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Quand des somnambules s’en vont déclarer la guerre …
Pour un peu, selon ce brillant résumé, l’Allemagne serait entrée en guerre à l’insu de son plein gré. Ainsi se construisent des renversements dans la lecture de l’histoire.
Il est faux de dire qu’ils étaient loin de se rendre compte qu’ils approchaient du gouffre. Ils savaient parfaitement que la guerre était à l’horizon, l’admettaient comme inéluctable mais n’ont rien fait pour l’empêcher. Pourquoi ?
J’ignorais que dans la gauche grecque et européenne on croyait aux« prophéties auto-réalisatrices »
Un somnambule est quelqu’un qui se promène avec beaucoup d’assurance en dormant.Le livre de Christopher Clarck n’est pas le premier à porter ce titre. Dans un essai plus ou moins fictionnel d’Arthur Koestler. « Les Somnambules, ce sont les hommes de la science — Copernic, Kepler, Brahé, Galilée — qui, progressant péniblement parmi les brouillards des thèses erronées, ont ouvert la voie à l’univers newtonien. » peut-on lire dans la présentation par l’éditeur du livre Les Somnambules/ Essai sur l’histoire des conceptions de l’Univers.
« A ce moment la guerre avait déjà perdu de sa correction pointilleuse et l’on ne poursuivait plus les déserteurs aussi sévèrement qu’autrefois : il y en avait trop et l’on ne voulait pas s’en apercevoir. Mais cela ne suffit pourtant pas à expliquer que Haguenau ait pu sortir sans encombre de Belgique : il est bien plus probable que ce fut grâce à la sûreté de somnambule> avec laquelle il se mouvait dans cette zone de dangers : il avançait dans l’air clair de l’avant-printemps, il marchait comme sous une cloche pleine d’insouciance, isolé du monde et pourtant dans le monde, et il ne se posait pas de problèmes »
Les uns découvrent de la lumière dans le brouillard, les autres ont la « sûreté » face au danger, on verra ce qu’il en est des somnambules de Christopher Clark.
Fritz Fischer considère qu’on ne peut pas traiter isolément la politique allemande de juillet 1914. : Elle n’apparaît sous son vrai jour, écrit-il, que si on la regarde comme un lien entre la politique d’expansion de l’Allemagne depuis les années 1890 et la politique des buts de guerre depuis août 1914 .
« L’Empire allemand de 1871, la création de Bismarck, était une union de l’État prussien, militaire et autoritaire, avec les milieux dirigeants de la bourgeoisie libérale qui s’était développée grâce au commerce et à l’industrie. Cette nouvelle création d’un État relève entièrement de l’histoire du mouvement des États nationaux qui s’étend de 1789 à nos jours et elle y occupe une place particulière et significative dans l’histoire mondiale. Les Allemands furent les seuls à ne pas établir leurs institutions en s’alliant avec la démocratie contre l’ancien régime : au contraire, c’est avec reconnaissance qu’ils reçurent ces institutions des mains de l’ancien régime, comme défense contre la démocratie. Dans le nouvel Empire, l’État prussien, la puissance et la considération dont jouit la couronne de Prusse, la position du président du Conseil prussien en tant que chancelier de l’Empire, le Landtag prussien avec son droit de vote à trois classes pour la Chambre des députés et avec sa Chambre haute essentiellement féodale, la bureaucratie, les écoles, les universités et les églises d’État protestantes, sans oublier les forces armées placées sous le commandement direct des monarques, sont des facteurs garantissant la suprématie des forces conservatrices sur les éléments du libéralisme démocratique et, plus tard, du socialisme démocratique. »
« …L’empereur avait, le 8 décembre 1912, lors d’une discussion sur la situation « politique et militaire », donné des instructions pour organiser des campagnes de presse ; en cas de « grande guerre européenne » provoquée par le conflit austro-serbe, le peuple allemand devait savoir « à l’avance » pour quels buts il aurait à combattre et par là « se familiariser avec une telle guerre ».
« Il est incontestable que, dans ce heurt d’intérêts politiques et militaires, de ressentiments et d’idées qui atteignent leur maximum pendant la crise de juillet, tous les gouvernements des pays européens engagés n’aient eu leur part de responsabilité au déclenchement de la guerre mondiale. Il ne nous appartient pas de discuter en détail la responsabilité de la guerre, ni d’étudier ou de juger la responsabilité des hommes d’État et des militaires des puissances engagées dans le conflit. […] Ici, il importe de démontrer les buts et la politique pratique du gouvernement allemand au cours de la crise de juillet.
Mais il a des lettres. Son second paragraphe s’intitule L’empire sans qualité, allusion – sans doute, peut-être – au livre de Robert Musil L’homme sans qualité. Cet « empire sans qualité » n’est autre que l’empire austro-hongrois moribond et secoué par des conflits entre les différentes nationalité qui le compose. La double monarchie est dirigée par une « impersonnalité diabolique » (Karl Kraus), l’empereur François Joseph. Les structures de décisions au sein de l’empire sont partagées entre faucons et colombes, avec en tête pour les premiers le chef d’état major des armées, le maréchal Conrad von Hötzendorf qui n’a comme réponse à toute situation que la guerre et à ranger dans les colombe le successeur du trône, l’archiduc Franz Ferdinand, qui rêve d’ États-Unis de la grande Autriche. Il sera assassiné à Sarajevo, le 28 juin 1914 par Gavrilo Princip.
Certes, ce ne sont pas des -ismes (colonialisme, impérialisme) qui déclenchent des guerres mais des hommes. Ils n’empêchent qu’ils sont pris dans des -ismes dont ils ne révèlent pas la nature parce qu’ils n’en ont pas l’intelligence. A l’exception de la France, qui est une république, les autres sont des monarchies dirigés par de piètres politiques qui n’ont de compte à rendre à personne. Le pouvoir, ils n’ont pas eu à le conquérir, ils l’ont hérité. Ils n’ont pas besoin de storytelling, de cadre narratif cohérent. Ils confondent les parades militaires avec les champs de batailles. En plus, ils sont cousins, souvent capricieux. Mais l’on se demande tout de même si Christopher Clark n’attache pas trop d’importance à leur versatilité. Il s’en régale oubliant peut-être que c’est précisément avec des dirigeants indécis que les lobbies guerriers et financiers qui savent ce qu’ils veulent l’obtienne. L’examen du système politique à lui seul ne permet pas de comprendre les lignes de forces qui conduisent à la tragédie.
Les somnambules focalisent sur la poudrière des Balkans. Par les systèmes d’alliances, ils se retrouvent au centre de la géopolitique européenne.
Heureusement qu’il n’y a pas, à ce qu’on nous dit, de conflits inter-impérialistes !
Je me contente de le noter, il m’est difficile d’avoir un avis sur la question. Il me semble que la responsabilité directe de la Serbie n’est pas établie, pas suffisamment du moins. Il n’en va pas tout à fait de même pour la suite du récit qui dédouane beaucoup trop facilement l’Autriche-Hongrie et son principal allié l’Allemagne. Gerd Krumreich a établi dans son dernier livre ce qui fait consensus en Allemagne et qui fera l’objet de la troisième partie .
Le livre de Christopher Clark participe d’un travail encore peu fréquent – c’est bien plus vrai encore de l’historiographie française – de description détaillée de l’avant guerre. De ce qui s’est passé juste avant que ça ne casse.
« Essoufflement des secteurs industriels de la première génération ; renforcement et organisation des classes ouvrières dans les pays capitalistes développés ; durcissement de la concurrence intercapitaliste ; crises violentes … – certains voient là le symptômes de l’effondrement prochain du capitalisme.
L’attentat de Sarajevo non plus n’était pas totalement une surprise même s’il s’est déroulé comme « dans une scène d’un film de Chaplin avec certes une fin mortelle et des conséquences mondiales ». Le principal reproche que Krumeich fait à Christopher Clark, son livre en fourmille mais je ne retiendrai que celui-ci, c’est de s’attarder longuement sur cette histoire jusqu’à en perdre le fil et la signification politique. N’est-ce pas d’ailleurs son but ? Du point de vue de l’historien allemand, l’historien australien n’apporte pas réellement la preuve de la complicité du gouvernement serbe dans l’attentat même s’il admet des complicités dans l’armée et les douaniers. Pour le premier « le gouvernement de la double monarchie s’est montré dès le début déterminé à utiliser les circonstances pour en finir avec le problème serbe ». Cela ne minimise en rien la part allemande dans l’escalade du conflit. Pourquoi l’Allemagne a-t-elle signé un chèque en blanc à son allié ? Il explique cela en faisant appel à un jeu de pur hasard qu’on appelle en allemand « vabanque ». L’expression est née du jeu français du pharaon, un jeu de quitte ou double qui, comme son nom le suggère, profite surtout au banquier du jeu, à ce qui « va à la banque » d’où l’expression « vabanque ». La théorie de la localisation est ainsi un jeu de hasard.
« Qui donc porte la responsabilité du déclenchement de la 1ère guerre mondiale ou n’y a-t-il aucun coupable et toutes les puissances ont-elles glissé plus ou moins consciemment dans la guerre pour reprendre la formulation de réconciliation des années 1920 ? Ou les hommes politiques étaient-ils réellement des somnambules ou mieux ont-ils dans leur rêve dansé sur un volcan en ignorant qu’ils allaient le pousser à l’éruption ? Mes conclusions à l’examen des dossiers des acteurs, de leurs agissement, de leurs omissions, est sans ambiguïté : l’Empire allemand et l’Autriche Hongrie se sont livrés à un jeu de risque tout (Vabanquespiel) qui ne craignait pas la grande guerre pour faire pencher en leur faveur la balance de la politique européenne. L’attentat de Sarajevo a été utilisé de manière déterminée pour libérer l’Autriche-Hongrie de la pression serbe et pour essayer de savoir si la Russie était décidée et prête à la guerre et jusqu’où elle était prête à y aller. L’unanimité régnait parmi les dirigeants des empires allemand et autrichien pour considérer que le danger russe, depuis longtemps jugé menaçant, nécessitait une telle mise à l’épreuve pour asseoir la position de l’Allemagne et de la monarchie danubienne dans le concert des puissances. Typique pour l’époque étaient les obsessions provenant du darwinisme selon lesquelles l’Empire russe en pleine croissance deviendra avec ses potentialités économiques et militaires à plus ou moins long terme un facteur incalculable. La crainte d’une possible agression de la Russie avec son allié la France s’est transmuée dans l’opinion partagée par la direction wilhelmienne qu’il valait mieux la guerre « maintenant que plus tard » puisque de toute façon guerre il y aura. Ce fatalisme de la pensée dominait chez les « puissances d’Europe centrale » et avec le « saut dans l’inconnu » – expression utilisée par le chancelier Bethmann Hollweg pendant la crise de juillet – on pensait encore pouvoir trouver un rivage salvateur.
La citation du fondateur de la social démocratie allemande appelle deux remarques. Bebel avait beau être social-démocrate et donc suspect intellectuellement pour la droite et les historiens qui ne prennent pas de tels points de vue en considération – encore moins Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg – il est tout de même un peu difficile après un tel discours – de 1911- de parler de somnambules. Tout le monde savait qu’une telle hypothèse était plausible. Le problème est que cela n’a pas empêcher le SPD de voter les crédits militaires. La seconde question est de savoir pourquoi la dernière phrase s’est avérée fausse, en d’autres termes, pourquoi la guerre a sauvé le monde bourgeois plutôt que d’en hâter la fin.
J’en suis bien d’accord, alors reprenons succinctement quelques points en détail.
« Ce serait le folklore non pas du siècle de la vitesse ni des hommes qui en sont les acteurs, mais de la vitesse en soi, dont les protagonistes ne seraient ni des humains ni des êtres mortels, mais des machines ultra perfectionnées, douées de volonté, ne transportant aucun être vivant, destiné à mourir et susceptible de souffrir, se déplaçant vers un but invisible sans dessein compréhensible, suscitant une littérature privée d’amour et de haine et, ça va sans dire, de pitié et de terreur, une littérature où serait contée la disparition totale de la vie à la surface du globe. Je les regarderais, ces mortels chétifs et frêles, disparaître dans un espace de vide infini, intemporel, empli du rugissement de machines incroyables, un espace traversé de météores en furie se déplaçant dans le vide, se ruant nulle part sans s’arrêter ni ralentir, à jamais voués à se détruire les uns les autres » (Essais, discours et lettres ouvertes, pp. 241-42, traduction modifiée).
« Sans diminuer en rien l’importance des causes économiques de la guerre, on est en droit d’affirmer que la guerre impérialiste, dans ce qu’elle a précisément de plus dur et de plus néfaste, est partiellement déterminée par la disparité criante entre les moyens gigantesques de la technique et l’infime travail d’élucidation morale dont ils font l’objet. En effet, de par sa nature économique, la société bourgeoise doit retrancher aussi rigoureusement que possible la technique de la sphère dite spirituelle, elle doit empêcher aussi résolument que possible la pensée technique de participer à l’organisation sociale. Toute guerre à venir sera aussi une révolte de la technique contre la condition servile dans laquelle elle est tenue »
« Un monde mécanique, tirant ses forces motrices des énergies froides (l’eau, le vent, etc.. s’efface. Un autre le remplace, animé par les énergies chaudes du feu »
« Quant aux chefs militaires, ils apprenaient, en se tâtant avec inquiétude, en se mordant la lèvre pour être sûr qu’ils ne dormaient pas, l’insondable nouveauté d’un événement qu’ils avaient préparé à loisir, mais sans aucunement le concevoir : une guerre faite par des millions d’hommes.
« Que faire de ce levain prometteur, de ce protoplasme dont chaque frémissement peut déployer une dimension nouvelle, de cette innocente gravité du « million d’hommes » ? Nous connaissons trop bien la suite ; la marche forcée vers les « lendemains qui chantent », vers la « Race » et l’ »Espace vital » a, à sa manière, donné un « poids politiques » et un impact à cette amibe géante en lui fabricant un destin de chair à canon ou à haut fourneau.
« Ce centenaire-là ne saurait être une fête.
