Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 10. « La sentinelle tranquille sous la lune » de Soazig Aaron

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, puis Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, suivi de Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée) et la lecture par Kristin Schulz des Orages d’acier d’Ernst Jünger, le commentaire de Paul Valéry par Bernard Stiegler, Jahrgang 1902 (Classe 1902) d’Ernst Glaeser par Thomas Lange, aujourdhui :   La sentinelle tranquille sous la lune  de Soazig Aaron par Diane Buchmann. Demain : Die Legende vom toten Soldaten (La légende du soldat mort de Bertolt Brecht)

Diane Buchmann :
La sentinelle tranquille sous la lune
de Soazig Aaron

Il m’est difficile de vous proposer une invitation à lire « La sentinelle tranquille sous la lune », tant ma propre lecture refuse de s’achever. Chaque nouvelle lecture soulève de nouvelles questions, de nouveaux passages s’éclairent, laissant intact le plaisir de la première lecture. Et de nouveaux niveaux de lecture se font jour.
Il est question du retour de la guerre de l’oncle Jean, le personnage central de ce roman, quelques mois après l’Armistice, et donc aussi de la guerre à proprement parler. Jean, fils aîné, capitaine pendant la guerre, rentre au domaine familial, dirigé en son absence par son frère cadet et infirme. Jean reverra alors ses projets et tracera sa propre voie.
Il rentre en 1919 ; rentrer implique de s’être remis, ou tout au moins d’être présentable, implique aussi de faire à ses proches le récit des évènements. De cette obligation de rendre compte, Soazig Aaron dressera un parallèle avec une interview écoutée à la radio sur la guerre du Rwanda : la journaliste pousse un témoin à utiliser un terme qui le révulse – l’auteure dénonce une « aberrante théorie du soulagement ».
Retour dit aussi lever les préjugés, les jugements de ceux restés à l’arrière : ainsi Jean doit-il batailler avec sa mère, lui qui a perdu la foi en cours de route, et répondre à son idée de guerre glorieuse :
« Une guerre honteuse, mère, comme toutes les guerres, et nous avons tout perdu. Des millions de morts, des mutilés par milliers, des orphelins et des veuves en pagaille, vous trouvez que c’est une victoire ? (…) à ce jeu nous avons gagné d’être des peuples qui savent désormais manier la pioche et la pelle, qui savent ramper dans la boue et tuer. Toute l’Europe a des cales aux mains. C’est un continent de terrassiers et de tueurs, et dans vingt ans, mère, on remettra ça. (…) Le jour où j’ai dû décrocher et ramener vingt neuf types de ma compagnie qui en comptait deux cent dix… on n’osait plus se regarder, il suffisait de jeter un coup d’œil sur le groupe et de compter, c’était vite fait… (…) Chacun de nous avait un nombre variable de deuils, mais tous nous portions le deuil de l’ensemble (…) c’est juste qu’il a fallu enregistrer tous ces morts, et leurs noms qu’on traîne derrière nous avec des croix dessus. Il faut bien, mère, que cela cesse un jour, tout ce qu’on a avalé sans broncher. Il faut que tous ces morts cessent de nous emmerder, cessent de mourir toutes les nuits et maintenant le jour… je ne vais pas tenir, mère. »
Jean ne sera pas témoin silencieux de cette hécatombe : il partira à la recherche des familles des morts de sa compagnie et rendra visite à chacune d’elle.
La narratrice essaye de reconstituer l’histoire de la vie de ce grand oncle, et à travers lui, du reste de sa famille, dans laquelle sa place particulière à elle se définit aussi. Des pièces de puzzle qu’elle détient, elle esquisse une trame narrative. C’est un roman en construction, les ficelles en sont visibles.
Le lecteur s’accroche à ce décousu pour découvrir, comme l’enfant et par bribes successives, qui est qui, et ce qui s’est passé. Ainsi, le point de vue est souvent celui d’une petite fille facétieuse qui deviendra l’écrivain, ce qui rend le récit délicieux !
Ce sont les souvenirs de ce qu’elle-même a vécu, enfant, avec lui, puis ce qu’Amandine, son épouse, lui a raconté après sa mort, épisode après épisode (selon son vœu qu’elle fasse à « la petite » le récit de sa vie) ; et enfin, ce que Clarence, la veuve de son ami Charles lui a dit, des années après.
On n’apprend jamais précisément qui est la narratrice, son nom n’est jamais dit, ses parents restent dans l’ombre, ils ne sont évoqués qu’une seule fois – qu’est-t-il advenu d’eux ? a-t-elle été élevée par son oncle Jean et sa tante Amandine ?
L’histoire de ce grand oncle fait partie de son héritage; écrire ce roman, c’est en faire le tombeau : pièce définitive (peut-elle l’être?), hommage, qui lui permettra enfin de se détacher. Elle « liquide » également l’héritage foncier, ce dont elle informe le lecteur en entrée et en fin de roman. Elle l’acquiert pour s’en débarrasser le plus lentement possible… Sur un plan symbolique, c’est peut-être aussi sa façon de se détacher de cette partie de sa famille.
Soazig Aaron en dit beaucoup sur plusieurs aspects de la Première guerre: sur l’absurdité de la guerre, à travers deux évènements marquants : la mort de Charles, l’ami de l’oncle Jean, au printemps 1917, et la mort de « la sentinelle tranquille sous la lune paisible » en septembre 1918. Absurdité, gratuité des gestes : l’atrocité vécue et l’atrocité agie ne laissent indemnes ni la victime, ni l’acteur.
Un troisième évènement marquant : sa brève rencontre avec Von (Taloche, Torgnole, Machin) – en Normandie, pendant l’occupation, qui le soupçonne d’avoir un nom Juif. Un lien entre la Première et la Deuxième.
Elle définit la guerre … :
« C’est quoi la guerre ? Si vous ne vous plongez pas dans la mer ou dans la rivière, vous ne saurez pas ce que c’est que l’eau, la guerre c’est pareil, et sans doute a-t-il réservé cette réponse à Amandine, à la question qu’elle a certainement posée, identique à celle de la mère, c’est quoi la guerre, Jean ? C’est comme l’eau, quand on y plonge, on la connait, la guerre c’est pareil. La guerre, c’est pareil à l’eau petite, tu la connais quand tu y plonges, me dira tante Amandine à une question que j’ai aussi posée, c’est quoi la guerre tante Amandine ? »
et plus loin dans le roman :
« C’est comment ta guerre tante Amandine ? (…)
C’est attendre, beaucoup attendre, toujours attendre, sans savoir ce qui peut se passer.
Comme Gust, penserait l’enfant, Gust dit, à la guerre, le plus dur à tuer c’est le temps, on s’emmerde.
et encore ?
C’est la peur au ventre, c’est l’angoisse, c’est craindre de perdre ceux qu’on aime. Au fond, petite, c’est attendre la catastrophe, et quand elle est là, on n’a plus peur.
Alors moi aussi je connais la guerre, pense l’enfant, je la connais très bien.
Vivre dans la guerre, dirait tante Amandine, c’est vivre empoisonné tous les jours. Dans la paix aussi, penserait la petite, ne le dirait pas, mais la guerre c’est mieux, au moins c’est la guerre. »
… et la paix :
« … il est satisfait et heureux d’être seul, enfin seul à marcher seul. Depuis presque cinq ans, calcule-t-il, ils ne l’ont plus jamais été. Cette promiscuité qu’ils ont dû subir, avec les rats et toutes les bestioles, avec les morts, avec les vivants – sauf quelques moments rares, mais toujours sur le qui-vive, toujours menacés d’intrusion-, était pesante à la longue sans qu’ils y pensent. La paix, c’est pouvoir être seul, dirait-il plus tard à Amandine. »
Elle décrit des évènements comme si elle les avait vécus elle-même, de l’intérieur, de façon tellement proche.
La guerre, c’est aussi un vocabulaire :
(…) il avait eu l’idée d’énumérer une kyrielle de mots, puisqu’aussi bien la guerre c’était cela, baigner dans un vocabulaire – les argots, les patois de tous les coins -, la fantaisie et la pudeur des hommes, d’instinct réinventant la caste, inaugurant la caste de masse, les mots les calfeutraient, plus rassurants que leurs abris de terre. Il aurait dévidé une longue litanie, la jactance professionnelle du front déboulant dans la chambre sur la tête de sa mère (…)
et plus loin :
« Elle reprendrait les gros agendas noirs, longs, cartonnés – aux tranches rouges et aux chiffres dorés sur la couverture – qu’on lui laisse chaque début d’année et où elle recopie les mots du dictionnaire, les étonnants, les difficiles, les rigolos, et les mots de Gust, tous les mots de Gust à la parade, ceux de la caste des poilus, c’est quoi le rab, petiote ? C’est le rabiot, Gust. Et le pajot ? Le plumard. Et l’antidérapant ? Le pinard. Et les fringues ? les frusques. Et près du ciel ? C’est oncle Jean. Et, loin du ciel ? C’est toi, Gust, et moi aussi. »
Gust est aussi le personnage qui tente la désertion, car il vit chaque jour la peur au ventre, insurmontable, et ose la dire, sans jamais pour autant entrer dans la servilité.
Immanquablement, je fais aussi une lecture narcissique de ce roman : entre les lignes et entre les pages se dessine constamment l’image des miens, et en particulier celle de mon père : son silence, ses blessures invisibles… la voix légitime qu’il ne trouvait pas pour faire lui-même le récit de ce qu’il avait vécu pendant la guerre de 39-45. Il m’en a donné des bribes, très récemment… De toute sa vie il n’a pas pu s’abstraire de ce qu’il a traversé si jeune – par exemple, de s’être retrouvé seul survivant alors que tous ses camarades étaient tombés. Comment vivre après cela? « Pourquoi eux et pas moi? » – c’est la question que se posent tous les survivants – « und warum bin ich ich, und nicht du? » – Soazig Aaron place un autre extrait du texte de Peter Handke – « Les ailes du désir » de Wim Wenders en exergue à son roman.

Diane Buchmann

La sentinelle
Soazig Aaron, La sentinelle tranquille sous la lune, Editions Gallimard 2010.
Précédent roman de cette auteure française : Le Non de Klara, Editions Maurice Nadeau, 2002.

 

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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 9. « Jahrgang 1902 » (« Classe 1902 ») d’Ernst Glaeser

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, puis Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, suivi de Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée) et la lecture par Kristin Schulz des Orages d’acier d’Ernst Jünger, le commentaire de Paul Valéry par Bernard Stiegler, aujourd’hui : Jahrgang 1902 (Classe 1902) d’Ernst Glaeser par Thomas Lange. Demain, « La sentinelle tranquille sous la lune » de Soazig Aaron par Diane Buchmann

Thomas Lange :
Ernst Glaeser, « Jahrgang 1902 »

Aus der Perspektive eines 12 – 16jährigen erzählt der Autor, der selbst zu diesem Jahrgang 1902 gehört, ein Jungenleben in der Zeit des Ersten Weltkrieges. Es ist kein Kriegsroman, weil der Krieg selbst nicht geschildert wird, und es ist doch ein Kriegsroman, weil alles, was der Junge in der zweiten Hälfte des Buches erlebt, bestimmt ist durch die Auswirkungen des Krieges. „La guerre, ce sont nos parents,- mon ami“ sagt ein französischer Freund zu ihm in einem Schweizer Hotel. Ende Juli 1914 halten ihn seine Eltern mit Ohrfeigen vom Kontakt zu dem „Prussien“ ab. Die bildungsbürgerliche Mutter – „was geht mich Serbien an?“ – muss widerwillig mit ihrem Sohn nach Deutschland zurückkehren. Ab nun ist alles vom Krieg bestimmt. Die Todesnachrichten, die immer häufiger im Städtchen eintreffen, der Hunger, der dazu führt, dass einem Schüler bei der Übersetzung des üppigen „Gastmahls für die Freier“ aus der „Odyssee“ die Stimme versagt: in der Schule kommt von alle dem nichts an. Die Professoren hatten keine Ahnung von den Opfern vor Verdun, aber sie kannten die Ausrüstung von Achills Myrmidonen bis ins Kleinste, heißt es. Die Jugend wird allein gelassen.
„Um uns Jungen kümmerte man sich kaum. Wir hatten uns mit dem Krieg abzufinden, wie er gerade war. […] Unsere Väter waren keine Helden mehr. […] Sie hielten einfach aus.“ „Eine neue Front entstand. Sie wurde von Frauen gehalten. Gegen die Entente der Feldgendarmen. […] Eigentlich gefiel uns diese Veränderung, denn sie weckte unsern Abenteuertrieb.“
Die Jungen lernen, die Gendarmen zu übertölpeln, wenn sie verbotenerweise von den Bauern Lebensmittel nach Haus bringen. Die Autoritäten brechen zusammen, als ein Vater nach Hause schreibt, dass der Krieg „ein kapitalistischer Schwindel“ sei und als der Schuldirektor eine angeordnete Siegesfeier durch das Verlesen der endlosen Liste mit den Namen der Gefallenen aus dem kleinen Ort torpediert und dafür entlassen wird. Fast noch mehr aber als diese Ereignisse beschäftigt den Helden des Buches etwas zu ergründen, was er und seine Altersgenossen nur „das Geheimnis“ nennen. Gemeint ist die Sexualität, über die sie von ihrer Umwelt ahnungslos gelassen werden. Als nach verschiedenen misslungenen Annäherungen schließlich eine junge Eisenbahn-Schaffnerin den Ich-Erzähler an die Aufdeckung des „Geheimnisses“ heranführen will, greift auch hier der Krieg zerstörend ein.
Der Roman erschien 1928 und wurde sofort ein internationaler Erfolg. Er verzichtet auf jede geographische Zuordnung, aber es ist bekannt, dass Gläser im hessischen Butzbach geboren wurde, in der Kleinstadt Groß-Gerau lebte und von dort mit der Eisenbahn nach Darmstadt zum Gymnasium fuhr. In seinem Erstlingsroman wollte er im Stil der „Neuen Sachlichkeit“ für eine ganze Generation sprechen, für jene Generation, die am Weltkrieg nicht beteiligt, aber vor ihm geboren und in und nach ihm aufgewachsen waren. In Absetzung vom herkömmlichen, an den Gymnasien immer noch im Mittelpunkt stehenden Idealismus der Deutschen Klassik wie von den exaltierten Ausbrüchen des Expressionismus, definierte sie sich als illusionslos, pragmatisch und tatkräftig. Diese zwischen 1900 und 1910 geborene „Kriegsjugendgeneration“ nahm Verhaltensmuster der „Generation des Unbedingten“ vorweg. Viele dieser jungen Männer gehören später zu jenen, die in den 30er und 40er Jahren die Elite des Nationalsozialismus bilden werden. Davon ist im Erstlingsroman von Ernst Gläser noch überhaupt nichts zu spüren, im Gegenteil: die drei Freunde des Ich-Erzählers sind ein Junge aus jüdischer Familie, der Sohn eines Gewerkschaftlers sowie der Sohn eines unabhängig denkenden Adligen, den man den „roten Major“ nennt.
Ein anderer scharfsichtiger Beobachter, der ebenfalls zu dieser Generation gehörte, Ernst Erich Noth (1909 – 1983) analysierte dieses Buch wenige Jahre später im französischen Exil für das französische Publikum, um den Weg dieser Generation in den Nationalsozialismus zu aus deren Lebensbedingungen zu erklären :
“On y signale les obstacles les plus graves qui s’opposaient au développement de la jeunesse, et la violence de ses réactions politiques, ainsi que le désespoir, le manque de perspectives matérielles et le déracinement aboutissant à des dispositions grégaires et à une volonté combative. […] la rue, le chȏmage, la vie sexuelle, les organisations sportives et surtout les groupements politiques, dont l’influence sur les générations grandissantes devient visiblement plus grande que celle des parents et des maîtres”. (Ernst Erich Noth : La tragédie de la jeunesse allemande. Paris: Bernard Grasset 1934, S. 190f Ernst Erich Noth: Die Tragödie der deutschen Jugend. Essay von 1934 · Deutsche Erstausgabe,. Hrsg. von Claudia Noth mit Anhang · Vorwort von Lothar Glotzbach.  Frankfurtg/M: Glotzi Verlag 2002.  )
Noth, der in dieser Generation zu einer Minderheit gehörte, die einen anderen Weg suchte, sollte auch für Gläser Recht behalten. Dieser hatte mit den Kommunisten sympathisiert, sein „Jahrgang 1902“ wurde 1933 von den Nazis verbrannt, der Autor emigrierte in die Schweiz und veröffentlichte dort einen Roman über den Aufstieg des Nationalsozialismus in der Provinz (Der letzte Zivilist“, 1935). Eine immer stärkere Rolle spielten in seinen Erzählungen Landschaft und Menschen der Rhein-Main-Region („Das Gut im Elsaß“, 1932; „Das Unvergängliche“, 1936). 1939 aber kehrte er wieder nach Deutschland zurück, aus Heimweh, wie er später sagte. Er schrieb nun als Redakteur für Wehrmachtszeitungen, politisch natürlich angepasst, wenn auch oft ins kulturgeschichtlich Unverbindliche flüchtend. Nach 1945 gewann er in der BRD als Romancier nie mehr die frühere Bedeutung; als Journalist gehörte er zu den Bewunderern von Bundeskanzler Adenauer.

