L’écoute de soi et des autres dans les poésies de Heiner Müller (esquisse)

Dissémination octobre

La proposition de Serge Marcel Roche – salut au Cameroun – pour la dissémination d’octobre de la webassociation des auteurs était la suivante :
Un écri­vain, ça écoute beau­coup, oui mais quoi ou qui (on ne parle plus guère aujourd’hui des muses, qu’elles soient antiques ou modernes, ni même de l’inspiration ou de la voix inté­rieure) ? L’écoute ensemence-​t-​elle l’acte d’écrire et com­ment la manière dont on écoute et ce que l’on entend, hors de soi et en soi, se retrouvent en l’écrit ? C’est la direc­tion pro­po­sée pour cette dis­sé­mi­na­tion, en un temps de bavar­dage et de sur­dité : le rap­port de l’au(di)teur et de l’œuvre au silence, à la sono­rité des êtres, des choses, du lan­gage, à toute musique, sans limi­ter le champ au seul sens de l’ouïe, ou com­ment l’expérience (mul­ti­forme) de la per­cep­tion conduit au texte, se tra­duit en lui, résonne et est aujourd’hui pro­lon­gée dans et par l’univers numérique.
Serge Marcel Roche
Beau programme. Vaste programme.
J’essaye chaque fois que je le peux de participer aux disséminations quand les propositions se croisent avec les centres d’intérêts du SauteRhin. Ce n’est pas toujours le cas et je le fais un peu faussement. Le principe est en effet d’échanger des textes mais ce n’est pas toujours facile me consacrant essentiellement à la culture des pays de langue allemande. Mais on y arrivera. Dès janvier.
Là, les mots écrivain et écoute ont résonné immédiatement à mon oreille, à la lecture. J’ai connu un grand écrivain qui savait être silencieux et écouter, sauf que nous profitions de sa présence pour le faire parler. Il répondait. Il le faisait après un moment de silence, le temps d’une gorgée de whisky et d’une bouffée de cigare, avec une extrême attention aux mots utilisés dans la question. On était alors renvoyé à ses propres approximations. Et l’on pouvait s’attendre à du décoiffant plus qu’à du reposant. Cet écrivain est Heiner Müller. Je me suis notamment souvenu d’un long poème tout entier fait d’écoute me semblait-il. Il évoque la visite à un vieil homme d’état dont je parlerai plus loin.
Autre chose m’a fait signe au même moment. Je l’attendais pour y avoir apporté une toute, toute petite infiniment modeste contribution, la parution de ce qui semble bien être cette fois les poésies complètes de Müller avec des poèmes et des esquisses de poèmes inédits. J’en évoquerai quelques uns cette fois et d’autres prochainement. Le volume m’est parvenu début octobre. D’où l’idée de lire et relire ces poèmes sous l’angle des traces de l’écoute. Comme je m’en doutais, il y avait matière. Je me concentrerai là dessus avec une ouverture sur la prose et sur le théâtre bien sûr, Müller est d’abord un homme de théâtre. La plongée dans cette poésie a été un vrai bonheur en cette période de nostalgie des vieilles utopies. Je pourrais dédier ce texte à tous ceux qui veulent réécrire l’histoire comme si Müller n’avait pas existé alors qu’il est un peu notre encre rouge.
Portrait de Heiner Müller par Florian Flierl (Bronze 1998). Photographié à la galerie Flierl à Berlin dans l'exposition Mit den Augen messen (Mesurer avec les yeux) rassemblant des travaux des élèves de Josep Renau, un peintre espagnol qui avait été directeur des Beaux Arts de la République espagnole et s'était installé en RDA en 1958 / http://www.f-flierl.de/

Portrait de Heiner Müller par Florian Flierl (Bronze 1998). Photographié à la galerie Flierl à Berlin dans l’exposition « Mit den Augen messen » (Mesurer avec les yeux) rassemblant des travaux des élèves de Josep Renau, un artiste espagnol qui avait été directeur des Beaux Arts de la République espagnole et s’était installé en RDA en 1958

Kristin Schulz maîtresse d’oeuvre de cette édition rappelle que Müller a écrit des poèmes tout au long de sa vie et jusqu’au bout, le tout dernier, death in progress, peu avant sa mort en décembre 1995. Et toujours cette question qui est ce Moi qui dit Je ? Un Moi hanté. « Dans ses poèmes, écrit Kristin Schulz dans sa postface, l’auteur se confronte au dilemme d’être objet de l’histoire en voulant pourtant en devenir sujet. Tonalités expressionnistes, attitudes brechtiennes marquent les premiers textes. Les derniers sont imprégnés par la compréhension suivante : quand il n’y a plus de dialogue , l’heure du monologue est arrivée, le miroir devient le destinataire ».
Poèmes lyriques, d’amour, érotiques, textes pour enfants, ballades, sonnets, commentaires historiques, écoute de soi, de son corps, problèmes d’écritures comme par exemple un adieu à l’écriture manuscrite, les textes édités du vivant de Müller et ceux posthumes sont présentés dans l’ordre chronologique, répartis en quatre chapitres. Le volume s’ouvre sur l’unique édition de poèmes parue du vivant de son auteur en 1992 (Alexander Verlag), c’est celle qui a été reprise en France chez Christian Bourgois en 1996. Suivent l’ensemble des poèmes édités de son vivant, ensuite ceux publiés à titre posthume, le volume s’achève par une série de textes en projet. Un important appendice de notes précise la date, l’origine et le contexte de leur écriture et publication.
Les poèmes existent en tant que tel pour des lecteurs sans avoir  besoin de la médiation de la représentation, ce sont des créations à part entière et non des formes intermédiaires même s’ils sont parfois, mais pas toujours, dans un entre deux, en attente d’une destinée théâtrale où d’une association avec d’autres textes.
Le titre du recueil Warten auf der Gegenschräge (Attendre sur le plan incliné opposé) est tiré de l’un des tout derniers poèmes :
DRAME
les morts attendent sur le plan incliné opposé
parfois ils tiennent une main dans la lumière
comme s’ils vivaient jusqu’à ce qu’ils se retirent complètement
dans leur obscurité habituelle qui nous aveugle.
J’esquisserai donc ici ce qui pourrait devenir plus tard un essai sur la dimension de l’écoute dans l’œuvre de Heiner Müller.

Au début, une voix

Au début, c’est à dire au début dans la chronologie (le poème date de 1950, il est en deuxième place) et aussi poème des débuts (d’une tentative de construire autre chose sur le sol allemand) un poème qui s’intitule Rapport sur le début. Celui-là nous l’avons en français. Une voix d’abord ressentie comme extérieure, « venue de l’avant » qui semble un peu la mouche du coche et qui se termine ainsi quand la voix extérieure devient ce qu’elle est : une voix intérieure :
« 10
Mais toujours devant eux était la voix
Qui leur disait : ce n’est pas assez ! Ne vous
Arrêtez pas ! Qui s’arrête tombe ! Avancez ! Ainsi
Dans cette continuelle avancée en suivant la voix
Le difficile devint simple
L’inaccessible fut atteint.
Et au cours de cette avancée ils
Surent : ce qui parlait était leur propre voix »
(Trad. J.L. Besson, J. Jourdheuil in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 Christian Bourgois 1996)
On peut penser aux Mühen der Ebenen de Brecht. La voix gouverne le mouvement, il y a de l’avant(- garde) et de l’arrière. C’est peut-être aussi la voix fournit l’énergie à l’écriture. Plus tard, on verra ce mouvement stagner puis s’arrêter. L’utopie première de l’individu comme étant sa propre avant-garde n’a qu’un temps.  Le temps du sujet et l’espace de l’histoire s’enfouissent. On passe de l’horizontalité des débuts à la verticalité. Plus précisément à la verticalité des profondeurs où s’extraie le minerai de la poésie. Le tout dernier poème sans être en relation avec l’écoute dit ceci
« Sous l’espace sous le temps
Sous l’espace de l’histoire
Sous le temps de l’homme
Se trouve l’espace se trouve le temps du poème »

Les sons douloureux de l’enfance

Les sons douloureux de l’enfance sont ceux que le temps n’efface pas surtout quand on se retrouve face à ceux qui en ont été la cause comme cette méchante cousine revue des années plus tard. La revoir réveille le souvenir du craquement que fit le jouet qu’elle avait cassé dans son dos sous ses doigts boudinés.
« Aujourdhui encore
le craquement dans l’oreille Sous les yeux son inoubliable sourire. »
Le poème de 1989 s’intitule WIEDERSEHN MIT DER BÖSEN COUSINE (Retrouvaille avec la méchante cousine) (Warten auf der Gegenschräge page 84 inédit en français)
« Les parents hantent le MOI ». Capture d'écran avec le saisisant résumé d'un échange entre Bernard Stiegler et Alexander Kluge collant parfaitement avec notre propos

« Les parents hantent le MOI ». Capture d’écran avec le saisissant résumé d’un échange entre Bernard Stiegler et Alexander Kluge, sur dcp.tv sous le titre le philosophe comme poisson volant, très en phase avec notre propos.

Le père est évoqué dans un poème mais il fait surtout comme le grand père l’objet d’un texte en prose qu’il faut citer ici car il décrit une scène première c’est à dire une scène d’enfance traumatisante qui est également une première scène théâtrale fondatrice.
L’enfant assiste à l’arrestation de son père par les nazis, il entend, il voit, dans l’ombre :
1
1933, le 31 janvier à 4 heures du matin, mon père, permanent du Parti social-démocrate d’Allemagne, fut arrêté dans son lit. Je m’éveillai, le ciel devant la fenêtre noir, bruit de voix et de pas.A côté, on jeta des livres par terre. J’entendis la voix de mon père plus claire que les voix étrangères. Je descendis du lit et allai à la porte. Par l’entrebâillement, je vis un homme frapper mon père au visage. Grelottant, la couverture tirée jusqu’au menton, j’étais dans le lit lorsque la porte de ma chambre s’ouvrit. Dans la porte, mon père, derrière lui les étrangers, grands, en uniforme bruns. Ils étaient trois. L’un de la main tenait la porte ouverte. Mon père avait la lumière dans le dos, je ne pouvais pas voir son visage. Je l’entendis appeler doucement mon nom. Je ne répondis pas et restai immobile. Puis mon père dit : Il dort. La porte se referma . Je les entendis l’emmener puis le pas de ma mère qui revenait seule »
(La traduction de Jean Jourd’heuil et Heinz Schwarzinger figure comme texte de théâtre dans Hamlet Machine aux Editions de Minuit)
Sons et lumières, nous sommes comme au théâtre dans cette première expérience de la trahison décrite dans la première séquence – il y en a 10 – de ce texte en prose où il est question également de la mère.
J’entendis, je vis, je ne pouvais pas voir, j’entendis, j’entendis : On a presque envie de dire : au début était l’écoute. Elle va avec la vision mais toujours ensemble séparément. Il n’y a pas de fusion des sens mais une articulation.
Mais revenons aux poèmes. Au début était l’écoute, là encore, dans le poème dédié à Daniel Barenboim avec qui Müller s’était retrouvé à Bayreuth pour la mise en scène de Tristan et Isolde de Richard Wagner.
SAVON A BAYREUTH commence par la réminiscence de quelque chose d’entendu dans l’enfance :
« Enfant, j’entendais les adultes dire :
Dans les camps de concentration avec les Juifs
On fait du savon. Depuis j’ai toujours eu de l’antipathie
Pour le savon et j’exècre l’odeur du savon.
(…) »
Trad. J.L. Besson, J. Jourdheuil in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 Christian Bourgois 1996)

Dans la rue, les gares, le métro, les taxis

La rue, la gare, le métro, les taxis sont des lieux d’écoute de ce que disent les gens. Dans la gare, les oiseaux ne sont pas effrayés par le bruit du train alors que dans le taxi le bruit du monde rend les informations de la radio inaudibles. Heiner Müller ne conduisant pas lui-même était un grand usager des taxis, à Berlin où il habitait loin du centre ville, à Paris à New Yorck. L’un des textes rapporte une conversation avec un chauffeur de taxi roumain à New York . Un des rares textes, me semble-t-il fait d’un dialogue, entre l’auteur qui ne se contente pas d’écouter et le chauffeur de taxi.
Dans Elégies berlinoises ( Warten auf der Gegeschräge page 299 inédit en français), on passe de la forêt à la ville, nous sommes encore dans les ruines, puis :
« (…)
Je traverse le parc, occupé
Avec un vers dirigé contre la mauvaise habitude
De chanter des chansons tristes.
Un jeune homme est assis sur un banc.
Je l’entends
Chanter une chanson triste d’une voix retentissante.
Traversant la rue j’entends
Avec clarté dans le bruit de nombreux véhicules, un sifflement.
Un homme âgé se tient au bord de la route
Entre les lèvres une feuille de sureau.
Il siffle.
En passant je tape du doigt sur mon front.
Lui, aimablement
Approuve de la tête. »
Ce que l’on entends soulève parfois des réactions d’horreur comme dans COEUR DES TENEBRES D’APRES JOSEPH CONRAD. Après une scène d’apitoiement sur une prostituée polonaise aux prises avec un vieillard enrhumé dans le « Bar à devises » d’un hôtel de Berlin Est, l’auteur relève des propos horripilants. C’est écrit en décembre 1989, peu après la Chute du Mur, le 9 novembre. Le poème fait référence à la nouvelle de J. Conrad : Au cœur des ténèbres qui permet à Müller de prendre acte du pivotement nord sud du conflit est-ouest
« J’entends deux hommes d’affaires de passage
Bavarois d’après le tapage
Partager l’Asie: LA MALAISIE M’IRAIT
LA THAILANDE AUSSI ET LA CORÉE AVEC
ET LE SYSTÈME D’AIGUILLAGES POUR LE
YÉMEN
IL FAUT FAIRE LES PLANS ET
C’EST RÉGLÉ
ET LA CHINE AUSSI
LA CHINE EST UN PROJET EN SOI »
La scène se déplace ensuite dans le métro aérien
« Dans le métro ZOOLOGISCHER GARTEN
FRIEDRICHSTRASSE
J’ai rencontré deux citoyens de RDA
L’un raconte Mon fils de trois semaines
Est né avec un écriteau sur la poitrine
J’ÉTAIS A L’OUEST LE NEUF NOVEMBRE
Ma fille qui a le même âge J’ai des jumeaux
Porte l’inscription MOI AUSSI
THE HORROR THE HORROR THE HORROR »
(Trad. J. Jourdheuil, J.-F. Peyret in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 Christian Bourgois 1996)
Autre bar, à Baden Baden cettte fois, en 1995 dans NOTIZ 409 (Warten auf … page 377-78 non traduit à ma connaissance) dont j’ai toujours beaucoup aimé la fin :
« Je reviendrai hors de moi
Un jour en octobre en chute de pluie. »
Là encore captation d’une conversation
« (…)
Dans le bar de l’hôtel un hôte ivre ennuie
Une serveuse elle a terminé son service et peut
S’asseoir au comptoir avec la mort par cancer de sa femme
La conversation glisse ensuite sur les chiens
J’aime les CHOWCHOWs dit la serveuse
PARCE QU’ILS SONT SI PETITS S’IL VOUS PLAIT OU EST
MON DRINK crie l’ivrogne I HATE DOGS
THEY TOOK MY TIME WHEN I LIVED WITH MY WIFE
AND SHE’S DEAD NOW AND THE DOGS TOOK MY TIME
(…) »

L’écoute de soi, de son corps, de la mort qui vient.

Dans Das Duell ((Warten auf page 421) :
« J’entends mon vers respirer Nous sommes
au cœur du sujet La mort fourrage enrichi de la poésie »
Dans une esquisse de poème inachevé, ceci :
« Après l’endoscopie les yeux des médecins
Virent ma tombe ouverte j’entendais les pelles
S’entrechoquer lorsque je vis leurs yeux + pour un peu
je m’apitoyais devant leurs regards désemparés »
Le regard désemparé des médecins donnent à entendre l’avenir du patient.
Je ne suis pas ici tenu à l’exhaustivité mais je crois que j’ai à peu près fait le tour en ayant gardé le meilleur pour la fin, le texte auquel j’avais pensé d’emblée quand il a été question de l’écoute et qui m’avais frappe pour cette raison, Visite chez au vieil homme d’Etat ;
Qui rend visite à cet homme qui non seulement est vieux, d’une « santé altérée » mais qui en plus est homme d’Etat ? Et surtout pourquoi ? Qu’attend-on de cela ? Une interview ? On y va pour le questionner, l’écouter. ? Il y a on le verra plus loin trace d’un questionnement. Le narrateur est-il seul ? Sont-ils plusieurs ? Pendant un moment on a l’impression qu’il observe et écoute en retrait
Le vieil homme d’état est celui qui « sait les crimes du siècle »
«  (…)                                   Il sait
Les crimes du siècle Va et vient
Entre les puissances secrètes
30 000 par les Britanniques en Grèce …
De Gaulle les Américains voulaient …
Churchill percevait un salaire de …
Le tortionnaire Barbie était l’inventeur de la poupée Barbie
Les héros du 20 juillet
Sont devenus des martyres parce que le …
S’est retiré du jeu Avec son argent
Lorsque Stauffenberg devint gaucher Les Baltes
Ont épargné bien du travail aux Allemands avec les … »
Etranges points de suspension. Que suspendent-ils ? L’écoute ? L’attention ? L’intérêt ? Pas forcément. Peut-être ce qui est entendu ou retenu ou mérite d’être rapporté. Qu’y a-t-il à retenir de tout cela ? Les mots clés suffisent-ils ? C’est comme si certains mots étaient dans la lumière et d’autres dans le noir.
Fin des phrases suspendues :
« J’ai peur de mon ombre
Disait Staline à Joukov avant sa disgrâce
Quand Hitler manqua de carburant commença la guerre du Golfe
Et quel peuple en Europe ne serait pas heureux
Aujourd’hui joyeusement majoritaire sous la croix gammée
Comme le peuple allemand fut heureux pour la première fois
Dans la grisaille de son histoire pleine de malheurs géographiques
Libéré des Juifs Tsiganes pervers
Communistes demandeurs d’asile
Forêts intactes et prairies jusqu’à ce que tombe l’addition
Que savait Hegel ce gâcheur de la politique
Apprendre de l’histoire signifie apprendre le néant
La politique est LE POSSIBLE Un rêve d’hommes
Sans le moindre cri d’enfant »
L’auteur semble  reprendre la main. Le « monologue [du vieil homme] est muet ». La mortalité de l’homme est le destin  commun de tous les hommes au-delà des différents substrats linguistiques :
                                                                   Dans toutes les langues
Le nom de l’avenir est la mort Les mains du vieil homme d’État
Parfois il les regarde et les bouge en silence
Comme dans une conversation Son monologue est muet
Le regard sur sa main hésitante sur le verre de thé
L’oubli fait le succès de l’homme d’État
Puis vient une question et sa réponse :
Vos sentiments Aviez-vous des sentiments Si oui lesquels
Lorsqu’on vous a chassé de votre dernier bureau
Des sentiments Je ne sentais rien rien rien rien que le vide amer
Puis ce final glacé en terrible JE de miroir sur des mains muettes
« En écoutant derrière les rumeurs mythes légendes
Surgissent les informations mon regard
Sur ses mains devient regard reflété dans un miroir
Son deuil se fige
En mon texte plus froid Que m’importe le monde Je
Mange ses images La vérité VÉRITÉ
N’est pas un objet Les couleurs du mensonge sont
Mes oignons Je quitte le vieil homme d’État
Sa silhouette dans la porte courbée sous L’EXPÉRIENCE DE LA DOMINATION
Sa double poignée de main Avec le sentiment sublime
Que le monde passe à côté de nous et que ça ne fait rien »
(Trad. ].-L. Besson, J. Jourdheuil in Heiner Müller Poèmes 1949-1995 Christian Bourgois 1996)
 «                                             Avec le sentiment sublime
Que le monde passe à côté de nous et que ça ne fait rien »
Comment ne pas évoquer sur la question de l’écoute, après la prose, le théâtre surtout bien sûr s’agissant de Heiner Müller. La situation théâtrale repose sur l’écoute autant que sur l’éclairage. On peut éclairer une écoute. On sait qu’on entend mal un spectacle mal éclairé. La réplique suppose l’écoute du personnage auquel on la donne. Mais on change d’espace. Nous ne sommes plus dans la lecture personnelle qui m’a surtout intéressée ici mais dans l’espace de la représentation ou pour prendre l’exemple de ce qui va suivre de la lecture publique qui introduit une autre dimension de l’écoute, celle d’un auditeur et/ou d’un spectateur. Jean Jourdheuil a développé cette notion de dramaturgie de l’écoute à partir de la lecture de la pièce de Heiner Müller Quartett d’après les Liaisons dangereuses de Laclos faite par Jeanne Moreau et Sami Frey dans la Cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon en 2007. Un extrait :

