En visite à Darmstadt, sur les traces de(s) Büchner

5H30. Le tramway me brinquebale vers la gare à l’heure où les femmes de ménages vont au boulot. A la station de correspondance, deux jeunes femmes, l’une assise et l’autre debout, tantôt baissent la tête vers un petit opuscule qu’elles tiennent entre leurs mains, tantôt relèvent la tête en remuant intensément leurs lèvres.

Arrivée à la gare, les trains sont encore :
à l’heure
à l’heure
à l’heure
à l’heure
Ils sont toujours à l’heure jusqu’au moment où ils commencent à être en retard. Et la journée ne fait que débuter ! Un TER me fait ensuite passer la frontière. Il fait encore sombre lors de la lente traversée du Rhin. Seule l’industrie chimique brille de tous ses feux, néons sur néons. Correspondance à Mülheim pour Fribourg en Brisgau. Retard. Il y a longtemps que les trains allemands ne sont plus à l’heure. « Das Auto ! » peut-être ! mais pas « der Zug » !. Le tout-à-l’exportation a pour effet la négligence du réseau ferré. Et routier. Ou du métro de Berlin. Sans parler de l’aéroport.

Deux jeunes femmes, l’une assise et l’autre debout, tantôt baissent la tête vers un appareil en plastique qu’elles tiennent entre leurs mains et sur lequel elles tapotent, tantôt relèvent la tête en remuant intensément leurs mâchoires.
Autre religion.

Qu’est-ce que j’adore les ICE, trains spacieux et confortables, peut-être un peu moins rapide que les TGV serrés mais on s’en fout. Fribourg, Baden-Baden, Karlsruhe.
A partir de Karlsruhe, c’est un inter-cités, comme chez nous la troisième classe des provinciaux. Cela t’apprendra à vouloir payer moins cher ! Le train gémit de toutes ses articulations et il en a. On dirait même parfois qu’il pleure. De se sentir à ce point abandonné ? Nouveau retard.

Sur le quai d’arrivée, mon regard scrute la gare en quête de la grande affiche annonçant la présence de Büchner dans la ville. Ah oui, au fait, je suis venu pour cela. Mais je cherche en vain. De grande affiche il n’y a que celle, publicitaire, de Willy Brandt, le « patriote » (Une du Spiegel), sa cigarette et son ukulélé (Die Zeit)

Ceci dit, on comprend que les Allemands aient la nostalgie de l’ancien chancelier (1969–1974) au vu de ses successeurs. Il est à l’antipode d’aujourd’hui et, en ce sens, l’image est révélatrice du négatif en place actuellement. « Oser plus de démocratie !» On en serait plutôt à en oser moins. Résistant en exil en Norvège puis en Suède sous le nazisme, il n’a pas toujours été considéré comme patriote par la droite allemande. « Brandt alias Frahm » disait Adenauer suggérant par ailleurs qu’il était enfant naturel d’une ouvrière.

Donc pas de Büchner pour accueillir les touristes à la gare ?
Voici venir le tramway :

Puis soudain !

« Nous avons tous besoin d’un peu d’audace et d’un peu de grandeur d’âme » Georg Büchner

En général quand on sort d’une gare, le premier réflexe n’est pas de se retourner vers elle. La référence à Büchner est là non pour ceux qui arrivent mais pour ceux qui partent. Ironie, la citation s’adresse justement à ceux qui partent. Mais, comme Danton, à la guillotine ! La phrase est extraite de La Mort de Danton Acte II sc 7. Büchner l’a placée dans la bouche de Robespierre lequel l’a réellement prononcée : « C’est ici sans doute qu’il nous faut quelque courage et quelque grandeur d’âme » Maximilien Robespierre (1758-1794), Discours au sujet de l’arrestation de Danton et de ses complices, prononcé à la Convention nationale le 11 germinal an II de la république française (31 mars 1794).

Réclame : Quand on cherche (un hamburger) on trouve (un Büchner). Mes excuses pour cette piètre tentative de me mettre au niveau de cette façade.

« Continuez tout droit, tournez le château, pouvez pas le rater, c’est le bâtiment le plus laid de Darmstadt » Le Darmadtium est un palais des congrès comme il y en a dans à peu près toutes les villes d’Europe, ni plus ni moins laid. Il restait une partie inachevée dans laquelle on a fourré l’exposition du bicentenaire, le lieu traditionnel d’exposition à Darmstadt, la Mathildenhöhe étant indisponible pour rénovation. On me dit que le Musée régional de Hesse aurait pu -même dû- s’y prêter mais il est fermé aussi. Darmstadt se considère-t-elle définitivement comme la ville de Büchner ? Des Büchner ? Je n’en suis pas convaincu. Car, autre paradoxe : il y avait lorsque que j’y suis allé, à la mi-novembre, deux expositions, l’une sur Georg Büchner, l’autre sur parents, les frères et sœurs Büchner, très intéressante –j’en reparlerai. On ne comprend pas trop pourquoi cette  dernière n’a pas été intégrée à la première.

On ne va pas y entrer tout de suite. Je traiterai les expositions à part, un peu plus tard. Je vous propose de poursuivre un petit tour de ville. Il y a failli d’ailleurs ne pas avoir d’article traitant de l’exposition sur le SauteRhin, m’étant fixé pour règle de ne plus parler des expositions dans lesquelles on ne peut pas photographier soi-même car je considère que l’interdiction de faire des photos revient à me priver d’en organiser mon propre regard pour le faire partager à d’autres. J’ai fort heureusement pu en « voler » quelques unes avec la complicité tacite des gardiennes et gardiens. Elles ne sont pas toutes réussies, l’atmosphère générale de l’exposition étant plutôt à la pénombre.

Un petit tour place du Marché. Je vous laisse imaginer la fable de la vache sur le balcon et de la corneille sur le toit :

 

Attendez, je vais demander à l’ordinateur

En passant, je suis rentré au syndicat d’initiative pour demander où se trouvait la maison Justus Liebig où avait été inaugurée deux jours avant une exposition sur la famille Büchner. Elles n’en avaient pas entendu parler. Attendez, on va regarder sur Internet. Grâce à l’ordinateur, elles ont répondu à plein de questions sur l’exposition dont je connaissais les réponses mais pas celle qui m’intéressait vraiment : où ça se trouve ?
Pour rester sur ce registre, le lendemain matin, j’ai demandé à l’hôtel s’il y avait un café Internet à proximité. Même réflexe : attendez je vais demander à l’ordinateur ! Et elle m’a imprimé un itinéraire. Personne à l’adresse indiquée. Vérification faite, sur le papier qu’elle m’avait fourni, figurait l’adresse du Chaos Computer Club de Darmstadt.

En montant vers la Mathildenhöhe, la colline de Mathilde, je m’arrête devant cette affiche :


« Qu’est-ce qui en nous fornique (se prostitue), ment, vole et tue ? »

Il est d’abord très intéressant qu’une telle question soit posée dans les rues de la ville. Mais ce qu’il y a de plus drôle, c’est le petit autocollant orange apposé sur l’affiche. Il s’agit de l’imprimatur des autorités municipales. Le texte précise en effet que cet affichage est autorisé. La deutsche Bahn n’a pas osé aller jusque là alors que la Poste, elle, a pour le timbre commémoratif du bicentenaire choisi pour motif le mandat d’amener qui a été établi contre Büchner par le Juge d’instruction Georgi. L’utilisation d’une lettre de cachet en a choqué plus d’un. Des projets alternatifs de timbres commémoratifs ont été développés notamment par Dorothea Göbel. (Source)

 

La Mathildenhöhe

La Mathildenhöhe est une colonie d’artistes fondée en 1899 par le grand-duc de Hesse Ernst Ludwig. A gauche, la Tour du mariage ou Tour des cinq doigts. A côté le musée de la colonie des artistes, devant la chapelle orthodoxe et un bassin centenaire.

La maison Ernst Ludwig servait de résidence d’artistes aujourd’hui un lieu d’exposition.


La plataneraie

L’ensemble est représentatif de l’art et de l’architecture au tournant du 20è siècle sans forcément que tout soit assimilable au Jugenstil

Non, ce n’est pas une mangeoire pour les oiseaux. C’est le plus petit musée du monde, la Kunsthalle Marcel Duchamp, œuvre de deux artistes suisses Caroline Bachman et Stephan Banz.
Il y a des salles à l’intérieur.
En voici une avec une reproduction de La broyeuse à Chocolat de Marcel Duchamp (1912) :

L’une des villas d’artistes qui complètent l’ensemble, autour de la colline, est occupée par l’Académie allemande pour la langue et la littérature.

Je crois que je n’étais pas censé pouvoir pénétrer dans le jardin. C’est ici qu’est attribué le prix Büchner.

Les lauréats se rendent parfois à la librairie Büchner où l’on se souvient du passage de Heiner Müller en octobre 1985

Après la Mathildenhöhe c’est un plaisir immense de retrouver dans un quartier de la ville une construction de Hundertwasser, la « spirale forestière » :

L’immeuble a été construit entre 1998 et 2000 selon les plans de Friedensreich Hundertwasser. Il est mort peu de temps avant que la construction n’ait été achevée.

En se promenant aux alentours, on ne peut que constater que, malheureusement, on n’a pas construit d’écrin pour ce bijou.

Il y a peu de traces de la présence de Georg Büchner à Darmstadt. Il n’y est pas né mais dans un village des environs Goddelau. Le centre de Darmstadt a été détruit à 80% par les bombardements alliées de la seconde guerre mondiale. Le vieux Pädagog, l’école que fréquentait Georg Büchner a été reconstruit dans les années 1980. Parmi les élèves qui ont fréquenté ce lycée on relève Justus v. Liebig, Georg Büchner, Georg Christoph Lichtenberg etc

La Société Luise Büchner plus connue sous l’appellation la bande à Büchner a répertorié les traces de la famille Büchner en Hesse qu’elle a rassemblé dans un opuscule Büchnerland.

 

à suivre …

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Jakob van Hoddis et la fin d’un monde

File:Jacob van Hoddis.JPG

 

 

 

 

 

 

 

 

Au bourgeois échappe de son crâne aigu le chapeau,
L’atmosphère bruit comme d’un cri.
Les couvreurs choient des toits et se brisent,
Et sur les côtes – à ce qu’on lit – grimpe le flot.

Ces quelques lignes qui décoiffent – n’est ce pas le cas de le dire ? – forment la première strophe du poème de Jakob van Hoddis Fin du monde. Lorsqu’il paraît en 1911 dans la revue Der Demokrat dirigé par Franz Pfemfert, il est aussitôt remarqué dans les milieux littéraires berlinois et son auteur consacré. Et il étonne aujourd’hui encore par son caractère explosif. Il n’est question que de cri, chute, orage, dislocation, côtes brisées, mers en fureur. La traduction d’Aragon en souligne la dynamique. Aragon était fier d’avoir été le premier à traduire ce texte de van Hoddis : «Figurez-vous que j’ai été le seul à traduire quelques poèmes de lui, en 1919» déclare-t-il à Alain Bosquet. André Breton envisageait de faire figurer le texte dans son anthologie de l’humour noir.
La traduction d’Aragon n’est pas reprise – et c’est dommage – dans l’édition bilingue de poèmes de Jakob van Hoddis qui vient de paraître aux Editions Arfuyen. Elle n’en est pas moins méritoire car elle comble une grosse lacune éditoriale, permettant de sortir un grand poète expressionniste allemand de l’oubli. Grâce à poezibao, je reprends ci-dessous le texte en entier dans la traduction d’Aragon qui vaut d’être connue :

FIN DU MONDE
Au bourgeois échappe de son crâne aigu le chapeau,
L’atmosphère bruit comme d’un cri.
Les couvreurs choient des toits et se brisent,
Et sur les côtes – à ce qu’on lit – grimpe le flot.

L’orage est là, les mers sauvages ne font
Qu’un saut à terre, pour disloquer les digues dures.
Un rhume de cerveau s’empare de la plupart des créatures.
Les chemins de fer tombent des ponts.

Jakob van Hoddis, trad. Louis Aragon, Revue Littérature n°6, 1er novembre 1922.

