Visite à la Bibliothèque humaniste de Sélestat à la recherche d’une manicule

Cette contribution est mise en ligne dans le cadre de la journée « Disséminer les écritures » organisée par la webassociation des auteurs consacrée ce mois de janvier 2014 à écriture et image /écriture de l’image /images de l’écriture.

En décembre dernier, le 17 très précisément, j’écoutais en direct et en ligne les interventions des Entretiens du Nouveau Monde industriel dont celle de Frédéric Kaplan, titulaire de la chaire de Digital Humanities à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne.
Il y disait notamment ceci :

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Le soir même, j’apprenais que la Bibliothèque humaniste de Sélestat allait fermer le 25 janvier 2014 pour 3 ans, afin d’être rénovée. J’avais mis la visite avant travaux à mon programme du mois de janvier. Je me suis dis que cela pourrait en outre être ma conribution à la journée de dissémination da la web association des auteurs et qu’elle ferait une bonne suite à la précédente toujours sur le thème de l’image de l’écriture. J’y associe cette fois l’image de la lecture.

Quelques notes en image d’abord à propos de l’intervention de Frédéric Kaplan. Elle avait pour sujet :

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Frédéric Kaplan posait la question

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Et y répondait :

slide-4-Nous avons l’impression de vivre un présent immense où le temps aurait disparu.

slide-5-1024Et il y a beaucoup d’espace à explorer dans cette direction

slide-9-Ce qu’il désigne comme la mémoire du « Google » du Moyen Äge est ici très concrètement la bibliothèque des Archives d’Etat de Venise figurée sur l’image, archives sur lesquelles il travaille (Venice time machine), 1000 ans d’histoire, 80 kilomètres d’archives .

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Les Vénitiens avaient une véritable obsession de la traçabilité.

On peut retrouver l’intervention de Frédéric Kaplan et celles des autres participants sur le site des Entretiens du nouveau monde industriel 2013
Je connaissais deux autres textes de Frédéric Kaplan : L’origine médiévale de l’hyperlien, des pointeurs et des smileys ainsi que l’article qu’il avait publié dans le Monde diplomatique : Quand les mots valent de l’or

En route donc pour Sélestat

Bibliothèque Unesco

La collection d’ouvrages rassemblés par Beatus Rhenanus, l’ami d’Erasme de Rotterdam conservée à la Bibliothèque Humaniste de Sélestat, est inscrite au registre « Mémoire du monde » de l’UNESCO.

Musée de la Bibliotheque

La dénomination allemande de Musée de la bibliothèque est plus proche de la réalité. La Bibliothèque humaniste de Sélestat relève en effet plus du musée du livre que de la bibliothèque si l’on définit la bibliothèque par des pratiques de lecture qui passent par la prise en main du livre. Ici on ne les touche pas. Ils sont exposés dans des cercueils. Ils étaient d’ailleurs dès le départ enchainés n’étant pas destinés à être empruntés. Libri cantenati, livres enchaînés

Libérons les livres anciens pourrait-être notre mot d’ordre.

Cercueil

 

Bibliotheque latine

On voit ci-dessus à travers une grille de fer forgé, la bibliothèque paroissiale ou Bibliothèque de l’école latine composée d’une trentaine de livres munis d’une chaine. Elle est à l’origine de la Bibliothèque humaniste de Sélestat. L’on considère que son acte fondateur remonte à 1452.

On concédera que vue ainsi, elle ne présente pas grand intérêt.

La bibliothèque de l’école latine

« Elle est intimement liée au prodigieux essor d’une des écoles latines les plus réputées de l’Empire germanique. On peut la considérer comme la plus précieuse « relique » d’une période particulièrement glorieuse, non seulement pour Sélestat, mais pour l’Alsace toute entière.
En 1441, le curé Jean de Westhus et le Magistrat mirent à la tête de cette école un éducateur de grand talent, Louis Dringenberg, qui y introduisit les méthodes pédagogiques de l’humanisme rhénan. Sous sa direction (1441-1477), puis sous celle de ses successeurs Craton Hofman (1477-1501), Jérôme Gebwiller (1501-1509) et Jean Sapidus (1510-1525), la fréquentation de cet établissement ira croissant. Le nombre de 900 élèves a été avancé pour l’année 1515. Presque toute la première génération des humanistes alsaciens y a reçu sa formation.
Toute école a besoin d’intruments de travail et d’une bibliothèque. Se procurer des livres était une tâche particulièrement difficile à une époque où les manuscrits étaient rares et coûteux. Lorsqu’en 1452 le curé Jean de Westhus donnait une trentaine de gros manuscrits à cette école, il ne se doutait pas qu’il fondait ainsi une des plus prestigieuses bibliothèques d’Occident. Peu de temps avant sa mort, Dringenberg léguait à son tour ses livres.
Le célèbre humaniste sélestadien Jacques Wimpfeling lui offrait de précieux incunables chaque fois qu’il rendait visite à sa ville natale. Martin Ergersheim, curé de Sélestat de 1503 à 1518, céda sa riche bibliothèque privée, qui comprenait plus de cent volumes.
La bibliothèque de l’école était installée à l’étage d’une chapelle donnant sur le côté méridional de l’église paroissiale. Les livres étaient disposés sur des tables ou des pupitres. Beaucoup étaient enchaînés pour les préserver du vol ou, plus généralement, pour qu’on ne puisse pas les emprunter à domicile. »
James HIRSTEIN, maître de conférence en latin à l’Université de Strasbourg, membre de la Société des Amis de la Bibliothèque Humaniste de Sélestat

S’y est adjoint plus tard la bibliothèque personnelle, léguée à la ville peu avant sa mort, en 1547, de Beatus Rhenanus, l’ami intime d’Erasme. Un trésor dont le visiteur ne perçoit que quelques pages intouchables.
Espérons que les travaux de rénovation, les technologies numériques contemporaines rendront ces trésor plus « accessibles » et qu’on pourra les feuilleter au moins virtuellement.

Humanisme rhénan

On pourrait presque définir l’humanisme comme le désir de penser par soi-même avec les instruments de son époque, en l’occurrence en profitant pleinement de l’invention de l’imprimerie. Mais qui dit humanisme dit que l’on n‘est pas seul à le vouloir. Il y a partage, échange. L’humanisme est un réseau. Il est rhénan parce que l’axe de diffusion est dirigé nord sud le long du Rhin, de Bâle à Rotterdam, Bâle étant ouvert sur l’Italie. Ils étaient intéressés par la Réforme et modérément par Luther. L’humanisme est toujours aussi une pédagogie.

L’étude critique des textes passe par un système d’annotations et de commentaires. C’est à cela que je me suis intéressé en premier lieu.

Image de l’écriture/ Image de la lecture

Ecrire c’est faire une image, l’image de l’écriture elle-même. L’écriture est une spatialisation et, destinée à la publication, elle fait l’objet d’une mise en page. Laquelle mise en page est faite de telle sorte que le texte puisse être lu aisément.
Pour les humanistes de Sélestat, lire c’est annoter. Cela se faisait directement sur le parchemin ou sur le livre imprimé.
Voici un texte de Boèce Consolation de la philosophie, Manuscrit sur parchemin du 12ème siècle avec gloses et notes marginales.

Boèce

Autre exemple :

Annotations et repèresOn notera l’existence de repères d’annotation : un signe sur le texte renvoie à un signe du commentaire, c’est l’ancêtre de nos notes de bas de page mais ici elles ne sont ps le fait de l’auteur mais du lecteur.

Souligner et annoter

Souligner annoterLes pieds de mouche au départ le C du latin capitulum délimite les chapitres ou les paragraphes. Cet ancêtre du symbole § on le retrouve dans nos ordinateurs

Pied de mouche aujourdhuiEt la manicule ??

Je n’en ai pas trouvé dans les vitrines d’exposition mais elles existent. Grâce à l’amabilité du personnel de la bibliothèque que je remercie en voici deux belles :

Manicule DE NOMINE page entièreNous avons ci-dessus une belle image de lecture d’un texte en l’occurence Grammatice institutiones de Jacobus Henrichmannus

Manicule AD REM PUBLICAJakob Wimpfeling (1450-1528) Germania ad rem publicam.

Voilà deux index qui nous ouvrent à la question de l’indexation. La manicule semble dire que c’est là qu’il y a quelque chose qui mérite d’être retenu. Dans sa variante aimable, l’index invite : lis ceci, c’est pour toi. Mais il peut aussi évoquer une injonction terrifiante.

Voyons nos manicules d’un peu plus prêt :

Manicule DE NOMINE Extrait

Manicule AD REM PUBLICA_3La manipule (petite main) est l’ancêtre du pointeur

Pointeur

« l’humaniste lit ses livres la plume à la main, ce qu’il appelle inter legendum adnotare. Ses marginalia vont de la simple manchette jusqu’à la collation d’un manuscrit récemment découvert ou à la glose érudite qui passera presque mot pour mot dans son prochain ouvrage »

Pierre Petitmengin

Dans les exemples ci-dessus, nous avons différents repères de lecture à côté des annotations proprement dites. Elles sont en général, pour une raison de places portées sur les marges extérieures.
On a donc les petites mains dont l’index pointe vers le passage sélectionné, le soulignement, l’accolade.
Ce qui frappe dans nos exemples qui ne sont pas isolés c’est la redondance.

Comme l’érudit lit la plume à la main, le texte porte la trace de sa lecture.

Les repères « visaient à délimiter des unités de lecture constituants des blocs autonomes et susceptibles d’être étudiés pour eux-mêmes » écrit Lea Moreau Ackerman dans son étude du corpus des ouvrages de Beatus Rhenanus sous l’angle de leur lecture. Elle ajoute : « Derrière cette pratique se dessine une habitude des milieux universitaires et humanistes où il s’agit de comprendre des unités de sens avant de se lancer dans l’étude plus globale de l’ouvrage ».

Je n’ai pas fait autre chose avec le texte cité en référence en faisant ceci :

Extrait annotéExtrait de La lecture humaniste : approche des usages de la lecture humaniste au travers des repères de lecture portés par Beatus Rhenanus dans quelques uns des ouvrages de sa bibliothèque. Article de Lea Ackermann paru dans l’Annuaire des Amis de la bibliothèque de Sélestat 2009 pages 41-55

Les technologies contemporaines permettent de scanner le texte en mode image ou en texte afin de l’extraire pour le partager. Le passage mis en exergue répond à la question de l’apparente redondance des marques de lectures ? Elles correspondent à différentes strates de lecture. Mais ce qui par-dessus tout me semble important c’est l’idée que les différentes strates ne correspondent pas forcément au même lecteur. J’ai donc noté dans la marge que l’échange ne porte pas seulement sur les livres mais sur les lectures elles-mêmes. On échangeait à l’époque ses lectures.

On prenait des notes pas seulement pour soi mais également pour les autres, pour échanger ses lectures avec les autres. Les érudits de l’humanisme rhénan rendaient visibles et lisibles à d’autres leurs lectures. La lecture n’était pas seulement une relation individuelle du lecteur à son texte.

On peut se demander pourquoi prendre des notes. Bernard Stiegler dirait d’abord que c’est parce que nous avons « la mémoire qui flanche », c’est une façon de retrouver le passage qui nous avait marqué mais c’est aussi une manière d’intensifier sa capacité d’attention. Souligner un passage c’est le retenir plus que d’autres. Dans son séminaire sur la « catégorisation contributive » dans le cadre des digital studies de l’IRI, il a récemment évoqué la question de la prise de note.

« Plus généralement on prend des notes pour concentrer son attention ou bien sa lecture. Quand je souligne quelque chose dans un livre, cela s’inscrit dans mon cerveau. Je prends des notes pour écrire dans mon cerveau, il ne s’agit pas là d’une métaphore. La question de la prise de notes est une question de sensori-motricité. Mon cerveau est une surface d’écriture. Lorsque je lis un livre, je lis aussi mon propre texte que sont mes rétentions secondaires [ie mes souvenirs] »

Les notes, les repères de lecture sont des jalons sur le chemin de la compréhension.
On peut retrouver ceci ici à la douzième minute

En se rendant sur le site on remarquera qu’il est possible d’annoter les vidéos grâce au logiciel Ligne de temps mis au point par l’IRI, Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou, dont Bernard Stiegler est directeur, et de réagir par un dispositif d’ajout de mots-clés et des attributs polémiques.
Bernard Stiegler, poisson volant de la philosophie 😉, en érudit de notre temps, donne à voir et partager ses (re)lectures, comme ici dans son cours de philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel où il présente ses annotations de deux pages de Husserl avec ses multiples strates de lecture

Stiegler HusserlOn notera aussi le peu de marge des livres d’aujourd’hui.

J’aurais pu intituler ce texte De Beatus Rhenanus à Bernard Stiegler, l’image de la lecture.

Cette trajectoire autour de la lecture permet aussi de comprendre que toute réflexion sur de nouvelles formes éditoriales numériques doit nécessairement aussi porter sur les dispositifs d’annotation.

Fréderic Kaplan avait évoqué, à propos des Archives de Venise, les « big data » et « Google ». La comparaison boite un peu parce que si en termes d’accumulation de données elle tient, il n’en va pas de même loin s’en faut de la disponibilité de ces données.
Une numérisation des livres de la Bibliothèque humaniste est en cours. Espérons qu’au terme des travaux de rénovations, les ouvrages numérisés seront mieux accessibles qu’ils ne le sont aujourd’hui. Et que les recherches ne se termineront pas par un Server not found.

Culture et Offices du tourisme font rarement bon ménage.