Thomas Lange

Ernst Gläser: Jahrgang 1902. Göttingen: Wallstein Verlag, 2013.

Glaeser DEGlaeser FR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Thomas Lange
Classe 1902 de Ernst Glaeser

C’est du point de vue d’un personnage de 12-16 ans que l’auteur qui faisait lui-même partie de la classe 1902 raconte la vie d’un adolescent pendant la Première guerre mondiale. C’est pas un roman de guerre parce que la guerre elle-même n’y est pas décrite et c’est pourtant un roman de guerre parce que tout ce qui arrive au gamin dans la deuxième partie du livre est marqué par les conséquences de la guerre. « La guerre, ce sont nos parents, – mon ami » lui dit un ami français dans un hôtel en Suisse. Fin juillet 1914, ce dernier est empêché d’avoir des relations avec le Prussien par une paire de claques de ses parents. La mère du narrateur appartenant à la bourgeoisie cultivée – «  en quoi ça me concerne la Serbie ? » doit contre son gré retourner en Allemagne avec son fils. A partir de là tout est déterminé par la guerre. Les annonces de décès qui arrivent de plus en plus nombreuses dans la petite ville, la faim qui amène à ce qu’un élève ait la voix qui lâche au cours de la traduction du copieux Repas des prétendants extrait de l’Odyssée : A l’école rien de tout cela n’a d’écho. Les professeurs n’avaient pas la moindre idée des sacrifiés devant Verdun mais ils connaissaient dans le moindre détail l’armement des myrmidons d’Achille, est-il écrit.. La jeunesse est livrée à elle-même.
« On ne s’occupait guère de nous, les garçons. Nous avions à nous arranger en fonction des circonstances de la guerre. […] Nos pères n’étaient plus des héros. […] Ils essayent de tenir, c’est tout ».
« Un nouveau front est né tenu par des femmes. Contre l’entente des gendarmes […] Dans le fond ce changement nous plaisait. Il attisait notre désir d’aventure ».
Les garçons apprennent à duper la maréchaussée pour ramener à la maison des produits de la ferme malgré les interdits. Les autorités s’effondrent quand un père écrit à sa famille que la guerre est «  une escroquerie capitaliste », quand un directeur d’école est licencié pour avoir torpillé une fête de la victoire ordonnée en égrainant les noms de ceux qui sont tombés à la guerre. Mais peut être encore plus que par ces événements, le héros du livre est préoccupé d’explorer ce qu’il appelle avec ceux de son âge «  le secret ». Il désigne par là la sexualité au sujet de laquelle ils sont laissé dans l’ignorance par ceux qui les entourent. Lorsque après plusieurs approches ratées, une jeune contrôleuse de chemins de fer veut amener le narrateur à la découverte du « secret », là aussi la guerre s’en mêle de manière destructrice.
Le roman paraît en 1928 et fut immédiatement un succès international. Il renonce à toute indication géographique mais il est connu que Glaeser naquit à Butzbach en Hesse, qu’il vécut à Gross-Gerau et que de là il se rendait en train au lycée à Darmstadt. Dans son premier roman, il voulait parler dans le style de la « Neue Sachlichkeit »(Nouvelle Objectivité) pour toute une génération qui n’avait pas participé à la guerre mondiale mais qui était née avant qu’elle ne soit déclarée et qui ont grandi pendant et après elle. Délaissant l’idéalisme traditionnel du classicisme allemand toujours en vigueur tout comme les exaltations de l’expressionnisme, elle se définissait comme sans illusion, pragmatique et énergique. Cette génération des « jeunes de la guerre » nés entre 1900 et 1910 préfigure les modèles de comportement de la « génération de l’absolu ». Beaucoup de ces jeunes hommes feront plus tard partie de ceux qui dans les années 1930 et 1940 formeront l’élite du nazisme. On n’en perçoit encore rien dans le premier roman d’Ernst Glaeser, au contraire : les trois amis du narrateur sont un garçon de famille juive, le fils d’un syndicaliste ainsi que celui d’un noble libre penseur que l’on appelle le « Major rouge ». Un autre observateur perspicace, faisant également partie de cette génération, Ernst Erich Noth (1909-1983) a analysé Classe 1902, quelques années plus tard en exil en France. S’adressant à un public français il expliquait le cheminement vers le nazisme de cette génération à partir de ses conditions d’existence :
“On y signale les obstacles les plus graves qui s’opposaient au développement de la jeunesse, et la violence de ses réactions politiques, ainsi que le désespoir, le manque de perspectives matérielles et le déracinement aboutissant à des dispositions grégaires et à une volonté combative. […] la rue, le chȏmage, la vie sexuelle, les organisations sportives et surtout les groupements politiques, dont l’influence sur les générations grandissantes devient visiblement plus grande que celle des parents et des maîtres”. (Ernst Erich Noth: La tragédie de la jeunesse allemande. Paris: Bernard Grasset 1934, pages 190 et suivantes. Traduction Paul Genty)
Noth qui faisait partie au sein de cette génération d’une minorité qui cherchait une autre voie allait avoir raison également pour ce qui concerne Glaeser. Ce dernier avait sympathisé avec les communistes, son Classe 1902 fut en 1933 brulé par les nazis. L’auteur émigra en Suisse, y publia un roman sur la montée du nazisme en province (Le dernier civil1,1935). Les paysages et les gens de la région Rhin-Main jouèrent un rôle de plus en plus importants dans ses récits (Das Gut im Elsass, 1932 Une ferme en Alsace non traduit ; Das Unvergängliche, 1936 L’impérissable non traduit). Mais en 1939, il revint en Alllemagne. Mal du pays, dira-t-il plus tard. Il devint rédacteur d’un journal de la Wehrmacht, politiquement adapté bien entendu même s’il fuyait souvent dans l’histoire culturelle dépourvue d’enjeux. Après 1945, il ne retrouva plus jamais, en RFA,  son importance antérieure ; comme journaliste, il fit partie des admirateurs d’Adenauer.

 

Ernst Gläser: Classe 1902. Paris: Les nuits rouges 2000

Thomas Lange
(Traduction Bernard Umbrecht)

1Grasset,‎ 2008, poche,
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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 8. Ce que nous apprend Paul Valéry par Bernard Stiegler

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, puis Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, suivi de  Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée) et la lecture par Kristin Schulz des Orages d’acier d’Ernst Jünger, aujourdhui, Bernard Stiegler et Paul Valéry.

Demain : Jahrgang 1902 (Classe 1902) d’Ernst Glaeser par Thomas Lange

Bernard Stiegler :
1914/1939/2014
Ce que nous apprend Paul Valéry

Borne indiquant l'emplacement de la Mairie-Ecole du village détruit de Douaumont

Borne indiquant l’emplacement de la Mairie-Ecole du village détruit de Douaumont

En 1939, Paul Valéry, déplorant la « baisse de la valeur esprit », notait que

« ce sont les mêmes sens, les mêmes muscles, les mêmes membres ; davantage, ce sont les mêmes types de signes, les mêmes instruments d’échange, les mêmes langages, les mêmes modes logiques, qui entrent dans les actes les plus indispensables de notre vie, comme ils figurent dans les actes les plus gratuits, les plus conventionnels, les plus somptuaires. L’homme n’a pas deux outillages ; il n’en a qu’un seul, et tantôt cet outillage lui sert à la conservation de l’existence, du rythme physiologique ; tantôt, il se dépense aux illusions et aux travaux de notre grande aventure.1 »

Dans la poursuite de l’analyse entamée en 1919 – au sortir de la première grande catastrophe du XXè siècle – que j’ai déjà plusieurs fois commentée 2, Valéry voir surgir dans ces rapports organologiques entre techniques, esprit et économie un élément radicalement nouveau, suscitant

« la sensation d’une diminution de l’esprit, d’une menace pour la culture, d’un crépuscule des divinités les plus pures … sensation qui s’impos[e] de plus en plus fortement à tous ceux qui peuvent éprouver quelque chose dans l’ordre des valeurs supérieures dont nous parlons [sous le nom d’esprit]. 3 »

Pas de doute que ce qu’il décrit ici est non seulement la prémonition que la deuxième grande catastrophe du XXè siècle s’annonce, et qu’elle pourrait être pire que la première, mais que la mondialisation s’est engagée comme accomplissement d’un processus ancien et comme « mortalité des civilisations ».

*

Pour Valéry, la mondialisation au sens actuel, telle qu’il la voit venir dès 1919 précisément comme dissémination planétaire des techniques – qui sont les fruits effectivement réels de la vie de l’esprit 4 – , pose la question d’une économie politique de la vie de l’esprit que j’appréhende à travers ce que j’appelle organologie générale en m’appuyant sur ses propres analyses 5.

Celle-ci constitue la condition préalable et le savoir propédeutique à une pharmacologie positive qu’il ne faut donc pas entendre comme une science positive, au sens où Derrida examine les conditions de possibilité et d’impossibilité d’une grammatologie comme science positive, mais comme un savoir positif tel que tout savoir n’est pas scientifique – et c’est heureux – , cependant qu’en notre temps comme depuis la Grèce, aucun savoir ne peut plus ignorer la positivité de savoirs tels qu’ils constituent une épistémè vouée à devenir scientificité.

En 1919, Valéry soulignait le caractère intrinsèquement pharmacologique des fruits de la vie de l’esprit eux-mêmes, affirmant que les neuf millions de morts, vingt millions de blessés et milliers de villes et de villages détruits par la Grande Guerre et tant d’autres horreurs encore

« n’auraient pas été possibles sans tant de vertus ».

Entendons : sans tous les acquis moraux et intellectuels de la civilisation.

De nos jours, et en cette année où nous « commémorons » la Grande Guerre apparemment sans entendre ce qu’elle annonce dans notre à venir, la démoralisation de la vie de l’esprit que Freud analyse peu après Valéry et peu de temps avant Husserl comme un « malaise dans la culture » (qui se présente à Husserl d’abord comme une crise des sciences) est devenue un malaise dans la consommation. La consommation comme accomplissement mondial de la baisse de la valeur esprit a en fin de compte remplacé, court-circuité et anéanti la culture par la promotion mondiale et plus ou moins standardisée des pratiques et usages du système technique planétarisé à travers un marketing d’ampleur elle-même mondiale.

*

Ce malaise résulte d’un état de prolétarisation généralisée à travers lequel s’impose une bêtise systémique – comme destruction de toutes les formes de savoirs instaurée en principe de fonctionnement d’un système lui-même fondé sur une obsolescence chronique et toujours plus court-termiste (c’est ce que signifie concrètement la « baisse de la valeur esprit »). La destruction des savoirs instaurant cette bêtise qui ne connaît plus ni futur ni passé, ni donc présent, résulte d’un processsus de désajustement radical – et pour le moment sans aucune perspective de réajustement – entre le devenir technique d’un côté et l’avenir social de l’autre.

Dès lors, le devenir technique, qui se confond totalement avec le devenir marchandise de toutes choses – la modernisation étant devenue un synonyme de la mise en œuvre du modèle néolibéral – , se traduit par une régression à la fois sociale, mentale, environnementale et économique. Pour le dire en termes plus précis, le déploiement planétaire du système technique conduit à la désintégration

. des systèmes psychiques qui constituent les individus,
. des systèmes sociaux qui constituent les sociétés,
. des systèmes biologiques et géophysiques au sein desquels vivent et croissent les individus psychiques formant ces individus collectifs que sont les sociétés.

Il en va ainsi parce que le système technique planétaire a installé un nouveau processus de transindividuation qui, loin de contribuer au renforcement des processus d’individuation psychiques et collectifs constitutifs des diverses formes de sociétés au sein desquelles se distribue la population mondiale, tout au contraire les court-circuite, et finalement les exténue. Cet épuisement n’est pas un effet secondaire et collatéral de la croissance et de la mondialisation du système technique. C’est au contraire une façon très spécifique d’imposer cette croissance du système technique au détriment de ce que Gille appelait les systèmes sociaux.

Ces « système sociaux » constituent et concrétisent dans leur unité le processus d’individuation collective au sein duquel seulement peuvent se développer et s’épanouir des individus psychiques sains. La façon actuelle d’organiser à travers un marketing de portée planétaire la dissémination de techniques devenues elles-mêmes mondiales parce que fonctionnant dans le monde entier (et en réseaux) a pour but de faire chuter les capacités de résistance des processus d’individuation psychiques et collectifs constitutifs des diverses formes de sociétés aux « tendances techniques universelles » qui s’expriment et s’accomplissent à travers cette expansion mondiale du système technique industrialisé.

J’ai récemment tenté de montrer pourquoi tout devenir humain résulte d’un agencement contradictoire et dynamique entre tendances psychiques, tendances techniques et tendances sociales 6 :

. Le système psychique articule des tendances pulsionnelles et des contre-tendances sublimatoires dont le jeu s’opère à travers les artefacts techniques (comme objets transitionnels infantiles et objets de sublimation), et donne ainsi l’individu psychique.
. Le système technique articule lui-même des tendances techniques qui ne s’expriment qu’à travers des faits techniques qui en sont des limitations différant leur complet accomplissement : qui en sont les contre-tendances résultant des ajustements entre le système technique et les systèmes sociaux.
. Les systèmes sociaux résistant ainsi à la pleine réalisation des tendances techniques sont unifiés par des tendances à la synchronisation qui, en établissant avec le système technique ces compromis sociotechniques en quoi consistent les faits techniques, contiennent et économisent les processus de diachronisation en quoi consistent les individus psychiques comme singularités désirantes – la tendance à la synchronisation métastabilisant ce que Simondon appelle du transindividuel (c’est à dire de la signification7) à travers un processus de transindividuation psychosociale 8.

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Un système technique ne fonctionne qu’en relation avec des systèmes sociaux qu’il nourrit et qui le nourrissent9. Selon Leroi-Gourhan, le système technique des peuples que l’on dit aujourd’hui « premiers » constitue une « pellicule » à travers laquelle la « cellule ethnique » se nourrit de son milieu extérieur (cette cellule comportant en outre un « milieu intérieur », et Leroi-Gourhan se réfère ici à Claude Bernard par analogie) 10. Mais lorsque les formes sociales passent du stade des « cellules ethniques » à celui des grandes communautés sédentarisées et urbanisées, la structure sociale se complexifie cependant que le système technique dépasse l’aire sociale locale et tend à se déterritorialiser.

Dans ce contexte, une société n’est pas caractérisée par son système technique, mais par la façon dont ses systèmes sociaux s’ajustent à ou sont désajustés par ce système technique, c’est à dire par leurs possibilités de l’adopter ou de ne pas l’adopter. C’est pourquoi l’existence d’un système technique mondialisé ne signifie pas une unité mondiale des systèmes sociaux – et c’est là à la fois une chance pour le monde présent et à venir, et une menace qui pèse sur lui.

C’est une chance parce que c’est ainsi qu’est préservée cette possibilité néguentropique singulière qu’est la forme noétique de la vie – la vie de l’esprit – elle-même issue de la vie technicisée. Mais c’est aussi un danger parce que cette impossibilité laisse craindre l’apparition de nouvelles formes de conflits – qui pourraient devenir non seulement économiques, mais guerriers (et non seulement sous la forme du terrorisme).

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Si la sédentarisation a engagé depuis des milliers d’années déjà le processus de désajustement structurel entre système technique et systèmes sociaux qui constitue la dynamique des civilisations humaines, mettant très tôt en œuvre les linéaments de ce que nous-mêmes vivons comme ce que nous appelons la « mondialisation », ce n’est qu’avec la révolution industrielle que ce processus de déterritorialisation constante est devenu le principe même du développement économique.

Celui-ci a ainsi progressivement mais irrésistiblement pris le pas, comme système économique, sur tous les autres systèmes sociaux – ce qui a finalement abouti à une rupture du système technique avec les systèmes sociaux territorialisés, cependant que se mettait en œuvre une organisation totalement déterritorialisée du système économique capitaliste, qui s’est désoccidentalisé du même coup (comme l’anticipa Valéry).