Weltende
Dem Bürger fliegt vom spitzen Kopf der Hut,
In allen Lüften hallt es wie Geschrei.
Dachdecker stürzen ab und gehn entzwei
Und an den Küsten – liest man – steigt die Flut.

Der Sturm ist da, die wilden Meere hupfen
An Land, um dicke Dämme zu zerdrücken.
Die meisten Menschen haben einen Schnupfen.
Die Eisenbahnen fallen von den Brücken.

Weltende / Fin du monde est à la fois le titre du poème déjà évoqué et celui d’un recueil poétique. L’ensemble symbolise la poésie expressionniste allemande qui n’a pas d’équivalent en France. Weltende, est aussi le titre d’un poème de Else Lasker Schüler publié en 1905 et qui commence ainsi :

Il est des larmes dans le monde
Comme si le bon dieu était mort.
Et l’ombre de plomb qui tombe
Pèse du poids du tombeau

L’atmosphère est plombée en ce début du 20ème siècle. Nombre de poèmes évoquent le « silence de Dieu » (Trakl), la fin, l’apocalypse : « Ma tombe n’est pas une pyramide, / Ma tombe est un volcan ! » (Theodor Däubler). Lionel Richard a intitulé ce chapitre de son anthologie d’expressionnistes allemands (La découverte-Maspero 1984) d’où sont tiré ces exemples : D’un monde menaçant et menacé (1900-1914)
On peut citer aussi La rupture / der Aufbruch de Ernst Stadler ou La ville de souffrance de Georg Heym. Dire que la guerre de 14 a éclaté dans un ciel serein est une douce plaisanterie. Ils annonçaient, nous le savons mieux aujourd’hui, sinon la fin du monde du moins la fin d’un monde.

Jakob van Hoddis (de son vrai nom Hans Davidsohn, dont van Hoddis est l’anagramme) est né le 16 mai 1887 à Berlin et mort probablement gazé au camp d’extermination de Sobibor en 1942.

Sa vie a connu un destin tragique. Atteint de troubles psychiatriques, il ira d’asile psychiatrique en famille d’accueil et finira abandonné de tous ceux qui l’avaient aidés obligés eux-mêmes de fuir l’Allemagne nazie. André Breton le croyait mort et personne ne s’est plus soucié de lui.

J’avais croisé le nom de van Hoddis au cours d’un travail précédent, cette année, celui évoquant le monstre Ernst Wagner et son psychiatre Robert Gaupp. Lorsque les associations de handicapés avaient obtenu de la municipalité de Tübingen, en 1992, que l’on débaptise l’escalier menant à clinique psychiatrique, dans la vieille ville, du nom du psychiatre Robert Gaupp, celui-ci avait été remplacé par Jakob von Hoddis. Gaupp a été dès 1910 l’un des dirigeants de la « Société pour l’hygiène raciale ». Il a surtout pris une part active à la préparation intellectuelle de la loi sur la stérilisation des malades mentaux «  pour limiter la reproduction d’individus héréditairement tarés et pour éviter ainsi un mélange de races nuisible ». Jakob van Hoddis était patient à la clinique psychiatrique de Tübingen du temps où Gaupp y exerçait. (Sur la décision de la municipalité de Tübingen voir à la date du17.02.1992)
Mis à part ce complément, je n’ai rien de personnel à ajouter à l’histoire de Jakob van Hoddis qui ne serait la reprise du dossier biographique et bibliographique qui accompagne le livre évoqué. J’en reprends l’extrait ci-dessous qui résume la tragédie de la vie d’un grand poète  :

« Hoddis ne tombera pas sur les champs de bataille. Mais la maladie mentale le gardera prisonnier pendant près de trente ans. Comme Hölderlin chez le menuisier Zimmer, Hoddis partagera à Tübingen la vie de l’aubergiste Julius Dieterle. Diagnostiqué schizophrène en 1927, il ne quittera plus les institutions psychiatriques. En janvier 1933, Hitler accède à la chancellerie. Contrainte par sa situation matérielle, la mère du poète part pour la Palestine et le confie à un établissement de soins israélite, près de Coblence. En juillet 1939, Hitler décide d’incorporer les malades mentaux adultes au programme d’élimination déjà mis en oeuvre pour les enfants handicapés. Près de 250 000 malades mentaux et handicapés seront assassinés.

Le 30 avril 1942, l’ensemble des malades et personnels de l’hôpital de Bendorf-Sayn sont déportés et gazés, semble-t-il, au camp de Sobibor. Ainsi Hoddis aura vu le désastre s’accomplir jusqu’au bout : l’hécatombe de la Grande Guerre, la déportation de masse des juifs, la persécution de «l’art dégénéré», l’extermination des êtres «qui ne valent pas de vivre». Quatre fois coupable : poète, pacifiste, juif, schizophrène. »

Je retiens deux autres textes de cette Fin du monde en raison de leur thème et de leur date. Le premier de décembre 1913 évoque l’assassinat d’un ami. Il est paru dans Révolution .

Der Freund
Ich stieß den Dolch ihm in die Eingeweide –
Am Boden standen blanke Pfützen Blut.
Eh war noch Lärm, jetzt hüllt uns Schweigen beide.
Ich staunte wie ein Kind. Denn von der Wut
Des Suchens nach verlornen Paradiesen
War jede Kunde tot. Der Mittag dehnte
Sich selig auf der Höfe kahlen Fliesen.
Gewaltig war der Tag, wie ihn sein toter Freund ersehnte.

L’ami
Je lui plantai le poignard dans la panse –
au sol s’étalaient des flaques brillantes de sang.
Avant il y avait du bruit, et à présent entre nous deux ce silence.
Je m’étonnais comme un enfant. Car c’est de tant
de rage à chercher des paradis perdus
que tous les types meurent. Midi s’étendait bienheureux dans les cours au dallage nu.
Le jour était magnifique, comme son ami mort l’avait voulu.

[Die Revolution
20 décembre 1913]

Le second de janvier 1914 est un hymne à l’arme à feu dont on entend la culasse s’armer : Kick Kack Il fait en outre en quelque sorte le lien avec DADA. Il a été repris en 1916 dans la revue Cabaret Voltaire de Hugo Ball à Zurich.

Hymne
Ô rêve, digestion de mon âme!
Combinaison de survie pour me protéger du froid !
Destructeur de toutes les choses qui me sont hostiles:
les pots de chambre,
les louches de cuisine, les colonnes Morris …
Ô toi, mon arme à feu.

En une obscurité pourpre tu plonges les jours
toutes les nuits reçoivent de violets horizons
ma grand-maman Pauline apparaît en corps astral
et même un monsieur expert sataniste,
un brave mais un peu trop instruit
expert sanitaire,
je le trouve à nouveau amusant
Il surgit de son tombeau tissé de lierre
– n’était-ce pas naguère un pare-feu bleu ciel

(Eh, vous là ! )
et caquette: « Même » …
(Librement d’après Friedrich von Schiller)

Ô rêve, digestion de mon âme
Ô toi, mon arme à feu
Kick ! Kack.

[Die Aktion
Février 1914]

Hans Davidsohn, dit Jakob van HODDIS
« Fin du monde »
Weltende
Traduit de l’allemand et présenté
par Jean-François Eynard et Gérard Pfister
Préface de Gérard Pfister
Bilingue allemand-français
Collection Collection Neige n°27, 160 pages,
Prix :16,00 €

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« Les blanches pour les morts » (Heiner Müller)

Pour la circonstance, ce poème de Heiner Müller, le tout premier de son œuvre poétique

Auf Wiesen grün
Viel Blumen blühn
Die blauen den Kleinen
Die gelben den Schweinen
Der Liebsten die roten
Die weißen den Toten

Heiner Müller Gedichte

Le poème n’a pas de titre. Je propose la traduction suivante  :

Dans les prés verts des fleurs
De toutes les couleurs
Les bleues pour les petits
Les rouges pour la chérie
Les jaunes pour les porcs
Les blanches pour les morts

Il existe une autre traduction dans le recueil de poèmes paru chez Christian Bourgois :

Dans les vertes prairies
Les fleurs épanouies
Bleues pour les garçons
Jaunes pour les cochons
Rouges pour la bien-aimée
Blanches pour les trépassés

Heiner Müller
Poèmes 1949-1995
Traduits de l’allemand par
J.L. Backès, J.L. Besson,
J. Jourdheuil, J.P. Morel,
J.F. Peyret, F. Rey,
H. Schwarzinger et M. Taszman
Christian Bourgois (épuisé)
(Il n’y a pas de nom de traducteur sous ce poème-ci.)
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SAVERNE par Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine

A la fin du récit de l’Affaire de Saverne, j’avais annoncé la publication du texte que Lénine y a consacré dans la Pravda du 29 novembre 1913. Le voici ci-dessous dans son intégralité

« Il arrive en politique que la nature d’un certain état de choses se découvre avec une force et une évidence extraordinaires tout d’un coup, à l’occasion d’un motif relativement mince.
Saverne est une petite ville d’Alsace. Il y a plus de 40 ans, l’Alsace fut arrachée à la France par les Prussiens victorieux (malgré les protestations ardentes d’un seul parti en Allemagne : les social-démocrates). Pendant plus de 40 ans, la population française de l’Alsace a été « germa­nisée » de force et « enfoncée » par des pressions de toute sorte dans la discipline royale-prussienne, adjudantesque et bureaucratique, appelée « culture allemande ». Et les Alsaciens répondaient par leur chanson de révolte: « Vous avez pris l’Alsace et la Lorraine … Vous avez beau germaniser nos plaines…Mais notre cœur vous ne l’aurez jamais. »
Et voici qu’un noble Prussien, le tout jeune officier Forstner, a provoqué l’explosion. Il a grossièrement injurié la population alsacienne ( « wackes » est un terme injurieux et grossier). Des millions de fois, les Pourichkévitch[1] alle­mands s’étaient permis ce langage dans les casernes, et rien ne s’était produit. A la million et unième fois … l’huile était dans le feu !
Ce qui s’était accumulé pendant des dizaines d’années d’oppression, de vexations et d’humiliations, pendant des dizaines d’années de prussification forcée, a éclaté au grand jour. Ce n’est pas la culture française qui s’est dressée contre la culture allemande: l’affaire Dreyfus a montré en son temps que la clique militaire brutale, capable de toute sauvagerie et de toute barbarie, de toute violence et tout crime n’est pas moindre en France que dans un autre pays. Non, ce n’est pas la culture française contre la culture allemande, mais la démocratie, éduquée par la série des révolutions françaises, qui s’est dressée contre l’ absolutisme.
Tempête dans la population, colère contre les officiers prussiens, raillés par la foule française éprise de liberté et fière, rage folle des soudards prussiens, arrestations arbitraires et passages à tabac: tout cela a engendré à Saverne (puis dans presque toute l’Alsace) l’ « anarchie », comme disent les journaux bourgeois. Le Reichstag allemand des hobereaux, des « octobristes » et des cléricaux a adopté à une énorme majorité une résolution hostile au gouvernement impérial allemand.
C’est un sot vocable qu’« anarchie ». Il suppose qu’il existait et qu’il existe en Allemagne un ordre civique et juridique « établi » dont on se serait écarté à la suite de ne je sais quelle instigation diabolique ! Le vocable d’ « anar­chie » est imprégné tout entier de l’esprit de la « science » allemande (passez-moi le mot de science) universitaire et bureaucratique, à plat ventre devant les hobereaux et la clique militaire, qui célébrait l’extraordinaire «légalité » régnant en Allemagne.
Les événements de Saverne ont montré que Marx avait raison quand, il y a un peu moins de 40 ans, il qualifiait l’ordre étatique allemand de « despotisme militaire revêtu de formes parlementaires ». Marx a porté sur la nature véritable de la « constitution » allemande un jugement cent mille fois plus profond que les centaines de professeurs, de prêtres et de publicistes de la bourgeoisie qui ont célébré « l’Etat fondé sur le droit ». Eux rampaient à plat ventre devant le succès et le triomphe des favoris allemands. Lui jugeait la nature de classe de la politique en se guidant non pas sur le « zigzag » des évènements, mais sur toute l’expérience de la démocratie internationale et du mouvement ouvrier international.
Ce n’est pas l’ « anarchie » qui a « surgi » à Saverne ; c’est l’ordre véritable de l’Allemagne, c’est le règne du sabre du hobereau semi-féodal prussien qui s’est aggravé et est apparu au grand jour. Si la bourgeoisie allemande avait le sens de l’honneur, si elle avait un cerveau et une conscience, si elle croyait à ce qu’elle disait, si ses actes étaient accordés à ses paroles, si – en un mot – elle n’était pas la bourgeoisie, avec en face d’elle les millions de prolétaires socialistes, elle deviendrait républicaine «à l’occasion» de l’« incident» de Saverne. Mais, dans la situation actuelle, les choses en resteront à des protesta­tions platoniques des politiciens bourgeois au parlement.
Cependant, hors du parlement, les choses n’en resteront pas là. L’état d’esprit des masses de la petite bourgeoisie a changé et change en Allemagne. Les conditions ont changé, la conjoncture économique a changé, tous les fondements du règne «tranquille» du sabre nobiliaire prussien sont sapés. Contre la volonté de la bourgeoisie, celle-ci se trouve entraînée par la marche des choses vers une crise politique profonde.
Elle est révolue, l’époque du sommeil tranquille du « Michel allemand », sous la tutelle des Pourichkévitch prussiens et avec le cours exceptionnellement heureux du développement capitaliste de l’Allemagne. C’est un krach général et radical qui mûrit et se rapproche irrésistible­ment … »

