S’inscrivant dans la tradition des auteurs d’ Histoires d’almanach, tels Johann Peter Hebel ou Bertolt Brecht, Alexander Kluge se définit comme un chroniqueur. Il est l’auteur d’une immense Chronique des sentiments. L’image du chroniqueur – «et celle de ma vie», précise-t-il – est celle de Saint Jérôme en son étude, c’est à dire celle «du moine qui, à un moment donné au Moyen Âge, s’appuie sur des textes étrangers et les transmets».
Le texte qui suit fait l’objet d‘une petite suite
Je trouve cette peinture du père des humanistes par Antonello de Messine particulièrement intéressante – il en existe une de Dürer – en raison notamment de l’ouverture sur l’extérieur du cabinet d’études. Il est à la fois dans une séparation et dans une relation au monde.
Alexander Kluge a, au passage du 20ème au 21ème siècle, publié une Chroniques des sentiments (Chronik der Gefühle), vaste opus de 2000 pages et 800 histoires avec la volonté affichée de réaliser une collecte à transmettre. Une cinquantaine de ces histoires, quelques 250 pages, ont été traduites par Pierre Deshusses et publiées aux éditions Gallimard en 2003.
Chronique
Le Littré nous donne comme définition du mot chronique ceci :
1 Annales selon l’ordre des temps, par opposition à histoire où les faits sont étudiés dans leurs causes et leurs suites. Je veux que la valeur de ses aïeux antiques Ait fourni de matière aux plus vieilles chroniques, [Boileau, Sat. V] Il [le roi de Prusse] perdra ses États pour avoir fait des épigrammes ; ce sera du moins une aventure unique dans les chroniques de ce monde, [Voltaire, Lettr. Chauvelin, 3 octobre 1760]
2 Fig. La chronique, les chroniques, ce qui se débite de petites nouvelles courantes. Ces histoires de morts lamentables, tragiques, Dont Paris tous les ans peut grossir ses chroniques, [Boileau, Sat. X]
On a l’idée de petites nouvelles. Et on remarquera que dans la citation de Voltaire pointe déjà quelque chose d’une chronique de sentiments : perdre ses états pour avoir fait des épigrammes.
Parmi les traductions de Saint Jérôme, modèle pour Kluge, figure La Chronique universelle d’Eusèbe de Césarée, lequel «donnait un exemple précis de ce qui distinguait histoire et chronique : la chronique était un abrégé, l’histoire un récit tout à fait complet. Cassiodore ne dit pas autre chose s’appuyant expressément sur Eusèbe, il définit les chroniques comme imagines historiarum brevissimaeque temporum commemorationes : des ombres d’histoires, de très brèves évocations des temps».
(Guenée Bernard. Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen Âge.)
Des ombres d’histoire voilà qui est intéressant pour quelqu’un qui comme Kluge évoquera dans Die Lücke die der Teufel lässt (Les interstices du Diable) ouvrage qui prend la suite de la Chronique des sentiments la «dimension spectrale des faits objectifs». ( Die « Geisterwelt » der «objectiven Tatsachen»).
Les faits ont-ils une ombre ? A contrario, s’ils n’en avaient pas y aurait-il littérature ?
Restons encore un instant sur le mot chronique, sans fouiller plus avant dans ce qui distingue annales, chronique et histoire longtemps quasi synonymes, mais en rapprochant la notion telle qu’elle figure chez Alexander Kluge d’une autre tradition, celle des histoires d’almanach. Genre d’abord mineur, ces histoires souvent satiriques regroupées pour accompagner le calendrier de l’année, Johann Peter Hebel les a transformées en chef d’œuvre littéraire dans son Ecrin de l’ami rhénan ( Schatzkästlein des rheinischen Hausfrends) qui servit de modèle à Kafka et à Brecht, auteur lui-aussi d’histoires d’almanach (Kalendergeschichten).
Dans la préface de ses Histoires d’Almanach, Johann Peter Hebel écrit :
« Le motif de la publication de ce livre justifiera le titre que nous lui avons donné, et le titre justifiera la publication. C’est en effet l’auteur du livre qui, depuis quatre ans, a fourni à l’almanach badois intitulé Der Rheinländische Hausfreund les sujets qu’il contient ; la librairie J.G. Cotta a pensé qu’il serait dommage de laisser les meilleurs morceaux confinés dans le cercle des acheteurs de l’almanach, et de les voir disparaître sans retour avec l’année pour laquelle ils ont été écrits ; il les imprime donc en un petit volume séparé en même temps que les morceaux médiocres, afin que ceux-ci fassent mieux ressortir ceux-là.
