamer Platz, janvier 1919 :
la revanche de l’armée sur l’ennemi de l’intérieur
Une revanche « musicale »
Döblin raconte dans son roman Novembre 1918  que c’est avec le cri de Liebknecht (A bas la guerre ») qu’avait commencé ce qui devait se terminer par chute de l’empire.
«De puissants coups de timbales, le sifflement strident des fifres devaient chasser le souvenir de ce cri, et effacer la honte, du moins sur le plan musical»
Döblin évoque ainsi la parade de la troupe (quelque 3000 hommes) traversant le Potsdamer Platz avec à sa tête le «civil Noske», après l’assassinat de Liebknecht et Rosa Luxemburg,  le 15 janvier 1919.
Cette idée de revanche de l’armée allemande retournée contre l’ennemi intérieur, on la retrouve aussi dans le dernier texte écrit par Rosa Luxemburg : l’ordre règne à Berlin dans lequel elle écrit :
«Devant l’histoire mondiale, la gloire et l’honneur des armes allemandes sont saufs. Les lamentables vaincus des Flandres et de l’Argonne ont rétabli leur renommée en remportant une victoire éclatante… sur les 300 Spartakistes du Vorwärts. Les exploits datant de la glorieuse invasion de la Belgique par des troupes allemandes, les exploits du général von Emmich, le vainqueur de Liège, pâlissent devant les exploits des Reinhardt [REINHARDT, Walther (1872-1930). Officier d’État Major pendant la première guerre mondiale, dernier ministre prussien de la guerre, il fut nommé en octobre 1919, chef de la direction de l’armée. Il démissionna en même temps que Noske, après le putsch de Kapp] et Cie dans les rues de Berlin. Assassinat de parlementaires venus négocier la reddition du Vorwärts et que la soldatesque gouvernementale a frappés à coups de crosse, au point que l’identification des corps est impossible, prisonniers collés au mur, dont on a fait éclater les crânes et jaillir la cervelle : qui donc, en présence de faits aussi glorieux pourrait encore évoquer les défaites subies devant les Français, les Anglais et les Américains ? L’ennemi, c’est « Spartacus » et Berlin est le lieu où nos officiers s’entendent à remporter la victoire. Et le général qui s’entend à organiser ces victoires, là où Ludendorff a échoué, c’est Noske, l’ ouvrier Noske.»
Elle fait l’analogie avec la Commune de Paris
«Qui n’évoquerait l’ivresse de la meute des partisans de l’ordre, la bacchanale de la bourgeoisie parisienne dansant sur les cadavres des combattants de la Commune, cette bourgeoisie qui venait de capituler lâchement devant les Prussiens et de livrer la capitale à l’ennemi extérieur après avoir levé le pied ? Mais quand il s’est agi d’affronter les prolétaires parisiens affamés et mal armés, d’affronter leurs femmes sans défense et leurs enfants, ah comme le courage viril des fils de bourgeois, de cette  jeunesse dorée, comme le courage des officiers a éclaté Comme la bravoure de ces fils de Mars qui avaient cané devant l’ennemi extérieur s’est donné libre cours dans ces atrocités bestiales, commises sur des hommes sans défense, des blessés et des prisonniers ! »
R. Luxemburg : « L’ordre règne à Berlin » Die Rote Fahne, n° 14. 14 janvier 1919. Traduction est extraite de Les Spartakistes, 1918 : l’Allemagne en révolution présentée par Gilbert Badia, Paris, Julliard, 1966 (Collection Archives).
C’est le 15 janvier, vers 9 heures, que Karl Liebknecht et  Rosa Luxemburg  furent arrêtés et emmenés à l’Hôtel Eden, insultés et frappés. Rosa fut traînée sur le sol. Elle perdait beaucoup de sang par le nez et la bouche. Liebknecht fut frappé à coups de crosse. On le traîna dehors et on le fit monter en voiture. Accompagné de six officiers, ils prirent la direction du Tiergarten. Arrivés au Neuer See, ils déclarèrent que la voiture avait une panne et on le fit descendre. Le capitaine-lieutenant, Horts von Pflugk-Hartung lui tira une balle dans la tête et on traîna son corps vers d’autres cadavres, près d’une station-service. Rosa Luxemburg  fut emmenée par le lieutenant Vogel. Un autre soldat, Runge, reçut l’ordre de la tuer. Il lui broya le crâne de deux coups de crosse et on la jeta inanimée dans une auto où ils la frappèrent encore. Finalement le lieutenant Vogel l’acheva d’une balle dans la tête. La cadavre fut transporté à travers le Tiergarten et jeté dans le Landwehrkanal. Il n’échoua sur la rive qu’en mai 1919, déjà putréfié. Elle fut d’abord «enterrée» avec Liebknecht dans un cercueil vide.
Seul le soldat Runge fut condamné à deux ans de prison. Le lieutenant Vogel fut finalement acquitté et amnistié. Quant au général Pabst, qui avait commandé l’exécution, il vécut jusqu’en 1970 une vieillesse paisible à Düsseldorf.  Il a échappé de justesse aux honneurs militaires d’une décoration par la République fédérale d’Allemagne.

Et puis vint la bêtise stalinienne

Mais Karl Liebknecht, tout comme Rosa Luxemburg, après avoir été assassinés par les précurseurs des nazis, ont encore eu leur mémoire maltraitée par les «staliniens». En témoigne cette statue jamais érigée. Si tous les deux ont été convoqués pour servir de légitimité à la RDA dont l’existence pouvait ainsi se prévaloir d’une continuité révolutionnaire, alors qu’elle n’est bien entendu par née d’une révolution mais d’une occupation, c’était sans compter qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre en odeur de sainteté à Moscou.
