Un parti aux tendances antidémocratiques et antisociales frôle la barre des 5 %

Le parti Alternative pour l’Allemagne a frôlé la barre des 5 % de voix nécessaires pour avoir des élus au Bundestag. Avec un score de 4,7 %, ce n’est peut-être qu’un feu de paille. Il faut se rappeler cependant que pour les prochaines élections européennes, le seuil est fixé à 3%. Aussi pourra-t-il renforcer la cohorte des droites extrêmes et ultralibérales au Parlement européen. Je publie avec l’aimable accord de son auteur que je remercie un petit rappel historique des « valeurs » portées par ce parti dont j’avais parlé dès le lendemain de sa création.
Ce rappel permet de fournir à la presse française qui parle avec quelque légèreté de l’AfD comme d’un parti simplement « eurosceptique » quelques éléments d’informations.
J’ajoute à cette collection de citations les sources allemandes pour en faciliter la vérification.

Andreas Kemper est sociologue à Münster, auteur du livre Rechte Euro-Rebellion, la rebellion antieuro de droite. Le texte traduit ci-dessous est paru sur son blog

Comment l’Alternative pur l’Allemagne a-t-elle pu atteindre 4,7 % des suffrages ?

par Andreas Kemper

L’Alternative pour l’Allemagne est un parti qui fut installé en février 2013. Il avait un précurseur : WA2013. Cette organisation qui est apparue en septembre 2012 comme un groupe Facebook, avait avec Bernd Lucke, Konrad Adam et Alexander Gauland un groupe fondateur visible. Les medias ont dormi et omis d’avertir des menaces pour la démocratie que l’on pouvait déduire des déclarations grossières de ces trois conservateurs néolibéraux. Retour en arrière.

Lucke [actuel président de l’AFD]: pour la suppression de l’allocation chômage et de l’aide sociale

Bernad Lucke est signataire de l’appel de Hambourg de 2005 qui non seulement demandait une « plus faible indemnité pour ceux qui avaient déjà de petits salaires » mais affirmait également que « la politique sociale devait faire passer les allocations (chômage) du statut de compensations salariales et à celui de complément salarial ». Aides sociales, allocations chômages, retraites anticipées poussent les salaires à des niveaux que le marché ne peut plus financer.

Adam [Konrad Adam, porte parole de l’AfD ] : pas d’argent pour les retraités, les chômeurs, pas de formation pour les jeunes turcs, limiter le droit de vote

C’est en ce sens que s’exprimait Konrad Adam en 2006 dans un article intitulé « Pourquoi devrais-je payer pour vous ? Il interpelait les lectrices et lecteurs du journal conservateur die Welt : « chacun d’entre vous devrait demander à chaque chômeur, chaque retraité, chaque étudiant de quel droit il part du principe qu’il doit lui payer de quoi vivre, ou sa retraite ou ses études ». Il ne s’est même pas privé de propos discriminatoires à l’égard des handicapés :

« 38 millions de salariés font face à 20 millions de retraités et pensionnés, 8 millions de handicapés, 6 ou 7 millions de chômeurs et 2 millions d’étudiants : des gens qui considèrent que c’est leur droit de vivre avec ce que d’autres gagnent pour eux par leur travail ».

Adam s’est beaucoup exprimé sur l’éducation. Dans son article, « L’éducation ne se redistribue pas » (Bildung lässt sich nicht umverteilen), on trouve des propos clairement racistes à propos du « jeune turc des grandes villes »

« Comme il a du mal avec l’apprentissage mais qu’il joue volontiers du couteau quand quelque chose ne lui plaît pas, il se retrouve au bas de l’échelle quant aux résultats scolaires mais tout en haut dans les statistiques de la criminalité : un cas plutôt désespéré qui précisément pour cette raison, en triple victime de la société, est le bénéficiaire idéal de l’ambitieuse et pédagogique industrie allemande de l’assistanat. »

Adam s’est associé à la position de l’éditeur de la revue libertaire de droite « eigentümlich frei », André Lichtschlag, visant à retirer aux chômeurs le droit de vote.

« Seule la propriété semblait une garantie pour un usage responsable du droit de vote. Ce n’est que plus tard que la capacité de prendre soin de soi et des siens par ses propres moyens a cessé d’être une condition du droit de vote. On peut douter que cela ait constitué un progrès (…). Le surpoids des passifs pèse à la longue sur les actifs (…) »

Ces phrases sont tirées d’un article Qui doit voter ? de 2006. Adam et d’autres membres de l’AfD sont auteurs de cette publication dont le slogan est « Liberté au lieu de démocratie ». Il n’est pas question là de polémique mais de revendications politiques sérieuses.

Gauland [Alexander Gauland, autre porte parole de l’AfD] : les décisions parlementaires majoritaires ne comptent pas

Un mépris identique pour les principes électoraux se retrouve chez Alexander Gauland. Peu avant la création de WA2013/AfD, Gauland se plaignait de la peur des Allemands devant l’usage de la violence militaire. Il s’est référé positivement au discours du fer et du sang de Bismarck en citant le passage suivant :

« Ce n’est pas avec des discours et des décisions majoritaires que l’on tranche les grandes questions de ce temps – ce fut la grande erreur de 1848 et 1849 – mais par le fer et le sang ».

Ce discours, Bismarck l’a tenu en 1862. Peu après, le parlement qui s’opposait au réarmement militaire fut dissous.

AfD et démocratie : l’inversion auteur –victime des medias

La référence à Bismark n’est pas un hasard. Bismarck junker de l’est de l’Elbe représentait les intérêts de la noblesse terrienne. Leurs descendants ont fondé en 2006 le réseau Zivile Koalition (coalition civile) avec la formule programmatique : « réforme des structures de décision ». C’est cette formule qu’Hans-Olaf Henkel [Ancien président du patronat de l’industrie] a fait inscrire dans le programme du Parti Die freien Wähler (les électeurs libres) qui fut d’abord courtisé par WA2013 mais qui fut considéré comme insuffisamment conservateur. D’où la création par WA2013 de l’AfD. Il ne faut pas s’étonner si le NPD (parti néonazi) considère l’AfD comme son « brise glace », que Lucke piétinait dans son milieu électoral et que les scores de l’AfD sont importants là où le NPD faisait aussi beaucoup de voix.