Dramaturgie de l’écoute

« La pièce commence par un monologue de Merteuil ; Valmont apparaît après avoir été évoqué et invoqué par Merteuil ; le monologue se transforme alors en dialogue. La perception que l’on a de ce commencement dans la Cour du Palais des Papes est sensiblement différente : Jeanne Moreau et Sami Frey entrent en pleine lumière sous les applaudissements du public ; prennent place à deux petites tables de bistrot, éloignées l’une de l’autre de quelques mètres ; la pleine lumière s’éteint ; Jeanne Moreau allume la petite lampe de bureau qui éclaire le plateau de sa table, son texte et, par réflexion, son visage ; Sami Frey, visible dans la pénombre, écoute Merteuil déconstruire-détruire-démolir la figure de Valmont dont il va devoir endosser le rôle lorsqu’allumant à son tour la petite lampe de bureau qui éclaire le plateau de sa table, il fera son entrée sous le nom de Valmont. Le texte de Merteuil n’est pas un monologue. Jeanne Moreau sait que ce que dit Merteuil est écouté par Sami Frey. Elle sait que son discours a deux auditeurs : le public et Sami Frey, c’est-à-dire Valmont présent-absent. Lorsque Sami Frey aura fait son entrée en scène (aura allumé sa lampe), Valmont répondra point par point à Merteuil. Leur rencontre prendra l’allure d’une joute verbale.
L’écoute du public est dédoublée. Il écoute en direct le discours de Merteuil, mais il l’écoute aussi tel qu’il est écouté par Sami Frey. Il voit Jeanne Moreau, il entend le discours de Merteuil et il scrute le visage, l’allure de Sami Frey dans la demi-obscurité, en quête d’une réaction au jeu de massacre auquel Merteuil se livre sur la figure de Valmont. L’écoute perd son caractère univoque : mots, rythme, sens. Problématisée, dédoublée, elle se déplie, se déploie, se démultiplie et se spatialise. Sa texture fait apparaître la trame des allusions et des sous-entendus. Assis à deux petites tables, sans jamais hausser le ton, deux acteurs parviennent à faire de la Cour d’Honneur d’un Palais des Papes l’espace d’une écoute sur plusieurs plans, l’espace d’une radiographie qui fait apparaître l’œuvre comme palimpseste : sous la peau le squelette et bien d’autres choses ».
Jean Jourdheuil : « Dramaturgie de l’écoute dans Quartett et Cosi fan Tutte »
Quelques jalons donc d’un travail possible sur l’écoute de soi et des autres dans l’œuvre de Heiner Müller. Ils sont d’abord constitués par les textes eux-mêmes, ceux où cette dimension est la plus évidente. Resterait à approfondir cette thématique par exemple selon les différentes acception de l’écoute, de l’entendre jusqu’à la mal écoute et au malentendu. En croisant avec d’autre sens, la vue alors que nous ne sommes plus à l’ère panoptique, l’odorat…d’autres thématiques aussi comme celle de l’espace et du temps ou, par exemple celle de la peur. Pour Nietzsche, que Müller a lu, il y a un rapport entre l’oreille et la peur, si j’en crois Peter Szendy. Ou, avec Marx, l’ouïe comme rapport au monde.
Merci à Serge Marcel Roche de m’avoir mis sur cette piste qui ouvre des possibilités de lectures nouvelles.
Sur les muses, j’ai failli évoquer l’ange de l’histoire mais c’est compliqué parce que l’on peut écrire aussi sur son absence même. J’ai assisté récemment dans la province de l’ex Allemagne de l’est à un spectacle où l’ange de l’histoire procédait à un rétropédalage en voulant nous ramener de Müller à Brecht à travers la nostalgie des utopies.
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Heiner Müller
Warten auf der Gegenschräge – Gesammelte Gedichte
Herausgegeben von Kristin Schulz
Suhrkamp Verlag
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Il était une fois la RDA, la preuve par l’encre rouge

Si, si, la RDA a existé ! Même qu’elle doit continuer à avoir existé ! La preuve par l’encre rouge d’une blague racontée par Slavoj Žižek

Sur le chemin des blagues à Calau en Basse Lusace. L’apprenti coiffeur passe son cul par la fenêtre*

« DANS UNE VIEILLE BLAGUE datant de la défunte République démocratique allemande, un travailleur allemand trouve du travail en Sibérie. Sachant que tout son courrier sera lu par la censure, il dit à ses amis : Mettons-nous d’accord sur un code. Si vous recevez de moi une lettre écrite à l’encre bleue ordinaire, je dis la vérité ; si elle est écrite à l’encre rouge, je mens. Au bout d’un mois, ses amis reçoivent la première lettre, à l’encre bleue : «Tout est formidable ici, les magasins sont pleins, la nourriture est abondante, les appartements sont grands et bien chauffés, les cinémas projettent des films occidentaux, il y a plein de belles filles peu farouches, la seule chose introuvable ici, c’est de l‘encre rouge. »
Slavoj Žižek  : Mes blagues,ma philosophie
Presse Universitaires de France 2014
page 120-121
Cette blague avait déjà introduit un autre texte de Žižek : Bienvenue dans le désert du réel
Si la RDA, que l’on appelait plus trivialement l’Allemagne de l’Est, n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer. Sans elle que serait l’Allemagne aujourd’hui à qui elle a fourni un président et une chancelière, où elle entretient le marché littéraire et cinématographique tout en servant de faire valoir à l’Allemagne post-démocratique, incapable de se définir positivement et autrement que comme gardienne de l’orthodoxie budgétaire, posture qui se retourne contre elle tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Je ne suis sans doute pas le seul à penser que l’Allemagne mérite mieux que ce rôle de garde chiourme que lui imposent ses dirigeants.
Depuis que la Rda a disparu, et je ne suis pas de ceux qui le déplorent, on a essayé de nous enfermer dans une fausse alternative : Ostalgie ou Ultralibéralisme, État de droit ou État de non droit, libéralisme étant par ailleurs synonyme obligatoire d’État de droit, de démocratie… En France où la RDA marche moins bien, elle est remplacée par la Corée du Nord à Ce soir ou jamais. RDA ou Corée du Nord, leur fonction n’est-elle pas de nous priver d’encre rouge, c’est à dire, si l’on suit le philosophe, d’alternative ?
Que nous dit en effet la blague de l’encre manquante ? Quelle est la signification de l’encre rouge ?
Slavoj Žižek se demande si la situation décrite n’est-pas la nôtre :
« N’est-ce pas encore notre situation? Nous avons toutes les libertés possibles, la seule chose qui manque, c’est l’ encre rouge : nous nous sentons libres parce qu’il nous manque le langage même qui nous permettrait d’exprimer notre absence de liberté. Ce que signifie ce manque d’encre rouge, c’est qu’aujourd’hui tous les principaux termes employés pour désigner le conflit actuel – guerre contre la terreur, démocratie et liberté, droits de l’homme, etc. – sont des termes faux, qui embrument notre perception de la situation au lieu de nous permettre de la penser. La tâche est aujourd’hui de fournir de l’encre rouge aux protestataires. »
Et aux autres.
De la disparition de la RDA, même Dieu ne s’en remet pas. Une autre blague du même livre  :
« Richard Nixon, Leonid Brejnev, et Erich Honecker [dirigeant de la RDA de 1976 à 1989] sont face à Dieu et l’interrogent sur l’avenir de leur pays respectif. A Nixon, Dieu répond : en 2000, les Etats-Unis seront communistes ! Nixon se détourne et se met à pleurer. A Brejnev , il dit : en 2000, l’Union soviétique sera sous contrôle chinois. Brejnev se détourne et se met à pleurer. Honecker demande : Et qu’en sera-t-il de ma chère RDA ? Dieu se détourne et se met à pleurer. »
Slavoj Žižek : Mes blagues,ma philosophie
Presse Universitaires de France 2014
page 105
* Le maître coiffeur UTZT devait continuellement fournir de quoi faire à son apprenti car le très alerte gaillard avait fini en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire. Ayant une nouvelle fois terminé les trois tâches fixées, alors qu’il demandait quoi faire d’autre, le maître d’apprentissage répliqua :
« Passe ton cul par la fenêtre ».
Lorsque l’apprenti au bout d’un moment revint, le maître-coiffeur UTZT demanda :
« Alors qu’ont dit les passants ? »
L’apprenti rétorqua :
« Ils ont dit bonjour Monsieur UTZT »
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La découverte de l’Allemagne par les martiens (1916)

1389_LEn pleine Première guerre mondiale, le Reich allemand reçoit la visite de trois martiens : tel est en une phrase le thème d’un film de science-fiction sorti sur les écrans à la fin de l’année 1916. Il est intitulé : « La découverte de l’Allemagne par les habitants de Mars ». C’est aussi le premier film officiellement fabriqué pour la propagande tant pour le front de l’arrière qu’à destination des pays neutres. C’est encore le premier film – un long métrage – de science-fiction même s’il n’est pas reconnu comme tel dans l’histoire du cinéma.
Britta Lange professeure d’histoire culturelle des 19ème et 20ème à l’Université Humboldt de Berlin est partie en quête de ce film dont il ne reste que des fragments. Son enquête est parue dans un petit livre La découverte de l’Allemagne par les martiens / La science-fiction comme film de propagande paru au Verbrecher Verlag (J’aime beaucoup l’intitulé de cette maison d’édition : Verbrecher= gangster, tout un programme).

La science-fiction comme  propagande

Les journalistes de la Planète Mars lisant les dépêches de l'agence Reuter

Les journalistes de la Planète Mars lisant les dépêches de l’agence Reuter

Tout commence sur la Planète Mars où des journalistes reçoivent les informations en provenance de la Planète Terre et en particulier celles produites par les belligérants de 14-18. Voici que tombent des dépêches de l’agence britannique Reuter et de l’agence de presse française Havas annonçant qu’en Allemagne les usines d’armement avaient cessé de tourner, que les habitants mourraient de faim et que le Reich allemand était au bord de la capitulation.
Mavortin, journaliste à « La mer de soleil », décide de partir pour l’Allemagne afin de vérifier la véracité des informations. Il est accompagné par l’érudit Marsilius, inventeur d’une potion qui libère de la pesanteur de Mars. Ils grimpent dans une capsule spatiale, traversent l’Espace et atterrissent à Munich sur le toit d’une maison près de la Frauenkirche où règne une atmosphère de Fête de la bière : bretzels, bière et boulettes de viande. Ils sont rejoint par Marsilietta, la fille de l’inventeur qui les as rejoints secrètement pour les besoins d’une romance dans le film. Bien entendu les martiens comprennent et parlent allemand. Tous les trois rejoignent Berlin en train puis l’hôtel Adlon en voiture. Dans la capitale, ils visitent des entreprises de l’industrie alimentaire et des loisirs, la laiterie Bolle (actuellement siège du Ministère de l’intérieur), un champ de courses. Ensuite, au cours de leur voyage à travers l’Allemagne, ils visitent des usines, les centres d’approvisionnement, le Port de Kiel, quelques monuments symboliques. Partout, ils rencontrent une économie qui tourne à plein régime, une population bien nourrie et sûre de la victoire. Armements, nourriture, produits de luxe alcool et cigarettes, tout en abondance. CQFD. C’est bien entendu ce que le film devait démontrer.
« La découverte de l’Allemagne par les martiens est un film sur l’état d’approvisionnement, un film pour encourager l’arrière à tenir bon, un film sur le front de l’arrière pour le front de l’arrière »
Mais s’il ne s’agissait que d’un vulgaire film de propagande, cela vaudrait-il la peine de s’y arrêter ?
Il y a autre chose, bien sûr.
L’auteure se demande :
« comment en est-on arrivé à donner aux contenus de propagande le cadre d’un des premiers films de science-fiction ? Avec une agence de presse sur la Planète Mars, un voyage intergalactique, des scènes de conte, des potions magiques et des pas de sept lieues ? Et comment répondre à ces questions s’il ne reste qu’un fragment de film et des sources rares ? »
C’est à cette quête-ci, cette enquête que se livre notre Sherlock Holmes de l’Institut d’histoire culturelle de Berlin. Britta Lange reconstruit l’histoire de ce film et en démonte les fonctions à partir des fragments disponibles (notamment un fragment de 15 minutes découvert au Musée du cinéma des Pays-Bas), mais aussi des témoignages de l’époque et des articles de presse, le film étant muet, il y a une liste de cartons. Elle se servira aussi, on le verra, de la biographie du scénariste qui joue un rôle non négligeable.
Elle révèle sa méthode :
« Découvrir ce film dans les archives, revient à le déterrer comme artefact mais le considérer ensuite comme document historique ne veut pas dire le découvrir intégralement et le dévoiler en autant de couches de signification pour qu’à la fin tout soit intégralement expliqué. Il ne s’agit pas de le dévoiler tant et plus. Ce serait plutôt l’inverse : recouvrir le film de différents filtres ; ces filtres ou histoires (Schichten oder Geschichten) resteront des coupes transversales qui se commentent l’une l’autre. Le film touche des motifs et discours de l’époque à la fois politiques, juridiques, artistiques et littéraires »
Une annonce dans la presse (BZ am Mittag 22.2.1917) reproduite dans le livre liste les thèmes revendiqués par le film :
Annonce dans la BZ am Mittag du 22.2.1917

Annonce dans la BZ am Mittag du 22.2.1917

Le livre décline ces différents points, d’autres encore. Je ne les résumerai pas tous.
La Découverte de l’Allemagne n’est pas le premier acte de propagande mais le premier de cette dimension.
« La propagande a été pour la première fois dans cette guerre reconnue comme étant une arme et la guerre en analogie avec celle menée avec des moyens militaires désignée comme guerre avec des moyens intellectuels, comme guerre des esprits »
Les concepts théoriques de propagande datent des années 1920. Le film contribue à façonner quelque chose qui n’existait pas encore. D’une part, on pensait n’avoir pas à recourir à un tel media tant on était persuadé que le guerre serait courte, d’autre part le cinéma ne faisait pas partie de la culture des militaires.
« Le changement de paradigme date de 1916. La situation militaire avait changé. La guerre stagnait dans les bains de sang des tranchées et il fallait de la propagande pour inciter à tenir bon »
Les alliés de l’Entente ne sont pas en reste de manipulation des esprits. On peut lire par exemple dans la correspondance entre Romain Rolland et Stéphane Zweig la grande difficulté à y résister et à ne pas succomber aux pulsions haineuses qu’elles produisent.
A l’incitation à tenir bon s’ajoute la découverte par les dirigeants allemands de l’efficacité de la propagande anglaise, française et américaine dans les pays neutres, Suisse, Pays Bas, Pays scandinaves. Cette dimension n’est malheureusement pas développée. A partir de 1916, l’intérêt pour le médium cinéma commence « à cheminer dans les cercles militaires et de l’industrie lourde »( C’est moi qui souligne)
La BUFA (Bild und Film Amt = Agence du film et de l’image) sera créée en janvier 1917 et placée directement sous les ordres du Commandement suprême des armées, de Luddendorff et Hindenburg. L’UFA sera créée à la fin de cette même année. La société Marsfilm Gmbh fut créée en septembre 1916. «  Ce nom de Marsfilm était tout un programme : la société ne devait pas produire de films sur la Planète Mars mais sur le Dieu de la guerre »
Le film évoqué jouera sur les deux tableaux et sera le premier produit par cette société. Sa sortie a eu lieu en décembre 1916 à Berlin. Suivront un film sur la flotte de sous-marin et un autre sur les usines d’armement.
Le metteur en scène du film est Georg Jacoby qui participera à la réalisation de plus de 200 films. Il sera membre du parti nazi. Le scénariste Richard Otto Frankfurter était avocat, écrivain et journaliste politique. Il sera en 1928 député du Reichstag. Interdit de profession parce que juif en 1934, il émigre en Suisse puis en Uruguay. Avocat de  A l’ouest rien de nouveau, il plaida pour Universal contre l’interdiction du film en 1930
« La découverte de l’Allemagne par les martiens constitue dans le panorama des films de propagande de la Première guerre mondiale une exception »
Atterrissage à Munich

Atterrissage à Munich

C’est l’un des rares films de fiction et qui plus est l’un des rares long-métrages. La dimension industrielle pouvait faire sensation. Voir tourner des usines était nouveau.
« Les scènes du film issus de l’industrie correspondent à l’influence prise par les militaires et l’industrie lourde sur l’industrie du cinéma ».
C’est aussi un film de propagande industrielle. A cela s’ajoute une composante de voyage dans un style ethnographique sans narration comme on le faisait alors pour montrer la découverte des colonies. Les genres se mélangent. Entre les images d’usine, de voyage ( la maison natale de Beethoven à Bonn, le monument Goethe Schiller à Weimar, la cathédrale de Munich et de Cologne), s’insèrent des figures et des actions fictionnelles et une romance.
L’une des attractions du film est constitué par l’univers et la mythologie sous-marins, la visite d’un submersible guidée par le Capitaine Paul Koenig, célèbre pour avoir réussi à rompre le blocus britannique et avoir depuis Kiel traversé l’Atlantique pour rejoindre Baltimore à bord d’un sous-marin civil, non armé. Outre la dimension de démenti aux informations sur la faim et l’absence de vie en Allemagne, il s’agissait de convaincre les pays neutres de leur intérêt à participer à la lutte contre le blocus maritime anglais et à plaider pour la neutralité des espaces maritimes et accessoirement intergalactiques. Le scénariste Richard Otto Frankfurter avait comme avocat et journaliste écrit sur la question de la liberté du commerce maritime en droit international.
Si l’on connaissait le fantastique par la littérature (ETA Hoffmann), l’expression science-fiction n’existait pas encore. Le film fut qualifié de sorte de Verniade (= à la façon de Jules Verne). Il se situe avant La femme dans la lune de Fritz Lang (1929) et après Le voyage dans la lune de Melies (1902).