Hannah Arendt qui avait pour elle de l’admiration et dont le second mari était spartakiste, raconte dans Rosa Luxembourg (Vies politiques  traduction française de Men in dark timesTEL Gallimard pg 67) que Lénine pour qui Rosa Luxem­burg «malgré (ses) erreurs (…) était, et est un aigle», la publication de «sa biographie et l’édition complète de ses œuvres», non expurgée des «erreurs», et reprocha aux camara­des allemands leur «incroyable» négligence en face de ce devoir. C’était en 1922. Trois ans plus tard, les successeurs de Lénine avaient décidé de « bolcheviser » le Parti communiste allemand, et ordonnèrent à cet effet «une attaque spécifique sur tout ce qu’a légué Rosa Luxemburg».
Après la Seconde Guerre mondiale, une édition en deux volumes de morceaux choisis «avec des notes soigneuses pour sou­ligner des erreurs» sortit à Berlin Est, suivie d’une «analyse com­plète du système des erreurs luxemburgistes » par Fred Oelssner, analyse qui bien vite «tomba dans l’oubli», car elle devint «trop stalinienne». Ce n’était pas là, rien n’est plus certain, ce que Lénine avait réclamé, et cela ne pouvait pas davantage, comme il l’avait espéré, servir «à l’éducation de nombreuses générations de communistes».
Après la mort de Staline, les choses commencèrent à changer, sauf en Allemagne de l’Est, où, et c’est caractéristique, la révision de l’histoire stalinienne prit la forme d’un «culte de Bebel». Le seul à protester contre cette nouvelle absurdité fut le vieil Hermann Duncker, le dernier survivant de marque encore  capable de « [se] souvenir de la plus merveilleuse période de ma vie, quand, jeune homme, je connaissais Rosa Luxemburg, Karl Lieb­knecht et Franz Mehring, et travaillais avec eux». Cependant, les Polonais, bien que leur propre édition d’œuvres choisies, en deux volumes, parue en 1959, «recoupe partiellement l’édition allemande», «exhumèrent presque intacte sa réputation de la cas­sette où elle avait été enterrée» depuis la mort de Lénine; et, après 1956, un «flot de publications polonaises» sur le sujet ont fait leur apparition sur le marché. On aimerait croire que subsiste l’espoir d’une reconnaissance tardive de ce qu’elle fut et de ce qu’elle fit, comme on aimerait espérer qu’elle trouve enfin sa place dans l’éducation portant sur les sciences politiques dans les pays de l’Ouest.»
Elle sera «la syphillis du mouvement ouvrier». Cela en dit long sur l’incommensurable bêtise des staliniens et sur la stalinisation des partis communistes occidentaux notamment allemand.
Pour que les choses soient tout à fait exactes, il faut préciser que les œuvres complètes de Rosa Luxemburg ont été publiées en ex RDA entre 1970 et 1975. Hannah Arend a écrit son texte en 1963.
Mais Liebknecht n’a pas été mieux traité. Annelies Laschitza qui participa à l’édition des œuvres de Rosa Luxemburg et qui a publié une biographie familiale des Liebknecht, si elle est une indéniable spécialiste de la question n’en finit pas de ne pas tout dire. Elle nous laisse particulièrement sur notre faim dans sa préface dans laquelle elle fait allusion aux souffrances qu’a infligé la dictature stalinienne à Sophie Liebknecht et à l’un des fils de Karl Liebknecht connu sous le sobriquet d’Holmi. Sophie ne fut autorisé à se rendre à Berlin qu’en 1954.
A Laschitza lève juste un petit coin du voile. Elle écrit : «c’est au cours d’entretiens avec Willy Kerff [Auteur d’une biographie de Liebknecht, il faut arrêté à Moscou en 1938] que j’eus pour la première fois -donc dans les années 60 – une connaissance concrète des représailles staliniennes à l’égard de ce courant d’idée dans le mouvement communiste international». Elle n’en dira pas plus.

Du carrefour révolutionnaire à la réserve pour touristes.

Après la seconde guerre mondiale, il y avait là Podsdamer Platz, le point de jonction de trois secteurs d’occupation, anglais américain et soviétique et le centre du marché noir.
Le 17 juin 1953, elle sera témoin et l’un des lieux de la révolte ouvrière jusqu’à l’arrivée des chars soviétiques venus en renfort réprimer les manifestations ouvrières en Allemagne de l’Est. Traversée par le mur, elle sera pendant la Guerre froide, un paradis pour lapins.
Aujourd’hui, comme dit la publicité, c’est un des lieux où mêmes les Berlinois«peuvent se sentir touristes».
Avec la Potsdamer Platz, on a réussi à réaliser ce dont on rêve à Paris et Rome :
«créer une réserve pour touriste à l’écart de la ville réelle»
(Werner SEWING : Herz, Hunstherz oder Themenpark ? Deutunsversuche des Phänomens Potsdamer Platz in Der ¨Potsdamer Platz . Urbane Architektur für des neue Berlin. Ed Jovis 2000/2003)
Du carrefour révolutionnaire à la réserve pour touriste,  Potsdamer Platz est resté une non-place :
«C’était tout à fait extraordinaire, car s’il y a bien un non-lieu, c’est la Potsdamer Platz. C’est un Shopping center géant, complètement mort à minuit… il n’y a aucune vie… ou une vie complètement artificielle comme dans un espèce d’immense aéroport… C’est l’utopie du nouveau Berlin, avec le Sony-Center, les cafés italiens avec les terrasses, une espèce de folklore allemand. Oui je le vois comme un shopping-center. Et les rapports humains sont exactement comme dans un shopping-center, et comme dans un aéroport». (…)
J’ai bien connu Berlin avant et après la chute du Mur, et il faut reconnaître qu’il y a eu une espèce de vide, il a fallu soudain construire, dans une espèce de panique architecturale, y compris n’importe quoi, dans un chaos contemporain, avec à la fois des choses belles et en même temps des choses d’une laideur incroyable, qui est celle de notre monde : on a ça un peu dans toutes les capitales du monde, à Toronto ou ailleurs».