Les fait ci-dessus ont été rassemblés par des bloggeurs. Ce n’est que la pointe de l’iceberg que j’ai dévoilé dans mon livre, un iceberg avec une structure cristalline de réseaux de campagnes brutaux et froids et de laboratoires d’idées proches des entreprises. Il est peu probable que les 360 000 anciens électrices et électeurs de Die Linke qui ont semble-t-il cette fois voté AfD aient eu conscience de l’existence et du rayonnement de ces générateurs de froid.

Au lieu de rapporter clairement et complètement ces faits, les medias ont mis en scène l’AfD comme présumée victime de l’antifa qui à Göttingen aurait aspergé une maison d’essence et à Brême lancé une attaque masquée au couteau contre Bernd Lucke. Rien de tout cela n’était vrai, les démentis ont été discrets, timides et tardifs. – comme dans le cas de Thilo Sarrazin, les medias ont failli. Il y a toujours eu un milieu électoral populiste à droite en Allemagne – il dépend aussi des medias qu’il en sorte ou non un parti victorieux.

(Traduction Bernard Umbrecht)

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Georg Büchner : « la vie des riches est un long dimanche »

Le timbre commémoratif du bicentenaire de la naissance de Georg Büchner a pour motif le mandat d’amener qui a été établi contre lui par le Juge d’instruction Georgi après son départ en exil à Strasbourg . Il sera publié sous cette forme dans les journaux en 1835. Le chiffre 1628 est le numéro de l’annonce.

En voici la traduction

[Darmstad.] Mandat d’arrêt. La personne correspondant au signalement ci-dessous, Georg Büchner, étudiant en médecine à Darmstadt s’est soustrait à l’instruction judiciaire sur sa participation présumée à des activités de haute trahison en fuyant sa patrie. Nous demandons aux autorités publiques intérieures et extérieures au pays de procéder à son arrestation en cas de découverte et de le livrer au juge d’instruction signataire.
Darmstad, le 13 juin 1835
Tribunal du Grand Duché de Hesse
De la Province de Haute Hesse,
Le juge d’instruction, Conseiller à la Cour, Georgi

Signalement

Age : 21 ans
Taille : 6 pieds (chaussures), 9 pouces dans les nouvelles unités de mesure de Hesse [1m725]
Cheveux : blonds
Front : fortement bombé
Sourcils : blonds
Yeux : gris
Nez : protubérant
Bouche : petite
Barbe : blonde
Menton : rond
Visage : oval
Couleur du visage : fraîche
Corpulence : forte, élancée
Signe particulier : myope

Une lettre de cachet en timbre-poste commémoratif, curieux, non ? D’habitude, on utilise plutôt des portraits. Je rappelle cependant qu’on n’en connaît que deux de Büchner, un troisième récemment découvert est controversé.
Les deux portraits ne le représentent que par la tête ou le tronc. De sorte que le signalement policier reste le plus complet dont nous disposons. On y relève la taille, les couleurs et la myopie. On verra plus loin qu’il y en a un second encore un peu plus détaillé.
Bien sûr, il reste bizarre de commémorer un génie de la littérature par un document témoignant de l’activité d’un Etat policier. Büchner est aujourd’hui reconnu comme un tout grand des lettres allemandes. Voici comment parallèlement on le représente du côté de la monnaie :

La pièce de monnaie commémorative porte en inscription l’appel à la révolte du virulent pamphlet politique rédigé par Büchner Le messager hessois : Paix aux chaumières  Guerre au Palais . Sur la tranche de la pièce, on trouve l’inscription « Ich bin so jung und die Welt ist so alt » (Je suis si jeune et le monde est si vieux), une réplique de Léonce et Lena.

La pièce de monnaie donne ainsi la raison qui mène au motif du timbre. Subtils ces Allemands ! L’ont-ils fait exprès ?

Mais pourquoi  la police en voulait-elle à ce jeune homme de 21 ans, à peine connu – sa première pièce La mort de Danton est parue dans le numéro du 26 mars / 7 avril 1835 de la revue littéraire Phönix éditée par Karl Gutzkow. Et pourquoi avait-il pris le chemin de l’exil ?

Büchner avait été en contact lors de son passage à Strasbourg avec les idées révolutionnaires qui agitaient la France à l’époque (Révolution de Juillet 1830). « Il a pu sur place observer les conséquences d’une révolution bourgeoise mais aussi l’établissement et la consolidation de la Monarchie de Juillet et le pouvoir croissant de l’aristocratie de l’argent » note Jan-Christoph Hauschild. Büchner a une analyse fine du caractère bourgeois de la révolution et de la place du peuple dans la révolution. A Strasbourg, il apprend aussi la manière dont un citoyen engagé peut s’organiser légalement et illégalement.

De retour dans le Grand Duché de Hesse, pour y poursuivre des études de médecine commencée à Strasbourg, il fonde avec des étudiants et des artisans la Société des droits de l’homme, une association républicaine et égalitaire à l’image de celle de Strasbourg qui était marquée par les idées égalitaires de Babeuf : Puisque tous ont été créés dans les mêmes conditions, tous sont égaux, à part les différences établies par la nature elle-même fait-il dire à Saint Just dans La mort de Danton. Jan Christoph Hauenschild a qui j’emprunte ces éléments le place dans la tradition de Gracchus Babeuf. Il a d’ailleurs intitulé son dernier livre sur Büchner : Conjuration pour l’égalité.