Cependant, si le désajustement a été exploité comme tel et mis au cœur du devenir économique et social dès la révolution industrielle au XIXè siècle, il a aussi fait l’objet à cette époque de régulations définies par une politique étatique de modernisation sociale fondée sur une idée de modernité synonyme de progrès, et veillant à ce que l’individuation du système technique ne conduise pas à la destruction des systèmes sociaux, mais contribue au contraire à leur renforcement et à leur transformation dans le sens d’une individuation psychique et collective toujours plus puissante et clairvoyante quant à son propre devenir – il est vrai sur un fond idéologique nationaliste ou colonialiste. C’est dans ce contexte que sont apparus l’instruction publique et l’enseignement supérieur, qui furent les fleurons de la modernité entendue comme progrès social, hérités de Condorcet et passant par Guizot.

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Cependant, la régulation par la puissance publique a été abandonnée au cours des années 1970 lorsque le capitalisme anglo-saxon a renoncé à se maintenir comme capitalisme industriel, et a fait le choix d’une financiarisation accrue qui a conduit à un devenir essentiellement spéculatif et managérial du capital – l’investissement et l’entrepreneuriat devenant des activités certes toujours indispensables au système, mais désormais périphériques et mineures, privées de leur majorité économique parce que soumises au dictat « des marchés », c’est à dire des marchés financiers imposant leurs contraintes à toutes les autres sortes de marchés : matières premières, produits de consommation, services et travail (réduit par là même à l’emploi 11), etc.

C’est dans ce contexte, et en s’appuyant notamment sur les théories néolibérales de l’École de Chicago, que l’expansion du système technique mondial s’est accomplie littéralement contre le maintien des systèmes sociaux. Cette destruction n’a pas seulement concerné les systèmes de protection sociale (même s’ils sont les premiers mis en cause là où ils existent et transformés en services marchands), mais tout ce qui fait société.

Cette destruction du faire-corps social est vraie en particulier et en premier lieu des investissements psychiques, tels qu’originellement agencés aux systèmes sociaux (à travers la relation de soin qui s’établit par l’intermédiaire de l’objet transitionnel – qui doit être appréhendé comme le premier objet technique : celui du nourrisson et de l’infans) – , ils ne se trans-forment en individuation sociale que par les investissements protéiformes de leurs divers objets. Et si tous les objets sociaux sont ceux de tels investissements, parmi ceux-ci, les objets de la vie de l’esprit conditionnent la formation de l’accès à tous les autres en constituant des formes attentionnelles 12.

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Ce sont ces investissements psychiques qui constituent les puissances diachroniques et néguentropiques nourrissant le développement de systèmes sociaux de toutes natures. Et c’est pourquoi le capitalisme financiarisé déploie à travers le marketing planétaire un psychopouvoir qui tend à court-circuiter tous les appareils psychosociaux de transformation des pulsions en libido et en investissement, installant ainsi un énorme processus de désinvestissement au niveau de l’économie libidinale tout autant qu’au niveau de l’économie des subsistances – qui devient en cela une économie consumériste au sens contemporain : fondée sur l’organisation de la consommation par le marketing, et non plus par les systèmes sociaux, et en cela, fondée sur la destruction de la culture (ce qui se traduit par un consumérisme culturel de compensation).

Le tournant néolibéral, qui a conduit à cette économie de l’incurie telle que le système technique ne se développe plus que par la destruction des systèmes sociaux, a été pris au moment où s’installait la situation totalement inédite auparavant dans l’histoire faisant qu’à la fin des années 1970 – et même si ce qui constituait alors encore le « bloc de l’Est » semblait y faire obstacle – , un même système technique mondialisé s’imposait désormais à toutes les sociétés (et il faudra faire un jour l’histoire de la façon dont l’industrie audiovisuelle de l’Ouest a pénétré l’Allemagne de l’Est, contribuant de façon décisive à la chute du mur de Berlin).

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Comment cet accomplissement de la mondialisation par l’extension planétaire du système technique fut-elle effectivement possible ? Quelle efficience nouvelle, autrement dit, fut ainsi mise en œuvre, qui devint capable de dés-intégrer les systèmes psychosociaux – et, par contre-coup, d’intoxiquer, dérégler ou épuiser les environnements biophysiques ?

Ma thèse est que ce devenir résulta non seulement d’une planétarisation du système technique qui permit au capitalisme de se financiariser, mais d’une mutation de ce qu’il en est de l’écriture qui affecta en leur cœur les systèmes psychosociaux. Le système technique n’a pu se planétariser que parce que, dans le mouvement même de son industrialisation, il est devenu un système mnémotechnique mondialisé à travers un processus de grammatisation généralisée 13.

Depuis l’apparition, au cours des années 1960, de l’informatique de gestion, qui est devenue l’aspect central – mais un aspect seulement – de ce que l’on appelle à présent la numérisation, l’écriture sous toutes ses formes constitue la principale fonction de la technologie industrielle. Cette fonction ainsi industrialisée 14 est soumise aux contraintes de l’économie des subsistances devenue l’économie consumériste de l’obsolescence et du gaspillage généralisé, et non plus la fonction et le milieu noétique de l’économie des existences (de la skholè, de l’otium et du spiritus). Cette fonction d’écriture techno-industrielle fait que le système fonctionne en intégrant techno-logiquement et industriellement les fonctions de conception, de développement, de promotion, de distribution et de consommation au niveau planétaire.

Ce fonctionnement numérique de l’écriture et par l’écriture est basé sur une double articulation fonctionnelle (un peu comme on parlait jadis de double articulation du langage) : celle qui permet de tirer parti des propriétés physiques du silicium, et celle qui permet de tirer parti des propriétés logico-logistiques du langage alphanumérique binairement encodé en « langages machines » pour les unités centrales aussi bien qu’à travers le code ASCII pour les interfaces, et mettant en œuvre l’algèbre de Boole.

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Ces « propriétés » fondent des opérations : elles constituent des possibilités opérationnelles. Le niveau micro-électronique de la matière permet de matérialiser les opérations logiques à travers des combinaisons d’électrons en organisant à travers des « portes logiques » de matériaux semi-conducteurs des flux électromagnétiques homothétiques avec ces opérations logiques décomposées en séquences d’opérations élémentaires binaires – c’est à dire correspondant à un circuit ouvert ou fermé.

A travers cette double articulation, le système social du langage est devenu une fonction du système technique comme dispositif électronique d’écriture automatisable : si le langage a toujours été structuré comme une écriture, et fondé sur ce que Jacques Derrida appela une archi-écriture – et je vais revenir sur ce point –, avec le stade numérique de la grammatisation, il est passé à l’époque de la lecture et de l’écriture industrielles, en un sens très multivarié de ce qualificatif, mais qui signifie avant tout : machinique et automatisée.

Or, ceci constitue une mutation radicale dans l’histoire des systèmes techniques et des innombrables formes d’organisations sociotechniques qui en sont issues. Pratiquement jusqu’au XXè siècle, le système technique de production des subsistances évoluait de façon structurellement distincte de ce qui constituait le système mnémotechnique de formation des existences – qui n’était lui-même acccessible qu’aux lettrés, c’est à dire, dans l’Antiquité, aux nobles constituant la citoyenneté, puis aux clercs de la Chrétienté.

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Le système technique était alors soumis, comme pouvoir économique, à ce système mnémotechnique qui était lui-même entre les mains du pouvoir symbolique et spirituel pour lequel seul valait ce qui demeurait irréductible à une opération de comput : ce qui dépassait non seulement ce qui subsiste (et qui, consommable, est voué à la consomption, c’est à dire à la corruption et à la destruction), mais également ce qui existe (qui n’existe que dans sa dépendance à l’égard des subsistances). Ce qui dépasse tout cela, c’est ce qui consiste – et la consistance se confondait alors avec la transcendance : ce monde était celui de l’onto-théologie.

C’est cette soumission de l’économie des subsistances à celle des consistances, et comme condition de constitution des existences s’élevant au-dessus de leur dépendance d’êtres simplement nécessiteux, et devenant ainsi capables d’accéder à une nécessité noétique, qui constitua depuis l’origine des grandes civilisations le processus par lequel l’individuation psychique et l’individuation collective s’accomplirent en relation avec l’individuation technique sous deux aspects : comme individuation des techniques au service des subsistances d’un côté, et de l’autre comme individuation des mnémotechniques au service des existences – telles qu’elles sont vouées à la considération des consistances.

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C’est cet ordre qu’a renversé la Révolution Industrielle dont un événement décisif sera en Angleterre la rencontre de James Watt et Matthew Boulton, et qui sera préparée en France avec la conquête du pouvoir par le Tiers-Etat opérant un rapprochement entre la science (c’est à dire les sciences régionales de l’être appréhendé onto-théologiquement au sein d’une métaphysique) et la technique devenant ainsi technologie, et vouée à une transformation constante et sans cesse plus rapide du monde.
Ce nouvel agencement entre science et industrie prend alors le nom de progrès, et celui-ci s’oppose au conservatisme des clercs et des tenants de l’Ancien Régime, cependant que ce progressisme se déploie de deux façons opposées :

. l’une représente le projet de la bourgeoisie, c’est à dire des forces du capital transformateur,
. l’autre représente le projet d’émancipation des forces du travail à l’encontre de cette même bourgeoisie.

Autrement dit, le progrès ne constitua jamais une doctrine unique et unifiée : il fut toujours l’objet de conflits d’interprétation du sens de la science, de la technique et de la société dans leurs jeux mutuels – et notamment à travers l’économie devenue grande industrie.

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Fondée sur l’idée de progrès résultant du nouvel agencement entre la science et la technique à travers l’industrie et dédoublée en courants politiques dits de droite et de gauche – ce dernier se disant alors lui-même « progressiste », et accusant sans cesse les forces du capital de conservatisme (la situation s’étant à certains égards renversée depuis, mais au prix d’un abandon du nom de progrès pour celui de modernisation, et comme modernisation sans modernité15) – , la société industrielle du XIXè siècle, qui s’engagea dans une transformation sociale constante et généralisée, bien que rompant avec la coupure par où le pouvoir symbolique et spirituel régnait sur le pouvoir économique en le limitant, et souvent en s’y opposant 16, ne liquida pas pour autant les systèmes sociaux issus des formes antérieures de civilisations, et dont le système juridique constituait l’organe central.

C’est au contraire par un renforcement du droit, et comme droit fondant un Etat (monarchique ou républicain), puis trouvant sa légitimité dans la démocratie, tout cela sans doute au service de ce que Foucault appellera le biopouvoir, que la société industrielle et capitaliste organisa l’ajustement entre le système technique, désormais sans cesse en mutation, et les systèmes sociaux qui, à travers ce droit, trouvaient les voies – par le biais de l’organisation politique – de leur adoption de ce qui se présentait alors à eux comme la concrétude du progrès.

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Depuis déjà plus de deux millénaires, dans les sociétés urbaines et sédentarisées anciennes, les conditions de l’ajustement entre le système technique et les systèmes sociaux (qui ne se désajustaient qu’épisodiquement, contrairement à ce qui advint avec l’innovation permanente induite par l’industrialisation, mais qui se désajustaient cependant régulièrement) étaient elles-mêmes réglées par le système mnémotechnique, c’est à dire par le pouvoir symbolique et spirituel, qui constituait en cela l’interface entre le système technique et les systèmes sociaux.

Si nous récapitulons tout ce qui a été avancé jusqu’ici, qui commence avec les Grands Empires, qui perdure jusque dans la démocratie industrielle, et qui concerne le contrôle des techniques d’écriture, ce système mnémotechnique était la base d’un pouvoir spirituel contrôlant le système juridique qui surdéterminait les règles régissant les ajustements entre les systèmes sociaux en général et le système technique.

Le système juridique politique qui naît en Grèce antique avec l’apparition de l’écriture alphabétique est une évolution de ce qui, dans toute société, constitue le pouvoir symbolique réglant les modes de vie et les façons de faire avec la technique qui supporte ces savoir-vivre, lesquels forment les existences basées sur les divers systèmes de soins en quoi consistent les systèmes sociaux.

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Un pouvoir symbolique et spirituel est nécessaire pour contenir les pouvoirs et les savoirs techniques parce que la technique est avant tout un système de prédation : les outils préhistoriques « prolongent » les organes débiles des êtres néoténiques, c’est à dire inachevés et en cela inermes (sans défense), en les dotant des capacités de prédation et de défense qui leur font défaut.

Tel la corne ou la griffe, un silex taillé est d’abord une arme, et cette dimension « martiale » est inhérente à tout « moyen » technique : en tant qu’elle contribue de près ou de loin à l’augmentation de la puissance d’agir de l’agent technique, toute technique peut être mise au service de la destruction d’un autre vivant – qui peut être lui-même technique, comme c’est le cas dans la guerre, ou non, comme c’est le cas dans la chasse.

On parle de guerre, et non seulement de lutte pour la vie, lorsque les protagonistes de cette lutte sont des êtres néoténiques et noétiques qui, en s’opposant, tentent soit d’asservir leur semblable, soit de le détruire – en activant leurs capacités noétiques autant que physiques. Une technique, qui est un organe artificiel de prédation, peut aussi servir à fuir, et constituer un organe artificiel de défense. Dans les deux fonctions (prédation et défense), il s’agit de compenser un défaut dans un rapport de lutte pour la vie.

Cependant, l’apparition de l’organe artificiel (qui comble le défaut néoténique par un défaut d’être de la technique, c’est à dire par une facticité technique, ce qui fait de toute technique un expédient et lui confère un caractère irréductiblement pharmacologique, et je vais y revenir) modifie radicalement les règles de la vie, qui n’est plus directement soumise à ce que Darwin a décrit comme cette lutte pour la vie, puisque la technique, en faisant apparaître une troisième mémoire, que j’ai appelée épiphylogénétique17, modifie les conditions de l’évolution des organismes, organes et organisations qu’ils forment dès lors qu’ils se sont technicisés : à la lutte pour la vie se substitue la lutte pour l’existence (dont la lutte pour la reconnaissance est une dimension première) qui n’est plus directement soumise aux lois de l’évolution imprimées par la pression de sélection.

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Les êtres néoténiques qui deviennent en cela noétiques ne sont plus caractérisés par leur évolution bio-logique, mais par leur évolution techno-logique, c’est à dire aussi mnémo-techno-logique et en cela logique au sens de noétique, précisément – évolution techno-logique qui se traduit donc elle-même socialement par l’évolution organisationnelle des individus psychiques et collectifs. Les sociétés sont des formes de vie sociotechnique au sein desquelles les individus eux-mêmes évoluent sur le plan de leurs structures psychiques qui n’ont rien de stable 18 : l’appareil psychique contemporain n’est pas configuré comme celui des temps anciens, et la plasticité neuronale du cerveau néoténique et noétique intériorise les organes et organisations socio-artefactuels, et s’organise elle-même en conséquence en circuits neuro-synaptiques introjetant les circuits de transindividuation tramant le milieu social où se développe l’appareil psychique de l’individu engrammé dans son système nerveux central. C’est en ce sens qu’il faut comprendre Leroi-Gourhan lorsqu’il affirme qu’il n’y a pas d’unité omnitemporelle du genre humain.

Cependant, si la lutte pour la vie cède la place à une lutte pour l’existence, celle-ci constituant ce que Gilbert Simondon appelle l’individuation psychique et collective, dans cette lutte, les techniques restent des armes au service d’une guerre. Et ce n’est qu’avec la technicisation de la vie que celle-ci peut développer ce qui n’est plus seulement une lutte pour la vie, mais une guerre contre d’autres formes d’existence, c’est à dire aussi contre d’autres modes de vie.

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Cette guerre procède de la discorde à laquelle les Grecs donnent le nom d’Eris : l’apparition de la technique, c’est également l’avènement de l’émulation entre les individus psychiques et sociaux 19 : entre les individus psychiques au sein du même groupe social, et entre les groupes sociaux.

Dans les organisations sociales très anciennes dont la « cellule ethnique » de Leroi-Gourhan est une formalisation, cette émulation demeure limitée et contenue par un socle traditionnel magique essentiellement mis au service de la conservation des caractères du groupe. A partir de l’urbanisation, et surtout avec l’écriture alphabétique, l’éris devient un principe dynamique primordial d’où surgit la polis grecque, groupe social formant avec d’autres groupes sociaux – que ce groupe lui-même peut fonder comme colonies dans le cadre de la Grande Grèce – une civilisation au sein de laquelle s’affrontent par exemple Athènes et Sparte cependant qu’au sien d’Athènes elle-même s’affrontent les factions dans lesquelles des individus psychiques tentent de faire valoir auprès d’autres individus leurs idées (c’est à dire leurs désirs) quant à l’avenir du groupe.

Eris, à la fois discorde et émulation, ne condamne pas les êtres néoténiques et noétiques à l’autodestruction et à la guerre. Au contraire, et c’est en cela que ces êtres sont noétiques à proprement parler : ce principe dynamique peut être mis au service d’un processus d’individuation collective mélioriste, reposant sur une paix civilisatrice qui ne supprime pas l’éris comme facteur de lutte, mais qui élève précisément cette lutte au niveau noétique : l’éris devient spirituelle, intellectuelle, c’est à dire, disent aussi les Grecs, rationnelle. Et elle ouvre à travers l’éristique l’époque critique à proprement parler, c’est à dire aussi bien l’Histoire.