Notre aimable lecteur voudra bien se rappeler qu’il a déjà entendu raconter ou lu autre part plusieurs de ces récits et anecdotes, ne fut-ce que dans le Vade mecum sorte de domaine commun à tous, dans lequel l’auteur lui-même a fait une partie de sa récolte. Cependant il ne s’en est pas tenu à une simple copie ; il s’est efforcé de donner à ces enfants du rire et de la belle humeur, un habit pimpant et coquet : et s’ils plaisent ainsi au public, son vœu le plus cher est réalisé, et il ne prétend à aucun autre droit sur ces enfants »
Trad : M. Ch. Feuillié accessible sur Gallica
Hebel ne prétend à aucun autre droit sur ses œuvres. Nous sommes au tout début du 19ème siècle. On peut retenir de cette préface que les histoires sont rassemblées dans un livre pour prolonger leur existence au-delà de l’année pour laquelle elles avaient été écrites. On ne choisit pas seulement les meilleures histoires car elles ne peuvent ressortir comme meilleures que s’il y en a de moins bonnes. Mais surtout, ce sont des histoires du domaine public où elles ont été collectées, elles appartiennent à tout le monde. Les histoires sont le plus souvent déjà là. Elles n’ont cependant pas été simplement recopiées mais parées d’un bel habit. Autant de choses que Kluge peut faire et fait siennes. Il s’inscrit dans la tradition des histoires d’almanach, celle de la collecte d’histoires préexistantes retravaillées pour être transmises, activité qu’il prête à Saint Jérôme. Ces histoires n’imposent pas une lecture continue. On y puise au gré de son envie ou de ce qui accroche le lecteur. En ce sens on n’a jamais fini de les lire. N’est-ce pas aussi un peu ce qui se passe avec nos blogs ?
Les frères Grimm ne sont-ils pas aussi des modèles de chroniqueurs ? Leur chronique ou leurs histoires d’almanach à eux s’appellent des contes. Contes pour les enfants et la maison.
A. Kluge est un conteur.
Sentiments
Hannah Arendt, Nathan le sage et l’humanité en de sombres temps
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« L’histoire connaît maintes époques où le domaine public s’obscurcit, où le monde devient si incertain que les gens cessent de demander autre chose à la politique que de les décharger du soin de leurs intérêts vitaux et de leur liberté privée. On peut les nommer justement de « sombres temps» (Brecht). […]
En de pareils temps, si les choses tournent bien, une espèce particulière d’humanité se développe. Pour être à même d’apprécier ses possibilités, il suffit de penser à Nathan le Sage, dont le véritable thème – «Il suffit d’être un homme» – détermine la pièce. L’appel: «Sois mon ami», qui résonne comme un leitmotiv à travers la pièce entière, correspond à ce thème. On pourrait aussi penser à La Flûte enchantée, qui a pour thème une telle conception de l’humanité, beaucoup plus profonde qu’on ne se l’imagine en général lorsqu’on ne prend en considération que la théorie courante au XVIIIe siècle d’une nature humaine unique, sous-jacente à la pluralité des nations, races, peuples et religions divisant l’espèce humaine. Si une pareille nature humaine devait exister, elle serait un phénomène naturel, et nommer «humain» un comportement conforme à cette nature serait impliquer que comportement humain et comportement naturel ne font qu’un.
Au XVIIIe siècle, le plus grand, et historiquement le plus efficace, avocat de cette sorte d’humanité fut Rousseau, pour qui la nature humaine commune à tous les hommes ne se manifestait pas dans la raison, mais dans la compassion, dans la répugnance innée, comme il disait, à voir souffrir un de ses semblables.
Avec un accord remarquable, Lessing a aussi affirmé que l’homme le meilleur est celui qui éprouve le plus de pitié. Mais Lessing était gêné par le caractère égalitaire de la pitié : le fait que, comme il l’a souligné, nous sentions, «quelque chose qui ressemble à la compassion» à l’égard aussi de qui fait le mal. Cela ne gênait pas Rousseau: d’accord avec l’esprit de la Révolution française, qui s’appuyait sur ses idées, il voyait dans la fraternité l’accomplissement de l’humanité. Lessing, au contraire, considérait que c’était l’amitié – aussi sélective que la pitié est égalitaire -le phénomène central où, seul, s’atteste l’humanité ».
Hannah Arendt
De l’humanité dans de sombres temps
in Vies politiques. Tel Gallimard page 20