Publié dans Histoire
Marqué avec "1914 : questions sur une commémorationn, "Juli 1914", "Les somnambules", "Révolte de la technique", August Bebel, Christopher Clark, ère guerre mondiale, Fritz Fischer, Gerd Krumeich, Gilles Chatelet, Hans Ulrich Wehler, Herfried Münckler, Hermann Broch, Impérialisme, Jules Romain, LA question du nombre, Les Balkans, Les buts de guerre de l'Allemagne impériale, Masse, Max Hastings, Militarisme, Nicolas Offenstadt, Serbie, Sigmund Freud, Théorie de la localisation, Walter Benjamin
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La frontière est dans le pré
Frontières et ouvertures était le thème proposé par Carol Shapiro pour la dissémination d ‘avril de la webassociation des auteurs. Je n’avais d’abord pas l’intention d’y participer, j’ai des sujets lourds en préparation et le thème auquel j’avais pensé, langue et frontière, nécessitait un temps que je n’avais pas pour être prêt.
Une récente balade m’offre cependant l’occasion de faire un clin d’œil participatif
Il arrive facilement quand on se promène dans le Jura alsacien de franchir la frontière et de se retrouver sans y prendre garde en Suisse. La frontière passe quelque part entre forêts et champs.On ne le sait pas. Elle n’est pas matérialisée. Invisible, elle existe pourtant bel et bien comme une frontière. On en a la preuve quand tout d’un coup, en plein milieu des prés des panneaux indicateurs nous rappellent qu’on ne saurait s’y promener sans papiers en règle ni objets non dédouanés. Et cela peut devenir cocasse comme le montre l’image quand on nous précise que le passage dans les champs en taxi avec des valises bourrées de billets de banque, pardon « contenant des capitaux dépassant les limites autorisées », était interdit.
D’un peu plus près
Quelques mètres plus loin, une plaque signale le passage à cet endroit, au lieu dit les Ebourbettes, du Général Giraud lors de son évasion d’Allemagne en 1942 non pas pour rejoindre, comme cela est indiqué, la France libre mais la zone libre.
On se souvient alors aussi de la fin de La grande illusion de Renoir qui aurait pu avoir lieu ici. La frontière dans le film était certes perdue dans la neige mais bien réelle et heureusement pour les évadés, Maréchal (Jean Gabin) et Rosenthal (Marcel Dalio). Après l’avoir franchie, ils se séparent sur ces mots : « faut bien qu’on la finisse cette putain de guerre en espérant que c’est la dernière », dit Maréchal. La voilà « la grande illusion » réplique Rosenthal.
Publié dans Humour
Marqué avec #dissémination, Frontière suisse, Jura alsacien, La grande illusion, Les Ebourbettes
Un commentaire
Après plus de 40 années d’interdiction par Hélène Weigel et les héritiers de Brecht, le film « Baal » de Volker Schlöndorff avec Fassbinder (1969) à nouveau accessible (en DVD)
Avant toute explication, écoutons d’abord le choral introductif de la pièce de B. Brecht et du film de V. Schlöndorff par R.W. Fassbinder accompagné de sa traduction
Le choral du grand Baal
Lorsque Baal grandissait dans le sein de sa mère
Déjà, le ciel était très grand, calme et si pâle,
Et jeune et nu, et formidablement étrange,
Et tel que Baal l’aima, lorsque Baal se montra.
Et le ciel restait là dans la peine et la joie,
Même quand Baal dormait, bienheureux, sans le voir :
La nuit, le ciel était violet, Baal était ivre,
Et, tôt, Baal était pieux : lui, de pâle abricot.
Dans la honteuse fourmilière des pécheurs
Baal était nu et se vautrait dans la quiétude :
Et seulement le ciel, mais le ciel constamment
Et toujours puissamment couvrait sa nudité.
Tous les vices, dit Baal sont bons à quelque chose
Mais pas l’homme, dit Baal, qui les pratique.
Quand on sait ce que l’on veut, les vices, c’est quelque chose.
Choisissez-vous-en deux car un tout un seul, c’est trop.
Ne soyez surtout pas si paresseux, si mou,
Parce que jouir n’est pas si facile, par dieu!
Il faut des membres forts et de l’expérience aussi:
Et pour ces choses-là, un gros ventre, ça gêne.
Baal guigne vers là-haut les plus gras des vautours
Qui guettent dans le ciel le cadavre de Baal.
Parfois il fait le mort. Un vautour fond dessus.
Et Baal, muet, mange un vautour pour son dîner.
Dans la vallée des larmes sous de sombres astres,
Baal broute bruyamment l’herbe de vastes champs.
Quand ils sont nus alors Baal trottine en chantant
Et va dans la forêt éternelle dormir.
Et quand le ventre noir tire Baal vers en bas,
Qu’est encore le monde pour Baal ? Il a son compte.
Et Baal a tellement de ciel sous la paupière
Que, mort, il a du ciel encore et juste assez.
Et quand Baal pourrissait dans le noir de la terre
Le, ciel était encor grand et calme et si pâle
Et jeune et nu, formidablement admirable,
Et tel que Baal l’aimait, lorsque Baal existait.
Traduction Guillevic
La musique est de Klaus Doldinger. Pour la petite histoire, il faut savoir qu’à un moment Daniel Cohn Bendit avait été pressenti pour jouer le rôle de Baal. Mais quand on a vu Fassbinder, on ne l’imagine plus tant Fassbinder est Baal. Du moins le Baal de 1969.
A côté de Fassbinder on trouve dans un petit rôle Hanna Schygulla et surtout, interprétant Sophie, Margarethe von Trotta qui sera pendant 20 ans la compagne de Schlöndorff et deviendra cinéaste elle-même.
Faire sortir la bête chez lui et chez les autres, est le programme de Baal, un asocial radical, vagabond et poète. Ses poèmes il les déclame dans la rue, au bistrot, dans les bouges. Il méprise le bourgeois. Peut-être a-t-il quelque chose de Rimbaud, de Villon, de Hans Dietrich Grabbe, et, qui sait, de Brecht lui-même. Il n’aime pas, sauf un homme, Ekart. Mais il est aimé. Des femmes qu’il séduit, dont il jouit et qu’il rejette. C’est du brutal. Son ami Ekart, il le tuera à coups de couteaux dans un accès de jalousie.
Schlöndorff suit intégralement la pièce de Brecht dans sa version de 1919. Ce n’est pas tout à faire la première. Il existe, en effet, une version de 1918. Brecht a ensuite constamment réécrit ce texte. Baal reste asocial mais Brecht finit par l’inscrire dans une société elle-même asociale, ce qui n’est pas tout à fait le cas des premières versions.
En 1969,Volker Schlöndorff sortait d’un fiasco financier avec son film précédent. Son Michael Kolhaase l’avait ruiné.Baal, tourné la même année et diffusé une seule fois, en 1970, lui a permis de se relancer, raison pour laquelle il tient chez lui une place particulière, raison pour laquelle aussi la réaction d’Hélène Weigel, femme de Brecht, décidant d’interdire toute nouvelle projection lui est douloureuse, lui l’admirateur de Brecht, et aujourd’hui encore incompréhensible. Elle n’a en effet jamais donné de raison. Était-ce parce que Brecht y était montré comme anarchiste ou parce qu’elle trouvait le film mauvais. On peut pencher pour la première hypothèse.
Le film avait été produit par et pour la télévision. Comment montrer du théâtre à la télévision en évitant la conserve ? L’idée a été d’utiliser des équipements mobiles pour filmer la pièce comme s’il s’agissait d’un reportage extérieur. La scène est transposée dans la fin des années 1960, moment où émerge avec ses premiers films un certain Fassbinder représentant par ailleurs de l’Antiteater, opposé au théâtre institutionnel. Il venait de tourner L’amour est plus froid que la mort et travaillait sur Le bouc .
Le film a été diffusé à la télévision le mardi 21 avril 1970 à 21 heures. Le public populaire a été choqué, le public dit cultivé déçu, il attendait un bon Brecht bien canonisé. Régulièrement relancés, les ayant droits ont confirmé le diktat d’Hélène Weigel. Jusqu’à récemment où la Fondation Fassbinder a réussi à libérer le film dont les négatifs s’abîmaient dans des boites rouillées.
La version restaurée est désormais disponible en DVD.
Baal / Volker Schlöndorff – Zweitausendeins Edition Deutscher Film 7/1969
avec des sous-titres en français et en anglais. Le sous-titrage français est fâché avec les à, l’accent grave fait défaut.
Pour les germanophones, le DVD contient un dossier d’accompagnement et un interview avec Volker Schlöndorff.
Publié dans Théâtre
Marqué avec "Baal", Bertolt Brecht, Hélène Weigel, Margarethe von Trotta, RW Fassbinder, Volker Schlöndorff
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Heiner Müller : « La fonction politique principale de l’art est de mobiliser l’imaginaire »
Voici donc, pour la première fois, en français dans son intégralité, le premier entretien que j’ai eu avec Heiner Müller en 1977. J’en ai déjà raconté les circonstances, je n’y reviens pas. Il n’avait pas, au départ, été prévu pour être transcrit dans son intégralité, mais comme cette version existe telle quelle non seulement en allemand mais dans d’autres langues, sous le titre Entretien avec Bernard Umbrecht, il était temps qu’elle puisse être lue aussi en français. C’est de la matière brute. La fréquence de l’adverbe ici qui localise le propos de Heiner Müller évoque un pays, la RDA, en tant qu’expérimentation de quelque chose de différent, qui n’existe plus.
J’ai parlé des scènes de La bataille dont il sera question précédemment. On pourra s’y reporter pour mieux saisir le propos. Enfin, quelques mots suivis d’un * sont rapidement explicités à la fin.
Umbrecht : …Je veux simplement demander dans quelles circonstances cette pièce, Die Schlacht [La bataille] a été écrite.
Müller : eh bien !, ce n’est pas une pièce à proprement parler, plutôt un montage ou collage très distendu de scènes. Elles ont été en grande partie écrites immédiatement – immédiatement pour moi – après la guerre, c’est-à-dire quand j’ai commencé à écrire, au début des années 1950. A l’époque, il s’agissait simplement pour moi d’une tentative de régler mes comptes avec ce trauma, le trauma du fascisme. J’ai ressorti ces choses-là en 1973 ou 74 et j’en ai fait un collage. Très peu de textes sont nouveaux. Peut-être est il important encore de préciser qu’à l’époque où j’ai écrit la plupart des textes la situation et les motivations étaient différentes de celles de 1974. Ma motivation était différente et la situation bien sûr aussi. A l’époque, l’attitude fondamentale chez nous était celle d’un antifascisme général. On croyait que le fascisme n’était qu’une question politique et économique et qu’on supprimerait le phénomène en démontant ses bases économiques. Depuis l’idée s’est répandue naturellement qu’on ne peut supprimer les comportements et psychologies fascistes par l’expropriation des industries clés. Et qu’une telle affaire nécessiterait des générations. C’est pour cela que j’ai à nouveau trouvé ces histoires intéressantes. Donc en 1974. Cela a aussi quelque chose à voir avec le fait que pendant la période de reconstruction de la RDA et même avant, dans la zone d’occupation soviétique, on pouvait d’une certaine façon rendre productive la totale soumission à la discipline de la classe ouvrière obtenue dans le fascisme par l’armement et la guerre. L’utiliser pour la reconstruction. Mais maintenant, nous avons besoin de ce qui a été détruite par cette éducation à la discipline, l’initiative ou si tu veux, le courage civique. On a besoin des qualités subjectives des gens. Les scènes [de La bataille] décrivent des situations de contrainte dans lesquelles le facteur subjectif n’apparaît plus que négativement. C’est même une question qui m’est adressée à moi. Dans quelle mesure est-ce exact et quelle image d’ensemble cela donne-t-il ? Parce qu’il y a là quelque chose qui m’avait intéressé un moment et contre quoi je polémique, cet antifascisme moral qui ne mène naturellement nulle part. Parce que l’innocence est un bonheur dû au hasard. Il y a des gens qui n’ont jamais vécu de telles situations, ce sont les innocents. D’un autre côté, on ne peut pas demander à ceux qui vivent de telles situations qu’ils se comportent autrement que les personnages dans les scènes, ou alors seulement sous la forme d‘un appel moral.
Umbrecht : Dans cette mesure cela fait partie d’un courant qui s’affirme aujourd’hui plus nettement d’affronter cette question. Je pense au nouveau livre de Christa Wolf [Venait de paraître Kindheitsmuster. Trames d’enfance]
Müller Oui, oui
Umbrecht : Tu as parlé de collage et tu as dit que ce n’était pas une pièce. Je voulais te demander si la forme que tu as choisie dépend du thème traité. Ou si c’est un principe d’écriture, une méthode, une manière d’écrire de Heiner Müller ?
Müller : Je ne crois pas que j’ai un style. Je ne trouverais pas bien qu’il y ait un principe d’écriture. Je crois quand même que chaque matériau doit être traité différemment et nécessite une autre manière d’écrire. Et si, par exemple, tu compares Die Bauern (Les Paysans) avec La bataille, il y a de très grandes différences. Et c’est à mettre en relation avec le fait qu’à partir du moment où les chances historiques ont été ratées il n’y a plus que des situations de contraintes où le facteur subjectif ne rentre plus guère en ligne de compte ou alors il y est broyé. Cela conduit à cette forme quelque peu aphoristique de théâtre qu’est La bataille. Ce matériau nécessite ou peut nécessiter une telle forme de représentation.
Umbrecht : Je dois avouer que je ne comprends pas très bien : situation de contrainte, facteur subjectif…
Müller : Oui, je veux dire que les scènes commencent toutes à un point où une certaine situation de contrainte s’est installée. On ne cherche pas à savoir comment on en est arrivé là. La situation de contrainte est donnée et les gens doivent s’y comporter. C’est presque toujours une situation dans laquelle une attitude que nous jugerions positive est suicidaire. On ne peut demander à personne, une société ne peut demander à personne de se suicider. Ce serait là l’appel moral qui ne mène à rien politiquement. Dans cette mesure, il s’agit d’une polémique avec la condamnation morale du fascisme qui ne mène à rien. Je peux te donner un exemple peut-être évocateur. Lors de la tournée à Genève, il y a eu une discussion après le spectacle. Un homme âgé a pris la parole et dit : « je suis juif, j’étais en camp de concentration ». Je crois qu’il avait été à Buchenwald, le spectacle a été très émouvant pour lui car il a réveillé tous ses souvenirs. Et ce qu’il a compris pour la première fois c’est que ce n’était que par hasard qu’il n’était pas de l’autre côté. Ce n’était pas son mérite d’être juif. Ce n’était pas son mérite, pas même moral, d’avoir été prisonnier. Il aurait aussi bien pu se retrouver de l’autre côté. C’est un exemple d’un effet juste et recherché.
Umbrecht : N’y a –t-il pas eu la critique ou le danger que l’on dise que ce n’est pas une pièce positive ?