Texte paru dans la Pravda n°47 du 29 novembre 1913
Lénine Œuvres tome 19 Editions sociales Paris Editions du Progrès Moscou 1975 pages 550-552

[1] Vladimir Pourichkévitch : député d’extrême droite à la douma russe

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L’affaire de Saverne

Le 28 octobre 1913, un incident somme toute fréquent allait prendre la dimension d’une affaire qui s’étendra sur plusieurs mois. Il eut lieu à Saverne, carrefour stratégique dans le nord de l’Alsace alors sous domination de l’Empire allemand depuis 40 ans. L’incident oppose un jeune sous-officier allemand aux recrues d’origine alsacienne. Le sous-lieutenant – et baron – von Forster déclare à propos de possibles altercations avec les civils :

« Si vous êtes attaqués faites usage de votre arme. Si vous poignardez un de ces voyous (wackes), je vous gratifierais de 10 marks ».

Un sergent se croit tenu de renchérir en disant qu’il y ajouterait deux ou trois marks.

Wackes est un terme allemand injurieux par lequel on désignait les habitants d’Alsace Lorraine. L’injure était prohibée par le règlement de l’armée, ce qui faisait l’objet de rappels réguliers. L’incident aurait peut-être pu en rester là, mais il a connu un emballement politico-médiatique, dirait-on aujourd’hui, Ce n’est en effet que le 6 novembre que la presse locale rapporte les faits déclenchant des manifestations alsaciennes de protestation qui sont réprimées. Significativement, l’exposition du centenaire à Saverne n’ouvre que le 8 novembre. Il m’aurait arrangé qu’elle soit quelque peu anticipée. L’affaire remonte jusqu’au parlement, Reischstag, qui désavoue le gouvernement. Mais à ceux qui croient que l’armée n’est pas au-dessus des lois, cette dernière prouvera le contraire.
Je ne vais pas ici dérouler tous les épisodes dans le détail, c’est très bien fait sur Wikipedia et ceux qui le souhaitent pourront s’y reporter. J’insisterai pour ma part, comme à mon habitude d’avantage sur les échos de l’affaire dans la littérature et surtout sur ce que l’on pouvait en percevoir de portée dès ce moment-là. Je poursuis ainsi le travail entamé depuis janvier sur l’année 1913.  L’affaire de Saverne cristallise des tensions grandissantes entre la France et l’Allemagne et reflète la prédominance des militaires sur les politiques. Lénine à l’affût des fractures de son temps en traite dans un article de la Pravda, le 29 novembre 1913. Rosa Luxemburg y consacrera, trois articles. L’affaire illustre à ses yeux le militarisme et son faux nez parlementaire

Une étincelle qui aurait pu mettre le feu aux poudres

Commençons par un extrait d’un livre de Stefan Zweig :

« j’avais beaucoup traduit, j’avais attiré l’attention sur les poètes qui se trouvaient chez nos voisins, j’avais en 1912 accompagné Verhaeren à travers toute l’Allemagne dans une tournée de conférences qui avait pris l’aspect d’une manifestation symbolique de fraternisation franco-allemande; à Hambourg, Verhaeren et Dehmel, le plus grand poète lyrique français et le plus grand poète lyrique allemand, s’étaient donné l’accolade. J’avais gagné Reinhardt au dernier drame de Verhaeren, jamais notre collaboration, de part et d’autre de la frontière, n’avait été plus cordiale, plus intense, plus riche d’impulsions, et dans bien des heures d’enthousiasme, nous nous abandonnions à l’illusion que nous avions montré au monde la juste direction, la direction du salut. Mais le monde se souciait peu de telles manifestations littéraires, il suivait sa propre voie, qui était la mauvaise voie. Il y avait dans la charpente je ne sais quel crépitement électrique produit par des frottements, à tout moment jaillissait une étincelle – l’affaire de Saverne, la crise en Albanie, une interview maladroite; chaque fois, ce n’était justement qu’une étincelle, mais qui chacune aurait pu mettre le feu aux explosifs accumulés ».

Stefan Zweig : LES RAYONS ET LES OMBRES SUR L’EUROPE in Le monde d’hier

L’Alsace comme sismographe

J’emprunte à René Schickelé la description sur la situation de l’Alsace à cette époque. Dans un article en allemand, dans un numéro des Cahiers d’Alsace n°13 de mars 1914, il écrit :

« Depuis quarante années, un colosse roux armé jusqu’aux dents habite ce pays, assis au bord des Vosges, les jambes grossièrement bottées posées dans la plaine, dans les vignobles défilent les saisons. Il pousse sur ce petit pays comme on pousserait sur le milieu d’une balançoire géante, oui et c’est le célèbre équilibre européen comme on l’appelle. Peu de chose adviennent dans le monde, du moins rien d’important, sans que là où se trouvent les bottes du colosse on ne sente un mouvement de balance qu’il soit léger ou lourd. Un sismographe politique qui enregistrerait le moindre tremblement de la situation mondiale. Ici où les talons pressent son corps bat le cœur de l’Europe, selon le cas le plus tranquillement ou … le plus douloureusement ».

Jean-Jacques Waltz dit Hansi : Avec son escorte, le lieutenant Forster revient de ses courses avec sa boîte de chocolat

Les incidents ou plutôt la succession d’incidents car il y en aura quelques autres inspirent les caricaturistes que ce soient ceux des mots ou du dessin, en France et en Alsace comme en Allemagne. Ainsi Kurt Tucholsky. Le texte ci-dessous rassemble plusieurs épisodes. Le sous-lieutenant von Forster que sa hiérarchie avait refusé de déplacer après sa provocation, ce qui aurait calmé les esprits ne sortait plus sans escorte y compris pour aller acheter des chocolats dont il était friand.C’est ce qu’évoque la caricature de Hansi ci-contre. Un troisième incident est survenu le 2 décembre de la même année 1913 non pas à Saverne directement mais à proximité : un cordonnier handicapé (boiteux) assiste à un exercice militaire et éclate de rire à la vue du sous-lieutenant von Forster qui le frappe de son épée.

Voici, traduit par mes soins, le texte de Kurt Tucholsky paru dans le Vorwärts du 3 décembre 1913.

Le héros de Saverne

Un « homme » avec un long couteau,
Et vingt ans,
Un héros, ein Held, aimant le chocolat,
Sans le moindre poil au menton,
Raide comme un parapluie dans les longues ruelles de Saverne
Coquerique de sa voix de soprane.
Laissera-t-on cet enfant encore longtemps sans surveillance ?
Il n‘est que temps.
En voilà un comme on en a besoin,
Il commande le détachement !
Et l’on voit les siens très émus
Plonger dans les canalisations à la recherche de l’ennemi.
C’est en osant qu’on obtient des résultats !
Aujourd’hui un cordonnier paralysé
Demain un orphelin
Bref il a du courrache, du courage, mieux c’est un homme
Car si quelqu’un se défend il frappe aussitôt avec le couteau
Ne serait que parce que l’autre ne sait pas se défendre.

Tucholsky évoque encore cette histoire dans un autre texte daté du mois de février 1914, Un avant goût de printemps :

Encore et toujours l’affaire de Saverne et les théâtres qui ferment…

L’affaire s’étale en effet sur plusieurs mois. Dans l’intervalle, elle se politise. Les manifestations se multiplient et sont réprimées par l’armée qui se substitue au pouvoir civil. Le Reichstag, parlement allemand, par 292 voix contre 54 et 4 abstentions, vote un blâme au Chancelier Bethmann-Hollweg. Le commandant du régiment de Saverne von Reuter et von Forster sont traduits en conseil de guerre et acquittés, nouveau camouflet obtenu par les miliaires contre le pouvoir civil avec la complicité et le soutien de l’Empereur Guillaume II. Les autorités prétendument civiles se sont couchées devant l’Armée. « Le gouvernement » colonial de l’Alsace est remplacé par un haut fonctionnaire prussien. La « germanisation » va se renforcer. « Saverne a été germanisé » écrit encore Schickelé dans le texte déjà cité. Il définit la germanisation comme la transformation de chaque joueur de quille et promeneur du dimanche en rebelle aux yeux de l’occupant.

« Le sujet de l’Empereur »

Dans son grand roman achevé en 1914 mais publié en 1918, Le sujet de l’empereur (Der Untertan), qu’il est bon de relire aujourd’hui, Heinrich Mann fait, selon les exégètes de son œuvre, une référence à l’affaire de Saverne, certes de manière très distanciée et en lui donnant une dimension tragique et fratricide, celle du soldat qui tue un ouvrier employé par Diederich Heßling, personnage central du livre, propriétaire d’une imprimerie, petit bourgeois arriviste imbu de mystique nationaliste qui déploie son zèle en faveur de l’Empereur.
Un extrait de la scène qui suit le coup de feu.
La révolution ? Non. La sentinelle a tiré :

« Où est la sentinelle ? »
On s’aperçut alors que le soldat s’était terré dans sa guérite, le plus profond qu’il pouvait, ne laissant plus voir qu’un petit bout de canon.
« Sors de là mon fils ! ordonna la basse-là-haut. Tu as fait ton devoir. Il t’a provoqué. Sa Majesté te récompensera, compris ? »
Tous avaient compris, et en restaient stupides ; (…)

Plus loin :

– « Mais … (Heuteufel s’arrêta de marcher) voyons, messieurs, entendons-nous bien. Est-ce que tout cela a un sens quelconque? Simplement parce que ce butor de paysan n’a pas compris la plaisanterie ? Une saillie, un rire bon enfant, et il désarmait l’ouvrier qui voulait le provoquer, un camarade après tout, un pauvre diable comme lui. Au lieu de quoi on leur ordonne de tirer. Et puis après viennent les grands mots. »
Le conseiller Fritzsche acquiesça et conseilla la modération. Mais Diederich, pâle encore et la voix mal remise : « Le peuple doit sentir le pouvoir! Le sentiment de la puissance impériale n’est pas payé trop cher de la vie d’un homme! – Pourvu que ce ne soit pas la vôtre! fit Heuteufel. – Quand même ce serait la mienne! » répliqua Diederich la main sur la poitrine.
Heuteufel haussa les épaules; on se remit en marche. Diederich, resté quelques pas en arrière avec le pasteur, essayait de lui résumer ses impressions. « Pour moi, disait-il ronflant d’agitation intérieure, ce geste a quelque chose d’absolument grandiose, de majestueux, j’ose dire. Qu’un individu qui se montre insolent puisse être abattu, là, sans jugement, en pleine rue! Réfléchissez-y. Ce geste dans notre platitude bourgeoise, n’est-ce pas héroïque? On saisit là ce qui s’appelle la force!
Heinrich Mann : Le sujet de l’empereur Les presses d’aujourd’hui 1982 pages 127 et 130

Diederich [la seule traduction française disponible date de 1928 l’appelle Didier] en manipulant la presse va obtenir pour la sentinelle une décoration de l’Empereur.

