Bonne et heureuse année / Frohes neues Jahr

avec l’arbre de l’année 2015 en Allemagne :
l’érable champêtre

mit dem Baum des Jahres 2015 :
der Feldahorn

Vieil érable champêtre photographié en automne devant la gare de Calau (NL)

Vieil érable champêtre photographié en automne devant la gare de Calau (NL)

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Bonnes fêtes ! Frohe Festtage !

 

« Sie werden mir doch gestatten eine heisse Mandelmilch zu trinken oder eine Torte mit Sahne zu essen oder Ihnen das Konzept zu verderben, je nach dem, je nach mir !»
Alfred Döblin : Futuristische Worttechnik: Offener Brief an F.T. Marinetti 1913

 

« Vous me permettrez tout de même de boire un lait aux amandes chaud ou de manger un gâteau à la chantilly ou de vous bousiller le concept, c’est selon le cas, selon mon humeur »
Alfred Döblin : Technique verbale futuriste / Lettre ouverte à F.T. Marinetti 1913
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Constanze Kurz : nous bégayons par la faute des logiciels

Dans l’une de ses contributions régulières écrite pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Constanze Kurz, spécialiste allemande du numérique, porte parole du Chaos Computer Club, se demande si les systèmes d’autocorrection ne conduisent pas l’orthographe allemande dans le mur. Du moins, estime-t-elle, en référence aux mots composés,  séparent-ils ce qui devrait rester assemblé.
On devrait lire Uni-Halle, halle de l'université et non Uni Halle, université de Halle

On devrait lire Uni-Halle, halle de l’université et non Uni Halle, université de Halle

 Constanze Kurz s’interroge sur la part du numérique dans un phénomène de plus en plus fréquent selon elle de détachement des mots contrairement aux règles d’orthographe de la langue allemande. C’est le problème des espaces laissés en blancs entre les mots qui forment un substantif composé. On connaît la capacité de l’allemand à forger des mots parfois d’une longueur qui peut paraître caricaturale. Jusque récemment le mot le plus long « Rindfleischetikettierungsüberwachungsaufgabenübertragungsgesetz » (« loi sur le transfert des obligations de surveillance de l’étiquetage de la viande bovine »),comportait 63 lettres. La loi ayant été rendue caduque par une réglementation européenne, le mot lui-même n’a plus de raison d’être. Le record est désormais détenu par “Kraftfahrzeughaftpflichtversicherung” (La garantie responsabilité civile pour véhicule automobile)  relie entre eux 36 caractères.
Ce sur quoi notre auteure trébuche, c’est la tendance à ne plus relier entre eux les mots qui devraient l’être, insérer des espaces là où il ne faut pas ou à omettre les traits d’union comme le montre notre image. Les automates de correction sont, dit-elle, d’impitoyables censeurs. Elle donne deux exemples tirés de l’espace public : Peggy’s Friseur Salon au lieu de Peggys Friseursalon ou Bau Schlosserei Müller au lieu de Bauschlosserei Müller.
« Le hic vient de ce que les règles d’orthographes implémentées dans les algorithmes sont faux. La plupart des systèmes de correction orthographiques qui sont présents partout dans les téléphones, les tablettes,les applications de messagerie, les programmes de traitement de textes ou les logiciels de reconnaissance vocale ne contiennent que des dictionnaires qui connaissent peu de substantifs composés. Ils ne sont munis d’aucun dispositif de règles adéquat et ne peuvent donc pas reconnaître un assemblage correct et ne peuvent parfois même pas être élargis par l’utilisateur. Leur pouvoir épidémique s’étend avec la rigueur impitoyable de l’ordinateur ».
La petite ligne ondulée soulignant en rouge le mot inconnu du dictionnaire sème le doute et l’incertitude. Faut-il résister à l’ordinateur ? N’est-on pas soi-même en faute ?
Nous capitulons devant des logiciels mal écrits
« C’est dans les instruments mobiles à écrans tactiles que  le correcteur automatique frappe le plus. »
Et l’on peut s’estimer heureux d’obtenir un mot décomposé en ses éléments à la place d’une injure. Selon Constanze Kurz, beaucoup d’utilisateurs renoncent alors et se plient aux exigences d’un algorithme imparfait. Lui imposer sa propre volonté coûte de l’énergie, des nerfs et du temps sauf à désactiver le correcteur d’orthographe.
« Ce qui se perd, c’est la créativité, le plaisir de l’expression et bien sûr la poésie dans l’invention de nouveaux mots composés. Les conséquences sont ces bégaiement substantivés de mots hachés qui semblent être ressentis comme normaux par de plus en plus de personnes. Il ne s’agit pas du tout comme on l’avance, en s’excusant de manière résignée, d’un développement progressif de la langue comme on peut l’observer ailleurs. Nous capitulons devant des logiciels mal écrits qui ont été développés sans l’apport des linguistes ou d’autres experts du domaine. »
Les programmeurs travaillent à l’économie et ne sont pas ceux qui sont compétents dans le sujet qu’ils traitent Les algorithmes ne sont neutres, ils ne sont que la manifestation d’une volonté humaine exprimée dans le logiciel. Mal conçus, ils répandent l’erreur.

La fausse route du paternalisme algorithmique

Pour conclure Constanze Kurz dénonce ce qu’elle appelle le paternalisme algorithmique :
« Un phénomène proche se développe en ce moment dans la politique et les sciences sociales sous l’appellation « Nudging ». Il s’agit de faire en sorte par des avantages financiers mais aussi par des logiciels comme des applications pour téléphone mobile que les hommes aient le « bon comportement » : par exemple se nourrissent conformément à ce que le credo du moment considère comme « sain ». Il y a là aussi des indications qui montrent que le paternalisme fait fausse route. Si les applications alimentaires avaient été écrites quelques décennies plus tôt elles veilleraient sans doute à distribuer des bons points parce que nous consommons des quantités d’épinards car l’on croyait encore que c’était bon pour les ressources en fer.
De telles croyances étaient à l’époque déjà suffisamment problématiques car ils conduisaient facilement au dogme dont il était difficile de se défaire. Si l’on cimente cela par des logiciels destinés à piloter et à modifier les comportements humains, alors l’inflation d’espace entre les mots nous paraîtra anodin ».
L’article en allemand
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Friedrich Nietzsche et les « apologistes du travail »

 

173. Les apologistes du travail.

Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité comme la divinité suprême. – Et puis ! épouvante ! Le « travailleur », justement, est devenu dangereux ! Le monde fourmille d’ « individus dangereux »! Et derrière eux, le danger des dangers – l’individuum !
Friedrich Nietzsche Aurore – Pensées sur les préjugés moraux
Œuvres philosophiques complètes tome IV Traduction Julien Hervier (Gallimard)

 

 

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Anna Seghers : « Trois femmes d’Haïti »

Anna Seghers quoiqu’un peu oubliée aujourd’hui, peut-être provisoirement seulement, était une grand dame de la littérature allemande. Pourquoi dire était ? Elle l’est toujours comme vient le rappeler la publication aux éditions Le temps des cerises de sa dernière œuvre, Trois femmes d’Haïti. Parue en 1980, elle était inédite en français. Trois nouvelles, trois femmes, trois époques, trois contextes historiques liés à un même lieu, Haïti, « fille de Colomb et de la mer ». Une écriture concise à portée universelle. Du grand art !
Anna Seghers corrigeant les épreuves à Altenhof  Source de l'image : http://www.anna-seghers.de/biographie_berlinlast.php

Anna Seghers corrigeant des épreuves à Altenhof
Source de l’image : http://www.anna-seghers.de/biographie_berlinlast.php

Dans la première nouvelle, La cache, Taoliina plonge dans la mer s’échappant du navire qui devait la ramener en Espagne pour être offerte à un grand du royaume. Changeant de direction, elle échappe à ses poursuivants et se réfugiera dans une grotte où elle vivra dans la solitude avec la « violente » nostalgie de la mer qui l’aidera à s’évader mais pas comme la première fois :
« Un jour, alors qu’elle était étendue dans sa grotte, une tempête d’une violence extrême éclata. La mer arrachait des morceaux à la côte. Des arbres furent déracinés. Les parois de la grotte cédèrent. Taoliina rampa le long de l’issue dérobée que les éboulements obstruaient en partie. Elle se cramponna à la roche le temps de reprendre haleine. Son visage fut bientôt dévoré par le sel des embruns. Où sont mes enfants ? Dans les mines ? Sous les chaînes ? En prison ? Sur la mer ? A chaque instant, le ressac menaçait de l’emporter. Elle mit ses dernières forces à s’agripper à un bloc de rocher. Au milieu de ce danger, elle sentit que la mer tentait de l’aider, la mer qui dès tout enfant lui avait été si familière.
Elle sut que son évasion était réussie. »
Dans La clef, la femme d’Haïti se prénomme Claudine. On la retrouve avec Amédée dans le Jura. Il avait réussi à se faire embaucher sur le chantier d’une construction de route pour se trouver à proximité de la prison où est enfermé Toussaint Louverture à qui ils vouent, Claudine et lui, un culte depuis le jour où …
Claudine raconte comment après avoir été achetée au marché aux esclaves, elle fut, pour une maladresse – elle avait fait tomber un vase qui valait trois fois plus que son prix d’achat à elle – enfermée dans un cachot creusé à même le mur derrière une grille qui lui écrasait les côtes. Toussaint Louverture avait été encouragé par la France révolutionnaire à libérer Haïti de l’esclavage. Elle avait eu  beau crier quand ils sont arrivés, les libérateurs sont passé  à côté d’elle sans la voir. Enfin, l’un d’eux s’arrêta :
« il se dressa à contre-courant du flot humain qui roulait autour de lui, il était fort et de grande taille. Il se pencha vers moi et me dit : Calme-toi tu seras bientôt libre. Toutefois, il n’arrivait pas à briser la serrure du premier coup. Sa voix gronda : Apportez la clef.
C’était Amédée qui gardera toujours la clef autour de son cou jusqu’à l’emporter dans sa tombe. Claudine refusera de la porter. Elle ne sera transmise à personne après sa mort et celle de Toussaint Louverture qui l’avait prise dans ses mains. D’instrument de libération, la clef était devenue une relique. Entre temps, comme dit un réplique de la pièce de Heiner Müller, La mission, tirée d’une nouvelle d’Anna Seghers Lumières sur le gibet faisant partie d’Histoires des Caraïbes, « La France s’appelle Napoléon ».
A chaque fois la libération de la femme se fait à contre-courant des flots. Il en va ainsi aussi pour Luisa dans la troisième nouvelle La séparation. Après la prison grotte pour Taoliina, la prison domestique pour Claudine, la prison d’Etat pour Luisa.
Luisa regarde s’éloigner le bateau qui emporte Cristobal dont la vie est menacée par les « Diables vaudou », les troupes de choc de Bébé Doc, rejeton dictateur de la famille Duvalier. Il est parti à Cuba apprendre à enseigner. La séparation sera définitive même quand ils se reverront. Cristobal revient marié à Mania une fille de riche qui lui permet de construire la bibliothèque dont il rêvait pour son peuple martyrisé. Il ne se préoccupe pas de Luisa qui s’est lié d’amitié avec Juan. Les tontons macoutes saccagent la bibliothèque, arrêtent Luisa qui est jetée en prison. Cristobal s’enfuit à Paris avec sa femme. N’y tenant plus, il retourne seul à Haïti « faire ce qu’il faut pour son pays dans son pays » et non pour une ancienne petite amie, motif non suffisant pour un révolutionnaire professionnel. A la chute du dictateur les prisons sont libérées non sans qu’auparavant les geôliers massacreurs ne se soient livrés dans les cellules les plus reculées aux pires exactions et mutilations envers les prisonniers. Juan rappelle à Cristobal l’existence de Luisa. Ils partent à sa recherche. Cristobal ne la reconnaît pas.  Peut-être pas seulement parce qu’elle est totalement défigurée. Juan lui la reconnaît à son doigt. Cristobal a du mal à y croire. Libre, elle restera pour lui – terrifiante instrumentalisation – « la preuve vivante et inchangée des persécutions qu’elle a subies ». Il refuse la proposition d’une opération de chirurgie esthétique. Luisa comprend que sa défiguration perpétue la séparation. Mais on ne peut pas vivre sans joie. Un petit bonheur valant mieux que pas de bonheur du tout, Luisa marie Cristobal à Susanna, la fille de Juan.
Les trois nouvelles forment un tout ? Elles ont été écrites en 1977-78 ensemble et sont faites pour être lues ensemble.  Les éditions Le temps des cerises publient en même temps, le témoignage inédit en français de Pierre Radvanyi sur sa mère : Au-delà du fleuve, avec Anna Seghers. On y lit page 146 :
« Nous n’allâmes plus à Altenhof, mais à Lindow, dans une maison de repos plus grande, au milieu d’un parc au bord d’un lac. Ma mère y corrigea les épreuves et la maquette de ses derniers récits, Drei Frauen aus Haiti (Trois femmes d’Haïti). Apprenant ce qui s’était passé au Cambodge sous le régimes des Khmers rouges, elle demanda stupéfaite : comment un gouvernement peut-il en arriver à détruire son propre peuple ? ».
Des tontons macoutes aux khmers rouges, Haïti est une métaphore du monde.
Mise en page 1
Anna Seghers : Trois femmes d’Haïti
Nouvelles – Le temps des cerises – Romans des Libertés- 8 euros
Traduit de l’allemand par Bruno Meur Postface d’Hélène Roussel
Pierre Radvanyi : Au-delà du fleuve, avec Anna Seghers Mise en page 1
Récit / Témoignage – Le temps des cerises – Récits des libertés -14 €
Netty Radvanyi est le nom véritable d’Anna Seghers. Avec son fils Pierre Radvanyi, né en 1926, on suit la famille contrainte à l’exil dès 1933, à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Après avoir trouvé refuge à Paris, c’est l’exode, la clandestinité, le père emprisonné, Marseille et l’attente anxieuse de visas et de bateaux, les Antilles, le Mexique, le retour enfin en Allemagne en 1947. Pierre, lui, choisit Paris mais rend souvent visite à sa mère.
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Bertolt Brecht : « La radio serait-elle une invention antédiluvienne ? »