Boris Grésillon, « Un artiste dans la cité : entretien avec Frédéric Flamand, directeur du Ballet National de Marseille », Géocarrefour [En ligne], Vol. 82/3 | 2007, mis en ligne le 26 mars 2008, consulté le 14 janvier 2015. URL : http://geocarrefour.revues.org/2194 ; DOI : 10.4000/geocarrefour.2194
Dans ce non-lieu, un socle est réapparu après avoir passé de nombreuses années avec les seuls lapins, le socle d’une statue sans statue, celle de Karl Liebkecht que nous-même n’aurions pas remarqué ssi notre regard n’avait été guidé par le son d’une lyre crétoise. Y-a-t-il dans cet environnement un fantôme en liberté ?
« Entre autres particularités dont peuvent se targuer les monuments, notait Robert  Musil, la plus frappante, paradoxalement, est qu’on ne les remarque pas… L’attention coule sur eux comme l’eau sur un imperméable ». Et si comme le pensait Freud il faut fixer les spectres sur un socle de pierre pour se débarrasser des harcèlements de la mémoire, alors, peut-être, Karl Liebknecht est, Potsdamer Platz, un spectre en liberté.
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Hannah Arendt, Nathan le sage et l’humanité en de sombres temps

« L’histoire connaît maintes époques où le domaine public s’obscurcit, où le monde devient si incertain que les gens cessent de demander autre chose à la politique que de les décharger du soin de leurs intérêts vitaux et de leur liberté privée. On peut les nommer justement de « sombres temps» (Brecht). […]
En de pareils temps, si les choses tournent bien, une espèce particulière d’humanité se développe. Pour être à même d’apprécier ses possibilités, il suffit de penser à Nathan le Sage, dont le véritable thème – «Il suffit d’être un homme» – détermine la pièce. L’appel: «Sois mon ami», qui résonne comme un leitmotiv à travers la pièce entière, correspond à ce thème. On pourrait aussi penser à La Flûte enchantée, qui a pour thème une telle conception de l’humanité, beaucoup plus profonde qu’on ne se l’imagine en général lorsqu’on ne prend en considération que la théorie courante au XVIIIe siècle d’une nature humaine unique, sous-jacente à la pluralité des nations, races, peuples et religions divisant l’espèce humaine. Si une pareille nature humaine devait exister, elle serait un phénomène naturel, et nommer «humain» un comportement conforme à cette nature serait impliquer que comportement humain et comportement naturel ne font qu’un.
Au XVIIIe siècle, le plus grand, et historiquement le plus efficace, avocat de cette sorte d’humanité fut Rousseau, pour qui la nature humaine commune à tous les hommes ne se manifestait pas dans la raison, mais dans la compassion, dans la répugnance innée, comme il disait, à voir souffrir un de ses semblables.
Avec un accord remarquable, Lessing a aussi affirmé que l’homme le meilleur est celui qui éprouve le plus de pitié. Mais Lessing était gêné par le caractère égalitaire de la pitié : le fait que, comme il l’a souligné, nous sentions, «quelque chose qui ressemble à la compassion» à l’égard aussi de qui fait le mal. Cela ne gênait pas Rousseau: d’accord avec l’esprit de la Révolution française, qui s’appuyait sur ses idées, il voyait dans la fraternité l’accomplissement de l’humanité. Lessing, au contraire, considérait que c’était l’amitié – aussi sélective que la pitié est égalitaire -le phénomène central où, seul, s’atteste l’humanité ».
Hannah Arendt
De l’humanité dans de sombres temps
in Vies politiques. Tel Gallimard page 20

 

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Je suis Charlie

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Heiner Müller (1929-1995) : Une vie dans le matériau RDA

Il se racontait que :
« Heiner Müller aurait dans les Alpes autrichiennes laissé tomber derrière lui des pièces de monnaie de RDA. A la question de savoir pourquoi il faisait cela, il avait répondu que c’était pour faire apparaître aux archéologues du futur la RDA plus grande qu’elle n’était ».
Voici introduit par son anecdote finale ce que l’on pourra lire ci dessous qui traite des rapports entre le dramaturge allemand et son pays, la RDA, qu’il n’a jamais renié et qui malgré la « mondialisation » de l’auteur est resté sa base de lancement.
Le texte est celui de l’intervention de Kristin Schulz au colloque international Silence et prise de parole. Les intellectuels communistes dans les sociétés de type soviétique, qui a eu lieu au Centre Marc Bloch à Berlin, les 14-15 juin 2013. Je la remercie d’avoir bien voulu me le confier.
J’en retiens cette idée pour moi particulièrement forte qu’il ne faut pas jeter dans la poubelle de l’histoire l’expérience des échecs mais en garder une mémoire.
La mise en ligne de cette contribution  se fait à une date qui se trouve à mi chemin entre cette année (2015) le vingtième anniversaire de la mort de Heiner Müller, le 30 décembre 1995, et l’année dernière 2014, le 85ème de sa naissance, le 9 janvier 1929.
La Rda n'a jamais existé

« La RDA n’a jamais existé » inscription présente en 2009 encore au bord de la Spree à Berlin

« Tu peux m’appeler RDA ».