Voilà pour le climat de l’époque.

Il existe en anglais le mot zabernism qui désigne les abus du pouvoir militaire.

Rosa Luxemburg s’intéressera à l’affaire de Saverne qu’elle s’emploiera cependant toujours à mettre en relation avec d’autres évènements, s’efforçant de penser la mondialisation en cours. Le vote des crédits militaires en début 1913 par le parti social-démocrate allait conduire à la rupture entre le SPD Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Elle débouchera sur la création de Spartakus. Liebknecht dénonce inlassablement le complexe militaro-industriel allemand : « monstrueux de puissance, insatiable dans ses demandes, passionné dans sa recherche du profit, gavé des sous amers des pauvres qu’il transforme en doux millions pour les princes de l’argent ».  Affublés d’un faux nez patriotique, ces hypocrites se nourrissent de la haine des peuples, « plus il y a de haine entre les peuples, plus il y a de profits ».
Rosa Luxemburg, qui venait de rompre avec la Leipziger Volkszeitung et de créer avec Franz Mehring et Julian Marschlevski une nouvelle publication Sozialdemokratische Korrespondenz (Correspondance ou Lettre sociale-démocrate), évoque l’affaire de Saverne dans trois articles.
Dans le numéro 3, daté du 6 janvier 1914, elle publie un texte intitulé : Le bilan de Saverne. Pour elle, l’affaire se termine « comme une opérette » Elle s’en prend surtout aux parlementaires « bourgeois » qui se sont emparés à grand cris de l’affaire de Saverne pour promptement « à la première occasion faire à nouveau dans leur culotte comme le petit lieutenant contre lequel ils se sont échauffés ». Elle leur reproche de s’être offusqués uniquement parce que l’affaire a déchiré le voile d’ « apparence de légalité bourgeoise », le « nimbe de l’autorité civile » et la « prétendue indépendance du pouvoir politique devant le militaire ». Elle leur reproche d’acquiescer par ailleurs à l’usage de l’armée contre les grévistes ou dans les colonies :
« Si le cordonnier boiteux de Saverne avait été massacré au cours de heurts avec des grévistes, aucun coq libéral ou ultramontain n’aurait coqueriqué » écrit-elle constatant que le « chœur bourgeois des indignés » s’est tu lorsqu’à Mansfeld ou dans la Ruhr les mitrailleuses furent dressées contre les grévistes :
« Ce qui à Saverne est décrié comme une atteinte au droit et à la légalité est fêté par la même bourgeoisie comme une acte héroïque couronné de lauriers quand il s’agit de citoyens du Reich d’une autre couleur de peau ou d’une autre classe ».
C’est certes avant tout très polémique, néanmoins un peu raide dans la démarche, à preuve l’article suivant Encore une leçon de Saverne publié dans le n°14 du 3 février 1914 où elle pose le militarisme (de même que la monarchie) « comme adversaire principal » même s’il est enraciné dans la domination de classe capitaliste. Elle situe « l’encouragement et la décoration des héros de Saverne » dans une liste d’actes colonialistes pour conclure que les pire ennemi du prolétariat, du progrès spirituel et de l’Etat de droit ont trouvé leur « refuge et leur héros dans la monarchie ».
Et donc que l’idée républicaine mérite d’être défendue
Enfin, le 2 avril 1913 dans un texte disponible en français et intitulé Le revers de la médaille, elle place l’affaire de Saverne avec l’affaire Dreyfus et les évènements d’Ulster dans une réflexion commune sur la prépondérance de l’armée au sein de l’Etat.

Deux extraits :

« Les événements d’Ulster présentent en effet toutes les caractéristiques d’une catastrophe politique pour la vie publique anglaise – d’une catastrophe dont la signification profonde ne nous apparaîtra clairement que lorsque nous la comparerons à des phénomènes analogues dans d’autres pays : à la célèbre affaire Dreyfus en France et à l’affaire de Saverne en Allemagne. Il y a quinze ans, la République française fut secouée jusque dans ses fondements par la rébellion monarcho-clérico-nationaliste de l’armée. Il y a six mois, la terreur de la dictature militaire fit irruption dans l’Allemagne prussienne. Et nous voici aujourd’hui témoins d’une lutte très dure du Parlement anglais faisant face à une révolte d’officiers « séditieux ». Rien que le fait que des formations politiques aussi différentes que la III° République en France, le vénérable régime parlementaire anglais et le semi-absolutisme allemand connaissent les mêmes crises, marquées par des dictatures militaires, même si ces crises ont des origines diverses, révèle les racines profondes et le caractère général de ce phénomène. »

(…) deux tendances, profondément enracinées dans l’évolution actuelle, contribuent sans relâche à accroître la prépondérance politique de l’armée au sein de l’Etat et à impliquer celle-ci de plus en plus étroitement dans les luttes de classes internes de la société. Ces deux tendances sont, d’un côté, l’impérialisme qui entraîne un grossissement massif de l’armée, le culte de la violence militaire sauvage et une attitude dominatrice et arbitraire du militarisme vis-à-vis de la législation ; de l’autre côté, le mouvement ouvrier qui connaît un développement tout aussi massif, accentuant les antagonismes de classes et provoquant l’intervention de plus en plus fréquente de l’armée contre le prolétariat en lutte. Un des conflits tragiques de la société bourgeoise est que la même bourgeoisie qui recourt à tout moment aux « défenseurs de la patrie » pour préserver l’exploitation économique et l’oppression politique de la classe ouvrière montante exige en même temps de cette armée de s’abstenir de toute ingérence dans les luttes politiques et d’obéir strictement aux « lois ». Et c’est ce conflit-là qui explique que la crise anglaise, tout comme l’affaire de Saverne, nous apparaît, et doit nous apparaître à nous, sous une tout autre lumière qu’à la bourgeoisie. « Armée ou République ! », tel était le mot d’ordre il y a quinze ans en France. « Armée ou pouvoir civil ! », tel fut le dilemme de la bourgeoisie libérale dans l’affaire de Saverne. « Armée ou Parlement ! », s’écrie-t-on aujourd’hui dans le camp libéral anglais. Ces mots d’ordre libéraux-bourgeois cherchent en fait à résoudre la question de savoir comment subordonner le corps des officiers réactionnaires aux intérêts de la classe bourgeoise. »
Pour lire le  texte intégral, remplacer Zabern par Saverne

Pour ne pas alourdir ce qui qui précède, l’article que Lénine a consacré dans la Pravda au même sujet fait l’objet d’une publication séparée, ce qui me permet de le donner dans son intégralité.

Saverne par Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine

 

 

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Décès du metteur en scène Dimiter Gottscheff

Le metteur en scène allemand d’origine bulgare Dimiter Gottscheff est décédé  à l’âge de 70 ans, dans la nuit de samedi à dimanche 20 novembre 2013. La nouvelle a été annoncée par le Deutches Theater. D. Gottscheff a joué un rôle important dans le théâtre de Heiner Müller comme le rappelle ci-dessous le metteur en scène Jean Jourheuil que je remercie de m’avoir confié ce texte écrit il y a quelques mois pour la revue allemande Theater der Zeit

L’HETEROTOPIE BULGARE ET LE THEÂTRE DE DIMITER GOTTSCHEFF

Par Jean Jourdheuil

Dimiter Gottscheff dans HamletMachine de Heiner Müller

Ce que sa « librairie [1]» était pour Montaigne, la Bulgarie le fut pour Heiner Müller, dès les années 70 : un « espace en retrait » dans le bloc de l’Est, un espace à la fois biographique et littéraire. Plusieurs des pièces qu’il écrivit alors ont été ruminées, décantées, écrites en Bulgarie. Un cahier d’écolier déposé aux archives Heiner Müller de l’Académie des Arts, le bulgarian notebook témoigne de cet « espace littéraire », on y trouve des « brouillons », des notes, qui se réfèrent à Hamlet-machine, à La Mission, et à Bildbeschreibung. L’écriture de ce texte fut déclenchée ou suscitée par le dessin, un dessin « de rêve », d’une étudiante en scénographie de Sofia, amie de Ginka Tscholakova qui était alors la compagne et l’épouse de Heiner Müller. La création de ce texte fut assurée par Ginka Tscholakova au Festival de Graz. A la fin des années 60 Ginka Tscholakova et Dimiter Gottscheff assistaient aux cours de Wolfgang Heise à la Humboldt Universität.
En 1983, au Théâtre dramatique de Sofia, dans des conditions de semi clandestinité, à onze heures du soir sur la scène du théâtre, devant une salle vide, sans affiche ni publicité, le Philoctète de Müller fut représenté dans une mise en scène de Dimiter Gotscheff. Le public, une centaine de spectateurs, était sur la scène ainsi que les acteurs. Une représentation fantomatique dans la nuit bulgare. Mal lu et mal interprété en RFA et en RDA, le Philoctète de Heiner Müller devint intelligible en Bulgarie dans cette mise en scène de Dimiter Gotscheff qui devint à son tour un matériau littéraire : la fameuse Lettre au metteur en scène de la première représentation de « Philoctète » en Bulgarie au Théâtre dramatique de Sofia. Dans l’espace clos de la RDA après la construction du mur, espace psychopathologique du fait des relations nouées entre les deux Allemagnes, Heiner Müller devenu claustrophobe s’inventa pas à pas, de pièce en pièce, un espace d’écriture : la Bulgarie réelle ou fictive fut un élément décisif de cet « espace d’écriture » et de cette « ligne de fuite ». Gottscheff dans sa lecture et ses mises en scènes des textes va droit à ce qui relève de cette hétérotopie bulgare, de l’imaginaire de l’écrivain, de l’espace littéraire, de l’expérience littéraire. L’interprétation politique et sociologique est le dernier de ses soucis. C’est ainsi que Heiner Müller devint une croix que Dimiter Gottscheff est désormais condamné à porter ; son calvaire est celui d’un clown, tragique certes mais joyeusement, tragique et clownesque.
Les héros de la tragédie grecque, revus et corrigés par H. Müller, par exemple dans Les Perses ou dans Ödipus Tyrann, sont par Gottscheff arrachés à l’ontologie des philosophes et des poètes de l’idéalisme allemand : Hegel, Schelling, Hölderlin. Dépouillés du costume antique de la philosophie allemande classique ces héros grecs redeviennent humains, des cousins de Buster Keaton, des clowns, des figures de l’antiquité observées et réécrites par Shakespeare, par Beckett, par Heiner Müller, des squelettes recouverts de chair et qui ne reculent devant aucune désinvolture. Ils finiront un jour par inventer sur scène les règles du football. Dans les spectacles de Dimiter Gottscheff j’ai l’impression de retrouver le « regard méchant », plébéien et rustique qui fut, autrefois, l’apanage de Benno Besson.
Le théâtre de Dimiter Gottscheff repose sur deux axiomes : 1 — Le théâtre c’est ce que moi j’appelle théâtre, 2 — l’anatomie du théâtre c’est encore et toujours du théâtre. Une fois posés ces deux axiomes, rien ne l’arrête. L’action est facultative, on peut s’en passer. Le temps de l’action peut connaître le même destin. Que reste-t-il : dans le temps de la représentation le théâtre c’est-à-dire la présence de l’acteur comme tremplin de l’écoute, l’actualisation de l’espace comme espace d’une écoute et d’une imagination. « Quand les discothèques seront abandonnées et les académies désertées, le silence du théâtre, qui est le fondement de son langage, sera de nouveau entendu.» On l’aura compris : « Le temps du texte au théâtre est à venir ». Dimiter Gottscheff sur la scène vide, dans la nuit berlinoise, tisse les fils de cette conspiration. Les autres conspirateurs sont bien connus des services de police de l’espace Schengen.

[1] Une « librairie » à l’époque de Montaigne était une « bibliothèque ».

Voir aussi ici pour un autre hommage en français.