Ethnographie imaginaire

Britta Lange se demande « comment des êtres dotés de technologies avancées mais en même temps disposant de pouvoirs magiques pouvaient être pris au sérieux comme ambassadeurs de la politique allemande ? » Dans le même ordre d’idée, on pourrait poser une question qu’elle ne pose pas : comment penser pouvoir plaider pour la neutralité après avoir violé celle de la Belgique en 1914 ? Par ailleurs l’écart entre l’étalage de l’abondance dans le film et la réalité de la faim dans la population n’est pas passée tout à fait inaperçue.
« En obscurcissant ce qu’il devait éclairer rationnellement, le film ne produit pas de description du réel mais une ethnographie imaginaire ».
La découverte de l’Allemagne par les martiens est un essai réactif, précise l’auteure, il est intéressant en tant qu’expérimentation du film de propagande. Le déficit de propagande servira de variante à la légende du coup de poignard dans le dos. Elle cite cette remarque de Luddendorff :
« L’Allemagne a perdu la guerre contre la psyché des peuples ennemis alors que son armée était victorieuse sur les champs de bataille ».
Le récit de Britta Lange est encadré par deux citations du scénariste Richard Otto Frankfurter dans un de ses ouvrages d’écrivain de 1909. La citation d’ouverture commence par « Tout est vrai… », celle de conclusion par « Bon, tout est faux… »
Et si le scénariste n’avait pas cru lui-même à son scénario ?
Die Entdeckung Deutschlands. Science-Fiction als Propaganda
Britta Lange
112 pages /14,00 €
Verbrecher Verlag Berlin 2014
ISBN: 9783957320193
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Les leçons de l’histoire, l’alchimie de la pensée, la vie numérique,travailler plus sans gagner plus, les tweets d’un cosmonaute…..Courtes, brèves et tweets

Ce que l’histoire nous apprend, le rêve de grande coalition européenne autour du travailler plus sans gagner plus, la vie numérique sur terre comme au ciel, un nouveau tour d’horizon en courtes et brèves éphémères comme le mois dernier avec une tentative cette fois de mieux les articuler avec plus éphémères encore, les tweets. Il  est pourtant parfois bien intéressant de s’en rappeler, par exemple celui sur la grande coalition chrétienne et sociale démocrate étendue à l’Europe qui donne sens à l’audition de Pierre Moscovici devant le Parlement européen.
Sommaire
1. Maltraitance dans un foyer d’accueil pour réfugiés.
2. Il n’y a pas de mémoire européenne commune de la Première guerre mondiale
3. Goodbye Lénine (Post Scriptum)
4. Ce que l’histoire nous apprend ! Les sermons du pasteur Gauck irritent les historiens
5. Problèmes d’intendance dans la Bundeswehr
6. Les ventes d’armes à l’extérieur vont bien
7. Le rêve allemand de Gattaz (et d’autres)
8. La grande coalition allemande CDU-SPD tend à s’étendre en Europe
9. On votait le 14 septembre dernier dans deux laenders de l’ex RDA , La Thuringe et le Brandebourg
10. Le Spd en quête de la vie numérique
11. Bernard Stiegler, l’alchimiste de la pensée, et Alexander Kluge, l’élève d’Adorno, face à l’épreuve publicitaire
12. Gazouilli spatial
13 Prix Konrad Wolf à Jürgen Holtz

1. Maltraitance dans un foyer d’accueil pour réfugiés.

« L’asile de nuit pour sans abri et les contrôles de police sont les piliers de la société actuelle… » (Rosa Luxemburg)
Des photographies montrant des agents de sécurité maltraitant des migrants dans un foyer de demandeurs d’asile ont choqué en Allemagne. L’absence d’image, elle, n’aurait sans doute pas ému autant. On ne se prive pas de les montrer aussi dans la presse française. De l’émotion, coco, ça empêche de réfléchir. Il n’y a pas de risque que le gouvernement nous fournisse une réflexion. « Chaque citoyen est choqué et se demande ce qu’elles [ces images] cachent », a souligné Steffen Seibert, le porte-parole du gouvernement.  » Il se garde bien de chercher ce qu’elles peuvent bien révéler.
En guise de suggestion, je me suis souvenu d’un texte de Rosa Luxemburg «  Dans l’asile de nuit » qui évoque la mort de sans-abri victimes d’une intoxication alimentaire. Dans un texte daté du 1er janvier 1912, elle écrit :
« L’asile de nuit pour sans-abri et les contrôles de police sont les piliers de la société actuelle au même titre que le Palais du Chancelier du Reich et la Deutsche Bank. Et le banquet aux harengs et au tord-boyaux empoisonné de l’asile de nuit municipal constitue le soubassement invisible du caviar et du champagne que l’on voit sur la table des millionnaires ».
On retrouve ces quatre piliers dans ce qui s’est passé aujourd’hui. Aux sans-abri s’ajoutent des demandeurs d’asile. Il y a toutefois, une différence notable : seule la chancellerie n’est pas – pas encore – privatisée. Sont en effet en cause dans ce manque d’attention et de soin porté à l’étranger en demande de secours, la privatisation de la gestion et de la surveillance des foyers d’hébergement ainsi que l’incurie de la puissance publique qui délègue sans contrôle à des société privées de plus en plus de missions sous couvert de réduction des dépenses publiques.

2. Il n’y a pas de mémoire européenne commune de la Première guerre mondiale

Vest Pocket ou Kodak du soldat Source : http://orf.at/stories/2214954/2214955/

Vest Pocket ou Kodak du soldat
Source : http://orf.at/stories/2214954/2214955/

Il n’y a pas de mémoire européenne commune de la Première guerre mondiale. Sans même parler de tous les autres pays dont on se préoccupe peu, elle n’a notamment pas été vécue et perçue de la même manière en France et Allemagne. On s’en doutait un peu. Encore faudrait-il savoir en quoi consistent les similitudes et quelles sont les différences. Arndt Weinrich, chargé de recherches à l’Institut historique allemand, spécialiste de la Grande Guerre et de sa mémoire en Allemagne, et membre du conseil scientifique de la mission du Centenaire et Benjamin Gilles, conservateur à la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) et spécialiste de la culture écrite en guerre se sont attelés à ce travail. A travers la question du rapport à la révolution de l’image. Ensemble, ils ont publié 14-18, une guerre des images. France-Allemagne .
Dans un débat en deux parties publié par Nonfiction.fr, ils s’expliquent sur ces différences. Dans une première partie, ils montrent ce qu’elles sont dans le rapport à la révolution des images, dans une seconde, ils évoquent le passage de la disjonction des histoires à la disjonction des mémoires. J’en retiens le passage traitant d’une part de la carcéralisation et des perceptions sensorielles, sujet que nous avons déjà abordé avec Helmut Lethen ainsi que celle de l’internationalisation du conflit
Benjamin Gilles – L’expérience de guerre vécue par les soldats des deux camps est indubitablement très proche. Allemands et Français découvrent en août et septembre 1914 la violence du champ de bataille et ont, pour s’en protéger, le même réflexe : ils creusent des tranchées et les aménagent.  Les tranchées deviennent leur norme d’existence. Ils y expérimentent le « triptyque de l’horreur » :  les rats, la boue et la mort de masse, anonyme. Ils vivent dans l’attente et l’ennui, même si l’autorité militaire tente de les occuper. Avec l’allongement sans fin de la durée de la guerre, et malgré l’instauration des permissions, ils éprouvent très durement le fait d’être séparés de leur famille
Arndt Weinrich – J’ajouterai également que les combattants vivent une forme de « carcéralisation psychologique » : ils ont le sentiment de vivre dans un univers cloisonné, fermé. La vie dans cet espace clos influence leur perception sensorielle. Le son devient le sens le plus utilisé, alors que la vue – celle de l’ennemi – est le sens traditionnellement mis à contribution à la guerre. Les combattants sont soumis, dans les deux cas, à une discipline militaire exigeante. Les fusillés pour l’exemple sont une des manifestations de cette rigueur, même si en Allemagne la justice militaire est grosso modo moins sévère.
BG – Des deux côtés du no man’s land, l’idée de la victoire prochaine ou au moins possible est également forte, même si elle connaît sans doute des conjonctures. Chaque grande offensive est l’occasion de réalimenter cette attente collective. Les soldats français sont persuadés qu’ils vont percer le front en 1915 lors des opérations en Champagne. Ils le sont aussi en avril 1917 sur le Chemin des Dames, cette bataille qui devait prendre le nom de bataille de France, sous entendu de bataille pour la délivrance de la France ! Dans les faits, ils expérimentent surtout l’échec et l’usure. Mais cette attitude est contrebalancée par un fort sentiment de défense de la patrie, du sol national, qui pousse à ne pas céder. On voit très bien ce sentiment s’exprimer lors des offensives allemandes du printemps 1918. La résistance des unités françaises, pourtant très éprouvées, est très forte
AW – Jusqu’à l’été 1918, les soldats allemands croient eux aussi à la victoire. Il ne faut pas oublier que malgré tous les échecs (Marne, Verdun etc.) l’Allemagne emporte chaque année sur le front de l’Est d’importantes batailles, et en 1917 la Russie sort même vaincue de la guerre. Il y a cependant une différence de taille entre les combattants français et allemands : pour les Poilus, la guerre se résume à la guerre des tranchées sur le front de l’ouest, alors que de nombreux Allemands (près de la moitié !) ont combattu sur plus d’un front et ont, par conséquent, vécu des conditions très différentes. Cette expérience crée des représentations et un imaginaire fort différent de la guerre dont on peut voir toute la singularité dans les œuvres de Walter Flex et d’Arnold Zweig qui traitent de la guerre sur le front oriental. Elle explique aussi, soit dit en passant, pourquoi la guerre de 14-18 a été pour les Allemands, et cela dès le début, une « Weltkrieg », une guerre mondiale, alors que les Français ont largement préféré l’appeler la Grande Guerre
L’intégralité sur nonfiction.fr
P.S.
Encore un livre cher. Paru aux Editions de la Martinière. Je demanderai à la Bibliothèque municipale de se le procurer. Si l’on souhaitait vraiment œuvrer pour une mémoire commune sur la Première guerre mondiale, la première chose serait de baisser le coût des livres. Cela existe en Allemagne quand ils sont considérés comme participant de la formation du citoyen.

3. Goodbye Lénine (Post Scriptum )

Dans un premier temps, le Sénat de Berlin avait refuser de  déterrer la grosse tête à Lénine (en granit rouge d’Ukraine) pour en faire l’un des clous d’une exposition sur les monuments politiques du 18ème au 20ème siècle effacés des rues de Berlin. La peur du ridicule l’a peut-être fait changer d’avis.

4. Ce que l’histoire nous apprend ! Les sermons du pasteur Gauck irritent les historiens.

Le pasteur et ex-pseudo dissident de l’ex RDA, Joachim Gauck, devenu président de l’Allemagne, se sert des commémorations pour prêcher pour une nouvelle posture de l’Allemagne en politique extérieure. Il le fait au nom des leçons de l’histoire. C’est surtout son discours pour le 75ème anniversaire de l’invasion de la Pologne par les troupes nazies qui a fait réagir les historiens. Pas seulement sur ce qu’il a dit mais aussi sur ce que, dans le même mouvement, il a oublié de dire. En Pologne, il a déclaré  en visant Vladimir Poutine  :
« L’histoire nous apprend que des concessions territoriales ne font souvent que renforcer l’appétit des agresseurs. L’histoire nous apprend cependant aussi que les escalades incontrôlées peuvent déboucher sur une dynamique qui risque d’échapper au contrôle ».
Il ne s ‘agit pas de défendre l’attitude des Russes mais de ne pas tout confondre. La décision d’envahir la Pologne n’a pas été prise par Hitler au terme d’une escalade incontrôlée des tensions mais délibérément par une volonté d’agression. Poutine lui-même n’est pas en reste de comparaisons hasardeuses. Il n’a pas la dignité d’un grand homme d’Etat. Cela ne justifie pas qu’un président allemand fasse de même.
Norbert Frei, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Jena, lui réplique qu' »apprendre de l’histoire signifie sur l’étroit continent européen avant tout et surtout de tenir compte des sentiments des voisins »
Douze historiens ont ainsi pris position. Beaucoup de contributions, si je résume, tournent autour de l’idée que si leçon de l’histoire il y a, elle se trouverait dans la nécessité d’inclure le point de vue de l’autre. Mais l’histoire de toute façon ne fournit pas de recettes pour une  politique d’aujourd’hui.
Jochen Hellbeck, professeur d’histoire est-européenne à l’Université Rutgers du New Jersey, estime que cela montre la conception que Gauck a de l’histoire quand, depuis la Pologne, il en appelle à une Europe unie sans la Russie tout en comparant à travers des fleurs Poutine avec Hitler. « C’est inquiétant », écrit -t-il, ajoutant :
« Si l’histoire de l’Allemagne au 20ème siècle contient une leçon pour notre temps, alors celle qu’en regard des dévastations causées par les Allemands en Europe de l’Est, les représentants de notre pays devraient s’efforcer d’y agir avec insistance pour la paix et l’équilibre. Cela vaut pour la Russie tout autant que pour la Pologne et l’Ukraine. L’invasion allemande de la Pologne a conduit à la guerre contre l’Union soviétique et culmina dans un inimaginable meurtre de masse. Gauck n’en a pas dit un mot ».
Ute Frewer, historienne et directrice de l’Institut Max Planck de développement humain écrit :
« La Pologne et les Etats Baltes ne sont pas les seuls à avoir des peurs historiques fondées. Une orientation occidentale de l’Ukraine, probablement même une adhésion à l’OTAN est perçue en Russie comme une menace. Il faut faire reproche au Président de ne pas avoir abordé cet aspect dans son discours ».
Source en allemand

Dans le même temps :

5. Problèmes d’intendance dans la Bundeswehr…..

6….. Mais les ventes d’armes à l’extérieur vont bien

7. Le rêve allemand de Gattaz (et d’autres)

En bleu les heures supplémentaires non payées par salarié. En jaune les heures supplémentaires payées

En bleu les heures supplémentaires non payées par salarié. En jaune les heures supplémentaires payées

Selon une étude européenne, alors que le nombre d’heures hebdomadaires de travail négocié entre partenaires sociaux est de 37,7 heures par semaine, les salariés effectuent en réalité en moyenne 40,5. Mais ils ne travaillent pas plus pour gagner plus. Sur les 47 heures supplémentaires annuelles, seules 20 sont payées, les 27 autres sont cadeau. Même pas de repos compensatoire. Selon le syndicat DGB, 17 % des salariés font régulièrement des heures supplémentaires non rémunérées. En appliquant le principe selon lequel tout travail mérite salaire, l’Allemagne pourrait donner un petit coup de pouce à leur fameuse croissance par ailleurs entrain de fléchir. Source

8. La grande coalition allemande CDU-SPD tend à s’étendre en Europe

9. On votait le 14 septembre dernier dans deux laenders de l’ex RDA , La Thuringe et le Brandeburg.

On relèvera des similitudes et des différences entre ces élections et celles du Land de Saxe, fin août. La participation électorale chute de 20 points dans le Brandeburg et reste autour de 50 % en Thuringe. Dans les deux cas se confirme l’élimination de l’allié traditionnel de la CDU, le parti libéral FDP et la présence de l’Alternative pour l’Allemagne dans les deux parlements. Bons scores des chrétiens démocrates, Ils sont moins bons pour le SPD. Quand on fait une politique de droite, on sert la soupe à la droite. Die Linke prend une claque dans le Brandeburg et se tient en Thüringe du moins en pourcentage, moins en voix. Il pourrait faire partie du gouvernement à Erfurt où la gauche est théoriquement majoritaire. Au moment où nous mettons en ligne les tractations sont encore en cours. Et la partie publique du débat porte sur la question de savoir si la RDA était ou non un Etat de non-droit. Autant parler du sexe des anges.
Résultats
Brandenburg : SPD : 31,9% (-1,1%), CDU  23,0% (+3,2%), LINKE 18,6% (-8,6%), AFD 12,2% (+12,2%), VERTS  6,2% (+0,5%), BVB/FW 2,7% (+1%), NPD  2,2% (-0,4%), FDP 1,5 (-6,3) Participation 47,9
Thüringe : CDU 33,5% (+2,3%), LINKE 28,2% (+0,8%), SPD 12,4% (-6,1%), AFD 10,6% (+10,6%), VERTS 5,7% (-0,5%), NPD 3,6% (-0,7%), FDP 2,5% (-5,1%), Participation 52,7
Le succès de l’Alternative pour l’Allemagne interpelle les différents partis en particulier à droite mais pas seulement.Il interroge aussi le socialdémocratisme de gauche de Die Linke. L’AfD puise son fond de commerce dans les non-dits de la politique traditionnelle. Angela Merkel est passée maîtresse dans la manière de ne pas dire ce qu’elle fait. On a récemment découvert que des phrases entières de ses discours étaient directement issus de compte-rendu d’instituts de sondage.
Comme pour la Saxe, ce résultat permet de mieux situer l’AfD à droite de l’échiquier politique entre les chrétiens démocrates et les néonazis. J’avais qualifié de mouvement de Tea party des professeurs en référence à ses créateurs mais il prend une dimension populaire. Ils ont été étiquetés un peu trop facilement par la presse comme « eurosceptiques » comme si l’on pouvait être autre chose que sceptique vis à vis de l’Europe. Dans ces élections, ce thème n’a pas joué un aussi grand rôle que lors des européennes. Il y a en Allemagne aussi les potentialités d’un Front national. Les marches pour la vie y existent aussi. Homophobe, l’AfD développe un modèle de famille idéale : Papa maman et leurs trois enfants comme le préconise Mère la Cigogne. C’est même assez « drôle » quand on les voit prêcher cela devant des assemblées de septuagénaires. A côté de ce fond de conservatisme traditionaliste, se forment à l’intérieur du parti des groupes de pression. Après la «Plateforme patriotique», vient de se constituer un groupe de transatlantistes, formé d’amis des Etats-Unis et d’Israël partisans d’une Pax translantica. Mais tout cela, entre les souverainistes, les atlantistes et les pro-Russes, est bien confus.

10. Le Spd en quête de la vie numérique

Le Spd vient de lancer un grand débat interne sur les réseaux numériques au cours d’une convention #DigitalLeben (Vie numérique). Il est prévu qu’il se déroule jusqu’au congrès ordinaire fin 2015. Sans en attendre de miracle, son attitude sur ces questions n’a pas été bien remarquable jusqu’à présent, notamment sur le scandale de la NSA, on peut tout de même le souligner. «  Le numérique est politique, a déclaré Sigmar Gabriel, président du SPD, le 20 septembre dernier, politique au sens large, au sens où la révolution numérique touche presque tous les domaines de la vie » S’il souligne le caractère industriel de cette « seconde révolution des machines », Rifkin en est à la troisième, un député SPD en trouve quatre, il tente ensuite de transposer le modèle social-démocrate du 19ème à celui du 21ème sous l’angle : comme nous avons dompté le capitalisme de Manchester, il nous faut dompter celui de la Silicon Valley. Il convient « d’humaniser et de civiliser » la métamorphose numérique. La cible est Google sans proposition de le remplacer par quelque chose d’autre. Il semble d’ailleurs se contenter de la question de savoir comment Google devra payer des impôts.
Il s’agit de « numériser l’ADN politique et programmatique du parti ». Beaucoup d’emphase mais on cherche en vain des esquisses de proposition sur le travail, les libertés, l’organisation de la société. Rien et c’est le plus grave sur l’école. Rien même sans en employer le mot sur la prolétarisation, sur le travail collaboratif, le logiciel libre, l’open data et j’en passe. Tout cela sonne creux mais ne préjugeons pas du débat qui est ouvert et public. Un site Internet y est consacré.  A suivre donc

11. Bernard Stiegler, l’alchimiste de la pensée, et Alexander Kluge, l’élève d’Adorno, face à l’épreuve publicitaire.

Bernard Stiegler chez A  Kluge
Autant je suis admiratif pour ce que fait Alexander Kluge avec sa proposition de cultiver des jardins numériques, où se trouvent de belles plantations – je l’avais d’ailleurs évoqué dans un texte sur le site d’ars industrialis -, autant je ne contribue pas à leur diffusion tant le fait qu’ils soient bordés par d’insupportables coupures publicitaires m’horripile et que je ne veux pas en devenir un vecteur.
L’exception confirmant la règle, j’en fais une. Peut-être sera-t-elle instructive. Elle concerne la rencontre entre Bernard Stiegler et l’ancien élève d’Adorno pour une émission de 24 minutes intitulée Alchimie de la pensée sur une musique de Django Reinhardt. Elle est en plus quasiment bilingue – chapeau pour la traductrice. Il y est question entre deux publicités pour Netflix de ce que signifient les Lumières au 21ème siècle. Bernard Stiegler évoque Deleuze, le poète Joe Bousquet, suit une coupure publicitaire en plein milieu d’une phrase avant de passer à Baudelaire. La singularité ….la somme des hasards… [allô mama, welcome to Netflix]….la négentropie … etc. La publicité est maîtresse du temps, elle déstructure la pensée, détruit l’attention. La phrase d’avant la coupure doit être reprise après, sinon le fil est perdu.
J’ai retenu deux phrases de Bernard Stiegler :
« Il faut être capable de devenir la cause de soi-même » et, après une évocation du gaz naturel, quelque chose  sur la calculabilité et Robert Musil : « il nous faut une compréhension poétique des mathématiques »
On a beau savoir que la pharmacologie doit composer, la potion est amère, la contradiction éclatante, n’y a-t-il pas là une limite ?
Je vous aurais prévenus. C’est ici après 20 secondes de pub.

12. Gazouilli spatial

Tweet AlexanderGerst
Dans le cadre de la dissémination de septembre de la webassociation des auteurs consacrée aux blogs de voyage sur le thème écrire au monde entier, Laurent Margantin a suivi le journal du cosmonaute allemand Alexander Gerst depuis la station spatiale internationale. Il en a tra­duit quelques tweets.
Voici sa présentation :
Alexander Gerst est physicien et vulcanologue, il a été sélectionné en 2009 comme astronaute par l’Agence spatiale européenne et il est parti rejoindre la Station Spatiale Internationale (ISS) le 28 mai dernier. Il diffuse des photos sur son compte Twitter depuis qu’il est dans l’espace, photos fascinantes qui, avec ses propres commentaires, composent une espèce de journal en apesanteur où des souvenirs de la vie sur terre ne cessent de ressurgir quand, passant au-dessus de telle ville où il a vécu, Alexander semble faire signe aux gens qui y vivent encore. Et c’est bien ce mélange d’activité scientifique dans l’espace avec une sensibilité personnelle qui est troublant, en même temps que la vitesse vertigineuse de la station qui plonge l’œil et la mémoire du spectateur dans une réalité kaléidoscopique où tous les repères vacillent en même temps. La brièveté du tweet étant ici peut-être la forme la mieux adaptée à une expérience qui nous est révélée à nous aussi en temps réel, et qui nous emporte dans le vertige vécu par Alexander Gerst.
J’ai traduit une vingtaine de ses tweets depuis l’allemand, jour­nal en ape­san­teur du cos­mo­naute alle­mand Alexander Gerst. On peut lire la totalité ici même, ils sont rédigés parallèlement en anglais.