« L’homme qui a quelque chose à dire se désole de ne pas trouver d’auditeurs, mais il est encore plus désolant pour des auditeurs de ne trouver personne qui ait quelque chose à leur dire
». (Bertolt Brecht)

« Je me souviens de la première fois où j’ai entendu parler de la radio. C’était dans des entrefilets ironiques relatant qu’un véritable ouragan radiophonique était en train de dévaster l’Amérique. On avait pourtant l’impression que cet événement’ n’était pas simplement une mode, mais aussi quelque chose de vraiment moderne.
Cette impression se dissipa très vite lorsque nous entendîmes à notre tour la radio chez nous. On se demanda d’abord, bien sûr, avec étonnement, d’où venaient ces productions sonores, mais cet étonnement fit place à un autre : quelles étaient ces productions qui nous venaient de l’éther ? C’était un triomphe colossal de la technique que de pouvoir désormais faire parvenir au monde entier une valse de Vienne et une recette de cuisine; et cela pour ainsi dire en restant dans sa cachette.
C’était un événement marquant pour l’époque, mais pour quoi faire ? Je me rappelle une vieille histoire dans laquelle on montre à un Chinois la supériorité de la culture occidentale. A sa question : « Qu’y a-t-il chez vous? », l’occidental répondait : « Le chemin de fer, l’automobile, le téléphone ». – « Vous m’excuserez » répliquait alors poliment le Chinois, « mais je dois dire que tout cela nous l’avons déjà eu, puis oublié. » J’eus aussitôt au sujet de la radio l’impression effroyable que c’était un appareil immensément vieux, emporté jadis par le déluge dans l’oubli.
Nous avons chez nous la vieille habitude d’aller jusqu’au fond des choses, y compris au fond des flaques les moins profondes, quand il n’y a rien d’autre. Nous faisons une consommation énorme de choses au fond desquelles nous pouvons aller. Et il n’y a chez nous que très peu de personnes qui soient prêtes, le cas échéant, à s’en passer. C’est un fait que nous nous laissons toujours embobiner par les possibilités. Toutes ces villes qui s’élèvent aujourd’hui autour de nous ont sans aucun doute surpris cette bourgeoisie complètement épuisée, usée par ses faits et méfaits, et aussi longtemps que c’est la bourgeoisie qui les tiendra, elles demeureront inhabitables. La bourgeoisie les juge uniquement en fonction des chances qu’elles lui donnent naturellement. De là cette énorme surestimation de toutes les choses et de tous les systèmes qui recèlent des « possibilités ». Personne ne se soucie des résultats effectifs. On s’en tient simplement aux possibilités. Les résultats effectifs de la radio sont affligeants, mais ses possibilités sont « infinies» : la radio est donc une bonne chose.
C’est une très mauvaise chose.
Si je pensais réellement que cette bourgeoisie avait encore au moins cent ans à vivre, je veux bien parier qu’elle passerait encore des centaines d’années à· déblatérer sur les « possibilités » que recèle, par exemple, la radio. Tous ces gens qui prisent la radio le font uniquement parce qu’ils y voient un objet pour lequel on peut inventer « quelque chose ». Et ils auraient raison dès l’instant où l’on aurait trouvé « quelque chose » justifiant, si elle n’avait déjà eu lieu, l’invention de la radio. Toute production artistique, de quelque espèce qu’elle soit, commence dans ces villes de la façon suivante : un homme va trouver un artiste et lui dit qu’il dispose d’une salle. L’artiste interrompt alors le travail qu’il avait entrepris pour le compte d’un autre, lequel lui avait dit qu’il disposait d’un mégaphone. Le métier d’artiste consiste en effet à trouver quelque chose qui puisse excuser a posteriori que l’on ait fait, sans réfléchir à leur destination, la salle et le mégaphone. C’est un métier difficile et une production malsaine.
Je souhaite fort que cette bourgeoisie ajoute à son invention de la radio une autre invention qui permettrait également de fixer une bonne fois tout ce qui peut être communiqué par la radio. Les générations à venir pourraient alors considérer avec surprise comment une caste, en permettant de dire à toute la planète ce qu’elle avait à lui dire, avait en même temps permis à la planète de constater qu’elle n’avait rien à lui dire.
L’homme qui a quelque chose à dire se désole de ne pas trouver d’auditeurs, mais il est encore plus désolant pour des auditeurs de ne trouver personne qui ait quelque chose à leur dire.»
Bertolt Brecht Théorie de la radio in Ecrits sur la littérature et l’art 1 (Editions de L’arche 1970)
Le texte date de 1927/28 et fait partie des quelques textes regroupés sous le titre Théorie de la radio qui contient également des Propositions au directeur de la radio (1927), des notes pour le Vol au-dessus de l’océan (Pièce radiophonique 1929), d’un discours sur la fonction de la radio La radio appareil de communication (1932)
Dans les Propositions au directeur de la radio, Brecht lui conseille : Je pense donc que vous devriez vous rapprocher vous et vos appareils des événements réels et ne pas vous contenter de reproductions et d’exposés. Il appelle également à des créations spécifiques. Pour expérimenter le roman radiophonique, il suggère de faire appel aux meilleurs des meilleurs et cite Alfred Döblin. Il faut, dit Brecht dans le discours sur la fonction de la radio transformer la radio « d’appareil de distribution en appareil de communication ». En d’autres termes, les auditeurs doivent devenir des émetteurs, des producteurs de contenus.
« La radio pourrait-être le plus formidable appareil de communication qu’on puisse imaginer pour la vie publique, un énorme système de canalisation [un réseau] ou plutôt elle pourrait l’être si elle savait non seulement émettre mais recevoir, non seulement faire écouter l’auditeur mais le faire parler, ne pas l’isoler mais le mettre en relation avec les autres. Il faudrait alors que la radio, abandonnant son activité de fournisseur, organise cet approvisionnement par les auditeurs eux-même ».
En matière d’information, il suggère à la radio de « transformer les informations données par les gouvernants en réponses aux questions des gouvernés ». Brecht n’en dira pas beaucoup plus et ne fera pas ou très peu de radio, sceptique sur ses possibilités dans son époque,  contrairement à Walter Benjamin qui l’expérimentera pendant cinq années sans laisser d’écrit théorique sur la question. Les deux partageaient le même souci didactique. Benjamin a notamment travaillé en direction des enfants à qui entre autre il apprend la grande ville. C’était la radio avant la télévision. Peu de temps après, les nazis s’empareront du media radiophonique et sauront quoi en faire.
Quel serait pour nous pas loin de cent ans plus tard l’équivalent de ce que fut pour Brecht la technique radiophonique ? Nous avons des réseaux mais avons-nous résolu la question que pose Brecht pour la radio à savoir pour en faire quoi ? Les canaux à double sens que réclamait Brecht existent. Qu’est-ce qu’on fait passer dedans ? Et qui se trouve à l’autre bout ?
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Christa Wolf : le rituel hypomnésique du « jour dans l’année »