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Heiner Müller : « Woyzeck est la plaie ouverte »

La blessure Woyzeck
par Heiner Müller

Pour Nelson Mandela

1

Woyzeck continue de raser son capitaine, de manger les pois qu’on lui a prescrits, de tourmenter sa Marie avec la platitude de son amour, sa population devenue Etat, entourée de fantômes : le hussard Runge est son frère ensanglanté, instrument prolétarien du meurtre de Rosa Luxemburg ; sa prison se nomme Stalingrad où l’assassinée vient à sa rencontre sous le masque de Kriemhild. Son mémorial se trouve sur le tertre de Mamaïev, son monument allemand, le Mur, à Berlin, colonne blindée de la Révolution devenue sang coagulé de la politique. LA BOUCHE PRESSÉE CONTRE L’ÉPAULE DU SERGENT DE VILLE, QUI L’EMMÈNE D’UN PIED LÉGER, Kafka l’a vu disparaître de la scène, après le fratricide, SERRANT LES DENTS POUR REPRIMER UNE ULTIME NAUSEE. Ou comme patient dans le lit duquel on porte le médecin, la plaie ouverte comme un puits de mine d’où dardent les vers. Sa première apparition fut le Colosse de Goya qui, assis sur les montagnes, en père de la guérilla, compte les heures de la domination.
Sur une peinture murale, dans une cellule de monastère, à Parme, j’ai vu les pieds brisés du Colosse dans un paysage arcadien. Quelque part, son corps s’élance peut-être, appuyé sur ses mains, secoué de rires, peut-être, dans un avenir inconnu qui est, peut-être, son croisement avec la machine poussée contre la force de gravitation dans le vertige des fusées. En Afrique, il va, encore, son chemin de croix qui le mène à l’histoire, le temps ne travaille plus pour lui, même sa faim n’est peut-être plus un élément révolutionnaire depuis qu’elle s’assouvit de bombes pendant que les tambours-majors du monde transforment la planète en déserts, champs de bataille du tourisme, pistes pour les catastrophes, sans un regard pour les images de feu que le soldat-ordonnance Franz Johann Christoph Woyzeck vit circuler dans le ciel, près de Darmstadt, alors qu’il taillait des baguettes pour le passage par les verges. Ulrike Meinhof, fille de Prusse et fiancée sur le tard d’un autre enfant trouvé de la littérature allemande qui s’est enterré au bord du lac Wannsee, protagoniste du dernier drame du monde bourgeois, le RETOUR DU JEUNE CAMARADE DE LA FOSSE A CHAUX, les armes à la main, elle est sa sœur avec, autour du cou, le cordon ensanglanté de Marie.

2

C’est arrivé à un jeune homme de vingt-trois ans auquel les Parques ont, à la naissance, coupé les paupières : un texte de nombreuses fois exploité par le théâtre, éclaté jusque dans son orthographe par la fièvre, une structure telle qu’on peut l’obtenir en jetant du plomb fondu dans de l’eau quand la main tenant la cuillère tremble d’ouvrir les yeux sur l’avenir ; il bloque, ange insomniaque, l’entrée du paradis où se niche l’innocence de l’écriture dramaturgique. L’effet pilule des œuvres dramatiques récentes, le EN ATTENDANT GODOT de Beckett, est de peu de portée devant la célérité de cet orage qui nous arrive avec la promptitude d’un autre temps, Lenz dans ses bagages, l’éclair éteint de Livonie, le temps de Georg Heym dans l’espace sans utopie, sous la glace de la Havel, de Konrad Bayer dans le crâne vidé de Vitus Bering, de Rolf Dieter Brinkmann en circulant à contresens devant le PUB SHAKESPEARE; Ô combien est sans vergogne le mensonge de la POSTHISTOIRE devant la réalité barbare de notre préhis¬toire.

3

LA BLESSURE HEINE commence à se cicatriser, de travers ; Woyzeck est la plaie ouverte. Woyzeck vit là où est enterré le chien, le chien s’appelle Woyzeck. Nous attendons, avec la peur et/ou l’espoir que le chien reviendra sous la forme du loup. Le loup vient du sud. Quand le soleil est au zénith, il est uni à notre ombre et commence, à l’heure de l’incandescence, de l’histoire. Ce ne sera pas avant que de l’histoire n’ait eu lieu que vaudra le naufrage commun dans le gel de l’entropie ou, pour l’exprimer par un raccourci politique, dans l’éclair atomique qui sera la fin des utopies et le début d’une réalité au-delà de l’homme.

 

Le texte ci-dessus me tient particulièrement à cœur. J’ai repris ici la traduction que j’en avais faite pour les éditions Gallimard, en 1986. Avec quelques corrections et modifications. Et puisqu’il fallait remettre l’ouvrage sur le métier et qu’entre les deux moments se situe Internet et Wikipedia, autant vous en faire profiter.

Ce matin [18 octobre 1985] à six heures, en Afrique du Sud, un écrivain a été exécuté, Benjamin Moloïse.

Dominique Lecoq qui avec Jacques Derrida préparait un recueil de textes en hommage à Nelson Mandela, alors prisonnier de l’apartheid, m’avait demandé de sonder quelques écrivains allemands. J’ai tout de suite pensé à Heiner Müller qui a aussitôt accepté et qui m’a confié le texte qu’il avait composé et lu en remerciements à la remise du Prix Büchner qui lui avait été attribué. Je l’ai traduit – il fallait faire vite – et il est paru en 1986 dans le volume Pour Nelson Mandela en compagnie de ceux d’Adonis, Jorge Amado, Olympe Bhêly-Quênum, Maurice Blanchot, Hélène Cixous, Jacques Derrida Nadime Gordimer, Juan Goytisolo, Edmond Jabes, Severo Sarduy, Susan Sontag, Mustapha Tlili et de Kateb Yacine. Ce fut pour moi l’occasion, lors de la présentation du livre à l’Unesco, de rencontrer pour la seule et unique fois Jacques Derrida à qui j’avais d’ailleurs demandé si un écrivain comme Heiner Müller l’intéressait. Il avait répondu par l’affirmative. Leur rencontre n’a jamais pu avoir lieu mais je raconterai cela une autre fois.
Je ne sais pas si la dédicace à Nelson Mandela était présente dès l’origine. A vrai dire, je ne le pense pas. Elle n’apparaît pas dans l’enregistrement du discours, ni dans la discussion qui a suivi le lendemain. Mais l’Afrique du Sud est belle et bien présente. Et fortement. Heiner Müller avait appris le matin de la remise du prix l’exécution du poète noir sud-africain Benjamin Moloïse. Cela l’avait troublé sachant qu’il était question dans son texte de l’Afrique. Aussi a-t-il fait précéder son texte des phrases suivantes :

« Ce matin à six heures, en Afrique du Sud, un écrivain a été exécuté, Benjamin Moloïse. Je ne suis pas heureux de ce commentaire d’actualité à propos du texte que je vais lire maintenant »

La référence à Benjamin Moloïse ainsi que la désignation d’Ulrike Meinhof comme la fiancée de Kleist ont été perçus comme une énorme provocation. S’y ajoute que texte de Müller ne suit pas du tout les règles d’un discours de remerciements. Ce serait plutôt un essai poétique. Décomposé en trois parties.

Le texte commence par l’évocation de deux couples. Un personnage littéraire est associé à un personnage historique : deux hommes Runge / Woyzeck ; deux femmes Rosa Luxemburg/ Kriemhild. Tous les quatre sont des figures allégoriques.

Woyzeck et Runge

Woyzeck est le personnage d’une pièce inachevée de Georg Büchner, domestique de son capitaine et cobaye d’un médecin, lourd dans ses relations avec Marie qu’il tue dans une crise de jalousie.
Alfred Döblin, au début de son grand roman Novembre 1918, présente le Chasseur Runge tout à fait comme un Woyzeck, avec les traits qu’utilise Heiner Müller : subissant brimades et humiliations à l’armée. Il travaille dans la prison où est enfermée Rosa Luxemburg : “Lui, c’est le chasseur Runge, qui jusqu’à présent dans la vie, n’a encore jamais réussi à contenter personne. Il sait qu’à la maison non plus on ne veut pas de lui”.
Facilement instrumentalisable, il est enrôlé dans les Corps francs, milices reconstituées d’éléments de l’armée allemande défaite en 1918 et précurseurs des nazis. Runge reçoit l’ordre de tuer Rosa Luxemburg. Il lui broya le crâne de deux coups de crosse. Elle fut jetée inanimée dans une voiture et frappée encore. Finalement le lieutenant Vogel l’acheva d’une balle dans la tête. Ils jetèrent son corps dans le Landwehrkanal. “Elle nage, la salope” : tel est le compte-rendu de Runge qu’attendent ses supérieurs. Il est le seul à avoir été condamné (à deux ans de prison), ses supérieurs furent acquittés. Le plus haut gradé sera putschiste et marchand d’armes et décoré.
Pour Heiner Müller, la décapitation du parti communiste allemand de ses dirigeants, les seuls capables de porter la contradiction à Lénine, est l’une des sources du “malheur européen”. En décapitant la Révolution allemande, ils l’ont mise sous la coupe de la révolution bolchévique.

La population de Woyzeck ou des Woyzecks devenue Etat.

Dans un débat à Darmstadt, après la remise du prix Büchner, Heiner Müller avait répondu à une série de questions concernant son texte. A propos de la population de Woyzeck ou des Woyzecks devenue Etat, il avait expliqué : “ il y a beaucoup d’Etat depuis qui sont dirigés par des Woyzecks (…) Il y en a en Europe de l’Est, il y en a en Afrique, dans le Tiers Monde ; quand arrivent au pouvoir des gens issues des classes exploitées et opprimées, cela peut avoir des formes désagréables, probablement parce qu’ils sont incapables d’avoir une relation souveraine avec le pouvoir”[au sens d’une maîtrise de soi dans son rapport au pouvoir].

Stalingrad, Kriemhild et les Niebelungs

Carte postale du tertre de Mamaïev ramenée d'Union soviétique dans les années 1980

La bataille de Stalingrad a marqué un tournant dans la seconde guerre mondiale en donnant un coup d’arrêt à l’offensive d’Hitler contre l’Union soviétique sur la route de l’armée allemande vers les puits de pétrole du Caucase. Les Allemands se feront encercler dans le “ chaudron de Stalingrad” où une bataille sanglante fera entre 1 et 2 millions de morts. Sur le tertre de Mamaïev se trouve le mémorial de la bataille. Une statue domine la scène : une femme l’épée au poing tournée vers l’Ouest symbolise la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie. Il n’y a cependant pas que cette statue qui évoque la figure de la vengeance qu’est Kriemhild dans la Chanson des Nibelungs, selon la traduction que propose Jean Amsler (Fayard). Pour Heiner Müller, “le chaudron de Stalingrad cite la salle d’Etzel”( il ne faut pas se méprendre sur le mot salle, elle contient dans la légende quelque 7000 morts) Pour venger la mort de son mari, Siegfried, tué par Hagen, Krimhild organise le massacre des Burgondes au cours d’une fête organisée par Etzel – Attila – qu’elle a épousé. Elle fait mettre le feu aux quatre coins de la salle. La relation entre Stalingrad et la salle d’Etzel avait été faite historiquement par le maréchal nazi Goering dans son discours de Stalingrad en janvier 1943 exhortant les soldats allemands à se sacrifier : “Nous connaissons un chant puissant, le récit héroïque d’un combat sans précédent appelé le combat des Niebelungs. Eux aussi se trouvaient dans une salle en feu et en flammes et étanchaient leur soif de leur propre sang et combattaient et combattaient jusqu’au dernier”.
Le texte de la Chanson des Niebelungs dit :
“Alors Hagen de Trönege : « Mes nobles chevaliers sans reproche, si l’on souffre de soif, que l’on boive le sang, c’est meilleur que le vin. Il n’y a rien de mieux à faire en pareil moment »”

Nous avons en quelques lignes, un saisissant exemple de la façon dont Heiner Müller ramasse dans une sorte de projectile poétique les éclats d’une histoire souterraine parfois apparemment très éloignés les uns des autres aussi bien dans le temps que dans l’espace.