13 Prix Konrad Wolf à Jürgen Holtz

Après le prix du Théâtre de la Ville de Berlin l’an dernier, Jürgen Holtz s’est vu décerné cette année le Prix Konrad Wolf de l’Académie des Beaux Arts.
Je vous avais présenté cet ami l’an dernier et publié la traduction du discours qu’il avait prononcé lors de la remise des prix.
Un film vient de lui être consacré. Il a été réalisé par Thomas Knauf sous le tire : Gespräche um nichts (Conversations sur rien). En voici en allemand la bande annonce. Même celles et ceux qui ne comprennent pas cette langue peuvent le voir évoluer, danser.

Holtz – Gespräche um nichts (Trailer) from Atlantis Film on Vimeo.

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La guerre de 14 étape décisive vers les fascismes.

Les lectures du SauteRhin sur la Première guerre mondiale posent quelques jalons d’une réflexion sur ce conflit qui inaugure le siècle et s’y maintient. Il y a eu Le vacarme de la bataille et le silence des archives par Helmut Lethen, La guerre continuée d’Antonin Artaud, La société de guerre vue par Wolfgang Sofsky, Marc Crépon (avec Romain Rolland) : 14-18 et le consentement meurtrier,  Actuelles sur la guerre et la mort de Sigmund Freud.
Aujourd’hui, nous verrons avec Enzo Traverso comment la Première guerre mondiale a constitué une antichambre du national-socialisme
arton28« Tournant historique majeur qui marque l’avènement du XXème siècle, la Grande Guerre a été à la fois un moment de condensation des métamorphoses de la violence du siècle précédent et une ouverture cataclysmique de 1’« âge des extrêmes », avec ses nouvelles pratiques exterminatrices. L’armée tayloriste intégrait les principes d’autorité, de hiérarchie, de discipline et de rationalité instrumentale de la société industrielle moderne et donnait un avant-goût des formes de domination fondées sur la mobilisation des masses, qui trouveront leur apogée sous les fascismes. Les camps pour les prisonniers de guerre furent un maillon indispensable dans la transition du modèle panoptique de la prison disciplinaire vers l’univers concentrationnaire des régimes totalitaires. Avec la guerre industrialisée, la déshumanisation de l’ennemi et sa destruction planifiée connurent un bond en avant décisif sans lequel les pratiques d’extermination du national-socialisme seraient difficilement imaginables. La guerre totale tendait à effacer toute distinction entre militaires et civils – la déportation et l’internement des populations dans les territoires occupés ou des ressortissants des pays ennemis en furent la manifestation la plus évidente – révélant ainsi le lien profond entre guerre et génocides qui deviendra un trait typique du xx- siècle : le génocide des Arméniens fut, en ce sens, aussi bien un produit des contradictions déchirantes d’un État archaïque qu’un résultat de la guerre totale. Cette dernière fut le laboratoire de nouvelles formes de propagande – dont les fascismes ne manqueront pas de tirer la leçon – visant non seulement à la déshumanisation mais aussi, souvent, à la racialisation de l’ennemi. La focalisation de la propagande autour de certains stéréotypes raciaux comme celui de la barbarie innée des « boches» ou encore, plus significatif, celui du « cannibalisme» des troupes noires mobilisées au sein des armées anglo-françaises, est également révélatrice. D’une part, elle souligne le lien entre l’univers mental du colonialisme et celui de la guerre totale; d’autre part, elle donne un petit aperçu de la place centrale qu’occupera le racisme, vingt ans plus tard, dans la conception et dans les pratiques de la guerre nazie pour la conquête du Lebensraum. La condensation de tous ces aspects dans l’expérience de la Grande Guerre en fait un moment de rupture dans l’histoire de l’Europe et une antichambre du national-socialisme. »
Enzo Traverso : La violence nazie / Une généalogie européenne
La Fabrique Editions 2002. Page 111-112
Enzo Traverso qui renoue avec le temps long de l’histoire montre comment le nazisme, loin d’être un phénomène allemand isolé, plonge ses racines dans le XIXe siècle, dans le darwinisme social, dans les massacres des conquêtes coloniales, dans le fordisme et dans les champs de bataille de la guerre de 1914. La généalogie de la violence nazie n’est pas la recherche d’une mythique origine mais celles de prémisses techniques idéologiques et culturelles qui ont connu dans l’histoire des moments de condensations de différents agencements entre des tendances lourdes qui existaient séparément. Celles-ci ne sont donc pas exclusivement allemandes mais sûrement européennes. La Première guerre mondiale est l’un des ces moments qualifié par Traverso de « véritable laboratoire du XXème siècle ».
Heiner Müller voyait dans la bataille de matériel de la Première Guerre mondiale qui fait du soldat au front  « une infime particule de la gigantesque machine de guerre »(Freud) « l’esquisse d’Auschwitz ».
Le prolétaire est alors pour paraphraser Freud « une infime particule de la gigantesque machine… » de production. La discipline des corps et la prolétarisation forment un point commun entre l’ouvrier et le soldat. Sans oublier le prisonnier. Pour Marx, les usines sont des casernes où les ouvriers sont sous les ordres d’officiers et des sous-officiers. On comprend d’ailleurs mieux à partir de là la haine des officiers dans l’armée allemande qui débouchera sur la révolution de 1918. Max Weber, cité aussi par Enzo Traverso voyait dans la discipline militaire « le modèle idéal de l’entreprise capitaliste moderne ». On est passé du taylorisme dans les entreprises à « l’armée fordiste ». La rationalisation des abattoirs incarne l’esprit de ce capitalisme et préfigure les camps d’extermination. Dans Jungle, Upton Sinclair décrit les abattoirs de Chicago comme « l’incarnation d’un monstre à mille museaux piétinant sur un millier de sabots, un Grand Boucher – l’esprit du capitalisme en chair et en os ». Le texte de Sinclair date de 1908. Alfred Döblin dans un roman célèbre paru lui entre les deux guerres, en 1929, Berlin Alexanderplatz, décrit les Abattoirs de Berlin dans leur rationalité géométrique dans une terrible prémonition des camps d’extermination qu’il met d’ailleurs en lien avec les morts de 14-18 :
« Bâtisses d’administration de couleur jaune, un monument aux morts de la Grande Guerre. A droite et à gauche, de longues galeries avec des toitures en verre, ce sont les parcs à bestiaux , les salles d’attente.(…) Des portes se trouvent le long des couloirs, noires ouvertures destinées au passage des bestiaux.Des numéros sur chacune d’elle:26, 27, 28. La salle des bœufs, la salle des porcs, les abattoirs : autant de tribunaux de la mort pour les bêtes. Les coutelas levés ont l’air de dire : tu ne t’en iras pas vivant d’ici ».
Le chapitre s’intitule : « Car il en va de homme comme de la bête / Comme elle meurt il meurt aussi » Et l’adverbe désigne la façon de faire. On peut rappeler que le terme de boucherie faisait partie du langage des combattants et que le roman de Jean Giono s’intitule le Grand troupeau.
Le fordisme , les chemins de fer qui vont de pair avec la nouvelle organisation des territoires, le développement des sciences et des technologies, les conquêtes et l’exploitation des colonies mais aussi
« la formation de nouvelles élites urbaines de type bourgeois et petit-bourgeois qui limitaient les prérogatives encore solides des anciennes couches aristocratiques et devenaient le vecteur des idéologies nationalistes; la contamination du racisme, de l’antisémitisme et des formes traditionnelles d’exclusion par les nouveaux paradigmes scientifique (avant tout darwinisme social) qui réalisaient une synthèse auparavant inconnue entre l’idéologie et la science : toutes ces mutations forment l’arrière-plan de la Grande Guerre, sous-tendent le saut qualitatif tant dans le déploiement que dans la perception de la violence. Elles se mettent en place avant 1914 et constituent les bases matérielles et culturelles des bouleversements que l’Europe connaîtra au cours de la première moitié du xx- siècle ».
Un exemple de combinaison qui deviendra une composante de la «  violence nazie » est empruntée par Traverso à l’analyse de l’impérialisme par Annah Arendt dans les Origines du totalitarisme et concerne la synthèse entre massacre et administration opérée dans les colonies. Annah Arendt développe la notion de « massacres administratifs ordonnés par les bureaucrates coloniaux.
L’absence de parole, l’incapacité de faire le récit de cette guerre ont été relevées par Walter Benjamin. Je reviendrai sur ce silence, cette incommunicabilité de l’expérience. Elle n’est pas seulement due à la difficulté de trouver les mots adéquats mais au fait qu’il n’ y avait pas non plus à qui parler.
«Blessée à son tour par l’ampleur du désastre, la communauté n’a pas été capable d’accueillir ses hommes et de se constituer comme interlocuteur étayant, à même de réintroduire du symbolique là où le registre du réel avait saccagé l’existence des combattants. » Elise Pestre : Préface à l’édition de Walter Benjamin Expérience et pauvreté Petite Bibliothèque Payot.
Aucun espace pour accueillir et être à l’écoute de la souffrance. C’est doublement vrai en Alsace puisque l’on refusait de reconnaître aux combattants qu’ils avaient été soldats allemands et donc vaincus et non français. Les morts même changeaient de nationalité.
La Première guerre mondiale a été un moment de synthèse d’un certain nombre d’agencements qui deviendront des composantes de la « Solution finale ». Il a fallu la défaite et les mensonges sur ses causes pour passer à Hitler et à la violence nazie. La fin de la Première guerre mondiale a produit en Allemagne ce que Hans Magnus Enzensberger appelle un perdant radical. J’aime bien cette notion aussi pour son actualité et son universalité. Dans son livre sur la question, Le perdant radical/ Essai sur les hommes de la terreur, il s’interroge sur ce qu’il se passe quand le perdant radical surmonte son isolement et s’allie à ses semblables :
« À la fin de la République de Weimar, de larges parties de la population se considéraient comme des perdants. Les données objectives sont suffisamment éloquentes; mais la crise économique et le chômage n’auraient probablement pas suffi à propulser Hitler au pouvoir. Il fallait pour cela une propagande qui recourait à un facteur beaucoup plus subjectif : la blessure narcissique infligée par la défaite de 1918 et par le traité de Versailles en 1919. Ce fut aux autres que la plupart des Allemands cherchèrent à attribuer la faute. Ce furent les vainqueurs d’alors, le «complot bolcheviko-capitaliste mondial» et bien sûr les Juifs, éternels boucs émissaires, qui servirent de cibles. Le sentiment intolérable d’apparaître comme un perdant ne pouvait être compensé que par une fuite en avant dans la mégalomanie. […] On est conduit à penser que ce que voulaient profondément Hitler et ses fidèles, c’était moins la victoire que la radicalisation et la perpétuation de leur statut de perdants. Certes, la rage accumulée s’est déchaînée dans une guerre d’extermination sans précédent contre tous ceux qu’ils tenaient pour responsables de leurs propres défaites – il s’agissait d’abord d’anéantir les Juifs et le camp qui avait imposé sa loi en 1919 -, mais ils ne songeaient pas un seul instant à épargner les Allemands. Leur véritable but n’était pas la victoire, mais l’extermination, l’effondrement, le suicide collectif, la fin dans l’effroi ».
Hans Magnus Enzensberger Le perdant radical Essai sur les hommes et la terreur Gallimard
pages 25-26 ;
La question de la continuité d’une guerre à l’autre, ou de l’unicité de cette « guerre civile européenne » pose aussi celle de ce qu’il s’est passé après l’arrêt des combats. Peut-être faudrait-il reprendre ici ce que Peter Sloterdijk avait esquissé dans sa Théorie des après-guerres où il explique les fascismes aussi bien en Allemagne qu’en Italie par « la falsification du résultat réel de la guerre ». Ou, autre esquisse, celle de Robert Musil : « Si la guerre prend fin sans que se réalise aucune idée nouvelle, un poids insupportable continuera à peser sur l’Europe » (Robert Musil Essais Seuil page 343). Une remarque très actuelle.
Comment s’est aggloméré, cristallisé, de manière singulière en Allemagne, ce qui existait ailleurs en Europe ? Le crime accompli, on peut même dire les coupables connus, Enzo Traverso s’emploie à en déconstruire la généalogie. Or :
« On ne peut pas expliquer l’événement singulier d’Auschwitz sans reconstituer ses prémisses historiques, qui sont multiples et tiennent à une dynamique complexe ; l’événement, cependant, n’est pas inclus dans ses conditions. En d’autres termes, l’aboutissement génocidaire du nazisme révèle ses prémisses, mais il n’y est pas réductible. Quelles sont ces prémisses ? Sur le plan culturel et idéologique, l’antisémitisme, le racisme et l’eugénisme ; sur le plan politique, le colonialisme et la contre-révolution ; sur le plan matériel, la prison, la sérialisation des pratiques de mise à mort depuis l’invention de la guillotine, la rationalité administrative, technique et industrielle qui sera mise en oeuvre dans les camps d’extermination ; sur le plan anthropologique, l’accoutumance au massacre durant la Première Guerre mondiale… Or c’est la synthèse entre ces éléments qui crée quelque chose de qualitativement nouveau, qui fait la singularité de l’événement. Il y a bien une généalogie de l’événement, mais ce dernier n’en reste pas moins une rupture ».
Enzo Traverso La mémoire des vaincus
L’auteur prolonge sa réflexion dans un autre livre que je recommande : A feu et à sang / De la guerre civile européenne 1914/1945 (Stock)
La guerre civile qui commence en 1914 n’est pas la première du genre sur le continent. Sommes-nous sûrs d’en avoir fini ?
Enzo Traverso est né en Italie en 1957, il a enseigné les sciences politiques à l’Université de Picardie Jules Verne. Il est professeur de sciences humaines à Cornell University (New York). , iI est l’auteur de plusieurs ouvrages, traduits en une douzaine de langues. Parmi ses derniers travaux, Le Totalitarisme (Seuil, 2001), La violence nazie (La Fabrique, 2002), À feu et à sang. La guerre civile européenne 1914-1945 (Stock, 2007 ; Hachette-Pluriel, 2009). À La Découverte, il a publié Les Juifs et l’Allemagne (1992) et Siegfried Kracauer. Itinéraire d’un intellectuel nomade (1994, rééd. 2006).
Son dernier ouvrage : L’histoire comme champ de bataille / Interpréter les violences du XXe siècle
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S.Freud : Actuelles sur la guerre et sur la mort (1915)

Au déclenchement de la Première guerre mondiale, Sigmund Freud avait offert sa libido à l’Autriche-Hongrie. Fin août 1914 déjà, sa « libido tourne à la rage ». Dans un texte de 1915, il parle de la désillusion et de la modification du rapport à la mort produites par les premiers mois du conflit.
Enseigne du Musée Freud, Berggasse à Vienne