Mon nouveau siècle
Pour décrire ce que pratique Christa Wolf avec une constance sans faille et avec grand soin depuis 1960, le terme d’hypomnemata vient à l’esprit. Prenons le d’abord au sens où Sacha Lobo l’utilisait dans un article de lui que j’ai traduit cette année :
«  Une traduction approximative serait (écriture) de mémoire mais sa force vient du fait qu’elle est une écriture de l’observation de soi. Que fait de moi le monde »?
Je retiens Ecriture de l’observation de soi et Que fait de moi le monde ? N’est ce pas un peu la manière dont la romancière allemande définit ce rituel du jour dans l’année ? Mais il n’y a pas que cela. Il y a également chez elle une fascination pour le potentiel narratif de la vie quotidienne.
Au départ, une idée de Maxime Gorki qui, en 1935, avait invité les écrivains du monde entier à raconter une journée de leur vie, la même pour tous, le 27 septembre. En 1960, le journal soviétique, aujourd’hui russe, Izvestia, reprenait cette initiative à laquelle Christa Wolf avait répondu. Elle se demande dans la préface à la première édition de ces « Un jour dans l’année » qui vont de 1960 à 2000 et qui sert de préface à ceux du nouveau siècle (2001-2011), ce qui fait qu’elle n’a plus cessé depuis.
Elle fournit plusieurs raisons sur lesquelles il est intéressant de s’arrêter. Elle cite en premier « l’horreur de l’oubli » : fournir au moins une fois dans l’année « un pilier fiable à la mémoire » pour retenir ce qui sans cela serait une « irrémédiable perte de l’existence » :
« en dressant ce constat ponctuel à intervalles réguliers, j’espérais pouvoir obtenir une espèce de diagnotic au fil du temps : expression de mon envie d’y voir clair dans les situations, les êtres, mais en premier lieu en moi-même » (C’est moi qui souligne)
Cet exercice d’écriture constitue la journée en mémoire d’une journée. Christa Wolf précise que ces notes sont «  plus qu’un simple matériau », tout en étant également différents du journal intime. Si les notes sont prises le jour même, leur rédaction peut être différée et la journée déborde sur celles qui ont précédé et parfois sur celles qui suivent. La journée elle-même a son histoire, charrie de l’histoire.
« Les hypomnemata sont, en tant qu’actes d’écriture de soi, une modalité de constitution de soi. Sans ces hypomnemata, le risque est grand de sombrer dans l’agitation de l’esprit (stultitia), c’est à dire dans une instabilité de l’attention, le changement des opinions et des volontés. Cette attitude se caractérise par le fait que l’esprit est tourné vers l’avenir, le rend curieux de nouveautés mais l’empêche de se constituer en propre. C’est ce que nous retrouvons dans le zapping d’aujourd’hui.  L’écriture des hypomnemata, écrit Foucault, s’oppose à cet éparpillement en fixant des éléments acquis et en constituant en quelque sorte « du passé », vers lequel il est toujours possible de faire retour et retraite.  (Foucault, Dits et écrits, t2 p.1239) ». Christian Fauré 
Cela décrit très bien ce que Christa Wolf a entrepris avec le rituel du jour dans l’année. La réserve concerne la question de la publication. Celle-ci n’était pas posée au départ. L’enjeu au départ était celui-ci : «  La verbalisation de notre subjectivité » est une nécessité face à sa réification et marchandisation, écrit Christa Wolf. En 2003, elle prend la décision par devoir professionnel de rendre publique la première série qui va de 1960 à 2000 (Fayard 2006) pensant que devant le risque d’une histoire enfermée dans des formules simplistes, ces contributions peuvent empêcher de les figer dans le marbre.
A partir de ses prémisses, il ne reste plus qu’à découvrir les différents millésimes, les dix années que couvrent le livre, de 2001 à 2011, date le la mort de l’auteure, le 1er décembre. La loi du genre fait que les années se suivent mais ne se ressemblent pas. Tous ces 27 septembre n’ont pas la même qualité, la même densité, les pages sont de longueur variable, la discipline de travail connaît ses perturbations. Voulant répondre à l’invitation de Gorki d’écrire la mémoire d’un jour dans le monde, André Gide raconte avoir été tenté par la page blanche ou par le remplacement de cette journée par une autre tant il trouvait son 27 septembre 1935 insipide. Christa Wolf s’est bien entendu fixée comme règle de ne pas tricher.
Lorsque le siècle commence, elle a passé déjà 70 années de sa vie. Il y a le poids des ans et de la maladie, et il faut arriver à mettre la dernière main à ce qui est pour elle son dernier grand roman – la difficulté ne vient-elle pas précisément de ce qu’il est le dernier ? «  Comme il s’agit de la dernière chose importante que j’écrirai, j’ ai l’impression d’être trop exigeante avec moi-même » Il est question de la Ville des anges qui est aussi une longue réflexion sur la mémoire et l’oubli. Le roman paraît en Allemagne en 2010 et en France en 2012 (Seuil). Entre temps, elle a changé d’éditeur passant chez Suhrkamp. La liste des amis qui manquent s’allonge, les sorties de plus en plus difficile, la vie se concentre sur la famille. Et il y a Gerd (Gerhard Wolf, son mari confident, critique et éditeur) dont les petits plats font son bonheur. Il faudrait qu’un jour il nous livre quelques-unes de ces recettes. Puis vient le moment, où la mort s’installe dans chaque heure qui passe. Une journée dans l’année d’une fin de vie :
« Tout ceci ne me regarde plus. Mon temps est passé. J’assiste aux évènements. A quatre-vingts ans on n’est plus là. Ce n’est plus mon époque ».
Mais c’est encore la nôtre. Si petit à petit s’installe l’indifférence au monde ce n’est cependant pas sans que ce dernier n’ait au préabable explosé. Christa Wolf nous a quitté en nous laissant une énorme question :
Le livre s’ouvre sur le fracas du 11 septembre – événement qui comme le remarquait Derrida n’est toujours pas daté c’est à dire constitué en passé. Il résonne bien entendu encore le 27 septembre 2001, première journée de la nouvelle série et du nouveau siècle qui démarre d’emblée sur la guerre.
« cela fait maintenant seize jours que ces deux tours s’effondraient exactement dans le centre vide de notre civilisation que visait apparemment cette attaque » (page 22)
Il y a plus terrible encore, une autre explosion, mentale, quoique antérieure fait comme écho à la précédente. Christa Wolf n’est pas de la génération Internet, on s’en doute. Elle dispose bien d’un ordinateur mais son usage ne dépasse pas, semble-t-il, le traitement de texte. Il y a beaucoup de lectures de journaux mais plus étonnant aussi beaucoup de télévision. C’est en y regardant en 2007 Zabriski Point d’Antonioni qu’elle se fait cette réflexion :
« Et pour finir le regard méchant de la jeune fille qui fait exploser tout ce qu’il fixe : toute cette civilisation de la consommation, morte, qui détruit tout ce qui est jeune et vivant et à laquelle, c’est la leçon du film, on ne peut opposer qu’une autre destruction.
Je crois que le diagnostic d’Antonioni était juste. Tout s’est aggravé aujourd’hui, parce que notre culture morte est attaquée par une culture peut-être « plus barbare » mais en tout cas plus vivante l’islamisme » (page 128-129)
C’est en plein dans notre actualité.
Et dans le même ordre d’idée :
« Je connais trop bien ce sentiment de se retrouver le dos au mur, sommé de choisir entre deux termes d’une fausse alternative et de ne pouvoir prendre qu’une mauvaise décision, oui , je le sais trop bien : c’est le symptôme d’une société qui se trouve plongée dans une crise fondamentale »
On le voit, il est difficile quand on a lu le livre de Christa Wolf de le réduire aux « dernières nouvelles de la réunification ». Bien sûr, l’arnaque qu’elle a constitué est présente ainsi que les élections allemandes, d’autre choses encore se mêlant à la famille, les enfants, les repas. On passe du coq à l’âne au cours de ces journées non rythmées par une activité salariée. J’y ai personnellement non sans émotion croisé des personnes que j’ai eu le plaisir de connaître, je pense à Kurt Stern, Nuria Quevedo ….
Je rêve d’écrire un jour un parallèle entre Christa Wolf et Heiner Müller. Ils sont nés la même année 1929. Comme ma mère.
J’ai un point de désaccord avec ce qu’écrit la romancière qui trouve que la réputation d’Uwe Tellkamp est surestimée. Peut-être finira-t-elle par avoir raison mais j’avais eu quant à moi une bien meilleure impression de La tour qui me semblait annoncer un grand écrivain. Il est vrai que cela demande à être confirmé et que la suite se fait attendre.
L’écriture de soi de Christa Wolf dont elle prend soin de préciser qu’elle n’est pas à visée littéraire et dont le « je » n’est pas un « je » littéraire est d’abord une écriture pour soi. Cela correspond en tous points à la définition que l’on peut donner des hypomnemata. Elle y ajoute la dimension du rituel. Chacun pourra trouver le sien. L’enjeu est la préservation et l’épanouissement de nos subjectivités face à leur captation en tant qu’objets par les psychopouvoirs.
La décision de rendre cette écriture publique ne modifie pas cette caractéristique. Bien plus, elle nous rappelle ce que nous sommes en risque perdre comme le signalait récemment Eric Sadin à propos des Google Glass à savoir la dimension cognitive de l’attention et son épaisseur historique. (Eric Sadin : Les Google Glass préparent l’accaparement de notre attention par les publicitaires. Le Monde.12.11.2014 )
Mon nouveau siècle. Un jour dans l’année (2001-2011)  de Christa Wolf, traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Seuil, 182 p., 19 €.
PS Vient de paraître chez Suhrkamp, de Christa Wolf son journal moscovite inédit Moskauer Tagebücher – Wer wir sind und wer wir waren
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Inédits de Heiner Müller sur Verdun

Un poème et un essai de commentaire sur Verdun se trouvent dans les ébauches de textes que recelaient les archives de Heiner Müller. Ils font écho à son séjour dans la ville fin septembre 1995.
Pour Michel Simonot
Heiner Müller "Warten auf der Gegenschräge / Gesammelte Gedichte Suhrkamp page 429

Heiner Müller « Warten auf der Gegenschräge / Gesammelte Gedichte » Suhrkamp page 429

 

 Verdun kitsch des monuments

 

 

 

 

 

 

Petit rappel du contexte

Le 29 septembre 1995, au lendemain de l’essai scénographique pour la mise en scène de Germania 3 dont il venait d’«achever » l’écriture à Los Angeles, et qui était prévue pour le début de 1996, au Berliner Ensemble dont il assumait la direction, Heiner Müller se met en route pour Verdun. Il est accompagné des scénographes et décorateurs Hans Joachim Schlieker et Mark Lammert, peintre et graphiste. Il y était venu à l’invitation de Laurent Brunner et de Michel Simonot qui avait intégré quelques uns de ses textes dans un projet de spectacle. Il voulait avant tout voir ces lieux. Il était question de l’éventualité de présenter l’année suivante, celle de la commémoration du 80 ème anniversaire de la Bataille de Verdun, en 1996, une scène de Germania 3 Les spectres du Mort-Homme, sa dernière pièce. Mais ce n’était peut-être qu’un prétexte.  Malgré son état de santé dont il savait l’issue fatale, il multipliait les projets à long terme.
Je ne vais pas répéter toute l’histoire que l’on peut (re)lire ici . Heiner Müller a été déclaré persona non grata à Verdun pour avoir entre autre selon la presse déclaré à propos des monuments : « Ils sont un ersatz, et en ce sens, le kitsch est un symptôme de la mauvaise conscience ».
J’avais écrit également
« Michel Simonot dit que Müller est resté silencieux là-dessus. Il y a eu une tentative de sa femme d’atténuer quelque peu les propos et Mark Lammert me dit qu’il existe dans les archives de Heiner Müller une esquisse de réponse à un article de l’hebdomadaire die Zeit qui traite le sujet. Je n’ai pas eu l’occasion d’aller la consulter à Berlin. J’y songerais à l’occasion. »
Je n’ai pas eu besoin de le faire. Le poème que l’on vient de lire figure dans la nouvelle édition des poésies complètes de Heiner Müller parmi une longue liste de textes en projet. Il s’agit de l’archive n°5354/1. Comme on l’a vu, il reste encore inachevé. Il n’a pas de titre mais c’était parfois aussi le cas pour des poèmes édités du vivant de l’auteur. Il existe ainsi un poème sans titre des années 1950 qui commence par : « PAYSAGE HEROÏQUE/ VARIATION SUR UN THEME / DE MAO TSE TUNG » où il est question d’une colline « labourée par des boulets et jonchée de cadavres ». Ici, d’héroïque le paysage se fait « bucolique ». S’y ajoute la « paix des vaches ». On s’attend peut-être à la description d’un paisible paysage rural quand arrive le mot « Verdun » et le « souvenir des morts », à quoi la ville est en général associée. L´opposition est violente d’autant que Verdun symbolise aussi la destruction de la ruralité par la technologie industrielle, ce que l’on appelle la bataille de matériel. Je rappelle qu’après la guerre, l’agriculture avait été interdite sur les champs de bataille. Dans ce paysage, les monuments dont le « kitsch » est non seulement «  mauvaise conscience des survivants » mais donne envie au vivant de se réfugier sur les autoroutes et sous les lignes à haute tension. Retour à l’industriel. Il n’y a pas de « je » mais on peut le deviner dans le soulagement de se « sentir en vie » au dessus des « milliers de morts ».
« Begraben », enterré, enfoui est un mot pivot. Je veux dire par là que l’on pourrait lire aussi bien « la mémoire / des morts / enterrée/ sous le kitsch des monuments » que « enterrée/ sous le kitsch des monuments/ la mauvaise conscience / des survivants »