Le fratricide

La concentration suivante est composée de deux références à Kafka, la première explicitement citée, la seconde résumée

« LA BOUCHE PRESSÉE CONTRE L’ÉPAULE DU SERGENT DE VILLE, QUI L’EMMÈNE D’UN PIED LÉGER, Kafka l’a vu disparaître de la scène, après le fratricide, SERRANT LES DENTS POUR REPRIMER UNE ULTIME NAUSEE. Ou comme patient dans le lit duquel on dépose le médecin, la plaie ouverte comme une mine d’où dardent les vers »

La citation provient de la dernière phrase d’un bref récit de Kafka intitulé Un fratricide (Ein Brudermord) : „Schmar, mit Mühe die letzte Übelkeit verbeißend, den Mund an die Schulter des Schutzmannes gedrückt, der leichtfüßig ihn davonführt.“
« Schmar, serrant les dents pour surmonter la suprême nausée, la bouche collée à l’épaule de l’homme de la police qui l’emmène d’un pas léger » (traduction Alexandre Vialatte)
Dans Un médecin de campagne , Kafka évoque un blessé dont la plaie est ouverte comme un puits de mine [à ciel ouvert] (offen wie ein Bergwerk obertags) :
« Des vers, de la grosseur et de la longueur de mon petit doigt, roses et barbouillés de sang, se tordent au fond de la plaie qui les retient, pointent de petites tête blanches et agitent à la lumière une foule de pattes minuscules. »
Il est fait appel à un médecin. Quand il arrive, un chœur d’élèves chante :
Dévêtez-le, il vous guérira
S’il ne guérit pas tuez-le.
Ce n’est qu’un médecin, ce n’est qu’un médecin
Le médecin raconte :
« Ils [la famille et les anciens du village] me prennent par la tête et les pieds et me portent dans le lit. Ils me couchent contre le mur, du côté de la blessure »
Plus tard le chœur des enfants chante à nouveau
Réjouissez-vous les malades,
Le médecin vous est servi dans votre lit

(Kafka Œuvres complètes II Récits et fragments narratifs Editions de la Pléiade)

Le fratricide est un grand thème dans l’œuvre de Heiner Müller, l’association/dissociation des semblables, des frères ennemis, étendue ici à la relation médecin/malade, bourreau/victime, policier/criminel. « Cette figure de la dissociation, où ce qui unit est en même temps ce qui sépare, est symptomatique de l’imaginaire allemand » (Jean Jourdheuil)

Goya et l’ironie de l’histoire

Le colosse de Goya

Goya est une référence importante pour Heiner Müller pour la raison qu’il explique ainsi :
« Goya est exemplaire pour moi parce qu’il a travaillé dans une situation historique comparable à celle dans laquelle je travaille moi-même. Il a été sympathisant des Lumières de la Révolution française. Mais le mouvement révolutionnaire est ensuite venu «occuper» son pays. C’étaient des paysans espagnols qui faisaient la guérilla contre le progrès qui se présentait sous forme d’occupation… C’est l’ironie de l’Histoire. D’où ce grand trait de pinceau chez Goya; il n’y a plus de ligne fine de séparation, plus de milieu. Je me suis inspiré beaucoup de cela dans mon spectacle ».

(Heiner Müller entretien avec Irène Sadowska-Guillon Jeu : revue de théâtre n° 53, 1989, p. 95-103.)

Sur une peinture murale, dans une cellule de monastère, à Parme, j’ai vu les pieds brisés du Colosse. C’est à prendre si l’on peut dire au pied de la lettre. Il a vu à Parme dans une cellule d’abbesse, une fresque peinte par Le Corrège, deux grands pieds coupés dans un paysage. Il évoque à ce propos comme allusion possible un texte de Wilhelm Liebknecht parlant « des pieds ou pas de géants du prolétariat »

Le dernier drame bourgeois

On met la concrétion poétique suivante dans le lance-pierre. Elle tourne autour du retour [La résurrection] du jeune camarade de la fosse à chaux (Wiederkehr des jungen Genossen aus der Kalkgrube). Il s’agit d’une citation de Ulrike Meinhof qui, dit Müller, cherchait ainsi à définir la Fraction Armée Rouge dont elle fut un membre actif. La citation fait elle-même référence à la pièce La décision de Brecht. Dans une scène intitulée Mise au tombeau, on trouve le dialogue suivant entre le jeune camarade qui a trahi sa mission par compassion et les agitateurs du parti :

Premier agitateur : S’ils te prennent, ils vont te fusiller, et comme ils t’auront reconnu notre travail sera trahi. Donc il faut que nous te fusillions nous-mêmes et te jetions dans la fosse à chaux, afin que la chaux te dévore. Mais nous te demandons : connais-tu une autre issue ?
Le jeune camarade : non
Les trois agitateurs : Alors, nous te demandons : es-tu d’accord ?
(Silence)
Le jeune camarade : oui
(Bertolt Brecht La décision. Adaptation Eduard Pfrimmer)

Dans la discussion précitée, Heiner Müller commente la citation d’Ulrike Meinhof :

« Ce jeune camarade est jeté dans la fosse à chaux parce qu’il réagit spontanément et non plus en conformité avec la discipline du parti. Des gens comme Meinhof n’avaient plus de parti dont ils auraient pu reconnaître la discipline. Tout était pétrifié [dans l’Allemagne fédérale des années 1970]. Il n’y avait donc plus que le camarade réagissant spontanément, celui de la fosse à chaux. Spontanément veut dire aussi aveuglément. Il réagi à la violence par une contreviolence aveugle ». Ulrike Meinhof se retrouve ici fiancée à Kleist « autre enfant trouvé de la littérature allemande qui s’est enterré au bord du lac Wannsee ».

Müller et Büchner

Dans la partie n°2 du texte, Heiner Müller évoque l’auteur de Woyzeck, Georg Büchner avec lequel il entretient un rapport étroit depuis 1946, année où, à Gustrow, en rentrant chez lui à la fin de la guerre il a vu ce qui devait être la première représentation d’une pièce de Büchner, en l’occurrence Woyzeck, sur ce qui sera le territoire de la RDA. Müller ne connaissait alors Büchner que de nom.

« Le plus frappant est qu’il ne put trouver de fin pour sa pièce. Un phénomène que j’ai moi-même observé dans le processus d’écriture : il devient de plus en plus difficile de trouver une fin à une pièce.
Avec Büchner commence le drame moderne. Avec une conscience de la crise, crise de la société qui s’exprime aussi dans une crise de la forme et du genre. C’est cela la nouveauté chez Büchner : les relations entre les figures deviennent plus abstraites, plus anonymes. Il y a, je voudrais le formuler dans sa dimension littéraire, pour la première fois une crise du dialogue, crise qui depuis est constitutive du drame. Et il y a une crise du drame. Il y a beaucoup d’éléments épiques, Brecht en a fait plus tard une théorie.
Woyzeck est un nègre blanc. Etre nègre ne dépend pas de la couleur de la peau. D’où la dédicace à Nelson Mandela. C’est le plus ancien prisonnier au monde, je crois…Et dans le fond uniquement parce qu’il a posé la question de la race comme une question de classe. C’est de cela qu’il est question : retrouver la question de classe derrière la question de la race. Et Woyzeck comme problème social n’est pas résolu.
Précisément parce que Büchner a été le premier auteur dramatique moderne, il a essayé de faire entrer dans la forme dramatique traditionnelle des thèmes qui y résistent, qu’on ne peut pas vraiment saisir sous cette forme ».
(Déclaration de Heiner Müller dans le téléfilm est-allemand Lieb Georg (Cher Georges) de Konrad Herrmann, diffusé le 15/11/1988)

Vies abrégées

Quelques auteurs sont associés à Büchner dont la vie fut particulièrement courte :

Lenz, l’éclair éteint de Livonie, le dramaturge Jakob Michael Reinhold Lenz auteur du Précepteur et des Soldats, originaire de Livonie, est mort dans le dénuement, oublié de tous, dans une rue à Moscou. L’histoire de son séjour en Alsace racontée par le pasteur Oberlin a servi de matériau à Büchner pour l’écriture de sa nouvelle Lenz.

Georg Heym, poète expressionniste est mort d’un accident de patin à glaces sur la Havel en 1912

Konrad Bayer écrivain et auteur dramatique d’avant-garde autrichien s’est suicidé en 1964. Il auteur notamment d’un roman montage « la tête de Vitus Bering », une tentative de voyager dans la tête de l’explorateur danois (1681-1741) au service de l’armée russe. En août 1991, les dépouilles de Béring et de cinq de ses marins furent découvertes par une expédition russo-danoise. Les corps furent transportés à Moscou où des médecins parvinrent à reconstituer son apparence.

Rolf Dieter Brinkmann, poète écrivain et éditeur est mort écrasé par un voiture en sortant du Pub Shakespeare. Il avait oublié qu’on circulait à gauche à Londres. Müller a confondu la droite et la gauche expliquant que c’est parce qu’il était gaucher.

Müller considérait Bayer et Brinkmann comme deux « génies de la littérature ». Il s’est beaucoup intéressé aux vies inachevées, abrégées par suicide ou accident stupide. Dans un poème, il associe Georg Büchner à la vie abrégée de Maïakovski interrompue par balle. Ici, il en joint d’autres. Le suicide de Kleist est évoqué également.

La blessure Heine

La troisième partie débute par une phrase énigmatique LA BLESSURE HEINE commence à se cicatriser, de travers ; Woyzeck est la plaie ouverte.
La Blessure Heine. Jan-Christoph Hauschild a reconstitué l’historique de cette expression qu’il fait remonter à Jakob Wassermann, écrivain ami de Rilke et Thomas Mann pour qui Heine était l’exemple type d’une assimilation ratée qui a trahit en lui aussi bien sa judaïté que sa germanité. Dans son autobiographie Mon chemin comme Juif et Allemand, il écrit « il [Heine] était la blessure dont j’ai récemment souffert ». Cette notion de blessure associée à Heine a été reprise par Adorno, puis Heiner Müller. Plus tard, Marcel Reich-Ranicki a cité Müller et ajouté : « La blessure Heine cicatrise petit à petit mais d’une manière hautement singulière, elle cicatrise de travers mais en beauté ».
(Jan-Christoph Hauschild : Das Wunder Heine)

Heiner Müller nous offre avec cet écho, hommage à Büchner, une terrible leçon d’histoire, de l’histoire dans sa relation avec l’histoire de la littérature autour de ce que l’on pourrait presque appeler, au sens philosophique, le concept de Blessure Woyzeck. Il est à géométrie variable et malheureusement toujours d’actualité. Il est intéressant de noter qu’il est associé par Heiner Müller à celui d’entropie. Dans le fond, Müller nous dit, avec Kafka,  que les blessures non soignées, encore saignantes, se propagent de génération en génération, que les plaies ouvertes se partagent de gré ou de force même avec ceux qui n’en veulent rien savoir.

Le texte contient encore bien des mystères et reste totalement ouvert à l’interprétation.

 

Précédents articles consacrés à Büchner :

Georg Büchner : « Qu’est ce qui en nous (fornique) ment, tue et vole ? »
Georg Büchner/ Paul Celan : la « contreparole » de Lucile
« La vie des riches est un long dimanche »
Dans les Vosges en compagnie de Georg Büchner
Georg Büchner et le corsaire de Darmstadt
Voir aussi : L’enfant et le désenchantement du monde

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Georg Büchner : « Qu’est-ce qui en nous (fornique) ment, vole et tue ? »

La célèbre question de Georg Büchner est dans sa radicalité toujours d’actualité même si bien sûr le contexte notamment industriel s’est beaucoup métamorphosé depuis le début du 19ème siècle, plus encore aujourd’hui où l’automatisation industrielle d’éléments psychiques font que la bêtise est devenue « systémique » (Bernard Stiegler)

Mais d’abord les textes.