« La vie des riches est un long dimanche »

Le Grand duché de Hesse est, avec la Saxe l’état le plus peuplé de la Confédération germanique, un état qui tout en se donnant des allures démocratiques est autoritaire et policier, où, surtout, régnait une situation sociale calamiteuse que Büchner dénonce avec virulence dans un pamphlet destiné à être distribué en tract : Le messager hessois qu’il rédige en 1834 et qui commence ainsi :

« Paix aux chaumières ! guerre aux palais !

En cette année 1834, il semble que la Bible soit démentie. C’est tout comme si Dieu avait créé les paysans et les ouvriers [handwerker ceux qui œuvrent, non ceux de l’industrie] le cinquième jour et les princes et les privilégiés le sixième, et comme si le Seigneur avait dit à ceux-ci : « régnez sur tous les animaux qui rampent sur la terre » et qu’il eût compté les paysans et les simples bourgeois parmi la vermine. La vie des privilégiés est un long dimanche … »

« La vie des riches est un long dimanche ». En écrivant ceci, je rétablis le texte original de Büchner qui avait au départ écrit « les riches » (die Reichen). Friedrich Ludwig Weidig a retravaillé le texte et remplacé riches par « ceux de la haute » (die Vornehmen). Henri – Alexis Baatsch dont je reprends la traduction a coupé la poire en deux. Je n’entre pas dans le détail de cette histoire même si la nuance n’est pas sans importance. Büchner s’en prend aux nobles et aux libéraux.

Le titre du tract, « Paix aux chaumières ! guerre aux palais ! », s’entend dans une perspective polémique aux niveaux des esprits et non comme un appel à une organisation militarisée et surtout pas groupusculaire. Dans Le messager hessois, Büchner retourne contre les puissants le langage religieux que ces derniers utilisent pour « justifier » l’oppression.

Une fois le texte imprimé, il sera distribué.

Le pouvoir considère ce manifeste comme un acte de haute trahison, un écrit « au ton bas et particulièrement irrespectueux », le « produit d’un républicanisme effréné le plus effronté » qui appelle au renversement de l’ordre établi.

Plusieurs amis dont Karl Minnigerode, porteur de 133 exemplaires du Messager hessois, seront arrêtés.

Georg Büchner a pressenti que son tour allait arriver. Il prend la décision de s’enfuir. Direction Sud, Worms, Speyer, Wissembourg, Strasbourg.

Le 27 mars 1835, il écrit à ses parents depuis Strasbourg :

« Je crains fort que le résultat de l’enquête ne justifie amplement le pas que j’ai franchi ; il y a eu de nouvelles arrestations et on s’attend à ce qu’il y en ait prochainement d’avantage encore. Minnigerode a été pris in flagranti crimine. On le considère comme le chemin qui doit mener à la découverte de toutes les menées révolutionnaires jusqu’à ce jour : on cherche à tout prix à lui arracher son secret ; comment sa faible constitution pourrait-elle résister à la lente torture à laquelle on le soumet ? … »

Büchner pense que lui-même n’aurait pas supporté la prison :

« Je sais avec certitude que Minnigerode a eu un moment les mains enchaînées à Friedberg ; je le sais de quelqu’un qui était emprisonné avec lui. Il doit être malade et à l’agonie ; fasse le ciel que ses souffrances prennent fin ! Il est entendu que les prisonniers sont nourris comme tels et ne reçoivent ni lumière ni livre. Je remercie le ciel d’avoir prévu ce qui allait arriver ; je serais devenu fou dans un trou pareil ». (Lettre aux parents de début août 1835)

Karl Minnigerode que Büchner croira mort frôlera effectivement la folie. Il s’en sortira de justesse et sera libéré en 1837 après quatre années d’emprisonnement, Rétabli, il partira pour l’Amérique.

Minnigerode est arrêté le 1er aout 1834. Büchner aussitôt informé, range sa chambre d’étudiant à Giessen, en écarte tous les documents compromettants et part prévenir les autres. Le ministère informe le juge d’instruction Gregori qu’il dispose d’indications montrant que « l’étudiant Büchner de Giessen était l’auteur de l’imprimé révolutionnaire dont il est question ». Il y avait un dénonciateur, un agent de la Stasi de l’époque. De retour de sa tournée, Büchner trouve sa chambre sous scellés. Un premier mandat d’arrêt est établi. Il contient quelques détails de plus que celui qui paraîtra en juin 1935 dans les journaux. Il précise notamment qu’il porte une légère moustache, qu’il chausse parfois des lunettes, que sa veste est une « sorte de polonaise », etc.

Mais il n’y a rien de solide contre lui. Il va même porter plainte contre la fouille de son appartement, ce qui a pour effet de conforter le juge dans la faiblesse de l’accusation.

La distribution du Messager hessois se poursuit. Büchner passe l’hiver chez ses parents à Darmstadt et travaille assidûment à l’écriture de La mort de Danton.

Les choses ont l’air de se calmer jusqu’en avril 1835 où les dénonciations d’un second indicateur conduisent à une nouvelle vague d’arrestation.

Mais Büchner n’est déjà plus là. D’où le mandat d’amener

A-t-il eu vent que quelque chose se préparait ? On ne sait.

Sans attendre de toucher ses honoraires pour la publication de La mort de Danton, la seule œuvre publiée de son vivant (avec le Messager hessois), il prend la poudre d’escampette. Le 9 mars, il est à Wissembourg, et le 11 à Strasbourg à une distance de 200 km de Darmstadt qu’il a dû parcourir en évitant le risque d’un contrôle d’identité ce qui n’était possible que pour ceux qui n’avaient aucun bagage.