Enseigne du Musée Freud, Berggasse à Vienne

A supposer que l’on veuille tenter comme nous le faisons ici de comprendre quelque chose à la Première guerre mondiale, l’erreur à ne pas commettre serait de se fier exclusivement aux historiens. La plupart d’entre eux ont une curieuse propension à faire fi de l’histoire de la pensée tout comme de l’histoire des arts et de la littérature.
Il y a des choses à penser sur cette guerre. Cela a été fait. Pourquoi l’ignorer ?
C’est pour cela que je continue dans le cadre de ces lectures de la Première guerre mondiale à poser quelques jalons d’une réflexion. Il y a eu Le vacarme de la bataille et le silence des archives par Helmut Lethen, La guerre continuée d’Antonin Artaud, La société de guerre vue par Wolfgang Sofsky, Marc Crépon (avec Romain Rolland) : 14-18 et le consentement meurtrier
Aujourd’hui Sigmund Freud.
Les Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort écrites par Freud datent de 1915, plus précisément de mars et avril 1915. La guerre durait depuis 8 mois. La désillusion qui fera l’objet de sa réflexion a été rapide. Elle est celle de Freud lui-même et de ses contemporains. Au déclenchement de la guerre, Freud avait, dit-il, offert sa libido à l’Autriche-Hongrie.  Et deux de ses fils. Le troisième sera incorporé après la rédaction de l’essai dont il sera question plus loin.
Fin août 1914 déjà, sa « libido tourne à la rage ». Il écrit au psychanalyste hongrois Sandor Ferenczi :
« Le processus intérieur a été le suivant : la montée d’enthousiasme, en Autriche, m’a d’abord emporté moi aussi. […] J’espérais qu’une patrie viable me serait donnée, d’où la tempête de la guerre aurait balayé les pires miasmes, et où les enfants pourraient vivre en confiance. J’ai mobilisé tout d’un coup […] de la libido pour l’Autriche-Hongrie […] Peu à peu un malaise s’est installé [avec] la sévérité de la censure et le gonflement des plus petits succès[…]. Je vois ma libido tourner en rage, dont on ne peut rien faire »
Cité par Peter Loewenberg : L‘agressivité pendant la Pemière guerre mondiale : l’auto-analyse approfondie de Sigmund Freud Revue germanique internationale
Le titre de l’essai, en allemand Zeitgemässes über Krieg und Tod, choses de saison sur la guerre et la mort souligne que Freud intervient pour ainsi dire à chaud sur un événement qui n’est pas achevé, qui dure encore. Comme une chronique d’actualité. Il y en avait assez pour faire le constat de la désillusion et de la mort de masse. L’essai se décompose en ces deux parties :1) La désillusion causée par la guerre ; 2) notre relation à la mort
Le titre de l’essai, en allemand Zeitgemässes über Krieg und Tod, choses de saison sur la guerre et la mort souligne que Freud intervient pour ainsi dire à chaud sur un événement qui n’est pas achevé, qui dure encore. Comme une chronique d’actualité. Il y en avait assez pour réfléchir à la désillusion et à la mort de masse. L’essai se décompose en ces deux parties :1) La désillusion causée par la guerre ; 2) notre relation à la mort
La désillusion causée par la guerre commence par le constat affligeant et troublant des destructions « de biens précieux communs à l’humanité », on peut pense par exemple à la cathédrale de Reims, et de l’égarement de l’intelligence :
« Pris dans le tourbillon de ces années de guerre, informé unilatéralement, sans recul par rapport aux grands changements qui se sont déjà accomplis ou sont en voie de s’accomplir, sans avoir vent de l’avenir qui prend forme, nous-mêmes ne savons plus quel sens donner aux impressions qui nous assaillent et quelle valeur accorder aux jugements que nous formons. Nous serions tenté de croire que jamais encore un événement n’avait détruit tant de biens précieux communs à l’humanité, égaré tant d’intelligences parmi les plus lucides, si radicalement abaissé ce qui était élevé. Même la science a perdu son impassible impartialité; ses serviteurs profondément ulcérés tentent de lui ravir des armes, pour apporter leur contribution au combat contre l’ennemi. L’anthropologiste se doit de déclarer l’adversaire inférieur et dégénéré, le psychiatre de diagnostiquer chez lui un trouble mental ou psychique. Mais, sans doute, ressentons-nous le mal de ce temps avec une force excessive et n’avons-nous pas le droit de le comparer au mal d’autres temps que nous n’avons pas vécus. »
Dans un texte intitulé Ruines qui lui est attribué et qui est paru en septembre 1914 dans la Correspondance social-démocrate n°112, Rosa Luxemburg souligne avec beaucoup de force l’énorme paradoxe du capitalisme tout à la fois capable de créer des œuvres les plus sublimes pour les détruire ensuite à une vitesse vertigineuse. Et recommencer.
“ Le capitalisme moderne, écrit-elle, fait triompher son chant satanique dans l’actuel ouragan mondial. Il n’y a que lui pour accumuler en quelques décennies autant de richesses scintillantes et les œuvres culturelles les plus brillantes pour les transformer en quelques mois en champs de ruines avec les moyens les plus raffinés. Il n’y a que le capitalisme pour réussir à faire de l’homme le prince des terres, des mers et des airs, un demi-dieu joyeux, maître des éléments pour ensuite le laisser crever dans la misère, dans les débris de sa propre splendeur dans des souffrances qu’il a lui-même produites”.
Freud ne parle pas de la guerre du soldat au front dont il dit qu’il est «  une infime particule de la gigantesque machine de guerre ». Son propos concerne la « misère psychique de ceux de l’arrière ».
Il pose d’abord un droit à condamner les guerres et aspirer à la paix :
« Quand je parle de désillusion, chacun sait aussitôt ce que j’entends par là. Sans avoir besoin d’être un fanatique de la pitié, tout en reconnaissant la nécessité biologique et psychologique de la souffrance pour l’économie de la vie humaine, on n’en a pas moins le droit de condamner la guerre dans ses moyens et ses buts et d’aspirer à la cessation des guerres. »
Comme le note Marc Crépon1, « il n’y a de désillusion que sur le fond d’une illusion qui la précède » Faut-il en parler au singulier ? Je préférerais décomposer cette illusion en différents éléments. Ce n’est pas « La grande illusion » de Renoir. On se souvient qu’à la fin du film les évadés Maréchal (Jean Gabin) et Rosenthal (Marcel Dalio) se séparent sur ces mots : « faut bien qu’on la finisse cette putain de guerre en espérant que c’est la dernière », dit Maréchal. La voilà « la grande illusion » réplique Rosenthal. Les illusions dont parle Freud portent sur les mécanismes de déclenchement des guerres entre nations civilisées, le basculement de la libido des hommes civilisés de l’enthousiasme à la rage. On pensait, dit le fondateur de la psychanalyse, que les guerres provenaient d’écarts entre les conditions d’existence, d’états de sous-développement et de divergences d’appréciation sur la valeur de la vie. Des grandes nations civilisées, on n’attendait pas la guerre mais autre chose :
« Des grandes nations de race blanche régnant sur le monde, auxquelles incombe la direction du genre humain, que l’on savait employées à défendre certains intérêts communs au monde entier, et dont l’œuvre comprend aussi bien les progrès techniques dans la domination de la nature que les valeurs artistiques et scientifiques de civilisation – de ces peuples-là, on avait attendu qu’ils fussent capables de résoudre par d’autres voies les dissensions et les conflits d’intérêts »
Non seulement cela mais – deuxième illusion – on pouvait s’attendre à ce que les États qui « avaient établi pour l’individu des normes morales élevées » « les respecterait lui-même et qu’il n’avait pas l’intention de rien entreprendre contre elles, ce par quoi il eût nié les fondements de sa propre existence »
Enfin, – troisième illusion – « on pouvait penser que les grands peuples, quant à eux, auraient acquis une conscience suffisante de leur communauté et assez de tolérance à l’égard de leur disparité, pour qu’il ne fût plus possible de fondre en une seule acception, comme c’était encore le cas dans l’antiquité classique, « étranger » et « hostile » ».
L’illusion est tellement forte que « confiants en cette union des peuples civilisés, un nombre incalculable d’hommes ont changé leur résidence dans la patrie contre un lieu de séjour à l’étranger et lié leur existence aux relations entretenues entre eux par les peuples amis ».
On se croyait dans une communauté de peuples civilisés. L’illusion était de ne pas croire que la guerre pouvait éclater entre peuples d’un degré à peu près équivalent de culture. Et cette guerre n’en est que plus terrible.
« Et voilà que la guerre, à laquelle nous ne voulions pas croire, éclata et apporta la … désillusion. Elle n’est pas seulement, en raison du puissant perfectionnement des armes offensives et défensives, plus sanglante et plus meurtrière qu’aucune des guerres antérieures, mais elle est pour le moins aussi cruelle, acharnée, impitoyable, que toutes celles qui l’ont précédée. Elle rejette toutes les limitations auxquelles on se soumet en temps de paix et qu’on avait appelées droit des gens, elle ne reconnaît pas les prérogatives du blessé et du médecin, ne fait pas de distinction entre la partie non belligérante et la partie combattante de la population et nie les droits de la propriété privée. En proie à une rage aveugle,’ elle renverse tout ce qui lui barre la route, comme si après elle il ne devait y avoir pour les hommes ni avenir ni paix. Elle rompt tous les liens faisant des peuples qui se combattent actuellement une communauté et menace de laisser derrière elle une animosité qui pendant longtemps ne permettra pas de les renouer. »
S’ajoute à cela que l’État qui fait la guerre se permet tout, à l’extérieur comme à l’intérieur, en nous sommant d’y adhérer au nom du patriotisme
« L’État qui fait la guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences, ce qui déshonorerait l’individu. Il se sert contre l’ennemi non seulement de la ruse autorisée, mais aussi du mensonge conscient et de la tromperie délibérée, et le fait, certes, dans des proportions qui semblent dépasser tous les usages des guerres antérieures. L’État exige de ses citoyens le maximum d’obéissance et de sacrifices, tout en faisant d’eux des sujets mineurs par un secret excessif et une censure des communications et expressions d’opinions, qui met ceux qu’on a ainsi intellectuellement opprimés hors d’état de faire face à toute situation défavorable et à toute rumeur alarmante. Il s’affranchit des garanties et des traités par lesquels il s’était lié envers d’autres États, il ne craint pas de confesser sa rapacité et sa soif de puissance, que l’individu doit alors approuver par patriotisme ».
Tout cela explique que le citoyen du monde civilisé « peut se trouver désemparé dans un monde qui lui est devenu étranger – sa grande patrie en ruine, les biens communs dévastés, les concitoyens divisés et avilis! » :
« Le remaniement des pulsions « mauvaises » est l’œuvre de deux facteurs agissant dans le même sens, l’un interne et l’autre externe. L’influence exercée sur les pulsions mauvaises – disons égoïstes – par l’érotisme, besoin d’amour de l’homme pris dans son sens le plus large, constitue le facteur interne. Du fait de l’adjonction des composantes érotiques, les pulsions égoïstes se changent en pulsions sociales. On apprend à voir dans le fait d’être aimé un avantage qui permet de renoncer à tous les autres. Le facteur externe est la contrainte imposée par l’éducation qui représente les exigences de la civilisation ambiante et qui est relayée par l’intervention directe d’un milieu civilisé. La civilisation a été acquise par le renoncement à la satisfaction pulsionnelle et elle réclame de chaque nouveau venu qu’il accomplisse le même renoncement pulsionnel. Au cours de la vie d’un individu s’opère une constante transposition de la contrainte externe en contrainte interne. Des influences de la civilisation il résulte qu’une part toujours plus grande des tendances égoïstes se transforme, grâce aux apports érotiques, en tendances altruistes et sociales. On peut finalement admettre que toute contrainte interne, qui se fait sentir dans le développement de l’homme, n’était à l’origine, c’est-à-dire au cours de l’histoire de l’humanité, qu’une contrainte externe. Les hommes qui naissent aujourd’hui apportent avec eux – organisation héritée – une partie de la tendance (disposition) à transformer les pulsions égoïstes en pulsions sociales, tendance qui mène à bien cette transformation, en réponse à de légères incitations. Une autre partie de cette transformation pulsionnelle doit nécessairement s’accomplir au cours de la vie elle-même. C’est ainsi que l’individu, non seulement se trouve soumis à l’action de son milieu civilisé actuel, mais subit également l’influence de l’histoire de la civilisation ancestrale.
En donnant à la capacité impartie à un homme de remanier ces pulsions égoïstes sous l’influence de l’érotisme le nom d’aptitude à la civilisation, nous pouvons dire que celle-ci se compose de deux parties – l’une étant innée et l’autre acquise au cours de la vie – et que le rapport que les deux ont entre elles et avec la partie restée inchangée de la vie pulsionnelle est très variable ».
Le problème est que l’aptitude à la civilisation a été surestimée. Il régnait l’illusion que les peuples étaient plus civilisés qu’on ne le croyait. Le verdict de Freud est terrible :
« notre affliction et notre douloureuse désillusion provoquées par le comportement non civilisé de nos concitoyens du monde durant cette guerre étaient injustifiées. Elles reposaient sur une illusion à laquelle nous nous étions laissé prendre. En réalité ils ne sont pas tombés aussi bas que nous le redoutions, parce qu’ils ne s’étaient absolument pas élevés aussi haut que nous l’avions pensé d’eux ».
Freud conclut cette partie ainsi :
« Pourquoi, à vrai dire, les individus-peuples se méprisent-ils, se haïssent-ils, s’abhorrent-ils les uns les autres, même en temps de paix, et pourquoi chaque nation traite-t-elle ainsi les autres?, cela certes est une énigme. Je ne sais pas répondre à cette question. Dans ce cas, tout se passe comme si, dès lors qu’on réunit une multitude, voire même des millions d’hommes, toutes les acquisitions morales des individus s’effaçaient et qu’il ne restât plus que les attitudes psychiques les plus primitives, les plus anciennes et les plus grossières. Seuls des développements ultérieurs pourront peut-être apporter quelques modifications à ce regrettable état de choses. Mais un peu plus de sincérité et de franchise de tous côtés dans les relations des hommes entre eux et dans les rapports entre les hommes et ceux qui les gouvernent, pourrait également aplanir les chemins de cette transformation ».
Il y a comme des résonances d’actualité dans ce passage.

La relation à la mort

Le second facteur de trouble, lié à la désillusion, concerne la relation à la mort que nous avons pour nous-même tendance à mettre de côté, en faisant comme si elle ne faisait pas partie de la vie. La guerre – la mort de masse – balaie la manière conventionnelle de traiter la mort. Nous avions l’habitude de nier la mort. Mais :
« La mort ne se laisse plus dénier; on est forcé de croire en elle. Les hommes meurent réellement et non plus isolément mais en nombre, souvent par dizaines de mille en un seul jour. Et il ne s’agit plus de hasard. Il apparaît certes encore que c’est par hasard que cette balle atteint l’un et pas l’autre, mais cet autre, une seconde balle peut aisément l’atteindre; l’accumulation met fin à l’impression de hasard. »
 Pour comprendre cette perturbation Freud fait appel à « l’homme des premiers âges » qui a eu à l’égard de la mort une attitude contradictoire :
« D’une part, il a pris la mort au sérieux, l’a reconnue comme abolition de la vie et s’est servi d’elle en ce sens, mais d’autre part il a également nié la mort, l’a réduite à rien. Cette contradiction a été rendue possible par le fait qu’il avait sur la mort de l’autre, de l’étranger, de l’ennemi, une position radicalement différente de celle qu’il avait sur sa propre mort. Il s’accommodait fort bien de la mort de l’autre, elle signifiait pour lui l’anéantissement de ce qu’il haïssait et l’homme des origines n’avait aucun scrupule à la provoquer. »
L’histoire est pleine de meurtres et ce depuis les origines.La faute originelle, présente dans maintes religions, est « vraisemblablement lexpression dun crime de sang, dont s’est chargée l’humanité originaire ». Si l’homme des origines ne pouvait pas plus que les contemporains de Freud se représenter et tenir pour réelle sa propre mort, la mort d’un proche changeait la donne. Freud note d’ailleurs que « l’amour ne peut guère être moins ancien que le plaisir de tuer ». Contrairement au soldat de la Première guerre mondiale, l’homme des origines n’est pas un meurtrier impénitent, il doit expier ses meurtres.
« Auprès du cadavre de la personne aimée prirent naissance non seulement la doctrine de l’âme, la croyance en l’immortalité, et l’une des puissantes racines de la conscience de culpabilité chez l’homme, mais aussi les premiers commandements moraux. Le premier et le plus significatif des interdits venus de la conscience morale naissante fut: Tu ne tueras point. Il s’était imposé comme réaction contre la satisfaction de la haine en présence du mort bien-aimé, satisfaction cachée derrière le deuil, et il s’étendit progressivement à l’étranger non aimé et finalement aussi à l’ennemi.
En dernier lieu, cet interdit n’est plus ressenti par l’homme civilisé. Lorsqu’une décision aura mis fin au sauvage affrontement de cette guerre, chacun des combattants victorieux retournera joyeux dans son foyer, retrouvera sa femme et ses enfants, sans être occupé ni troublé par la pensée des ennemis qu’il aura tués dans le corps à corps ou par une arme à longue portée. Il est remarquable que les peuples primitifs, qui vivent encore sur terre et sont certainement plus proches que nous de l’homme des origines, ont sur ce point un comportement différent, ou l’ont eu tant qu’ils n’avaient pas subi linfluence de notre civilisation. Le sauvage – Australien, Boschiman, Fuégien – n’est nullement un meurtrier impénitent; lorsqu’il revient vainqueur du sentier de la guerre, il n’a pas le droit de pénétrer dans son village ni de toucher sa femme avant d’avoir expié ses meurtres guerriers par des pénitences souvent longues et pénibles. On est actuellement amené à expliquer cela par sa superstition; le sauvage craint encore la vengeance des esprits de ses victimes. Mais les esprits des ennemis abattus ne sont rien d‘autre que l‘expression de sa mauvaise conscience relative à son crime de sang; derrière cette superstition se cache une part de licatesse morale qui s’est perdue chez nous hommes civilisés ».
Les hommes ont perdu cette éthique originaire née de la mort des proches. Mais cet homme des origines est resté en nous. La guerre le fait réapparaître avec la différence qui vient d’être évoquée, la perte de croyance dans les  fantômes des morts
« Elle [la guerre] nous dépouille des couches récentes posées par la civilisation et fait apparaître en nous l’homme des origines. Elle nous contraint de nouveau à être des héros qui ne peuvent croire à leur propre mort; elle nous désigne les étrangers comme des ennemis dont on doit provoquer ou souhaiter la mort; elle nous conseille de ne pas nous arrêter à la mort des personnes aimées. La guerre, elle, ne se laisse pas éliminer; aussi longtemps que les peuples auront des conditions dexistence si différentes et que leur répulsion mutuelle sera si violente, il y aura nécessairement des guerres. Dès lors la question se pose: ne devonsnous pas être ceux qui dent et s‘adaptent à la guerre? Ne devons-nous pas convenir qu’avec notre attitude de civilisé à l‘égard de la mort nous avons, une fois encore, vécu psychologiquement au-dessus de nos moyens et ne devonsnous pas faire demi-tour et confesser la vérité? Ne vaudraitil pas mieux faire à la mort, dans la réalité et dans nos pensées, la place qui lui revient et laisser un peu plus se manifester notre attitude inconsciente à l’égard de la mort, que nous avons jusqu’à présent si soigneusement réprimée. Cela ne semble pas être un progrès, plutôt sous maints rapports un recul, une gression, mais cela présente l’avantage de mieux tenir compte de la vraisemblance et de nous rendre la vie de nouveau plus supportable. Supporter la vie reste bien le premier devoir de tous les vivants. L’illusion perd toute valeur quand elle nous en empêche.
Rappelons-nous le vieil adage: Si vis pacem, para bellum. Si tu veux maintenir la paix, arme-toi pour la guerre. Il serait dactualité de le modifier: Si vis vitam, para mortem. Si tu veux supporter la vie, organise-toi pour la mort ».
Organise-toi pour la mort. Qu’est-ce à dire ?  Je crois que les choses sont plus claires si l’on fait appel à une autre traduction, celle du Dr. S. Jankélévitch que l’on trouve en ligne (voir plus bas)  :
« Il serait temps de modifier cet adage et de dire : si vis vitam, para mortem. Si tu veux pouvoir supporter la vie, soit prêt à accepter la mort ».
Quel rapport entre apprendre à supporter la vie en ne refoulant plus la mort et la paix ? Avant de chercher une réponse à cette question, je souhaiterais lever une ambiguïté de ce dernier passage et répondre à ceux qui utilisent un langage pseudo freudien pour justifier qu’il y aura toujours des guerres. Je vais utiliser pour cela un autre texte de Freud. On a vu qu’il pose comme légitime de refuser la guerre. C’est même à partir de là qu’il construit son raisonnement. Il précise ce point dans une lettre à Einstein qui lui demandait : « Pourquoi la guerre ? »
« Pourquoi nous élevons-nous avec tant de force contre la guerre, vous et moi et tant d’autres avec nous, pourquoi n’en prenons-nous pas notre parti comme de l’une des innombrables vicissitudes de la vie  ? Elle semble pourtant conforme à la nature, biologiquement très fondée, et, pratiquement, presque inévitable. Ne vous scandalisez pas de la question que je pose ici. Pour les besoins d’une enquête, il est peut-être permis de prendre le masque d’une impassibilité qu’on ne possède guère dans la réalité. Et voici quelle sera la réponse : parce que tout homme a un droit sur sa propre vie, parce que la guerre détruit des vies humaines chargées de promesses, place l’individu dans des situations qui le déshonorent, le force à tuer son prochain contre sa propre volonté, anéantit de précieuses valeurs matérielles, produits de l’activité humaine, etc. On ajoutera en outre que la guerre, sous sa forme actuelle, ne donne plus aucune occasion de manifester l’antique idéal d’héroïsme et que la guerre de demain, par suite du perfectionnement des engins de destruction, équivaudrait à l’extermination de l’un des adversaires, ou peut-être même des deux ».
Pourquoi la guerre ?” (1933). Correspondance entre Albert Einstein et Sigmund Freud. Il s’agit de la version éditée à l’initiative de l’Institut International de Coopération Intellectuelle – Société des nations, en 1933. On la trouve ici
C’est écrit en 1933
Marc Crépon place les Considération actuelles sur la guerre et sur la mort en point de départ de sa réflexion dans Vivre avec la pensée de la mort et la mémoire des guerres. Il écrit :
« De la guerre, Freud, précise, de façon prémonitoire, que si elle perdure dans le monde, c’est parce que celui-ci se donne comme partagé en une pluralité de peuples étrangers les uns aux autres. Tout au long de ses Actuelles sur la guerre et sur la mort, la figure de l’étranger, celle de l’ennemi et la question du rapport à la mort sont de fait indissociables. La perception et la compréhension que nous avons de l’état divisé du monde et notre attitude face à la mort (celle de l’autre – comme étranger et/ou comme ennemi) ne se laissent pas penser séparément. Comment comprendre ce qui les lie ? Cela signifie-t-il que dans un temps qui semble voué au mal, ce sont communément et conjointement le partage du sens du monde et le partage du sens de la mort qui font défaut ? Mais alors en quoi devrait consister ce sens commun? Et comment pourrait-il se laisser partager? »
Marc Crépon : Vivre avec la pensée de la mort et la mémoire des guerres HERRMANN EDITEURS page 16
Cette réflexion, il la prolonge dans un autre livre : Le consentement meurtrier. Il s’en explique ainsi :
Dans Vivre avec la pensée de la mort et la mémoire des guerres, j’arrivais à la conclusion qu’il faudrait penser conjointement l’appartenance au monde comme monde commun et le partage de la mortalité. Mortalité et vulnérabilité sont ce que nous avons le plus en commun, qui dépasse toutes les distinctions de culture, de religion, de langues, etc., bien que cette vulnérabilité soit très inégalement répartie dans le monde. Et c’est parce qu’il n’y a rien que nous ayons davantage en partage avec tout homme, toute femme quelques soient les différences de cultures que ce sentiment de la vulnérabilité et de la mortalité que j’en suis venu à poser le principe éthique de la responsabilité du soin de l’attention et du secours qu’elles exigent de partout et pour tous.
Entretien avec Marc Crépon Autour du Consentement meurtrieractu philosophia
Nous sommes là dans une cosmopolitique.
Le texte de Freud existe en ligne dans une traduction du  Dr. S. Jankélévitch en 1920, revue par l’auteur publié dans l’ouvrage Essais de Psychanalyse Payot. Collection : Petite bibliothèque Payot
J’ai opté ici pour la nouvelle traduction chez le même éditeur où déception devient désillusion.Traducteurs : Pierre Cotet, André Bourguignon et Alice Cherki.
1 Vivre avec la pensée de la mort et la mémoire des guerres HERRMANN EDITEURS

 

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Courtes et brèves de l’été

Sommaire
1. Les big datas et la catégorisation des humains par Wolfgang Streek
2. Maternalisme libertaire
3. Elections dans le Land de Saxe : entrée au parlement de l’Alternative pour l’Allemagne
4. Lu chez Paul Jorion : Keynes indigné du traitement de l’Allemagne après la Première guerre mondiale
5. L’Allemagne réclame l’argent de la RDA planqué en Suisse
6. Goodbye Lenine (et restes-y)
7. Le mangeur de rêves en timbres
8. Archives Horkheimer en ligne
9. Mémorial pour les victimes civiles de la guerre des drones
10. Réédition en Allemagne de la Révolution urbaine d’Henri Lefebvre
11. Décès de Wolfgang Leonhard, un enfant du Komintern
12. Décès de Gottfried John, une gueule du cinéma de Fassbinder
12. Kristin Schulz publie un « Choix de contes par défauts»

1. Les big datas et la catégorisation des humains
par Wolfgang Streek

La démocratie va mal, très mal, les marché contrôlent et disciplinent les Etats et non l’inverse. Tous ânonnent le postulat de Margaret Thatcher : « il n’y a pas d’alternative ». Où que l’on se tourne et aussi loin que l’on regarde, « l’horizon est postdémocratique ».
Ce constat pessimiste est celui du sociologue Wolfgang Streek, directeur de l’Institut Max Planck de recherches sociales à Cologne. Dans un article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, il s’interroge : quels dommages supplémentaires pourraient encore causer à la démocratie la NSA et les services secrets complices avec leur pratiques de surveillance généralisée ? Rien de plus. Le démontage de la démocratie s’est fait sans eux. La politique s’en est bien chargée elle-même.
Mais alors, à quoi donc sert ce contrôle total de toute vie humaine ?
Pour Wolfgang Steek, on en a besoin « pour maîtriser de nouveaux problèmes de pilotage de la vie économique et politique par le passage des formes collectives de contrôle social aux formes individuelles de contrôle social ». Une même logique de collecte généralisée d’informations rapproche les services secrets et le marketing, celle du passage du collectif à l’individuel.
« Dans les énormes centres de données du capitalisme numérique, l’individu est appréhendé dans ses potentialités manipulables comme consommateur ou comme terroriste. Les traces de ses relations sociales numériques laissée sur le réseau planétaire forment le matériau brut d’un contrôle de type nouveau, ex ante, de l’activité humaine : le terroriste doit être détecté avant de le devenir ; on veut savoir sur le consommateur ce qu’il veut consommer avant même que lui-même ne le sache. Ainsi les deux, chacun à sa façon est expulsé de la sphère de ceux qui ont leur mot à dire. »
Quelque chose me gêne cependant dans le texte de W. Streek (ici en allemand), c’est la façon dont il rejette dans la catégorie des vaines utopies les tentatives de faire  un usage démocratique des datas. Même s’il a raison de dire que la démocratie participative ne sert à rien si les pouvoirs de décision sont ailleurs, l’échec du Parti pirate n’est pas le dernier mot en cette affaire.