La question Qu’est-ce qui en nous ment, vole et tue ?– ou autre traduction Qu’est-ce qui en nous ment, assassine, vole ? – apparaît dans une lettre à sa fiancée Wilhelmine Jaeglé en mars 1834 :

« J’étudiais l’histoire de la Révolution. Je me sentais comme anéanti par le fatalisme atroce de l’histoire. Je trouve dans la nature humaine une épouvantable similitude – dans les relations humaines une violence inexorable accordée à tous et à personne. L’individu n’est qu’écume sur la vague, la grandeur un simple hasard, la domination du génie un jeu de marionnettes, un combat ridicule contre une loi d’airain, la reconnaître est le maximum de ce que l’on peut faire, la dominer est impossible. L’idée ne me vient plus à l’esprit de faire la courbette devant les chevaux de parade et les tire au flanc de l’histoire. J’ai habitué mon œil au sang. Mais je ne suis pas un couperet de guillotine. Il faut est l’une des paroles de condamnation avec lesquelles l’homme a été baptisé. Le mot selon lequel il faut certes que le scandale arrive, mais malheur à celui par qui il arrive – a de quoi faire frémir. Qu’est-ce qui en nous ment, assassine, vole ? Je n’ai pas envie de suivre plus avant cette idée. »

On retrouve la même question dans la bouche de Danton avec en ajout la dimension sexuelle :

Danton : « Il faut que le scandale arrive, mais malheur à celui par qui le scandale arrive. Il faut, c’était ce même il faut. Qui maudira la main sur laquelle est tombée la malédiction du il faut ? Qui a prononcé il faut, qui ? Qu’est-ce qui en nous fornique (se prostitue), ment, vole et tue ? Des marionnettes, voilà ce que nous sommes, et des puissances inconnues tirent nos ficelles
La mort de Danton Acte II, scène 5,

Büchner découvre le règne de la nécessité et des pulsions, des automatismes qui nous constituent. Elles sont associées à l’image de la marionnette manipulée par des forces inconnues qui en tirent les fils.

Quelque chose nous fait défaut

Büchner a écrit : « Qu’est-ce qui en nous ment, assassine, vole ? » pour aussitôt s’interrompre : « Je n’ai pas envie de suivre plus avant cette idée. » La radicalité de sa question n’a d’égale que sa suspension…

« Ce qui sépare Büchner de nous tous, dit le poète Volker Braun, c’est autant l’acuité de ses questions que l’hésitation résolue à y répondre. Il n’omet aucun argument désarmant : Une faute a été commise quand nous avons été créés, quelque chose nous fait défaut, je n’ai pas de nom pour ça, mais on ne se l’arrachera pas l’un l’autre des entrailles, alors à quoi bon s’éventrer ? Il avance des propositions effarantes : Il nous faut crier, rien de plus bête que de serrer les lèvres quand ça vous fait mal. C’était le moment d’une crise : celle de la pensée bourgeoise des avancées face à la violence et aux souffrances de la marche de l’époque. Personne n’a exprimé plus durement la désillusion ; elle est ce sel radical qui demeure, une fois évaporé le sens englobant le monde et l’être humain. Nous y goûtons voluptueusement, enfants que nous sommes d’une nouvelle rupture historique ».

Volker Braun dans son discours de réception du Prix Georg Büchner, s’arrête lui-aussi sur la célèbre interrogation :

« La question brutale : Qu’est-ce qui en nous ment, vole et tue ? était énoncée sous la torture, d’un intérêt obsédant, et exigeait l’examen des réflexes et affects de la créature ainsi que des mouvements et soubresauts du grand corps de notre espèce. Il fallait pour cela le complot des expériences pour atteindre le point névralgique que ne dépassaient pas la pensée matérialiste et la réforme libérale. Le tranchant de la lame était appliqué contre une préparation expérimentale bien plus imposante : l’ordre des choses ; cette énigme douloureuse dans laquelle parle Büchner cherche une double solution : l’homme et la société »

« L’examen des réflexes et des affects de la créature » (Volker Braun)

Büchner découvre les automatismes biologiques et psychiques et la bêtise. Il est intéressant de mettre les textes précédents en relation avec d’autres passages car, si les réponses sont ouvertes, les questions sont encadrées :

Dans une lettre à ses parents, il écrit : :

« Je ne méprise personne, et surtout pas à cause de son intelligence ou de sa culture, parce que personne n’a le pouvoir de ne pas devenir un sot ou un criminel – parce que des circonstances égales nous rendraient sans doute tous égaux, et parce que les circonstances sont hors de nous. Et l’intelligence surtout n’est qu’un côté très restreint de notre nature spirituelle, et la culture n’est qu’une forme très contingente de celle-ci. Celui qui me reproche un tel mépris prétend que je donnerais des coups de pied à un homme parce qu’il aurait une veste en mauvais état. Autrement dit, cette brutalité dont jamais on ne croirait quelqu’un capable dans le domaine du corps, on la transpose dans le domaine de l’esprit, où elle est encore plus vile. Je suis capable de traiter quelqu’un de sot sans le mépriser pour autant; la sottise [Dummheit] fait partie des caractéristiques universelles des choses humaines; »

C’est moi qui souligne. On retrouve le thème dans la bouche de Camille Desmoulins :

« C’est bien la peine de faire la bouche en cœur, de se mettre du rouge et de parler avec un accent choisi ! Nous ferions bien d’ôter, pour une fois nos masques. Nous verrions alors, comme dans un cabinet à glaces [miroirs], partout la même et imperturbable tête d’imbécile [d’andouille] archi-vieille et bien commune, ni plus ni moins. Les différences ne sont point si grandes, nous sommes tous des coquins [Schurke = voyou] et des anges, des idiots [Dummköpfe] et des génies, et tout cela ensemble. Ces quatre choses trouvent assez de place dans le même corps, elles ne sont pas aussi vastes qu’on se l’imagine. Dormir, digérer, faire des enfants voilà ce que tout le monde fait. Le reste ne constitue que des variations de tons différents sur le même thème. C’est bien nécessaire de se dresser sur la pointe des pieds et de prendre des airs, d’avoir honte l’un devant l’autre ! Nous avons attrapé le mal en mangeant tous à la même table et avons la colique »
La mort de Danton acte IV sc 5

Il suffirait de traduire comme il se devrait Dummheit par bêtise pour que les choses s’éclairent soudain. N’a-t-on pas traduit la conférence de Robert Musil Über die Dummheit par De la bêtise ? Nous voyons alors apparaître plus nettement encore sous la plume de Büchner le couple bêtise/intelligence. La bêtise est la chose la mieux partagée par les humains, elle fait partie de ses qualités universelles.

Mais qu’est-ce que la bêtise ?

« Le bêtise n’est pas l’ignorance : elle est ce qui nous rend honteux d’être homme. (…) L’intelligence n’est pas la connaissance ou la science – et chacun sait qu’il est possible de produire de la bêtise sous caution scientifique. L’intelligence est ce qui nous élève au-dessus de notre propre bêtise, et telle qu’elle est toujours à reconquérir : l’intelligence a une tendance inéluctable à retomber en bêtise. C’est pourquoi Valéry peut écrire après la Première guerre mondiale : Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus . »
Victor Petit : entrée Bêtise/Intellligence dans Vocabulaire d’Ars Industrialis in Bernard Stiegler Pharmacologie du Front national (Flammarion)

Nous sommes et des idiots et des génies, tout cela ensemble fait dire Büchner à Camille Desmoulin. La bêtise est un défaut d’origine répond Bernard Stiegler. Büchner en a-t-il eu l’intuition ?

L’automatisme de la pulsion

« Dormir, digérer, faire des enfants voilà ce que tout le monde fait » Mais quand on ne veut pas être comme tout le monde ? Büchner était en quête d’individuation ou, pour parler comme Volker Braun, il était à l’âge où « il commençait à devenir intéressant pour lui-même ».

Le texte allemand est le suivant: « Was ist das, was in uns lügt, hurt, stiehlt und mordet ? ». Quelle est cette chose, cette mécanique, cette machine en nous qui nous pousse à dire et faire des bêtises ? N’est-ce pas ce que, en partie du moins, Freud appellera un demi-siècle plus tard, le ça ?

«Nous donnons à la plus ancienne de ces provinces ou instances psychiques le nom de Ça ; son contenu comprend tout ce que l’être apporte en naissant, tout ce qui a été constitutionnellement déterminé, donc, avant tout, les pulsions émanées de l’organisation somatique et qui trouvent dans le Ça, sous des formes qui nous restent inconnues, un premier mode d’expression psychique.» Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, 1938

Mais le ça ne résume pas tous les automatismes. Bernard Stiegler aborde la question dans un récent essai sur La Société automatique.

« Outre cet automatisme technologique qui envahit en ce moment le monde en toutes les dimensions, il y a l’automatisme de la pulsion. L’automatisme se présente ici comme comportements automatiques symptomatiques, et beaucoup plus généralement comme phénomènes psychosomatiques.
Je suis ému et je rougis, ou je blêmis: ce sont là des automatismes de mon corps; ou encore, l’angoisse provoque en moi des comportements automatiques obsessionnels (qui forment dans le ça un compromis entre conscience et inconscient – le ça est un espace d’automatismes issus à la fois de la conscience et de l’inconscient, tout son enjeu est là aux dires de Freud lui-même).
Mes comportements obsessionnels, et automatiques en cela même, dénotent aux yeux de tous – sauf aux miens – que quelque chose ne va pas: ces comportements me permettent de me cacher ce qui ne va pas, pour le refouler, l’empêcher de s’exprimer en le laissant malgré tout s’exprimer, mais comme automatisme, c’est-à-dire par défaut et sans que je le voie, «inconsciemment».
Ces automatismes de l’inconscient et du ça, qui ne sont pas ceux de la pulsion, mais des mécanismes de défense contre les automatismes pulsionnels, sont pathologiques au sens où ils produisent un pathos, une émotion, une altération qui réprime ce que je nomme un traumatype et qui engendre des stéréotypes très spécifiques – la mémoire étant constituée de stéréotypes synchronisateurs qui contiennent des traumatypes diachronisateurs: les stéréotypes du névrosé font que dans certaines situations, il répète toujours les mêmes comportements parce qu’ils contiennent un traumatype qu’ils empêchent de se manifester par lui-même, c’est-à-dire de façon autonome.

Chez Freud, la question de la libido est celle de la transformation de la pulsion en tant qu’elle est automatique en autonomie du désir fondée sur la composition de la pulsion de mort avec la contre-tendance pulsionnelle et tout aussi automatique qu’est la pulsion de vie, comme pulsion de reproduction vitale. Le désir est ainsi ce qui agence reproduction technique et reproduction vitale comme deux automatismes dont la composition est autonome.

Automatisation et autonomisation de la technique

Le processus automatique qu’est le vivant, et en particulier, le vivant doté d’un système nerveux sexué et d’un néocortex – à la différence des escargots ou des limaces -, conduit à travers une transformation de ces automatismes à une conquête de l’autonomie, c’est-à-dire à un saut dans ce que Simondon appelle l’individuation psychique et collective ».

Où ça vous mène de lire Büchner !
C’est même ce qui le rend si passionnant. Ses textes ne sont pas clos bien au contraire et pas seulement parce qu’en partie ils sont encore fragments. Les questions sont ouvertes et lire Büchner implique d’y mettre un peu du sien. Avec d’autres.

Références :

Pour les lettres de Bücher, j’ai utilisé les traductions de Henri-Alexis Baatsch parues dans l’édition des textes de Büchner faite en 1974 par Jean-Christophe Bailly ,

Volker Braun : Briser l’ordre des choses. Discours de réception du Prix Georg Büchner 2000. Traduit de l’allemand par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein in Poésie n°94 (2001).

Bernard Stiegler : La société automatique in La métamorphose numérique Vers une société de la connaissance et de la coopération Sous la direction de Francis Jutand Editions alternatives. Pages 94-95

Précédents articles consacrés à Büchner :
Georg Büchner/ Paul Celan : la « contreparole » de Lucile
« La vie des riches est un long dimanche »
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Voir aussi : L’enfant et le désenchantement du monde

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« Mutti (maman)» Merkel : élections-régression

J’ai déjà essayé de montrer comment l’ultralibéralisme tue la politique. Les dernières élections législatives allemandes au cours desquelles la chancelière Angela Merkel a été appelée « Mutti », maman, sont le résultat du vote régressif d’une société qui a peur et se réfugie dans les jupes de sa maman. C’est ce qui ressort d’un entretien de l’hebdomadaire die Zeit avec la psychanalyste Thea Bauriedl, professeure de psychologie clinique à l’Université Ludwig-Maximilian de Munich. Elle construit sa lecture autour du thème « vous me connaissez », mots avec lesquels Angela Merkel a conclu son débat télévisé avec Peer Steinbruck, tête de liste du SPD.