De Wissembourg, il écrit, le 9 mars :

« Si j’étais resté, j’aurais passé tout ce temps dans un cachot à Friedberg ; on m’en aurait alors relâché, physiquement et moralement détruit. Cette perspective était pour moi si claire, j’en suis si certain que j’ai choisi le grand mal d’un exil volontaire. J’ai maintenant la tête et les mains libres…Je dispose maintenant de tout. Je vais étudier avec la plus grand ardeur les sciences philosophico-médicales, et dans ce domaine, il y a encore assez de place pour faire quelque chose de valable et notre époque est précisément faite pour reconnaître ce genre de travail. Depuis que j’ai franchi la frontière, j’ai un nouveau courage à vivre ; je suis pour le moment tout à fait seul , mais cela augmente précisément mes forces. C’est un grand bienfait que d’être débarrassé de la crainte secrète et constante de l’arrestation et des autres poursuites qui me tourmentaient sans relâche à Darmstadt »

« Quelque chose de valable dans les sciences » : ce sera sa thèse sur le système nerveux du barbeau. Georg Büchner sera aussi Docteur en philosophie de l’Université de Zürich. Il n’a jamais envisagé l’écriture comme une profession estimant que l’on était trop soumis à la pression du compromis éditorial pour pouvoir en vivre. Il en a d’ailleurs fait deux fois l’expérience.

Büchner est persuadé que s’il était resté, il aurait été « physiquement et moralement détruit ». Si Minnigerode s’est est sorti de justesse et au bord de la folie, ce ne sera pas le cas pour le « co-auteur » du Messager hessois, Friedrich Ludwig Weidig. Arrêté en avril 1835, il sera retrouvé « suicidé » en prison, le 23 février 1837.

Büchner mourra peu de jours avant.

En ayant fui la prison, Georg Büchner a pu laisser au monde quelques chefs d’œuvre de la littérature qui chez lui ne va pas sans engagement.

Note sur les sources (en langue allemande) :

La première partie du texte repose sur deux livres de Jan Christoph Hauschild : son Georg Büchner paru chez RoRoRo et Georg Büchner, Verschwörung für die Gleichheit (Conjuration pour l’égalité), paru cette année 2013 chez Hoffmann und Campe.

Les informations de la seconde partie repose sur le livre de Hermann Kurzke paru cette année 2013 également : Georg Büchner Geschichte eines Genies (Histoire d’un génie) Verlag CH Beck

Rappel des articles précédents :
Dans les Vosges en compagnie de Georg Büchner
Georg Büchner et le corsaire de Darmstadt
Voir aussi : L’enfant et le désenchantement du monde

 

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L’arbre à tétines

Une amie nous a envoyé cette photographie prise à Göttingen où un platane sexagénaire prête ses branches pour y accrocher des tétines qu’en Suisse romande on appelle lolettes.

Le rituel de l’arbre à tétines, importé du Danemark, existe dans plusieurs villes allemandes. Il permet aux enfants de se séparer plus facilement de leur sucette en caoutchouc. Ils peuvent y revenir à tout moment.

Le rituel est collectif. La séparation se fait au cours d’une fête de la tétine.

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Comment devient-on Merkel III ? Ou quand la politique ultralibérale tue la politique

"L'avenir de l'Allemagne (est) entre debonnes mains ". Panneau électoral (2400 mètres carrés ) du parti d’Angela Merkel près de la Gare centrale de Berlin

On pourrait se dire que si la République démocratique allemande (RDA) n’avait pas existé, il aurait fallu l’inventer. Non seulement elle est une des ressources du cinéma et de la littérature, mais en plus elle fournit du personnel politique à l’Allemagne, pas moins qu’une chancelière et un président.

Puisque j’évoquais la littérature :

Dans son dernier roman – dernier en date – intitulé Last exit to El Paso, Fritz Rudolf Fries, qui nous confirme au passage qu’il n’a rien perdu de son humour, parle de la chancelière allemande en évoquant « son sourire congelé d’infirmière au chevet du capitalisme agonisant ».

On l’aura compris, à une semaine des élections au Bundestag, le 22 septembre prochain, il sera question d’Angela Merkel qui aspire à un troisième mandat de chancelière. La question n’est pas de participer même en négatif à un culte de la personnalité. Je laisse aussi complètement de côté l’histoire de son passé est-allemand. J’en parle en étant conscient que face à l’invisible révolution permanente du complexe militaro industriel et technologique dont parle Ulrich Beck (ici en allemand), l’essentiel du travail de la politique dans le contexte de l’ultralibéralisme consiste à se défaire des attributs et fonctions de la politique. C’est ainsi que l’on pourrait définir succinctement une politique néolibérale ou ultralibérale. Il s’agit d’organiser le laisser faire des forces économiques et du marché.

Jürgen Habermas parle de la « démission historique des élites politiques ».

« Depuis l’apparition de la crise grecque en mai 2010 et la défaite [des chrétiens-démocrates] aux élections régionales de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, elle [Angela Merkel] avance à pas comptés, chacun de ses gestes étant dicté par l’opportunisme du dirigeant qui veut rester au pouvoir. Depuis le début de la crise, l’habile chancelière louvoie avec sagacité, mais sans afficher de principes identifiables, et prive pour la deuxième fois les élections du Bundestag de tout sujet polémique, sans parler de la politique européenne, un thème soigneusement verrouillé.
Elle peut façonner la feuille de route à sa guise car l’opposition, si elle s’aventurait à faire pression sur la question chatouilleuse de l’Europe, risquerait de se voir opposer l’argument-massue de l’ »union de la dette ». Et ce par les gens qui ne pourraient que dire la même chose s’ils ouvraient la bouche.
L’Europe est en perdition et le pouvoir politique revient à ceux qui décident des sujets « autorisés » pour l’opinion. L’Allemagne ne festoie pas pendant la peste, elle baille aux corneilles. Faillite des élites ? Tout pays démocratique a les dirigeants politiques qu’il mérite. Et il y a quelque chose de curieux à attendre des élus un comportement autre qu’ordinaire ». (Source)

«Depuis huit années de gouvernement Merkel, écrit Jacob Augstein, l’Allemagne est immobilisée par l’auto-illusion ». La « femme la plus puissante du monde » n’agit pas. Mais n’est-ce pas là la clé de son succès ? Depuis 1997 jamais les allemands n’ont été aussi satisfaits de leur gouvernement, dit un sondage. Paradoxalement, note encore Augstein, «  de plus en plus de journalistes, de scientifiques s’indignent d’un gouvernement qui use de sa fonction pour se détourner des défis auxquels il devrait faire face». Mais ce qu’écrivent les journalistes, la population s’en fiche, « car en vérité les Allemands partagent avec Angela Merkel la peur de l’avenir ». La première à en souffrir est la jeunesse.