Müller : C’est la vieille dispute entre Friedrich Wolf et Brecht. Tu connais cela ? Sur Mère Courage. Wolf pensait qu’à la fin Courage devait condamner la guerre. Et dire sur la scène que la guerre était mauvaise. Et Brecht pensait qu’il n’était pas si important que Courage le constate à la fin car il était plus important pour lui que ce soit le public qui, de lui même, en arrive à cette conclusion Avec ces jugements, cette catégorisation des pièces en positif –négatif en partant du contenu, on met la question de l’effet entre parenthèses, on met le public entre parenthèses. Or un drame ne naît pas sur scène, n’a pas lieu sur scène mais se déroule entre la scène et la salle.
Umbrecht : Tu veux dire que le positif se trouve chez les spectateurs ?
Müller : Oui. Et se ce n’est pas le cas ce n’est pas de ma faute.
Umbrecht : Peut-on dire que Die Schlacht [La bataille] est un Lehrstück* [Pièce didactique] ?
Müller : Je ne sais pas. Je n’utilise pas volontiers cette notion sujette à tant de malentendus.
Umbrecht : Je pensais qu’il y avait débat…
Müller : Certainement mais je n’utiliserais jamais cette notion.
Umbrecht : J’ai lu quelque part qu’on parlait de Heiner Müller comme critique de la théorie et de la pratique des Lehrstücke de Brecht
Müller : Tout cela est un peu trop simplifié. Ou alors c’est formulé plus scientifiquement que je ne le pense moi. Une chose est exacte : la théorie du Lehrstück de Brecht présupposait qu’un temps viendra où le théâtre ne sera plus constitué d’une division entre public et comédiens, comédiens et spectateurs. Cela veut dire qu’est présupposée la fin de la division du travail. C’est une utopie très communiste. Tout le reste est dès lors transitoire. Il est vrai, me semble-t-il, mais cela n’a déjà plus rien à voir, je crois, avec la théorie du Lehrstück qu’il faut qu’il y ait un rapport contradictoire, une relation conflictuelle entre la scène et la salle. Parce que c’est ennuyeux s’il n’y a assis dans la salle qu’un public qui approuve. Il n’est pas plus utile non plus qu’il y ait un public qui ne fasse que désapprouver. La différence peut-être est qu’il s’agissait encore pour Brecht d’abord d’Aufklärung* au théâtre [d’apporter les Lumières au théâtre]. Je crois que c’est terminé parce que c’est pris en charge (ou devrait l’être) par d’autres médias. Et le théâtre ne peut plus prendre en charge la question de l’Aufklärung. Au théâtre, il faut maintenant, en tous les cas pour moi, impliquer les gens dans des processus, les faire participer. Précisément de la manière dont je l’ai écrit dans Die Schlacht, que les gens se demandent : comment me serais-je comporté ? Qu’ils se rendent compte qu’eux aussi sont potentiellement fascistes dans de telles situations. C’est cela que je trouve positif, utile.
Umbrecht : Est-ce que tu veux dire que la tâche d’Aufklärung que Brecht a posée n’est plus la même parce que tu es dans une société socialiste ?
Müller : Certainement d’abord pour cela
Umbrecht : Que devrait être le théâtre dans une société socialiste.
Müller : Il y a une formulation qui n’est pas de moi mais que je trouve très bonne, elle est de Wolfgang Heise*, un philosophe d’ici, de la RDA. Il dit du théâtre que c’est un laboratoire de l’imaginaire social [Sozialer Phantasie*]. Je trouve cette formule très bonne. Si on part de l’idée que les sociétés capitalistes mais c’est valable dans le fond aussi pour toute société industrielle moderne, la RDA est aussi un état industriel, ont tendance à réprimer l’imaginaire, de l’instrumentaliser, en tous les cas d’y mettre un frein. Je crois, aussi modeste que cela puisse paraître, que la fonction politique principale de l’art est de mobiliser l’imaginaire. Ce que Brecht a exprimé en disant qu’il fallait au théâtre maintenant permettre au spectateur d’opposer à ce qu’il voit des images fictives, d’imaginer des processus alternatifs. Quand on lui montre une action ou qu’il entend un dialogue, il doit être formulé de telle sorte que le spectateur puisse en imaginer un autre qui aurait été possible ou souhaitable.
Umbrecht : Il me semble cependant que l’art en RDA est tombé dans une situation où il a essentiellement une fonction de critique sociale. Où est-ce que je me trompe ?
Müller : Qu’est-ce que tu entends par critique sociale. Critique contre….
Umbrecht : J’ai vraiment l’impression que l’art remplit une partie des tâches que d’autres …
Müller : … médias devraient remplir
Umbrecht : oui par exemple la presse ou même le Parti.
Müller : Oui. Cela a certainement aussi un aspect positif. Mais également un fort aspect négatif. D’un côté, je trouve tout à fait correct, et [Walter] Benjamin l’a déjà dit, qu’un art socialiste ne peut naturellement pas se passer de traits didactiques parce que l’on ne peut pas partir d’une conception qui voudrait que l’on puisse écrire des choses en étant totalement indifférent à la capacité des gens à le recevoir. Nous ne pouvons pas y être totalement indifférents. Il faut faire en sorte que le plus grand nombre possible de gens puisse en faire quelque chose. Cela ne veut pas dire baisser le niveau mais je crois que c’est une question de technique d’écriture. Là je n’ai pas d’objection à ce que l’art s’empare de ces fonctions. D’un autre coté, cela devient négatif si l’art et la littérature se contentent de faire le travail de la presse. Ce n’est pas la même chose si sur un cas d’injustice sociale ou sur quelque chose qui a mal tourné on écrit une nouvelle. Ce faisant, il est transposé dans une sphère qui ne concerne plus les institutions et les organisations sociales Si le cas a déjà été traité dans la presse, cela lui donne du poids. C’est le problème. Que la littérature doit veiller à ne pas être un simple vecteur.
Umbrecht : Je voulais en fait simplement mieux comprendre ce que signifie mobiliser l’imaginaire. Tu peux m’expliquer encore mieux ?
Müller : Je vais essayer. D’abord sous l’angle négatif. Je m’en suis rendu compte très fortement aux États-Unis où la gamme d’offre de la population à la société est très, très étendue. Il vient à quelqu’un l’idée de créer un parti pour l’abolition des arbres fruitiers, il le créée, il le peut. Ou un autre pense que les homosexuels ne doivent plus être pourchassés et il fonde un parti. C’est aux États-Unis que je me suis rendu vraiment compte que cette forme de tolérance sert à canaliser des impulsions ou à les neutraliser. On s’inscrit et on est reconnu comme association. Et puis il ne se passe plus rien.
[Il repend après une interruption] Ce que je veux dire avec mon exemple des États-Unis c’est que les impulsions, les initiatives, l’imaginaire y sont tout de suite transformés en marchandises et ainsi privées de leur fonction sociale. C’est aussi une technique pour canaliser, fragmenter l’énergie révolutionnaire. S’il y en a un qui a l’idée « make love not war », cela devient un mouvement. Et si un autre dit : oui mais seulement pour les homosexuels cela devient un autre mouvement. Ou lesbien. Encore un autre mouvement. C’est ainsi que l’énergie révolutionnaire est rendue inoffensive par la transformation en marchandise, par l’étiquetage, par division. C’est cela que j’appelle l’étouffement de l’imaginaire par le marché, par l’instrumentalisation. Et ce danger existe dans toute société industrielle.
Umbrecht : Cela veut dire aussi ici [en RDA], penses-tu ?
Umbrecht : Le potentiel industriel n’est pas encore aussi puissant pour que le danger soit si grand, jusqu’à présent. Mais cela existe naturellement. Cela se passe ici plus à travers les institutions, par exemple (ce qui était un problème) l’action et la solidarité avec le Vietnam … Cela a toujours été fait à travers les institutions. Il n’y avait aucune possibilité de faire quelque chose en privé, par soi-même. On payait sa contribution. C’est allé si loin que l’on a déduit du salaire la contribution de solidarité. Je trouve cela mauvais. Quand on enlève aux gens la possibilité de faire, aussi de dire, quelque chose en tant qu’individu. Parce que les institutions leur enlèvent cette possibilité. Cela rend les gens politiquement immature, leur enlève toute envie.
Umbrecht : Cela veut dire que l’imaginaire serait déjà là ?
Müller : Oui, je pense que c’est pour cela que le théâtre doit soulever et traiter ces questions qui ne sont pas posées et traitées dans la presse. C’est là le point à partir duquel cela devient négatif. Si le théâtre ne pose pas d’autres questions, il n’a pas de fonction sociale, pas de fonction politique.
Umbrecht : Et maintenant les aspects positifs. Tu as commencé par les négatifs …
Müller : Oui c’est exact. Les aspects positifs sont directement liés aux négatifs. Il y a toute une série de questions qui ne sont pas traitées par la presse. Pour beaucoup de raisons sur lesquelles on pourrait disputer. Et donc le théâtre doit bien sûr prendre en charge les questions que la presse devrait traiter. Que cela soit nécessaire a sans doute à voir avec la faiblesse des traditions démocratiques en Allemagne.
Umbrecht : Je dirais que cela donne en même temps à l’art un rôle trop important.
Müller : Oui
Umbrecht : Il s’ajoute à cela que des pièces de théâtre deviennent des évènements politiques. Je ne connais pas cela en France. Comme par exemple à ce qu’on m’en dit, je ne l’ai pas encore vu, Les bains publics* [Wladimir Maïakovski] qui serait un évènement politique.
Müller : Je ne l’ai pas vu. Je ne crois pas que cela en soit un, mais…
Umbrecht : Tu as écrit : « L’art trouve sa légitimité dans la nouveauté = est parasitaire si on peut le décrire avec les catégories actuelles de l’esthétique*». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Müller : Oui. Une anecdote que je raconte toujours à cette occasion explique peut-être cela le mieux. Mais à toi, je ne l’ai pas encore racontée, je l’espère. On a demandé à la Ulanowa* ce qu’elle voulait dire avec une certaine danse. Elle a répondu : si je pouvais le dire autrement que par cette danse, je n’y aurais pas travaillé durement pendant quatre mois. Je veux dire que cela a longtemps été et est encore un problème avec la compréhension de l’art, avec le débat sur l’art, de présupposer que l’on peut décrire une pièce de théâtre de manière adéquate en prose, que l’on peut décrire un poème dans une analyse. Si cela était, ce serait réellement parasitaire de permettre à des gens d’avoir, avec l’argent des autres, le temps libre pour écrire des poèmes. C’est cela que je veux dire. Ce malentendu a conduit dans le passé à des controverses stupides sur les œuvres d’art. Parce qu’il y a toujours de la latitude… je veux dire que, pour chacun, l’œuvre d’art agit différemment et, si l’on veut établir un faux consensus, il se fera au détriment de l’art.
Umbrecht : J’ai posé tout à l’heure la question de l’esthétique de Heiner Müller parce que tu as dit dans ce numéro de Theater der Zeit qu’ « aucune littérature dramatique n’est aussi riche en fragments que la littérature allemande » et plus loin que « la nécessité d’hier est la vertu d’aujourd’hui : la fragmentation d’une action souligne son caractère de processus, empêche la disparition de la production dans le produit, la marchandisation, transforme ce qui est représenté en champ d’expérimentation dans lequel le public peut co-produire. Je ne crois pas qu’une histoire bien construite ( la fable au sens classique ) puisse encore rendre compte de la réalité » . Pourrais-tu commenter ?
Müller : Oui. D’abord ce n’est pas nouveau. Brecht a déjà écrit en 1932 : « le pétrole se refuse aux cinq actes ». Il s’est intéressé à ce matériau, le rôle du pétrole dans l’histoire mondiale, et il en arrive tout naturellement à la conclusion qu’on ne peut pas en faire un drame en cinq actes. Et cela vaut en fait pour toute nouvelle réalité ou pour toute nouvelle approche, approche matérialiste, d’un matériau ancien. Cela n’entre plus dans les vieux canons, qu’on ne peut plus écrire comme les anciens mythes, etc.
Umbrecht : Ce qui a tout particulièrement retenu mon attention, c’est le mot « fragmentation ». Cela semble jouer un rôle important pour toi non qu’une histoire soit écrite du début à la fin mais…
Müller : Cela vient bien sûr d’une polémique, c’est pourquoi c’est surformulé. C’est d’abord une polémique contre une convention qui existait et existe chez nous qu’une histoire doit avoir un déroulement canonique. J’ai entendu récemment à l’entracte un spectateur, il y avait au programme une pièce de RDA, il avait bu, dire : je peux déjà vous dire que tout va bien finir, la classe va triompher ! La réalité est présentée de telle sorte qu’à la fin tout soit en ordre, que tout le conflit trouve sa résolution sur la scène, qu’on y réponde aux questions au lieu de laisser le public être confronté avec elles. On prive le public de ce travail en simulant le fait que tout cela a un début et une fin claire. Rien n’est laissé ouvert pour produire un effet. C’est peut-être là un procédé artistique mais je n’en ferai pas un évangile et je ne dirai pas qu’il faudrait par principe écrire de manière fragmentaire. Cela ne va pas du tout. Mais qu’en tous les cas l’on résiste à l’idée qu’une histoire se clôt sur la scène.
Umbrecht : Je voudrais si tu le permets faire une autre citation : « Un texte vit de la contradiction entre l’intention et le matériau ». Je crois qu’il y a là une réponse. J’aurais encore des questions sur … Il y a dans tes œuvres et dans ton travail une relation particulière à Shakespeare et à l’antiquité. Dans La Bataille, il y a des extraits de l’Iliade d’Homère.
Müller : Ce n’est pas de moi, c’est dans le programme. Ce sont les metteurs en scène qui l’ont fait. Je n’y suis pour rien. Je n’ai rien contre, je trouve cela correct.
Umbrecht : Tu as adapté une pièce de Sophocle ?
Müller : Ben oui. Cela s’est passé ainsi : [Benno] Besson* avait eu la proposition de mettre en scène Œdipe [Œdipe Roi de Sophocle]. Il ne savait pas trop quoi en faire. Il a trouvé cela très irrationnel, il était très irrité et m’a demandé ce que l’on pouvait faire. Je me suis souvenu qu’il y avait une traduction de Hölderlin de sorte que l’on pouvait avec relativement peu de travail élaborer un bon texte. J’ai simplement recopié et parfois modifié Hölderlin. C’était davantage une rédaction de la traduction de Hölderlin. Certes avec des modifications. Des modifications en apparence très minimes mais avec un bon texte on peut changer beaucoup avec de très petites modifications.