Le positionnement de Heiner Müller par rapport à la RDA
par Kristin Schulz

En 1992, à l’occasion de la publication de son autobiographie Guerre sans bataille : Vie sous deux dictatures, l’écrivain Heiner Müller interrogé sur les dates biographiques les plus importantes de sa vie, répondit :
« La date de naissance, cela va de soi. Sans elle, il n’y en a pas d’autres mais la première date importante est 1933. La seconde est 1945, la troisième 1953, la quatrième 1961, ensuite 1968, puis 1989. Ce sont étrangement toutes des dates historiques, qui sont en lien avec l’histoire et c’est peut-être la seule chose intéressante que j’ai essayé de raconter, la relation entre une biographie et l’histoire d’un pays1,
Jetons un rapide coup d’œil à ces dates : en 1933, Kurt Müller, le père de Heiner Müller membre du Parti socialiste ouvrier d’Allemagne est arrêté par la SA [Sturmabteilung organisation paramilitaire du parti nazi] – une scène que Müller désigne comme la «scène originaire de son théâtre» et qui sera le point de départ d’une intense confrontation littéraire ; 1945 correspond à la fin de la guerre que Müller vit comme une libération du national-socialisme et non comme une «défaite» ; 1953, la mort de Staline et le soulèvement du 17 juin ; 1961 est à l’année de construction du Mur et en même temps du scandale autour de sa pièce La déplacée dont la production puis l’interdiction constituent une césure radicale dans sa vie : il est menacé d’arrestation, il écrit son «autocritique» qui n’empêche pas son exclusion de l’Union des écrivains, ce qui équivalait à un interdit professionnel. En 1968, l’ «année des chars», meurt avec l’entrée de l’Armée rouge en Tchécoslovaquie l’espoir d’une réforme possible du système socialiste que symbolisait le «Printemps de Prague» : les chars jadis salués comme «accoucheurs de la république allemande» sont ravalés au rang de «dernier argument» faisant du «rêve d’un socialisme sans char» un naïf «rêve d’enfant». La dernière date citée, 1989, est celle de la Chute du mur et de la fin de la RDA réellement existante.
«Vivre dans le matériau» – telle pourrait être ramassé en une formule le couple Müller/RDA, une interprétation qu’il a lui-même toujours suggérée.
 « J’avais quatre ans, lorsque mon père a été arrêté, c’était en 1933, et mon enfance a été très marquée par cette époque que j’ai pour cette raison vécue un peu plus consciemment que beaucoup d’autres. Lorsque la RDA fut créée – en 1949 – j’avais 20 ans, et tout ce que j’ai écrit , se rapporte d’une manière ou d’une autre à la RDA, son histoire et les prémisses de son existence2.».
On pourrait aussi raconter l’histoire autrement : Heiner Müller dans la chambre d’échos des discours postmodernes internationaux si l’on pense à Hamlet-machine (1977) : une «tête réduite» de sept pages seulement élaborée par Müller à partir de l’original et l’ «obsession» shakespeariens. Hamlet quitte son rôle parce que son drame n’a plus lieu :
« mon drame, s’il avait encore lieu, aurait lieu dans le temps du soulèvement(..) Ma place, si mon drame avait encore lieu, serait des deux côtés du front, entre les fronts, au-dessus 3.».
La didascalie sur la «mise en pièces de la photographie de l’auteur» pourrait ainsi facilement être déchiffrée comme la «mort de l’auteur» proclamée par Barthes/Foucault. Mais même dans ce cas «Hamlet» se retrouverait dans le décor devant le monument d’un homme «qui a fait l’histoire», une histoire transformée en «un espoir pétrifié». Et même alors, après avoir à l’essai «quitté son rôle», il retournerait en «BOULEDOGUE REPLET DANS LA CUIRASSE» et «dans l’armure fend[rait] avec la hache les têtes de Marx Lénine Mao»- et assumerait ainsi le legs, la trace, que le drame lui a laissé sans alternative. «Neige. Époque glaciaire» – ainsi la suite dans la pièce. Il ne reviendrait plus alors qu’à Ophelia de changer si possible le cours de l’histoire4.
Le mouvement en avant de l’histoire défini par Marx – dans la pièce de Heiner Müller, La construction (1964) encore suggéré par l’idée de « ponton entre l’ère glacière et la Commune » – ne peut peut-être pas perdurer plus longtemps (sur le plan téléologique), mais la formule de Rosa Luxemburg «socialisme ou barbarie» continuera de déterminer la vision de Heiner Müller jusqu’à la fin de sa vie malgré ou peut-être à cause de l’absence d’alternative de sa dichotomie.
Jetons un regard en arrière. Müller était depuis les années 1950 connu surtout comme auteur de théâtre et toutes les controverses publiques concernaient soit des pièces soit leurs mises en scène ou interdictions : depuis L’homme qui casse les salaires jusqu’à Macbeth, de Mauser à Germania Mort à Berlin, à chaque fois, on lui reproche une compréhension de l’histoire «négative» quand ce n’est pas «contre-révolutionnaire», «nihilisme», «mépris de l’humain» et «pessimisme» ne serait-ce qu’en raison des figures fort éloignées des «héros positifs» que l’on réclamait de la littérature et du passé qui jette son ombre sur le présent.
Néanmoins, la prise de parti de Müller en faveur de la jeune RDA est incontestable. Les premières recensions et textes en prose en témoignent.5.Dans le Rapport sur le grand père6., de 1951, il décrit ainsi la vie de ce dernier :
«Pour lui, il y avait un bon côté à tout : forcé de manger du pain sec, on apprenait à l’apprécier ; sans travail, on avait le temps d’aller aux champignons ; avec le salaire aux pièces, on n’avait plus de temps pour des pensées qui, de toute façon, ne causaient que du désordre ; en temps de guerre, tout le monde avait moins. […] Dans la période agitée d’après 1918, alors qu’en Saxe aussi les ouvriers se battaient pour une vie meilleure, il raccommoda les souliers des grévistes comme des briseurs de grèves, des traîtres comme des vaillants, meilleur marché que quiconque ».