Peer Steinbrück, tête de liste du SPD

Les élections allemandes se situent dans le contexte que l’on pourrait qualifier avec Colin Crounch de postdémocratique si ce n’était qu’il faudrait interroger ce mot qui laisse entendre que nous ayons déjà connu des situations réellement démocratiques ou satisfaisantes du point de vue démocratique. Mais l’expression désigne un fonctionnement apparent de la démocratie derrière le paravent duquel d’autres puissances non démocratiques gouvernent. Le tout est accentué en Allemagne par le fait que la sociale-démocratie est morte et bien morte. Son dernier fossoyeur se nomme Gerhard Schröder. C’est tellement vrai que le candidat à la succession de ce dernier s’efforce désespérément de dire d’un geste qu’elle peut encore.

La petite de l’autre côté (du mur)

Commençons peut-être par ce que peut nous dire la psychologie, nous terminerons par la linguistique en passant par la sociologie. Relevons d’abord avec le psychothérapeute Tilman Moser que dans un pays dirigé pendant des siècles par des hommes, gouverne une « jeune fille qui vient de l’autre côté » (du mur). On peut même ajouter que l’on trouve dans son gouvernement un homosexuel aux Affaires étrangères et un ministre des finances en fauteuil roulant. Cela interdit a priori de dire qu’il s’agit d’une Allemagne frileuse et provinciale.

Et pourtant …

Il sera question d’une « Sur-mère protectrice ».

Angela Merkel n’a pas la dureté assassine d’une Margaret Thatcher : «  Elle a les traits bons et durs d’une mère qui élève seule ses enfants, qui pose son homme même quand les enfants font des problèmes », affirme Tilman Moser. Elle est Mutti, maman. Pour le psychothérapeute, «même en campagne électorale, elle reste la dirigeante féminine du ménage qui n’hésite pas, pour le bien de sa propre famille, à piquer à ses voisins verts ou rouges les bonnes idées comme si elles avaient toujours été les siennes ». Il s’opère envers elle un transfert régressif et infantile, une délégation de responsabilité à « celle qui sait ». Rien à voir avec un choix programmatique. Nous ne sommes pas au-delà mais en-deçà de la politique.

« Qu’un candidat à la chancellerie soit peut-être plus intelligent, que le nombre de mots informatifs qu’il utilise par unité de temps soit plus important, qu’il soit ironiquement méchant, ne fait que renforcer l’attachement à la Dame d’apparence tranquille, qui a accumulé tant d’expérience et de renommée internationales et qui offre à la fierté infantile l’image de la femme la plus puissante du monde »

Cf Mädchen, Mutti, Machtfigur (Jeune fille, maman et figure de pouvoir)

Cette vision d’une figure maternelle primitive intériorisée qui bien entendu sert des intérêts bien plus cyniques, les lobbies règnent, n’est peut-être pas loin de l’approche du caricaturiste Klaus Stuttman qui note qu’elle apparaît comme « l’une d’entre nous » :

« … elle n’est pas vaniteuse, ce qui saute particulièrement aux yeux après les égocentriques forcenés qu’étaient Schröder et Fischer. Je pense que c’est un gros avantage pour elle à l’heure où l’écart entre riches et pauvres, entre haut et bas recommence à se creuser. On ne la considère pas comme à l’origine de cette évolution (alors que c’est sa politique qui l’a provoquée) ni comme faisant partie des riches et de ceux d’en haut, mais, à cause de sa modestie, plutôt comme quelqu’un de normal, « l’une d’entre nous ». (Source)

L’anti bling bling en quelque sorte. Dotée en plus d’une aura scientifique.

« Avec son aura de scientifique, elle souligne qu’elle n’a que faire de châteaux en Espagne, de construction imaginaire, de projets littéraires. Pour elle n’existe que le réel que chacun peut voir, un modèle tout à fait classique du conservatisme pragmatique. Les conservateurs ne s’imaginent pas comme les architectes d’un nouvel ordre humain. Merkel ne se présente pas (plus) comme démiurge d’une nouvelle liberté mais comme une monteuse qui éliminent les dommages, un serrurier qui répare, un jardinier qui coupe, éclaircit, arrose, soigne ce qui promet de bien pousser et fleurir ». Franz Walter : Wie die Gesellschaft so die Politik (La politique à l’image de la société)

Mais c’est aussi une femme de pouvoir, le sien propre, « merkiavélique ».

« Une stratégie de démobilisation asymétrique »

Elle ne cherche rien d’autre qu’un troisième mandat, son pouvoir à elle et peu importe à la limite avec qui elle gouvernera. Même si elle a des préférences, toutes les options restent ouvertes d’où ce que Ralf Tills désigne comme une « stratégie de démobilisation asymétrique ». Il s’agit de faire en sorte que le camp adverse ne puisse pas former un gouvernement contre les partis chrétiens démocrates. L’un des éléments de démobilisation du SPD est bien entendu la référence à Gerhard Schröder. Il lui suffit d’encenser dans un débat l’ancien chancelier social-démocrate pour plomber son adversaire. Si Angela Merkel fait du Schröder, à quoi bon voter SPD d’autant qu’elle lui pique aussi quelques éléments programmatiques et mobilisateurs comme par exemple le salaire minimum. Certains pensent même qu’avec la droite au pouvoir, il y a plus de chances d’avoir une politique sociale-démocrate qu’avec les sociaux démocrates eux-mêmes tant ces derniers une fois aux commandes s’efforcent de donner des gages néo-libéraux. L’asymétrie consiste en ceci qu’elle ne nécessite pas de son côté une forte mobilisation. Sauf que c’est précisément là qu’il y a un risque. C’est qu’en cas de perte de l’allié libéral, et dans l’hypothèse d’une grande coalition mieux vaut être le plus fort possible. L’autre risque c’est que les conservateurs purs et durs y perdent leurs repères. (CF Ralf Tills : la démobilisation asymétrique en allemand)

Il ne faut donc point trop en dire. Là notre chancelière excelle.