Kitsch et pyramides

Arrêtons nous un instant sur le mot kitsch, que Müller maintient des propos rapportés dans la presse locale lors de son passage. C’est un mot d’origine allemande repris en français et dans d’autre langues, le mot lui-même est international comme l’est ce qu’il désigne. Paul Jankowski dans son livre Verdun (Gallimard) donne, à propos précisément de ce lieu, un exemple de ce qu’il appelle le « kitsch héroïque » que l’on pouvait trouver dans les journaux de l’époque. Il cite un journal berlinois qui écrivait que la fumée du tabac s’élevait dans les airs « comme les flammes du sacrifice qui brûlait dans leur coeur ». Kitsch ici au sens d’imitation facile de la littérature, une façon creuse de la singer,  un substitut mensonger. Ce dernier sens est semble-t-il aussi celui que lui donne Heiner Müller. Le mot s’inscrit en Allemagne dans une tradition qui à travers Hermann Broch le met en relation avec les industries culturelles et les totalitarismes. Le kitsch a une fonction idéologique dans le simulacre d’union nationale :
« Une chrétienté dont les prêtres sont contraints de bénir des canons et des tanks frôle le kitsch d’exactement aussi près qu’une poésie qui vise à chanter les louanges de la maison régnante tant aimée ou du Führer tant aimé ou du Maréchalissime président du Conseil tant aimé ».
Hermann Broch : Quelques remarques à propos du kitsch Editions Allia
Le mot est fort et se retrouve deux fois dans le poème. Le kitsch en termes de monument dédiés aux morts est aussi placé en opposition avec les pyramides comme on le constate dans un autre texte inédit de Heiner Müller dans lequel cette fois il procède à une rectification des propos qui lui avaient été prêtés. Cette esquisse de réponse rapportée dans une note éditoriale de Kristin Schulz était une réaction à un article très donneur de leçon de l’hebdomadaire die Zeit qui avait écrit notamment :
« Peut-être qu’une deuxième promenade [de Müller] aurait aiguisé son regard. Le grand art, ainsi l’Est républicain rapporte-t-il les propos de l’auteur, serait de l’art pour les vivants. Et les pyramides ? Et Taj Mahal ? Et le mémorial pour le Vietnam ? Müller attendait du grand art et n’a trouvé que du kitsch triste, kitsch de deuil. C’est pourquoi il conclut faussement que la guerre qui avait produit un art aussi mauvais ne pouvait être bonne ». Die Zeit 3 novembre 1995
A cela Heiner Müller réplique :
« Natürlich habe ich mehr gesagt / auch anders, als was in dem / Rumpf-Interview in – zu lesen / steht. Natürlich habe ich nicht gesagt / daß es keine große Kunst für die Toten / nicht geben kann. Ich habe laut /nur darüber / nachgedacht, warum es sie nicht mehr gibt / sondern nur noch Kitsch statt Pyramiden. Das ist offenbar nicht missverstanden worden. Ich habe nicht vergessen zu / Der Kitsch ist international / Die Empörung in Verdun kann ich / verstehn. Schließlich geht es um / das Heiligste – Verdun lebt / von seinen Toten. / Daß(die.) Deutschen in Frankreich / nicht (« die ») Franzosen in D[eutschland] eingefallen/überfallen / sind, habe ich als bekannt vorausgesetzt. / Das war vielleicht ein Fehler. » Archives Heiner Müller 2782/2 citée dans la note éditoriale de Kristin Schulz. « Warten auf der Gegenschräge / Gesammelte Gedichte » Suhrkamp page 650
« Bien entendu, j’en ai dit plus / et autrement que ce qu’on peut lire dans cette  / carcasse d’interview. Bien entendu, je n’ai pas dit /qu’il ne pouvait y avoir de grand art pour les morts. Je n’ai fait que de me demander à haute voix pourquoi il n’y en a plus / kitsch au lieu de pyramides. Cela n’a manifestement pas été compris./ Le kitsch est international / L’indignation à Verdun, je peux / la comprendre. Il en va après tout / du plus sacré – Verdun / vit de ses morts // Que les Allemands soient entrés / aient envahi la France / non les Français l’Allemagne / je l’ai supposé connu. / C’était peut-être mon erreur»
A propos de Verdun, je signale la parution du roman d’Arnold Zwzeig Education à Verdun dont nous avions parlé dans le cadre des lectures franco-allemandes de la guerre de 14-18. Le livre est paru aux Editions Bartillat dans la très ancienne traduction de Blaise Briot.
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Strasbourg 13 novembre 1918 : « Depuis midi le drapeau rouge flottait sur la tour de la cathédrale, mais l’orgue n’en jouait pas mieux pour autant » (Alfred Döblin)

Proclamation de la République  Place Kléber à Strasbourg 10 novembre 1918

Proclamation de la République Place Kléber à Strasbourg 10 novembre 1918 BNU Strasbourg