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Michael Ende (3) : Momo ou l’étrange histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui rendit aux hommes le temps qu’on leur avait volé

BUCHTRAILER MOMO from Manuela Heidi Tappe on Vimeo.
Partie pratique du travail universitaire de Manuela Heidi Tappe à la FHNW HGK Ecole d’Art et de design de Bâle. Institut de communication visuelle. 2009

 

momo-e28093-michael-endeDevant le refus de l’éditeur d’accepter la proposition de Michael Ende de prendre Maurice Sendak comme illustrateur, l’auteur fait lui-même les dessins.

L’édition française n’a pas repris cela,  envie de dire hélas, préférant ceci :

BA_MOMO

Momo est une petite fille sans âge, sans parents, venu d’on ne sait où. Elle a trouvé refuge dans un amphithéâtre en ruine et vit dans un petit réduit que Nicolas le maçon et tous ses amis ont aménagé pour elle.
Tous les gens simples et pauvres qui vivent dans le quartier où est situé l’amphithéâtre, aiment Momo. Quand ils viennent chez elle pour lui raconter leurs problèmes, ils repartent soulagés : ils ont trouvé solution à leurs problèmes et pourtant Momo ne fait rien d’autre que de les écouter. D’anciennes disputes et malentendus se résolvent comme par miracle. Les enfants viennent volontiers pour jouer dans l’amphithéâtre et il suffit qu’elle les regarde pour qu’ils soient inspirés et qu’ils imaginent plein d’histoires et de jeux.
Momo s’est fait de nombreux amis : les enfants mais surtout Beppo, le balayeur et Gigi, le guide touristique, Nino l’aubergiste et sa femme.
Momo offre aux gens de son temps, ce qui les rend heureux et inventifs.
Mais ce bonheur de vivre ensemble est détruit lorsqu’arrivent des Messieurs en gris qui investissent les villes afin de voler le temps des hommes. La vie devient monotone, sans joie. Momo percera leur secret et deviendra dangereuse pour eux. Grâce à Cassiopée la tortue, elle pourra s’échapper et rejoindre Maître Hora, l’administrateur du temps des hommes. Ensemble, ils réussiront à vaincre les Messieurs en gris.

Après ce très bref résumé, je vous propose d’approfondir quelques aspects.
Au début de l’histoire règne sur la ville quelque chose qu’on nomme l’hospitalité, amitié, fraternité.
Ces valeurs vont être grignotées par l’activité invisible des Messieurs gris, voleurs de temps. Les Messieurs gris fument constamment des cigares et il émane d’eux un grand froid.
Les Messieurs gris se font passer pour les agents d’une mystérieuse Caisse d’Epargne du temps. Pour chacun ils calculent les économies de temps qu’il peut faire en éliminant de sa vie les moments qualifiés de perte de temps et d’inutiles, à l’exemple de Fusi, le coiffeur

« Il faudra, par exemple, explique à Fusi le coiffeur un Homme gris, travailler plus vite en laissant de côté tout le superflu. Au lieu de consacrer une demi-heure à chaque client, contentez-vous d’un quart d’heure. Évitez les discussions coûteuses en temps. Réduisez l’heure que vous passez auprès de votre vieille mère à une demi-heure. Le mieux serait d’ailleurs de la placer dans une bonne maison de retraite, pas trop chère, où l’on s’occupera d’elle. Vous y gagneriez déjà une heure entière par jour. Débarrassez-vous de votre perruche! Limitez vos visites à Mlle Daria à une fois tous les quinze jours, si vous ne pouvez pas faire autrement. Laissez tomber votre quart d’heure quotidien de rétrospective et, surtout, cessez de gaspiller votre précieux temps à chanter, lire ou rencontrer vos soi-disant amis. Du reste, je vous conseillerais d’installer dans votre boutique une bonne grande horloge pour contrôler le travail de votre apprenti.
– Bon, dit M. Fusi, ça ne pose pas de problème.
Mais le temps qui me restera, qu’est-ce que j’en fais? Dois-je vous le livrer? Et à quelle adresse? Ou bien dois-je le garder? Comment est-ce que ça se passe?
– Ne vous inquiétez pas pour ça, répondit le monsieur gris avec un mince sourire. Faites-nous confiance. Vous pouvez être sûr que nous ne perdrons pas une miette de votre temps. Vous vous apercevrez rapidement qu’il ne vous en reste plus.
– Alors d’accord, fit M. Fusi, ébahi. Je m’en remets à vous ».

Tout le monde se met à économiser du temps, à travailler plus, à stresser plus. Même le temps que l’on dit « libre » ne l’est plus. Paradoxalement, plus ils économisent du temps moins ils en ont parce que ce temps leur est volé par la Caisse d’Epargne du temps. Leur vie devient terne, dépourvue de joie.
Michael Ende ne cache pas qu’il met en cause le système dans lequel nous vivons. Dans un entretien au journal Le Monde il déclarait :

« Dans un système comme le nôtre, qui n’attache de valeur qu’à ce qui peut être compté, pesé, ou mesuré, il ne reste plus qu’un seul ennui mortel. C’est cette sorte de mal de langueur qui accable les personnages de Momo (…) »

Les hommes gris font bien leur travail : les gens, même les amis, viennent de moins en moins voir Momo.
Momo devient leur cible.
Les hommes gris essayent d’abord de l’acheter avec des tas de jouets automates dont elle n’a que faire. L’un d’entre eux en essayant de la séduire se trahit et lui révèle :

« Nous ne pouvons accomplir notre tâche qu’en demeurant ignorés…Une tâche fastidieuse : soutirer aux hommes l’intégralité de leur vie, heure par heure, minute par minute, seconde par seconde…Le temps qu’ils économisent est perdu pour eux …Nous le leur arrachons…nous l’entreposons…nous en avons besoin…nous en avons soif…Ah, vous ne savez pas ce que c’est votre temps ! Nous, nous le savons, et nous l’aspirons jusqu’à la moelle de vos os…Nous en voulons plus… »
(Page 156)

Ayant compris cela, Beppo, Gigi et les enfants, Momo essaye d’organiser une manifestation pour permettre une prise de conscience mais aucun adulte ne vient, trop occupé à toutes ces choses qu’on dit sérieuses. Le système est efficace : il reste enfoui, ignoré des gens.

Néanmoins Momo est un obstacle et les Homme gris se mettent en chasse. Apparait alors la tortue Cassiopée qui mène Momo chez Maître Hora qui, dans la Maison de Nulle part, fournit aux hommes le temps qui leur est imparti. Mais ce sont les hommes qui font de leur temps ce qu’ils veulent. Et inconsciemment, ils se le font voler.
Chez Maître Hora, Momo apprend que les Messieurs gris sont une émanation des hommes, qu’ils n’existent que par eux :

« [Si leur visage est gris,] c’est parce qu’ils se nourrissent d’une chose morte, répondit Maître Hora. Tu sais que leur existence est liée au temps des êtres humains. Mais celui-ci meurt quand on l’arrache à son propriétaire. Chaque personne possède son temps à elle, mais pour que ce temps reste vivant, il faut qu’il continue à lui appartenir.
– Les Messieurs gris ne sont donc pas des êtres humains ? [demande Momo]
– Non, ils ont seulement forme humaine.
– Alors qui sont-ils ?
– Ils apparaissent parce que les hommes le leur permettent. Il n’en faut pas d’avantage. Et comme les hommes leur offre maintenant la possibilité de les dominer, cela suffit.
– Et si les Messieurs gris ne pouvaient plus voler de temps ?
– Alors ils retourneraient au néant dont ils sont issus.
Maître Hora reprit ses lunettes et les rangea.
– Hélas ! poursuivit-il après une pause, ils ont déjà beaucoup de complices parmi les humains. C’est ça l’ennui ».

Le livre de Michael Ende fourmille de références au temps, des temps archéologiques au temps cosmique. La découverte essentielle que fera Momo est celle de l’existence de la Fleur du temps [Zeitblume a été traduit par Fleur horaire que je n’aime pas ça fait emploi du temps, horaire de chemin de fer …, je préfère Fleur du temps] que chaque homme porte en son cœur et que les Messieurs gris s’emploient à voler. C’est ce temps là qu’elle va chercher à libérer.

Quand elle revient dans le monde extérieur après « un an et un jour » passé chez Maître Hora, la situation s’est empirée. Il n’y a plus personne pour Momo. Tout le monde est occupé ailleurs. Même Gigi a disparu. Il est devenu une vedette du show-business, il vend à la télévision du « temps de cerveau disponible » comme le disait, mais bien après Michael Ende, Patrick Le Lay alors qu’il était PDG de TF1.

Les Messieurs gris proposent un nouveau marché à Momo : en échange de la libération de ses amis, elle doit les conduire à Maître Hora pour qu’il puisse y capturer la totalité du temps humain. Cassiopée, la seule qui connaît le chemin, la mène dans la Maison de Nulle part.
Hora et Momo décident de passer à l’action. Hora arrêtera le temps une heure permettant à Momo de trouver la réserve de Fleurs du temps que les hommes en gris transforment en cigares. Momo réussit à ouvrir la porte du coffre-fort et à libérer les Fleurs du temps dont les pétales se répandent dans la ville rendant du temps aux hommes. La disparition du dernier voleur de temps dissipe le froid.
Le temps de la fête est revenu.

Michael Ende se livre sous la forme d’un conte à une critique sévère de la société capitaliste en particulier allemande pour laquelle les valeurs d’utilité sont primordiales au détriment du reste. Mais le modèle du tout calculable se généralise. Dans une réponse à des questions d’enfants il précise :

« Si tu observes le monde, tu ne peux pas ne pas être étonné par le fait que sans discontinuer des nouveaux moyens sont inventés pour économiser du temps , des voitures et des avions [on peut ajouter des trains] de plus en plus rapides, des machines de toute sorte, des ordinateurs qui calculent terriblement vite, des robots qui font le travail beaucoup plus vite qu’un homme, et pourtant, malgré cela, les gens ont beaucoup moins de temps qu’avant. Et d’année en année, la course continuelle s’aggrave. Il y a derrière cela une erreur folle, une véritable tromperie même. On parle constamment d’un énorme progrès, mais il ne rend pas les gens plus heureux ni plus content. Au contraire ! Si cela continue ainsi, les hommes en périront. Dans mon livre, j’ai voulu montrer quels esprits menteurs sont à l’œuvre pour abimer le monde et nous abimer nous. Il y a bien des manières de dire la vérité. La parabole et le conte est l’une des meilleures parce que l’on peut s’y concentrer sur l’essentiel ».

Wenn die Kinder fragen in Zetterkasten/ Skizzen & Notizen Piper Verlag (Edition de poche) 2011

FranklinRemember that time is money. La phrase est de Benjamin Franklin. Elle évoque cette conception qui constitue l’Esprit du capitalisme dont parle Max Weber qui impose de bannir toute oisiveté, toute perte de temps. La chasse systématique de tout temps mort, la condamnation morale de toute « perte de temps » est au fondement de l’accélération qui, selon le sociologue Hartmut Rosa, caractérise la modernité et le capitalisme.

Depuis le moment où Michael Ende a écrit ce livre les choses se sont encore aggravées notamment avec la financiarisation du capitalisme. Un seul exemple concernant les paris spéculatifs avec cette image extraite du récent livre de l’anthropologue et économiste Paul Jorion et Grégoy Makles, « La survie de l’espèce » qui montre qu’aujourd’hui les spéculations financières sont de l’ordre de la seconde, ce qui n’est même plus gérable à l’échelle humaine mais se fait à l’aide de robots mathématiques, les algorithmes.

Paris temps0001 Les transactions à forte fréquence (high frequency trading) sont une technique qui consiste à passer des ordres d’achat et de vente, dans un laps de temps inférieur à la milliseconde, afin de profiter d’écarts de prix infimes entre les deux, mais qui, multipliés par un nombre considérable de transactions quotidiennes, suffit à engranger de belles marges

Dans le même temps, on ne cesse de nous sommer de travailler plus et plus longtemps, de consommer plus dans des magasins ouverts 24h/24 et même les dimanches, on appelle cela « la compétitivité ».

Michael Ende nous montre où conduit ce modèle.

Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé (Momo oder Die seltsame Geschichte von den Zeit-Dieben und von dem Kind, das den Menschen die gestohlene Zeit zurückbrachte. 1973), traduction de Corinna Gepner publiée par Bayard Editions en 2009

A suivre :

Michael Ende (4) – L’Histoire sans fin

Précédents :
Michael Ende : Le Pagad et l’enfant, en guise de (re)présentation
Michael Ende (2) : Emma, une locomotive aux pouvoirs magiques.

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Michael Ende (2) : Emma, une locomotive aux pouvoirs magiques.

Après les présentations, je vais évoquer sur plusieurs semaines quelques romans de Michael Ende à commencer par celui qui l’a lancé.