2. Maternalisme libertaire

Le cabinet d’Angela Merkel recrute des comportementalistes (économistes, anthropologues, psychologues). L’offre d’emploi précise que les candidats feront partie d’un nouveau groupe de projet intitulé « gouverner efficacement » et auront à travailler sur de nouveaux « designs comportementaux ». En clair, il paraît que l’irrationalité des comportements individuels empêchent de bien gouverner en rond. Va falloir corriger cela et guider la main invisible du marché. M’est avis que les candidats auront intérêt à potasser Nudge, le livre des nouveaux gourous de la politique (Cameron et Obama s’y sont mis) et leur « méthode douce pour inspirer la bonne décision » Comme, par exemple, « votre voisin a voté Merkel, vous aimerez aussi » ?
Est-ce la fin de l‘homo oeconomicus que Foucault définissait comme « entrepreneur de soi »?

3.Élections dans le Land de Saxe : entrée au parlement de l’Alternative pour l’Allemagne

Résultats du vote (31 août 2014) : CDU : 39,4% (moins 0,8) ; son habituel partenaire de coalition FDP une nouvelle fois laminé : 3,8 % (moins 6,2) ; Die Linke : 18,9 % (moins 1,7) – son socle électoral est-allemand commence à s’effriter ; SPD : 12,4 % (plus 2). Le nouvel arrivant l’Alternative pour l’Allemagne, AfD : 9,7 %. Les Verts tellement établis qu’on finit par oublier qu’ils existent : 5,7 % (moins 0,7) ; les néonazis du NPD avec 4,95 % (moins 0,7) sont dans leur bastion victime du succès de l’AFD et perdent de peu leur présence au Landtag. Répartition des sièges : CDU 59, Linke 27, SPD 18, AfD 14 und Grüne 8.
Participation électorale 49,2 %. Ce faible score a été délibérément recherché par les dirigeants chrétiens démocrates du Land : La campagne électorale s’est en effet déroulée en pleine période de vacances scolaires
National libéralisme
Sur cette p hoto on voit derrière la dirigeante de l'AFD de Saxe, Frauke Petry que l'Europe est dans l'Allemagne et non pas l'Allemagne dans l'Europe

Sur cette photo, on voit derrière la dirigeante de l’AFD de Saxe, Frauke Petry que l’Europe est dans l’Allemagne et non pas l’Allemagne dans l’Europe

Outre la confirmation de l’élimination quasi définitive du parti libéral (FDP), cette élection est marquée par l’entrée dans un parlement allemand de l’Alternative pour l’Allemagne après son récent succès aux européennes. Ce résultat permet de mieux situer l’Afd à droite de l’échiquier politique entre les chrétiens démocrates et les néonazis. Je les avais qualifié de Tea party des professeurs. Ils ont été étiquetés un peu trop facilement par la presse comme « eurosceptiques ». Dans cette élection, ce thème n’a pas joué un aussi grand rôle que lors des européennes. « Parti protestataire national-conservateur » pour Zeit-online qui estime qu’il se passe à droite la même chose qu’à gauche il y a trente ans avec la naissance des Verts. Sauf qu’il ne s’agit pas de la même crise. Ses thèmes sont l’immigration, l’étranger, la politique sécuritaire et familiale – la dirigeante de l’AFD, à qui la justice reproche d’avoir mis son entreprise en liquidation au mépris de la loi, est une sorte de Christine Boutin en plus jeune. Selon Der Spiegel, 76 % de l’électorat a voté en connaissance de cause pour ces contenus-là. Un « résultat inquiétant » titre la FAZ qui dit de l’AFD qu’elle satisfait une clientèle de droite libérale, conservatrice et nationale. Il ne faut bien sûr pas oublier que nous sommes en Saxe dans l’ancienne Allemagne de l’Est. Selon Andeas Kemper, beaucoup de membres de l’AFD se vivent comme des bons pères de famille porteurs de valeurs morales et se considèrent comme une majorité trop longtemps restée silencieuse qui doit maintenant commencer à montrer leurs limites aux pauvres, aux étrangers, aux homosexuels etc..
Alors que tout va si bien en Allemagne la politique sociale-démocrate – la sociale-démocratie n’a plus rien de social – d’Angela Merkel libère de l’espace – beaucoup d’espace, 15 % – sur sa droite. Pour Angela Merkel, il y a une grosse part de protestation dans le score de l’AFD. Ah bon, il y a matière à protester en Allemagne  ? Sur quoi donc Mme la chancelière ?
Il faut cependant se rappeler aussi qu’il y a peu la Parti pirate avait lui aussi connu quelques succès électoraux avant de disparaître. Déjà des voix se font entendre pour une ouverture de la CDU sur sa droite.
Prochains test dans le Brandebourg et en Thuringe, le 14 septembre.

4. Lu chez Paul Jorion : Keynes indigné du traitement de l’Allemagne après la Première guerre mondiale

Le premier livre que Keynes publia et qui fut un grand succès de libraire en 1919, aussi bien aux États-Unis qu’en Europe, The Economic Consequences of the Peace, était un brûlot, un cri de colère jeté à la face du monde. Nous nous conduisons de manière indigne vis-à-vis de l’Allemagne, expliquait-il, et si nous ne revenons pas sur les conditions exorbitantes que nous imposons à cette nation vaincue en termes de réparations de guerre, nous serons forcés de nous en repentir. Il écrit dans The Economic Consequences of the Peace :
« La politique consistant à réduire à la servitude l’Allemagne pour une génération, à condamner à des conditions dégradantes la vie de millions d’êtres humains, et à priver de bonheur une nation tout entière, est odieuse et méprisable – odieuse et méprisable, même si elle est réalisable sur un plan pratique, même si elle devait nous enrichir, même si elle ne portait pas en germe la décomposition de la civilisation européenne tout entière. Certains prêchent cette politique au nom de la justice. Dans les grands événements de l’histoire humaine, dans le dénouement du destin des nations, la justice n’a jamais été une question qui se posait dans des termes aussi simples. Et même si elle l’avait été, les nations ne sont pas autorisées, ni par la religion ni par la morale naturelle, à punir les enfants de leurs ennemis pour les erreurs commises par leurs parents ou leurs dirigeants » (Keynes [1919] 1972 : 13)
Et plus loin dans le même livre :
« Si ce que nous visons intentionnellement, c’est l’appauvrissement de l’Europe centrale, la vengeance, j’ose l’affirmer, sera terrible. Rien ne pourra alors retarder très longtemps l’ultime guerre civile entre les forces de la réaction et les convulsions désespérées de la révolution, en comparaison desquelles les horreurs de la dernière guerre allemande seront peu de choses, et qui détruira le vainqueur quel qu’il soit, la civilisation elle-même et le progrès de toute notre génération » (ibid. 20).
Source

5.L’Allemagne réclame l’argent de la RDA planqué en Suisse

La Rda avait planqué de l’argent en Suisse par l’intermédiaire d’une fondée de pouvoir du Parti communiste autrichien décédée en octobre 2012 en emportant son secret bancaire. Le gouvernement allemand réclame cet argent depuis 20 ans. Il vient d’intenter un procès en dommages contre la banque Julius Bär pour récupérer 91 millions d’euros disparus. Plus les intérêts, bien sûr. Ce n’est pas une première. Une filiale suisse d’une banque autrichienne avait déjà été condamnée à verser à l’Allemagne 250 millions d’euros.
Plutôt drôle de voir l’Allemagne équilibrer son budget grâce au magot de la RDA réputée insolvable.
Source 

6. Goodbye Lénine (et restes-y)

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La grosse tête à Lénine (en granit rouge d’Ukraine) restera enfouie dans le forêt de Köpenick près du Muggelsee. Le Sénat de Berlin a refusé qu’on aille l’y déterrer pour en faire l’un des clous d’une exposition sur les monuments politiques du 18ème au 20ème siècle effacés des rues de Berlin. L’expostion « Enthüllt. Berlin und seine Denkmäler » (Dévoilés, Berlin et ses monuments), est prévue pour 2015 à la Citadelle de Spandau. Le monument de 19 mètres de haut avait été commandé par Walter Ulbricht pour le centenaire de Lénine, conçu par Nikolaï Tomsbi, président de l’académie des beaux Arts de l’URSS et mis en place en 1970, sur la place Lénine nouvellement construite à Friedrichshain. On y voit Lénine debout devant un drapeau rouge censé flotter selon un art tout soviétique de prétendre inscrire le mouvement dans le marbre ce qui a toujours beaucoup fait rire Heiner Müller. Dans le cadre de la campagne d’épuration après la Chute du Mur de Berlin, la place a été débaptisée et appelée Place des Nations Unies et la statue démontée en 130 morceaux enfouis dans une carrière de sable de la forêt de Köpenick. Ils y sont toujours. Et doivent y rester.
Rappelons tout de même en ce centenaire de la Première guerre mondiale que c’est grâce à l’Empereur Guillaume 2 que Lénine a pu traverser l’Allemagne en train depuis Zürich pour organiser la révolution en Russie en 1917.

7. Le mangeur de rêves en timbres
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Chaque année est éditée en Allemagne une série de timbres pour l’enfance. Ils coûtent un peu plus chers et la différence est destinée aux associations qui s’occupent de l’enfance. Les motifs de cette année ont été empruntés à une œuvre de Michael Ende, illustrée par Annegret Fuchshuber Der Traumfresserchen, le petit dévoreur de mauvais rêves, petit bouffeur de cauchemars. Cela avait été traduit en français sous le titre Croc-épic le mangeur de rêves (Casterman)
Viens, petit croqueur de rêves/ Avec ton petit couteau en corne/ Avec ta petite fourchette en verre
Ouvre grand ton petit bec/ Et déguste vite/ Les rêves qui effraient l’enfant/ Mais les beaux rêves sont à moi/ Laisse les moi/ Viens petit croqueur de rêves, petit croqueur de rêves, je t’invite

8. Archives Horkheimer en ligne

Genèes de la BêtiseUne partie des archives de Max Horckheimer, avec Adorno fondateur de la Théorie critique et de l’Ecole de Francfort, a été rendue accessible en ligne sous licence Creative Commons par l’Université Goethe qui en gère le fonds. Ci-contre,  une copie du tapuscrit sur la Genèse de la bêtise dans la Dialectique de la Raison de Theodor Adorno et Max Horkheimer, question reprise par Bernard Stiegler dans son livre Etats de choc 

 

 

9. Mémorial pour les victimes civiles de la guerre des drones

Les drones font plus souvent qu’on ne l’imagine des victimes innocentes, s’embarrassant peu d’une identification précise de leur « cible ». Emran Feroz, un journaliste free-lance et blogueur vivant en Allemagne dédie un mémorial aux victimes de ces « anges de la mort »

10. Réédition en Allemagne de La révolution urbaine d’Henri Lefebvre

La maison d’édition Europäische Verlaganstalt vient de rééditer la Révolution urbaine du philosophe marxiste français Henri Lefebvre. C’est la quatrième réédition. L’édition française date de 1972. Henri Lefebvre était connu en Allemagne surtout pour ses positions antidogmatiques et sa lecture des premiers écrits de Marx. Longtemps, l’Allemagne a été peu attentive, pour des raisons historiques, aux questions de l’espace. Cela change avec la mode anglo-saxonne du « spatial turn », le tournant spatial, une nouvelle attention accordée à l’espace.
Dans la revue Faustkultur, Klaus Ronneberger fait un historique de la réception de Henri Lefebvre en Allemagne

11. Décès de Wolfgang Leonhard, un enfant du Komintern

W Leonhard0001Wolfgang Leonhard était un de ces personnages que seul le Komintern avait pu créer. Né le16 avril 1921 à Vienne, il fut d’abord prénommé Vladimir en hommage à Lénine. Sa mère, une amie de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg travaillait au service de presse du Kominten (troisième internationale). Son père, Mieczysław Broński, un ami de Lénine, était ambassadeur soviétique en Autriche. Il sera fusillé par Staline en 1938. Wolfgang Leonhard a longtemps cru qu’il était le fils du poète et auteur dramatique expressionniste Rudolf Leonhard. Après avoir grandi un temps à Berlin, il s’exile avec sa mère à Moscou en 1935.  Il est formé dans les écoles de cadre du Parti communiste soviétique alors même que sa mère, soudain devenue ennemie du peuple, se retrouve 10 ans au goulag.
En 1945, il fait partie du groupe Ulbricht que les Soviétiques débarquent dans leur zone d’occupation avant même la fin des combats pour y créer ce qui sera la RDA. « Nous devons tout contrôler mais il faut que cela ait l’air démocratique », sera le mot d’ordre d’Ulbricht. Wolfgang Leonhard dirigera l’école de cadres du Parti communiste est-allemand. Il retrouvera sa mère.Wilhelm Pieck obtiendra sa libération auprès de Staline. En 1949, il découvre la Yougoslavie de Tito avant de partir s’installer en Allemagne fédérale en 1950 où il tentera brièvement de créer un parti de gauche d’inspiration « titiste ». Plus tard, il enseignera à Oxford et Yale en tant qu’expert de l’Union soviétique et des pays de l’Est. Le livre qui l’a rendu célèbre a été publié en 1955. Il s’intitule Die Revolution entlässt ihre Kinder (La révolution lâche ses enfants). Il semblerait que cela ait été traduit en français sous le titre « Un enfant perdu de la révolution » par les éditions France Empire en 1983. Parmi ses autres publications, je signalerais encore Meine Geschichte der DDR ( Mon histoire de la RDA) parue chez Rowohlt en 2007.
Wolfgang Leonhard est décédé le 14 août 2014 à l’âge de 93 ans

12. Décès de Gottfried John, une gueule du cinéma de Fassbinder

Gottfied John
Ici dans Berlin AlexanderPlatz d’Alfred Döblin adapté pour la télévision par Fassbinder. Laissant percer de la tendresse sous la férocité, il symbolisait la dangerosité même

13. Kristin Schulz publie un « Choix de contes par défauts»

Kristin Schulz est une amie du Sauterhin. Elle y a apporté plusieurs contributions (ici et ) et ce n’est pas fini. Elle ne se contente pas de s’occuper des poésies de Heiner Müller ou de Thomas Brasch, de traduire Jean Genet, Claudine Galea, Christophe Huysman ou Philippe Malone, elle écrit aussi elle-même.
gesammelte_fehlmaerchen_web_01Elle vient de publier un recueil de poèmes : „Gesammelten Fehlmärchen“.
Le titre est une authentique création verbale et nous propose en même temps un véritable casse-tête. Comment allons nous traduire, c’est à dire comprendre cela ?
Fehlmärchen. Märchen ça va, les contes, mais ce préfixe ?
Qu’ont-ils ces contes ou que leur arrive-il de fehl ? Sont-ils déplacés ou ont-ils subi un déplacement ? On a l’expression fehl am platz. Y a-t-il une erreur sur la forme ? On y dit je, toi et moi et non pas il était une fois. Il n’y a pas besoin que cela se termine bien, au contraire. « Viens allons nourrir nos peurs »
Recueil de contes par erreur ?
Ont-ils un défaut ou sont-ils constitués par« le défaut qu’il faut » ? Le défaut qu’il faut, c’est ce « quelque chose qui me plonge dans le défaut, je vais en faire ce qu’il faut, ce avec quoi je me construis, ce qui devient une nécessité. » dit Bernard Stiegler. C’est quand le miroir n’est qu’une flaque d’eau ou, plus éclaté encore, “Jede Pfütze ein Spiegel”, « chaque flaque d’eau un miroir ».
Voilà qui pourrait convenir : Contes des défauts qu’il faut
Pour Kristin Schulz, le conte se caractérise par ce qui lui manque, par la faille dans le système, par ce qui pousse à la recherche d’une issue. De même, elle cherche l’endroit où les chemins se croisent obligeant à choisir une direction sans avoir où celle-ci mène.
« Les poèmes de Kristin Schulz, dit la présentation de l’éditeur conduisent le lecteur aux fins après la fin – quand la mort se retarde, oublie le conte et qu’il reste du temps pour regarder autour de soi et risquer un regard en arrière même si cela devait en coûter Eurydice ou la vie ».
Au final, on pourrait opter pour un Choix de contes par défauts.
Kristin Schulz: Gesammelte Fehlmärchen. Gedichte
Mit einem Gespräch zwischen Annett Gröschner und Kristin Schulz über Märchen, ihren Kreuzungen und den Bildern darauf sowie fotografischen Arbeiten von Sabina Simons
80 seiten, br., 18,6 x 13,0 cm, dt., Euro 14,00
Gutleut verlag 2014 | reihe staben (band 01)
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Pause

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Je reviens de l’atelier de réparation de la coiffe des rotateurs – plutôt joli comme expression pour de l’anatomie.
A cette occasion, j’ai constaté mon manque de veine.
Mes veines, roulantes, se dérobent à la pointe des aiguilles, refusent de se faire piquer, au grand désespoir des infirmières.
Après cela, cinq à six semaines d’immobilisation coude au corps du bras gauche. Cicatrisation. Rééducation. La conséquence en est pour le SauteRhin sinon une interruption peut-être complète du moins un fort ralentissement de l’activité.
Nous nous retrouverons à la rentrée de septembre.
D’ici là, un autre centenaire…
Le 2 août 1914, Kafka écrit dans son journal :
« L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Après-midi piscine. »
Quelques jours plus tard, il se met à écrire son roman Le Procès.
Vous pouvez suivre en feuilleton ce processus d’écriture sur Œuvres ouvertes de Laurent Margantin qui écrit :
« Je me propose donc de relire Le Procès dans l’édition critique la plus récente (et également à partir d’une édition des fac-similés des liasses) en plongeant ces fragments dans le processus d’écriture général qui est celui de Kafka (c’est aussi cela, der Prozess), chantier qui se déploiera au fil des mois, pourquoi pas jusqu’en janvier 2015… »
Je vous (nous) souhaite un bel été. J’espère juste qu’il ne sera pas trop chaud.
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Heiner Müller à Verdun (1994)

(Le chœur:)
Vous vous souvenez :
dans la deuxième décennie de ce siècle
il y eut une guerre de tous les peuples
où tous les peuples se terrèrent.
coulant
d’une mer à l’autre
leurs navires insubmersibles
logés quatre années durant sous le sol
dans des trous de ciment,
soumis au déluge de tonnes de bronze,
mangeant de l’herbe et la chair de leurs chevaux.
Volant à travers le ciel les uns contre les autres
à bord d’engins de tôle nouvellement inventés,
roulant aussi dans des carrioles d’acier
les uns contre les autres. Cette guerre dura quatre ans et
de notre vivant même
fut reconnue comme un crime.
Elle vomit une engeance
pleine de lèpre
qui dura peu et dans son naufrage
emporta le vieux monde.
Brecht Fatzer fragment, montage de Heiner Müller
Traduction François Rey
Le plus important texte inachevé de Brecht, Fatzer, porte sur la Première guerre mondiale. Heiner Müller en a  opéré un choix et construit un montage à partir de centaines de feuillets épars. Müller considérait ce texte comme un texte du siècle.
Heiner Müller ( à droite) avec Mark Lammert au centre et Hans Joachim Schlieker devant l'Ossuaire de Douaumont.