Umbrecht : Cela ne veut pas dire que tu cherches quelque chose de particulier dans cette littérature ?
Müller : il y avait une raison, un point de vue peut-être tout à fait général. Ce n’est actuellement plus aussi important mais à l’époque cela me paraissait important, vers la fin des années 1950, il y avait certains parallèles. Toutes ces affaires, tous ces conflits que l’on trouve dans les drames antiques, enfin grecs, sont en relation avec le passage à la société de classe, avec la naissance de la société de classe. Et maintenant il est question, du point de vue programmatique du moins, de l’abolition de la société de classe. Et il y a peut-être là une nouvelle manière de voir ces vieilles histoires. C’était cela le point de départ.
Umbrecht : La question Brecht. Les festivités semblent en préparation, oui ? J’avais depuis longtemps l’intention de poser la question : Heiner Müller, que signifie faire du théâtre après Brecht. Je veux dire on ne peut pas ignorer Brecht et je crois que l’on doit se poser la question que peut signifier Brecht pour la RDA ? C’est-à-dire quel Brecht et en quoi Brecht est important aujourd’hui ?
Müller : Pour moi en ce moment ne sont pas importantes les pièces paraboles, Le cercle de craie, Se-Tchouan. Puntila ne m’intéresse pas non plus. Les pièces considérées comme classiques. Galilée c’est autre chose, je trouve cette pièce très intéressante parce que c’est la plus personnelle. Pour moi les pièces les plus importantes aujourd’hui ,en RDA, ce sont les Lehrstücke et les premières pièces qui sont très peu jouées. Parce que les pièces paraboles reposent sur une vision du monde qui au regard d’aujourd’hui est très simplifiée. Elle repose sur une division du monde, de l’histoire, en deux : un avant la révolution et un après. Et avec une telle séparation simplifiée, en deux, on ne peut pas en ce moment faire du théâtre politique ici. Même si on a longtemps essayé de le faire. On ne peut pas se contenter de montrer combien le capitalisme est mauvais et croire que les gens vont rentrer tranquillement chez eux en trouvant le socialisme bon. Cela ne mène nulle part. D’un autre côté, je crois volontiers que les pièces tardives de Brecht contiennent beaucoup d’explosif politique y compris pour ici. Je pense seulement qu’il faudrait les casser. Je veux dire qu’il serait nécessaire de casser les textes de Brecht pour les sortir de leur canonisation. C’est-à-dire les mettre en scène différemment de Brecht, de Wekwerth*. Il faut de nouvelles approches pour que les textes puissent à nouveau travailler. De la manière dont on le fait ici en ce moment les textes ne travaillent plus, ce sont des textes d’opéra, des monuments, ils ne travaillent plus.
Umbrecht : Qu’est-ce qui te paraît important dans les Lehrstücke, les premières pièces.
Müller : Pour les Lehrstücke, un exemple tout simple : un texte de Brecht dans la théorie des pièces didactiques évoquait la nécessité pour les fonctionnaires de jouer à l’occasion des fonctionnaires et de brûler des dossiers sur la scène. Ainsi, en répétant régulièrement leur geste, ils acquerraient une autre relation aux dossiers. Un jeu. La fonction sociale est immédiatement évidente… Et les premières pièces sont intéressantes car pour elles vaut ce que disait Brecht sur le Sturm und Drang ou Shakespeare dans leur relation au classicisme allemand, c’est-à-dire sur les derniers Goethe et Schiller, à savoir qu’ils contiennent encore du matériau brut. Et que tout le matériau contenu n’est pas devenu forme, n’a pas encore été transformé en forme. Cela s’applique aussi aux pièces tardives de Brecht. Il y a à cela des raisons historiques, biographiques. Avec l’émigration, il était coupé des luttes de classes en Allemagne, ce qui correspondait à la situation de Goethe à Weimar. Son Weimar était Hollywood. Un isolement relatif par rapports aux mouvements et luttes de classes. C’est difficile à briser aujourd’hui.
Umbrecht : J’ai encore un ensemble de questions sur le paysage théâtral de RDA. Je suis étonné, du moins à Berlin, du très petit nombre de pièces contemporaines d’auteurs contemporains. D’où cela provient-il ?
Müller : Il y a d’abord une grande divergence entre les besoins des gens de théâtre, ceux qui font du théâtre, et le large public. Le public est maintenant, je crois, plutôt apolitique. C’est le résultat d’un mauvais théâtre, d’une mauvaise littérature théâtrale. Et d’une mauvaise politique culturelle. De la manière dont c’est fait actuellement, le public est d’abord intéressé à l’opérette aux variétés. On le constate tout simplement aux statistiques. Les plus grands succès populaires sont les opérettes. Et les contes dans le théâtre pour enfants.
Umbrecht : J’interromps. Peut-on dire aussi que certaines pièces soviétiques, qui sont des pièces très critiques, qui ont eu un succès public.
Müller : Tu veux dire Gelman ?
Umbrecht : Je pense à « Prime, protocole d’une réunion ». Quel autre a eu un grand succès ? Ah oui Les bains publics, des choses comme ça.
Müller : Certainement. De telles pièces sont rares chez nous. D’un autre côté, pour ce qui concerne La prime, je suis un peu sceptique. Parce que c’est une pièce très journalistique, d’un genre très journalistique.
Umbrecht : Je suis sceptique aussi. C’est vraiment comme tu l’as décrit : la solution apportée sur le plateau.
Müller : Justement. Et l’on traite des questions sociales et historiques comme de questions morales. Je trouve cela faux par principe même si je comprends comment cela arrive.
Umbrecht : Moi aussi.
Müller : Mais il n’est guère possible à un auteur de le faire ainsi, ici. Car, si l’on insiste sur les questions, on en arrive à des problèmes politiques, historiques. Et là il devient plus compliqué de porter les pièces sur scène… Donc, si tu demandes pourquoi il y a si peu de pièces contemporaines… Il y a …ou des pièces contemporaines qui sont jouées. Il y en a pas mal. Il y a eu en 1954, non cela devait être en 1952, je n’en suis pas tout à fait sûr, ici, le projet de renouer avec la tradition de l’agitprop. Et de créer des groupes d’agitprop. Tu connais le concept ? Et diverses personnes ont été interrogées. Brecht aussi l’a été. Il a écrit 10 thèses. Qui n’ont pas été publiées. Je pense en particulier à deux d’entre elles. L’une stipulait que l’agitprop n’a de sens que si l’on peut divulguer les noms, noms et adresses de ceux qui sont responsables, coupables d’anomalies, de défectuosités, des erreurs représentées. Si cela reste anonyme, cela n’a pas d’effet. Deuxième point : cela n’a de sens que si peuvent être abordées des questions qui retiennent de grandes parties de la population de travailler avec nous. Et aussi longtemps qu’il ne sera pas possible de traiter ce point dans le drame contemporain, cela restera un problème.
Umbrecht : Toute une série d’écrivains sont partis ces derniers temps. Je pense qu’au vu de leur nombre on ne peut plus l’analyser comme des cas individuels. C’est un problème politique.
Müller : oui.
Umbrecht : La réponse qui est faite, on pourrait dire Kurt Hager* a répondu : « c’est la faute à l’impérialisme qui essaye d’enfoncer un coin entre les intellectuels et le parti, la classe ouvrière. Et de les détourner ».
Müller : C’est sûrement vrai. Je veux dire c’est un aspect. Les médias ouest-allemands ont naturellement sans cesse essayé et essayent d’influencer en ce sens. D’un autre côté on les prend trop au sérieux. C’est le deuxième aspect.
Umbrecht : Trop au sérieux ?
Müller : Oui. Les médias ouest-allemands, la presse, c’est clair. Dès qu’un auteur a des difficultés ici, il est un génie là-bas. Cela de toute façon. Il en a été ainsi ces vingt dernières années et cela continue.
Umbrecht : Mais c’est aussi un problème ici. Je veux dire c’est un peu simplifié.
Müller : C’est clair. Je veux dire, c’est un aspect, il y en a d’autres.
Umbrecht : Tu veux en parler ?
Müller : On comprend à l’ouest la politique culturelle dans le sens où nous l’entendons ici de manière trop étroite. Ce qui en forme la base est ce que nous appelons ici la rupture du privilège de la connaissance et de la culture [Bildungsprivileg]. Pas besoin que je l’explique davantage, non ? Cela, c’est le fondement. Et la condition d’une élévation du niveau d’instruction est son élargissement. Ce qui se traduit évidemment dans cette phase de transition au détriment du sommet.
Umbrecht : Du quoi ?
Müller : Des élites, si l’on n’y prend pas garde. Quand on élargit le niveau, il est dans un premier temps plus difficile de produire de la qualité supérieure.
Umbrecht : Ah bon, oui
Müller : Je veux dire que c’est une loi simple. L’essentiel – et la réussite de cette politique culturelle – est qu’il existe ici un public beaucoup plus large pour tout. Aussi pour la littérature. Un autre aspect concerne le fait que les écrivains et je crois tous les artistes sont des privilégiés en comparaison avec une grande partie de la population. Et le fait d’être privilégié conduit beaucoup d’entre eux à l’isolement par rapport à ce qui se passe ici. Un isolement par rapport aux vraies questions d’ici. Quand les gens n’ont pratiquement pas de problèmes matériels – et pratiquement aucun écrivain n’en a (on peut parfaitement vivre en n’ayant écrit qu’un seul livre, il y a beaucoup d’exemples) – cet isolement conduit à ce que l’on accorde à son propre domaine de travail isolé trop d’importance. D’un autre côté, les fonctionnaires responsables des questions artistiques sont dans beaucoup de cas en-dessous du niveau. Ils en savent trop peu. Et l’insuffisante qualification des fonctionnaires a renforcé l’isolement des artistes. Parce qu’un dialogue authentique ne peut se faire qu’entre personnes qui partagent les mêmes conditions de savoir et de culture. Que les fonctionnaires ne pouvaient acquérir dans cette période. Ils avaient bien d’autres choses à faire. Il en résulte très souvent des décisions bornées, des décisions bêtes contre et sur l’art. Je crois que c’est un aspect principal sans cette vague de départs. Il faut différencier aussi. Le cas Biermann est différent de celui de Kunze*. Kunze à partir d’un certain moment est arrivé ou allé sur une position qui n’a plus rien à voir avec la RDA. Par exemple, un livre comme Les années merveilleuses, ce qu’il décrit tu peux le trouver aussi en Belgique ou en Allemagne fédérale ou dans n’importe quelle province. Un tel comportement, par exemple des policiers contre la jeunesse, tu peux le trouver partout. Cela n’aurait jamais fait à ce point sensation si ce n’avait été rapporté à la RDA. Et l’appréciation portée sur Kunze n’est pas en relation avec son talent. Je le crois. Son cas a incroyablement été monté en épingle.
Umbrecht : Ce n’est pas tout à fait mon avis. Je veux dire : bien sûr, on peut dire cela de Kunze mais je ne sais pas si c’est ainsi qu’il faut aborder la question. J’ai l’impression que Kunze et Biermann relève du même problème.
Müller : Je ne crois pas
Umbrecht : Le problème, je veux dire que si on n’avait pas fait de difficultés à Kunze, il n’aurait pas disparu comme auteur.
Müller : Oui.
Umbrecht : Le problème pour moi est celui d’une libre confrontation idéologique.
Müller : Oui, oui. C’est sûrement un problème, c’est clair. Sauf que pour moi… Biermann de mon point de vue a une position romantique. On ne peut pas critiquer Ulbricht* à partir d’un Thälmann* idéalisé c’est-à-dire critiquer la position d’Ulbricht à partir d’un Thälmann fictif. Et si l’on veut comme auteur agir politiquement, il faut savoir que la politique est faite entre autre de compromis. Cela ne veut pas dire faire des compromis dans ses textes. On doit savoir qu’ici, dans une telle société, la littérature ne peut exister séparée de la politique. Et l’on doit savoir que ce qui concerne la publication, la diffusion, c’est de la politique ici. Pas tant l’écriture elle-même mais le traitement de ce qui est écrit est ici quelque chose de politique. Bien plus que par exemple en Allemagne fédérale. Et il faut savoir que la politique signifie entre autre que l’on a affaire aux catégories du possible. On ne peut exiger l’impossible. Cela ne conduit pas à une extension du domaine du possible.
1977
Traduction Bernard Umbrecht
Lehrstück : Pièce didactique. Assez compliqué à définir. Destinées aux amateurs qui devaient apprendre en pratiquant, les Lehrstücke ont aussi été des pièces radiophoniques.
Aufklärung au sens d’instruire, éduquer, former au rationalisme, expression issue de la philosophie des Lumières
Le philosophe Wolfgang Heise (1925-1987), admirateur de Hölderlin, enseignait l’Histoire de l’Esthétique à l’Université Humbold de Berlin. Wolf Biermann l’avait qualifié de « Mon Voltaire de RDA »
Phantasie : J’avais tenté de définir le mot Phantasie comme le domaine presque magique de l’imaginaire, la capacité de voir autre chose que ce qui est montré, donné.
Heiner Müller: Lettre à Martin Linzer 1975 in « Theater der Zeit » 8/1975Theaterarbeit. Berlin: Rotbuch, 1975, S. 124.
Le 30. September 1977, a eu lieu la Premiere de la pièce de Wladimir Majakowski, Bains publics au Deutsches Theater Berlin dans une mise en scène de Friedo Solter.
Galina Oulanova, « première ballerine absolue » du Bolchoï
Benno Besson ,acteur et metteur en scène suisse a participé avec Brecht aux début du Berliner Ensemble. De 1977 à 1982, il a dirigé la Volksbühne.
Manfred Wekwerth : Directeur du Berliner Ensemble de 1977 à 1991
Alexander Isaakowitsch Gelman, journaliste soviétique devenu scénariste et auteur de Protocole d’une réunion sorte de plaidoyer pour la transparence dans la production qui deviendra le scénario d’un film
Kurt Hager : Membre du Bureau politique et idéologue en chef du SED (Parti socialiste unifié de RDA)
Reiner Kunze Les Années merveilleuses, traduction François-Réné Daillie, Seuil, 1978.
Walter Ulbricht : Premier dirigeant de la RDA de 1949 à 1971.
Ernst Thälmann : Dirigeant du Parti communiste allemand , député de 1924 à 1933, année où il sera arrêté. Après 11 années de prison, il sera fusillé en 1944 sur l’ordre de Hitler.