La critique à l’adaptation aux circonstances culmine dans l’appréciation finale qu’il porte à son grand-père chez qui « à la fin ça ne tournait plus très rond dans sa tête ».
Quand le grand-père à la fin soutenait avec entêtement,
« J’ai toujours été un bon ouvrier,[…] alors maintenant tout doit aller bien pour moi dans l’Etat ouvrier »,
le narrateur commente :
« Il ne comprenait pas qu’il fallait de la patience pour éliminer les suites de la patience. Ils étaient trop à avoir trop patienté trop longtemps ».
Lorsque le grand-père meurt «impatient, des suites de la patience», le narrateur révèle ainsi une compréhension plutôt mono-causale de la société. Ce n’est que plus tard après ses propres expériences à partir des années 1950 que Müller relativisera ce point de vue rigide qu’il qualifiera d’ «attitude de permanent du parti»7. Une modification de cette attitude n’est pas sans lien avec le rejet officiel des premières pièces.
Dans L’homme qui casse les salaires (1956), par exemple, il confère à l’activiste et ouvrier méritant Balke, qui crée de nouvelles normes de travail en réparant un four en activité au mépris de sa santé, un passé national-socialiste qui est en outre la condition (mentale) pour son fonctionnement dans le nouveau système (s’il n’a pas saboté Hitler, il ne sabotera pas non plus la construction). Pourtant la pièce se termine avec une vision optimiste de l’avenir : l’ouvrier méritant et son contradicteur construisent ensemble le socialisme :
« Quand est-ce qu’on commence ? – Le mieux tout de suite. On n’a pas beaucoup de temps »
et cette lecture finit par s’imposer à la fin des années 1950 après de longues discussions. Cependant avec sa pièce La déplacée sur la transformation socialiste de l’agriculture de la RDA – de la réforme agraire à la collectivisation et création des coopératives de production en 1960 – Müller rompt définitivement avec le tabou de la représentation des débuts difficiles. Autant le dessin des figures est typé, autant les problèmes existentiels de la communauté villageoise sont présentés de manière réaliste. Les parcelles réparties suffisent à peine à la survie, les déplacés sont traités comme des «réfugiés», insultés comme «polack» et «vermine 8.», pour les puissants, ce qui compte est que celui qui s’est élevé ne retourne pas à l’étable :
«La main / S’est ramollie, le pouvoir rend les mains molles»
Et pour que leurs champs soient labourés les paysans bradent leur propre fille aux tractoristes. Si la transformation de l’agriculture ne se déroule pas sans accroc, «selon les prévisions du plan», ce sont avant tout les hommes qui y font obstacle9.
Compte tenu de cette approche critique, c’est moins l’interdiction de la représentation qui étonne que l’appréciation portée en propre par Müller sur sa pièce et les répétitions :
« nous avons fait cela en toute innocence en pensant que nous faisions quelque chose d’énorme pour le socialisme et la RDA ».
La construction du mur complique encore d’avantage la situation et là aussi on est étonné par une frappante erreur d’interprétation de Müller :
« Nous étions heureux de cela [ie la construction du mur] car nous pensions que désormais, comme le méchant ennemi ne pouvait plus nous déranger, nous allions pouvoir parler et écrire ouvertement sur ce qui se passait dans le pays. Nous le croyions tous. Au même moment – cela je ne l’ai appris que plus tard par Stephan Hermlin – Otto Gotsche, le secrétaire d’Ulbricht, avait dit à Hermlin : maintenant nous avons le mur et nous y écrabouillerons quiconque sera contre nous. Ce qu’après coup je trouve si remarquable, c’est notre naïveté, notre innocence ».
Cette innocence et cette naïveté, on la fera passer à l’auteur et au metteur en scène. On en fera un exemple. Après des interrogatoires sévères encore dans la même nuit, les comédiens ont pris position contre la pièce, toutes les institutions culturelles importantes devaient prendre position. Ni les quelques témoignages de solidarité lors de la réunion de l’Union des écrivains, ni la défense de Müller ne purent atténuer les conséquences drastiques et l’exclusion de l’Union des écrivains10.
 Si à la suite de cela, il se consacra avec Philoctète en apparence à un thème de l’antiquité grecque, la pièce suivante traite à nouveau un matériau de RDA : la théâtralisation du roman d’Erik Neutsch «Spur der Steine»(La trace des pierres). Chez Müller, une pièce qui transpose la construction du socialisme dans la métaphore générale du «chantier de construction» et qui donc s’appelle La construction, mais là aussi le succès ne sera pas au rendez-vous : La pièce est parue parallèlement à la célèbre version filmée de la pièce, sans qu’il y ait eu de point de convergence au-delà du matériau de base ; presque au même moment tant le film que la pièce ont été sévèrement critiqués au 11ème Plenum du Comité central du SED en décembre 1965 et interdits. Müller a fait plusieurs tentatives pour sauver la pièce après son interdiction, il y en a en tout sept versions et après le rejet de la quatrième version (publiée début 1965 11.) il continue de modifier le texte en faisant de la «conquête RDA» une expérience historique établie dans ses fondements essentiels. Mais les efforts pour réussir ainsi à obtenir des représentations de la pièce échouent, elle reste interdite et Müller retire les modifications. Dans ce contexte, il y a une histoire intéressante que raconte Müller dans les années 1990 :
« [Heinar Kipphardt] m’a raconté un jour une version ramassée de ma biographie. Je l’ai trouvée très éclairante. Il a dit que ma biographie lui rappelait l’histoire d’un homme invité par un autre homme, un homme très riche, dans sa villa à l’entrée de la ville, ils ont une très bonne conversation, boivent bien, mangent bien. Après cela l’hôte dit à son invité : vous pouvez prendre un raccourci, passer par le jardin et vous serez plus rapidement à l’arrêt de bus… L’invité passe par le jardin, tombe dans une fosse à purin réussit au bout d’un moment à en sortir. L’année suivante le riche hôte l’invite à nouveau. Ils ont une très bonne conversation, boivent bien, mangent bien. Après cela l’hôte dit à son invité : vous pouvez prendre un raccourci, passer par le jardin. L’invité tombe à nouveau dans la fosse à purin. L’année d’après même chose. A nouveau la fosse à purin. La morale de cette histoire était selon Kipphard la suivante : la première fois, l’on pouvait encore admettre qu’il s’agissait d’un regrettable accident. La deuxième fois, on pouvait se mettre à suspecter l’hôte d’être une méchante personne. La troisième fois, il fallait bien commencer à se demander si l’invité n’était pas un idiot. Ce serait une version raccourcie de ma biographie»12.