Mais elle peut aussi toujours reconduire à la guerre, et devenir un malheur comme ce bienfait qu’est le feu lorsqu’il incendie la maison ou la ville – le feu qui est le symbole à la fois de la technique et du désir, et qui, comme eux, et comme l’éris, est ambigu et pharmaco-logique : toujours à la fois poison et remède. C’est une telle ambiguïté que doit contenir le pouvoir noétique fondé sur le système mnémotechnique de l’écriture qui est cependant tout aussi ambigu, et dont l’accès est d’autant plus strictement réservé aux clercs.

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La rationalité dont ceux-ci sont les héritiers suppose que les rapports interindividuels – entre individus psychiques et entre individus sociaux – soient régis par des lois qui sont elles-mêmes publiques, et auxquels tous prennent part en tant qu’ils sont civilisés, c’est à dire, ici, citoyens. Cette rationalité suppose en outre la considération de la skholè, c’est à dire du domaine des consistances qui constituent les objets caractéristiques d’une forme attentionnelle spécifique, la theoria, base de l’ordre symbolique qui deviendra dans le monde romain l’objet de l’otium tel qu’il se tient à l’écart du negotium.

Cet appareillage spirituel, inscrit au cœur de la vie des âmes (de la vie psychique), est ainsi conditionné par l’appareillage mnémotechnique de l’hypomnésis et par une organisation sociale appropriée qui met les savoirs et leur développement au cœur de l’individuation collective aussi bien que psychique à travers une épimeleia et une mélétè au service d’une épistémè dont l’école républicaine de la fin du XIXè siècle est encore l’héritage vivant et accessible à tous en plein processus d’industrialisation : telle est la véritable démocratie.

Du skholeion grec à l’instruction publique en passant par la Réforme et la diffusion de l’imprimé dans la République des Lettres, le système mnémotechnique se maintient et se transforme comme pouvoir symbolique et spirituel – jusqu’à ce qu’à notre époque, il se trouve absorbé par le système techno-économique qui tend à le liquider en même temps que la sphère publique et que tous les systèmes sociaux qui s’y formaient. C’est ce qui conduit à la « baisse de la valeur esprit ». C’est à dire à la guerre. Voilà ce que nous enseigne Valéry de 1919 à 1939.

 Bernard Stiegler

1 Valéry, Regards sur le monde actuel, Folio, p. 209
2 En particulier dans Mécréance et discrédit (trois volumes), Galilée, Réenchanter le monde, Flammarion, et dans Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie, Flammarion.
3 Ibid, p. 221
4 Cf Paul Valéry, La crise de l’esprit, dans Œuvres, Gallimard, pp. 995-1000 ?

5 J’ai développé ce point de vue et commenté plus en détails les textes de Valéry précédemment cités dans Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. De la pharmacologie, op. cité, pp. 23 et suivantes.
6 Cf Ce qui fait que la vie…, op. cité, pp. 177 et suivantes et For a new critic…, op. cité, pp. 99 et suivantes.
7 Cf Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, Aubier, ainsi que ma préface à cet ouvrage dans l’édition 2007.
8 Sur la transindividuation, cf Prendre soin. De la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008, traduit en anglais aux éditions Stanford university press en 2009 et en allemand en deux parties publiées séparément, Die Logik der Sorge. Verlust der Aufklärung durch Technik und Medien, 2008, Von der Politik zur Psychomacht, 2009, ainsi que La télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006, p. 118 et suivantes.
9 Cf Bertrand Gille, Histoire des techniques, La Pléïade, Gallimard, 1979, pp. 25 et suivantes . Il faudrait confronter ces thèses au point de vue autopoïétique sur les systèmes sociaux développé par Niklas Luhmann.
10 Cf Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, Albin Michel, p. 333.
11 Sur la question du travail tel qu’il se distingue de l’emploi, cf La télécratie contre la démocratie, p. 243 et suivantes, et Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Galilée, 2009, pp. 65-80.
12 Sur ce concept, cf l’entrée attention du vocabulaire d’ars industrialis, http://arsindustrialis.org/glossary et Bernard Stiegler, Pharmacologie du front national, suivi de Victor Petit, Vocabulaire d’Ars Industrialis, Flammarion, 2013.
13 Idem
14 dont l’un des aspects les plus frappants est ce que A. Giffard décrit comme le temps de la lecture industrielle dans Pour en finir avec la mécroissance. Quelques réflexions d’Ars Industrialis, Christian Fauré, Alain Giffard, Bernard Stiegler, Flammarion, 2009.
15 Cf « Modernisation without modernity » à paraître dans la revue Technology, culture and society, Londres, 2012
16 Cf Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964, pp. 76-77
17 Sur ce concept, cf. La technique et le temps 1. La faute d’Epiméthée, Galilée, 1994.
18 J’ai développé ce point dans Mécréance et discrédit 3. L’esprit perdu du capitalisme, Galilée, 2006, pp. 66 et suivantes.
19 Sur ce sujet cf JP Vernant, « À la table des hommes » dans La cuisine du sacrifice, Gallimard, 1979, pp. 50-58 et le cours de l’école d’Epineuil du 18 décembre 2010 (enregistrement vidéo) consultable sur le site www.pharmakon.fr.http://pharmakon.fr/wordpress/cours-du-18-decembre-2010/

 

 

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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 7. « In Stahlgewittern »(« Orages d’acier ») de Ernst Jünger

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, écrits et édités en allemand avant d’être traduit en français, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, suivi de Fiesta(Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, et de  Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée), aujourd’hui  Kristin Schulz évoquera Orages d’acier d’Ernst Jünger. Demain, Bernard Stiegler et Paul Valéry

Kristin Schulz :
Training in Kälte
Ernst Jüngers „In Stahlgewittern“

„Das Gefühl des Scheiterns, das Bewußtsein der Niederlage beim Wiederlesen der alten Texte ist gründlich.“ Dieser Satz Heiner Müllers will mir nicht aus dem Sinn, wenn ich Ernst Jünger (wieder)lese.
Vor 15 Jahren wurde ich zum ersten Mal auf die „Stahlgewitter“ gestoßen – in einem Germanistik-Seminar von Frank Hörnigk an der Humboldt-Universität, Berlin, unter dem Titel „Todesarten“, den Ingeborg Bachmann stiftete, ohne selbst Gegenstand zu sein. Das fiel mir auf, aber dafür blieb Zeit für Texte, die ich ohne diesen Anlass nicht wahrgenommen hätte, und ich schluckte den Stein und sah mich mit Ernst Jünger konfrontiert, über den ich, Sisyphus lässt grüßen, zwei Jahre später sogar meine Magisterarbeit schreiben sollte. Am Anfang war mein Erstaunen, dass „Im Westen nichts Neues“ – meine bis dato angelesene und für gültig befundene Kriegserfahrung des Ersten Weltkriegs – eben doch Neues verhieß. Da geht einer „kriegsmutwillig“ in den Krieg, ohne als Pazifist herauszukommen – für meine DDR-Sozialisation eine Unvorstellbarkeit, der ich mich widmen musste, um sie fassen zu können. Ich las und las: „Über die Gefahr“, „Der Kampf als inneres Erlebnis“, „Über die Linie“ und „Auf den Marmorklippen“. Und las dann „Strahlungen“, Jüngers Tagebücher aus dem Zweiten Weltkrieg, um dieser Jünger-spezifischen Kriegswahrnehmung auf die Spur zu kommen, ohne ihr auf den Leim zu gehen. Eine Formel blitzte in den „Stahlgewittern“ auf, erklärte aber nur Scheinbares: Todesnähe als Trigger für ein „gesteigertes Leben am Abgrund“. Gleichzeitig diese Beiläufigkeit des Kriegs als Alltag: „Besonders ist mir noch unser regelmäßiges Abendessen von Rührei und Bratkartoffeln in guter Erinnerung. Sonntags leisteten wir uns handelsübliche Kaninchen oder einen Hahn.“ Claude Simons „Die Straße in Flandern“ (der Hinterhalt und das Überleben, das für ein Leben in der Wiederholung des Traumas sorgt) und George Orwells „Mein Katalonien“ (als Angstverhinderungsunternehmung) waren Kontrastprogramm, fielen aber dem Jünger-Fokus zum Opfer. Ich hatte also, eine Weile lang, mein Thema gefunden und das Thema hatte mich fest im Griff. Stahlgewitter als erfrischendes Bad für einen Siegfriedhelden – doch wo war die eine todesverwundbare Stelle, nach der ich auf der Suche war und die ich nicht fand, da jede Verletzung Leutnant Jünger als Orden diente:
„Während der Langeweile des Liegens sucht man sich mannigfaltig zu zerstreuen; so vertrieb ich mir einmal die Zeit, indem ich meine Verwundungen zusammenzählte. Von Kleinigkeiten wie von Prellschüssen und Rissen abgesehen, hatte ich im ganzen mindestens vierzehn Treffer aufgefangen, nämlich fünf Gewehrgeschosse, zwei Granatsplitter, eine Schrapnellkugel, vier Handgranaten- und zwei Gewehrgeschoßsplitter, die mit Ein- und Ausschüssen gerade zwanzig Narben zurückließen. In diesem Kriege, in dem bereits mehr Räume als einzelne Menschen unter Feuer genommen wurden, hatte ich es immerhin erreicht, daß elf von diesen Geschossen auf mich persönlich gezielt waren. Ich heftete daher das Goldene Verwundetenabzeichen, das mir in diesen Tagen verliehen wurde, mit Recht an meine Brust.“
Signalwörter wie „Langeweile“, „auf mich persönlich gezielt“ und „mit Recht“ lese ich heute anders, weniger mit belustigender Neugier als mit Distanz. Ebenso wie die nachfolgende Episode am Ende des stilisierten Tagebuchs: Bei seinem ersten Ausgang vom Krankenlager, als seine „Kriegstüchtigkeit“ angezweifelt wird, verspürt der Schreiber „das dringende Bedürfnis“, „über einen gewaltigen Sessel zu eskaladieren“ – mit der Folge, am nächsten Morgen wieder mit 40° Fieber im Bett zu liegen.
Heiner Müllers Deutung für das Phänomen Jünger ist verführerisch: „Jüngers Problem ist ein Jahrhundertproblem: Bevor Frauen für ihn eine Erfahrung sein konnten, war es der Krieg.“ Ich kannte diese Deutung damals, übte mich jedoch in den „Verhaltenslehren der Kälte“, die Helmut Lethen bereitgestellt hatte, und probte somit textelang den ‚kalten Blick des Beobachters‘. Ich analysierte, wie der Flaneur sich das Grauen inmitten des Krieges im Kontrast erschloss, welche Rolle Kognak und „Offensivzigarren“ im Krieg spielten und wie Krieg zum Rauscherlebnis wurde, der als Schauspiel die Wirklichkeit weit in den Schatten der Eindrücklichkeit stellt. (Heute, beim Wiederlesen fällt mir auf, welcher Aufwand da betrieben wird, was für ein Adjektiv- und Partizipienhagel über den Leser hereinbricht: Das ist Steigerung des Lebens/Schreibens auf Kosten der Sprache.)

 

Und wieder taucht Müller auf: „Jünger beschreibt eine Erfahrung der Materialschlacht, der man mit Pazifismus nicht beikommt, nicht mit einer moralischen Position. Die Somme-Schlacht war eine der ersten großen Materialschlachten.“ Das begriff ich schon damals. Und sah und las, wie einer sich abmüht, in einer Materialschlacht, die jeglichen individuellen Einsatz in Frage stellt, seinen Mann zu stehen: ein Don Quijote, der den Ausgang des Kampfes seinem ritterlichen Tugendkanon verdanken will. Jünger: „In einem Vorgang wie dem der Somme-Schlacht war der Angriff so etwas wie eine Erholung, ein geselliger Akt.“ Leutnant Jüngers Vorstellung eines Kampfes von Mann zu Mann (mit einem Gegner als würdiges Gegenüber des Kräftemessens) gelingt dem Autor – aber nur in der Stilisierung, die er durchhält, bis seinem Tagebuch-Ich-Erzähler „im Namen des Kaisers“ der Orden „Pour le mérite“ verliehen wird. In den „Strahlungen“ sieht das etwas anders aus. Doch vielleicht lässt sich ja mit den „Marmorklippen“ schlussfolgern, „daß ein Irrtum erst dann zum Fehler würde, wenn man in ihm beharrt“.
Oder, um es mit Gert Neumann zu sagen: „Irgendwo beginnt das Interesse“. Aber dann hört es auch wieder auf.
 Ernst Jünger: In Stahlgewittern, Klett-Cotta, Stuttgart 1978.

Kristin Schulz

orages d'acierIn Stahlgewittern 2

 

Kristin Schulz :

Entraînement à la froidure.

« Orages d’acier » de Ernst Jünger

 «  Le sentiment d’échec, la conscience de la défaite à la relecture des vieux textes sont profonds ». Cette phrase de Heiner Müller ne me sort pas de la tête à la (re)lecture de Ernst Jünger. Il y a quinze ans, j’avais été poussée vers « Orages d’acier » au cours d’un séminaire de lettres allemandes de Frank Hörnigk, à l’Université Humboldt de Berlin. Le séminaire s’intitulait « Manières de mourir » et avait été suscité par Ingeborg Bachmann sans que celle-ci en soit l’objet. Cela m’avait frappé puis il y eut le temps des textes que je n’aurais, sans doute, sans cela, pas pris en considération. Et j’ encaissai le coup et me vit confrontée à Ernst Jünger sur lequel, Sysiphe vous salue bien, je devais même écrire mon mémoire de master. Au commencement, il y avait mon étonnement qu’ « A l’ouest rien de nouveau »- jusqu’alors ma lecture et référence de la 1ère guerre mondiale admise comme bonne – promettait du nouveau. En voilà un qui part à la guerre « de gaieté de coeur» sans en revenir pacifiste – pour ma socialisation est-allemande, quelque chose d’incompréhensible. Je devais m’y consacrer pour le comprendre. J’ai lu et lu : « Sur le danger », « La Guerre comme expérience intérieure », « A travers les lignes », « Sur les falaise de marbre ». J’ai lu ensuite « Journal de guerre » , les Journaux écrits par Jünger sur la Seconde guerre mondiale pour tenter de saisir cette perception de la guerre spécifique à Jünger sans tomber dans le piège. Une formule jaillit d’ « Orages d’acier » mais ne fournissait une explication qu’en apparence : la proximité de la mort comme déclencheur d’ « une intensification de la vie au bord du précipice ».En même temps, cette présence comme en passant de la guerre dans le quotidien : « J’ai gardé en bonne mémoire notre repas du soir régulier fait d’œufs brouillés et de pommes de terre sautées. Le dimanche, nous nous permettions même un lapin ou un coq ».
Claude Simon « La route des Flandres » (L’embuscade et la survie qui veille pour la vie dans la répétition du trauma) et Georges Orwell « Ma catalogne » (comme entreprise de conjuration de la peur) servaient de contrepoint mais furent victimes de la focalisation sur Jünger. J’avais pour un temps trouvé mon thème et le thème me tenait fermement en haleine. Orage d’acier, bain rafraîchissant pour un héros à la Siegfried. Mais où était l’endroit de sa vulnérabilité ? Je l’ai cherché et je ne l’ai pas trouvé car chaque blessure du lieutenant Jünger servait de décoration :
« Pour chasser l’ennui du séjour au lit, on cherche à se distraire comme on peut : c’est ainsi qu’un jour, je tuai le temps en faisant le compte total de mes blessures. Je constatai qu’abstraction faite de bobos comme les contusions ou les estafilades, j’avais attrapé au total un minimum de quatorze blessures, soit cinq balles de fusil, deux éclats d’obus, une balle de shrapnell, quatre éclats de grenade et deux éclats de balle de fusil, qui m’avaient laissé, compte tenu des trous d’entrée et de sortie, une somme exacte de vingt cicatrices. Dans cette guerre où le feu s’en prenait déjà plutôt aux espaces qu’aux hommes, j’avais tout de même réussi à m’attirer personnellement onze de ces projectiles. Aussi pus-je accrocher sans confusion [mit Recht = à bon droit, légitimement] à ma tunique la Médaille d’or des Blessés, qui me fut conférée dans ces jours là. »
Les mots à connotation émotionnelle comme « ennui », « m’attirer personnellement », « sans confusion », je les lis aujourd’hui autrement, moins avec curiosité amusée qu’avec distance. De même pour l’épisode suivant du Journal stylisé : lors d’une première sortie d’hôpital, alors que ses « aptitudes au combat » sont mise en doute, le narrateur « se croit obligé » « de faire l’escalade d’un fauteuil colossal » avec pour conséquence de se retrouver le lendemain au lit avec 40° de fièvre.
L’interprétation de Heiner Müller pour le phénomène Jünger est séduisante : « le problème de Jünger est un problème du siècle : avant que les femmes n’aient pu être une expérience pour lui, ce fut le cas de la guerre ». Je connaissais à l’époque cette interprétation, je me suis cependant exercée aux « Leçons de comportement de la froideur » que nous avait concoctées Helmut Lethen et au « regard froid de l’observateur »tout au long du texte. J’ai analysé la manière dont le flâneur appréhende en contraste l’horreur de la guerre, le rôle du cognac et des « cigares de l’offensive » et comment la guerre est devenue une ivresse, qui par sa dimension de spectacle jette la réalité loin dans l’ombre des impressions. (Aujourd’hui, à la relecture je me rends compte de tout ce qui est mobilisé là, quelle grêle d’adjectifs et de participes s’abat sur le lecteur : c’est une intensification de la vie/écriture sur le dos de la langue).
Et à nouveau resurgit Müller : « Jünger décrit une expérience de la bataille de matériel, dont on ne peut venir à bout avec du pacifisme, ni avec une position morale. La bataille de la Somme était une des premières batailles de matériel ». Cela, je l’avais déjà compris à l’époque. Et j’ai vu et lu comment quelqu’un s’efforce de poser son homme dans une bataille de matériel qui remet en cause tout engagement individuel ; un Don Quichotte qui voudrait que l’issue de la bataille dépendent du canon de ses vertus chevaleresques. Jünger : « Dans le déroulement de la bataille de la Somme, l’attaque était quelque chose comme une détente, un acte de sociabilité ». La représentation du lieutenant Jünger d’un combat d’homme à homme (avec un adversaire digne et à sa mesure) réussit à l’auteur – mais uniquement dans la stylisation qu’il maintient jusqu’à ce que son narrateur, celui qui dit je dans le Journal, se voit décerné « au nom de l’Empereur » la croix « Pour le mérite ». Dans le « Journal de guerre » il en va tout autrement. Mais peut-être qu’avec « Sur les falaises de marbre », on pourrait conclure qu’ « une erreur ne devient une faute que quand on y persiste ».
Ou pour le dire avec Gert Neumann : « Quelque part cela commence à devenir intéressant. » Mais c’est aussi là où cela s’arrête.
Jünger Orages d’acier (Livre de poche)
Traduction Henri Plard