9783522176507

L’œuvre de Michal Ende, Jim Bouton et Lucas le chauffeur de locomotive constitue l’un des romans les plus célèbres de la littérature “enfantine” d’après guerre en Allemagne. Cette magnifique histoire commence sur la minuscule île de Lummerland, à propos de laquelle une chanson précise :

Une île avec deux montagnes dans la lointaine et profonde mer
Avec beaucoup de tunnels, de rails et un chemin de fer….
Une île avec deux montagnes reliée au monde par un téléphone…

Lummerland est une sorte d’Atlantide incomplètement engloutie, dont émergeraient deux pointes, pays d’utopie dans lequel l’homme vivrait en parfaite harmonie avec la nature et la technique. Dans les pays de langue allemande, Lummerland est devenu synonyme de lieu convivial, chaleureux. Sur cette petite île, il n’y a que deux maisons, une « ordinaire » avec un magasin dedans et un château où habite le roi Alphonse de Midi moins le quart. Et bien sûr une gare. Une gare pour quatre personnes, ce n’est pas rationnel, dira-t-on. Justement nous ne sommes pas dans cette rationalité-ci. Nous sommes dans une histoire magique, quelque peu dadaïste. Cette gare abrite une locomotive, Emma, bichonnée par son chauffeur, Lucas. Un jour arrive sur cette île un colis. Dans le paquet, un bébé noir qu’on appellera Jim, parce qu’il avait une tête à s’appeler Jim. Et Bouton parce qu’à force de trouer ses pantalons, il ne restait plus qu’à les rapiécer avec un bouton. Jim Bouton grandit en bonne harmonie avec les habitants de l’île. Mais l’île devient trop petite pour cinq. Quelqu’un doit partir. Ils seront trois à le faire : Jim, Lucas et Emma. Emma est une locomotive-tender – on appelle ainsi les locomotives dans lesquels les réservoirs d’eau et de charbon font corps avec la machine – capable d’effectuer des prouesses techniques et de se transformer en bateau, tracteur, aéroplane, sous-marin. Avec Emma, Jim et Lucas partiront à l’aventure. Elle les mènera à Mandala. Les germanophones reconnaîtront dans cette dénomination une relation avec des amandes. Mandala est un pays dont les habitants ont les yeux en amande. Là, ils apprendront que la fille de l’empereur Ping Pong, Li Si est prisonnière de la Cité des dragons – Kummerland, pays des idées noires et des soucis. Elle a été enlevée par les treize et vendue au dragon, Mme Malzahn. Nous ne raconterons pas le détail des aventures et encore moins leurs dénouements, qui occupera deux volumes, laissant à chacun le plaisir de les découvrir pour nous concentrer- sur cette étrange et magique locomotive. Emma tout en étant très maternelle fait aussi très peur. Elle se balance “à la façon d’un grand berceau” et donnera naissance à une petite locomotive que Jim appellera Molly. On reconnaît là la totale liberté d’écriture de Michael Ende et son ascendance surréaliste. Il est le fils d’un des rares peintres surréalistes allemands. Emma est terrifiante aussi pour ceux qui n’ont jamais vu de machine à vapeur. Quand ils la voient, les mandaliens se dispersent terrifiés. De même les demi-dragons : dès qu’Emma apparaissait, tous cachaient vite leur tête. Ils croyaient sans doute qu’un grand et terrible dragon traversait leur pays. C’est elle qui dans un combat singulier affrontera et vaincra le dragon. On peut y voir l’écho d’un texte du philosophe allemand Ernst Bloch, intitulé justement La première locomotive qui apparaît telle le diable « avant qu’on ne s’y habitue et qu’elle perde ainsi sa puissance démoniaque » (voir l’encadré plus loin). Dans le second tome, Jim bouton et les Terribles 13, la découverte d’un puissant aimant permettra à Lucas de transformer la locomotive et d’inventer la perpétumobile, “capable d’avancer perpétuellement sans carburant ni charbon, ni rien dut tout”

L’écriture comme aventure

Le roman lui-même est le fruit d’une aventure. Il a même failli ne jamais exister. Michael Ende a raconté comment est né le livre :

“je me suis installé devant la machine à écrire et j’ai écris : le pays ou vivait Lucas le chauffeur de locomotive était un pays minuscule. C’était la première phrase et je n’avais pas la moindre idée de la seconde. Je n’avais aucun plan, aucune idée. Je me suis laissé porter sans intention d’une phrase à l’autre, d’une idée à l’autre. J’ai découvert l’écriture comme aventure. L’histoire grandit et grandit, voyant arriver de plus en plus de personnages et les fils de l’aventure se tisser. Le manuscrit devint de plus en plus épais dépassant largement le volume d’un petit récit en images. Lorsque dix mois plus tard, j’écrivis la dernière phrase, j’avais un épais manuscrit devant moi”.

Pour un peu l’aventure se serait arrêtée dans la région des Roches noires, devant la Bouche de la mort, l’auteur ne sachant plus comment avancer et se refusant à reprendre l’histoire ailleurs. Une fois encore, la solution vient d’Emma, la locomotive

« Mais, tandis qu’ils désespéraient de trouver une idée, leur salut se préparait à l’extérieur. En effet, la vapeur qui montait de la cheminée d’Emma se transformait aussitôt en neige qui (…) s’accumulait sur les Roches noires, les empêchant d’absorber la lumière. Au milieu du néant et de l’obscurité apparut soudain un morceau de route blanche qui semblait flotter dans les airs ».

Nous sommes sauvés, s’écrient Lucas et Jim, ainsi que l’auteur lui-même. Mais l’aventure du livre prendra encore une autre dimension car ce n’est pas tout d’écrire un livre, encore faut-il trouver un éditeur. Pas moins de dix maisons refuseront le manuscrit arguant que les enfants ne lisent pas d’aussi gros livres. Michael Ende scindera son manuscrit de 500 pages en deux volumes. Lorsque le premier Jim Knopf und der Lokomotivführer paraîtra en 1960, chez l’éditeur Thienemann, il obtiendra immédiatement le prix allemand de la littérature jeunesse. Michael Ende l’apprendra au moment même où sa logeuse lui déclare qu’elle allait porter plainte pour sept mois d’arriérés de loyer.

Voilà une locomotive bien méritante.

Dans ce roman, Michael Ende se laisse porter par le souvenir d’enfant « du pur plaisir à voir fonctionner » un appareil technique.

« La technique se mélange à l’aventure. Le rôle de puissance magique du conte est endossé par la technique dans le récit d’Ende. La locomotive est munie d’une voile et traverse la mer. Dans le second tome, elle se transforme dans les airs en perpétumobile. La magie est ici la magie de la technique ».

Hajna Stoyan : Die phantastischen Kinderbücher von Michael Ende Peter Lang Verlag Frankfurt 2004

Une machine a bien sûr un caractère magique pour l’enfant. Mais ce n’est pas seulement cela. Lucas montre dans le roman que les techniques ou plutôt leur appropriation par l’imaginaire contient d’autres possibles que ceux pour lesquels elles semblent avoir été conçues. Jim Bouton est un livre ludique, jeu avec les mots, jeu avec la technique. Jim fait preuve d’invention pour détourner la technique afin de résoudre les problèmes et faire face aux obstacles pour faire avancer l’histoire.

[Extrait]

L’école

« Comme les deux amis arrivaient à l’autre bout du couloir, ils entendirent soudain une horrible voix stridente qui poussait des vociférations furieuses. Jim et Lucas perçurent ensuite une craintive voix d’enfant, très faible, à peine audible. Ils se concertèrent d’un regard et passèrent la tête dans l’entrebâillement de la porte. Trois rangées de bancs de pierre occupaient une grande partie de la salle. Assis à leurs tables d’écoliers, il y avait une vingtaine d’enfants venant de tous horizons : des enfants indiens et des enfants blancs, des petits Eskimos et de jeunes garçons bruns avec des turbans sur la tête. Et, au milieu d’eux, une adorable petite fille avec deux nattes noires et un doux visage rappelant celui des poupées de porcelaine de Mandala … Tous étaient enchaînés à leurs bancs. Sur le mur du fond était accroché un grand tableau de pierre, et à côté de lui, aussi haut qu’une armoire, se dressait un monumental bureau taillé dans un bloc de rocher. Un dragon hideux y était assis. Son museau pointu était recouvert de verrues et hérissé de poils. Ses petits yeux perçants jetaient des éclairs. Il tenait dans sa patte une canne de bambou dont il cinglait l’air en permanence. Une grosse pomme d’Adam faisait l’ascenseur le long de son long cou décharné, et le plus horrible de tout était une unique dent qui pointait de la gueule cruelle. Aucun doute, ce dragon était Mme Malzahn en personne. Les enfants, très droits et mains à plat sur les tables, fixaient le dragon avec des yeux emplis de terreur »

Jim Bouton et Lucas de chauffeur de locomotive (Jim Knopf und Lukas der Lokomotivführer) écrit en 1960, traduit – fort bien – par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2004 – Jim Bouton et les Terribles 13 (Jim Knopf und die Wilde 13, 1962) traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2004

 

La frayeur que provoque l’apparition du nouveau, idée reprise par Heiner Müller,  a été décrite par Ernst Bloch à l’exemple de la nouveauté technique qu’est la locomotive. Cette frayeur primitive est rappelée par chaque accident et par la guerre.

Ernst Bloch : La première locomotive

« Sur les débuts de Stephenson, il court la légende que voici. À peine avait-il tiré du hangar la première marmite roulante, que les roues se mirent en marche et l’inventeur suivit son œuvre sur la route vespérale. Après quelques soubresauts, la locomotive s’élança, de plus en plus vite, Stephenson ne parvenait pas à la rejoindre. À l’autre bout de la rue, arrivait une troupe de joyeux drilles qui s’étaient attardés à la brasserie, des jeunes gens et des jeunes filles, le pasteur du village avec eux. Le monstre fonça sur eux, les frôla en sifflant, c’était une figure que personne sur terre n’avait jamais vue, noire de charbon, crachant des étincelles, avec une vitesse surnaturelle. Pis encore, telle que le diable est figuré dans les vieux livres; il n’y manquait rien, il y en avait même plus que de raison. Car une demi-lieue plus loin la route faisait une courbe, longeant un mur; la locomotive se jeta sur le mur et explosa dans un énorme fracas. Trois des passants attardés, dit-on, tombèrent le lendemain dans une forte fièvre, le pasteur devint fou. Seul Stephenson avait tout compris et construisait une nouvelle machine sur des rails et avec un poste de conduite; ainsi sa puissance infernale fut-elle mise sur la bonne voie, elle devint finalement presque organique. La locomotive alors bouillonne comme le sang, siffle hors d’haleine, animal apprivoisé, transcontinental de grand style, qui fait oublier le Golem. Les Indiens virent pour la première fois un cheval avec les Blancs; à ce propos, Johannes V. Jenssen remarque: si l’on savait comment ils l’ont vu, alors on saurait à quoi ressemble un cheval. Et à la folie du pasteur on voit à quoi ressemble l’une des plus grandes révolutions de la technique avant qu’on s’y habitue et qu’elle perde ainsi sa puissance démoniaque. Il faut un accident pour en rappeler encore de temps en temps le souvenir: fracas des collisions, des explosions, cris des hommes broyés, bref un ensemble qui ne figure pas dans un programme civilisé. La guerre moderne y a encore mis du sien; le fer y est devenu encore plus épais que le sang et la technique toute prête de se souvenir du visage infernal de la première locomotive. Impossible de faire marche arrière, mais les crises de l’accident (des choses non dominées) subsisteront d’autant plus longtemps qu’elles sont plus profondes que les crises économiques (des marchandises non dominées). »

Ernst Bloch Traces Tel Gallimard 1998 pages 139-140

 

La référence à ce texte provient d’un amusant essai de Friedhelm Moser qui s’intitule ironiquement Jim Knopf und die Sieben Weisen (Jim Bouton et les 7 sages), Einführung in den Lummeländischen Lokomotivismus (Introduction au locomotivisme de Lummeland) qui, de manière ludique aussi repère, les références philosophiques dans l’oeuvre de Michael Ende. Paru au Eichborn Verlag

 

A suivre :

Michael Ende (3) – Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé
Michael Ende (4) – L’Histoire sans fin

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Michael Ende : Le Pagad et l’enfant, en guise de (re)présentation

J’entame une série de quatre articles consacrés à Michael Ende, un auteur que j’aime beaucoup bien qu’il soit classé dans des catégories mal vues par certains : la littérature pour l’enfance et la jeunesse et/ou la littérature fantastique. Les textes qui vont se suivre sont issus d’une conférence, toujours disponible, que j’ai faite sur l’écrivain allemand.