« Depuis midi le drapeau rouge flottait sur la tour de la cathédrale, mais l’orgue n’en jouait pas mieux pour autant. Seuls quelques passants levèrent les yeux ».
Vu comme cela, on a plutôt envie de dire : Tu parles d’un évènement. Quelques courts plans d’un court métrage. Pourtant, nous sommes à Strasbourg, le 13 novembre 1918. Strasbourg et avec elle le reste de l’Alsace vivront de courts instants d’une révolution. Cela mérite tout de même d’être relaté.
L’humour est celui d’Alfred Döblin.
Je croiserai son témoignage avec celui de Carl Zuckmayer et de Charles Spindler et  les traces du passage à Strasbourg dans La mise à Mort d’Aragon, autre médecin fut-il auxiliaire
L’extrait cité provient du tome 1 Bourgeois et soldats du grand roman de Döblin, Novembre 1918, une révolution allemande.
Dans le journal qu’il tenait à l’époque des faits, Charles Spindler note à la date du 9 novembre 1918 :
« C’est aujourd’hui samedi, et je suis attendu chez mon ami Georges à la Robertsau. A la fin du dîner, un des comptables, la figure toute décomposée, vient nous annoncer que la révolution est à Kehl, qu’on s’est battu près du pont pour empêcher les délégués du Soldatenrat de Kiel de passer, mais que l’émeute a triomphé. Les marins sont en route pour Strasbourg et probablement déjà arrivés.
Mon ami n’est pas sans inquiétude : au lieu des Français, nous allons avoir des Conseils de soldats et Dieu sait à quels excès ils vont se livrer. L’unique chose qui pourrait nous sauver ce serait de hâter l’arrivée des Français ».
Charles Spindler : L’Alsace pendant la guerre 1914-1918 (Editions Place Stanislas. Nancy)
Ils se hâteront. Ce sera fait le 22 novembre.
La convention d’armistice signée le 11 novembre 1918, stipulait entre autre l’évacuation de l’Alsace Lorraine par les troupes allemandes dans un délai de quinze jours. L’Alsace était annexée à l’Allemagne depuis depuis le Traité de Francfort de 1871. Quant aux excès, ils consisteront pour l’essentiel à dégrader les officiers. Cette révolution sera d’abord une révolution contre la guerre. Restons encore un moment avec les considérations de l’ami Georges. Il  s’inquiète que « les idées bolchéviques aient pu contaminer l’armée française ; cela peut amener la révolution en France »
Horreur !
Döblin a vécu toute la Première guerre mondiale en Alsace en tant que médecin militaire d’abord à Sarreguemines puis à Haguenau d’où il vivra les derniers jours de présence de l’armée allemande et son évacuation en novembre 1918 ainsi que les épisodes révolutionnaire qui l’accompagnent. « Me voici dans ce trou lorrain » écrit Döblin à son ami Herwarth Walden dans une lettre du 1 janvier 1915 depuis Sarreguemines : « Tout vient de la forêt d’Argonne, Metz n’est pas loin d’ici [quelques 80 km], nous sommes dans la grande couronne du théâtre des opérations, il est question à tout bout de champ d’y appliquer les règles du théâtre des opérations. Si l’on va dans les environs, on entend très nettement tonner le canon comme des coups frappés sur un canapé, quelques étages au-dessus, quand les fenêtres sont ouvertes ».
En 1918, début novembre, peu de temps avant la fin de la guerre, l’écrivain allemand Carl Zuckmayer retournait vers son régiment dans les Vosges en passant par Strasbourg. Les plus malins avaient déjà commencé à prendre de nouvelles dispositions, francisant leur prénom et rebaptisant leur estaminet.
Zuckmayer dans son autobiographie :
Une nouvelle fois, il a fallu retourner sur le champ de bataille : après une nuit de débauche à Strasbourg où était stationné notre régiment de réserve. Un ancien brigadier de notre batterie qui avant la guerre mondiale avait participé aux campagnes coloniales allemandes en Chine et en Afrique y possédait un petit bistrot : « au couvercle relevé », allusion au chapeau des troupes coloniales allemandes de la formation Lettow-Vorbeck. Il avait déjà repeint l’enseigne du restaurant désormais rebaptisé « Estaminet au gay poilu »[gay avec y]. L’homme s’appelait Hebel et ses parents l’avaient prénommé Johann Peter, un blasphème envers l’aimable alémanique. Déjà il avait opté pour Jean-Pierre. Nous étions début novembre, il faisait froid avec du brouillard. J’ai passé la nuit chez lui. Nous avons incroyablement bu. Deux jeunes filles qu’il appelait ses filles sans les avoir engendrées servaient. Il me suggéra de ne plus retourner au front, les filles me cacheraient. Ma tête était restée suffisamment claire pour ne pas suivre son conseil. Je ne voulais pas rester coincé ici mais rentrer chez moi : le chemin de retour passait pas la troupe. Le lendemain, je me suis rendu dans une voiture à fourrage à la batterie où j’avais été affectée dans les Vosges. J’ai retrouvé quelques anciens qui étaient arrivés là par le même chemin du régiment de réserve après une blessure. Ils me connaissaient. Ils m’expliquèrent qu’ils étaient entrain de constituer un conseil de soldat dans lequel je devais être élu. Les officiers qui commandaient menaçaient de faire fusiller. On leur a ri au nez. Ils se séparèrent le lendemain dans une automobile de la division de la « troupe en révolte » qui se tenait brave comme un troupeau de mouton ayant perdu son berger. Je suis resté. L’équipe « révolutionnaire » voulait un officier. Ils chantaient non pas comme les Poilus remontés des tranchées du Chemin des Dames, l’Internationale mais comme au début de la guerre In der Heimat, in der Heimat [da gibt’s ein wiedersehen, refrain d’une chanson populaire du 19ème siècle].
On m’a laissé les épaulettes et les médailles, on m’a noué un bandeau rouge autour du bras et remis le commandement. Sur une haridelle fatiguée pour laquelle j’avais pendant la nuit volé de l’avoine dans les villages entre Colmar et Strasbourg, je menai le reste de notre troupe à traverser le pont du Rhin à Kehl. Les Alsaciens regardaient avec hostilité. Nous ne regardions ni à droite, ni à gauche. Aucun soldat n’avait dans l’idée que nous avions perdu la guerre par un « coup de poignard » dans le dos. Cela ne leur sera inculqué que plus tard. Mais nous n’avions pas non plus l’illusion que les gouvernements des vainqueurs étaient « meilleurs ». Affamés, battus mais avec nos armes, nous avons marché jusqu’à chez nous
Als wär’s ein Stück von mir (Comme si c’était une part de moi). S. Fischer Francfort 1966 pages 249 à 250, inédit en français
Döblin consacre quatre tomes à cette révolution singulière de novembre 1918 qui se terminera tragiquement dans la semaine sanglante de janvier 1919 où seront assassinés Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg et pratiquement un volume entier aux évènements qui ont eu lieu en Alsace.
Que s’est-il passé, dont Döblin a en partie été témoin ?
Tout commence dans les ports militaires allemands de Kiel et Wilhelmshaven, fin octobre quand les marins refusent d’obéir à l’Etat Major de la Marine qui, sachant la guerre perdue, veut lancer une offensive quasi suicidaire contre « l’Anglais ». Non seulement la guerre est perdue mais le pouvoir des Hohenzollern s’effondre. La république est proclamée le 9 novembre une première fois par Philipp Scheidemenan (SPD) et une seconde fois par Karl Liebknecht pour le groupe Spartakus. Le refus d’obéissance des marins se dresse contre l’attitude factieuse des amiraux. La révolte des soldats rejoint un mouvement de grève dans les usines et mènera à la constitution de Conseils ouvrier et soldats un peu partout en Allemagne : soulèvements et création de conseils d’ouvriers et de soldats à Munich, Cologne, Hanovre, Brunswick Leipzig, Francfort, Dresde… Le conseil ouvrier de Munich proclame la République socialiste de Bavière, le 8 novembre .
L’Alsace annexée n’échappe pas au mouvement.
Les marins arrivent à Mulhouse, Colmar, Sélestat, Strasbourg, le 9 novembre où ils constitueront également des conseils d’ouvriers et de soldats, procéderont à la dégradation de leurs officiers.
Alfred Döblin raconte comment cela s’est passé à Haguenau où il était stationné depuis août 1917. Là nous ne sommes pas dans le roman :
«(…) L’après-midi, vers quatre heures, après quelques rumeurs, de la musique retentit brusquement dans la vaste Kasernenstrasse : une gigantesque horde de soldats, fumant, en colonnes éparses, les mains dans les poches, sans armes, remonte la rue derrière un drapeau rouge farouchement brandi, un adjudant à sa tête ; ils se pressent en chahutant contre les portes de la caserne, les gardes ricanent et les laissent passer, ils vont de caserne en caserne, le cortège ne cesse de s’agrandir, hourras, cris, la population civile se mêle à eux, ils libèrent des prisonniers des cellules. La moitié de la ville est bientôt derrière eux. Je descends au pas de course, discute avec quelques soldats: ils ne veulent plus recevoir le moindre ordre d’un officier, c’en est fini de ça, et enfermer quelqu’un parce qu’il a dépassé la durée de sa permission, c’est plus possible. C’est tout. (…)
À regarder les visages des Alsaciens, tout cela n’est qu’un bal masqué dont ils sont les spectateurs. C’est maintenant un fait établi, nous sommes battus à plate couture et nous ne pouvons plus rien leur faire.
Le bruit court que les Français ont fait une percée du côté de Sarrebourg et qu’ils arriveront dans un ou deux jours; bon sang, comment va-t-on sortir d’ici ? Dans la pénombre du soir, des suppléments de la feuille de chou locale, on se les arrache, lecture en petits groupes. Et voilà le deuxième coup dur : le premier a été le discours du prince Max avec son ignominieuse demande d’armistice, et maintenant: l’empereur a abdiqué, l’empereur et roi, le gouvernement passe aux mains d’Ebert, sans explication, directement aux mains du social-démocrate Ebert. Cette « passation» de pouvoirs, ce n’est qu’une formalité, ce que cela veut dire, c’est que c’est la révolution, à Berlin la situation est la même qu’ici; on ne donne pas le gouvernement à Ebert, il l’a déjà. Et moi je moisis dans ce fichu trou, les Français nous collent aux basques – comment sortir d’ici ? Je veux aller à Berlin.
Dimanche matin à l’hôpital militaire, les gens de mon service croisent mon chemin en souriant, arborant de larges rubans rouges : dans le service, couloirs vides, bureaux vides, les malades sont seuls dans les salles, dans leurs lits; une infirmière hante les lieux, elle me dit que tous les autres sont partis en ville tôt ce matin, qu’on va former un Conseil de soldats et élire un représentant de l’hôpital. Un mort est là, la grippe, parmi les vivants, l’infirmière n’a personne pour le sortir, je cours à travers le bâtiment, un inspecteur se dévoue. Ici, dans ce bâtiment désert, les grosses huiles défilaient il y a peu, décorées de titres, décorées d’ordres inspecteur en chef, médecin chef, on tremblait, ils illuminaient chaque recoin, l’adjudant courait derrière eux avec un registre, chaque petit détail était répertorié, chaque négligence dans les tenues, dans l’installation des lits, dans l’affichage des têtes de lits. Des listes de toutes les chaises, de toutes les tringles à rideaux, de tous les crachoirs de chaque pièce demeurent affichées sur chaque porte. Et maintenant, si brusquement … Le vieux préposé à la morgue me croise tristement, me salue, trente ans qu’il travaille ici, qui lui paiera sa retraite ?
(…)
Les fenêtres et les balcons des maisons du marché pleins de civils. Délire, rayonnement général, malin plaisir, mépris, amusement des spectateurs excités. Campée aux fenêtres du café G., toute la haute et grasse bourgeoisie de la .petite ville, souriante, non, ricanante, animée, détendue en regardant le spectacle. Le grassouillet et petit M. se fourre les mains dans les poches, il dirige l’office de ravitaillement, millionnaire, sollicité tout le long la guerre, un bon cigare fiché au travers de la bouche, il opine du chef: « En voilà une bonne affaire pour Messieurs les Prussiens. » L’avocat W semble ne pas trouver assez d’histoires drôles, il en raconte à droite, à gauche, imite tel ou tel groupe de soldats. L’honorable maire M. est là, il est là, comment pourrait- il en être autrement? Jusqu’à présent il jouait l’assesseur du gouvernement prussien, et maintenant le zélé jeune homme prend une expressive pose française, appuyé au cadre de la fenêtre; il est pensif, réfléchit à une allocution en français qu’il veut faire ici dans deux semaines (…) »
Alfred Döblin : Jours de révolution en Alsace Traduit par Lucie Roignant Paru dans le catalogue de l’exposition 1914-1918 Orages de papier. Les collections de guerre des bibliothèques BNU 2008
Dans le roman Novembre 1918, il écrit :
«  Un train spécial, parti de Wilhelmshaven, et roulant à toute vapeur, passa Osnabrück, Münster, Düsseldorf, Cologne sans s’arrêter, sa cheminée lançait des flammèches, les rails vrombissaient. Ce train transportait 220 marins de la flotte de combat représentant l’avant-garde de la Révolution, des Alsa­ciens, qui tous dormaient dans les couloirs ou sur des bancs. Ils voulaient empêcher l’Alsace de tomber aux mains des Français.
Il y avait eu environ deux cent mille Alsaciens-Lorrains à Kiel et à Wilhelmshaven. (…) Puisqu’ils se trouvaient dans la marine, ils s’étaient eux aussi révoltés à Kiel … »
Döblin explique très simplement l’origine de cette fièvre révolutionnaire par le jusqu’au-boutisme suicidaire des amiraux de la marine impériale  :
« Puisque cette fois, en ce mois de novembre, l’on était enfin certain de ne pouvoir l’emporter en aucun point du globe, ni sur terre, ni sur mer, l’on entendait du moins sombrer avec panache. Qui, on? Les officiers. Les marins estimèrent pour leur part qu’ils avaient aussi leur mot à dire. Car ils étaient, eux aussi, embarqués sur ces bateaux sur lesquels les officiers voulaient mourir. Et il ne fallait pas compter sur eux dans un cas pareil. Et lorsqu’à l’heure dite on donna l’ordre d’appareiller, les chaudières étaient éteintes. Les chauffeurs non plus ne vou­laient pas mourir. A la bataille de Kunersdorf déjà, Frédéric le Grand avait eu affaire à cette répugnance toute particulière que les hommes et même les soldats éprouvent à marcher vers une mort trop certaine. Il avait hurlé: Voulez-vous donc vivre éternellement ? »
Mais il n’était pas simple d’être révolutionnaire et alsacien dans ce contexte. Döblin encore  :
« Et cela ne venait pas seulement de la présence de la cathédrale, de l’existence de charmants canaux paisibles, de l’Ill avec ses lavandières, des nombreuses brasseries où coulait encore un vin dont ils avaient été si longtemps privés … Cette Alsace, leur patrie chérie, donnait bien du fil à retordre à nos révolutionnaires. Ils n’arrivaient pas à placer leur marchandise ».
Les velléités autonomistes de l’Alsace seront vites broyées par les évènements, l’aspiration au référendum balayés par le plébiscite de l’accueil des troupes françaises. Le drapeau tricolore avait remplacé le drapeau rouge avant l’entrée du général Gouraud dans la ville. Et la révolution cessa faute de combattants.