«Tu peux m’appeler RDA», cette citation ironiquement détournée, tirée de  La construction est le revers de la biographie : la fixation de Müller sur l’utopie de l’arrivée d’une nouvelle époque, même si elle a l’allure d’une «vieille femme sanguinolente» comme l’exprimait Brecht, est concevable car nonobstant le caractère artificiel de sa construction, la RDA reste une alternative au national-socialisme de l’enfance vécu comme une dictature.
«La pression de l’expérience pousse la langue dans la poésie».
Avec ce credo (de TS Eliot), Müller pose les jalons pour la lecture d’une œuvre qui repose sur l’expérience d’une «Vie sous deux dictatures».
On a beaucoup reproché à Müller, surtout du coté occidental, et surtout après 1989, son attachement au socialisme. Même si, à partir de 1970, se met en place petit à petit une réhabilitation de l’auteur, commencée en 1973 avec la mise en scène de Ciment  par Ruth Berghaus et officialisée par l’attribution du Prix national de la RDA en 1986, cela ne se fait pas sans discussion. Ce qui est nouveau, c’est qu’en raison de sa notoriété internationale grandissante, il peut se rendre dans les pays étrangers «non socialistes» mais c’est précisément cela qui le conforte dans sa vision de la RDA du moins dans les prises de position publiques :
«rentré chez moi de Francfort la dévastée en passant par la vitrine de Berlin-Ouest dans la trouble lumière de la gare Friedrichstrasse, je suis content que Rosa Luxemburg, juive de Pologne, révolutionnaire en Allemagne soit enterrée de ce côté-ci du mur ».
« Ce côté-ci » du mur est celui à partir duquel Müller écrit. Il est celui d’un positionnement sans réserve pour la RDA même s’il participe au discours international. Rosa Luxemburg est la garantie du ,bon côté ‘ ce que cela signifie n’est pas explicité en tant que tel pas plus que le fait de rester en RDA n’est justifié de manière positive :
« On me demande parfois pourquoi je reste en RDA . Personne ne demanderait à un français pourquoi il reste en France13 ».
De cette constellation naît un dilemme qu’on ne peut peut-être décrire que comme un grand écart. Un exemple : dans la lettre culturelle au journal Le Monde (1979), il tente de faire comprendre quelque chose des problèmes de réception du théâtre en RDA au-delà du «cliché médiatique dissidence et/ou dogme» «bureaucratie et censure» sans admettre que la possibilité d’être compris soit donnée : «ce qui sépare deux expériences ne se prête pas à discussion». L’Est et l’Ouest se concrétisent en «deux expériences allemandes séparées» transformées en deux états : la RFA, «firme assainie par rétrécissement, fondée sur le terrain des réalités, qui est le sol marécageux de l’histoire allemande», la RDA comme «naissance prématurée par césarienne entre les classes, les familles, les individus[…], avec pour fondement, l’utopie» dont la population, cependant, vit sous  le feu roulant de la publicité», ne paye pas sa contribution à la consolidation de l’avenir avec des hourras».«Marécages de l’histoire» versus «utopie» et «avenir», les mots sont sans équivoque et attribués (de manière polémique) à chaque côté. Ainsi Müller refuse dans ce texte les modèles de description typiques de la dichotomie en cours de «dissidence et dogme» (en d’autres termes «prise de parole/ silence14.»)en faveur d’une vie dans le socialisme. Cependant sa vie ne le mène pas en dehors de ces dichotomies. «Je regrette d’être resté dans des généralités. Il est difficile sans espace public et à distance de ne pas écrire en lettres capitales». Si donc Müller à la fin du texte se contente de saluer «l’arbre solitaire à l’entrée de l’aéroport CHARLES DE GAULLE» cela reflète le dilemme de l’auteur, quand les destinataires se perdent, un processus que Müller dans les textes de années 1980 reflétera pour un public de RDA.