Le merkiavélisme

Ulrich Beck a forgé le terme de merkiavélisme (issu d’une contraction de Merkel et Machiavel) pour désigner un mode d’exercice informel du pouvoir. Par ce concept de merkiavélisme, le sociologue allemand tente de définir l’étrange méthode de gouvernement de la chancelière allemande qui, l’air de rien, parvient non seulement à imposer mais à renforcer son pouvoir en Europe sans qu’il soit nécessaire pour cela de passer par des décisions formelles. Une des caractéristiques de ce merkiavélisme est « cette tendance à ne pas agir, à ne pas encore agir, à différer l’action, à hésiter ». Ulrich Beck ajoute :

« Par ce jeu de poker du oui-mais, non-mais, les pays ayant besoin de crédits et leurs gouvernements apprennent à quel point ils dépendent de l’accord de l’Allemagne et se voient régulièrement signifier leur impuissance ».

Le sociologue rappelle le concept d’Empire State développé par Max Weber :

« Un empire state peut selon Weber exercer une hégémonie pouvant aller jusqu’au despotisme sans disposer de tous les pouvoirs formels de commandement. Comme exemple, il nomme le rôle de la Prusse dans le Zollverein [Union douanière allemande] ou la place de New York comme siège des puissances financières. On peut utiliser ce concept pour caractériser la place de l’Allemagne en Europe : les structures de décision formelles ne bougent pas mais, sous la pression de la crise, l’Allemagne y a accru son pouvoir sans qu’il soit nécessaire pour cela de le formaliser. » (Source de l’entretien en allemand )

Homo économicus : Alors qu’on lui demandait , « Mme la chancelière vous paraissez toujours si fraîche », Mme Merkel a répondu « oui, l’industrie cosmétique allemande sait y faire ». Nous avons là une autre caractéristique d’une politique néo-libérale : la politique se définit elle-même désormais comme prestataire de service aux industries. « Wir verstehen uns ausdrücklich als Dienstleister der deutschen Unternehmen. » Nous concevons expressément notre rôle comme celui de prestataire de service pour les entreprises allemandes“ a déclaré Guido Westerwelle, ministre des Affaires étrangères. (ici en allemand)

Dans la première note en marge des élections allemandes, j’avais écrit que le comportement de mère la rigueur d’Angela Merkel en faisait un sujet fuyant dépourvu d’affect au point qu’il lui fallait de temps en temps montrer que le pouvoir est incarné, qu’il a un corps. Il se fait alors photographier en maillot de bain ou bien on montre que mais si, mais si, j’ai un cou et il porte un collier.

On peut ajouter en référence à l’affiche électorale qui illustre cet article : voyez mes mains. Elles expriment quelque chose. Quoi ? Chacun y mettra ce qu’il veut : un cœur, une posture religieuse, un signe cabalistique, un message aux extraterrestres ou autre chose. (Le doigt d’honneur de Peer Steinbrück se situe sur le même registre de langage corporel. Il s’agissait en plus d’une interview muette).

Je corrige un peu en le précisant ce que j’ai écrit sur Angela Merkel. Cela  concerne ce que l’on désigne par son habitus. Son vocabulaire cependant compense ou corrige son allure générale, son comportement. A la remarque de l’hebdomadaire die Zeit faisant observer que « la chancelière apparaît plutôt distante et dotée d’un contrôle de soi », le linguiste Joachim Scharloth rétorque :

« C’est exact pour ce qui concerne son habitus. Mais le choix de ses mots en est le contraire. Elle parle très fortement aux sentiments des gens. Parmi ses mots les plus utilisés, il y a aimable, aimant (lieb), chaleureux, cordial (herzlich), passionnant, captivant (spannend), des adverbes d’intensité äusserst (exceptionnellement, extraordinairement) ou bestmöglich (le mieux possible) qui connoteny des sentiments, des convictions. Angela Merkel en use deux fois plus que Peer Steinbrück »

( Cf Merkels Rhetorik ist nicht elegant – « La rhétorique Merkel n’est pas élégante »)

Elle a aussi un art consommé d’étouffer les controverses. Elle se transforme en édredon comme le souligne Thorsten Denkler dans la Süddeutsche Zeitung, Tout ce qui lui tombe dessus, elle l’absorbe, le ramollit, l’enveloppe.

Pour l’essayiste et romancier Fritz J. Raddatz, Angela Merkel s’est forgée « une grammaire tout à fait personnelle dépourvue de concret ». Elle est sans doute un bon pilote mais les passagers ne savent pas trop où ils atterrissent. «  Sa rhétorique est celle de l’annonciation et les détails des annonces sont des produits finis, des éléments préfabriqués à l’image d’une construction de lego ». Pour Raddatz, c’est le contraire d’une parole qu’il définit comme la recherche d’un contact, d’une relation ». Certes elle est aimée, ajoute-t-il mais être aimé n’est pas une catégorie politique. Il poursuit – retenons l’avertissement – : « quand les allemands aiment leurs hommes politiques, il y a tout lieu d’être méfiant ».