La meilleure approche que l’on puisse faire d’un auteur est de commencer par l’un de ses textes. J’ai choisi le Pagad et l’enfant – c’est moi qui donne le titre à cet extrait – parce qu’il y est question de (re)présentation et de mener un petit au bout, ce qui se dit en allemand Ende comme Michael

« Au milieu d’une fête foraine déserte dans une ville déserte au milieu du désert, un enfant entre dans une baraque foraine et attend …

Sur la scène, dans la pénombre, se tient un homme qui porte un grand chapeau bizarre. De la main gauche, il désigne le plafond, et de la droite le sol. Il reste ainsi immobile un moment. Puis, soudain, il s’approche de la rampe et s’incline très bas, presque jusqu’à terre, devant l’enfant assis sur le dernier banc.
– Merci, dit-il. Tu as très bien réussi.
– Qui es-tu donc? demande l’enfant.
– Le Pagad, répond l’homme, qui s’assied sur la rampe et balance ses jambes dans le vide.
– Et qu’est-ce que tu es? demande l’enfant.
– Un magicien, répond l’homme, et un prestidigitateur. Les deux.
– Et comment t’appelles-tu? interroge l’enfant.
– J’ai une foule de noms, répond le Pagad, mais pour commencer je m’appelle Ende [Ende = Fin. Pour commencer je m’appelle Fin]
– Un drôle de nom, remarque l’enfant en riant.
– Oui, dit le Pagad. Et toi, comment t’appelles-tu?
– Je m’appelle seulement Enfant, dit l’enfant, gêné.
– Je te remercie mille fois, en tout cas, dit l’homme au chapeau, de t’être représenté mon image. De cette façon, je peux à mon tour me représenter la tienne. Et ainsi s’achève la représentation.
Il cligne des yeux.
– Déjà? demande l’enfant. Alors que fait-on, maintenant?
– Maintenant, répond l’homme assis sur la rampe, tout en croisant les jambes, maintenant nous allons entreprendre quelque chose.
– Puis-je rester avec toi? demande l’enfant.
– On va se demander où tu es passé, fait remarquer le Pagad d’un air grave.
L’enfant secoue la tête.
– Où habites-tu? interroge le Pagad.
– On ne peut plus habiter nulle part, répond l’enfant. Du moins, c’est mon cas.
– Le mien aussi, alors, dit le Pagad, songeur. Que faire?
– Nous pourrions partir ensemble, propose l’enfant, et chercher un autre monde où nous demeurerions tous les deux.
– Bonne idée! dit le Pagad en soulevant son grand chapeau bizarre. Et si nous n’en trouvons pas, nous nous en créerons un par magie.
– Tu saurais? demande l’enfant.
– Je n’ai encore jamais essayé, répond le Pagad, mais si tu m’aides … D’ailleurs, je trouve que tu devrais avoir un véritable nom. Je vais t’appeler Michael.
– Merci, dit l’enfant en souriant. A présent nous sommes quittes.
Et les voilà qui sortent de la baraque, s’éloignent du champ de foire, de la ville. Sous le ciel noir, ils marchent, absorbés dans une conversation animée; ils marchent vers l’horizon et deviennent de plus en plus petits. Ils se tiennent par la main et l’on ne sait pas bien lequel des deux guide l’autre. »

Michael Ende : Le miroir dans le miroir Belfond page 195-197
Traduction de Dominique Autrand

Le Pagad est un magicien, un médiateur entre le réel et l’imaginaire. Il est dans le jeu de Tarot ce que l’on appelle le Petit Bout, l’atout qui porte le n°1. Le joueur se fixe comme objectif de « mener le petit au bout », bout qui se dit Ende en allemand. Au début, il faut se donner un nom. Pour distinguer les êtres et les choses les unes des autres, il faut leur donner un nom véritable. En les nommant, elles se différencient et deviennent réalité. Le nom différencie et fait exister, sortir de la masse indifférenciée et sans nom. « Je m’appelle seulement Enfant [« bloß Kind »], dit l’enfant, gêné ». Peut-être pourrait-on parler de L’enfant neutre, das Kind. Neutre avant de s’appeler non seulement Ende mais de porter un prénom Michael. L’enfant neutre, das Kind est le titre d’un texte que Laurent Margantin a mis en ligne au moment où je préparais celle du mien. Magie du Net !

Je vais vous présenter Michael ENDE, auteur d’une œuvre riche et diverse partiellement traduite en français.

Michaël Ende est né en 1929 à Garmisch Partenkirchen.

Né l’année de la grande crise, Michael Ende grandira et ira à l’école sous le nazisme. Peu après sa naissance, ses parents s’installent à Munich dans un univers de pauvreté matérielle et de richesse artistique. Enfant, séparé de ses parents, il connaîtra les bombardements sur l’Allemagne à partir de 1943. Il a échappé de justesse à l’enrôlement dans l’armée allemande.

Il a d’abord reçu une formation théâtrale et exercé le métier d’acteur, il croisera Brecht, avant de se pencher sur l’écriture. En 1954, il commence sa carrière d’écrivain à Munich. Il nous a laissé de nombreux ouvrages : romans, nouvelles, contes, essais et pièces de théâtre.

Ses ouvrages les plus connus sont :

Jim Bouton et Lucas de chauffeur de locomotive (Jim Knopf und Lukas der Lokomotivführer) écrit en 1960, traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2004
Jim Bouton et les Terribles 13 (Jim Knopf und die Wilde 13, 1962) traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2004
Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé (Momo oder Die seltsame Geschichte von den Zeit-Dieben und von dem Kind, das den Menschen die gestohlene Zeit zurückbrachte. 1973), traduction de Corinna Gepner publiée par Bayard Editions en 2009
L’Histoire sans fin (Die unentliche Geschichte1979) (traduit par Dominique Autrand Livre de poche 2008
La Satanormaléficassassinfernale potion du professeur Laboulette (Der Satanarchäolügenialkohöllische Wunschpunsch 1989) traduit par Jean-Claude Mourlevat et édité chez Bayard Jeunesse en 2006
La soupière et la cuillère (Die Geschichte von der Schüssel und vom Löffel 1990) Traduit par Jean-Louis Foncine Pocket Jeunesse 1999
Des parents sur mesure (Lenchens Geheimnis 1991), traduit par Florence de Brébisson Livre de poche 2OO2
Croc Epic le mangeur de rêves. (Das Traumfresserchen 1978) traduit par Pas de nom de traducteur Castermann 1981. Illustrations Annegert Fuchshuber

Il a toujours voulu – il s’était inscrit pour cela aux cours de théâtre – écrire pour le théâtre. On lui doit quelques pièces et des livrets d’opéras notamment avec le compositeur Wilfried Hiller :

Pièces de Théâtre
Die Spielverderber. Le mauvais joueur, 1967.
Das Gauklermärchen. Le conte du saltimbanque 1982.
Der Goggolori. Stück in acht Bildern (Pièce en 8 tableaux)1984. Egalement livret d’opéra

Livrets d’opéra
Die Jagd nach dem Schlarg.La chasse au Snark d’après Lewis Carol Libretto 1987.
Der Rattenfänger. (Le Joueur de flûte)Libretto 1993.

Ainsi que des poèmes et des ballades.

Edgar et Michael Ende

Michael Ende est le fils du premier peintre surréaliste allemand : Edgar Ende

Son œuvre fourmille de références à la peinture surréaliste par exemple Salvador Dali dont le tableau La Persistance de la mémoire qui date de 1931, encore appelé Les montres molles est décrit dans un des romans de Michael Ende, L’histoire sans fin. Michael Ende partage avec Salvador Dali, le refus d’une conception purement mécanique, mesurable du temps.
Alors que Michael Ende a écrit une Histoire sans fin, Salvador Dali a peint une …Enigme sans fin : un tableau contenant plein d’images qui changent selon la façon de le regarder.  On peut ainsi distinguer un chien, un cheval, une barque, un visage, un compotier, un corps allongé…Un tableau avait d’abord été appelé « le grand crétin cyclope ». Le Cyclope avec son œil unique symbolise l’incapacité de voir sous les apparences.
Un autre tableau surréaliste est décrit dans L’histoire sans fin (La mine aux images) : « un homme dont le buste était une cage à oiseaux dans laquelle il y avait deux colombes ». Il s’agit d’un tableau de René Magritte : Le thérapeute

Le livre cité dont dont j’ai tiré le premier extrait, Le miroir dans le miroir, repose sur un dialogue père fils qui est en même temps un échange texte image

Arrêtons nous sur deux d’entre elles

1. Le patineur d’Edgar Ende a inspiré une nouvelle à son fils :

« Sur la vaste surface grise du ciel, un patineur glissait, la tête en bas, son écharpe de laine flottant au vent. Il pouvait le faire car le ciel était gelé.
La goutte au nez, bouche bée, la foule au sol le regardait, le désignait du doigt et applaudissait de temps à autre, quand il venait de réussir un saut particulièrement difficile (à l’envers naturellement).
Il décrivait de larges courbes et des boucles, recommençant les mêmes figures jusqu’à ce que la trace de ses patins s’imprime dans le ciel. On put alors constater qu’il avait dessiné des lettres, c’était peut-être un message urgent. Mais le patineur s’éloigna et disparut au loin derrière l’horizon.
Tout le monde regardait fixement le ciel, personne ne connaissait l’alphabet, personne ne pouvait déchiffrer l’inscription. La trace s’effaça lentement et le ciel ne fut plus à nouveau qu’une vaste surface grise.
Les gens rentrèrent chez eux et ne tardèrent pas à oublier l’évènement. Chacun avait ses propres soucis et puis, d’ailleurs, qui sait si le message était si important que cela ?

Michael Ende, Miroir dans le miroir page 117

Dans cette description dynamique, très animée, d’une image statique, Michael Ende qui semble tantôt s’en approcher tantôt s’en éloigner, à la fois parachève l’œuvre de son père – un tableau est toujours aussi créé, coréalisé par celui qui le regarde, et en même temps il construit un œuvre distincte. L’auteur a perçu dans l’image que le peintre avait dessiné des lettres.

Après un texte inspiré au fils par son père voici un tableau du père inspiré par un texte de son fils, le portrait de Michael Ende par son père.


Inspiré d’un nouvelle intitulée Le fils de Personne. Comme elle est nettement plus longue que la précédente, j’en extrais quelques lignes :

« Voici un loup gris noir, puissant et fougueux. Puis un renard frêle, sournois. Non, songe-t-il, je ne les ai jamais apprivoisés. Ils m’ont suivi de leur plein gré. C’est une bien étrange amitié, vraiment, qu’ils ont nouée avec moi quelque part dans le désert sauvage. Ils ont mis longtemps à s’admettre l’un l’autre, et puis finalement ils ont réussi à vivre en paix. Et ils m’ont accompagné partout, même dans les villes, même sur les bateaux, et même pour cet ultime voyage, le plus insensé de tous. Jamais ils ne m’ont quitté, même cette nuit ils sont resté avec moi, fidèles et patients, l’un à ma droite, l’autre à ma gauche, immobiles comme des animaux héraldiques.
Mais déjà il se repent de les avoir fait surgir…. »

Michael Ende, Miroir dans le miroir page 91

Nous avons là une image et un texte qui tous les deux forment une description d’états d’âmes intérieurs. Evoquant les animaux, qui forment comme des armoiries ou un blason Michael Ende écrira : « Ils sont nés de la sauvagerie de mon cœur »

La capacité à transformer son monde intérieur en images et à voir au-delà des apparences est en quelque sorte le programme de travail de Michael Ende

Il est décédé en septembre 1995 en Italie où il s’était retiré.

Site consacré à la peinture d’Edgar Ende

A suivre :
Michael Ende(2) – Jim Bouton et Lucas le chauffeur de locomotive
Michael Ende (3) – Momo ou la Mystérieuse histoire des voleurs de temps et de l’enfant qui a rendu aux hommes le temps volé
Michael Ende (4) – L’Histoire sans fin

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Heiner Müller, « la pythie de Pankow »

En 2009, lors d’un séjour à Berlin, j’ai fait un petit tour à Pankow dans le nord de la ville.

Je ne dois plus être très loin.
Mes souvenirs sont très flous pour ne pas dire quasi effacés en matière de géolocalisation. Ils portent en fait sur autre chose.

Nous y voici.

Berlin-Pankow, Kissingen Platz numéro 12.

Gros plan sur la plaque

Ici habitaient et travaillaient l’auteure Inge Müller depuis 1959 jusqu’à son suicide en 1966 et Heiner Muller jusqu’en 1979.

J’avais déjà rencontré Müller au théâtre, à la Volksbühne. Je m’étais rendu à son domicile, en 1977, pour recueillir un entretien qui était paru dans le quotidien l’Humanité, le 11 novembre 1977 sous le titre Le théâtre-laboratoire de l’imagination sociale, sous une forme très raccourcie par rapport à sa longueur initiale mais c’était l’usage. L’entretien avait été publié à l’occasion de la tournée de la Volksbühne de Berlin-Est au Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis et au TNP de Villeurbanne avec un collage de scènes, intitulé La Bataille dans une mise en scène de Manfred Karge et de Matthias Langhoff. Le spectacle avait été présenté à la Fête de l’Humanité, l’année précédente, en 1976.

L'Humanité du 11 novembre 1977

Ce n’est que plus tard que j’ai compris que les entretiens avec Heiner Müller seront considérés comme des sortes de performances artistiques, au statut mi journalistique, mi littéraire, en tous les cas faisant partie intégrante de son œuvre, parfois même mis en scène. La petite maison d’édition Merve Verlag de Berlin-Ouest qui éditait Foucault, Deleuze,Guattari, Virilio avait en projet la publication de divers textes « non théâtraux » de Müller qui avait mis Peter Gente sur ma piste. L’entretien est donc paru dans son intégralité, j’ai encore la bande que je leur avais confié, dans un recueil intitulé Rotwelsch, que l’on pourrait traduire par Patois de gueux.

Si je raconte cela, c’est parce que je me suis rendu compte récemment que cet entretien a été diffusé dans son intégralité dans toutes les langues sauf une : le français. Un ami, Laurent Sauerwein, s’était procuré une édition aux Etats-Unis et m’avait envoyé cette photo :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est donc temps que je me mette à le traduire. Ce sera fait cette année.

Les premiers textes de Müller, je les ai lus dans l’édition ouest-allemande du Rotbuch Verlag. Friedrich Christian Delius raconte comment est née l’édition des œuvres de Müller en Allemagne de l’Ouest, comment il est devenu le passeur d’Est en Ouest. Il raconte cela dans un texte qui se trouve sur son site et qui est également repris dans son livre de notices biographiques Als die Bücher noch geholfen haben (Rowohlt) (Du temps où les livres étaient encore une aide)

Delius a commencé à explorer la littérature est-allemande après la construction du Mur en 1961. Il a débuté par un numéro spécial de la revue « alternative » en automne 1963. Comme le nota la Stasi, « D. avait depuis 1968 des contacts avec les citoyens négatifs du monde culturel de la RDA ». Tous les « négatifs » ne logeaient pas à la même enseigne. Peter Huchel était par exemple en résidence surveillée. L’éditeur pour qui travaillait Delius, Klaus Wagenbach était interdit de séjour à Berlin Est, on lui avait même interdit l’usage des voies de transit vers Berlin-Ouest. Delius rencontre Heiner Müller à son domicile Kissingen Platz évoqué plus haut en novembre 1972. Il était déjà peu en odeur de sainteté en RDA et inconnu à l’ouest. L’adaptation faite par Müller d’Oedipe Tyran était parue en RDA et Philoctère/Herakles 5 à l’ouest chez Suhrkamp. Mais ça ne se vendait pas.