Après 1989, nouveau déplacement de ligne. Müller pressé de tous côtés de livrer la pièce adéquate pour la chute du mur, ne la livre pas. Son dernier drame Germania 3 Les spectres du Mort Homme fait se succéder en flashes différentes scènes de l’histoire allemande sans thématiser directement la Chute du mur, ce qui cependant constitue typiquement un commentaire à la manière de Müller car l’insistance sur l’histoire avec ses trames répétitives dit plus de choses sur l’actualité qu’une soi-disant pièce d’actualité :
« la période la plus riche dans la dramaturgie fut celle de la renaissance élisabéthaine, l’époque de Shakespeare. L’événement historique le plus marquant a été la destruction de l’Armada signalant la fin de la domination mondiale de l’Espagne. Cet événement n’est évoqué dans aucune pièce de cette période. Mais ses échos forment le matériau. Il n’est pas nécessaire que le factuel apparaisse »
Après 1989, la poésie devient un miroir singulier de l’auteur :
Dans la nuit à l’hôtel ma scène
N’est plus ouverte Les textes
Viennent non rimés la langue refuse le vers blanc
Devant le miroir se brisent les masques Aucun
Comédien ne m’ôte le texte Je suis le drame
MÜLLER VOUS N’ÊTES PAS UN OBJET POÉTIQUE
ÉCRIVEZ DE LA PROSE Ma honte a besoin de mon poème 15.
peut-on lire dans un texte de 1992. S’il s’agissait dans les pièces selon sa propre expression de devenir «sujet de l’histoire16.»et d’acquérir un pouvoir d’agir, les sujets des poèmes ont besoin d’une scène au plus pour l’auto-réflexion. Mais si le miroir devient un accessoire nécessaire il renvoie toujours à celui qui l’utilise17 Vingt-huit années après l’«autocritique» qui a succédé à l’interdiction de  La déplacée arrive cette assimilation poétique de la forme schématique partidaire :
« AUTOCRITIQUE
Mes éditeurs fouillent dans de vieux textes
Parfois quand je les lis j’ai froid dans le dos J’ai
Écrit cela DÉTENTEUR DE LA VÉRITÉ
Soixante ans avant ma mort présumée
Sur l’écran je vois mes compatriotes
Avec leurs mains et leurs pieds voter contre la vérité
Dont il y a quarante ans j’étais détenteur
Quelle tombe me préservera de ma jeunesse18.
Il ne pourrait pas formuler plus nettement la distance envers son propre texte mais aussi exprimer la honte que «la propriété privée de la vérité» dans une société qui se définit principalement par des rapports de propriété collectifs soit condamnée à l’échec quand les «compatriotes» et donc la majorité de la population vote : la démocratie comme décision majoritaire (même si c’est avec les mains et les pieds, la «tête» = la pensée reste explicitement absente). N’étant plus en «possession de la vérité», Müller engage une révision des premiers textes. Il en ressort parfois d’étonnants renversements que nous n’aborderons pas ici.
Dans les années 1990, on n’épargnera cependant pas à Müller les reproches publics d’être malgré ses critiques resté en RDA, d’avoir joui des privilèges de la liberté de voyager, etc. Avec une effrayante patience, il ne cesse de réagir encore et encore avec la responsabilité de l’écrivain envers son œuvre et l’affirmation qu’il n’aurait pas pu écrire ce qu’il a écrit dans d’autres circonstances. On pourrait dire que la formule de titre de cet essai, «Tu peux m’appeler RDA» retombe littéralement sur l’auteur comme une méchante et ironique allusion de l’histoire quand, en 1993, dans le débat public, en raison des reproches de collaboration avec la Stasi, à l’exemple de son rôle/sa personne, on évoque de nouveau de manière exemplaire la RDA, en mélangeant (comme déjà chez Christa Wolf et d’autres) résolument l’œuvre et l’auteur et l’on parle en conséquence de « la détérioration de la littérature par ses auteurs »
« Et il reste beaucoup / Telle sur les épaules une /charge d’échecs / A maintenir.
(Und vieles/ Wie auf den Schultern eine/ Last von Scheitern ist/ Zu behalten).
Cette citation de Hölderlin redevient actuelle pour Heiner Müller et il continue de considérer que son travail consiste à «s’exprimer comme écrivain» c’est à dire par la littérature. Il réalise ainsi un travail de mémoire et en même temps exerce une résistance comme le refoulement, car le refoulé, tel est l’avertissement de Müller, fait retour sous une forme différente le plus souvent violente
«quand la Lit[térature] la mémoire […] (Tâche de l’art : réappropriation de l’espace contre les remous du temps- conservateur dans un sens presque déjà révolutionnaire aujourd’hui (→ poubelle de l’histoire) – nouvelle incapacité à faire le deuil qui se retourne en violence sourde // je parle d’un deuil qui est le contraire de[la]pleurnicherie (nostalgie) + un nouveau travail de l’art 19.»
Les notables efforts de Müller pour ne pas jeter son expérience avec la RDA dans les « poubelles de l’histoire » ne sont ainsi que la poursuite logique de son travail dans lequel le passé appose son sceau sur le présent et ne se contente pas d’être une réaction à des blessures personnelles. Les expériences sont moteur de l’art, le travail de l’art en est l’expression, il n’y a pas de fin en vue car le fantôme de Hamlet – symbole de l’inachevé (du passé) – hante encore notre présent aujourd’hui. L’accent de ce travail de mémoire est placé sur «l’échec» comme expérience. Historiquement, il offre d’être dans une avance d’expérience puisque, selon Müller, elle reste à venir aussi pour les « vainqueurs » de l’histoire.
«Comme des morceaux non digérés qui remontent – de l’enterré qui se lève (la main sortant de la tombe)/ texte=pierre tombale ».
L’enfant mort du conte de Grimm20, dont le bras s’élève hors de la tombe, ne le retire qu’après que la mère dans un dernier geste de punition l’ait frappé avec la férule21. Contre ce traitement manuel du refoulement se dresse la conception de Müller du souvenir comme dialogue, la mémoire devient la reconnaissance du fond dont les morts veulent sortir et les textes acquièrent la fonction de pierres tombales.