Kristin Schulz
(Traduction Bernard Umbrecht)

 

 

 

 

 

 

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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 6. Erziehung vor Verdun (Education devant Verdun) d’Arnold Zweig

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, écrits et édités en allemand avant d’être traduit en français, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, suivi de Fiesta (Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick, aujourd’hui Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais décrit en français par Pierre Foucher (l’édition française est épuisée). Demain, Kristin Schulz évoquera Orages d’acier d’Ernst Jünger

Pierre Foucher :
Erziehung vor Verdun (Education devant Verdun)
d’Arnold Zweig

Mi-juillet 1916, Verdun. Sur les lignes arrière du front allemand, des fantassins bavarois conduisent à une gare d’où ils partiront en captivité un groupe d’environ 2OO soldats français. Il est midi, le soleil tape et les prisonniers meurent de soif. Or voici qu’en contre-bas d’un parc de munitions qu’ils longent maintenant apparaissent deux abreuvoirs. Aussitôt, les premiers de la colonne s’arrêtent pour y plonger leurs bras, leurs visages ou leurs quarts. Cet arrêt n’est pas prévu, mais, compréhensif, le sous-officier bavarois laisse faire, d’autant que ni lui ni ses hommes ne sont pressés de retourner au front. Pour les soldats travailleurs occupés au parc, c’est la pause, et le spectacle les attire. Très vite, ils mettent leurs propres quarts et gamelles au service des Français :
« Deux années de guerre ont développé une certaine estime, voire de la sympathie, chez les Allemands et les Français du front. C’est seulement à l’arrière, lequel débute à l’étape, que, des deux côtés, une foule de gens s’affairent à attiser la haine et la fureur pour empêcher que ne se propage la fatigue de combattre du matériel humain ».
L’un de ces Armierer, Werner Bertin, a vite saisi que les prisonniers des derniers rangs de la colonne n’ont aucune chance d’accéder aux abreuvoirs. Il entreprend donc de faire le va-et-vient et invite deux de ses camarades à l’imiter. Il y a d’autant plus urgence à agir que, là-haut, le commandant du parc a découvert la saloperie en cours et, pressé de voir les prisonniers embarquer car le train qui doit les emmener rapportera des munitions, a donné l’ordre de couper l’arrivée d’eau. Furieux, indifférents ou ricaneurs, mais peu soucieux de braver leurs supérieurs, les soldats travailleurs vident alors sur le sol leurs ustensiles, à l’exception de Bertin qui, outré, abreuve encore quelques Français. Stupéfaits, ses acolytes, deux militants sociaux-démocrates, comprennent que cet homme, dans le civil juriste stagiaire et auteur d’un premier roman, dont ils se demandaient s’il n’était pas un mouchard envoyé parmi eux par le commandement, agit par idéalisme. Pour eux, vu les circonstances, il est l’inconscience même, et il ne fait aucun doute qu’il n’a pas fini d’en voir. De fait, dans l’année qui va suivre, ses supérieurs se chargeront de faire son éducation aux réalités que lui masque son innocence d’intellectuel petit-bourgeois, à savoir le militarisme, l’antisémitisme, la lutte des classes et, surtout, la tranquillement assassine médiocrité humaine. Y survivra-t-il ?
Ce roman d’Arnold Zweig (1887-1968), paru en 1935, appartient à un cycle centré sur le personnage de Bertin. Il avait été précédé, en 1927, de Der Streit um den Sergeanten Grischa, et, en 1931, de Junge Frau von 1914, et sera suivi, en 1954, de Die Feuerpause. De facture traditionnelle, il est écrit par un narrateur omniscient, donc parfaitement au fait des pensées, sentiments et motivations de ses divers personnages. Le très grand plaisir qu’on prend à le lire tient, selon moi, à trois facteurs : l’intérêt documentaire (par la diversité des situations où se retrouve Bertin, nous découvrons, du front à l’étape, tous les théâtres de la bataille, et, par celle des personnes qu’il rencontre, la composition contrastée de cet univers), celui des nombreuses notations d’ordre politique, sociologique, psychologique et métaphysique qu’il contient, et, last but not least, le talent de conteur de l’auteur, égal à celui d’un Joseph Roth, par exemple, et auquel même cet esprit hypercritique qu’était Bertolt Brecht rendait hommage.

Pierre Foucher

Edition utilisée : Fischer Taschenbuch n° 1523 (novembre 1974).
Erziehung vor Verdun a été traduit en français en 1938 (éditions Plon) sous le titre, pour moi incompréhensible, de L’éducation héroïque devant Verdun (l’adjectif « héroïque » ne peut être ici qu’une marque d’ironie, indécelable d’emblée et prêtant donc à méprise). Cette traduction a été reprise dans le courant des années 1990 dans un volume Omnibus intitulé Les grands romans de 14-18 (épuisé). Der Fall um den Sergeanten Grischa avait, lui, été traduit en 1930 sous le titre de Le cas du sergent Grischa. A ma connaissance, cette traduction n’a jamais été rééditée.
Zweig
Il semblerait qu’en Allemagne l’édition de poche soit épuisée. Le roman existe par contre au format Kindle ou pour 40 euros au Aufbau Verlag. (BU)

 

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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 5. Ernest Hemingway : « Fiesta » (« Le soleil se lève aussi »)

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, écrits et édités en allemand avant d’être traduit en français, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio; et Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch, aujourd’hui Fiesta(Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick. Demain Erziehung vor Verdun d’Arnold Zweig lu en allemand mais commenté en français par Pierre Foucher

 

Jamal Tuschick : Der Tod hat keinen Wert

Ein Echo des I. Weltkriegs in „Fiesta

Ernest Hemingway lernt die Liebe im Krieg und den Tod vor der Liebe kennen. Der Siebzehnjährige erreicht 1918 die italienische Front. Er wird verwundet und verliebt sich unglücklich in die Krankenschwester Agnes von Kurowsky. Sie tröstet den kindlichen Krieger: „Ernie, dear boy, I am writing this late at night after a long think by myself, and I am afraid it is going to hurt you, but, I’m sure it won’t harm you permanently.“
Eros & Thanatos/ Leib & Seele – Die zu starken Bebilderungen einladenden Verletzungen schreibt der Autor zuerst Jacob „Jake“ Barnes zu. Hemingway gestaltet die psychologische Morgue des „Fiesta“-Helden sentimental. Die affektiven Überschüsse sind so gewaltig, dass sie delegiert werden müssen. Hemingway stattet Jakes Freunde mit dem Format von Waschlappen aus. Er denunziert sie.
„Fiesta“ entsteht 1925/1926 im österreichischen Montafon. Hemingway hat bereits einen Ruf als Journalist und Kriegsberichterstatter. Das industrialisierte Massensterben als neue Erfahrung im Großen Vaterländischen Krieg bietet sich zur Heroisierung nicht an. Der Tod hat keinen Wert auf den Schlachtfeldern. Hemingway wendet sich spanischen Todestänzen zu. Er kommt als Fan und Kenner auf die Ränge, Picasso macht sich lustig über ihn. Ein Foto überliefert Picassos Verachtung angesichts des in der Arena salutierenden Amerikaners.
Hemingway stellt seinem Romandebüt Gertrude Steins Menetekel „Ihr alle seid eine verlorene Generation“ voran. Der Erzähler, ein aus gutem Grund unglücklicher Zeitungsmann, Amerikaner in Paris, Kriegsteilnehmer, Montmartrekenner, Hurengänger, stellt dem Leser einen Freund so vor, dass man die Freundschaft nicht recht versteht. Was will der eine vom anderen? Das war die erste Frage, die sich mir stellte, als ich vor vierzig Jahren zum ersten Mal „Fiesta“ las. Jake denunziert dann auch die Frauen im Leben seines „Freundes“ Robert Cohn. Als Kind dachte ich, Hemingway wäscht schmutzig in der Öffentlichkeit. Er rechnet im Roman ab. Ich sehe das immer noch so.
Jake ist sehr verliebt in die vor Zuneigung und vom Alkohol schwankende Lady Brett Ashley. Sie war seine Kriegskrankenschwester und weiß deshalb besonders gut Bescheid. Aus der Liebe kann nichts werden, Jake wurde an seiner empfindlichsten Stelle getroffen. Der psychologische Umsatz in dieser Information konnte bei den ersten fünf Lektüredurchgängen nicht ermittelt werden. Danach hat mich das nicht mehr interessiert – eine konventionelle Reaktion auf zudringliche Symbolik.
Es ist aufschlussreich, ein leicht lesbares Buch im Verlauf von vierzig Jahren immer wieder gelesen zu haben. Die Wandlungen in seiner Auffassung zeigen zuerst die Irrtümer und Eitelkeiten des Lesers an. Heute würde es mich freuen, könnte mich Jakes Impotenz mehr interessieren. Sie interessiert mich aber nur insofern, als dass er trotzdem mit den Trottoirschwalben zwitschert und so seine Isolation und ein Bedürfnis zugibt. Hemingway unterläuft seinen berühmten Machismo. Damit könnte man sich länger befassen. Was das zu bedeuten hat.
Männlichkeitssucht albern zu finden, ist zu leicht. Hemingway wird seine Zeit in Paris, der Jakes Zeit da entspricht, die schönste Zeit seines Lebens nennen. Jake reist mit seinen Freunden nach Pamplona. Vorher angelt und rangelt man. Ich habe das alles auch schon einmal mit größerem Ernst betrachtet. Männer, die sich messen. Gertrude Stein nennt sie Verlorene, eine Beaten Generation. Der erste Weltkrieg als Zivilisationsbruch und Epochenende – alle sind entwurzelt. Als Nächstes werden die Entwurzelten Junkies und heißen Burroughs. So geht die Literaturgeschichte wie im richtigen Leben.
Der deutsche Titel spielt auf die Fiesta San Fermin in Pamplona an. Hemingway beschreibt sie als katholische Orgie mit Mutproben für Laien in einem Blutstrom.
Schließlich ergibt sich die anglo-amerikanische Gesellschaft in Pamplona, auf Jakes Fürsprache hin untergekommen im Montoya, aus folgenden Personen: Jake, Robert, Brett, um die Eingeführten zuerst zu nennen. Es gab eine Geschichte zwischen Brett und Robert, die noch eine böse Ladung trägt. Dazu gestoßen sind Bill Gorton, Schriftsteller/verträglicher Kumpel, und Michael „Mike“ Campbell, der den guten Kerl aus bestem Haus markiert und Brett eine Zukunft in Saus und Braus vorgaukelt. Brett rotiert routiniert im Zentrum allgemeiner Liebessehnsüchte, sie verdreht dann auch noch einem halben Kind den Kopf – dem Matador Pedro Romero. Brett und Pedro brennen durch. Robert setzt sich vor allen anderen ab, vorher schlägt er einen Riesenkrach. Jake, Bill und Mike ziehen gemeinsam los, doch am vorläufigen Ende sitzt Jake allein in San Sebastián. Er sucht seine Ruhe und findet sie nicht. Brett scheucht ihn telegrafisch auf, sie braucht ihren treuen Jakob in Madrid. Da tut sie ihm noch mal richtig weh, sie kann nicht anders. Nun habe ich das alles noch einmal und bestimmt zum letzten Mal gelesen und kann dem nichts mehr hinzufügen. Hin ist die jugendliche Begeisterung und weg der „Fiesta“-Zauber.

Jamal Tuschick

Hemingway Le soleil FolioFiesta Deutsch

                                                      

Jamal Tuschick : La mort ne vaut rien
Un écho de la Première guerre mondiale dans Le soleil se lève aussi (Fiesta) d’Hemingway

(NdT The sun also rises est le titre du roman d’Hemingway dont il sera question. Il existe en français sous le titre Le soleil se lève aussi mais,en anglais et en allemand, on le nomme Fiesta. J’utiliserai parfois ce dernier titre dans la traduction.)
 Ernest Hemingway apprend à connaître l’amour à la guerre et la mort avant l’amour. En 1918, à 17 ans, il arrive sur le front italien. Il est blessé et tombe amoureux de l’infirmière Agnes de Kurowsky. Elle console l’enfant guerrier : « Ernie, dear boy, I am writing this late at night after a long think by myself, and I am afraid it is going to hurt you, but, I’m sure it won’t harm you permanently ».
Eros et thanatos / L’âme et le corps. Les blessures fortement suggestives, l’auteur les transfère d’abord à Jacob « Jake » Barnes. Hemingway construit la morgue psychologique du héros de Le soleil se lève aussi sentimentalement. Le trop plein affectif est si puissant qu’il doit être délégué. Hemingway confère aux amis de Jake un format de lavette. Il les dénonce.
Le soleil se lève aussi a été écrit en 1925/26 à Montafon, en Autriche. Hemingway a déjà une réputation de journaliste et correspondant de guerre. La mort de masse industrialisée comme expérience de la grande guerre patriotique ne se prête pas à l’héroïsation. La mort ne vaut rien sur les champs de bataille. Hemingway se tourne vers les danses macabres espagnoles. Il se fait un nom comme fan et connaisseur. Picasso se moque de lui. Une photographie témoigne du mépris de Picasso envers l’Américain saluant dans l’arène. Hemingway met en exergue de son premier roman l’avertissement fatidique de Gertrude Stein : «  vous êtes une génération perdue ». Le narrateur, pour de bonnes raisons un homme de presse malheureux, Américain à Paris, ancien combattant, connaisseur de Montmartre, client de prostituées, présente au lecteur un ami. Mais il le fait de telle sorte que l’on ne comprend pas bien cette amitié. Qu’est-ce qu’ils se veulent ? C’est la première question qui m’est apparue lorsqu’il y a quarante années j’ai lu, pour la première fois Fiesta. Jake dénonce aussi les femmes dans la vie de son ami Robert Cohn. Enfant, je pensais qu’Hemingway lavait son linge sale en public. Il règle ses comptes dans le roman. Je le pense toujours.
Jake est très amoureux de Lady Brett Ashley chancelante d’alcool et d’affection. Elle était son infirmière de guerre et, pour cette raison, sait très bien de quoi il retourne. L’amour n’a pas d’avenir, Jake a été touché à l’endroit le plus sensible. L’impact psychologique de cette information n’a pas pu être perçu lors des cinq premières lectures. Après cela ne m’a plus intéressé – une réaction conventionnelle à une symbolique indiscrète.
C’est un livre facile à lire et il est instructif de l’avoir relu constamment ces quarante dernières années. Les changements dans la compréhension témoignent d’abord des erreurs et de la vanité du lecteur. Aujourd’hui, je serais heureux si l’impotence de Jake pouvait m’intéresser plus. Mais elle ne m’intéresse que dans la mesure où, malgré cela, il caquette avec les poules1 et admet ainsi sa solitude et son besoin. Hemingway subvertit son célèbre machisme. On pourrait s’attarder longuement sur ce que cela signifie.
Trouver stupide l’obsession de virilité est trop facile. Hemingway qualifiera son époque parisienne, qui correspond à celle de Jake, comme la plus belle de sa vie. Jake se rend à Pamplune avec ses amis. On se bouscule, on se chamaille. Il m’est déjà arrivé de considérer cela avec le plus grand sérieux. Des hommes qui se mesurent. Gertrude Stein les qualifie de génération perdue, beat. La Première guerre mondiale comme rupture civilisationnelle et fin d’époque. Ensuite les déracinés seront junkies et s’appelleront Burroughs. Ainsi en va-t-il dans l’histoire de la littérature comme dans la vraie vie.
Le titre allemand Fiesta fait référence aux fêtes de San Fermin à Pamplune. Hemingway la décrit comme une orgie catholique avec des épreuves de courage pour amateurs dans un torrent de sang.
Finalement la société anglo-américaine hébergée sur l’intercession de Jake au Montoya se compose ainsi : Jake, Robert, Brett pour citer d’abord les premiers introduits. Il y eut une histoire entre Brett et Robert qui contient encore une charge mauvaise. Se sont adjoints Bill Gorton, écrivain/compagnon accommodant, et Michael « Mike » Campbell qui figure le bon gars de bonne maison et fait miroiter à Brett un avenir de grande vie. Brett tournoie de manière routinière au centre de nostalgies amoureuses générales, elle fait encore une fois tourner la tête du matador Pedro Romero presqu’encore un enfant. Brett et Pedro fondent. Robert se met à l’écart de tous les autres non sans avoir d’abord déclenché un esclandre. Jake, Bill et Mike partent ensemble et dans cette fin provisoire
Jake est assis seul à San Sebastian. Il cherche la paix mais ne la trouve pas. Brett l’effarouche télégraphiquement. Elle a besoin de son fidèle Jacob à Madrid. Elle lui fait encore une fois vraiment mal, elle ne peut pas faire autrement. J’ai à nouveau et certainement pour la dernière fois relu tout cela et ne trouve plus rien à ajouter. L’enthousiasme juvénile s’est envolé et avec lui la magie de Fiesta.