Heiner Müller ( à droite) avec Mark Lammert au centre et Hans Joachim Schlieker devant l’Ossuaire de Douaumont.

Le 29 septembre 1995, au lendemain de l’essai scénographique pour la mise en scène de Germania 3 dont il venait d’ »achever » l’écriture à Los Angeles, et qui était prévue pour le début de 1996, au Berliner Ensemble dont il assumait la direction, Heiner Müller se met en route pour Verdun. Il est accompagné des scénographes et décorateurs Hans Joachim Schlieker et Mark Lammert, peintre et graphiste. Il y était venu à l’invitation de Michel Simonot qui avait intégré quelques uns de ses textes dans un projet de spectacle et Laurent Brunner. Il voulait avant tout voir ces lieux. Il était question de l’éventualité de présenter l’année suivante, celle de commémoration du 80 ème anniversaire de la Bataille de Verdun, en 1996, une scène de Germania 3 Les spectres du Mort-Homme, sa dernière pièce. Mais ce n’était peut-être qu’un prétexte.  Malgré son état de santé dont il savait l’issue fatale, il multipliait les projets à long terme.

Goethe aussi avait été à Verdun

Pratiquement à 200 ans d’écart, en 1792, Müller avait eu un illustre prédécesseur : Goethe
« En sortant de table, nous montâmes la colline qui cachait à nos tentes la vue de Verdun, et, comme ville, nous la trouvâmes très agréablement située. Elle est entourée de prairies et de jardins, dans une plaine riante que traverse la Meuse, divisée en plusieurs bras, entre des collines rapprochées et lointaines ; mais, comme place forte, elle est exposée de tous côtés au bombardement. L’après-midi se passa à dresser les batteries, la ville ayant refusé de se rendre. (…)
Le bombardement commença à minuit, soit de la batterie établie sur notre rive droite soit de celle de la gauche, qui, étant plus proche et lançant des fusée incendiaires, produisit les plus grands effets. Il fallait voir ces météores ignés, chevelus, passer doucement dans l’air, et, bientôt après, s’embraser un quartier de la ville. Nos lunettes, dirigées sur ce point, nous permirent encore d’observer en détail ce désastre ; nous pouvions distinguer les hommes qui, montés sur les murs, faisaient les plus grands efforts pour arrêter l’incendie ; nous pouvions observer et distinguer les chevrons dégarnis et croulants. Tout cela se passait au milieu d’un groupe de personnes connues et inconnues, et provoquait des réflexions étranges, souvent contradictoires, et l’expression des sentiments les plus divers. J’étais entré dans une batterie en pleine activité, mais les détonations effroyables des obusiers faisaient souffrir mes oreilles pacifiques, et je dus bientôt m’éloigner. Je rencontrai le prince de Reuss XIII, qui m’avait toujours témoigné de la bienveillance. Nous nous promenâmes derrière les murs de vignes, qui nous protégeaient contre les boulets que les assiégés nous envoyaient assez diligemment. Après diverses considérations politiques, qui nous égarèrent dans un labyrinthe de soucis et d’espérances, le prince me demanda de quoi je m’occupais alors, et il fut très surpris de ce qu’au lieu de lui parler de romans et de tragédies, animé par le phénomène de réfraction qui m’avait frappé ce jour-là, je commençai à l’entretenir avec une grande vivacité de la théorie des couleurs ».
Goethe La campagne de France 30 août 1792
Traduction Jacques Porchat
Hachette 1889 (accessible en ligne par la Bibliothèque nationale)
Goethe ou l’art de détourner les yeux du spectacle de la guerre. Il avait le matin même observé un phénomène de réfraction et était resté tout occupé par sa théorie des couleurs. Goethe avait été entraîné par le duc de Weimar à suivre l’armée du roi de Prusse commandée par le duc de Brunswick. La citation permet de situer Verdun dans la longue durée du contexte franco-allemand.

Verdun un mythe franco-allemand

« Rappelons très synthétiquement comment, par le traité de Verdun en 843, la ville passa à la Lotharingie, puis, avec toute la Lorraine, à l’Empire germanique en 879 ; et comment, proclamée ville impériale au XIIème siècle, elle fut occupée en 1552 par Henri II de France (mais ne devint française que près d’un siècle plus tard, en 1648, à la signature du Traité de Westphalie). Attaquée encore une fois par les Prussiens en septembre 1792, elle fut reprise par les Français un mois plus tard, pour retomber dans les mains des Prussiens un peu moins de cent ans après, en 1870. En somme, considérée dans la perspective des guerres de conquête et de reconquête dont depuis des siècles cette ville avait été le théâtre, l’attaque allemande de 1916 constituait, aux yeux de la propagande nationaliste française, une énième insupportable tentative d’arracher à la France ce qu’elle n’avait cessé de reconquérir, et aux yeux de la propagande belliciste allemande, une opération.justifiée pour la même raison, mais dans une perspective inverse. À cause de son histoire, les événements qui allaient se dérouler en 1916 sur le sol de Verdun étaient en somme destinés à rouvrir des blessures pluriséculaires ».
Anna Maria Laserra : Le nom de Verdun entre réalité, mythe et fiction in Mémoire et Antimémoires au XXème siècle. La Première guerre mondiale. Premier volume. Colloque de Cerisy-la-Salle 2005. Archives et musée de la Littérature Bruxelles
Verdun fut aussi, rappelle Alexander Kluge, dans les années 782 à 804, une plaque tournante du commerce des esclaves.
« La bataille de Verdun ne fut donc pas seulement perçue comme une simple bataille, mais, ainsi que l’écrivit Paul Valéry longtemps après, cherchant des termes plus aptes à la définir: « elle fut bien plutôt une guerre tout entière insérée dans la grande guerre » et même «autre chose encore », «Verdun », précisa-t-il, enrichissait cette bataille de la touche mythique qui seule manquait encore à l’explication de la place qu’elle avait prise dans les esprits aussitôt après le bombardement, « ce fut aussi une manière de duel devant l’univers, une lutte singulière, et presque symbolique, en champ clos. Un combat, en somme, que le monde entier contemple »
Anna Maria Laserra ibidem

Heiner Müller à Verdun

Michel Simonot, auteur, metteur en scène :
« La Direction Régionale des Affaires Culturelles de Lorraine et Laurent Brunner, directeur du Théâtre missionné de Verdun m’avaient demandé d’écrire et créer un spectacle à l’occasion du 80e anniversaire de la bataille de Verdun. D’une part, je savais, par Jean Jourdheuil, que Müller souhaitait venir à Verdun mais remettait sans cesse ce voyage. D’autre part il terminait Germania III, dont le sous-titre est « Les spectres du Mort-Homme ». Or, le Mort-Homme est la dénomination précise d’un lieu de bataille de Verdun. Müller voulait voir ce lieu par rapport à la pièce et sa mise en scène. En ce qui me concerne, me refusant à faire un spectacle de « commémoration », je voulais réaliser un travail théâtral sur la mémoire de la guerre, une mémoire critique, à partir et au delà de Verdun, vers Auschwitz, Hiroshima, le Cambodge, etc. Je voulais donc faire appel à plusieurs écritures, dont, bien entendu, un Allemand. Le seul Allemand possible était, à mes yeux, Heiner Müller.
Nous avons donc passé trois journées à visiter, dans la discrétion, tous les sites des champs de bataille. Je me souviens du choc qu’a vécu Müller en découvrant des monuments qui, aussitôt, ne purent pas ne pas lui évoquer une esthétique de l’architecture monumentale des pays socialistes ».
Michel Simonot Postface à Rouge Nocturne Verdun / Chronique des jours redoutables Les Cahiers de l’Egaré 1999
Quand Müller arrive à Verdun, sa mort avait commencé.
Brigitte Maria Mayer, femme de Heiner Müller :
«  La mort commence en 1994 au cours d’un voyage en Italie. Une opération à la vie à la mort apporte une année de répit. Entre les hospitalisations à Munich (…) la famille passe plusieurs mois à Los Angeles.
Dans la Villa Aurora, lieu d’exil de Lion Feuchtwanger, est élaboré « Germania 3 Les spectres du Mort-Homme », un voyage dans le temps, que l’auteur mortellement malade transfère de l’intérieur à l’extérieur. De retour à Kreuzberg, notre étage de fabrique souffre du siège permanent de gens de théâtre et de medias. Heiner Müller accepte cela avec un mélange de gentillesse et de soif d’applaudissements. Il écrit, boit, met en scène sans pause contre ces ennuis et ce cancer en phase terminale »
Brigitte Maria Mayer / Heiner Müller Der Tod ist ein Irrtum ( La mort est une erreur)
Suhrkamp 2005
Deux mois après sa venue à Verdun, le 30 décembre 1995, Heiner Müller meurt. Il tenait à venir à Verdun. Il y a fait scandale. A l’origine du scandale, cet article :
Est Républicain du 2 octobre 1995

Est Républicain du 2 octobre 1995

Nadine Bobenrieth-Del, journaliste  (L’Est républicain Verdun 2 octobre 1995)
 A-t-il ressenti une émotion sur les champs de bataille où périrent 400 000 morts des deux camps ? « Non, la mise en scène des lieux tue l’émotion »
Au Mort-Homme qui l’a beaucoup marqué, il relève « le kitsch des monuments glorifiant les pays ». Ils sont selon lui autant de « mensonges qui cachent la réalité » de l’âpreté des combats. « On a le sentiment que les gens les ont élevé pour s’excuser d’avoir envoyé à la mort ces soldats et donner un sens à une guerre qui n’en avait pas »
« Ils sont un ersatz, et en ce sens, le kitsch est un symptôme de la mauvaise conscience. Ces monuments sont des expressions d’un art pour les morts, un art gigantesque mais c’est de la m…. Le grand art, l’art véritable, c’est l’art qui est fait pour les vivants »
Et Vauquois ? « Là on se rend bien compte de ce qu’ont pu endurer les hommes ». Les trous béants, les galeries dans la colline « donnent un idée du travail intellectuel incroyable fourni » dans le seul but de tuer et de détruire, de « toute la force déployée pour quelque chose qui n’avait pas de sens »
« Si au lieu de cela Français et Allemands avaient uni leurs énergies et leurs intelligences pour construire un village, il aurait été magnifique », indique Heiner Müller avant de confier : « je comprends maintenant pourquoi mon grand père qui avait combattu en Argonne durant la Première guerre s’est mis à boire lorsque la seconde a été déclarée. Il n’en avait jamais parlé »
Morts pour une illusion
Pense-t-il que le pacifisme est une naïveté ? « Oui, pourtant on se dit que ce fut absurde que de chaque côté ils n’aient pensé qu’à se battre, à s’enterrer, plutôt qu’à rentrer chez eux. Ils n’avaient pas de raison personnelle pour le faire. A Fleury (visité peu avant) ils sont tombés pour la France ou pour l’Allemagne. En fait pour une illusion. Celle de l’unité nationale. Or il n’y avait pas une seule France, pas une seule Allemagne. Il y en avait deux, celle des riches et des pauvres, des puissants et des autres…La seconde s’est donnée pour la première …
En parallèle, il se souvient de cette émission captée à la radio par son « père qui bien que ce soit interdit écoutait Londres ou radio Moscou ». On y racontait l’histoire d’un poète allemand sur le front russe qui assistait à son enterrement. Il entendit que l’on disait de lui qu’il était mort pour la patrie, pour l’Allemagne… Et lui simplement : « Je reviens de Stalingrad ». Comment pense-t-il que l’on peut encore parler de 14-18 ? « Comme nous maintenant »
Si la démarche de création aboutit pour le 80ème anniversaire, nul doute qu’elle sera à mille lieu de commémorations magnifiantes et des traditionnelles cérémonies officielles : Heiner Müller, lui, ne crée pas pour les morts. Il crée pour les vivants et il proposera sans nul doute une lecture critique  qui donnera du sens au présent et servira le futur…
A bientôt donc Monsieur Müller…
Ce ne sera pas à bientôt mais adieu
Nous sommes à la veille du 80ème anniversaire de la bataille de Verdun (1916).  Le premier à réagir à l’article est le Colonel Rodier qui se livre à un chantage : c’est lui ou moi. Comme si lui seul pouvait parler au nom des morts.
Le Colonel L. Rodier, Président de l’Association nationale du Souvenir de la Bataille de Verdun et de la Sauvegarde des Hauts Lieux
Monsieur le Sous-préfet
La lecture de l’article de l’E.R. [Est Républicain] du 2 octobre en rubrique Meuse actualités résumant la pensée de Heiner Müller venu à Verdun faire provision d’images m’inspire les réflexions suivantes quant à la préparation du 80ème anniversaire de la bataille de Verdun l’an prochain.
En effet, si les monuments commémoratifs érigés sur le champ de bataille devant Verdun et dans toutes les communes de France c’est de la m…, je me demande pourquoi nous préparons ces manifestations particulièrement devant l’ossuaire et sur cet immense cimetière de part et d’autre de la Meuse où reposent les restes des 150.000 disparus français et allemands de cette bataille de 10 mois.
A ceci s’ajoute le rejet systématique par le personnage du souvenir et du bien fondé des associations d’anciens combattants, du Souvenir français et du VDK [Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge], son homologue d’outre Rhin.
En conséquence, si Heiner Müller « une insolente fraîcheur de l’Histoire », légende de sa photo [La légende est en fait : « une insolente fraîcheur de lecture de l’Histoire »] est retenu pour écrire un texte ou animer une manifestation, je me retire de ce comité au titre de citoyen, fils, neveu et gendre de combattants de Verdun, d’ancien combattant contre le nazisme symbole du mépris sans borne de l’ »homme » vivant ou mort, de la direction du mémoriel de 1971 à 1995, d’administrateur fondateur puis Président de l’Association nationale du Souvenir de la Bataille de Verdun et de la Sauvegarde des Hauts Lieux et en mémoire de mes camarades de combat »
Aussitôt accordé. Le maire de Verdun accède à la demande.
Arsène Lux, officier parachutiste, député de la Meuse, Maire de Verdun  à Laurent Brunner, directeur de l’association  » Le Quai »
« L’Est Républicain du 02 octobre dernier a relaté les prises de position de Monsieur Heiner MULLER, dramaturge allemand, commentant sa visite sur les Champs de Bataille.
Cette prise de position apparaît tout à fait inacceptable et à travers ces déclarations scandaleuses, Monsieur Heiner MULLER s’ est totalement discrédité au regard des verdunois et en particulier au sein du monde des Anciens Combattants. Il est dès lors totalement exclu qu’ il puisse participer à la commémoration du 80ème anniversaire de la Victoire de Verdun.
Je vous saurais gré par conséquent de prendre toutes dispositions utiles pour mettre fin immédiatement, sous quelle que forme que ce soit, à la collaboration de Monsieur Heiner MULLER, aux manifestations du 80ème anniversaire comme à toute manifestation ultérieure impliquant la Ville de Verdun ».
« Sous quelque forme que ce soit ». Y compris donc par la présence d’un texte de Müller dans le spectacle préparé par Michel Simonot qui avait choisi Medeaspiel et Fragment pour Luigi Nono.
Michel Simonot :
« Du coup, pour moi, c’est tout mon spectacle qui se trouvait interdit. En outre, le maire en profita pour annoncer la fermeture du théâtre de sa ville et, donc, le licenciement de son directeur, Laurent Brunner. Il annonça aussi la fermeture de l’école de musique et, peu après, appliqua la censure à la bibliothèque municipale. (…) Müller es rentré en Allemagne. Malade et aussitôt hospitalisé, il est, à ma connaissance, resté silencieux là-dessus jusqu’à sa mort.
Après sa disparition, certains, y compris au Ministère de la culture m’ont suggéré de supprimer les textes de Müller du spectacle afin de la maintenir dans le cadre des commémorations officielles . Nous avons choisi, bien entendu de réaliser le spectacle dans son intégrité, avec les textes de Müller. Nous nous sommes exilés hors de Verdun, à 8 kilomètres. Nos subventions ont alors été amputées . Nous l’avons cependant créé et joué deux semaines à Dugny-sur-Meuse, dans un fort privé. Le dernier jour du spectacle, le théâtre de Verdun , Le Quai, rendait les clés. »
Michel Simonot Postface à Rouge Nocturne Verdun / Chronique des jours redoutables Les Cahiers de l’Egaré 1999
Jacques Chirac venait de remporter les élections présidentielles. Le Pen avait déjà dépassé le Parti communiste et faisait un score de 15 %. A cette époque, l’arrogance de la droite provinciale en matière culturelle n’est pas spécifique à Verdun. L’affaire Heiner Müller dépasse ce cadre là. Je me suis rappelé en écrivant ces lignes d’un article du Figaro dans lequel on pouvait lire « A peine nous sommes nous débarrassés de Brecht qu’ils nous ramènent Heiner Müller ». Cette droite provinciale a des préférences littéraires et culturelles très éloignées de Heiner Müller , j’essayerai de le montrer un peu plus loin.
Ces questions abordées sous cet angle permettent de comprendre l’absence de volonté de dialogue, – l’interdiction sera maintenue même après le décès de Müller – et de dépasser celles des conditions dans lesquelles les propos de Müller ont été tenus et obtenus. Au bistrot dans une conversation entre amis, en anglais en présence d’une journaliste qui ne parlait pas anglais, qui n’a pas affiché ses intentions mais dont la présence insistante sur une demi journée ne devait pas laisser de doute. Mark Lammert qui était présent se souvient d’une conversation plaisante, l’atmosphère était blagueuse. Michel Simonot en garde le sentiment d’une parole dérobée.
Michel Simonot dit que Müller est resté silencieux là-dessus. Il y a eu une tentative de sa femme d’atténuer quelque peu les propos et Mark Lammert me dit qu’il existe dans les archives de Heiner Müller une esquisse de réponse à un article de l’hebdomadaire die Zeit qui traite le sujet. Je n’ai pas eu l’occasion d’aller la consulter à Berlin. J’y songerais à l’occasion.
Je souhaiterais maintenant partir sur les traces de Heiner Müller à Verdun. J’ai fait une visite des lieux au mois d’avril 2014. Une visite éprouvante au terme de laquelle on se dit que Müller n’a pas exagéré. Même que l’on aurait pu être plus sévère  encore. Je n’avais jamais été à Verdun. Habitué depuis mon enfance aux champs de bataille de ma région, j’ai trouvé là un espace aseptisé. Nos grands pères, ceux de Müller et les miens étaient dans la même armée. Ils auraient même pu être ensemble à Verdun. PC Ettighofer qui écrivit Spectres au Mort Homme était alsacien et y était.

Et Créon de répondre, le dur :
« Si ta nature est d’aimer, va chez les morts et aime-les ».
C’est ce qu’on a fait ici

Montherland Chant funèbre pour les morts de Verdun
Les Créons envoient les Antigones aimer les morts à l’issue de cette guerre où les morts submergent les vivants. La guerre industrielle se caractérise en effet par une surprodution de cadavres. Lisons encore ce qu’en écrit Montherland qui fut Secrétaire de l’Oeuvre de l’Ossuaire
« Chacun sentait le besoin que se dressât un reposoir à mi-côte de Douaumont, comme s’il était impossible d’arriver au faîte sans être tombé à genoux. Il fallait aussi donner une sépulture aux ossements non identifiables de Verdun, qu’on rencontrait jusqu’à un mètre cinquante de profondeur. Quelqu’un pouvait dire cette parole saisissante et qui demeure vraie : « Si tous les hommes qui sont morts ici se levaient, ils n’auraient pas la place de tenir, parce qu’ils sont tombés par couches successives.»
Montherland Chant funèbre pour les morts de Verdun
La levée en masse des morts, n’avait-elle pas de quoi leur faire peur ?
L’ héroïsation du sacrifice dans le discours commémoratif visait à accorder un très haut prix à la mort alors même que la vie n’en avait pas.