Publié dans Théâtre
Marqué avec "Entretien avec Bernard Umbrecht", "La bataille", Antifascisme, Brecht, Heiner Müller, Imaginaire social, Rda, Reiner Kunze, Wolf Biermann
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„La bataille“ de Heiner Müller
ICH HATT EINEN KAMERADEN
Quatre soldats. Neige.
SOLDAT 1 : Camarades, je ne vois plus l’ennemi
SOLDAT 2 : C’est la faim
SOLDAT 3 : C’est la tempête de neige.
SOLDAT 4 : L’ennemi est partout
SOLDAT 2 : Le ventre vide
Je n’ai qu’un ennemi.
SOLDAT 4 : Que veux-tu dire.
SOLDAT 2 : Que depuis quatre semaine je n’ai pas vu de viande.
SOLDAT 3 : Un royaume pour un os de cheval.
SOLDAT 4 : Nous crevons de faim pour l’Allemagne.
SOLDAT 2 : L’Allemagne, tu veux rire. Ce
N’est peut-être plus que nous quatre.
SOLDAT 4 : Un de trop.
SOLDAT 2 vise le soldat 4 : Ça suffit.
SOLDAT 4 : Je veux dire, nous sommes camarades. Ce qui signifie
SOLDAT 2 : L’un bouffe ce que l’autre chie.
SOLDAT 4 : Trois ventres pleins valent mieux que quatre vides
Le fondement de l’honneur c’est la fidélité.
SOLDAT 3 acquiesce : Un pour tous.
SOLDAT 2 : Reste la question : qui?
Soldats 2, 3, 4 se visent mutuellement.
SOLDAT 1 : Camarades, je ne tiens plus mon fusil.
Soldats 2, 3, 4 reposent leurs fusils et se regardent.
Un temps.
SOLDAT 4 : Donne
Je le tiens pour toi, camarade.
Lui prend son fusil et l’abat.
C’était
Notre maillon le plus faible et un danger
Pour la victoire finale. En bon camarade à présent
II renforce notre puissance de feu.
Soldats 2, 3, 4 mangent le soldat 1 entièrement.
Chanson ICH HATT EINEN KAMERADEN
In Heiner Müller La bataille et autres textes Editions de minuit Traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwartzinger
Ich hatt einen Kamerad (J’avais un camarade), la scène subvertit la chanson militaire, fait partie des 5 Scènes d’Allemagne, écrites par Heiner Müller essentiellement dans les années 1950 et regoupées en un montage sous le titre La bataille (Die Schlacht). Ce sont comme cinq petites pièces miniatures. Elles décrivent la terreur du « consentement meurtrier », pour reprendre une expression de Marc Crépon, dans lequel sont emprisonnés les personnages que ce soient deux frères dans la Nuit des longs couteaux, un mari, sa femme et sa fille devant un portait de Hitler dans la Noce chez les petits bourgeois, un boucher et sa femme, les quatre soldats ci-dessus, tout un groupe coincé entre des ss et les russes dans une cave à Berlin en 1945 dans Le drap ou l’immaculée conception. Rien que le titre ! Cette dernière scène qui avait été présentée séparément lors d’une sorte d’opération portes ouvertes à la Volksbühne à Berlin Est avait été mon premier contact avec l’écriture de Müller. Un choc. Je n’avais jamais entendu – au sens aussi des sonorités de la langue – quelque chose d’aussi fort et qui en même temps s’imposait comme une évidence même si c’était finalement loin d’être le cas.
Les scènes saisissent ce moment où ce qui relèverait de l’attention à l’autre devient suicidaire pour soi. Je l’ai tué. C’était lui ou moi, dit la femme du boucher alors que Le drap s’achève par cette phrase en didascalie : Par-dessus le mort commence le combat des survivants pour le pain
Si j’évoque ici, maintenant, Die Schlacht, c’est qu’il en sera beaucoup question dans le premier entretien que j’avais eu avec Heiner Müller, dont j’ai déjà un peu raconté l’histoire et qui sera mis en ligne la semaine prochaine pour la première fois dans son intégralité en français. Müller y parle en particulier de sa polémique avec l’antifascisme moralisant, de la fonction du théâtre, de Brecht et de plein d’autres choses. J’ai préféré parler de La bataille avant, afin de pouvoir m’y référer.
La bataille / Scènes d’Allemagne avait été montée en 1975 à la Volksbühne par Manfred Karge et Matthias Langhoff. Le spectacle avait effectué une tournée en France en 1976 à la Fête de l’Humanité et entre le 16 et le 27 novembre 1977 au Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis et au TNP de Villeurbanne. Ce n’était plus tout à fait une découverte et l' »entrée » en France de Müller mais presque encore. Bernard Sobel avait en effet monté une pièce de Müller, Philoctète en 1970.
J’ai retrouvé dans mes archives le programme de la Volksbühne. Son contenu offre des suggestions et des parallèles intéressants. On y trouve, outre la distribution, le texte des cinq scènes, un extrait du Chant 22 de l’Iliade d‘Homère et deux cahiers présentant l’un des témoignages sur le fascisme et la seconde guerre mondiale recueillis dans les entreprises après lecture des scènes et l’autre un petit dossier sur les désastres de la guerre de Goya.
Commençons par Goya
Le programme reproduit 7 des 83 eaux fortes de Goya intitulées Les désastres de la guerre publiées en 1863, après sa mort. Elles décrivent les atrocités perpétrées par les soldats de Napoléon qui a envahi l’Espagne en 1808 pour étouffer le soulèvement du 2 mai contre l’occupation française à Madrid.
Ce choix suggère ainsi un rapprochement possible entre les scènes écrites de La bataille et celle dessinées par Goya par ailleurs très souvent évoqué par Müller. Peut-on faire un parallèle entre les scènes de Goya et celles de Müller ?
Susan Sonntag parle de Goya en ces termes :
« Les images de Goya conduisent le spectateur au bord de l’horreur. Tous les ornements du spectaculaire ont été éliminés : le paysage n’est plus qu’une atmosphère, une obscurité, à peine esquissée. La guerre n’est pas un spectacle. La série réalisée par Goya n’est pas un récit : chaque image, qui s’accompagne d’une courte légende déplorant la perversité des envahisseurs et la monstruosité de la souffrance infligée, possède son autonomie propre. L’effet d’accumulation est dévastateur »
Susan Sonntag dans devant la douleur des autres (Christian Bourgois page 52).
Interrogé par le jardinier Isidro qui l’accompagnait dans ses sorties nocturnes pour effectuer ses croquis sur le pourquoi de cette obstination, Goya a répondu : « pour avoir le goût de dire éternellement aux hommes qu’ils ne soient pas des barbares ». (Rapporté par Marcel Cohen dans A des années lumière Editions Fario). La réponse de Goya est programmatique et pourrait aussi être celle de Heiner Müller
Dernier document enfin : Le chant 22 de l’Iliade raconte le duel entre Achille et Hector. L’extrait choisi concerne la fin du chant, la mort d’Hector et le deuil à Troie. Pour en donner une idée, voici, ci-dessous un court passage :
« Il dit, et au divin Hector il prépare un sort outrageux. A l’arrière des deux pieds, il lui perce les tendons entre cheville et talon; il y passe des courroies, et il les attache à son char, en laissant la tête traîner. Puis il monte sur le char, emportant les armes illustres ; d’un coup de fouet, il enlève ses chevaux, et ceux-ci pleins d’ardeur s’envolent. Un nuage de poussière s’élève autour du corps ainsi traîné; ses cheveux sombres se déploient; sa tête gît toute dans la poussière – cette tête jadis charmante et que Zeus maintenant livre à ses ennemis, pour qu’ils l’outragent à leur gré sur la terre de sa patrie !
Et, tandis que cette tête se couvre toute de poussière, sa mère s’arrache les cheveux, et, rejetant loin d’elle son voile éclatant, elle pousse un long sanglot à la vue de son enfant. Et son père aussi pitoyablement gémit; et, autour d’eux, les gens sont tous en proie aux sanglots, aux gémissements, par toute la ville. »
Homère Iliade Extrait de la fin du Chant 22 Texte établi et traduit par Paul Mazon Paris Belles Lettres 2002
Publié dans Théâtre
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Il s’en passe des choses chez Wagner ! (Schopenauer)
(Er zieht sie mit wüthender Gluth an sich; sie sinkt mit einem Schrei an seine Brust. – Der Vorhang fällt schnell.)
Richard Wagner
Die Walküre, Ende des 1. Aufzuges
(Il l’attire à lui avec une furieuse ardeur, elle pousse un cri et se jette dans ses bras. Le rideau tombe rapidement)
Richard Wagner
La Walkyrie Fin du 1er acte
Er [Wagner] hat mir seine Trilogie geschickt. Der Kerl ist ein Dichter und kein Musiker. Es kommen allerdings tolle Dinge da vor. Einmal heißt es, der Vorhang fällt rasch. Wenn er aber nicht rasch fällt, dann kriegen wir böse Dinge da zu sehen.
Arthur Schopenhauer
Gespräche. Hg. v. Arthur Hübscher. Stuttgart: Frommann-Holzboog, 1971. S. 215.
Il [Wagner] m’a fait parvenir sa trilogie. Ce gars est un poète, pas un musicien. Il s’en passse des choses étonnantes là-dedans. Un moment il est dit que le rideau tombe rapidement. Car s’il ne tombait pas vite, on verrait de vilaines choses.
Arthur Schopenhauer
La source se trouve sur le site Bonaventura /Lektüren eines Nachtwächters (Lectures d’un veilleur de nuit)
Un commentaire signale en outre que Schopenhauer avait noté sur l’exemplaire que Wagner lui avait dédicacé, à l’endroit de la didascalie indiquant la fermeture rapide du rideau : il était temps.
La fin du premier acte de la Walkyrie se passe entre Sieglinde, la femme de Hunding et Siegmund qui s’est réfugié chez eux. En même temps qu’ils tombent amoureux l’un de l’autre, Sieglinde et Siegmund découvrent qu’ils sont frère et soeur jumeaux.
La Walkyrie (Ring des Nibelungen) de Richard Wagner. Fin de l’Acte 1 scène 3 dans la production de la Fura dels Baus sous la direction de Zubin Mehta à Valence en 2008.
Siegelinde : Petra Maria Schnitzer – Siegmund : Peter Seiffert
Publié dans Arts, Humour
Marqué avec Arthur Schopenhauer, Richard Wagner, Walkyrie
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Jean Hans Arp : « Bouche gueule gorge »
Bouche gueule gorge
La gueule de l’argent.
La gueule fermée d’un portail
où dans la nuit glacée un désespéré
en vain cogne et cogne.
L’étrange expression de la bouche
d’un homme nu et glabre en saumure.
La gueule d’une machine à figure humaine.
Comme il rit l’ovoïde lorsque soudain
d’innombrables dés tombent de sa gueule.
La bouche d’un chanteur
d’où montent des sons
qui s’épanouissent en une construction musicale
toute bruissante.
La bouche du conte
qui parle d’un vin d’or en carafes de cristal
qui transforme tous les buveurs en étoiles d’or.
La bouche à merveilles des saints et des poètes.
La gueule en lambeaux de l’épouvantail.
La bouche béante et tordue d’un affamé
à qui l’on ne sert que des zéros.
La gueule de la conque originelle.
Une bouche taillée dans le marbre où nichent les oiseaux.
La bouche du rêve.
La bouche enchantée de l’écho.
La gorge de l’éternité.
La bouche radieuse des anges.
Mund Maul Rachen
Das Maul des Geldes.
Das verschlossene Maul eines Tores
an dem in eiskalter Nacht ein Verzweifelter
vergeblich pocht und pocht.
Der seltsame Ausdruck um dem Mund eines nackten
unbehaarten Mannes in Sülze.
Das Maul einer menschenähnlichen Maschine.
Wie lacht das Ovoid als ihm plötzlich
andauernd Würfel aus dem Maule fallen.
Der Mund eines Sängers
aus dem Töne steigen
die zu einem Liederbau wachsen
der rauscht und rauscht.
Der Mund des Märchens
der von goldenem Wein in kristallenen Karaffen berichtet
der alle Trinker in goldene Sterne verwandelt.
Der Wundermund der Heiligen und der Dichter.
Das zerfetzte Maul der Vogelscheuche.
Der weit aufgerissene verzerrte Mund eines Hungernden
dem lauter Nullen vorgesetzt werden.
Das Maul des Urmuschelhauses.
Ein Mund aus Marmor gehauen in welchem Vögel nisten.
Der Mund des Traumes.
Der verzauberte Mund des Echos.
Der Rachen der Unendlichkeit.
Der leuchtende Mund der Engel.
Je ne sais si l’on peut aller jusqu’à dire que c’est dû à un de ses hasards chers à Jean Hans Arp, mais je venais d’acquérir son recueil de poèmes allemands traduits en français et édité sous le titre La grande fête sans fin contenant le poème ci-dessus sur lequel je suis tombé au moment de l’annonce du thème de la dissémination du mois de la web-association des auteurs : le corps dans tous ses états proposé par Pierre Cendrin. C’est dans ce cadre que cette webchronique est mise en ligne.
On connait sans doute mieux l’œuvre plastique de Jean Hans Arp que son œuvre poétique qui traite les mots, toute proportion gardée, car ce n’est jamais aussi simple avec les mots, de la même manière que la matière dont sont faites les sculptures. La technique qui réunit le mieux les deux sphères est celle du collage, du « cadavre exquis. Arp considérait son œuvre poétique comme au moins aussi importante que son œuvre plastique sinon plus puisqu’il avait déclaré :
« Si par impossible, j’étais obligé de choisir entre l’œuvre plastique et la poésie écrite, si je devais abandonner soit la sculpture soit les poèmes, je choisirais d’écrire des poèmes. »
Il n’a pas été contraint à un tel choix.
Né à Strasbourg en 1886 d’un père allemand et d’une mère française, il est porté par cette double filiation. Et une double culture. Arp écrivait en allemand et en français. Son œuvre en allemand n’était que partiellement traduite. L’édition du volume dont il est question, chez Arfuyen, comble cette lacune. Arp n’a jamais renié sa double filiation, jamais renoncé à la double langue, comme en témoigne son nom Jean Hans Arp et sa production littéraire, bien que les deux pays qui étaient les siens se soient fait la guerre par deux fois.
Suis-je un hideux lambeau du maudit sabbat sanglant des mères patries ?
Le texte allemand parle des maudites et sanglantes rondes enfantines des (pères) patries (verfluchten blutriefenden Vaterländerringelreihen) .
Malgré cela, il disait : « j’ai continué à être les deux, Français et Allemand ».