Jamal Tuschik
traduction Bernard Umbrecht

1.NdT le mot est d’Hemingway en français dans le texte original pour désigner les prostituées

 

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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 4. Marcel Proust : « Le temps retrouvé »

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

 

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, écrits et édités en allemand avant d’être traduit en français, puis Erich Maria Remarque avec Im Westen nichts Neues par Catharina Lovreglio,aujourd’hui Le temps retrouvé de Marcel Proust par Bernard Bloch. Demain Fiesta(Le soleil se lève aussi) d’Hemingway par Jamal Tuschick

 

Bernard Bloch :
Le temps retouvé de Marcel Proust

« À l’heure du dîner les restaurants étaient pleins ; et si, en passant dans la rue, je voyais un pauvre permissionnaire, échappé pour six jours au risque permanent de la mort, et prêt à repartir pour les tranchées, arrêter un instant ses yeux devant les vitres illuminées, je souffrais comme à l’hôtel de Balbec quand les pêcheurs nous regardaient dîner, mais je souffrais davantage parce que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, (…) et que c’est d’un hochement de tête philosophique, sans haine, que, prêt à repartir pour la guerre, il disait en voyant se bousculer les embusqués retenant leurs table : « On ne dirait pas que c’est la guerre ici ».
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu, T.III, P.737Pleiade
Page 79 pour l’édition du Livre de Poche
Dans ce court extrait choisi parmi bien d’autres, Proust nous donne une petite idée de la grande place qu’a prise la Guerre de 14-18 dans son œuvre. Au vrai, il a été hanté par la guerre tout au long de sa vie et elle est présente comme réalité ou comme menace dans tous les chapitres de À la recherche du temps perdu.
Je n’ai découvert La Recherche qu’il y a deux ans et l’une des choses qui m’a le plus surpris, -moi qui pensait que Proust était avant tout un « spécialiste » des méandres psychologiques et des intermittences du cœur – c’est la pertinence des analyses politiques, sociologiques et philosophiques qui s’y déploient. Proust est un grand humaniste, soucieux de la souffrance des autres plus encore que de la sienne.
C’est d’ailleurs au cours de la Grande Guerre, le plus souvent confiné dans sa chambre tapissée de liège, immergé dans ses fumigations, ne se nourrissant que d’un café au lait et de deux croissants par jour, qu’il a écrit une grande partie de La recherche. Tous les jours (ou plutôt toutes les nuits), il luttait contre la maladie pour trouver la force de mener à bien son livre ; et ses journées commençaient vers cinq heures du soir par la lecture de la presse dont il dévorait les articles traitant de politique étrangère et des péripéties de la guerre.
Nombre de ses amis, dont son frère Robert, étaient au front et beaucoup n’en sont pas revenus. Profondément patriote, son asthme lui a évité d’être envoyé au front, mais il vivait cette exemption comme une honte. Non par un stupide bellicisme, mais parce qu’il voulait partager le sort de tous les malheureux que l’on envoyait à la boucherie.
Son patriotisme n’avait rien à voir avec un nationalisme cocardier et il tenait en très haute estime l’Allemagne et sa culture dont il parlait d’ailleurs fort bien la langue. Il s’est engagé dans son œuvre comme dans sa vie contre tout ce qui de près ou de loin ressemblait à de la haine pour les allemands -qu’il n’appelait d’ailleurs jamais boches à l’inverse de l’immense majorité de la bourgeoisie à laquelle il appartenait.
L’un des personnages majeurs de La recherche, Charlus, est d’ailleurs profondément germanophile, en ce sens que, même au plus fort des combats, il entretiendra toujours la même admiration pour la grandeur de l’Allemagne que l’on ne saurait réduire à ses dérives et délires nationalistes. Charlus me fait irrésistiblement penser à Erich von Stroheim dans La grande illusion.

Bernard Bloch

Proust Temps retrouvé

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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 3. Erich Maria Remarque : « Im Westen nichts neues »

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

 

Après la contribution de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, écrits et édités en allemand avant d’être traduit en français,Catharina Lovreglio nous parle d’Erich Maria Remarque : Im Westen nichts Neues. Demain : Marcel Proust par Bernard Bloch

 

3. Catharina Lovreglio :
“Im Westen nichts Neues“ von
Erich Maria Remarque

Ich habe das Glück, zu einer Zeit und an einem Ort geboren zu sein, so das ich nie Krieg am eigenen Leib erleben musste. Zu lesen, wie es ist, ist nicht dasselbe wie es zu erleben!
Die Erlebnisse des jungen Soldaten Paul haben mich Angst vor einem Krieg und Wut über die, die Kriege verursachen, möglich machen und an ihnen verdienen, spüren lassen.
Als Soldat Paul schreibt Remarque in seinem 1929 erschienenen Buch “Im Westen nichts Neues“ über seine eigenen Erlebnisse, Empfindungen und Gedanken, die er als 18-jähriger Soldat an der Front im 1. Weltkrieg machte.
Dieses Buch besticht durch die tagebuchartige Darstellung dessen, was der Soldat Paul erlebt, tagtäglich inmitten zwischen den Fronten Deutschlands und Frankreichs.
Seine Schilderungen sind gleichermassen abschreckend wie berührend.
Seine Gedanken über den Krieg, sein Fragen nach dem Sinn, dem Grund, dem Nutzen des Krieges, all das, was er erlebt und beschreibt zeigen deutlich: dies ist ein Antikriegs-Roman par excellence.
Die Auswirkungen des 1.Weltkrieges beschreibt Paul so:
„ Wir sind nicht mehr unbekümmert, wir sind fürchterlich gleichgültig. Wir würden da sein, aber würden wir leben?
Wir sind verlassen wie Kinder und erfahren wie alte Leute, wir sind roh und traurig und oberflächlich,- ich glaube, wir sind verloren.“ (S.128,Abs.4)
Eine ganze Generation junger Männer wurde vom 1.Weltkrieg in Mitleidenschaft gezogen, deren Auswirkungen setzen sich bis in die Gegenwart fort. Der Begriff “verlorene Generation“ wurde nach dem 1.Weltkrieg geprägt.
Aus Remarques Roman spricht Seite für Seite die Sinnlosigkeit des Krieges, tag für tag beschreibt er minutiös die Folgen, die dieser Krieg für die Menschen hatte.
So versuchen Pauls Kameraden an der Front, den Krieg zu verstehen. „Weshalb ist denn überhaupt Krieg?“ fragt einer, ein anderer antwortet: “Es muss Leute geben, denen der Krieg nützt.“(S.209, Abs.2).
In allem, was der Soldat Paul denkt, erlebt und beschreibt, zeigt das Buch eine grosse Aktualität, auch 2014, hundert Jahre nach Beginn des 1.Weltkrieges.
Das 1929 erschienene Buch Remarques gehörte zu denen, die 1933 von den Nazis bei der grossen Bücherverbrennung in Berlin verbrannt worden sind. Das Zeugnis gegen den Krieg schlechthin, das Remarque mit seinem Buch ablegte, war – kurz bevor der 2. Weltkrieg durch Deutschland ausgelöst wurde – Grund genug für Hitler und seine Gefolgsleute, es als Bedrohung zu empfinden und zu verbrennen.
Ungeachtet dessen hat das Buch weltweit Anerkennung gefunden und gehört noch heute zu den führenden Anti-Kriegs-Romanen der Weltliteratur.
(herausgegeben von Thomas F. Schneider in der Fassung der Erstausgabe von 1929)

Catharina Lovreglio, Berlin

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Erich Maria Remarque : A l’ouest rien de nouveau

J’ai le bonheur d’habiter dans un temps et dans un endroit où je n’ai jamais eu à éprouver dans ma chair la guerre. En lire le récit n’est pas la même chose que de le vivre.
Le vécu du jeune soldat Paul m’a fait sentir la peur d’une guerre et la colère envers ceux qui en tirent profit.
Avec le personnage de Paul, Remarque décrit son propre vécu, ses émotions et pensées de soldat au front pendant la Première Guerre mondial. Il avait 17 ans.
Le livre séduit par sa forme de journal de ce qu’il vit quotidiennement en plein milieu des fronts, entre l’Allemagne et la France. Ses réflexions sur la guerre, ses question sur le sens, les raisons, l’utilité de la guerre, tout ce qu’il vit en font le roman anti-guerre par excellence.
Les conséquences sont ainsi décrites :
„Nous ne sommes plus insouciants, nous sommes d’une indifférence terrible, Nous serions-là mais vivrions-nous ?
Nous sommes délaissés comme des enfants et expérimentés comme de vieilles gens ; nous sommes grossiers, tristes et superficiels : je crois que nous sommes perdus“ (page 107)
Toute une génération de jeunes hommes a souffert de cette guerre dont les répercussions durent jusqu’à aujourd’hui. Elle a conduit à forger la notion de „génération perdue“. L’absurdité de la guerre ressort de chaque page du roman de Remarque, jour après jour, il en décrit les effets sur les hommes. Ainsi les camarades de Paul tentent-ils de comprendre :
„Pourquoi donc y a-t-il la guerre ? „ demande l’un.
L’autre répond : „il doit y avoir des gens à qui la guerre profite“.(page 172)
Dans tout ce que pense, vit et décrit le soldat Paul, le livre témoigne d’une grand actualité même en 2014, cent ans après les faits.
Le roman de Remarque édité en 1929 a fait partie des livres qui ont été jetés en 1933 dans le grand bûcher de livres organisé par les nazis. Le témoignage de Remarque avec A l’ouest rien de nouveau fut, peu avant que l’Allemagne ne déclenche la Seconde guerre mondiale,considéré comme une menace et brûlé par Hitler et ses sbires. Malgré cela, le roman a fait l’objet d’une reconnaissance internationale et fait partie aujourd’hui des plus importants livres anti-guerre de la littérature mondiale.

Catharina Lovreglio, Berlin
(Traduction Bernard Umbrecht)

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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 2. Dominique Richert : « Cahiers d’un survivant »

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

Après la contribution publiée hier de Peter Brunner sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer de Hesse rhénane, voici, aujourd’hui, l’ évocation par Daniel Muringer des Cahiers d’un survivant de l’alsacien Dominique (Dominik) Richert, écrits et édités en allemand avant d’être traduit en français. Demain, Catharina Lovreglio nous parlera d’Erich Maria Remarque : Im Westen nichts Neues

 

 

 