Il repère la négligence de son langage et son côté automate :

« ce qu’elle dit de la crise financière sonne comme des stéréotypes préfabriqués nichés dans les synapses de son cerveau et se déverse en appuyant sur un bouton ou grâce à un mot code comme la poupée Ophélia dans les Contes d’Hoffman, peu importe qu’ils conviennent ou non ». (Source en allemand :

Bernard Stiegler évoque certains de ces aspects dans son dernier livre en parlant de « court-circuit de la parole » et de « gouvernement de la bêtise »

« Depuis la révolution conservatrice, la domination de l’idéologie qui n’aura rencontré presque aucune résistance, et qui a conduit à la destruction des formes attentionnelles et des systèmes sociaux en général, a affecté directement la langue – et cette affection directement pathologique a infecté et infesté les gouvernants un peu partout dans le monde. Cette domination aura fait passer du règne factuel de la bêtise au gouvernement délibéré par la bêtise aussi bien que de la bêtise » ( in Pharmacologie du Front National – Flammarion. Page 114)

Gouverner pas la bêtise, n’est pas l’apanage du gouvernement allemand. C’est, par exemple, fêter l’anniversaire de son chat dans une émission sur le budget de la nation comme récemment, le ministre français  de l’économie – si, si il l’est – Pierre Moscovici.

En résumé, l’idée n’était pas présente au départ mais s’est révélée au fil de l’écriture : l’ultralibéralisme tue la politique, la dessaisit de ses attributs, la transforme en prestations de service au marché et ramène la campagne électorale à des gestes plus ou moins obscènes et surtout sans parole, qui semblent crier : nous avons l’air d’automates mais nous avons un corps vivant :

 

 

 

 

 

 

Et die Linke me direz-vous ?

J’hésite. 

Mais pour rester dans la même tonalité, voici la Vice présidente du Parti, Sarah Wagenknecht, qui, dans Gala, se prend pour Frida Kahlo.

C’est sans doute ce qu’on appelle faire de la politique autrement.

Avec tout le respect dû à Frida Kahlo, bien sûr qui, elle, peignait.

 

Notes précédentes :
1. Une politique d’ingénieur
2. Si Angela Merkel était caissière de supermarché
3. Un risque de rupture entre les générations.
4. Hypomnemata d’un état de choc numérique

 

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Note en marge des élections allemandes : 4. Hypomnemata (aide mémoire) d’un état de choc numérique

Partie d'une affiche du Parti Pirate qui se conclut par "Now I have to build a gnu one"

Même s’il est vrai que le sujet n’est pas grand public et que – malheureusement – les électeurs ne se détermineront pas là-dessus, le 22 septembre prochain, les révélations Edward Snowden ont créé un choc perceptible en Allemagne -20 000 manifestants à Berlin le 7 septembre – dont on se fait mal une idée en France où non seulement le scandale ne provoque pas de réaction mais où, en plus, la gauche de gouvernement nous somme de faire confiance aux services secrets. Personne n’oserait dire cela en Allemagne aujourd’hui.

Frank Rieger, dans un article récent, se demande, au contraire, si « les services de renseignement se prennent pour Dieu », un dieu numérique qui « jette son œil vigilant et qui voit tout » sur le monde. Et qui, le cas échéant, y envoie ses « agents du Bien » contre les forces du Mal. Et comme ils veulent notre bien, ils nous surveillent aussi pour notre bien : „In God we trust. All others we monitor. “ (Notre confiance est en Dieu, les autres, on les as a l’œil). Surtout, Frank Rieger constate combien la politique n’est plus que spectatrice des agissements et accords passés entre les services de renseignements. Dire que tout se passe dans le respect de la loi et du droit est « devenu une phrase creuse ». Pour Ulrich Beck, vient de s’écrire une nouvelle page de la Société du risque. Celle d’un risque numérique global qui menace la liberté.

On lira ci-dessous un texte de Sasha Lobo,  acteur connu des réseaux numériques et éditorialiste du Spiegel on line. Son texte, paru le 23 juillet dernier, repose sur la mnémotechnique des hypomnemata dont on trouvera en plus de celle qu’il donne lui-même une définition ici.

Mon chemin vers le dégoût, par Sasha Lobo

«  Il existe une forme primitive du blog, c’est la forme littéraire des hypomnemata de l’antiquité. Une traduction approximative serait (écriture) de mémoire mais sa force vient du fait qu’elle est une écriture de l’observation de soi. Que fait de moi le monde ? Depuis le 6 juin 2013 débuts des révélations, qui se poursuivent, du plus grand scandale numérique du 21ème siècle, j’ai observé mes réactions et les ai ordonnées en phases.

1. Etonnement

Edward Snowden révèle avec Prism que la surveillance d’Internet est bien plus étendue que je ne l’aurais jamais imaginé et à peu près autant que ne l’affirmaient les conspirationnistes. A la différence essentielle que nous en avons les preuves. Vérifiées par de sérieux journalistes d’investigation. Mais je ne me rends pas encore bien compte de l’étendue et de la gravité de cette attaque sur les droits fondamentaux et sur le Net. Étrange constat : bien que je sois chez moi sur le net, ce que je ressens se développe comparativement plus lentement.

2. Choc

Mon étonnement ne fait place au choc qu’avec les révélations sur Tempora, le traçage intégral du trafic Internet par les services secrets britanniques. Ma conscience se réfugie dans la platitude avec laquelle la psyché accompagne le choc : c’est pas possible ! Ce qui signifie en réalité cela ne doit pas être possible. Et l’est pourtant. Et le scandale s’amplifie. Prism et Tempora ne sont que des détails. Le choc est un état transitoire de torpeur qui, peut être, a anticipé ce qui vient pour ménager dans les situations critiques un moment de calme avant la tempête.

3. Indignation

Ma tempête se nomme indignation. Elle est attisée par les réactions et non réactions du gouvernement. Apaisements, minimisations, diversions. Le ministre de l’Intérieur se révèle être, dans toutes ses facettes et sous quelque perspective qu’on l’observe, une erreur de casting. Hans-Peter Friedrich [ministre de l’intérieur] personnifie dans l’affaire Prism la défaillance de l’Etat. Chaque demi-phrase est le terreau de 10 années de rancœur contre la politique. Je lui en suis presque reconnaissant. Car, étrangement, il est plus facile de m’indigner contre les fautes de Friedrich que contre la surveillance elle-même. Pourtant on en sait chaque jour d’avantage sur sa radicalité.