Tous les écrivains bilingues d’Alsace n’ont pas eu cette attitude, certains étant même tombés dans une germanophilie, d’autres dans une francophilie excessives, reniant l’autre part d’eux-mêmes. Arp figure au nombre des fondateurs de DADA à Zürich où il s’était réfugié pendant le Première guerre mondiale. Après cette dernière, il a participé au groupe Dada de Cologne avec Max Ernst.
Le présent recueil regroupe sous le titre La grande fête sans fin dans une édition fort heureusement bilingue des textes publiés en allemand dans des revues ou catalogues d’exposition à partir de 1960 jusqu’à sa mort en 1966. L’ensemble des textes directement écrits en français avaient été réunis aux éditions Gallimard dans le gros volume Jours effeuillés. Après la mort de Jean Hans Arp en 1966, il a fallu attendre l’initiative des éditions Arfuyen en 1983 pour que soit réalisée, par les soins d’Aimée Bleikasten, la traduction du Logbuch des Traumkapitäns (revue et reprise dans le volume dont il est question ici) et du poème inédit Krambol. Une première partie des Gesammelte Gedichte III ont été traduits et publiés en 2005 sous le titre Sable de Lune.
L’indicible de la grande boucherie
La grande boucherie de la Première guerre mondiale a entraîné pour les survivants la dislocation des corps et des langues.
« Aurulam catapult i lemm i lamm / haba habs tapam / son langage s’est cassé dans sa bouche »
écrit-t-il en « latin d’alsace » dans Jours effeuillés. Le corps n’existe plus dans son intégralité mais seulement dans ses parties. Ces dernières, comme le montre la photographie du nombril d’un Arp sans tête, peuvent-être en liaison avec le cosmos, ici l’ombre de la main témoigne de la présence du soleil et évoque l’origine cosmique de la vie.
« Cette dimension littéralement indicible de l’expérience se manifeste très clairement dans les poèmes de Arp, pour lequel une guerre opposant le pays de son père et celui de sa mère était sans issue. Sa réponse aux événements de 1914-1918 est viscérale plutôt qu’intellectuelle, s’articulant dans la praxis et non dans la théorie, dans l’acte même d’écrire et non dans une quelconque prise de position rationnelle. Ce n’est que des décennies plus tard qu’il va réfléchir d’une façon cohérente et soutenue sur la portée socio-critique de Dada. Pendant les années 1950, par exemple, il explique que Dada voulait détruire les supercheries raisonnables des hommes et retrouver l’ordre naturel et déraisonnable.[…] Dada dénonce les ruses infernales du vocabulaire officiel de la sagesse ».
Eric Robertson : Arp poète in Catalogue de l’exposition Art is Arp – titre emprunté à Marcel Duchamp – Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (2008-2009)
« Je manie [les mots] comme un enfant des cubes. Je les palpe, je les contourne – comme des sculptures ».
La déclaration de Arp est citée par Emmanuel Guignon à la page 200 du catalogue. Ce dernier écrit lui-même :
« On pourrait également établir un rapport entre le cadavre exquis et l’écriture poétique de Arp dans la mesure où l’usage qu’il fait des mots, coupés des référents et de l’obligation de désigner par des opérations de contagions des signifiants, sont devenus des objets substitutifs invitant à la manipulation ».
Ces mots sont des sonorités ce qui ne facilite pas la tâche de traduction pour laquelle il faut veiller au risque de produire du sens. J’aurais pour ma part dans le poème cité traduit
Der seltsame Ausdruck um dem Mund eines nackten
unbehaarten Mannes in Sülze.
Non pas par
L’étrange expression de la bouche
d’un homme nu et glabre en saumure.
Mais bien plus étrangement – et en traduisant Sülze littéralement – par
L’étrange expression autour de la bouche
d’un homme nu sans poils en gelée de viande [ou, en fromage de tête]
Bienvenue en Arp a dit
Jean Hans ARP : « La Grande Fête sans fin »
Traduit de l’allemand et présenté par Aimée Bleikasten
Collection Collection Neige n°28, 230 pages,
13,50 €
Publié dans Arts
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Le mot impropre de l’année 2013 : « Sozialtourismus » (« tourisme social »)
Il existe depuis une vingtaine d’années, une association citoyenne et participative qui jette un regard critique sur des usages impropres du vocabulaire et veille à préserver la sensibilité à l’importance du choix des mots. C’est l’action « Unwort des Jahres » littéralement « le non-mot de l’année ». Le résultat est toujours intéressant même si c’est en négatif car cela témoigne du climat idéologique et de ses dérives dans la société allemande où tout va toujours si bien à ce que l’on nous dit.
L’association a rendu public son choix pour 2013, il y a quelques semaines, à la mi-janvier.
Après Döner-Morde (Meurtres Döner), en 2011, et Opfer-Abo (abonnement au statut de victime), celui de 2013 est plus facile à traduire, cette fois : Sozialtourismus, tourisme social.
Voici la justification du jury :
« L’année dernière [en 2013] la discussion sur l’immigration choisie et non choisie en Allemagne a été réactualisée. Dans ce contexte, certains hommes politiques et médias se sont servis de l’expression tourisme social pour faire de la propagande contre des migrants indésirables en provenance d’Europe de l’Est. Dans le mot composé Sozialtourismus (Tourisme social), le déterminé Tourismus (tourisme) suggère, en tordant le coup aux évidences, un voyage destiné au plaisir et à la détente. Le déterminant sozial (social) réduit l’immigration visée à l’objectif de profiter du système social allemand. C’est une discrimination envers des personnes qui par pure nécessité cherchent en Allemagne un meilleur avenir ; elle travestit leur droit de principe à le faire.
L’expression tourisme social s’inscrit dans une série d’autres mots à proscrire qui, ensemble, servent à attiser cette propagande : immigration de la misère (Armutszuwanderung). Utilisée dans le sens d’une immigration dans le système social, cette expression à l’origine diffamante est de plus en plus utilisée de manière indifférenciée comme une expression prétendument concrète et neutre. Avec la notion d’abus de liberté de circulation (Freizügigkeitsmissbrauch) on prête un comportement criminel à ceux qui usent de la liberté de circulation garantie au sein de l’Union européenne aussi maintenant à ceux qui viennent de Bulgarie ou de Roumanie. L’expression tourisme social pousse à l’extrême la présupposition d’une intention mauvaise ».
Le mot de l’année est choisi, lui, par la « Gesellschaft für deutsche Sprache » ,GfdS, (Asssociation pour la défense de la langue allemande, l’équivalent de notre Association pour la défense de la langue française DLF). Elle agit selon des critères différents, fonction des occurrences d’un mot nouveau.
Pour l’année 2013, elle a opté pour le « mot », si on peur appeler cela ainsi, Groko.
Groko, abréviation de Grosse Koalition, désigne la grande coalition celle qui conduit les partis chrétien-démocrates (CDU et CSU) d’Angela Merkel à gouverner avec le parti social-démocrate (SPD)
Publié dans Langue allemande
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Michael Ende (4) : L’histoire sans fin
Le roman de Michael Ende qui doit figurer absolument dans ma bibliothèque idéale est sans conteste L’histoire sans fin mais pas au rayon enfance puisque cette catégorie n’y existe pas. Un enfant, après avoir chapardé un livre, se rend compte qu’il doit rentrer dans l’histoire pour la transformer car le vieux monde des images s’épuise, se meurt et qu’il faut le régénérer.
Avant de présenter plus avant le roman, il me faut faire un petit détour sur une question de vocabulaire. Il sera question dans L’Histoire sans fin de Phantàsien in not.
En français, Phantasien in not a été traduit par Le Pays Fantastique en péril. Voici ce que donne mon vieux dictionnaire Sachs Villatte pour le mot allemand Phantasie
Phantasie [fanta’zi:] f <~; -ien 1. (Einbildungskraft) (puissance f d’) imagination f; folle f du logis; (Wahngebilde) vision f fantastique; ~n pl. visions f/pl.; rêveries f/pl.;
On remarque que le mot a plutôt une connotation péjorative. Il y a un côté frappadingue. Si l’on cherche une définition en allemand du mot allemand par exemple dans l’encyclopédie Wikipedia qui ne donne pas d’équivalent français, on a quelque chose qui serait proche du mot Fantaisie dans ce qu’il signifiait étymologiquement mais qui n’a plus vraiment cours aujourd’hui. Fantaisie vient De l’ancien français fantaisie (« imagination »), du latin phantasia (« fantôme, apparition, apparence ») lui-même issu du grec ancien φαντασία, phantasía. Mais le mot fantaisie aujourd’hui est plus proche de la superficialité et du caprice que le mot allemand voisin du surréalisme défini comme capacité à mettre en image son monde intérieur que l’on peut considérer comme formant des paysages fantastiques un peu à l’image d’un tableau de Salvador Dali.
Phantasia a été traduit par Pays Fantastique, c’est légitime dans la mesure où il s’agit bien en quelque sorte d’une géographie intérieure et que cela évoque en même temps un genre littéraire fantastique dont Michael Ende reprend la tradition du romantisme allemand.
L’imaginaire pour Michael Ende n’est pas la rêverie mais si cette dernière peut être un chemin d’accès. Ce que l’on appelle en allemand Phantasie révèle la face invisible de la réalité. Pour Michael Ende, Phantasia est l’imaginaire dans sa dimension magique.
« Le domaine magique de l’imaginaire est Phantàsia pays dans lequel il faut de rendre de temps en temps pour redevenir voyant [pour retrouver la vue]. On peut alors revenir à la réalité extérieure avec une conscience modifiée et transformer cette réalité ou du moins la regarder et la vivre de manière nouvelle.
Michael Ende : Phantasie / Kultur/Politik
La question n’est pas de rêvasser. Michael Ende n’est pas le Père Castor de l’Allemagne. Nous avons besoin de Phantasia, ce « domaine magique de l’imaginaire », pour voir la réalité sous un autre angle et pour le cas échéant la transformer. Pour transformer le monde, il faut de temps en temps s’en échapper dans l’imaginaire parfois aussi appelé utopie
L’histoire sans fin commence par une tête de chapitre à l’envers. Une porte vitrée porte l’inscription suivante (à l’envers) : Antiquariat / Livres d’occasion. Propriétaire Karl Konrad Koreander.
Cette porte marque d’entrée une séparation entre un monde extérieur et un monde intérieur.
Nous suivons Bastien Balthasar Bux qui pénètre dans cette libraire et y vole un livre :
« il était relié en soie couleur de cuivre et étincelait quand on le manipulait. En le feuilletant rapidement, Bastien vit qu’il n’avait pas d’illustrations mais des lettrines très grandes et splendides. En regardant à nouveau la reliure plus attentivement, il y découvrit deux serpents, un clair, un foncé, qui se mordaient la queue l’un l’autre, décrivant ainsi un ovale. A l’intérieur de cet ovale figurait le titre, en lettres curieusement entrelacées : L’histoire sans fin. »
Le livre chapardé, Bastien se réfugie dans le grenier de l’école et se met à lire L’histoire sans fin. Le livre est à partir de là divisé en 26 chapitres comme autant de lettres de l’alphabet pour lesquels Roswitha Quadflieg a dessiné une lettrine qui commence chacun des chapitres
On peut séparer le livre en deux parties.
La première partie (les 13 premiers chapitres) fait alterner le drame qui se joue au Pays fantastique et les réactions et réflexions, les émotions de notre jeune lecteur enfermé dans son grenier alors qu’en dessous s’égrène le rythme scolaire et qu’une horloge nous signale le temps qui passe. La première partie dure le temps de la lecture depuis avant le début des cours jusqu’au soir à minuit. L’alternance entre l’extérieur et l’intérieur est visualisée dans l’édition allemande par la couleur, le monde de Bastien est en couleur orange et celui du Pays fantastique en bleu L’éditeur français s’est offert l’économie de tout cela n’utilisant que le gras et le maigre.
La situation est grave. Le Pays fantastique est en péril.
De partout des messagers porteurs de mauvaises nouvelles convergent vers la Tour d’Ivoire, la résidence de la Petite impératrice. Où ils apprennent que celle-ci est malade. De cette même maladie dont ils voulaient porter la nouvelle, celle qui ronge le Pays fantastique.
Atréju est chargé par la Petite Impératrice de se mettre en quête d’un remède et de sauver le Pays fantastique. Elle lui confie pour cela son médaillon, une grosse amulette d’or sur laquelle figurait deux serpents, un clair, un foncé, qui se mordaient la queue l’un l’autre, décrivant ainsi un ovale.
Chacun connaissait son nom Auryn.Un vieux Centaure remet le talisman à Atréju non sans lui préciser qu’il ne doit pas s’en servir :
« Tu dois laisser les choses se passer comme elles se passeront. Tout devra avoir à tes yeux la même valeur, le mauvais et le bon , le beau et le laid, le fou et le sage, de même que tout cela a la même valeur pour la Petite impératrice. Tu dois seulement chercher et interroger, sans rien juger, d’après ton propre jugement. N’oublie jamais cela, Atréju ! »
Atréju dont le nom signifie « fils de tous » ce qui n’est pas sans impressionner Bastian qui lit et qui se sent « fils de personne » (sa mère est morte et son père absent) se met en route pour la Grande Quête en compagnie de son cheval Artax.
Je ne vais pas du tout vous raconter toutes les aventures. Quelques étapes seulement.
Le septième jour, les Trolls-Ecorces lui montre ce qui arrive au Pays fantastique. Il est dévoré par le Néant. Qu’est ce que le Néant (das Nichts) qu’il ne faut pas confondre avec le vide (qui a encore une forme même creuse, une enveloppe) ?
« Ce n’était pas une zone dénudée, ce n’était pas de l’obscurité, ni non plus de la clarté, c’était quelque chose d’insupportable pour les yeux et qui vous donnait le sentiment d’être devenu aveugle. Car aucun œil ne peut supporter de regarder le néant absolu. Atréju mit sa main devant son visage et il faillit être précipité de sa branche. Il se cramponna et redescendit aussi vite qu’il put. Il en avait assez vu. Maintenant il comprenait tout à fait l’épouvante qui s’était répandue au Pays fantastique ».
Le néant qui ronge le Pays fantastique est un Néant aveuglant qui fait perdre le regard sur les choses.
Atréju trouve une première réponse sur un possible remède auprès de la tortue Morla. La vieille Morla lui révèle que pour être sauvée, la Petite Impératrice a besoin d’un nouveau nom mais qu’ »aucun être du Pays fantastique ne peut lui donner un nouveau nom ». L’existence de la Petite Impératrice ne se mesure pas en temps mais en noms, en nombre de noms qu’on lui donne. Elle est un éternel recommencement mais si personne ne lui donne de nouveau nom, elle disparaîtra et le Pays fantastique avec elle.