« Aimablement opiniâtre et obstiné, telle était l’impression que donnait ce saxon de Berlin-Est. Drôle, silencieux. Modeste, difficile à cerner mais il avait l’air de savoir ce qu’il voulait », écrit Friedrich Christian Delius

Je passe sur les épisodes du conflit qui allaient conduire à la création du Rotbuch Verlag. L’annonce d’une édition des œuvres de Heiner Müller fut accueillie avec scepticisme dans le milieu éditorial : publier du théâtre, qui plus est de quelqu’un qui s’appelle Müller, autant dire Dupond, difficile à vendre ! Cela se fera pourtant. Et heureusement. On ne dira jamais assez l’importance de cette édition où chaque publication était soigneusement construite par Heiner Müller lui-même, les textes de théâtre inscrits dans un environnement d’autres textes à la manière des Essais (Versuche) de Brecht. Les textes étaient ainsi présentés comme faisant partie d’un processus de production à l’opposé des œuvres complètes figées. Ils restent un outil indispensable pour situer chaque œuvre. Cela a demandé beaucoup de patience et d’opiniâtreté. Le passage de la frontière chaque semaine était le passage d’un sas de temps, il fallait apprendre à attendre. Certains textes ont été publiés avec l’accord de la RDA d’autre sans.

« Mais l’édition des œuvres de Heiner Müller prenait de l’ampleur, de plus en plus de pièces furent montées en Allemagne de l’Ouest. Après les modes théâtrales des années 1968, on réclamait un auteur qui se servait de strictes formes classiques. Lorsque les censeurs de RDA remarquèrent que Müller devenait à l’Ouest un auteur connu et un article d’exportation, ils durent autoriser des mises en scène en RDA aussi. Petit à petit, on ne put plus ignorer dans la scène et critique littéraires d’Allemagne fédérale le rang de Heiner Müller. Son ascension de la province RDA à la renommée mondiale a duré cinq, six ans, accompagnée par l’édition d’un nombre croissant de ses œuvres, favorisée par le conflit est-ouest. Il se mit petit à petit à occuper une place centrale paraissant dissident à l’est comme à l’ouest, remettant aussi nettement en cause le capitalisme que le socialisme, donnait sens de manière singulière aussi bien à l’histoire qu’aux modes intellectuelles du présent. Il devint ainsi attirant pour les deux côtés, l’oracle du milieu, la pythie de Pankow, au-dessus des murs et de toutes les idéologies.
Pour moi, il était un auteur poli, modeste qui s’amusait plutôt de constater qu’il passait pour un communiste pour les uns, pour un nihiliste pour les autres ».
Friedrich Christian Delius : Heiner Müller und der Dschuhs in Als die Bücher noch geholfen haben (Rowohlt). Traduction Bernard Umbrecht

En France, Heiner Müller a été révélé par Bernard Sobel qui met en scène Philoctète à Gennevilliers, en 1970. Six ans plus tard, La Bataille, spectacle en tournée évoqué plus haut. Puis, Jean-François Peyret et Jean Jourdheuil, traduiront et mettront en scène la plupart de ses textes au théâtre. Patrice Chéreau montera Quartett à Nanterre. En 1991, ce sera l’apogée : sous le titre Le Cas Müller, Jourdheuil et Peyret présentent au Festival d’ Avignon une trilogie : Hamlet-Machine avec La Correction ; Rivage à l’abandon avec Matériau-Médée et Paysage avec argonautes ; Quartett.

Tous ces spectacles, je les ai vus, tous ces textes, je les ai lus au fur et à mesure de leur publication. Ils ont nourri mes réflexions, mon imaginaire, ma vie et continuent de le faire. Les enjeux ont changé renouvelant les lectures, la RDA s’est mondialisée, l’oracle (de Pankow) ne nous avait-il pas prédit qu’elle serait notre avenir ?

Heiner Müller est né le 9 janvier 1929, il aurait eu 85 ans en 2014.
Il est décédé le 30 décembre 1995.
Comme déjà annoncé, 2014 sera pour le SauteRhin une année Heiner Müller

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Meilleurs voeux et merci

Pour commencer l’année avec une note d’humour, cette photographie prise à Sessenheim, village du nord de l’Alsace  où Goethe, alors étudiant à Strasbourg, rencontra  Frédérique Brion,  laquelle rencontra plus tard Jakob Lenz, lequel donna matière à une nouvelle de Büchner…

Mes meilleurs vœux pour 2014 et ……

…..Merci

Merci à ceux à celles et ceux qui me suivent, merci à celles et ceux qui font suivre par courriel ou sur les réseaux sociaux, merci à celles et ceux qui m’écrivent soit publiquement soit en privé, merci aux lecteurs attentifs du dimanche matin qui m’évitent parfois de vilaines fautes d’orthographe.

Et merci à Laurent Margantin webauteur et webtraducteur entre autre du Journal de Kafka pour son coup de coeur.

 

 

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“ Heiner Müller à plus tard…“ (Durs Grünbein)

Durs Grünbein

Heiner Müller, à plus tard …
Trois feuillets

I

La nouvelle arriva comme sur des ailes de corneilles
Au travers d’arbres dénudés, du treillage urbain.
La radio comme toujours, la télé comme toujours
Diffusaient musique et images et paroles du samedi.
Dans les théâtres, l’après-midi, on poussait les décors
Pour les comédies du soir, le Shakespeare local.
Des projecteurs chauffaient les planches devant une salle vide.
La grippe sévissait à Berlin, un virus arrivé de Moscou.
Le vacillement de lueurs hystériques anticipait
la Saint-Sylvestre.
La nouvelle vint comme d’une scène vide.
Pour les gens, rien qu’une annonce.

Proche du stade de congélation,
Les flaques cherchaient encore des yeux le paysage
Au milieu des immeubles. Le gel épargnait la rue
Tant que roulaient les autos. Ce jour-là,
La tragédie rendit l’esprit – le sien, par exemple.

Lui qui avait attendu si longtemps, le regard patient,
Voilà que plus rien ne l’attendait. Voilà sa douleur
Anesthésiée par les piqûres, arrêtée comme son rire cassant.
Lui qui entretenait une si longue relation avec les morts,
se mourant
Trop lentement, voilà qu’il est mort.
Ce poseur de pièges
et prosateur de fables
Monologuant avec les fantômes allemands,
Le maître est mort.

Avant d’avoir pu scruter le millénaire suivant,
Il fut trahi par son corps. L’ennemi
L’a livré aux diagnostics et aux bistouris
Qui mettent à mal les phrases et les rendent apatrides.
La terreur dont il parlait venait d’Allemagne.
La terreur dont il mourut vint de ses cellules.
Berlin en décembre, sans lui, le sentiment
D’être orphelin.

Comme le titre l’indique, deux autres feuillets suivent que vous pourrez découvrir dans le recueil de poèmes de Durs Grünbein : Après les Satires qui vient de paraître aux éditions Les petits matins .

Pour moi Durs Grünbein fait partie de la « galaxie Heiner Müller » et je m’étais donc promis d’aller voir ou plutôt lire ce qu’il avait écrit. Et voilà que les éditions Les petits matins me facilitent la tâche. Mais j’ignorais avant de me procurer le livre qu’il contenait aussi des textes sur Heiner Müller. Outre celui évoqué ci-dessus, il y en a un autre dans lequel il n’est pas nommé mais qui suis immédiatement et est intitulé Lettre au poète mort .

Heiner Müller est décédé le 30 décembre 1995, peu de jours avant l’anniversaire de sa naissance. Il aurait eu 85 ans, le 9 janvier prochain. Le texte de Dur Grünbein me permet d’annoncer que l’année 2014 sera pour le Sauterhin une année consacrée à Müller et sa galaxie.

Peu de temps avant sa mort, en octobre 1995, Heiner Müller avait prononcé l’éloge de Durs Grünbein à l’occasion de la remise à ce dernier du Prix Georg Büchner. Ce prix, Grünbein dit qu’il l’aurait refusé si Müller n’avait accepté de faire la laudatio

Durs Grünbein est né en 1962 à Dresde, en RDA. Il avait dans les 20 ans quand il rencontra Heiner Müller qui avait fait circuler ses textes.

Müller caractérisait sa poésie en ces termes :

« Dans le poème de Grünbein prend forme l’expérience d’une génération qui s’articulait plutôt jusqu’à présent dans un refus de forme. C’est la génération des non morts de la Guerre froide pour qui l’histoire ne se comprend plus comme donnant du sens au non-sens grâce à l’idéologie mais uniquement comme absurdité. (Disco et absurde (sinnlos), sont les deux mots principaux exprimés en dialecte saxon dans le roman reportage d’Erich Loest Tout suit son cours, sur la jeunesse de Leipzig à la fin de la RDA »

Et encore :

« Ses images sont des radiographies aux rayons X, ses poèmes des ombres de poèmes jetés sur le papier comme provenant d’un éclair atomique. Le secret de sa productivité se trouve dans son insatiable curiosité de l’offre de catastrophes que le siècle tient en réserve sous les étoiles comme sous le microscope »

Les deux passages sont extraits de „Portrait des Künstlers als junger Grenzhund“ (Portrait de l’artiste en jeune chien de frontière), éloge de Durs Grünbein prononcé à l’occasion de la remise à ce dernier du Prix Büchner en 1995.

Les poèmes qui composent le recueil Après les satires, traduits en français par Françoise David Schaumann et Joël Vincent, ont été publiés en Allemagne en 1999.

« Tout l’art de Durs Grünbein, qui est l’un des grands auteurs allemands d’aujourd’hui, est de mettre de la tension narrative, de « l’épopée » dans la poésie, d’en faire un récit »,

écrit Georges-Arthur Goldschmidt dans sa très belle préface. Il dit encore :

« Après les satires est une vaste tentative d’élargissement du flux poétique, hors de ses cadres habituels, comme s’il s’agissait de faire basculer la poésie dans le récit du monde ».

C’est un cycle intitulé Après les satires qui donne son titre à l’ensemble qui pourrait aussi s’appeler comme le précise l’auteur lui-même dans une note Le chant des repus : « après les satires, c’est quand tout a été ingurgité et dégoisé, le moment du retour chez soi, de la digestion, de la gueule de bois et des élucubrations ».
Après les satires, c’est quand ceux qu’on a raillé au cours du repas reviennent se venger. La satire est aussi une forme très souple (satura = pot pourri). Après les satires fait référence au poète latin  Juvénal cité en épigraphe :

Dormir en ville coûte cher
En découlent tous les maux
Juvénal. Troisième satire

L’ensemble de ce recueil me paraît avoir un caractère très urbain fait de fantômes, de tentations, d’insécurité, de bruit, où les lampadaires forment des points d’interrogation avec Venise comme métaphore de survie. Une sorte de poésie physiologique aussi. Dans sa postface, Florent Hahache rappelle que pour Nietzsche, l’esprit allemand provenait d’ « intestins affligés ».

Les lecteurs croiseront un certain nombre de poètes français, Apollinaire, Baudelaire, Lautréamont, Proust dont est cité ce qui pourrait être un vers :

« Au bout d’une seconde, il y eut beaucoup d’heures
qu’elle était partie « (Du côté de chez Swann)

A propos du temps, j’ai relevé dans un poème en référence à Saint Augustin ce passage :

Et rien de tout cela n’est le temps.
Mais qu’est-il ?
La petite déception quand un enfant s’esquive
Parce qu’il voit plus loin que tes paroles pleines de doutes ?
Aporie augustinienne (sur le temps)

Durs Grünbein
Après les satires

Les petits matins
312 p., 15 euros.
Saluons le prix raisonnable.

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Georg Büchner « révolutionnaire avec plume et scalpel »

Georg Büchner, révolutionnaire avec plume et scalpel, tel est le titre de l’exposition du bicentenaire de l’auteur de Woyzeck, texte qui reste d’une grande actualité. Je suis allé la voir à Darmstadt.

Cette photographie de la salle consacrée à La mort de Danton illustre l’un des principes de l’exposition : une citation un objet, un objet une citation.
Voyons de plus près un exemple concret :

L’objet : Aphroditê Kallipygos, La Vénus callipyge
La citation est de Camille dans La mort de Danton I,1:

« Il faut que le divin Epicure et la Vénus aux belles fesses remplacent saint Marat et saint Chalier au portail de la République »

Le catalogue de l’exposition est devenu le livre le plus gros et le plus lourd de ma bibliothèque, 3,8 kilos, un outil difficile à manier, sans même parler du prix (58 euros) pour une moitié de textes d’écrivains ayant eu le prix Büchner et accessibles en ligne, une démesure qui sied mal à Büchner.

Est-ce celle d’une mauvaise conscience ?

Longtemps Büchner a surtout été au panthéon de l’Allemagne de l’Est.

« Même 200 ans après sa naissance, il est encore capable de provoquer une agitation productive. Méconnu et pourchassé de son vivant, il est devenu à titre posthume la mauvaise conscience de la nation ; il fait l’objet d’études approfondies et d’une actualisation zélée ; on en soigne les lieux évoquant sa mémoire ; on lui élève des monuments (en partie discutables) ; des prix et bourses bien dotés portent son nom.
Désormais même l’Etat n’hésite plus à y ajouter des initiatives comme par exemple un timbre postal commémoratif qui avait été longtemps refusé. Ceux qui nous gouvernent ont compris qu’ils n’honorent pas seulement un auteur mais qu’ils s’honorent eux-mêmes. Qu’ils le fassent en se souvenant réellement des traditions égalitaires, libertaires et radicalement démocratiques de l’histoire allemande auxquelles Büchner est associé est une autre histoire ».