Le med.aux. Louis Aragon

Un autre médecin arrive à Strasbourg en novembre 1918, le med.aux. Louis Aragon. Mobilisé dans l’armée en 1917, il avait été nommé médecin auxiliaire en avril 1918.  Il sera volontaire pour le front où il part fin juin 1918. Quand il arrive en Alsace en traversant les Vosges, l’épisode révolutionnaire est terminé. Il est confronté à l’aspiration autonomiste qu’il ne comprend pas. On lit ceci dans le Deuxième conte de la chemise rouge / Le carnaval « parenthèse » dans  La Mise à Mort :
« Je sais plus de vers d’Eichendorff que de Musset ou de Lamartine. Mais je me berce de tous les chants. Et tous les vers me font dormir, m’entraînent dans ce pays à moi du sommeil, tous les vers allemands à quoi j’ai pris goût de provocation depuis 1914, Schiller, Bürger, Rückert, Heine, Dehmel… C’est comme sous le train les roues qui croient déjà qu’elles tournent. Qui sait, le rêve a pris corps, ce pays d’imagination peut-être bien que c’est l’Alsace. Dans mon costume de soldat, j’étais arrivé au cœur de ce domaine contesté par le chemin de la montagne. Un peu partout sur les maisons se déployaient les drapeaux blanc et jaune. On m’a dit que c’était ainsi que se revendiquait ici l’autonomie. L’autonomie? Je ne comprends pas. Entre la France et l’Allemagne, le choix peut hésiter, mais l’autonomie … Ici mon oœur est partagé, je m’avance avec étonnement vers cette limite du langage. Il paraît que ceux qui sont tombés, c’était pour que nous ayons droit de nous asseoir sur la rive du Rhin, et rêver à ce pays d’au-delà du fleuve, où pour amour se dit Liebe, Zauber pour enchantement. Qu’est-ce que je ne donnerais pour avoir avec moi mon Jean- Christophe, comme une sorte de « Guide Bleu» à l’envers, refaisant la route à rebours qui mena par chez nous le jeune M. Krafft et, à cette minute du passage, entre les deux pays, quand le Français Rolland dit à son personnage: Il faut bien que je te suive, mon ombre … l’Allemand Christophe répond: Lequel de nous deux est l’ombre de l’autre? Cette phrase-là n’avait cessé de me tinter aux oreilles, sur les Hauts-de-Meuse, la Chaussée Brunehaut, le Chemin des Dames. Mais quand, à la Ferme de la Malmaison, j’avais trouvé ce petit livre ouvert encore sur un poème de Liliencron, j’avais regardé le mort à côté, comme si, pareil à Peter Schlemihl, je venais de perdre mon ombre. Le livre était dans ma cantine. Il faudrait le relire ici.»
Sur la foi d’un Barrès ou d’un Bazin, ils pensaient, écrit Aragon « qu’entrer en Alsace, c’était comme entrer en Poitou, en Morvan » et que derrière leurs volets clos, tous les alsaciens parlaient français. Les Allemands ? Mais c’était nous les Allemands, répond Betty à la question de Pierre Houdry voulant savoir c’était comment avec les Allemands ?  :
« Betty, je ne comprends pas l’Alsace. Comment est-ce que vous viviez, avant ? Avant ? Elle reste l’aiguille en l’air. Avant quoi ? Mais enfin, avec les Allemands … Eh bien … elle dit eh bien, comme si elle allait commencer un récit, et puis rien ne vient. Elle a dit au bout du compte une chose très étrange. C’était la vie, et cela ne se raconte pas, la vie. Mais enfin, Betty, les Allemands … comment étaient les rapports … comment …
Mes questions lui font lever les sourcils, et alors ils deviennent tout droits, la partie centrale se hausse au niveau des pointes latérales, comme si celles-ci étaient fixes. Les Allemands … mais c’était nous, les Allemands. Enfin, il n’y avait pas à y penser. Il y avait des gens de Rœschwoog, et puis de gens de Strasbourg, ou de Mannheim, ou de Berlin, de Munich. Voyons, Betty, vous faites exprès! Pierre, qu’est-ce que vous diriez, si on vous demandait comment, à Paris, sont vos rapports avec les gens de Marseille? Alors, vous ne vous sentiez pas Français? Nous ne l’étions pas. Certains d’entre nous avaient comme un sentiment d’attirance pour Paris, la campagne française, la Loire, est-ce que je sais? Il y a bien des anglomanes, chez vous. Mais le langage, Betty, le langage! Ce pays, mon ami, a toujours parlé deux langues, et la sienne. Il n’y avait rien de changé. »
Aragon La Mise à mort Oeuvres romanesques croisées d’Elsa triolet et Aragon T34

Révolution, vous avez dit révolution ?

La révolution ? Quelle révolution ? Cette révolution allemande a fait l’objet de bien des commentaires souvent sarcastiques. Il est vrai qu’elle ne répond à aucun des canons de la révolution qui sont ceux de la Révolution française puis celle, bolchévique, d’Octobre 1917. Pourquoi le devrait-elle d’ailleurs ? Elle conduira à un changement de régime, de l’Empire à la République. « Pour l’historien -comme pour certains révolutionnaires sur le terrain – , l’Allemagne était un Etat d’une grande stabilité sociale et politique avec un mouvement ouvrier fort, mais foncièrement modéré, qui sans la guerre, n’eut jamais songé à une révolution armée. (…) …le gros des soldats, des marins, et des ouvriers révolutionnaires allemands demeuraient aussi modérés et respectueux de la loi que dans ces blagues peut-être apocryphes, des révolutionnaires russes : quand une pancarte indique ‘pelouse interdite’, et les insurgés allemands marcheront naturellemnt sur les chemins ! »
(Eric J Hobsbawm : L’âge des extrêmes / Histoire du court Xxème siècle Editions Complexe / Le Monde diplomatique page 101)
Ou pour pour le dire avec Sébastien Haffner, c’est le cas unique d’une révolution sociale-démocrate écrasée par les sociaux démocrates.
Carl Zuckmayer se demande aussi comment caractériser ce qu’il a vécu  :
« Avons-nous vécu une révolution en 1918 ? Ce que j’en ai vu, fut un effondrement marqué par des traits révolutionnaires passagers dont les suites durèrent cinq ans jusqu’à la fin de l’année 1923.
Il n’y a pas eu de « bandits de novembre ». Il n’ y a pas eu de grand soulèvement populaire généralisé , pas de révolte organisée. Il n’y a eu aucune victoire d’un parti révolutionnaire.
La chure de l’Empire a touché le peuple allemand malgré les années de sang et de misère qui l’avait précédée de manière tout aussi inattendue que le déclenchement de la guerre.
A mieux le soulèvement dans la marine ressemblait à une révolte élémentaire lorsque les marins empêchèrent par la force la sortie de dernière heure de la flotte – une tentative insensée de harakiri. Ils envoyèrent ensuite des émissaires pour créer des conseils de soldats mais ne trouvaient partout que des équipées indécises, troublées et des officiers qui s’étaient mis sur la touche. Ici ou là, on leur arrachait épaulettes et décoration. Cela ne m’est pas arrivé car j’étais protégé et légitimé par ceux qui rentraient chez eux avec moi.
(…)
Il y eut des courants de gauche radicaux avec le mot d’ordre « tout le pouvoir aux conseils d’ouvriers et de soldats ». Ils s’inspiraient de la Révolution soviétique mais n’avaient ni des dirigeants formés pour une longue conspiration ni les masses derrière eux, pas même à Berlin ou dans les centres industriels. La majorité du prolétariat s’en tenait à ses représentants sociaux-démocrates et syndicaux éprouvés. Seuls de petits groupes adhèrent à la Ligue spartakiste inspirée par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg dont sortira plus tard le parti communiste ; la scission de gauche de la social-démocratie, le Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne [USPD], ne changea rien à cet état de fait.
Le peuple était fatigué, épuisé, déçu et dans sa majorité pas du tout d’esprit révolutionnaire. »Paix et pain «  étaient les mots écrits sur les pancartes portées dans les manifestations ; il y avait aussi le mot « liberté », mot auquel chacun donnait un sens différent et qui aurait très bien pu être remplacé par le mot « tranquillité »
Als wär’s ein Stück von mir (Comme si c’était une part de moi). S. Fischer Francfort 1966 inédit en français pages 253-254.
Quant au Med.aux., cette fois autre personnage de La mise à Mort, il a bien quelque écho mais la thèse qui prévaut est sans doute aussi imprégnée de Barrès pour qui la révolution allemande ne saurait être qu’ un coup fourré des boches.
« Le capitaine Mangematin vient de m’avertir: on a reçu l’ordre de ne pas laisser les déserteurs évadés d’Allemagne rejoindre librement leurs foyers en Alsace-Lorraine. Pourquoi ? Il paraît qu’ils sont les porteurs de l’esprit révolutionnaire qui s’est développé là-bas. C’est ainsi que j’ai appris que depuis huit jours il y a des Soviets de l’autre côté du Rhin. Oh, dans des régions limitées. C’est leur façon de continuer la guerre. Il faut faire attention aux émissaires. La propagande va remplacer les gaz asphyxiants. J’ai failli discuter. Je me suis mordu la langue.
Le médecin-auxiliaire m’écoute d’une oreille distraite. Il a encore fait des vers. Je lui suis reconnaissant d’une chose : bien qu’il soit mon aîné d’un mois, il a accepté de me remplacer comme popotier. Je l’ai été pendant un an, et vous parlez d’une sinécure ! C’est pour avoir manqué de prévoyance dans cette fonction, lors d’un déplacement, qu’on m’avait renvoyé manger chez les sous-offs. Le méd.-aux. m’a tiré une belle épine du pied. Mais il ne s’intéresse pas du tout à cette histoire des troubles en Allemagne. Il dit qu’il se passe des choses extraordinaires à Zürich. Il est en correspondance avec quelqu’un là-bas, un Roumain ».
Aragon La Mise à mort Oeuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et Aragon T34 page 26
Le roumain est Tristan Tsara et la révolution, celle de DADA. On ne saura pas sur quoi ni comment le narrateur a « failli discuter ».
Chacun sa révolution, pourrait-on dire. Que sait-on de la manière dont elle a pu être vécue ? Voici comment elle le fut chez Döblin, pour une bonne et un déserteur, ancien domestique lui aussi :
« La bonne se déshabilla tout heureuse, la révolution était plus belle que le plus beau des anniversaires.
Qu’est-ce qu’elle dirait, madame, en nous trouvant dans son lit ?
Ziweck qui l’étreignait violemment en gémissant d’excitation – depuis quand n’avait-il pas senti la chair d’une femme contre la sienne – répondit : Il est temps qu’ils s’aperçoivent que c’est la révolution ! »
 L’Arsace et la Loreille
Sont des pays d’cocus
Tirelu
Leon Paul Fargue : La chanson du chat
Cité par Aragon dans La mise à mort
Ce moment d’entre deux en Alsace, entre le départ des troupes allemandes et l’arrivée des troupes françaises, moment d’effondrement de l’ordre ancien a été magnifiquement décrit par Döblin dans Bourgeois et Soldats de même que cette révolution aux allures bon enfant qui connaîtra sa variante tragique à Berlin quand le chancelier Ebert (SPD) dépêchera un autre socialiste Noske pour mâter la révolution à Kiel, le même Noske qui réorganisera l’armée et fera en sorte comme l’écrivait Rosa Luxemburg dans son dernier article L’ordre règne à Berlin que «  les lamentables vaincus des Flandres et de l’Argonne » puisse rétablir leur renommée en remportant une victoire éclatante… sur 300 Spartakistes ». Ce sera en janvier 1919. On y reviendra.
Le roman a connu un destin singulier et n’a été aimé ni par la droite ni par les sociaux démocrates avec lesquels Döblin est particulièrement féroce ni par les communistes du moins au début. Ils y viendront plus tardivement, certains avec beaucoup de réticences. Trois autres tomes rejoindront Bourgeois et soldats : Peuple trahi (Tome 2) Retour des troupes du front (Tome 3) Karl et Rosa (Tome 4). Commencé en 1937, le tout est achevé en 1943. Lorsque Döblin retrourne en Allemagne en 1945, les autorités d’occupation françaises censureront la publication de Bourgeois et soldats pour ne pas revenir sur la question d’Alsace-Lorraine. Si le roman finira pas paraître en 1948 en Allemagne et 1982 chez Pandora en France, en Alsace,  la double question de la révolution et de l’autonomisme, ainsi que, d’une manière générale celle de nos grands pères soldats du Kayser, est restée sinon censurée strico sensu, du moins enfouie, effacée, oubliée et cela continue depuis cent ans. Ses fantômes réapparaissent aujourd’hui
Brecht avait été particulièrement élogieux à l’égard de l’art poétique de Döblin à même d’ « exprimer la nouvelle image du monde », de «remplir l’espace vacant créé par l’actuelle vision marxiste de l’art » ( Lettre à Döblin 1928). Il y a une formidable adéquation entre l’esthétique de Döblin et la situation qu’il est amené à décrire, pour un temps totalement ouverte où chacun est amené à se positionner, prendre une décision de manière individuelle. Ces fluctuations amusent Döblin qui prend un malin plaisir à se promener et nous promener à travers différents milieux, de droite à gauche et de gauche à droite, du haut en bas de l’échelle sociale comme nous l’avons vu déjà. Le lecteur est dans la même situation, invité à se déterminer lui-même, d’autant qu’il n’y a pas vraiment de personnage pouvant être considérer comme le porte parole de l’auteur.
Le titre Bourgeois et soldats qui peut surprendre donne une indication sur la manière de lire le roman. Il trouve une explication dans la toute fin, l’adieu à Strasbourg, le Rhin franchi, les révolutionnaires s’occupent de l’administration sous les regards de haine des « bourgeois », vieux allemands fonctionnaires et possédants expulsés d’Alsace qui en font des boucs émissaires.
« La révolution, héritière de la guerre, avait pris la forme de simples soldats ou de civils assis derrière une table en bois, brassard rouge au bras: elle examinait des papiers, en délivrait ou orientait les expulsés. Jour après jour ces baraques étaient la scène de crises de désespoir, le théâtre où s’exprimaient tous les tourments, jusqu’au mutisme né du sentiment d’être anéanti. Certains cependant poussaient un soupir de soulagement et rayonnaient en arrivant sur le sol de la patrie. On voyait aussi des hommes et des femmes bien habillés, sans doute des fonctionnaires, des enseignants, ils entraient dans les baraquements, observaient l’agitation et se joignaient à la file de ceux qui faisaient tamponner leurs papiers. Eh, oui … c’étaient bien eux, en civil ou en uniforme, les gars aux cocardes et aux brassards rouges qui étaient la cause de tout! Calmes et sérieux, voire gentils et compatissants, ces hommes simples faisaient leur travail.
Et c’est avec la même haine, la même soif de vengeance, la même colère rentrée qui leur avait permis d’affronter, là-bas, la meute hurlante et ses sarcasmes, que ces gens cultivés et bien vêtus considéraient les hommes calmes auxquels ils devaient tendre leurs papiers. Sans un mot, les membres du conseil de soldats signaient et tamponnaient, tête baissée. Ils n’étaient guère versés dans l’art d’écrire. Les dames et messieurs qui attendaient les regardaient de haut avec haine. Ils les haïssaient plus que la foule là-bas. C’était une haine effrénée. Telle loup qui s’apprête à planter ses crocs dans la nuque de l’agneau endormi, ils regardaient de haut les membres du conseil. »
Révolution « allemande » et contre-révolution « allemande »naissent en même temps.
Quelque part dans un lit d’hôpital, le caporal Hitler « prenait en pleurant de rage la décision d’entrer en politique »(Sebastien Haffner Allemagne, 1918 / Une révolution trahie Editions Complexe)