La tortue Morla n’en sait pas plus et envoie Atréju auprès d’Uyulala de l’Oracle du Sud. C’est tellement loin qu’on ne sait pas s’il aura le temps d’y parvenir ? En chemin, il libère le dragon de la fortune Fuchur de l’immense toile d’araignée d’Ygramul. En acceptant de se faire piquer par elle, il est transporté à l’Oracle du Sud en compagnie de Fuchur.
Les dragons de la fortune sont « des créatures de l’air et de la chaleur, des créatures d’une joie exubérante et, malgré leur taille considérable aussi léger que des nuages d’été. Aussi n’ont-elles pas besoin d’ailes pour voler »
Soigné et renseigné par deux gnomes, Atréju sait qu’il doit traverser les trois portes derrière lesquelles se trouve Uyulala, l’oracle du Sud. La première est gardée par des Sphinx qui le laissent passer. La seconde est la Porte au Miroir magique.
La Porte au Miroir Magique :
« Elle était grande, ronde comme une seconde lune (car la vraie flottait toujours haut dans le ciel) et luisait comme de l’argent poli. On avait peine à croire qu’il était possible de passer à travers ce disque de métal, pourtant Atréju n’hésita pas un instant. Il s’attendait, d’après la description d’Engywuck, que quelque image de lui-même absolument terrifiante vienne l’affronter dans le miroir, mais maintenant – puisque toute peur l’avait quitté – cela ne lui apparaissait guère digne d’entrer en ligne de compte.
Cependant, au lieu d’une image terrifiante, il vit quelque chose à quoi il n’était absolument pas préparé et qu’il ne pouvait pas comprendre. Il vit un gros garçon au visage blême – à peu près de son âge – assis, les jambes croisées, sur une pile de nattes et en train de lire un livre. Il était enroulé dans des couvertures grises et déchirées. Les yeux de ce garçon paraissaient grands et leur expression très triste. Derrière lui, on discernait dans la lumière crépusculaire quelques animaux immobiles, un aigle, une chouette et un renard et, un peu plus loin, un objet brillait qui ressemblait à un squelette blanc. On ne pouvait pas l’identifier précisément.
Bastien sursauta quand il comprit ce qu’il venait de lire. C’était lui! La description coïncidait dans ses moindres détails. Le livre se mit à trembler entre ses mains. Cette fois, les choses allaient décidément trop loin! Il était pourtant absolument impossible que se trouvât dans un livre imprimé une réalité qui n’existait qu’à l’instant même et pour lui seul. N’im¬porte qui d’autre, arrivé à cette page, lirait la même chose. Ce ne pouvait être qu’un hasard insensé. Encore qu’il s’agisse sans aucun doute d’un hasard tout à fait remarquable.
« Bastien, se dit-il à voix haute, tu es vraiment maboul, je t’en prie, ressaisis-toi! »
Il avait tâché de prendre pour se parler le ton le plus sévère possible, mais sa voix tremblait un peu, car il n’était pas absolument convaincu qu’il ne s’agissait que d’un hasard.
« Rends-toi compte, songea-t-il, si au Pays Fantastique on savait vraiment des choses sur toi. .. ce serait fabuleux.»
Mais il n’osa pas se le dire à voix haute. »
La troisième porte enfin est la Porte sans clef derrière laquelle se trouve la Voix du silence avec qui on ne peut dialoguer qu’en chantant et en rimes. La Voix du silence lui apprend que les créatures du Pays fantastique n’existent que dans les livres et qu’elles sont incapables de ne rien inventer. Seuls les humains ont la capacité de nommer les choses. Eux seuls pourraient donner un nouveau nom à la Petite Impératrice mais les hommes ont perdu le chemin du pays fantastique.
Mais comment entrer en contact avec les humains ? Atréju cherche les frontières du Pays imaginaire. Les Quatre Géants des Vents lui apprennent que la Pays fantastique n’a pas de frontière. Et aussitôt, ils se livrent à une gigantesque bataille qui entraine Atréju dans l’abîme. Il se réveille sur une plage. Fuchur a disparu, son amulette aussi.
Gmork le loup garou
Atréju arrive dans une ville déserte menacée d’être engloutie par le Néant. C’est la capitale de la région la plus célèbre du Pays fantastique, le pays des Canailles. Dans une arrière cour, il trouve « enchaîne devant un trou du mur, un gigantesque loup-garou à moitié mort de faim », enchainé à une chaîne magique. Le loup-garou fait partie de ces « êtres qui n’ont pas d’univers propre. C’est pourquoi ils peuvent entrer dans de nombreux mondes et en sortir.
Le loup garou apprend à Atréju des choses importantes sur les rapports entre les deux mondes :
Gmork s’adressant à Atréju :
« Qui êtes-vous donc, vous les créatures du Pays Fantastique? Vous êtes des fictions, des chimères au Royaume de la Poésie, des personnages dans une histoire sans fin! Te considères-tu toi-même comme réel, gamin? D’accord, ici, dans ton univers, tu l’es. Mais si tu traverses le néant, tu ne le seras plus. Tu deviendras méconnaissable. Tu seras dans un autre monde. Là-bas, vous n’avez plus aucune ressemblance avec vous-mêmes. Vous apportez l’illusion et l’aveuglement dans le monde des hommes. Peux-tu deviner, gamin, ce qu’il advient des habitants de la Ville Fantôme qui ont sauté dans le néant?
– Je ne sais pas, bredouilla Atréju.
– Ils deviennent des idées folles dans les têtes des hommes, des idées qui font qu’ils ont peur, là où il n’y a en réalité rien à craindre, des idées qui leur font convoiter des choses qui les rendent malades, des idées qui les font désespérer alors qu’il n’y a aucune raison de le faire. (….)
Atréju se taisait et regardait le loup-garou avec des yeux hagards.
Gmork poursuivit:
« C’est pour cette raison que les hommes détestent et redoutent le Pays Fantastique et tout ce qui en vient. Ils veulent l’anéantir. Sans savoir qu’ils accroissent justement de cette manière le flot de mensonges qui se déversent constamment dans leur monde – ce flot de créatures du Pays Fantastique devenues méconnaissables, et vouées à mener là-bas l’existence illusoire de cadavres vivants et à empoisonner l’âme des hommes avec leur odeur de moisi. Non, ils ne savent rien de cela. N’est-ce pas drôle?
– N’y en a-t-il plus aucun qui ne nous haïsse pas, qui ne nous craigne pas? demanda Atréju à voix basse.
– En tout cas, je n’en connais aucun, dit Gmork, ce qui d’ailleurs n’a rien d’étonnant car vous vous employez vous-mêmes là-bas à faire croire aux hommes que le Pays Fantastique n’existe pas.
– Que le Pays Fantastique n’existe pas? répéta Atréju décontenancé.
– Bien sûr, gamin, répondit Gmork, c’est même le point, essentiel. Cela dépasse-t-il ton imagination? C’est seulement s’ils croient que le Pays Fantastique n’existe pas que l’idée ne leur vient pas de vous rendre visite? Et c’est de cela que tout dépend, car c’est seulement s’ils ne vous connaissent pas sous votre véritable forme qu’on peut en faire ce qu’on veut.
– Comment cela – en faire quoi?
– Tout ce qu’on veut. On a du pouvoir sur eux.
Rien ne donne un plus grand pouvoir sur les hommes que le mensonge. Car les hommes, gamin, vivent d’idées. Et ces idées, on peut les orienter. Ce pou¬voir, c’est la seule chose qui compte. C’est pour cette raison que je me suis mis du côté du pouvoir et que je l’ai servi, pour y participer moi aussi – même si c’est d’une autre manière que toi et tes semblables.
– Je ne veux pas y participer! s’écria Atréju.
– Du calme, petit fou, gronda le loup-garou, dès que ton tour sera venu de sauter dans le néant, tu deviendras toi aussi un serviteur du pouvoir, sans volonté propre ni savoir. Qui sait à quoi tu lui servi¬ras? Peut-être qu’on amènera grâce à toi les hommes à acheter ce dont ils n’ont pas besoin, où à haïr ce qu’ils ignorent, à croire ce qui les rend dociles ou à douter de ce qui aurait pu les sauver. Grâce à vous, petite créature du Pays Fantastique, de grandes affaires se font dans le monde des hommes, des guerres se déclenchent, des empires se fondent. .. »
Gmork considéra un moment le jeune garçon de ses yeux mi-clos, puis il ajouta:
« Il y a aussi une foule de pauvres têtes molles qui se tiennent naturellement pour très intelligents et croient servir la vérité – qui n’ont rien de plus pressé que de dissuader jusqu’aux enfants de croire au Pays Fantastique. Peut-être que c’est toi, justement, qui leur seras utile. »
Atréju était debout, la tête baissée.
Il savait maintenant, pourquoi plus aucun homme ne venait au Pays Fantastique et pourquoi il n’en viendrait jamais plus pour donner un nouveau nom à la Petite Impératrice. Plus le Pays Fantastique tombait dans le néant, plus les mensonges affluaient dans le monde des hommes, et c’était précisément pour cette raison que la possibilité que survienne encore un enfant des hommes diminuait à chaque instant. C’était un cercle vicieux auquel on ne pouvait échapper. A présent, Atréju le savait.
Il y en avait un autre qui le savait aussi: c’était Bastien Balthasar Bux.
Il comprenait maintenant que ce n’était pas seulement le Pays Fantastique qui était malade, mais aussi le monde des hommes. En vérité, il l’avait toujours senti, sans pouvoir expliquer pourquoi il en était ainsi. Il n’avait jamais pu se faire à l’idée que la vie soit aussi grise et indifférente, aussi dépourvue de mystère et de féerie que le prétendaient tous les gens qui disaient: « C’est cela, la vie! »
Mais maintenant, il savait aussi qu’on pouvait aller au Pays Fantastique pour rendre leur santé aux deux mondes.
Si aucun homme ne connaissait plus le chemin pour aller au Pays Fantastique, cela tenait aux mensonges et aux idées fausses qui, à cause de la destruction du Pays Fantastique, faisaient irruption dans le monde et vous rendaient aveugle.
Bastien songea avec effroi et honte à ses propres mensonges. Il ne comptait pas parmi eux les histoires inventées qu’il avait racontées. C’était autre chose. Mais il lui était arrivé quelquefois de mentir sciemment et volontairement – parfois par peur, parfois pour obtenir quelque chose qu’il voulait absolument, et parfois aussi pour le simple plaisir de faire l’important. Quelles créatures du Pays Fantastique avait-il, dans ces occasions-là anéanties, rendues méconnaissables et profanées ? Il tenta de s’imaginer ce qu’elles avaient bien pu être auparavant, sous leur forme véritable, mais n’y parvint pas. Peut-être justement parce qu’il avait menti.
Une chose en tout cas était certaine: lui aussi, il avait contribué à ce que tout aille si mal au Pays Fantastique. Et il voulait faire quelque chose pour réparer ça. Il devait bien cela à AtréJu, qui était prêt à tout rien que pour venir le chercher. Il ne pouvait ni ne voulait décevoir Atréju. Il fallait qu’il trouve le chemin!
L’horloge du clocher sonna huit coups
Bastien en lisant cela comprend que les deux mondes, le monde réel et le monde de l’imaginaire, sont solidaires, dépendent l’un de l’autre, n’existent pas l’un sans l’autre. Si l’un va mal, l’autre aussi. Le monde réel en perdant complètement tout enchantement produit le nihilisme, le néant. La perte de relation entre réalité et imagination conduit à la folie.
Le loup-garou se meurt. Il a échoué dans sa mission. Il devait éliminer le héros que la Petite Impératrice avait envoyé pour sauver le Pays Fantastique.
En s’approchant du mort, Atréju se fait happer par ses dents alors que le néant se resserre autour d’eux. Mais, Fuchur le retrouve. Il est porteur de l’amulette AURYN. Ensemble, ils retournent à la Tour d’Ivoire, chez la Petite Impératrice, Atréju étant persuadé d’avoir lui aussi complètement échoué.
Au Pavillon au Magnolia dans la Tour d’Ivoire, une fraction de seconde, les regards de Bastien et de la « Souveraine des Désirs aux yeux d’or se sont croisés. Cette dernière corrige un peu la philosophie du Loup-garou telle que la rapporte Atréju
« Tous les mensonges furent un jour des créatures du Pays Fantastique. Ils sont de la même matière – mais ils sont méconnaissables, ils ont perdu leur être véritable. Pourtant, ce que Gmork t’a dit n’était qu’une partie de la vérité – comme il fallait s’y attendre de la part d’un être inachevé comme un loup-garou. Il existe deux chemins pour franchir la frontière qui sépare le Pays Fantastique du monde des hommes, le bon et le faux. Le faux, c’est celui qu’empruntent les êtres du Pays Fantastique quand ils sont entraînés de l’autre côté de cette horrible manière. En revanche, quand les enfants des hommes viennent dans notre monde, c’est par le bon chemin. Tous ceux qui ont séjourné parmi nous ont vécu quelque chose qu’ils ne pouvaient vivre qu’ici et quand ils sont retournés chez eux ils n’étaient plus les mêmes. Ils avaient appris à voir, parce qu’ils nous avaient vus sous notre forme véritable. Si bien qu’ils étaient aussi capables de voir leur propre monde et leurs congénères avec d’autres yeux. Là où ils n’avaient aperçu autrefois que quotidienneté, ils découvraient tout à coup merveille et mystères. C’est pour cette raison qu’ils venaient volontiers chez nous, au Pays Fantastique. Et plus notre monde devenait par là riche et florissant, moins il y avait de mensonges dans le leur et plus il était proche de la perfection, lui aussi. Ainsi, de la même façon que nos deux mondes se détruisent l’un l’autre, ils peuvent aussi s’apporter la guérison.»
Les mensonges sont de la même matière que les personnages du Pays Fantastique mais ils ont perdu leur vraie nature. L’imaginaire peut être bon ou mauvais. Un voyage dans le Pays fantastique permet apprendre à voir la réalité sous un autre jour.
La Petite Impératrice se fait porter au sommet de la Montagne errante où se trouve un œuf, à l’intérieur un livre L’histoire sans fin. A la demande de la Petite Impératrice, le Vieillard de la Montage errante réécrit l’Histoire sans fin depuis le début mais une Histoire sans fin à laquelle Bastien participe non plus en tant que lecteur mais de personnage. Bastien n’a pas envie que ça se termine ou de tout relire encore une fois. Il s’écrie « Enfant-Lune, j’arrive ». Bastien est propulsé dans le Pays fantastique. Il a trouvé un nom pour sauver la Petite impératrice : Enfant-Lune.