Jan-Christoph Hauschild préface au livret Büchneland, Orte von Büchner und seinen Geschister in Hessen édité par la Luise-Büchner-Gesellschaft Darmstadt 2013

Büchner est-il enfin entré au panthéon de toute l’Allemagne ?
Peut-être mais au prix d’une évangélisation, d’une historisation.

L’historisation pourrait se décrire ainsi : C’est l’histoire d’un homme, un écrivain, qui s’appelait Büchner, il a rédigé des tracts (on installe une presse) c’est le Messager hessois, il a écrit sur la guillotine (on montre un échafaud ) c’est La mort de Danton et sur les automates (on expose des automates) et c’est Léonce et Lena ; il a disséqué des poissons (ça, ça se filme) et c’est Le système nerveux des barbeaux, il s’est intéressé à un homicide (on a des documents) et c’est Woyzeck. Ah j’oubliais le bon Pasteur Oberlin (voici le plan d’époque du Ban de la Roche) et c’est Lenz.

Tout cela ne nous dit pas pourquoi il faut lire Büchner encore deux cent ans après et ce qu’il contient encore de passionnant pour nous.

La question se pose d’ailleurs de savoir s’il faut faire des expositions sur des écrivains. Elle se complique lorsque ce dernier a eu une vie particulièrement courte, 23 ans, alors qu’une partie du peu qu’il a pu laisser a été détruit. D’où la tentation de remplir d’objets le vide des connaissances.
« Malheureusement nous ne savons pratiquement rien, écrit Hermann Kurzke dans son livre Georg Büchner, Geschichte eines Genies (Histoire d’un génie, paru chez CH Beck) Le peu dont nous disposons est insignifiant, mais comme nous n’avons rien, nous devons surcharger ce petit peu ».

Surcharger le peu qu’on a. Il le dit certes à propos des relations de Büchner avec sa fiancée strasbourgeoise mais cela vaut d’une manière plus générale. Il ne s’en prive pas d’ailleurs.

La « panthéonisation » passe aussi pas son évangélisation. Certes Büchner a beaucoup fréquenté de pasteurs protestants, connaissait la bible, avait son livre de cantiques. Mais les citations de la bible si nombreuses dans son œuvre autorise-t-elle Hermann Kurzke à faire de son écriture une « quête d’absolution » ?

Fort heureusement l’œuvre résiste à tout cela. D’autant que pour les lecteurs contemporains que nous sommes, il y a longtemps qu’une citation de la bible n’est plus parole d’évangile.

L’exposition est chronobiographique et s’ouvre sur le contexte de la naissance de Georg Büchner, le 17 octobre 1813, le deuxième jour de la Bataille de Leipzig et une citation de Karl Marx. Büchner est né dans ce moment historique. La bataille de Leipzig fut celle d’une défaite de Napoléon contre une coalition de troupes russes autrichiennes et prussiennes, sainte alliance pour l’oppression des peuples que l’on a fait passer pour une guerre de libération. Elle fut les deux. Un grand nombre d’allemands se sont retrouvés des deux côtés, les uns dans les armées napoléoniennes, les autres dans les armées prussiennes. Mais ce ne fut pas une guerre de libération des peuples mais l’alliance des trônes de droit divin. Napoléon, c’est la dictature et la modernité. Tout le problème de l’Europe à cette époque était dans cette opposition entre une France des Lumières d’un côté et le despotisme napoléonien de l’autre. Ce sera aussi le problème de Goya par exemple auquel Heiner Müller s’est souvent référé.
La citation de Karl Marx :

« On sait comment, en 1813, Frédéric-Guillaume III enjôla si bien le peuple prussien avec de belles paroles et de magnifiques promesses, que celui-ci crut partir pour une « guerre de libération » contre les Français bien qu’il ne s’agît que d’écraser la révolution française et de rétablir l’ancien système de droit divin.
On sait comment les belles promesses furent oubliées dès que la Sainte-Alliance eut fait son entrée à Paris le 30 mars 1814.
On sait comment, au retour de Napoléon de l’île d’Elbe, l’enthousiasme du peuple était déjà si refroidi que Hohenzollern dut raviver le zèle éteint, par la promesse d’une Constitution (édit du 22 mai 1815), quatre semaines avant la bataille de Waterloo.
On se rappelle les promesses des actes confirmant la confédération germanique et l’acte final du Congrès de Vienne: liberté de la presse, Constitution, etc.
On sait comment Hohenzollern le « Juste » a tenu parole : Sainte-Alliance et congrès pour opprimer les peuples, décrets de Carlsbad, censure, despotisme policier, suprématie de la noblesse, arbitraire de la bureaucratie, justice de cabinet, persécutions démagogiques, condamnations en masse, gaspillage financier et … aucune Constitution.
On sait comment, en 1820, le peuple reçut la garantie que les impôts et les dettes publiques ne seraient pas augmentés et comment Hohenzollern tint parole : ce fut la transformation de la Seehandlung en institut privé de crédit pour l’État.
On sait comment Hohenzollern répondit à l’appel du peuple français pendant la révolution de Juillet; en massant des troupes à la frontière, en maintenant sous le joug son propre peuple, en réprimant le mouvement dans les États allemands plus petits et en asservissant finalement ces États sous le knout de la Sainte-Alliance.
[…]
On sait comment tous les efforts du « sous-kniaz » de Hohenzollern, en accord avec les buts de la Sainte-Alliance, visaient à renforcer la suprématie de la noblesse, de la bureaucratie et des militaires, à réprimer par la violence et la brutalité toute liberté d’expression, toute influence sur le gouvernement de « sujets à l’intelligence bornée » et ce non seulement en Prusse, mais dans tout le reste de l’Allemagne.
On sait qu’il s’est écoulé peu de règnes au cours desquels des intentions aussi louables ont été réalisées avec des mesures arbitraires plus brutales que sous celui de Frédéric-Guillaume III, tout particulièrement de 1815 à 1840. Jamais et nulle part on n’a autant arrêté et condamné, jamais les forteresses n’ont été aussi pleines de prisonniers politiques, jamais plus que sous ce « juste » souverain. Et encore, quand on pense quels lourdauds innocents étaient ces démagogues ! »
Karl Marx Nouvelle Gazette rhénane 10 mai 1849

Il y a des époques plus sympathiques pour venir au monde. L’un des frères Grimm, Wilhelm, écrira en 1832 à propos de la Hesse que l’on n’y avait même plus idée de ce qu’était la liberté.

Le père de Büchner était un admirateur de Bonaparte. L’empereur s’était adressé personnellement à lui avec un tu montes bien à cheval, quel âge as-tu ? dont il ne s’est jamais remis. Les caractéristiques singulières de la profession du père ont sans doute marqué son fils : chirurgien militaire, médecin hospitalier, s’intéressant aussi aux maladies psychiques.

Dans le texte rédigé pour conclure le catalogue, l’écrivain et philosophe Dietmar Dath évoque le film de Valeria Sarmiento Les lignes de Wellington dans lequel il a repéré un républicain déçu qui

« dit à propos de Napoléon à peu près ce que pouvaient dire des communistes déçus à propos de Staline dans les années 1930 : il se peut qu’il ait sauvé la révolution mais le prix était trop élevé. Notre cause a pour survivre abandonné tout ce qui faisait que la cause était notre cause. Elle disparaîtra avec lui. Il est préférable qu’elle survive dans notre mémoire comme une souffrance »

A côté de la variante révolution déçue, il y a celle de la révolution attendue mais absente. Kurt Tucholsky décrivait en 1920 au sortir d’une représentation de Mort de Danton de Romain Rolland au Deutsches Theater dans une mise en scène de Max Reinhardt ce qui s’était passé dans le théâtre :

« Un peuple gronde : la révolution !
Nous voulons conquérir la liberté !
Cela fait un siècle qu’on le veut
Faites couler le sang

La scène vibre, le théâtre vibre
A 9 heures, la représentation est terminée

Et dégrisé, j’observe la grisaille du jour
Où est resté Novembre ? [ie La révolution de Novembre 1918 en Allemagne]
Où est le peuple qui autrefois d’en bas
ou il se trouvait s’est poussé vers le haut ?

Silence. C’est fini. Ce n’était
Qu’un spectacle, qu’un spectacle »

Büchner, lui, a surtout très vite compris les limites de la révolution bourgeoise. Hans Magnus Enzensberger dans son édition du Messager hessois (1965) commentait cela en ces termes :

« La pensée de Büchner est complètement marquée par la théorie française. Il avait lu les grands auteurs des Lumières et étudié l’histoire de la Révolution française ; il était matérialiste et républicain. Il avait pris connaissance à Strasbourg des positions les plus avancées du saint-simonisme. La pratique politique aussi, il l’a voyait avec des yeux français ; il fut l’un des rares observateurs allemands à avoir immédiatement saisi les leçons de la révolution de 1830. Il comprit surtout que la bourgeoisie était prête à trahir les intérêts du peuple aussitôt qu’elle a satisfait ses propres revendications. Cette expérience, Büchner ne l’a jamais oubliée. Sa méfiance à l’égard de la rhétorique libérale, ses vives réactions devant les tentatives de « médiation » de Weidig [Friedrich Ludwig Weidig, coauteur du Messager hessois] entre possédants et non-possédants se réfère aux sanglants combats de rue dans lesquels la France de la bourgeoisie a réprimé les ouvriers de Paris et de Lyon. Büchner n’avait aucune envie de se battre pour la bourgeoisie dont il avait bien mesuré la brutalité dont elle était capable. Les réformes constitutionnelles des banquiers et des avocats ne l’intéressaient pas. Il avait reconnu une fois pour toutes que derrière chaque question politique, il y avait une question sociale, une question pour laquelle il ne voyait comme réponse que la transformation violente des rapports de propriété. Ce jugement excluait tout rapprochement avec les bourgeois radicaux comme avec les « patriotes ». Les plus proches étaient les plus lucides des intellectuels de gauche, avec Heine, Gützkow, Börne et Wieth, Büchner aurait pu s’entendre le mieux. Il ne s’est pas battu à leurs côtés. Il s’en est même expressément distancié. Il croyait que l’avenir de la révolution ne dépendait pas d’une poignée d’écrivains mais de la masse des classes dépossédées ; l’opposition littéraire était à ses yeux une chimère. Vous ne parviendrez jamais, écrivit-il à Gutzkow, à combler le fossé qui sépare la société cultivée de celle qui ne l’est pas »


Autopsie, écriture scientifique et littéraire

Il y a bien sûr dans l’exposition quelques éléments remarquables, c’est bien le moins. Dans ce domaine, je peux évoquer le registre paroissial de naissance, la boucle de cheveux du chérubin, le fameux calepin d’Alexis Muston sur lequel il crayonné l’un des rares portraits dont on dispose et qui vient d’être retrouvé en France, etc… Relevons aussi –derrière un rideau- des cartes à jouer et des estampes érotiques.
Je me suis arrêté plus longuement que sur d’autres à l’espace que l’on pourrait appeler organologique, l’organologie se caractérisant en général par l’ »analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales », précise-t-on à Ars Industrialis. Il présente un mélange d’instruments scientifiques, d’objets anatomiques et de dissection mêlés de citations de Descartes et de Büchner. Ce chapitre me laisse cependant sur ma faim. Je vais néanmoins tenter quelques pistes. J’ai déjà commencé à traiter de l’automatisation. L’autre porte sur la profession de Büchner, celle d’anatomiste. Quel lien avec la littérature ?

La discipline scientifique pour laquelle avait opté Georg Büchner était celle de l’anatomie comparée. Il est admis qu’il était au fait des connaissances scientifiques de son temps.

Disséquer, autopsier, rêver, écrire

Depuis Zürich, Georg Büchner écrit à Wilhelmine Jaeglé à Strasbourg, le 13 janvier 1837 :

« Ce qu’il y a de mieux, c’est que mon imagination fonctionne, et l’activité machinale [mechanisch, mécanique] des préparations lui laisse libre cours. Je te vois comme cela toujours à moitié entre des queues de poisson, des doigts de grenouille, etc. Est-ce que ce n’est pas plus touchant que l’histoire d’Abélard et de la manière dont le nom d’Héloïse vient toujours se mettre entre ses lèvres et ses prières ? Ah, je deviens de jour en jour plus poétique, toutes mes pensées trempent dans l’éthanol [Spiritus]. Dieu merci, je rêve de nouveau beaucoup la nuit, mon sommeil n’est plus aussi lourd. »

Fascinant passage dans lequel Büchner explique combien l’automatisme des gestes techniques de travail (il dira dans la lettre suivante : « je suis aussi bien réglé qu’une horloge de la Forêt Noire ») libère son imagination et ne le gêne pas pour penser à son Héloïse contrairement à ce qui se passe pour Abélard où elle s’interpose constamment avec la prière. Voilà décrit un effet pratique de la mécanique gestuelle, des automatismes corporels.

Büchner autopsie, dissèque. Y a-t-il autour de la notion d’autopsie un lien entre la science et la littérature chez Büchner ? Le premier à employer le mot à son propos est son ami Karl Gutzkow, l’éditeur de La mort de Danton, qui parle de cette « autopsie » présente dans tous ses écrits. Ariane Martin, dans le catalogue rappelle l’existence du mot « autopsie » avant qu’il ne s’y ajoute comme signification l’ouverture des cadavres. Elle cite le dictionnaire Brockhaus de 1837 qui définit le mot à partir de son étymologie : autopsier = par sa propre observation séparer la réalité de son apparence. Büchner en ce sens autopsie aussi bien le système nerveux des barbeaux et que la révolution française, le cas Lenz ou celui de Woyzeck

Büchner s’est particulièrement intéressé au système nerveux. L’on pourrait ajouter, nerveux et sensoriel. Si la génération de Goethe a étudié le système du squelette, celle de Büchner s’est intéressée au système nerveux. On se demandait à l’époque si le crâne et le cerveau n’étaient pas une extension des cervicales et de la moëlle.