2.  Daniel Muringer :
« Cahiers d’un survivant » de Dominique  Richert

A côté des récits bien connus qui témoignent de la Grande Guerre, œuvres d’écrivains de « métier », il s’en trouve de plus modestes en termes de notoriété, mais qui ne déparent en rien la collection littéraire que la « grande boucherie » a suscitée.
Les « Cahiers d’un survivant » de Dominique (Dominik) Richert en font partie.
Ils offrent, en marge de l’aventure individuelle d’un soldat, pour qui cherche à connaître – ce qui est mon cas – le regard forcément original que la population alsacienne a pu porter sur le conflit, des renseignements précieux qui relativisent pour le moins l’imagerie opportunément promue à la fin de la guerre, et jusqu’à aujourd’hui, d’une région toute entière plongée, depuis 1871, dans l’attente nostalgique de pouvoir enfin agiter les drapeaux tricolores afin de saluer un retour à la France, telle que le dessinateur Hansi l’avait amplement véhiculée.
Dominique Richert a rempli ses neuf cahiers animé moins par le désir de rencontrer un public que celui de se délester du poids trop lourd de souvenirs pénibles, auquel a pu se mêler le sentiment que ce qu’il avait vécu importait d’être connu, ne fût-ce qu’à titre de preuve du caractère foncièrement inepte de cette guerre en particulier, et de toutes en général.
Beaucoup de temps passa avant que le manuscrit, rédigé « d’un jet et quasiment sans ratures» ne réapparaisse, après relégation dans le grenier de la maison familiale. C’est en 1958, qu’à l’occasion d’un rangement, l’un des fils retrouve les cahiers dont l’un a été rongé par les souris, et il faut insister longuement auprès du vétéran pour qu’il réécrive les pages manquantes.
Peu de temps après, un ami de la famille dactylographie le texte et le propose en vain à des éditeurs : Heinrich Böll, qui en reçut un exemplaire, en reconnait la valeur et le transmet aux archives militaires de Fribourg-en-Brisgau. C’est là que deux chercheurs berlinois le découvrent, d’abord sceptiques quant à l’existence de l’auteur et l’authenticité du manuscrit. Leurs doutes se dissipent après avoir retrouvé la famille Richert à St-Ulrich en Alsace, puis en ayant vérifié l’exactitude des détails fournis par le document en le comparant avec l’historique du régiment auquel l’auteur avait appartenu.
Une première édition de l’ouvrage dans la version originale en allemand est effectuée à Münich en 1989, sous le titre de « Beste Gelegenheit zum Sterben » (littéralement La meilleure occasion de mourir), suivie d’une traduction française en 1994 (éditions la Nuée Bleue, Strasbourg), puis anglaise, « The Kaiser’s Reluctant Conscript » (Le soldat réticent du Kaiser – Pen & Sword Books, 2012). L’édition allemande contient curieusement trois chapitres de moins que l’édition française.
Ce qui a pu troubler les deux chercheurs évoqués plus haut, outre la minutieuse précision des faits compilés par la mémoire surprenante de l’auteur, et qui pourrait faire croire à une fiction, est sans doute le style brut, direct, le plus souvent strictement factuel du récit, laissant peu de place aux états d’âme. Les phrases sont courtes, donnant à la lecture un rythme soutenu, voire haletant à l’occasion. La permanence du procédé, l’efficacité de la simplicité d’écriture peut aisément donner le sentiment qu’on a affaire à un choix stylistique délibéré et habilement calculé tant il est parfaitement tenu de bout en bout, une manière d’écrire en adéquation avec le caractère événementiel de la narration ainsi qu’avec l’urgence qu’on devine chez l’auteur de livrer ses souvenirs, et de se délivrer ce faisant du fardeau qu’ils représentent.
Et pourtant, le langage de Dominique Richert est bien celui d’un cultivateur qui, malgré ses capacités scolaires et les encouragements de son instituteur, devra renoncer, à treize ans, à poursuivre des études.
Né en 1893, il est appelé par le service militaire en octobre 1913 et ne reverra son village dans la vallée de la Largue qu’en janvier 1919, passant du front de l’ouest à celui de Russie, en passant par les rigueurs hivernales de Galicie, pour revenir en avril 18 sur le front de France.
Pas de permission possible au pays, car son village, sur le front du Sundgau, est « occupé » (et non « libéré ») par les Français. Ceux qu’ils appellent « l’ennemi » ne lui sont pas indifférents : il se reconnaît en eux, il devine chez eux sa propre peur, de mourir d’abord, et de ne pas avoir à tuer. Il se porte au secours de tous les blessés, quels que soient leurs uniformes.
Des images de mort passent, fulgurantes, comme celle, lors d’un assaut, hautement symbolique, de deux soldats, l’un français, l’autre allemand, tombés à genoux l’un devant l’autre après s’être mutuellement embrochés sur leurs baïonnettes.
Quand il choisit de déserter, en été 1918, ce n’est pas pour fuir son camp : au contraire, le sous-officier qu’il est devenu détestera abandonner ses hommes. Il le fait car c’est d’évidence le seul moyen de rester en vie avec l’intensification des combats, une vie devenue en outre insupportable car la pénurie alimentaire à laquelle l’Allemagne doit faire face en raison du blocus anglais (et qui occasionnera 750000 morts par sous-nutrition) se fait de plus en plus ressentir.
Interrogé par un officier français, il refusera d’indiquer les emplacements des batteries allemandes et les abris de l’arrière. Déserteur, mais pas traître.
Prisonnier de guerre dans une ferme du Centre de la France, il souhaite alors le rattachement de l’Alsace à la France, et de ce fait la victoire de celle-ci, pour une raison très simple et personnelle : si son village, qu’il n’a pas revu depuis cinq ans, restait allemand, il ne pourrait jamais y retourner après sa désertion.
Auparavant, il ne manifeste aucun attachement patriotique particulier, sinon pour la « petite », son village et sa région.
Ainsi, il évoque ce moment où l’armée allemande, après l’armistice signée avec la Russie, récupère ses unités du front de l’est pour renforcer celui du Nord de la France, mais en ayant soin d’en soustraire les Alsaciens-Mosellans, dont elle se méfie. Quand ceux-ci sont regroupés, ils entonnent : « O Strassburg, du wunderschöne Stadt », chanson traditionnelle dont on a peut-être oublié le contenu anti-militariste ( pour la traduction voir la note 1):
O Strassburg, o Strassburg, du wunderschöne Stadt !
Darinnen liegt begraben so manicher Soldat.
So mancher und schöner, auch tapferer Soldat,
Der Vater und lieb Mutter böslich verlassen hat.
Verlassen, verlassen, es kann nicht anders sein,
Zu Strassburg, ja zu Strassburg Soldaten müssen sein.
Der Vater, die Mutter, die gingen vor’s Hauptmanns Haus :
Ach Hauptmann, lieber Herr Hauptmann, gebt unsern Sohn heraus !
Euern Sohn kann ich nicht geben für noch so vieles Geld,
Euer Sohn und der muss sterben im weit und breiten Feld.
Im weiten, im breiten, im weit und breiten Feld,
Wann auch sein schwarzbraun Mädchen so bitter um ihn weint.
Sie weinet, sie greinet, sie klaget gar zu sehr :
Adje, mein liebes Schätzchen, wir sehn uns nimmermehr !
Was lauft ihr, was rennt ihr nach fremdem Dienst und Land ?
Es hat’s euch niemand g’heissen, dient ihr dem Vaterland !
Il vit à cet égard ce qu’exprime le – pourtant – très francophile Charles Haenggi : « Ich gehöre zu der Jugend hier im Land, die Frankreich vergessen hatte und ihre Zukunft im deutschen Reiche sah … » « J’appartiens à cette jeunesse ici dans le pays, qui avait oublié la France et qui voyait son avenir dans l’empire allemand. »
Dominique Richert meurt en 1977, après une vie difficile d’agriculteur contraint de trouver dans des travaux annexes (bûcheronnage) de quoi assurer la subsistance de sa famille, une vie qui sera encore dramatiquement ponctuée par une déportation en Allemagne pour avoir encouragé ses fils à se soustraire à l’incorporation de force pendant la guerre suivante, sans avoir assisté à la publication de ses mémoires.
Il convient d’évoquer également, dans un registre similaire, les quelques brefs récits de Gaston Peter, viticulteur à Hunawihr, et qui partage avec Dominique Richert la même défiance à l’égard des nationalismes de tout camp, dans deux ouvrages à compte d’auteur : « Berichte und Gedichte zur Geschichte » (1977) et « Heiter geht’s weiter als Streiter » (1980) :
DIE FRONT
Ich stand im Weltkrieg als Soldat
im Walde der Argonnen.
« Wo ist die Front ? » ein Kamerad
fragt bang mich und beklommen.
Als Antwort gab ich ihm dann prompt
ganz meine Lebensweise.
Das wo ich steh’, da ist die Front,
egal auf welcher Breite.
Bald fiel darauf der gute Freund
im Walde der Argonnen
und hat den angeblichen « Feind »
nie zu Gesicht bekommen.
Sein Staat, der nannt’ ihn dann : ein Held ;
dem « Feind » geschah das gleiche.
Unsichtbar tötet diese Welt
und Lüge krönt die Leiche.
G.Peter
(Traduction note 2.)

La famille a consacre un site internet à Dominique Richert

Daniel Muringer

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1. O Strasbourg, Strasbourg, ville merveilleuse !
Maint soldat y est enterré.
Maint soldat, beau ainsi que vaillant soldat,
Qui a quitté sans égards père et mère.
Qui les a quitté, quitté, il ne pouvait en être autrement.
Parce qu’il fallait qu’il soit soldat à Strasbourg.
Le père, la mère sont allés à la maison du capitaine :
Ah ! Capitaine, cher monsieur le capitaine, rendez-nous notre fils !
Je ne peux pas vous rendre votre fils, quel que soit l’argent offert,
Votre fils doit mourir dans la lointaine et vaste campagne,
Même si son amoureuse aux cheveux bruns verse des larmes amères.
Elle pleure, elle gémit, elle se lamente tellement :
Adieu, mon cher amour, nous ne nous reverrons plus !
Pourquoi courez-vous, pourquoi vous hâtez-vous pour servir en pays étranger ?
Personne ne vous a demandé de rendre service à la patrie !

 

2. J’étais soldat dans la guerre mondiale
Dans la forêt de l’Argonne.
« Où est le front ? » me demande
Un camarade, inquiet et craintif.
Comme réponse je lui dis
Tout à fait selon mon habitude.
Le front est là où je me tiens,
Quelle qu’en soit la largeur.
Peu de temps après le bon ami tomba
Dans la forêt de l’Argonne
Et il n’a jamais vu le soi-disant « ennemi »
Dans les yeux.
Son Etat le nomma alors : un héros,
Pour « l’ennemi » il en fut de même.
Ce monde tue d’une main invisible
Et le mensonge couronne le cadavre.
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Lectures franco-allemandes sur 14-18 / 1. Carl Zuckmayer : « Als wär’s ein Stück von mir »

© Pierre Buraglio "Rosa et Karl" 2011 - sérigraphie montée sur châssis et rehaussée - 46 x 38 cm - Courtesy l'artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)

© Pierre Buraglio « Rosa et Karl » 2011 – sérigraphie montée sur châssis et rehaussée – 46 x 38 cm – Courtesy l’artiste / Galerie Catherine Putman (Paris)
En janvier de cette année, j’avais soumis à ceux qui sont sur la liste de diffusion du SauteRhin, l’idée de demander à chacune et à chacun d’entre eux de me fournir un texte de recommandation de lecture sur la 1ère guerre mondiale, littérature de préférence mais cela pouvait être aussi un autre livre à l’exception des ouvrages historiques standards. Nous n’étions pas tenus par les politiques commerciales des éditeurs et les livres recommandés ne devaient pas nécessairement figurer dans les actualités éditoriales, ni même forcément être disponibles.
Ce qui comptait était l’importance que le livre revêtait pour chacun d’entre eux.
Cela n’avait de sens que si j’obtenais au moins quelques contributions allemandes, ce fut le cas, un petit peu moins qu’espéré. Il y a eu des faux bonds.
L’idée était celle d’une initiative citoyenne franco-allemande, non suscitée par une quelconque institution, sans label à cocarde tricolore, entre amis de part et d’autre du Rhin. J’ai expliqué à la fin du précédent article en quoi je me sentais concerné par ce centenaire. Les lectures sont franco-allemandes par les auteurs des contributions, elles ne se limiteront pas aux littératures française et allemandes.
Symboliquement, les textes allemands seront mis en ligne en allemand suivis d’une traduction. Ils alterneront avec des contributions en langue française. Nous devrions en arriver à une douzaine en tout, peut-être même un tout petit peu plus. A partir d’aujourd’hui, le Sauterhin publiera un texte par jour pendant une douzaine de jours.
Je remercie tous les contributeurs, encore un peu plus celles et ceux qui ont réussi à surmonter leurs appréhensions devant l’écriture et l’écrit. Merci aussi à celles et ceux qui auraient voulu mais n’ont pas osé. Merci enfin à celles et ceux, les plus nombreux, qui prendront le temps de lire ces textes et contribueront à les disséminer.
Nous commençons par une contribution allemande, signée Peter Brunner, consacrée à l’autobiographie – inédite en français – de Carl Zuckmayer. Elle sera suivie demain d’une évocation par Daniel Muringer des « Cahiers d’un survivant » de Dominique (Dominik) Richert.
Le logo de l’initiative est une œuvre de Pierre Buraglio. Je le remercie de nous avoir permis de l’utiliser. Elle est composée de deux casques de soldats, l’un sur l’autre, l’un allemand, l’autre français, marqué de prénoms évoquant KARL Liebknecht et ROSA Luxemburg.
Sur Twitter, je créerai le mot-dièse #Lecturesfrancoallemandes14/18.
Bernard Umbrecht

1. « Zeitweise hieß ich auch Leutnant Trotzkij »          Peter Brunner über Carl Zuckmayer’s Autobiographie

Ich hatt’ einen Kameraden,
Einen bessern findst du nit.
Die Trommel schlug zum Streite,
Er ging an meiner Seite
In gleichem Schritt und Tritt.
Eine Kugel kam geflogen,
Gilt’s mir oder gilt es dir?
Ihn hat es weggerissen,
Er liegt mir vor den Füßen,
Als wär’s ein Stück von mir.
Will mir die Hand noch reichen,
Derweil ich eben lad.
Kann dir die Hand nicht geben,
Bleib du im ew’gen Leben
Mein guter Kamerad!
(Ludwig Uhland, 1809)
Mein Buch über den ersten Weltkrieg ist eigentlich nur ein Buch-Kapitel – aber immerhin ist es das titelgebende.
Carl Zuckmayer hat 1966 seine Autobiographie „Als wär’s ein Stück von mir“ veröffentlicht, und nicht viel später (ich bin 1956 geboren) habe ich sie zum ersten Male gelesen. Bis heute ist es eins der Bücher geblieben, die ich mehr als einmal las – und jedes Mal wieder mit Gewinn und Erkenntnis lese.
Carl Zuckmayers Leben ist ein exemplarisches deutsches Leben, und es ist eines der seltenen deutschen Leben, die sich als Vorbild eignen. Hier ist nicht der Ort, dies ausführlich zu schildern oder zu begründen, immerhin will ich die Gelegenheit nutzen, dringend zur Lektüre dieses Jahrhundertbuches (in mehr als einem Sinne) zu raten. Auf deutsch ist es in zwei Taschenbuchausgaben lieferbar, darüber hinaus günstig antiquarisch zu bekommen.
Als mich Bernard bat, über einen Text zum 1. Weltkrieg zu schreiben, der mich beeinflusst hat, schwankte ich zwischen Remarques Im Westen nichts Neues, Brechts Legende vom toten Soldaten und eben Zuckmayers Autobiographie. Ich hatte das lange nicht gelesen, und als ich mir meinen Band vornahm, sah ich, dass das Kapitel zum ersten Weltkrieg, etwa 80 von insgesamt knapp 580 Seiten, den Buchtitel als Überschrift trägt: „Als wär’s ein Stück von mir“. Zuckmayer kann mindestens ebenso sentimental sein wie es Uhlands Lied ist, aber selbst in den fast aufdringlichen Formen, zu denen er greift, kann ich das ertragen. Bernard hat vor einiger Zeit hier seinen Monolog des General Harras aus „Des Teufels General“ zitiert. Hier findet sich der Text auf deutsch und kommentiert. Und wem das noch nicht sentimental genug ist, der sehe und höre es Curd Jürgens in der Verfilmung sprechen.
Das Kapitel über die Kriegserlebnisse des 1914 gerade achtzehn Jahre alt gewordenen Rheinhesssen, der schließlich „1.213 Fronttage“ erleben musste, sind allerdings überhaupt nicht sentimental. Aber sie gehen so unter die Haut und sind so konzise, dass ich größte Lust habe, anstelle einer Besprechung möglichst viel von diesem guten Text im Original zu veröffentlichen.
Unmittelbar vor dem Kriegsausbruch, Zuckmayer war knapp einem Schulverweis entgangen („… weil ich durch wiederholte Aufsässigkeit meinen Klassenlehrer mitten im Unterricht in einen Ohnmachtsanfall getrieben hatte … “), fuhr er mit seiner rheinhessischen Kleinunternehmerfamilie aus Nackenheim am Rhein nach Holland in Urlaub. Und dort, Wochen vor der Kriegserklärung, verfasste der junge Zuckmayer seine ersten „erwachsenen“ Gedichte – einige jugendliche Reimerein waren vorhergegangen. Darunter
Einmal
Einmal, wenn alles vorüber ist,
Werden Mütter weinen und Bräute klagen,
Und man wird unterm Bild des Herrn Jesus Christ
Wieder die frommem Kreuze schlagen.
Und man wird sagen. Es ist doch vorbei!
Lasst die Toten ihre Toten beklagen!
Uns aber, uns brach es das Herz entzwei
Und wir müssen unser Lebtag die Scherben tragen.
Ich wünschte mir mehr deutsche Dichter, die das wenigstens 1918 hätten dichten können.
Es folgt die Kriegserklärung, die Mobilmachung, eine Volksversammlung in Mainz, an der er untergehakt mit den Freunden seiner Jugend teilnimmt:
„… ich sehe ihre siebzehnjährigen Gesichter, wie sie damals waren, jung und frisch, ich könnte sie nie anders sehen, denn sie sind nicht gealtert. Sie sind alle tot, kriegsgefallen, jeder … Zum Abschluss spielte die Militärkapelle… und wir sangen mit, ohne noch die Bedeutung dieser Strophe zu ahnen: `Es hat ihn weggerissen – Er liegt zu meinen Füßen – Als wär’s ein Stück von mir´ “.
Zuckmayer meldet sich mit Erlaubnis seiner Eltern (auch sie „ … von der Gewalt des Augenblicks mitgerissen…“) als 17jähriger freiwillig.
„Soldat-Werden … war … wogegen wir schon im Wandervogel revoltiert hatten. … Wir schrien Freiheit, als wir uns in die Zwangsjacken der preußischen Uniform stürzten … eine Art von Todeslust, was damals die Welt übermannte … Ich hörte später von der gleichen Gestimmtheit in Frankreich, in England, sogar in Amerika. … Wenn wir Freiheit riefen, meinten wir … mehr … Es war keineswegs militaristischer, es war revolutionärer Geist der … Kriegsfreiwilligen … von 1914.“
Für Zuckmayer wird das Erlebnis des Krieges neben dem sinnlosen Kämpfen und Sterben auch geprägt durch die Begegnung mit Menschen unterschiedlichster gesellschaftlicher und regionaler Herkunft, mit denen er im Frieden nie, und schon gar nicht in dieser Intensität, zusammengekommen wäre.
„Diese Sprengung des Kastengeistes … ergab sich von selbst … das beste und produktivste Element, das aus all den Umwälzungen … erwachsen konnte. Bei uns lebte … das Gedankengut der Revolution von 1848 und der Frankfurter Paulskirche noch stärker fort als anderwärts, und dieser Tenor beherrschte die Gespräche … so wie der Krieg 70 die deutsche Einheit, so werde der Krieg 14 das deutsche Recht und die deutsche Freiheit bringen …“.
Sie sprechen Hauptmanns „Jahrhundertfestspiel in deutschen Reimen“, machen sich lustig über das 1913 darüber verhängte Verbot und fühlen sich von der Elite der deutschen Intellektuellen bestätigt. Waren nicht Ludwig Frank und Otto Braun, Richard Dehmel, Alexander Moissi und Paul Wegener „ins Feld gezogen“? Schrieben nicht Hauptmann und Kerr Kriegsgedichte? Rückblickend weiß er:
„ … sie waren zutiefst unpolitisch, … kritische Verantwortung für Zeit- und Weltpolitik lag ihnen fern und gehörte nicht zum kulturellen Metier. … Wie hätten wir, die Exponenten des geistigen Mittelstandes … kritischer oder besonnener sein sollen? … Die Problematik der Ereignisse bleibt ungeklärt. Wir aber waren … einem Schicksal konfrontiert … dem sich zu entziehen fast unmenschlich gewesen wäre. – Es gab Ausnahmen, von denen wir nichts wussten und erst viel später erfuhren. “
Die jungen Burschen werden gedrillt, das bricht sie nicht, doch
„ … gab es, in Einzelfällen, die Embryonal-Vorstufe des späteren KZ-Wächters: des kleinen Mannes, dem unbeschränkte Macht über andere gegeben ist und der sie um so ärger missbraucht, je mehr er … eine moralische Überlegenheit spürt.“
Natürlich holt der Krieg ihn ein, im nordfranzösischen Roye schleppt man einen Sterbenden an ihm vorbei, „ … ein jämmerliches Quäken … Ich habe diese merkwürdigen Kinderlaute später oft von Verwundeten gehört …“
Zuckmayer hat den ganzen Krieg an der Westfront verbracht, und er hat alles erlebt, was wir aus zahlreichen Berichten über Stellungskrieg und Schützengräben gehört haben.
„ … Ich war kaum achtzehn, als ich zu dieser Batterie kam. Ich wurde … einundzwanzig, durchlief die Rangstufen … bis zum Leutnant … und lebte noch immer. … Ich wuchs mit den andern unmerklich zusammen. … ich sehe sie alle, ich habe kaum einen vergessen. Sehr wenige davon sind heute noch am Leben.“
1917 schließlich dichtet er:
„Ich habe sieben Tage nichts gegessen
Und einem Manne in die Stirn geknallt.
Mein Schienbein ist vom Läusebiss zerfressen.
Bald werd ich einundzwanzig Jahre alt.
Bin ich besoffen, hau ich in die Fressen
Den Bleichgesichtern. Mein Gesang ist Wut.
Wo ich mich kratze, springt ein grelles Blut.
Es sproßt mein Bart wie junge Gartenkressen.
So nehm ich meinen Samen in die Hände:
Europas Zukunft, schwarzgekörnter Laich –
Ein Gott ersäuft im schlammigen Krötenteich!!
Und scheiße mein Vermächtnis an die Wände.“
Und doch kann er abschalten, sich zurückziehen, Kathedralen und Museen besichtigen – und lesen. Er liest wie besessen, verschafft sich die Texte der Expressionisten von Mann bis Edschmid, liest auch die verbotenen Pazifisten „aus der Schweiz: Leonhard Frank, Barbusse, … Ich verachtete mich selbst für jeden Anflug eines Rauschgefühls, während sich in mir der neue, chiliastische Rausch, der Glaube an die letzte Schlacht, an den kommenden Völkerfrühling, an eine neue, verbesserte Welt schon vorbereitete. … Bald hatte ich den Spitznamen der lesende Leutnant … Zeitweise hieß ich auch Leutnant Trotzkij, denn für diesen … war ich begeistert“. Das geht ohne Folgen, ja, er abonniert per Feldpost Pfemferts Aktion und liest „ … das reine Dynamit gegen die staatliche Ordnung“. Schließlich schickt er der Berliner Redaktion Gedichte, wird gedruckt und zur Weiterarbeit ermutigt.
„ … Dies ergab eine merkwürdige Doppelexistenz. Ich führte meine Leute in die Stellung, tat meinen Kriegsdienst, wie er mir auferlegt war, bedingungslos. Aber meine Gedanken … waren bei der Internationale aller befreiten Völker:..“.
Im März 1918 trifft er noch den Kaiser bei einer Ordensverleihung:
„ … Hätte ich nicht vorher schon die Hoffnungslosigkeit unserer Lage geahnt … so wäre mir das (dort) aufgegangen … Er war starr, von grauer Hautfarbe, die Augen waren weit aufgerissen, aber blicklos. … Ins Fatale. Ich behielt die Erinnerung an eine tragische Maske“.
Im November 1918 übertragen ihm seine Mannschaften die Befehlsgewalt, er führt den versprengten Haufen in Kehl über die Rheinbrücke:
„Die Elsässer schauten feindlich. Wir schauten nicht rechts noch links. Keiner dieser Soldaten hatte die Idee, dass wir durch einen Dolchstoß in den Rücken den Krieg verloren hätten. Das wurde den Menschen erst später eingeredet. Aber wir bildeten uns auch nicht ein, dass die Regierungen der Sieger besser seien. Ausgehungert, geschlagen, aber mit unseren Waffen, marschierten wir nach Hause.“
Auch die Revolution von November 1918 und ihre Folgen schildert Zuckmayer. Das nächste Kapitel, „Horen der Freundschaft“ beginnt so:
„Haben wir im Jahre 1918 eine Revolution erlebt? Was ich davon sah, war ein Zusammenbruch, der nur vorübergehend revolutionäre Züge trug und dessen Nachwehen fünf Jahre dauerten – bis zum Ende des Jahres 1923“.
Aber das ist eine andere deutsche Geschichte.