Nous sommes arrivés au chapitre 13 sur les 26, à la moitié de l’histoire. Je ne vais pas vous raconter les différentes péripéties qui constituent la suite.
Bastien devient le héros du Pays fantastique, un héros pas toujours positif car le Bien et le Mal coexistent dans le Pays Fantastique. Ils sont personnifiés par la Petite Impératrice qui représente la tolérance et Xayide, qui incarne la violence. Bastien deviendra aussi méchant, orgueilleux, égoïste, se fâchera avec ses amis, sera tenté de prendre le pouvoir contre la Petite impératrice. Il finira par ne plus savoir à quel monde il appartient. Je voudrais juste m’arrêter pour finir sur la question centrale qu’il aura à résoudre.
Comme de bien entendu Bastien recevra l’amulette de la Petite impératrice AURYN et remarquera que l’amulette porte sur l’autre face
FAIS
CE QUE
VOUDRAS
Une référence directe à un chef d’œuvre de la littérature française, Le Gargantua de Rabelais
FAIS CE QUE VOUDRAS, cela veut bien dire que je peux faire tout ce dont j’ai envie croit Bastien. Le Lion du désert Graograman le détrompe. Il prit soudain une expression terriblement sérieuse et ses yeux se mirent à étinceler : «Non, cela veut dire que tu dois faire ce que tu veux vraiment. Et rien n’est plus difficile ».
Pour découvrir ce que l’on veut vraiment il faut plonger au plus profond de soi et Bastien devra apprendre aussi qu’il ne suffit pas de vouloir faire ce que l’on veut mais qu’il n’y a pas de liberté sans responsabilité. Il devra apprendre à distinguer le Bien du Mal.
A partir de là, le petit garçon entreprit un long voyage, passa d’un désir à l’autre, et chacun se réalisait. Et chaque réalisation l’amenait à un nouveau désir. Ce n’était pas seulement de bons désirs, il y en avait aussi de très mauvais. Au Pays fantastique les deux sont possibles.
Chaque fois qu’un de ses désirs se réalisait, le petit garçon perdait une partie de ses souvenirs du monde d’où il était venu. Cela ne lui importait guère puisque de toute façon il ne voulait pas y retourner. Aussi continuait-il à désirer toujours davantage, il avait presque dépensé tous ses souvenirs, et sans souvenirs on ne peut plus rien désirer. Il n’était déjà presque plus un homme, il devenait un être du Pays Fantastique. Et il ne connaissait toujours pas son Vœu Véritable. Le danger, désormais, c’était qu’il épuise ses derniers souvenirs sans y parvenir. Cela aurait signifié qu’il ne pourrait plus jamais retourner dans son monde. C’est alors que son chemin le mena à la Maison Changeante, afin qu’il y reste jusqu’à ce qu’il ait trouvé son Vœu Véritable. Car si la Maison Changeante porte ce nom, ce n’est pas seulement parce qu’elle se modifie elle-même, mais parce qu’elle change aussi celui qui y habite. Et c’était très important pour le petit garçon, car il avait certes toujours voulu jusqu’à présent être autre que ce qu’il était, mais il n’avait jamais voulu se changer.»
Pour finir, Bastien se retrouve avec Atréju et Fulchur dans le cercle formé par les deux serpents. Ils sont dans AURYN qui est la porte du Pays fantastique. Il faut avoir pu garder des souvenirs du monde des hommes pour pouvoir y retourner. Il ne s’agit pas de tout effacer.
Si Bastien se retrouve bien sûr au point de départ, ce qu’il a vécu l’a transformé. Plus exactement il a compris que la question n’est pas de devenir un autre que lui-même, qu’il lui fallait accepter d’être transformé.
A la différence par exemple d’un roman comme le Seigneur des anneaux de Tolkien, entièrement situé dans un univers fantastique, dans L’histoire sans fin fait se côtoyer le monde réel et le monde imaginaire et les montre liés l’un à l’autre. Les deux sont menacés de perte de contact avec l’autre. Le monde réel est menacé de devenir un désert dépourvu de toute imagination, de tout rêve, à finir pas n’être plus rien d’autre que du calcul et le monde imaginaire peut aussi lui perdre le contact avec la réalité et basculer dans la folie.
Michael Ende suggère lui-même qu’on peut lire L’histoire sans fin comme celle d’une crise existentielle d’un jeune garçon, Bastien est en quête d’un devenir non pas au sens où il y aurait une identité donnée à trouver- la quête identitaire est une ânerie -mais au sens d’un devenir ce que l’on est. Devenir ce que l’on est une histoire sans fin.
« C’est l’histoire d’un jeune garçon qui perd son monde intérieur, son monde mythique dans une nuit de crise une crise existentielle qui se résout dans le néant et il doit sauter dans ce néant, ce que nous Européens devons faire également. Nous avons atteint le degré zéro. Nous avons réussi à dissoudre toutes nos valeurs. Il nous faut maintenant sauter dedans et ce n’est que si nous avons le courage d’y plonger, dans ce néant que nous pourrons réanimer les forces créatrices les plus intimes pour construire un nouvel imaginaire, un nouvel univers de valeurs »
Michael Ende : Archäologie der Dunkelheit. Entretiens sur l’œuvre d’Edgar Ende Stuttgart 1985
« Dans l’Histoire sans fin, il est question du développement personnel de Bastien. Il doit apprendre à se confronter avec ses problèmes. Il fuit, certes, mais sa fuite est nécessaire car elle le transforme, elle lui donne une nouvelle conscience de soi qui le rend capable d’affronter le monde. L’histoire se termine par le franchissement de deux seuils, le peur de son père et celle du libraire Koreander. (…) C’est un roman de formation au sens ancien … »
Michael Ende : Phantasie / Kultur/Politik /Protokoll eines Gesprächs
Michael Ende : L’Histoire sans fin ( Die unentliche Geschichte) – 1979
Traduit par Dominique Autrand
Stock 1984 Livre de poche 2008
Ainsi s’achève notre cycle Michael Ende consacré à ses trois grands romans.
Il conviendrait de citer d’autres livres existant en français :
La Satanormaléficassassinfernale potion du professeur Laboulette (Der Satanarchäolügenialkohöllische Wunschpunsch 1989) traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2006
– La soupière et la cuillère (Die Geschichte von der Schüssel und vom Löffel 1990) Traduit par Jean-Louis Foncine Pocket Jeunesse 1999
– Des parents sur mesure (Lenchens Geheimnis 1991), traduit par Florence de Brébisson Livre de poche 2OO2
– Croc Epic le mangeur de rêves. (Das Traumfresserchen 1978) Pas de nom de traducteur Castermann 1981. Illustrations Annegert Fuchshuber
On lui doit aussi quelques pièces et des livrets d’opéras notamment avec le compositeur Wilfried Hiller, ainsi que des poèmes et des ballades, des essais non traduits.
Précédents :
Michael Ende : Le Pagad et l’enfant, en guise de (re)présentation
Michael Ende (2) : Emma, une locomotive aux pouvoirs magiques.
Michael Ende (3) Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé
Publié dans Littérature
Marqué avec Bastien Balthasar Bux, FAIS CE QUE VOUDRAS, Michael Ende, Pays fantastique, Phantasia, Roman de formation
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Christa Wolf : « August se souvient… »
Incipit : « August se souvient …. »
Le récit se déroule en 2011, August, veuf, est conducteur d’un car de tourisme. « C’est l’un de ses derniers voyages, il a atteint l’âge de la retraite et a l’impression d’être de plus en plus accompagné d’images de son village qu’il n’a jamais revu ».
August n’a pas besoin pour cela de retourner sur les lieux.
« Il feuillette dans ses vieilles histoires comme dans un livre d’images, rien n’est oublié, aucune image n’a pâli. Il peut quand il le veut tout revoir ».
Les images sont présentes et précises, le temps ne les as pas estompées en particulier l’image de Lilo qu’il a rencontré soixante ans plutôt alors qu’il avait huit ans. Elle était réfugiée comme lui, tous deux arrivés à Mecklembourg de Prusse orientale en traversant l’Oder fuyant l’arrivée des troupes soviétiques. Tous les deux seuls au monde dans ce pavillon des tuberculeux appelé le « château des mites ».
Le lecteur prend le car en cours de route. Le récit dure le temps du voyage de Dresde à Berlin en provenance de Prague. Il se termine au moment où, après avoir amené son bus au garage, il rentre chez lui dans son HLM de banlieue.
« Il pousse sa porte et entre ».
Cela ne sonne pas comme une fin.
En contrepoint aux images vives dans la mémoire du conducteur, Christa Wolf place le comportement des passagers, de « joyeux retraités » qui « préfèrent se montrer les souvenirs qu’ils ont acheté pour pas cher à Prague »
Mémoire et souvenirs, ce n’est pas la même chose. Ils s’entremêlent cependant. Les souvenirs se transforment en objets ou en mots (ou en photographie). Ce qui est frappant, ce sont ces émotions d’enfances laissées intactes par le temps passé (60 ans) alors même que, pas plus hier qu’aujourd’hui, il n’arrive à mettre de mots dessus et qu’il déroule en même temps les souvenirs de sa vie, l’apprentissage, l’embauche, la vie commune avec sa femme, leur visite dans le Spreewald, à Dresde. Rien ne fait pâlir la mémoire de l’enfance. Cette mémoire est celle des émotions d’alors, ses sentiments pour Lilo, le contact voire le jeu avec la mort.
« August se souvient que le soir où la petite Hannelore est morte Lilo n’avait pas chanté pour souhaiter bonne nuit aux enfants. Elle était assise comme d’habitude sur son lit et se taisait, et il lui a demandé, tout bas, pour que les autres n’entendent pas : Tu es triste ? Et Lilo lui a répondu tout bas : Oui. Et August a senti, comme aujourd’hui encore, que jamais il ne serait plus proche de Lilo que dans cette minute, découvrant que tristesse et bonheur peuvent être confondus. Il se demande, tout en se dirigeant vers l’Alexanderplatz, si la vie ultérieure lui a fait découvrir cette vérité. Aucun exemple ne lui vient. Ce qui compte le plus, et pour la vie entière, peut-être l’a-t-il appris ainsi, et pour toujours, grâce à une personne pour laquelle il éprouvait quelque chose qu’il ne savait nommer. De même qu’aujourd’hui, tant d’années plus tard il ne prononcerait pas ce mot, ne fut-ce qu’en pensée. Il n’irait même pas dire qu’il est « timide », il ne lui est jamais venu à l’esprit de réfléchir sur lui-même »
Christa Wolf et l’Art de glisser du passé au présent et du présent au passé.
J’ai hésité entre l’extrait ci-dessus et un autre tout aussi fort, qui raconte la tentative de suicide d’un jeune garçon, Ede, après une mauvaise note, – il sera apaisé par Lilo – mais cette partie est uniquement au passé et plus longue. Ede est décrit comme un garçon pour qui le trop plein de ce qu’il a vécu lui fait « tout oublier ».
Avec « August », la romancière dans ce récit bref d’un peu plus d’une trentaine de page mais dense, à (re)lire lentement, se demande ce qu’est devenu un des personnages – masculin – de son roman Trame d’enfance.
Je laisse volontairement de côté les éléments biographiques. On peut les retrouver dans la postface de Gerhard Wolf, son mari, à qui le récit est dédié. La dédicace figure également dans le livre. Je préfère à propos de Trame d’enfance rappeler le poème de Pablo Neruda qui figure en exergue du roman et dont elle reprend la question :
Où est-il l’enfant que je fus ?
Est-il encore en moi ? Est-il parti ?
(Pablo Neruda Le livre des questions)
Dans ce récit achevé peu avant sa mort, en décembre 2001, Christa Wolf semble répondre qu’il est toujours là ou, du moins, que les émotions vécues enfant et les questions auxquels il n’avait pas de réponse restent vives, tout en écrivant cette phrase : « August ne sait pas s’il a changé depuis qu’il était enfant » et en citant le dernier vers de son poème préféré, le Roi des Aulnes de Goethe : « Dans ses bras l’enfant était mort ».
Après plusieurs lecture, je ne peux me défaire du sentiment d’un certain fatalisme qui m’étonne. Peut-être faut-il lire August comme un négatif. La réflexion prend alors un autre tour. Je ne sais plus qui a dit que pour que le passé passe, il faut le transformer. Ce qu’August ne sait pas faire.
Si vous êtes d’un autre avis n’hésitez pas à me l’écrire.
L’ auteur de Trames d’enfance et de Cassandre écrivit cette brève histoire au début de l’été 2011, quelques mois avant sa mort. Elle la dédia à son mari, l’écrivain Gerhard Wolf. Elle s’attache au personnage d’August, orphelin de huit ans, rencontré peu après la fin de la seconde guerre dans un château transformé en sanatorium de fortune. Christa Wolf, alors âgée de dix-sept ans, réfugiée des territoires de l’est, y fut soignée. August éprouva pour la jeune fille, Lilo dans ce récit, un vif amour d’enfant.
Pour la première fois dans son oeuvre, la romancière a placé au centre de son ultime texte un personnage masculin. Évoquant la période de l’après-guerre et imaginant ce qu’a pu être ensuite la vie d’August en RDA puis dans l’Allemagne unifiée, Christa Wolf, en une écriture limpide et d’une émotion retenue, pose la question du bonheur. Ce livre reçut lors de sa parution en Allemagne en 2012 un accueil enthousiaste de la presse littéraire et du public.
Traduit de l’Allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein
Parution le 6 février
Puisqu’il est question de souvenir, une petite trace retrouvée dans ma bibliothèque. Les pages ont un peu jauni, l’encre a un peu pali. J’avais oublié la dédicace.
Kindheitsmuster. Trames d’enfance. Sa parution en RDA à l’époque avait fait sensation. Il avait été vite épuisé. Je me suis noté qu’il faudrait que je le relise. Je ne l’ai d’ailleurs lu qu’en allemand, pas (encore) en français.
A lire aussi sur le SauteRhin Le pardessus doudou du Dr Freud à propos du roman de Christa Wolf, Ville des anges ou The Overcoat of Dr. Freud.
Publié dans Littérature
Marqué avec "August", "Trame d'enfance", Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Christa Wolf, Mémoire, Mémoire et souvenirs, Neruda
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