La symbolique de l’épée

L'Ossuaire de Douaumont

L’Ossuaire de Douaumont

Les guides touristiques nous apprennent que ce monument représente une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sol. Comme symbole antimilitariste, laïque, civil, ça se pose là. Rappelons que la commission qui fit le choix de la forme du monument était présidée par Pétain auquel on n’échappe pas en visitant Verdun et pour cause, il en est le vainqueur militaire et politique. L’Ossuaire a été voulu comme une sorte d’Arc de triomphe. Il fallait quelque chose de « sobre, viril, guerrier » (Montherland).
Cette symbolique de l’épée se retrouve non seulement sur le portail de l’Ossuaire dont je n’ai malheureusement pas la photographie mais également sur d’autres monuments.
Par exemple :
Portail du monument de la Tranchée des baïonnettes

Portail du monument de la Tranchée des baïonnettes

Tranchée des baïonnettes2

Les visiteurs sortent de là, j’en ai été témoin, totalement stupéfaits, décontenancés. Le monument le plus absurde qu’il m’a été donné de voir. Et qui repose sur un mensonge avéré. « La légende de la tranchée des baïonnettes est un pieu mensonge mais un mensonge ». « Pieu mensonge « écrit Antoine Prost qui essaye par ailleurs de nous convaincre que les monuments aux morts sont  civils et laïques ! (Antoine Prost : Verdun in Lieux de mémoire 2 sous la direction de Pierre Nora)
Enfin dominant Verdun, le Monument à la victoire et aux soldats de Verdun
Monument à la victoire et aux soldats de Verdun

Monument à la victoire et aux soldats de Verdun

 Référence au Saint Empire Germanique auquel a appartenu la Lorraine ?
La rhétorique de l’épée fichée dans le sol n’a pas échappé à Jean-Christophe Bailly cherchant à définir le sentiment de malaise que l’on ressent en visitant ces lieux.
« Discrétion, ou beauté, ou dignité, ou pudeur – ce ne sont certes pas là les mots qui pourraient convenir s’il fallait caractériser Douaumont. Dès lors qu’on rôde autour de Verdun, l’ossuaire a pourtant quelque chose d’inévitable, on s’en voudrait de ne l’avoir pas vu. Douaumont c’est d’abord une ouverture, une étendue, une immense esplanade en surplomb – et peut- être ne serait-ce qu’un cimetière militaire parmi tant d’autres, un peu plus grand et plus solennel, avec ses pelouses rases et ses ifs bien taillés si ne s’élevait pas là cet effrayant monument inauguré en 1927 dont la forme si particulière, je me suis rendu compte que peu de gens le savaient, provient de l’idée directrice qui était de lui faire figurer une épée enfoncée jusqu’à la garde dans le sol de France: je n’ai pas été chercher la biographie des architectes de l’ossuaire (ils s’appelaient Léon Azéma, Max Edrei et Jacques Hardy) mais il se trouve en tout cas que l’idée séduisit, que la chose fut construite et qu’il y a donc cela, une poignée d’épée qui est une tour de 46 mètres de haut et une garde qui est un cénotaphe de 137 mètres de long où 46 tombeaux valent allégoriquement pour les corps de 130 000 soldats inconnus. Or cette idée, il faut le dire, relève d’une esthétique intégralement fasciste et c’est cela, d’abord, dont on éprouve le poids, sans trop savoir identifier au début le malaise que l’on ressent en pénétrant dans ce qui fonctionne avant tout comme un champ d’ondes mortifères. Et « fasciste », je tiens à le souligner, n’est pas ici un mot lâché à la légère, comme c’est parfois le cas lorsqu’il sert d’insulte – non, il y a dans la rhétorique médiévale de l’épée et dans la référence au sol une authentique préfiguration du national-esthétisme à la française, style que Vichy, faute de moyens, n’aura pas l’occasion de faire fructifier, mais dont il serait passionnant de relever les traces ou les signes avant- coureurs; un périple qui pourrait commencer, à deux pas de Douaumont, par la ville de Verdun elle-même où la Victoire est figurée par un terrible chevalier géant qui fend littéralement en deux la rive droite de la Meuse. »
Jean Christophe Bailly Le dépaysement Voyages en France Le Point Seuil 2011page 154. Le chapitre 14 All gone into the world oflight est consacrée à Verdun
Nulle part dans cet espace recouvert d’herbe et de forêts – les champs de bataille avaient été déclarés non cultivables et confiées à l’Office national des forêts – on ne ressent d’émotion, nulle part on n’éprouve le sentiment que des hommes ont vécu ici l’enfer. Un réseau de monuments aux morts pour l’essentiel dédiés à des régiments, la mémoire n’est pas civile mais militaire. On y tire encore.

Tirs en cours

Le Mort Homme

« Le monument de la crête du Mort-Homme, près de Verdun, fait exception [à la représentation du soldat rarement seul]. Le nom de ce lieu-dit, totalement déchiqueté par les attaques, appelait un jeu de mots en ronde-bosse. Le sculpteur [Jacques Froment-Meurice] renoue avec la tradition médiévale et moderne de la représentation de la mort. Un très grand squelette, enveloppé d’un linceul, qui n’est autre que le drapeau, se dresse sur un sol rocailleux. Le  drapeau a remplacé la faux ou le sablier, instruments traditionnels de la mort. La sculpture est en  pierre très blanche. L’artiste a recherché le contraste entre l’aspect lisse du squelette et le sol d’où  émergent des morceaux de casques, des grenades. Une inscription, pleine de fierté: ce «ils n’ont pas  passé ». Mais à quel prix. Le squelette triomphant n’en est pas moins squelette. La mort seule  pouvait ici représenter la victoire, victoire qui n’était pas sur la mort.
Annette Becker : Les monuments aux morts / Mémoire de la Grande Guerre
Editions Errance pages 41- 42
Mort HommeLe chauffeur de taxi ( il n’y a pas de transport public pour venir jusqu’ici) m’a dit quelque chose d’essentiel à cet endroit avec des mots simples et forts :
« Quand ça brille de trop, c’est pas ça » !
Mark Lammert
« J’étais assis avec Müller au Mort-Homme près de Verdun, en 1995, en automne, il parlait de ses deux grands-pères, s’identifiait comme avant-poste et se voyait tête de pont ; pendant un moment il était sa propre ombre. Il savait que la phrase «  j’ai peur de ma propre ombre » qu’il attribuait constamment à Staline était de Dashiell Hammett »
Mark Lammert : HEROISCHE STÖRUNG
Heiner Müller und Corneliu Baba – Kunst als Gegengift des Schreckens
in Lettre international n°99 2012

Spectres du Mort Homme

Le dernière pièce de Heiner Müller Germania 3 porte en sous-titre Les spectres du Mort-Homme. Titre mystérieux à la Godard ? Ce dernier dit qu’ « un titre précédant toute idée de film, c’est un peu comme un la en musique »  Peut-être en effet une façon de donner le la. Sans entrer dans les détails de la succession des Germania, il y a Germania Mort à Berlin, un Germania 2 qui est juste le titre d’un spectacle fait d’un montage de textes, Germania 3 couvre une géographie plus large que les précédents, Les spectres du Mort Homme le signale et donne à la pièce une profondeur historique et géographique : cela va de Verdun à Stalingrad et retour.
Spectres au Mort Homme est le titre d’un roman de Paul Coelestin Ettighoffer. Simple captation et détournement ? Heiner Müller savait faire cela. Tout en sachant par Kristin Schulz qui en a la garde que Gespenster am Toten Mann ne figure pas dans sa bibliothèque ce que ne veut pas dire qu’il ne connaissait pas le roman, j’ai essayé de fouiller un peu cette piste qui m’a conduit à une étrange découverte.
PC Ettighoffer né le 14.4.1896 à Colmar en Alsace est issu d’une vieille famille paysanne alsacienne. Il fait partie de quelque 8000 volontaires alsaciens qui sont sont engagés dans l’armée impériale allemande en 1914. Il avait 18 ans. Après avoir combattu en Champagne, il fut comme la plupart des alsaciens, en raison des nombreuses désertions, en 1916 déplacé sur le front de l’Est. Début 1917, il se retrouve à Verdun, comme chef de section où se déroula cette « guerre dans la guerre » (Paul Valéry) de plusieurs mois. En été 1918, il fut fait prisonnier et libéré en 1920. Spectres au Mort-Homme constitue la première partie d’une trilogie autobiographique.
C’est à Erich Maria Remarque, que Ettighifer doit un tournant dans sa carrière. Le succès de A l’ouest rien de nouveau fut tel (1929) qu’il fit réagir la droite nationaliste allemande qui lui opposa Gespenster am Toten Mann  qui est donc un livre anti Remarque. La simplicité de la structure du roman autobiographique écrit par un survivant permettait en outre la production en série pour le plus grand bonheur des éditions Bertelsmann qui se lança dans l’édition de livres de guerre à partir de 1934. La date ne doit rien au hasard. Le succès vint avec « l’instrumentalisation du souvenir de la guerre par le nouveau régime ». Hitler était arrivé au pouvoir en 1933.  Ettighoffer fut même salarié directement par Bertelsmann et devint fabricant de bestseller. Guerre de masse, production littéraire de masse. « Avec la préparation du système national socialiste à une nouvelle guerre, les livres d’Ettighoffer se sont « radicalisés en militance, racisme, pensée colonialiste et soumission à l’autorité ». Capitaine dans la Wehrmacht, il sera fait prisonnier par les anglais en 1945.
Le lexique des écrivains nazis parle pour les écrits d’Ettighofer de littérature de colportage caractérisé par une agressivité chauvine et cite :
«  Ils ne sont pas morts, les hommes des cent batailles, ils revivent dans l’armée allemande de 1938. Une grande et forte Wehrmacht a connu une renaissance par le sang qui a bu la terre de France »
Ses livres ont été mis à l’index par les autorités soviétique puis en RDA. Il y est qualifié d’écrivain nazi.
En 1980, la municipalité social-démocrate d’Euskirchen avait refusé de donner à une rue le nom de PC Ettighoffer comme le réclamait les chrétiens démocrates. Et ne voilà-t-il pas – intéressante découverte – qu’apparaît dans cette affaire le Comité national du Souvenir de Verdun venu soutenir Ettighoffer qualifié d’ « apôtre »  de la réconciliation franco-allemande ! Les livres d’Ettighofer qui avait été invité à Verdun en 1975 en présence de Maurice Genevoix sont vendus au Mémorial de Verdun.
Si l’on comprend bien donc ceux qui ont invité Ettighofer à Verdun et soutenu à Euskirchen sont les mêmes que ceux qui en ont débarqué Heiner Müller. Voilà qui donne une épaisseur à l’affaire Müller qui va au-delà d’un mot peut-être malheureux.
Le roman Spectres au Mort Homme contient un chapitre lui-même intitulé Spectres au Mort Homme. J’en ai traduit l’extrait suivant
A cet instant, le « charron », l’adjudant (Officierstellvertreter) Segmüller devint fou —
Il rampe vers nous tremblant de tout son corps. Ses mains flottent. Ses yeux sont fixes et grands ouverts. De la bave couvrait ses lèvres et coulait sur sa barbe naissante.
« Les gars vous les avez vu ? »
Il nous tire, nous secoue et gémit :
« Je vous demande si vous les avez vu ? »
« Nous n’avons rien vu, nous ne savons rien »
Le fou se rapproche de nous et raconte :
« Cela fait un an que vous en êtes et vous devriez savoir que les âmes des soldats flottent dans l’air encore longtemps après la bataille et se combattent comme ce fut le cas autrefois dans les champs catalauniques. Vous l’avez sûrement appris à l’école. Et je viens de voir ceux qui sont tombés ici. Ils se sont combattus avec des grenades, des fusils et des bêches , là-bas, dans l’air au-dessus du Mort-Homme. J’y étais aussi, moi — Maintenant je sais que ma fin est arrivée, je dois mourir camarades. Il y aura une hécatombe de morts dans notre régiment, parmi les combattants j’ai vu des gens connus — tu y étais Liesenseld – Tu ne vois pas que le signe de la mort est déjà sur ton front – Et Huba en était, et Quint , et Kenzierski et Kienz, et beaucoup, beaucoup de personnes connues. La section presque au complet y était dans cette bataille des âmes, dans le combat des non-enterrés – oui, il y aura une hécatombe ; là, là — vous ne voyez pas , les voilà à nouveau. Maintenant ce sont les français — Qui nous tombent dessus — Alerte – Alêrte ! Spectres ! Spêctres au Mort Homme ! Alerte ! Alêrte !
La bataille longtemps attendue s’engage.
Au Mort-Homme, les spectres annoncent à ceux qui partent au combat qu’ils vont mourir. Ce sont aussi pour Ettighoffer ceux qui ayant connu la terre de Verdun forgeront la Wehrmacht. Heiner Müller me semble-t-il s’empare de cette question-là. Et ce n’est sûrement pas pour pour s’y complaire mais pour la retourner contre les idéologies mortifaires.
Cette façon de se voir déjà mort avant de l’être m’a rappelé les esprits surgis de l’avenir du Fatzer de Brecht. Müller en parlait avec Alexandre Kluge

Les esprits surgissent de l’avenir

Müller : Il y a dans Fatzer un texte formidable, Fatzer dit à un moment : « tels qu’autrefois des esprits surgissaient du passé, ils surgissent tout autant à présent de l’avenir ».
Kluge : les esprits viennent de l’avenir ?
Müller : Oui, les esprits sortis de l’avenir. Une idée formidable. Et les esprits du futur pénètrent effectivement à nouveau à Verdun et produisent en 1939 Auschwitz. Un autre aspect est naturellement que le plan Schlieffen reposait sur un mouvement ininterrompu. Moltke a apporté une correction à ce plan. Pour Schlieffen, il était clair que le milieu du front devait rester mobile y compris en laissant les Français entrer en Allemagne pour conserver le mouvement. Molkte par patriotisme a figé le milieu et provoqué la guerre de position et donné du poids à la supériorité matérielle de l’adversaire
Kluge : et déclenché les armes mécaniques de l’adversaire. On a d’abord éliminé les chevaux puis les hommes jusqu’à ce que à la fin il ne reste plus que les machines (…)
Müller : Dans ce texte de Fatzer  tout est décrit de ce qui se passe maintenant, de ce qui s’est passé dans la seconde guerre mondiale. (…) Dans le materiau « Fatzer » il y a au début – bon ce n’est pas daté chez Brecht, mais …une scène dans la Première guerre mondiale. Elle décrit l’expérience de la bataille de matériel , c’est une réaction de désespoir devant la bataille de matériel et Koch (….) crie dans la bataille, partout est l’ennemi ; on tire de partout etc puis vient cette fin énorme où il dit « Où fuir ? Partout l’homme est là ! » Alors Büsching dit : « L’homme est l’ennemi et doit disparaître »
Kluge : Qu’entends-tu par bataille de matériel
Müller : Ecoute…Verdun, ou ce que tu veux, la Somme, simplement cette expérience d’être cloué au sol ou dans la tranchée, d’être livré à la machine
Kluge : Les hommes sont rivés par ordre, et la bataille de matériel c’est au fond du travail mort contre du travail mort.
Müller : Oui, oui, c’est la raison de cette conclusion, l’homme est l’ennemi et doit disparaître. L’homme qui s’est à ce point matérialisé dans cette machine. C’est un aspect énorme de ce texte et tu as là aussi ce dont tu parlais tout à l’heure dans le fond l’esquisse d’Auschwitz dans la bataille de matériel »
Alexander Kluge/Heiner Müller :« Ich bin ein Landvermesser » Gespräche mit Heiner Müller. Anti Oper, Materialschlachten von 1914, Flug ûber Sibirien (Robtbuchverlag1996 )
Dans Germania 3 une phrase fournit un élément d’une trame souterraine. Le personnage de Hitler dit à un moment : « je retourne vers les morts qui m’ont fait ». Ce sont peut-être ceux de Verdun car, dit A. Kluge dans son éloge funèbre pour Heiner Müller, parmi les choses importantes que l’on peut apprendre de Verdun, c’est que probablement quelque chose d’Hitler s’est blindé là, chez les morts et les non-morts de Verdun et le recouvrir de marbre dans un style comme on peut le voir aussi à Bucarest – celle de Ceaușescu – est faux et revient à inscrire le mensonge dans la pierre.

Pour conclure (provisoirement) deux textes :

« Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace – l’Hamlet européen regarde des millions de spectres » Paul Valéry La crise de l’esprit.
Et un des tout derniers poèmes de Heiner Müller
DRAMA
die toten warten auf der gegenschraege
manchmal halten sie eine hand ins licht
als lebten sie eh sie sich ganz zurueckziehn
in ihr gewohntes dunkel das uns blendet
DRAME
les morts attendent sur le plan incliné opposé
parfois ils tiennent une main dans la lumière
comme s’ils vivaient jusqu’à ce qu’ils se retirent complètement
dans leur obscurité habituelle qui nous aveugle.
Remerciements à Jean Jourdheuil, Mark Lammert, Kristin Schulz, Michel Simonot.
Germania 3 / Les spectres du Mort-Homme 
Traduit de l’allemand par J.-Louis Besson et J. Jourdheuil
L’Arche
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Marc Crépon (avec Romain Rolland) : 14-18 et le consentement meurtrier

« Si quelqu’un veut savoir pourquoi nous sommes morts,
Dites-leur : parce que nos pères ont menti. »

Cette phrase écrite en 1918 est de Rudyard Kipling. Son fils unique John, 18 ans, avait été porté disparu en septembre 1915. Le prix Nobel de littérature, fervent patriote, l’avait poussé à s’engager comme les autres alors que l’armée avait plusieurs fois refusé de le reconnaitre apte pour myopie extrême. « Tu seras un homme, mon fils », lui avait-il écrit.
Je poursuis mes lectures sur la guerre de 14-18. Après Helmut Lehten, Le vacarme de la bataille et le silence des archives, La guerre continuée d’Antonin Artaud, lecture du livre de Florence de Mèredieu, un extrait de celui de Wolfgang Sofsky sur la société de guerre, j’aborde aujourd’hui la question du consentement meurtrier développé par Marc Crépon
Sans tomber de l’idéal dans l’idole, il y a parmi les belles figures courageuses qui s’opposèrent à la guerre et qui méritent que nous honorions leur mémoire celle de Romain Rolland. Marc Crépon lui rend hommage tout en abordant le thème qui fait l’objet et le titre de l’un de ses livres : le consentement meurtrier. Le « consentement meurtrier » désigne ici le consentement à mourir et faire mourir « pour la patrie », attitude largement partagée au début de la Grande Guerre. Encouragé par la propagande et la publicité, ce patriotisme a pourtant rencontré une certaine opposition, illustrée par de grandes voix, comme celles de Romain Rolland ou Jean Jaurès.
Marc Crépon, philosophe, traducteur et directeur de recherches au CNRS est intervenu dans le cadre du cycle « lire le monde » 1914-1924 : Guerres et Révolutions, organisé par la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou.
Voici découpée en trois séquences son intervention 

1. Le sacrifice pour la patrie

Quel sens donner à la patrie, au patriotisme ? Cette question ne fait pas du tout l’unanimité à la veille de la Première guerre mondiale. Peut-on réduire la patrie aux intérêts particuliers de ceux qui parlent en son nom ? Roman Rolland reproche à tous ceux qui s’unissent autour de l’idée du mourir pour la patrie précisément de n’avoir rien d’autre à offrir à une génération que l’idéalisation d’un sacrifice qui ne dit pas ce qu’il est, le masque de la mort..

2. Le consentement meurtrier

Le sacrifice est une religion, l’objet d’une manipulation.  » Il est illusoire et mensonger de définir la patrie comme une grande famille ». La patrie en temps de guerre, c’est l’idole qui retourne la protection des pères contre la mort en exposition des fils à la mort. Le consentement meurtrier n’est pas seulement une rupture des relations père-fils mais plus généralement une rupture des relations de soin, de l’attention et du secours à la vulnérabilité d’autrui.

3. » J’avais un fils, je l’aimais, je l’ai tué »

La guerre fait des pères les meurtriers de leurs fils. Marc Crépon, pour finir, lit un extrait de Clérambault de Romain Rolland
Voici, un deuxième éclairage au propos de Marc Crépon, en écho au texte de Rudyard Kipling, sur le même thème, cette citation d’Aragon :
« C’était une guerre des vieux, pour des raisons qui avaient exalté les vieux ,
qui ne touchaient pas les jeunes, et c’étaient les jeunes qui la faisaient à leur place ».
Aragon, Pour expliquer ce que j’étais (manuscrit de 1942), édition posthume Gallimard, 1989
Pour en savoir plus sur le consentement meurtrier, on peut lire l’entretien de Salima Naït Ahmed avec Marc Crépon

 

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