« Mais (il montre le front et les yeux de Julie), là, là, qu’y a-t-il là-derrière ? Va, nos sens sont grossiers. Se connaître ? Il faudrait s’ouvrir le crâne et s’extraire l’un l’autre les pensées des fibres du cerveau ». La mort de Danton I, 1

Durs Grünbein, prix Büchner 1995, considère le texte de la leçon probatoire de Büchner à l’université de Zürich, dont est tiré l’extrait ci-dessous, comme une « sorte de manifeste littéraire »

« La nature n’agit pas selon des fins, elle ne s’épuise pas en une série infinie de fins conditionnées les unes par les autres; elle est au contraire immédiatement suffisante à soi-même dans toutes ses manifestations. Tout ce qui est est là en raison de soi-même, et la recherche de la loi de cet être est le but de la conception opposée à la conception téléologique, que j’appellerai philosophique. »
Georg Büchner Sur les nerfs crâniens in Œuvres complètes Trad Jean-Pierre Lefebvre (Seuil)

Les automates

Photographie du mécanisme de l’androïde La joueuse de tympanon construite en 1784 par Pierre Kintzing, un horloger mécanicien allemand.
Je ne sais pas si c’est du comique involontaire, de l’humour particulier, mais cette image est connue en France comme celle de La joueuse de tympanon ou l’androïde de Marie Antoinette qui l’avait acquise. Cela n’est pas précisé. Elle provient du Musée des Arts et métiers de Paris

Mais Marie Antoinette dans une exposition Büchner !!!

L’extrait à mettre en relation pourrait être le suivant :

« VALÉRIO : En fait, je voulais annoncer à la haute et honorable société la venue de ces deux automates de renommée mondiale, et que je suis peut-être le troisième et le plus curieux des deux, pour autant que je sache moi-même qui je suis, ce qui n’a rien de surprenant d’ailleurs, puisque moi-même je ne sais pas ce que je dis, et que je ne sais même pas que je ne le sais pas, si bien qu’il est hautement probable qu’on me fait parler comme cela et qu’en fait ce sont des cylindres et des soufflets qui disent tout cela ».

Léonce et Lena III, 3
Trad Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil
In Georg Büchner Œuvres complètes Editions du Seuil

Autre image :


Image du Trompétiste mécanique a été construit en 1810 par Friedrich Kaufmann à Dresde.

Büchner ne se contente pas de décrire les automates, les marionnettes comme des extériorisations du savoir anatomique, ils font retour sous forme de métaphore pour s’interroger sur ce qu’il y a en l’homme d’automatisme et d’automatisation.

« Quelque chose nous fait défaut »

Georg Büchner a aussi repéré qu’il y a quelque part chez l’homme comme un défaut d’origine :

« Une faute a été commise quand nous avons été créés, quelque chose nous fait défaut, je n’ai pas de nom pour ça, mais on ne se l’arrachera pas l’un l’autre des entrailles, alors à quoi bon s’éventrer ? Allez nous sommes de piètres alchimistes »
La mort de Danton II, 1

Ecriture précoce, lecture tardive

Si l’écriture de Büchner a été précoce, sa découverte a été tardive. La première représentation de Léonce et Lena date de 1895, celle de La mort de Danton de 1902, Woyzeck 1913.

Je ne sais pas s’il était un révolutionnaire du scalpel, mais G. Büchner était, cela nous en sommes plus sûr, un révolutionnaire de la plume. Un simple exemple, cette phrase extraite du tout début de son récit Lenz :

« Müdigkeit spürte er keine, nur war es ihm manchmal unangenhem dass er nicht auf dem Kopf gehn konnte. »

Phrase que l’on pourrait traduire en imaginant devoir la dire en scène de la façon suivante :

« Pas de fatigue, non, il lui était seulement pénible parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête »

Avec cette phrase, écrira plus tard Arnold Zweig, « commence la prose européenne moderne »

On pourrait reprendre la lecture de Büchner plus systématiquement d’un point de vue organologique mais ce n’est pas l’objet ici. Ses préoccupations ici évoquées sont en plein dans notre actualité qui est aussi celle d’une grande transformation dans le domaine de l’automatisation, où les questions se posent à nouveaux frais Mais l’exposition ne se caractérise pas particulièrement par son ouverture sur les questions d’aujourd’hui.

La récente lecture d’un article du journal Le Monde m’a immédiatement fait penser à une suite possible du drame de Woyzeck.

Olivier M., 31 ans, avait été condamné en 2003 à dix-huit ans de réclusion criminelle pour avoir tué sa petite amie alors qu’il avait 19 ans. Il était libérable le 2 janvier 2015, et après douze ans de détention à Muret (Haute-Garonne), près de Toulouse, avait obtenu en avril de finir son temps à Bayonne, en régime de semi-liberté.
Il s’est jeté dans le port de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), où son corps a été repêché le 27 septembre.

Non seulement il a, comme Woyzeck, tué sa Marie mais ensuite, en prison, il avait encore été traité comme un Woyzeck. Son capitaine à lui le faisait déshabiller entièrement trois fois par semaine.

«j’ai été obligé de me déshabiller presque entièrement au moins trois fois par semaine alors que je passe tous les soirs sous le portique magnétique et mon sac est passé aux rayons X. Lundi dernier, le surveillant m’a demandé de baisser le caleçon, sans aucun motif valable. Je me suis rendu compte qu’ils fouillaient quasiment tous les jours ma cellule. »

Franck Johannès Les derniers mots d’un condamné LE MONDE | 09.12.2013


Reconstitution de la chambre de Büchner à Zürich où il mourut en 1837, à 23 ans

L’exposition reste visible jusqu’au 16 février 2014 à Darmstadt avant de se rendre à Zürich

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Alexandre, le petit frère de Georg Büchner, naturalisé français en 1870

Photo de l'inauguration : Peter Brunner

En marge de la grande exposition Georg Büchner dont je vais finir par parler – mais j’ai quelqu’excuse, le catalogue fait 600 pages et il faut un pupitre tournant pour le lire – se tenait au Liebighaus à Darmstadt – elle est encore visible jusqu’au 14 décembre – une double exposition : l’une consacrée à Luise Büchner et les débuts du mouvement féministe à Damstadt, l’autre à la famille, parents, frères et sœurs. Les éléments rassemblés dans cette partie ne convenaient pas à la mise en scène de Ralf Beils pour le Darmstadium. C’est tout à fait dommage.
Je ne ferai pas de compte rendu exhaustif.
Il y a là le père, Ernst Büchner, médecin, ancien chirurgien militaire dans l’armée de Napoléon ; la mère Louise Caroline née Reuss dont une partie de la parenté habitait en Alsace ; la sœur Mathilde, un peu l’ange gardien de la fratrie, on trouve son nom associé à une coopérative de consommation ; le frère Wilhelm (1816-1892), chimiste, fabricant et homme politique, il fut député libéral au Reichstag, opposant à Bismarck ; la sœur Luise, écrivain et militante pour le droit des femmes ; Ludwig, médecin, scientifique et philosophe, un des représentants du courant matérialiste dans les sciences.
Toutes et tous furent engagés dans la vie de la cité.

L’un des panneaux m’a tout particulièrement attiré, celui qui évoque le plus jeune frère de Georg Büchner, Alexandre, exilé en France puis naturalisé français à une date surprenante, en 1870, pendant la guerre franco-allemande.

Regardons cela de plus près.

La première approche biographique est extraite d’un article de Jules Claretie dans le journal La Presse du 5 août 1878 où son évoquées les traductions de drames allemands dont La mort de Danton par Auguste Dietrich qui eut, au Collège de Valenciennes, Alexander Büchner comme professeur d’allemand. Ce dernier est présenté comme « écrivain de valeur à la fois poète, romancier et historien, actuellement professeur de littérature étrangère à la faculté des lettres de Caen et collaborateur estimé de la Revue politique et littéraire ». Est évoquée également la célébrité de ses différents frères et sœur. Et bien sûr Georg Büchner. Il est frappant de constater la référence faite à Shakespeare à propos de la Mort de Danton. Jules Claretie parle d’une pièce « où il semble qu’on entende parfois comme un echo de la grande voix de Shakespeare ».
Alexander Büchner a donc formé à la langue allemande le premier traducteur de Büchner en France. Une mise en scène de sa première pièce avait été envisagée à l’Odéon pour la saison 1897/1898 comme le rapporte le journal Le matin du 22 septembre 1897 :

Dans l’interview, Paul Ginisty présente Danton comme un « Hamlet français, un peu fatal, un peu triste ». La pièce de Büchner ne se trouve cependant pas au répertoire de l’Odéon. Thomas Lange, qui fut en charge du service éducatif aux Archives Départementales de Darmstadt,  a fait les recherches sur Alexander Büchner en France. J’ai pu l’interroger. Il  me confirme n’avoir rien trouvé. Il semble donc que les représentations annoncées par le Directeur de l’Odéon aient été un projet jamais réalisé. Thomas Lange est l’auteur d’une monographie sur Alexander Büchner ainsi que d’autres travaux sur la réception de Büchner en France.

Mais comment et surtout pourquoi Alexander Büchner a-t-il « atterri » dans le nord de la France au cours de la seconde moitié du 19ème siècle ? La réponse est simple : il s’y est exilé comme beaucoup de ceux qui avaient participé aux soulèvements révolutionnaires des années 1848-49 en Allemagne.

Le petit frère de l’auteur de Woyzeck, est né en 1827 à Darmstadt. Il fait des études de droit qui le mèneront au poste d’assesseur du Tribunal de Hesse. Il fait parler de lui en publiant une nouvelle dans laquelle il accuse en termes à peine voilés le juge Georgi d’être responsable de la mort de Friedrich Ludwig Weidig, coauteur avec son frère Georg du Messager hessois.
Il participe aux mouvements révolutionnaires des années 1848-49. Il est arrêté en 1849 lors du soulèvement du Pays de Bade alors qu’il « se promenait » (version pour la police) avec un poignard et un plan de soulèvement paysan sur lui que sa sœur Mathilde a eu la présence d’esprit de prendre sur elle. Il sera libéré. En 1850, il participe avec son frère Ludwig à l’édition des œuvres posthumes de Georg Büchner. En 1851, il se voit refuser l’accès aux tribunaux pour « esprit de trahison », mentalité hostile à l’Etat pour avoir rencontré à Londres des républicains allemands bannis. Du droit, il passe alors aux langues vivantes, passe son habilitation à Zürich. Il opte pour l’exil en France et obtient en 1853 un poste d’enseignant d’allemand à Valenciennes d’abord dans le privé puis à partir de 1857 dans l’enseignement public. En 1865, il passe l’agrégation en langues vivantes. Il enseignera au lycée puis à la Faculté de Caen

Dès son arrivée en France, il publie une Histoire de la poésie anglaise et une Histoire de la littérature française, et ne cessera de mener de pair sa carrière d’enseignant et un travail de traducteur et de vulgarisateur des littératures étrangères, traductions de Shakespeare, de Béranger, poèmes de sa sœur Luise, fera des éditions scolaires de Faust, etc… Il prend aussi une part active à la vie culturelle par des articles de revue et des conférences.
Quand son frère Ludwig intervient, en 1886, à l’inauguration de la statue de Diderot, Boulevard Saint Germain à Paris en tant que représentant de la libre pensée allemande, des étudiants affichent un placard dénonciateur :

A ce moment-là, Alexander Büchner avait déjà acquis la nationalité française. Il explique pourquoi dans un livre de souvenirs qu’il publie en Allemagne en 1900 et dont j’ai traduit ci-dessous un petit extrait. Le livre s’intitule Das « tolle » Jahr. La notice de la Bibliothèque nationale traduit cela ainsi : [La « folle » année (1848) : avant, pendant et après. Souvenirs.]. L’année 1848 marque en effet une césure dans sa vie. L’extrait que j’ai choisi traite de l’année 1870 et de quelques conséquences. Il donne l’impression d’avoir vécu d’un peu de loin les évènements de la Commune de Paris auxquels il n’accorde ni une grande place ni une grande sympathie. La guerre aussi est surtout vécue par le fait que les Allemands vivants en France passaient pour des espions prussiens. Il maintient envers et contre tout son admiration pour la France qui est une admiration pour la république et sa culture.

Un pont sur le Rhin

« Je suis en quelque sorte devenu apatride à la suite de ces funestes évènements [Guerre franco-allemande de 1870] après avoir été allemand de naissance et français par choix et adoption. Une telle double appartenance était fréquente avant 1870 et plutôt bien vue. Peu de temps avant cette période un membre de la Sorbonne me dit ces mots bienveillants : Vous êtes un pont de plus sur le Rhin [en français dans le texte]. Depuis que ce pont a été détruit je me retrouve comme les mânes de la mythologie germanique exposé aux coups des Ases et des Jötunn en guerre les uns contre les autres bien que les mânes n’aient pas manqué de donner de solides contrecoups.

J’ai déjà dit que j’ai été bien traité côté français mais le proverbe dit la caque sent toujours un peu le hareng [en français dans le texte]. J’ai certes poursuivi une carrière régulière dans le service de l’Etat, sans accroc jusqu’aux échelons de traitement les plus élevés et jusqu’à ma mise à la retraite comme professeur honoraire [en français dans le texte], mais la jalousie et l’envie ont échauffé maintes cervelles brûlées qui considéraient qu’un étranger ne méritait pas une aussi belle situation. J’avais déjà avant-guerre en vue un avancement au poste d’Inspecteur général »

Avant la guerre de 1870, Alexander Büchner avait été chargé d’inspection dans les lycées de Rouen, Caen, Le Havre, Evreux, Cherbourg. Après s’être vu confier de nouvelles inspections après la guerre, il postule pour le poste d’Inspecteur général de langues vivantes.