Mais, pour savoir tout ce qu’il y a de non digéré, il faut de l’archéologie ce qui fait que l’impulsion principale se trouve dans les années 1990 aussi, sous le signe du concept de « Fouiller et se souvenir » de Walter Benjamin :
« Qui tente de s’approcher de son propre passé enseveli doit faire comme un homme qui fouille. Il ne doit pas craindre de revenir sans cesse à un seul et même état des choses – à le disperser comme on disperse la terre, à le retourner comme on retourne le royaume de la terre22
Sur ce point, une dernière anecdote de la fin des années 1980, dont il conviendrait de vérifier la véracité indépendamment de la probabilité de l’événement : Heiner Müller aurait dans les Alpes autrichiennes laissé tomber derrière lui des pièces de monnaie de RDA. A la question de savoir pourquoi il faisait cela, il avait répondu que c’était pour faire apparaître aux archéologues du futur la RDA plus grande qu’elle n’était.
Avec ces pièces (avec lesquelles selon le point de vue le désir et la réalité soit s’unissent soit se séparent) Müller paye son passage dans l’avenir qui ne s’en sortira pas sans ses fossoyeurs dans tous les sens du terme.
(Traduction Bernard Umbrecht)

 

1„Heiner Müller oder Leben im Material“ Müller im Gespräch mit Hermann Theißen, 1992, in: Die Deutsche Bühne, Nr. 8, 8.8.1992, S. 8-12. et Interview mit Wilfried F. Schöller: „Geschichten aus der Produktion“ (1975). In: Die Gespräche I.
2 Entretien avec Wilfried F Schöller (1975)
3 Hamlet-machine Les éditions de Minuit (Traduction Jean Jourd’heuil et Heinz Schwarzinger), page 76
4 Dans l’ »abysse » : «Furieuse attente / dans l’armure terrible / des millénaires» ibidem page 80
5 Même s’il a rétrospectivement dégradés les recensions comme « alimentaires »
6 Le texte se trouve dans La Bataille et autres textes Les éditions de minuit (Traduction Jean Pierre Morel)
7 Funktionnärshaltung
8 Les livres sont là pour être bazardés ou servir de chauffage : «la moitié du village fait cuire sa maigre soupe et s’essuie le cul avec la bibliothèque du château. .. Tu veux lire des livres, l’estomac dans les talons ? Déjà que j’arrive trop tard : les plus gros sont partis. Le meilleur c’est Meinkampf, celui-là, à Berlin, l’américain l’achète». (La déplacée –Traduction Irène Bonnaud et Maurice Tazschman -Les Editions de minuit, page 33)
9 Le passé ne pèse pas seulement sur le secrétaire du Parti, Flint : comme un épilogue symbolique, les spectres de Hitler et de Fréderic 2 lui sautent sur le dos et à chaque tentative de s’en débarrasser tombent l’un après l’autre tous les accessoires de déplacement et de propagande («le vélo, le drapeau,la pancarte, les livres»). Le résultat est lugubre : «Regarde de quoi il a l’air, notre État : rapiécé avec nos propres restes après douze ans de Heil Hitler et deux guerres, selon un modèle qui n’a pas poussé sur notre fumier. Et le vieil État, on ne l’a pas démonté nous-même. Résultat : ça coince au montage. Très vite, une pièce est mal assortie, la changer, ça prend du temps, et il faut le faire pendant la course, à pleine vitesse, vu qu’ils nous piquent les roues dès que la voiture s’arrête» Cf La déplacée (Traduction Irène Bonnaud et Maurice Tazschman) Les Editions de minuit, respectivement pages 33-34 et 89-90
10 Tragelehn a été licencié sur le champ du Théâtre de Senftenberg et mis à l’épreuve dans une mine de lignite à ciel ouvert à Klettwitz
11 Revue Sinn und Form 1-2/1965
12 Cette version raccourcie, Müller la qualifie dans son autobiographie  Guerre sans bataille  de 1992 de «très bonne histoire», mais dans l’entretien avec Hermann Theissen il souligne qu’il s’agit de la version de Kipphardt et que lui-même raconterait cette histoire autrement.
13 Cf l’entretien de Müller avec Rolf Rüth et Petra Schmitz Une des raisons d’écrire est la joie maligne : «c’est aussi une raison essentielle qui me fait rester en RDA, je n’ai pas besoin d’y remplir une déclaration de revenus»
14 En français dans le texte
15 MÜLLER A L’HOTEL HESSISCHER HOF in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 pages 120-121 Christian Bourgois Editeur. (Traduction . M. Taszman)
16 Cf la déclaration de Müller : «J’ai toujours été un objet de l’histoire et je cherche pour cette raison à en devenir un sujet (acteur) » in Je crois au conflit sinon je ne crois à rien, entretien avec Sylvère Lotringer
17 Müller note : «Si j’écris sur F(aulkner), j’écris bien sûr (au moins aussi) sur moi. Plus je disparais de moi-même, plus je deviens important. J’ai été si longtemps entraîné à m’ignorer que pour le reste de mon temps je ne vois quelque chose que dans un miroir» Archives Heiner Müller 5275
18 Extrait de TELEVISION in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 page 97 Christian Bourgois Editeur (Traduction Jean Jourdheuil, J.F. Peyret)
19 Esquisse tirée de l’archive Heiner Müller 5275. Les ratures ont été faites à la main sur le tapuscrit
20 Das eigensinnige Kind(l’enfant entêté) dans Contes pour les enfants et la maison des Frères Grimm
21 Ce geste de punition jusque dans la mort équivaut au rituel d’enterrement consistant à jeter de la terre sur le cercueil, selon Müller «un rituel barbare visant à maintenir les morts sous terre pour conjurer le scandale de la résurrection qui signifierait la fin de notre monde » in Müller Werke 2. Page 177
22 W. Benjamin : Ausgraben und Erinnern. In: Gesammelte Schriften, Bd. IV.1, S. 400-401n:
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