 

couv_1718Alfred Döblin
Bourgeois et soldats
Novembre 1918. Une révolution allemande (tome I)
Traduction revue de l’allemand par Maryvonne Litaize & Yasmin Hoffmann
Préface générale et avant-propos de Michel Vanoosthuyse
Agone 2009
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« Chute » du Mur de Berlin : pour la première fois dans l’histoire, un évènement est annoncé dans les médias avant d’avoir eu lieu dans la réalité.

Les ouvertures pratiquées dans le rideau de fer, le 9 novembre 1989 ont d’étranges héros, dont on parle peu. En effet, c’est pour la première fois dans l’histoire, qu’un évènement est annoncé dans les médias avant d’avoir eu lieu dans la réalité. C’est ce que s’est efforcé de démontrer un historien allemand, Heinz-Hermann Hertle du Centre de recherche sur l’Histoire contemporaine de Potsdam. Grâce à une comparaison minutieuse des différentes temporalités, celles des agences de presse, de la radio, de la télévision et celles vécues sur le terrain, il n’y a, pour lui, pas de doute : quand le présentateur de la télévision s’est écrié que le Mur était ouvert, les envoyés spéciaux sur le terrain était encore face à un …mur. Ce n’est qu’après l’annonce médiatique que les choses se sont emballées. Paraphrasant Marx, il affirme qu’ »une fiction médiatique  s’est emparée des masses et est devenue réalité« 
Mur côté Est
L’expression même de « Chute du Mur », appelé par ailleurs aussi rideau de fer – pourquoi ne dit-on pas que le rideau de fer s’est levé ? – n’est pas très réaliste, un mur comme cela ne tombe pas. Il s’est ouvert là où il l’était déjà. A cet endroit, les barrières se sont levées pour tout le monde. Ce n’est qu’un peu plus tard que l’on est monté dessus pour y danser et faire la fête puis pour démolir.
Comment les évènements se sont-ils enchaînés pendant que Mme Merkel était au sauna, le Chancelier d’Allemagne fédérale, Helmut Kohl, son futur mentor en Pologne où il tient à rester au dîner de gala, et moi, en banlieue parisienne au chômage et décontenancé par la vitesse des évènements. Heiner Müller quitte un moment les répétitions de Hamlet pour se rendre à New York afin de participer au concert de Heiner Goebbels « L’homme dans l’ascenseur », un de ses textes, dans lequel il intervenait. La célèbre réplique de Hamlet quitte le théâtre : « The Time is out of joint ». Elle était de circonstance :  « le temps est sorti de ses gonds », le temps a disjoncté, s’est détraqué, marche à l’envers… . Berlin vivra une incroyable succession de court-circuits.
En vertu du principe selon lequel quand les choses vous échappent feignez d’en être les organisateurs, il y a eu beaucoup de tentatives de dire c’est grâce à …, c’est la faute de …mais cela ne mène nulle part. Il y a même eu un ancien président de la République pour mentir effrontément et affirmer qu’il y avait été. La situation a bel et bien échappé à tout le monde même si cela peut-paraître surprenant pour une réalité aussi massive que le Mur.
Comment les évènements se sont-ils enchainés ?
Reprenons d’abord un peu en amont pour les jeunes générations qui ignorent tout ou presque de cela, On pourrait dire en paraphrasant Goethe et Schiller : «  la RDA ? Mais où était-ce ? Je n’arrive pas à trouver ce pays [1] ». A mesure que le temps passe, elle apparaît aux jeunes générations « aussi lointaine que l’empire inca tawantinsuyu [2] » A-t-elle seulement existé ?
Fondée en octobre 1949 dans la zone d’occupation soviétique sur les ruines matérielles et morales de l’Allemagne défaite,  elle est née lourdement handicapée, d’autant plus lourdement que le handicap n’a jamais été traité. Car, contrairement à ce qu’affirment les paroles de l’Internationale, on ne fait pas « du passé table rase ». En 1977, Christa Wolf écrivait [3]: « le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé ». A propos des ruines morales du nazisme, Stig Dagerman notait que les antinazis sincères « sont plus déçus, plus apatrides et plus vaincus que les sympathisants nazis ne l’ont jamais été [4] ». Ce sont eux pourtant qui tenteront de construire une autre Allemagne. Au lendemain de la guerre, on a vu apparaitre sur des pancartes et des cahiers d’écoliers, cette phrase de Staline : « les Hitler vont et viennent, le peuple et l’Etat allemand demeurent ». Elle dégageait « le peuple » de toute responsabilité. Mais, pour l’exprimer avec Wolf Biermann : « on a tellement frotté le cul brun des Allemands de l’est avec la brosse de Staline qu’il en est devenu rouge ». Un « stalinisme antifasciste »  ou un « antifascisme stalinien » selon l’inversion proposée par Simone Barck [5] a servi de ciment pour fonder cette partie de l’Allemagne  « ressuscitée des ruines » comme le disait l’hymne national est-allemand, hymne que l’on a cessé de chanter à partir de 1972 en raison de sa référence à la « patrie [allemande] unie ». La RDA ne peut se comprendre sans cette triple relation avec le passé nazi d’une part, l’Union soviétique dont elle sera pour cette raison peu ou prou une satrapie et sa sœur ennemie l’Allemagne fédérale, d’autre part. Dans le contexte d’une guerre froide et avec cet étrange communisme consistant à poser les jalons d’une alternative tout en empêchant qu’elle se développe. La devise des dirigeants est-allemands peut se résumer ainsi : « tout pour le peuple, rien par le peuple [6] », peuple que Bertolt Brecht leur conseillera ironiquement de dissoudre pour en élire un autre après les grèves et émeutes ouvrières du 17 juin 1953. Le Mur, a été construit en 1961 pour empêcher l’évasion des forces vives du pays. Il a aussi fossilisé les relations sociales gangrenées par ailleurs par la paranoïa sécuritaire. (Voir la série Un mur à Berlin)
Le 9 novembre 1989, au soir, le Mur ne tient plus, la RDA cessera d’exister même si formellement elle tiendra encore une année, la caractéristique de cette dernière année étant le refus absolu de laisser la moindre chance à une expérience singulière au profit de la colonisation du pays par le capitalisme occidental. Précisons encore un élément de contexte important : L’empire soviétique s’effondre. La contre révolution libérale fait rage, Reagan, Thatcher : There is no alternative (au libéralisme). Coté soviétique, la doctrine Brejnev du contrôle de l’Empire et de son glacis militaire est remplacée par la « doctrine Frank Sinatra » : « I did it my way ». Je l’ai fait à ma façon. Rupture de la solidarité obligatoire et centralisée à Moscou. Chacun devra se débrouiller seul désormais. La RDA, est fortement secouée. D’un côté les manifestations pour une démocratisation du régime se multiplient notamment dans et autour des églises protestantes, de l’autre, cette année 1989 quelque 240 000 personnes quittent le pays sans autorisation en passant essentiellement par la Hongrie et la Tchécoslovaquie où ils demandent l’asile dans les ambassades de l’Allemagne de l’Ouest. Le 17 octobre, Erich Honecker est évincé et remplacé par Egon Krenz. Ce dernier formé à l’ombre du premier n’avait pas lui non plus d’encre rouge. L’absence de pensée alternative d’un pouvoir désemparé expliquera la suite des évènements. « Quoi que nous fassions, dira Krenz, ce sera une mauvaise décision ». Les dirigeants est-allemands avaient par ailleurs déjà commencé à « hypothéquer » en quelque sorte le Mur en échanges de crédits de la part du gouvernement de Bonn. Les négociations passent par un très proche d’Helmut Kohl, Wolfgang Schäuble.
Cette crise finale qui allait déboucher sur l’ouverture du Mur de Berlin et la fin de la RDA, il est intéressant de noter qu’elle a eu lieu alors que siégeait en séance plénière l’organe central du pouvoir, le Comité central du SED (Parti socialaiste unifié d’Allemagne, en fait un parti communiste). La « dictature du prolétariat », en fait sur le prolétariat, se retourne contre ses partisans. Au départ, le SED ne voulait rien de plus que libéraliser la loi sur les voyages, principale aspiration de la population et à sortir du guêpier politico-diplomatique à l’ambassade de RFA à Prague où se réfugiaient les Allemands de l’Est candidats au départ. La procédure au début devait être complexe, il fallait notamment être détenteur d’un passeport grâce auquel on pouvait demander un visa. L’objectif était de gagner du temps car seuls 4 millions d’habitants de la RDA (sur 17) possédaient un passeport.Le temps que les autres en aient un …. Jamais francs du collier et avec leurs habituelles méthodes de faux culs, ils n’ont respecté aucune des procédures même formelles habituelles et créé un vide interprétatif dans lequel se sont engouffrés les médias occidentaux. Il n’appartenait pas au Comité central de rédiger un texte de loi. Cela relevait du gouvernement. Quand le ministère de la justice a reçu le texte, il a bien vu que cela n’allait pas mais les dés étaient jetés. Celui qui les a lancé se nommait Günter Schabowski, membre du bureau politique qui tenait une conférence de presse sur la tenue de la réunion du comité central. On est confondu par son amateurisme. Il ne prendra pas connaissance avant d’être interrogé du document qu’on lui remettra contenant les nouvelles dispositions sur les voyages, sujet qu’il n’abordera qu’à la toute fin de sa conférence de presse en réponse à une question d’un journaliste italien à qui on l’avait soufflée