Peter Brunner

Alle Zitate aus: Carl Zuckmayer, Als wär’s ein Stück von mir. Frankfurt (S.Fischer) 1966. SS 185 – 257

Zuckmayer_AutobiografieZuckmayer_Autobiografie_1968

 

 

 

 

 

« Un moment, je me suis même appelé Lieutenant Trotzki »
Sur l’autobiographie de Carl Zuckmayer par Peter Brunner

J’avais un camarade
Un meilleur tu ne trouveras pas
Le tambour nous a appelé au combat
Il marchait toujours à mes côtés
Du même pas
Une balle a volé vers nous
Est-elle pour moi ou pour lui ?
Elle lui a arraché la vie
Il se trouve maintenant à mes pieds
Comme si c’était une part de moi
Il veut encore me tendre sa main
Tandis que je recharge
Je ne peux pas te donner ma main
Tu resteras dans la vie éternelle
Mon bon camarade !
(Ludwig Uhland, 1809)
Mon livre sur la Première guerre mondiale n’est en fait qu’un chapitre de livre mais c’est celui qui donne son titre à l’ensemble. Carl Zuckmayer a publié en 1966 son autobiographie Comme si c’était une part de moi et pas très lontemps après (je suis né en 1956), je l’ai lue pour la première fois. Jusqu’à aujourd’hui, c’est un des livres que j’ai lu plus d’une fois et à chaque fois avec profit.
La vie de Carl Zuckmayer est une vie allemande qui se prête comme exemple à suivre. Ce n’est pas le lieu pour expliquer ou raconter cela exhaustivement, mais je veux saisir l’occasion pour recommander la lecture de ce livre, livre d’un siècle, à plus d »un titre. En allemand, il est disponible en deux éditions de poche et, en plus, on peut l’acquérir à peu de frais en livre d’occasion.
Lorsque Bernard nous a prié d’écrire un texte sur un livre évoquant la Première guerre mondiale qui nous avait marqué, j’ai hésité entre A l’ouest rien de nouveau de Remarque, La légende du soldat mort de Brecht et l’autobiographie de Zuckmayer. Je ne l’avais pas relu depuis quelque temps et lorsque j’ai repris en main mon exemplaire, j’ai remarqué que le chapitre sur la Première guerre mondiale, 80 pages sur 580, porte le titre du livre : Comme si c’était une part de moi. Zuckmayer peut être au moins aussi sentimental que ne l’est la chanson de Uhland mais même dans les formes les plus pesantes qu’il utilise, je peux le supporter. Bernard a cité ici y a quelque temps le monologue du Général Harras extrait du Général du diable. Ceux pour qui ce ne serait pas encore assez sentimental peuvent voir et écouter Curt Jürgens dans la version cinématographique.
Les phrases du chapitre qui traite du vécu de la guerre de ce hessois rhénan  qui, en 1914, avait à peine 18 ans et passa « 1213 journées au front », ne sont absolument pas sentimentales. Mais elles sont si prenantes et concises que j’ai la plus grande envie en place d’un commentaire de livrer le plus possible d’extraits de ce texte.
Peu de temps avant le déclenchement de la guerre, Zuckmayer qui venait d’échapper de peu à un blâme (« …parce que j’avais par mes rebellions répétées poussé l’un de mes professeurs à la syncope »,) était allé avec sa famille, une famille de petits entrepreneurs de la Hesse rhénane de Nackenheim sur le Rhin, en vacances en Hollande. Et là, des semaines avant la déclaration de guerre, le jeune Zuckmayer, qui avait déjà quelques premières rimes derière lui, avait composé ses premiers poèmes « adultes ». Parmi ceux-ci :
Un jour,
Un jour quand tout sera terminé,
Les mères pleureront et les fiancées se plaindront,
Et sous l’image du Seigneur Jésus Christ,  on
Recommencera à faire de pieux signes de croix
Et l’on dira : mais c’est fini
Laissez les morts plaindre les morts
Mais à nous, cela nous a brisé le cœur
Et toute notre vie, nous en porterons la croix.
J’aurais souhaité que plus de poètes allemands aient pu composer de tels vers au moins en 1918.
Puis, c’est la déclaration de guerre, la mobilisation, un rassemblement populaire à Mayence auquel il participe bras dessus, bras dessous avec les amis de son enfance.
« … Je vois leurs visages de dix-sept ans comme ils étaient à l’époque, jeunes et frais, je ne peux pas les voir autrement car ils n’ont pas vieillis. Ils sont tous morts à la guerre…A la fin une fanfare militaire se mit à jouer, et nous chantions avec elle, sans comprendre la signification de cette strophe : Elle a arraché sa vie / Il se trouve maintenant à mes pieds / Comme si c’était une part de moi
Zuckmayer se présente comme volontaire à 17 ans avec la permission de ses parents (eux aussi « …pris dans la violence de cet instant »)
« Devenir soldat … était ce contre quoi nous nous étions déjà révoltés chez les scouts… Nous criions liberté lorsque nous nous sommes précipités dans les camisoles de force des uniformes prussiens …Une sorte de pulsion de mort qui déferlait sur le monde…J’ai plus tard entendu parler d’un même état d’esprit en France, en Angleterre, même aux États Unis… Lorsque nous criions liberté, nous pensions … à plus. Ce n’était pas du tout un esprit militariste mais l’esprit révolutionnaire des volontaires ….de 1914 ».
Pour Zuckmayer, le vécu de la guerre, à côté de combats et de morts absurdes, était aussi marqué par la rencontre avec des personnes d’origine sociale et régionale différentes qu’il n’aurait pas rencontré en temps de paix, du moins pas avec une telle intensité.
« Cet éclatement de l’esprit de caste …allait de soi…. C’était ce qui pouvait sortir de meilleur et de plus productif de tous ces bouleversements. Dans nos esprits vivaient les idées de la Révolution de 1848 et de l’Eglise Saint Paul de Francfort [NdT où siégea le Parlement de Francfort, première assemblée démocratiquement élue d’Allemagne] encore plus fortement qu’ailleurs et cette teneur dominait les conversations, comme la guerre de 1870 avait apporté l’unité allemande, la guerre de 14 apportera le droit et la liberté allemandes ».
Ils disaient les vers de Gerhard Hauptmann composés pour le Festival du Centenaire en rimes allemandes, se moquaient de l’interdiction qui avait frappé la pièce en 1913 et se sentaient confortés par l’élite des intellectuels allemands. Les Ludwig Frank et Otto Braun, Richard Dehmel, Alexandre Moissi et Paul Wegener, n’étaient-ils pas « partis sur le champ de bataille » ? Hauptmann et Kerr [Alfred] n’écrivaient-ils pas des poèmes de guerre ? Rétrospectivement, il sait :
« ils étaient profondément apolitiques… une responsabilité critique envers la politique mondiale et contemporaine leur était étrangère et ne faisait pas partie du métier culturel… Comment aurions-nous, nous représentants des classes moyennes intellectuelles, pu être plus critiques ou plus réfléchis ? La problématique des événements reste inexpliquée. Mais nous étions confrontés à un destin …dont il aurait été presque inhumain de vouloir se soustraire. Il y eut des exceptions dont nous ne savions rien et que nous ne connaîtrons que bien plus tard. »
Les jeunes gens sont menés à la baguette mais cela ne les brise pas, cependant,
« il y eut, dans quelques cas, l’embryon précurseur du futur gardien de camp de concentration, du petit homme à qui l’on donne un pouvoir illimité sur les autres et qui les maltraite d’autant plus qu’il sent chez eux une supériorité morale ».
Bien entendu, la guerre le rattrape. A Roye, dans le nord de la France, on transporte devant lui un mourant « …un vagissement pitoyable …Je l’ai souvent réentendu plus tard, venant de blessés, cet étrange souffle d’enfant ».
Zuckmayer a passé toute la guerre sur le front occidental et il a vécu tout ce que nous avons entendu de nombreux témoignages sur les tranchées et la guerre de position.
« …J’avais à peine dix-huit ans, lorsque je fus affecté à cette batterie. J’atteins… l’âge de vingt et un an, j’ai gravi les échelons…jusqu’au grade de lieutenant et je vivais encore. J’ai grandi avec les autres, imperceptiblement. Je les vois tous, je n’ai oublié presque personne. Très peu d’entre eux sont encore en vie aujourd’hui ».
En 1917, il écrivit ce poème :
Cela fait sept jours que je n’ai rien mangé
Ni claqué une balle dans le front d’un homme
Ma jambe est dévorée de morsures de poux
Bientôt j’atteindrai ma vingt et unième année
Si je suis saoûl, je cogne dans la gueule
Des visages de plomb. Mon chant est colère
Où je me gratte jaillit un sang criard
Ma barbe pousse comme du jeune cresson alénois
Je prends alors ma semence en main :
L’avenir de l’Europe, frai de grains noirs –
Un Dieu se noie dans la vase d’une mare à crapauds !!
Je chie mon legs sur les murs
Il arrive tout de même à se déconnecter, se retirer, visiter cathédrales et musées, lire. Il lit comme un fou, se procure les textes des expressionnistes de Mann à Edschmid, lit des pacifistes interdits, «  de Suisse, Leonhard Frank, Barbusse, … . Je me méprisais moi-même pour toute apparition d’un sentiment d’ivresse pendant que se préparait en moi une ivresse nouvelle, chiliastique, la croyance dans la dernière bataille, dans l’arrivée d’un printemps des peuples, dans un monde nouveau, meilleur… Bientôt, on me surnomma le lieutenant liseur. Un moment, je me suis même appelé Lieutenant Trotski car pour lui j’étais enthousiaste ». C’est sans conséquence, oui, il s’abonne par la Poste des armées à la revue die Aktion de Franz Pfemfert et lit, …de la dynamite pure contre l’ordre étatique ». Il finit par envoyer des poèmes à la rédaction berlinoise, ils sont imprimés, il est encouragé à continuer.
« …Il en résultait une étrange existence double. Je menai mes hommes en position, fit mon service aux armées tel qu’il m’était ordonné, sans condition. Mais mes pensées étaient pour l’Internationale de tous les peuples libérés ».
En mars 1918, il rencontre l’Empereur, lors d’une remise de décoration
« Si je n’avais pas déjà senti que la situation de notre camp était sans espoir, cela me serait apparu à ce moment-là. Il était raide, les cheveux gris, les yeux grand ouverts mais vides de regard…Dans la fatalité. J’en ai gardé le souvenir d’un masque tragique ».
En novembre 1918, ses hommes lui confèrent le commandement, il conduit la troupe éclatée vers Kehl par le Pont du Rhin.
« Les Alsaciens regardaient avec hostilité. Nous ne regardions ni à droite, ni à gauche. Aucun soldat n’avait dans l’idée que nous avions perdu la guerre par un coup de couteau dans le dos. Cela ne leur sera inculqué que plus tard. Mais nous n’imaginions pas non plus que les gouvernements des vainqueurs étaient meilleurs. Affamés, battus mais avec nos armes, nous sommes rentrés chez nous ».
Zuckmayer raconte aussi la Révolution de novembre 1918 et ses suites. Le chapitre suivant de son autobiographie, Heures de l’amitié, commence ainsi :
« Avons-nous vécu une révolution en 1918 ? Ce que j’en ai vu, fut un effondrement marqué de manière passagère par des traits révolutionnaires dont les suites durèrent cinq ans jusqu’à la fin de l’année 1923 »
Mais ceci est une autre histoire allemande.
Peter Brunner
(Traduction : Bernard Umbrecht)
Toutes les citations sont extraites de Carl Zuckmayer : Als wär’s ein Stück von mir (Comme si c’était une part de moi). S. Fischer Francfort 1966 pages 185 à 257, non traduit en français

 

 

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