Thea Bauriedl :
« Vous me connaissez dit Angela Merkel et cela semble déjà suffire. Beaucoup de gens acquiescent spontanément. Ils se disent : nous savons comment elle est, cette maman, elle est exactement comme nous le souhaitons. Elle saura tout savoir faire et fera tout bien. Tout soupçon, toute crainte est mise de côté. Qui s’aviserait de la critiquer prendrait le risque d’être puni ou rejeté ».

La psychanalyste rappelle que l’enfant dans des situations de peur peut se réfugier au sens propre et figuré dans les jupes de sa mère mais qu’il doit y rester tranquille, ne pas déranger pour ne pas perdre la protection ; c’est une situation d’emprisonnement. Cela se reproduit dans la vie d’adulte y compris en politique.

« Il y a différentes formes de sécurité. On peut se retrouver protégé et soumis dans une prison (psychique) ou bien on peut prendre au sérieux ses propres sentiments et, de manière autonome, veiller à ce que cela se passe bien pour soi dans ses relations personnelles et politiques. La seconde forme de recherche de sécurité peut être assimilée dans le domaine politique avec le besoin d’autodétermination dans la démocratie »

Les Allemands s’inscrivent-ils avec Merkel dans une tradition de l’histoire allemande qui ne veut « surtout pas d’expérience » et dans laquelle la présence d’une aile protectrice défie toute argumentation ?

Thea Bauriedl :
« Je crois que nous retombons loin derrière quelque chose que nous avions déjà. Oser plus de démocratie, nous l’avions au moins déjà en parole. Et maintenant nous faisons un pas en arrière dans une pseudo sécurité par une minoration de la réalité de notre situation et par une soumission de fidèles à la domination de  la bonne mère éternelle que nous pensons connaître parce que c’est elle-même qui le prétend. C’est une sécurité frelatée. On ne peut pas parler de vraie sécurité. Comme si ne pas prendre de risque en ne faisant rien, cela pouvait marcher ! Le plus grand risque qu’on peut prendre est de ne pas être attentif à ce que l’on ressent et de ne pas agir en conséquence »

comme des agneaux qui suivent Merkel

Angela Merkel conduit-elle à une dépolitisation, demande le journal Zeit-online ?

Thea Bauriedl :
« Oui. Nous n’avons plus dans notre pays de débat politique authentique et constructif, peu de lutte pour le meilleur. Nous sommes en majorité comme des agneaux qui suivent Merkel parce que nous craignons qu’elle nous abandonne si nous ne sommes pas sages et ne croyons pas en elle ou si nous devions remarquer combien et comment elle nous manipule avec son vous me connaissez. La raison propre, les propres sentiments ne jouent dans bien des cas plus aucun rôle. Nous Allemands avons déjà une fois fait l’expérience que nous pouvons devenir politiquement aveugles si nous faisons simplement confiance à la devise vous me connaissez ».

« Ce qui se passe actuellement en Allemagne contredit en grande partie le principe fondamental de la démocratie, l’autodétermination responsable de chacun dans la collectivité ; et cela contredit aussi une culture de la discussion permanente et ouverte pour la meilleure voie, la meilleure décision pour tous. Si nous ne prenons pas conscience de cette forme spécifique de perte de pouvoir de la population qui est à l’œuvre depuis quelque temps, nous ne ferons rien pour nous y opposer. Nous continuerons à voter pour une forme de sécurité qui restreint notre autonomie. Et nous répondrons alors : oui nous la connaissons et nous votons pour elle parce que nous ne nous sentons pas capable de trouver nous-mêmes notre chemin à travers des discussions constructives ».

Source de l’article en allemand

L’analyse de Thea Bauriedl évoque un état de misère symbolique dans la société et une demande d’attention et de soin. Mais, sa réflexion le montre bien, « prendre soin » n’est pas infantiliser et maintenir en état de soumission mais émanciper, (se) donner les outils pour penser et être par soi-même, travailler à la construction de sa propre autonomie. Un tel objectif est directement en contradiction avec l’idée merkelienne qu’il n’y aurait pas d’alternative.

Le Spd prendra-t-il la responsabilité d’une grande coalition avec Angela Merkel au risque du tuer toute capacité d’opposition ? Dans ce cas, en effet, les députés des partis restants (Verts et die Linke) ne disposeront pas des ressources parlementaires suffisantes pour faire leur travail d’opposants alors que dans le même temps se crée en Allemagne une dynamique d’extrême droite. L’Alternative pour l’Allemagne, après son score de 4,7 %, sert de point de ralliement aux groupuscules islamophobes au point de gêner ses promoteurs, qui se veulent surtout propres sur eux , en risquant de faire des taches sur leurs costumes trois pièces.

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Georg Büchner/ Paul Celan : la « contreparole » de Lucile

 

LUCILE entre et s’assied sur les marches de la guillotine : Je m’assieds sur tes genoux, ange de la mort silencieux. (Elle chante.)
C’est un faucheur qu’on appelle la mort
Missionné par le Très-Haut.
Oh, cher berceau qui a endormi mon Camille et l’a étouffé sous tes roses.
Oh, cloche mortuaire dont la douce langue a chanté sa mise au tombeau.
(Elle chante.)
Elle les a moissonnés
Par centaines de milliers.
(Entre une patrouille.)
UN CITOYEN: Qui va là ?
LUCILE: Vive le roi!
CITOYEN: Au nom de la République. (La garde l’entoure et l’emmène.)

Scène finale de La mort de Danton de Georg Büchner acte 4 sc 9

Danton est mort guillotiné en compagnie de Camille Desmoulin, Hérault, Lacroix, Fabre. La pièce de Büchner, intitulée La mort de Danton, pourrait s’arrêter là. Il n’en est rien. Comme le remarque Paul Celan, Lucile (Desmoulin) est « encore une fois là », « noch einmal da » !
Elle revient pour deux scènes après la mort de Danton. D’abord dans « une rue » puis sur le théâtre de « l’échafaudage sanglant », Place de la Révolution, où nous avions « assisté » auparavant à l’exécution et, après avoir chanté des extraits de la Chanson du faucheur, elle crie « Vive le roi ! ».
Comment expliquer ce contrepied ?
Dans les textes d’accompagnement scolaires on explique que, par ce cri, Lucile est sûre de rejoindre Camille dans la mort. Elle est aussitôt entourée, arrêtée.
Paul Celan dans son discours de remerciement pour le Prix Georg Büchner qui lui avait été attribué en 1960 propose une toute autre lecture.

Écoutons-le d’abord après avoir planté le décor :

Place de la Révolution. « Les charrettes arrivent et s’immobilisent devant la guillotine», comme le précise la didascalie

Paul Celan :
« Leurs occupants sont donc là, tous au complet, Danton, Camille, les autres. Même ici, ils sont tout plein de paroles, de paroles d’un grand art, ils nous les servent, ce sont parfois des citations que Büchner n’a que la peine de retranscrire, il y est question de marcher-à-la-mort ensemble, Fabre prétend même mourir « doublement », chacun se montre à la hauteur,-il y a simplement quelques voix « voix diverses » pour trouver « qu’on a déjà vu tout cela » et que « ça devient ennuyeux ».
Et là, quand tout va finir, dans les longs moments où Camille – non pas lui, pas lui-même, mais comme un de ceux du convoi-, où ce Camille-là, meurt théâtralement, pour ne pas dire ïambiquement, une mort que seulement deux scènes plus tard, à partir d’une parole qui lui est étrangère – qui lui est si proche – nous pouvons ressentir comme sa mort à lui, alors, donc, que partout autour de Camille pathos et phrases attestent le triomphe de la « marionnette » et des « fils », voici Lucile, qui est aveugle à l’art, cette même Lucile pour laquelle la parole a quelque chose d’une personne, quelque chose qu’on peut voir, percevoir, voici Lucile encore une fois, avec son cri soudain : « Vive le Roi ».
Après toutes ces paroles prononcées à la tribune (c’est ici l’échafaud sanglant), quelle parole !
C’est la contre-parole, la parole qui casse le « fil », la parole qui n’est plus la révérence faite « aux badauds et à l’histoire sur ses grands chevaux », c’est un acte de liberté, c’est un pas »

Par cette « contreparole », Lucile prend le contrepied des marionnettes dont elle casse les fils. Danton dans l’acte II scène 5 de la même pièce dit ceci :

« Des marionnettes, voilà ce que nous sommes, et des puissances inconnues tirent nos ficelles, nous ne sommes rien, rien par nous-mêmes »

La question n’est pas d’être ou de ne pas être, la question est d’être par soi-même. Lucile oppose sa parole à celle des automates. « Je pense que pour traiter des choses humaines on devrait trouver aussi des mots qui le soient », écrit Büchner (Lettre à Auguste Stöber 9 décembre 1833) La parole de Lucile est celle d’une « individuation radicale » dit Paul Celan qui utilise d’ailleurs en allemand le mot individuation dont j’ignorais qu’il existait. Une individuation qui passe par une parole libérée de l’obligation de « faire la courbette devant les rosses de parade et les laquais de l’histoire » – autre façon de traduire Paradegäulen und Eckstehern der Geschichte -, c’est-à-dire qui refuse de se prosterner devant le factice et la fanfaronnade, une parole libérée du il faut au sens de je n’ai pas d’autre choix.
Son cri à elle passe par des mots.
L’équivalent du cri de Lucile, Paul Celan le retrouve chez Lenz, la célèbre nouvelle de Büchner dont il cite le passage suivant :

« …simplement il lui était parfois désagréable de ne pouvoir marcher sur la tête »

Le « vive le Roi » de Lenz est dans son désir « de marcher sur la tête »

Tous deux procèdent à un renversement.
Mais ces renversements dans le cas qui nous occupe posent un problème.

Chez Lucile, il conduit à un « Vive le roi ». On ne peut ignorer le contenu du cri. Paul Celan en est parfaitement conscient. Il note :

« Certes, cela sonne, et dans le contexte de ce que j’ose en dire maintenant, actuellement, ce n’est peut-être pas un hasard-, cela sonne d’abord comme une façon de se déclarer pour l’ancien régime.
Mais ici (…) il ne s’agit pas d’un hommage rendu à la monarchie, ni aux choses d’hier qu’il s’agirait de conserver.
L’hommage ici rendu l’est à une majesté du présent, témoignant de la présence de l’humain, la majesté de l’absurde.
Et cela, Mesdames et Messieurs ne se laisse pas nommer une fois pour toutes, mais je crois que c’est …la poésie »

Lenz franchit un pas de plus que Lucile, dit encore Paul Celan

« Lenz – c’est-à-dire Büchner – est allé ici un pas plus loin que Lucile. Son Vive le Roi à lui n’est plus une parole, c’est un terrible arrêt de la parole, l’arrêt de qui – le nôtre aussi – a le souffle et la parole coupés.
Poésie : cela peut signifier un tournant du souffle »

La pièce de Büchner « La mort de Danton » n’est pas une pièce historique. On peut même dire que son auteur cherche à mettre une distance entre son époque et celle, révolue, de la Révolution française dont il a perçu le caractère bourgeois. Il laisse « les morts enterrer les morts ». Je me demande dans quelle mesure Georg Büchner n’a pas anticipé une question qui sera posée par Karl Marx quelques temps plus tard dans son 18 brumaire :

« La révolution sociale du XIX° siècle [celle qui intéresse Büchner] ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du XIX° siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase ». (Karl Marx Le 18 brumaire de L. Bonaparte 1851)

Le texte de Paul Celan s’intitule Le méridien, Discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Georg Büchner à Darmstadt, le 22 octobre 1960.
On le trouve dans Paul Celan : Le méridien et autres proses. Edition bilingue. Traduit de l’allemand et annoté par Jean Launay. Seuil. Librairie de XXIème siècle.

 

 

 

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