Je passe maintenant grâce au livre de Heinz-Hermann Hertle, Chronik des Mauerfalls / Die dramatischen Ereignisse um den 9. November 1989 (Ch.Links Verlag), au minutage précis des évènements à partir de la conférence de presse et des annonces des médias ouest-allemands qui l’interprètent comme l’ouverture immédiate des frontières.
18h52 : La parole est au correspondant de l’agence de presse italienne ANSA qui avait été briefé par son homoloque est-allemand. Il pose la question du ratage de la précédente loi (6 novembre) sur les voyages qui limitait la sortie du pays à 30 jours par an, était floue sur les motifs de refus et le financement et n’avait fait que renforcer les protestations dans le pays.
« Nous avons donc décidé aujourd’hui, répond Schabowski, de prendre une disposition (c’est moi qui souligne) qui permet à tout citoyen de la RDA de sortir du pays par les postes-frontières de la RDA » (Sous entendu sans passer par les ambassades occidentales dans les « pays frères »).
A partir de quand ? Quid du passeport ?
Il confirme que les voyages privés à l’étranger seront autorisés sans justification particulière .
On lui redemande : Avec passeport ?
Je ne peux pas répondre sur la question du passeport, dit Schabowski
A partir de quand ?
Dès maintenant
Il est 19 heures. La conférence de presse se termine.
A partir de là tout va s’emballer, l’annonce que la RDA allait prendre des dispositions de libéralisation est transformée par les agences de presse et la télévision ouest-allemande en chose faite. En RDA, la voie hiérarchique est court-circuitée. Toute la chaine descendante de commandement va disjoncter. Le SED qui avait voulu reprendre la main, provoquera la mise en mouvement de la population surtout celle de Berlin Est vers Berlin Ouest.
19h05 : Associated Press annonce : « la RDA ouvre ses frontières »
Peu avant le journal télévisé de la 1ère chaine publique ouest-allemande (ARD), l’agence ouest-allemande dpa surenchérit en annonçant du « sensationnel » : « La frontière avec la RFA et Berlin-Ouest est ouverte »
A 20h, ARD ouvre le journal avec l’information : « La RDA ouvre sa frontière »
20h15 A la fin du journal télévisé, on dénombre 80 Berlinois de l’Est aux trois points de passage venus vérifier la réalité de l’information.
Entre 21 h et 21h30, ils seront entre 500 et 1000 à répartir entre les différents points de passage. Rien n’a changé dans le dispositif des garde frontières. Ce qui avait changé cependant, c’était qu’on n’avait plus peur de s’en approcher.
A 21h 30, est tenté un coup foireux. Pour ouvrir une soupape, les garde frontières laissent sortir des gens en tamponnant leur passeport d’un visa sans retour  Sans le savoir, les premiers candidats à la sortie seront déchus de leur nationalité. (Cette pratique est-allemande d’annulation des passeports est reprise aujourd’hui par le gouvernement de l’Allemagne réunifiée contre les jeunes gens tenté de partir lutter avec ou contre l’Etat islamique).
La mesure est contreproductive. Elle créera de l’émotion, c’est bon ça pour la télé, et des problèmes en sens inverse avec par exemple des parents qui veulent revenir retrouver leurs enfants à la maison et qui se retrouve tout à coup interdits de retour.
A 22h42, commence avec un peu de retard l’émission d’information Tagesthemen  de l’ARD.
« Le sujet introductif montre un Berlin-Ouest pratiquement vide du côté de la Porte de Brandebourg. Le présentateur en chef Hanns Joachim Friedrichs commenta en off : La porte de Brandebourg, ce soir. Comme symbole de la division de Berlin, elle a fait son temps. Tout comme le Mur qui depuis 28 années sépare l’est et l’ouest. La RDA a cédé à la pression de la population. Les déplacements vers l’ouest sont libres . Puis Friedrichs est à l’antenne et dit : Il faut être prudent avec les superlatifs, ils s’usent facilement. Mais ce soir on peut en risquer un : ce 9 novembre est un jour historique . La Rda a annoncé que ses frontières sont ouvertes pour chacun à partir de maintenant .
Mais le discours de Friedrichs anticipait les évènements. Un film de la rédaction berlinoise [le siège était à Hambourg] bouclé à 22 heures montre que contrairement à ce qu’il annonçait, il régnait un calme absolu au moins aux points de passage filmés de la Heinrich-Heine-Strasse et de Checkpoint Charlie.
On passe à la rédaction berlinoise. Le reporter Robin Lautenbach est en direct du point de passage Invalidenstrasse, incontestablement fermé. Trois témoins berlinois de l’Ouest qui venait du point de passage Bornholmerstrasse et que Lautenbach interviewa sauvèrent Friedrichs du pétrin.
Sans connaissance de l’intention de la RDA de distribuer des visas sans retour, un témoin raconte : j’ai vécu l’arrivée vers nous vers 21h25 du premier couple en larmes, ils avaient atteint la ligne blanche . Les deux m’ont sauté au cou et nous avons pleuré ensemble ? Immédiatement le reporter Robin Lautenbach déclara que le point de passage fermé de l’Invalienstrasse était une exception :  manifestement ici Invalidenstrasse de l’autre côté la police des frontières n’ont pas encore reçu ou compris les instructions…Mais, comme dit, à d’autres points de passage, pas seulement dans la Bornholmerstrasse – nous l’avons aussi entendu de la Sonnenallee et du point de passage des étrangers Checkpoint Charlie – il est apparemment possible avec cette nouvelle réglementation de passer sans complication à Berlin Ouest »
Hans Harmann Hertle : Chronik des Mauerfalls Die dramatischen Ereignisse um den 9. November 1989 Ch.Links Verlag
La suite est connue, on nous la diffuse en boucle depuis 25 ans : la rumeur s’est réalisée. C’est un cas de prophétie auto-réalisatrice.
« Ces téléspectateurs et auditeurs qui ne voulaient pas rater ce moment historique et qui voulaient simplement aller voir et en être et qui pour cette raison ont afflué aux postes frontières et à la Porte de Brandebourg ont en fait créé l’évènement qui sans cela n’aurait pas eu lieu. Une fiction diffusée par les médias a mobilisé les masses et est devenue réalité. La chute du Mur est le premier événement mondial survenu pour avoir été annoncé par anticipation par les agences de presse, la radio et la télévision ».
Hans Harmann Hertle ibid
Si les dirigeants est-allemands avaient voulu le faire exprès, ils ne s’y seraient pas pris autrement.
Pour conclure, j’aimerais introduire une notion développée par Paul Virilio dans Ville panique, celle de « synchronisation de l’émotion collective » que l’on a me semble-t-il vu à l’œuvre ce soir là. On y a vécu comme une anticipation de ce que Virilio décrira ainsi :
« Après la longue histoire de la standardisation de l’opinion publique de l’époque de la révolution industrielle et de ses système de reproduction à l’identique, nous entrons dans l’ère d’une synchronisation de l’émotion collective qui favorise, avec la révolution informationnelle, non plus l’ancien collectivisme bureaucratique des régimes totalitaires, mais ce que l’on pourrait paradoxalement dénommer un individualisme de masse – puisque c’est chacun, un par un, qui subit, au même instant, le conditionnement mass médiatique ».
Paul Virilo Ville panique Editions Galilée page 49
Ce n’est pas tant la « synchronisation des émotions » qui constitue ici la nouveauté, Virilio lui-même la date je crois, à l’échelle planétaire, des premiers pas sur la lune, que le passage à l’individualisme de masse. Ce passage si l’on peut dire s’est fait à Berlin, le 9 novembre 1989. Il annonce l’avènement d’un autre communisme : le communisme des affects (Virilio) dans lequel nous vivons.

25 ans après ….

Je laisse de côté les questions de la commémoration et du marché de la mémoire qui bat son plein et pas seulement à Berlin, ainsi que celles du différentiel persistant entre l’est et l’ouest en Allemagne, pour un mot sur la manière dont le mur fait retour pas tellement dans le monde qui en est plein mais en Europe même. Récemment les internautes hongrois ont reproché à leur gouvernement à propos de la taxation de l’Internet de vouloir ériger « un rideau de fer digital » autour du pays. Le projet est pour l’instant retiré. A Berlin, un groupe d’artistes du Centre pour la beauté politique a détourné un certain nombre (14) de croix de victimes du Mur dans l’intention de les déplacer sur les murs qui barricadent l’Europe contre les immigrés, façon de créer un arc du passé vers le présent affirmant : « 25 ans après la chute du mur allemand, ce sont les frontières de l’Europe qui sont étanches et des dizaines de milliers de personnes se noient,meurent de déshydratation ou sombrent devant les murs extérieurs de l’Europe ». Ils se sont rendus en Bulgarie pour faire tomber le premier mur de l’Europe. Ils y ont été bloqués par la mobilisation policière et n’ont pas pu y parvenir.
[1] Goethe et Schiller , Xénies 95 : « L’Allemagne ? Mais où est-ce ? Je n’arrive pas à trouver ce pays
[2] Andrea Hünninger / Als der Globus explodierte Frankfurter Allgemeine Zeitung 8 janvier 2010
[3] Incipit de Trame d’ Enfance Editions Stock, 2009
[4] Automne allemand Actes Sud Babel page 40
[5] Simone Barck :  Le discours antifasciste en RDA dans LA RDA AU PASSE PRESENT sous la direction de Catherine FABRE-RENAULT, Elisa GOUDIN et Carola HÄHNEL-MESNARD. Presses Sorbonne Nouvelle 2006
[6] Werner Mittenzwei : Die Intellektuellen / Litteratur und Politik in Ostdeutschland 1945-2000. Editions Faber&Faber Leipzig
ae9783861535416
Hans-Hermann Hertle
Chronik des Mauerfalls
Die dramatischen Ereignisse um den 9. November 1989
Ch.Links Verlag
Existe aussi en format numérique

 

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