« Je me suis d’abord adressé à celui qui exerçait la fonction de Secrétaire général de l’Instruction publique [en français dans le texte], bien connu en Allemagne pour ses articles sur ce pays dans la Revue des deux Mondes Saint René Taillandier qui avait plusieurs fois témoigné de sa bienveillance à mon égard. Mais je me suis heurté là à des difficultés administratives. Personne, me dit ouvertement Saint René, ne saurait être mieux qualifié que vous pour une charge pareille, seulement nous avons à conter [sic] avec les adversaires quand même de notre gouvernement qui n’est déjà pas trop fort. La nomination d’un allemand soulèverait dans la presse et à la tribune des réclamations gênantes. Attendez donc que les vagues du courroux soit disant patriotique et national se soient apaisées, et puis nous verrons [en français dans le texte]. Avec cette réponse, je le quittai et il n’en fut plus jamais question. Après tout, je n’avais jamais subi d’hostilité personnelle, si fréquente à l’époque. J’ai poursuivi mes conférences et mes écrits rendant accessible à tous mes lecteurs et auditeurs la littérature étrangère particulièrement allemande et, il y a peu, mon édition scolaire de Faust chez Hachette a été rééditée.
Par contre pour ce qui concerne l’Allemagne, on s’est mis petit à petit à me diffamer comme un renégat qui a vendu sa patrie »
[…]
Je veux souligner ici que pour pouvoir accéder à une Faculté, j’ai dû me faire naturaliser, que je n’étais pas un journaliste mais enseignant dans l’enseignement public. En tant que tel, j’ai depuis la chaire et dans la presse pris sincèrement grand soin à cultiver l’intérêt pour la littérature étrangère et particulièrement allemande et, au lieu de ridiculiser un pays aux yeux de l’autre, j’ai arraché un pan de cette muraille de Chine qui selon Goethe sépare la France des pays voisins ».

Alex Büchner Das « tolle » Jahr pages 341-343
En ligne, en allemand gothique, à l’Université de Francfort

Remerciements à Peter Brunner et Thomas Lange.

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Ecritures filmées au ZKM de Karlsruhe

Cette contribution est mise en ligne  dans le cadre de la journée  « Disséminer les écritures » organisée par la webassociation des auteurs consacrée ce mois de novembre 2013 au cinéma .

Foto: Felix Grünschloss

Jusqu’au 12 janvier 2014 se tient au ZKM ( Centre d’art et de technologies des medias) de Karlsruhe une exposition intitulée Schriftfilme / Schrift als Bild in Bewegung (L’écrit comme image en mouvement)
Si le mot allemand Filme se passe de traduction, on met un s à la place de e (= films), il n’en va pas de même de Schrift qui désigne un système d’écriture, un système de signes qui s’étend à tout système d’information codée tandis qu’écrire se dit Schreiben, que l’écrivain est un Schriftsteller (Schrift(er)steller = littéralement celui qui fabrique un écrit), ce qu’il peut faire, par exemple, sur une Schreibmachine, une machine à écrire.

Il sera donc questions d’écrits ou d’écritures filmées, écritures englobant les trois écritures définies par Clarisse Herrenschmidt, l’écriture de la langue, celle du nombre et du code :

« Les écritures comprennent trois aires d’application : les langues naturelles – celles avec lesquelles un enfant apprend la possibilité de signifier oralement avec son corps – ; les nombres – entités à double face, arithmétique et linguistique ; et le code qui transforme tout en nombres binaires ».



Dans ce poème visuel fluxus Nobody at sky, réalisé par Ruud Janssen en 2011, Litsa Spathi associe lettres, chiffres, signes, formes géométriques. Elle déroule lettre après lettre puis groupe de mots après groupe de mots la chanson enfantine If I were a litle bird (Si j’étais un petit oiseau), tout en signalant par des chiffres à tout moment à quel endroit du clip nous nous trouvons. On peut le visualiser en ligne ici.

L’écriture a été inventée pour compter les chèvres

L’écriture est une technique inventée par les hommes d’abord pour pouvoir compter les chèvres, nous explique formidablement bien Clarisse Herrenschmidt qui, bien qu’elle ne figure pas dans l’exposition, m’y a en quelque sorte accompagné, par son texte. Je crois utile de rappeler cette origine :

« Mais les inventeurs de l’écriture des langues, en 3200 avant notre ère, à Suse en Iran et à Uruk en Irak (pour ne parler que des grandes villes), ne savaient diable pas ce qu’ils faisaient. C’étaient des scribes, des comptables, pas du tout des chamanes qui allaient voyager dans les signes, mais des types qui faisaient leur travail, en dénombrant des jarres de grain, des moutons et des chèvres. Ils étaient chargés du contrôle de l’économie et des populations, d’une forme de mainmise sur la vie sociale, sur les catégories de la hiérarchisation sociale dont ils dressaient des listes : mesures, titres sociaux, temps et dieux, puisque tout se faisait dans l’idée de la surveillance divine.
Pour ce contrôle des denrées, ils eurent l’idée de fabriquer des calebasses en argile qu’ils remplirent de calculi (mot latin qui a donné notre « calcul »), petits objets de pierre ou d’argile, de formes différentes, qui matérialisaient des nombres. Si nous pensons les nombres indépendamment de ce qu’ils dénombrent, abstraitement, les calculi étaient plutôt rattachés à des choses, évoquant certaine quantité de chèvres, moutons, grain, huile, etc. La bulle enveloppe était scellée, marquée d’un sceau décoré qui indiquait la personne responsable de la transaction dans l’unité administrée. Les exécutants enrôlés dans la vie économique pouvaient revenir au document et le casser s’il naissait une contestation. Puis ils eurent l’idée de reproduire sur la surface la forme et le nombre des calculi enfermés à l’intérieur. Ces marques sont les premiers signes écrits. La comptabilité s’était faite écriture. La suite de l’aventure graphique dans cette région du monde consista en la division des éléments des langues : signes pour les mots, pour les syllabes, les consonnes seules, les consonnes et les voyelles.
L’objet calebasse fut pensé, dans la haute antiquité, comme une bouche, avec quelque chose à l’intérieur, et écrire revint à externaliser l’organe humain du langage (la bouche) animé du fluide de sa compétence : l’eau, la salive ou la parole, pour lui faire porter comme signes les choses qu’elle contenait (les calculi) ».
Source

L’écriture est aussi un geste qui inscrit dans l’espace des signes. Elle se transforme dans le temps en fonction des technologies et des supports. J’ai encore un peu connu l’encrier.
Il y a celles et ceux qui chantent sous la pluie mais avez-vous déjà essayé d’écrire sous la pluie avec une plume et un encrier ?
La pluie (projet pour un texte) est un film réalisé par le plasticien belge Marcel Broodthaers en 1969 :

Bien entendu, sous des trombes d’eau, l’écriture ne tient pas et se transforme en une sorte d’arabesque ornementale :

Un mot sur le dispositif utilisé :

Foto: Felix Grünschloss. Recadrée

Pour télécharger la vidéo, il suffit de passer la tablette devant le code de son choix. Comme il est fastidieux de les visionner tous l’un après l’autre, la méthode aléatoire est la meilleure (au pif, quoi !). C’est celle que j’ai choisie. Les exemples précédents montrent que j’ai eu de la chance.

Il existe de nombreuses utilisations de l’écriture, du graphisme, des chiffres, lettres et codes au cinéma ou dans les vidéos artistiques ou publicitaires. C’est à cet ensemble qu’est consacrée l’exposition.

L’avant-garde des années 1920 se sert l’écriture à l’opposé de ses usages habituels. Quelques exemples :

Anémic/ Cinema, jeu de mots et anagrammes en spirale de Marcel Duchamp, Man Ray et Marc Allegret (1925)

Il y a un peu moins d’exemple avec les chiffres mais…

Le film Ballet mécanique de Fernand Léger et Dudley Murphy fait briller le nombre, impressionnant pour l’époque, de zéros évoquant à la fois le scintillement des perles et la sidération qu’ils exercent.

Le troisième type d’écriture est celle du code.

En voici un exemple plus récent. Dans Turing Tables de Franz John (2001) Composition sans titre pour espaces tectoniques, les corps des participants à l’installation vidéo servent à la fois de surface de projection et d’ombres devant ces données de mesures sismiques convergentes venues du monde entier.

Tous fumeurs

Le film publicitaire de Thomas Edison pour la marque de cigarettes Admiral date de 1897. Déjà le consumérisme de masse ! Il utilise l’écrit à la fois pour assurer la présence permanente de la marque en fond de scène pendant la distribution très « démocratique » de cigarettes à toutes et à tous et en intervention finale par le déploiement de la banderole pour le message central : we all smoke. Pas de discrimination, nous sommes tous hommes, femmes, blancs, noirs, indiens égaux dans la consommation de clopes.
Le film est aussi particulièrement intéressant lorsque l’on constate à l’aide d’autres exemples publicitaires ou de bandes annonces à quel point il sert de modèle. Malgré l’apparition du parlant et la sonorisation, la publicité n’a jamais cessé d’accorder un place extrêmement importante à la combinaison texte – image peut-être en raison de la prédominance, qu’elle renforce, de la vue sur les autres sens

La lettre et le néon

Les lettres et signes des néons publicitaires sont au centre de l’installation de Boris Petrovsky qui fonctionne comme une machine à écrire lumineuse sur laquelle les visiteurs peuvent écrire un message qui est ensuite diffusé. Matrice divinatoire ou prise de conscience de l’invasion publicitaire lumineuse ?
Potentiellement l’un et l’autre.

A titre d’information, j’ai traduit le texte qui expose la conception de base de l’exposition. Je ne la partage pas. Je trouve très discutable de définir l’écrit, l’écriture, comme un média de communication, autant dire pour sophistes.

« L’écrit [Schrift = système d’écriture]] est une des plus anciennes technologies de médiation et de pouvoir. Quand il est mis en mouvement, il nous révèle que toutes les relations structurées et dominées par l’écriture peuvent être transformées.
Les écritures filmées comme pratiques esthétiques ouvrent de nouvelles possibilités d’expérience avec l’écrit et le film. Elles rendent l’écriture et le film visibles en tant que media et rendent possible la perception de la perception.
L’écriture reste un media central de communication. Notre présent vit de l’équivalence et de la simultanéité de l’écrit et de l’image ».

Pour un peu, ils nous diraient presque que l’équivalence écrit et image passe aujourd’hui par les technologies numériques. Le texte cité se dispense de penser les pratiques pourtant à l’œuvre dans l’exposition même et qui passent toutes par le numérique, mot jamais prononcé.

Au temps du cinéma muet, il fallait savoir lire

Ce qu’il y a de plus fascinant dans les débuts du cinéma muet, c’est que les intertitres ou les cartons ne résument pas l’usage de l’écrit. Il y en a qui vont bien plus loin.

D’abord cet étonnant exemple extrait du film Collège Chums de Edwin S Porter (1907)

La relation par télé-phonie de deux êtres distants au dessus de l’espace urbain est visualisée par une ligne ondulante de mots circulant de l’un à l’autre. Le cinéaste tente de simuler l’oralité que l’absence de technique de sonorisation ne permet pas de rendre. L’onde de mots passe alternativement de l’un à l’autre.

Il arrive que les flux en s’accélérant se télescopent et que les mots volent en éclat éparpillant les lettres.

Quelque chose. Mais quoi ? Transition vers l’écriture et le mal.

Les trois images ci-dessus sont extraites de l’Inhumaine de Marcel L’herbier (1924)

L’écriture et le mal

Dans les trois films de fiction qui suivent l’écriture a une dimension inquiétante voire diabolique. L’écriture pour dire l’indicible, exprimer la peur, la fascination, l’hypnose, la folie est un élément du fantastique.

1. Hallucinations scripturales dans  Le cabinet du Dr Caligari de Robert Wiene(1920)

Tu dois devenir Caligari. Pour percer le secret, savoir si l’on peut envoyer un somnambule commettre un crime, le directeur de l’asile psychiatrique a une révélation en consultant un livre :Tu dois devenir Caligari. L’écriture tremblée, la disposition du texte renforce son caractère hallucinatoire.

2. Souffle magique dans Le Golem de Paul Wegener (1920)

Le mot magique AEMET (Vérité en hébreu) à la signification inconnue pour les spectateurs sort de la bouche du démon Astaroth qui avait été invoqué par le grand rabbin Loew pour animer le Golem. Cela se passe à Prague au 16ème siècle. Là encore la source est livresque.

3. Mot hypnotique dans Le Dr Mabuse, le joueur de Fritz Lang (1922)

Dans la partie 2 du Dr Mabuse, l’Inferno, Melior, le mot obsédant, répété devant la voiture du procureur Wenck l’attire hypnotiquement vers la carrière Mélior et la mort que le Dr Mabuse lui réserve.

On le voit à ces exemples, l’écriture a aussi une dimension maléfique. Platon ne l’avait-il d’ailleurs pas condamnée ? Dans Phèdre. Pas aussi simple, nous explique Jacques Derrida dans sa lecture de la Pharmacie de Platon, l’écriture est un pharmakon, c’est-à-dire à la fois un poison et un remède. C’était l’autre idée que j’avais emportée avec moi lors de la visite de l’expo de Karlsruhe.

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