4. Irritation

Après trois semaines environ, une irritation se mêle à mon indignation. Beaucoup de gens autour de moi semblent peu indignés. Plus grave encore : dans les conversations avec mes concitoyens plutôt éloignés du Net des positions cyniques du genre c’était évident se mêlent à des propos naïfs comme Facebook est surveillé, c’est votre propre faute. Pour la première fois, la phrase je n’ai rien à cacher est prononcée avec un degré zéro d’ironie. Tout aussi irritant est le temps mis par l’opposition à comprendre qu’il ne s’agit pas de campagne électorale mais de l’existence de l’Etat de droit. Peut-être ne l’a-t-elle toujours pas compris.

5. Impuissance

De l’absence d’indignation publique, en dehors de la communauté du Net et de quelques cercles de journalistes, naît un sentiment d’impuissance entrelacé de déception. La crainte que le citoyen moyen ne se décide. Et qu’il n’opte pour la surveillance complète s’il était placé devant le choix entre le groupe de Sauerland [groupe jihadiste allemand] démasqué et le tiers des libertés garanties par la Constitution, la dignité humaine incluse. Un citoyen sous surveillance n’a pas de dignité. Un homme surveillé illégalement quoi qu’insoupçonnable aux yeux de l’État n’est plus un citoyen. Pour un peu mon impuissance virerait au désespoir. Le ministre de l’Intérieur revient du voyage le plus raté depuis Ulysse [voyage d’information de Friedrich aux États-Unis] et j’en perds les superlatifs pour qualifier la manière dont il a failli à sa tâche de gardien de la Constitution.

6. Colère

Les sentiments précédents se distillent en colère. L’indignation est diffuse. Le colère a une direction. Je suis en colère contre les services secrets qui détruisent l’État de droit au nom de la protection de l’État de droit. Le suicide comme remède domestique contre la mort. Je suis en colère contre un gouvernement dont je ressens les réactions (à l’exception de celle de la ministre de la Justice) comme un mélange d’incompétence, de mauvaise grâce et de tranquillisant. Le cabinet Merkel s’avère être dans cette crise une organisation de non gouvernance. Et le responsable [au Cabinet Merkel] des services secrets, Ronald Pofalla, est inexistant. Je suis en colère parce qu’on me ment et qu’en plus on me ment mal. Nous n’avons même pas droit à des mensonges de qualité. Ha ha ! Non. Un droit de merde [il utilise l’expression fucking Recht] dans un état de droit de merde avec une constitution de merde. Peut-être qu’Angela Merkel n’a-t-elle appris que par la presse l’existence de la constitution. [Elle a déclaré avoir appris l’existence de Prism par la presse, ce qui est un mensonge avéré].

7. Dégoût

Je suis encore en colère mais une partie de cette colère se refroidit en dégoût. Je suis pris de dégoût devant un ministre de l’Intérieur dont la capacité intellectuelle n’est pas suffisante pour reconnaître que la notion même de droit fondamental supérieur [selon lequel la sécurité serait au-dessus des autres droits] mine la constitution. Et en tout premier lieu, me dégoûte Angela Merkel pour sa façon de défendre la liberté dans l’Hindu Kush mais pas dans nos ordinateurs. La chancelière est, paraît-il, une femme avisée. Peut-être que la vieille technique culturelle des hypomnemata par l’observation de soi lui permettrait de reconnaître ce que le scandale d’espionnage a fait d’elle ».

Source du texte en allemand

Notes précédentes :
1. Une politique d’ingénieur
2. Si Angela Merkel était caissière de supermarché
3. Un risque de rupture entre les générations.

 

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Note en marge des élections allemandes / 3. Un risque de rupture entre les générations.

 

Katharina Nocun cc-by-sa: Miriam Juschkat

Katharina Nocun, 26 ans, est secrétaire générale du Parti pirate. Son texte d’abord paru sur son blog a été retaillé pour l’hebdomadaire die Zeit, dont nous l’avons extrait, sous le titre Ma génération n’a pas de lobby . Mais je ne l’ai pas traduit parce que le texte émane d’une Pirate mais parce que, bien au-delà, il me paraît révélateur de ce que ressent une génération sacrifiée par l’ »opulente » Allemagne de Mme Merkel.

 

« A première vue ma génération semble bénie. Nous grandissons dans la paix, dans l’un des pays les plus riches du monde. En réalité cela va mal pour nous. Cela se remarque déjà aux étiquettes que l’on m’accole ainsi qu’à celles et ceux de mon âge : Génération stagiaire, Génération Burnout [syndrome d’épuisement], Génération lasse de la politique, Génération pauvreté dans la vieillesse. Cela ne sonne pas vraiment comme des qualificatifs d’enfant du bonheur. Ils témoignent plutôt d’une peur de l’avenir. Et cela correspond malheureusement à un grand nombre.

Lorsque nous sommes entrées à l’école, les maîtresses et maîtres disaient que le mondé nous était ouvert. A l’université, les professeurs qui avaient encore pu étudier et passer leurs diplômes gratuitement nous déclinaient les avantages des frais de scolarité. Nous avons pris des crédits. Nous nous sommes mis en chasse d’attestations de formation. Les soft skills (compétences douces) nous les testons dans des activités bénévoles. Et puis les semestres à l’étranger, les cours de langue, les qualifications complémentaires. Le marché du travail voit cela d’un bon œil. La psyché un peu moins. Les temps d’attentes pour les consultations de psychologues se rallongent. Les études terminées, nous concourrons pour un emploi convoité dans une économie globalisée et dérégulée (…).

Le temps des biographies salariales en ligne droite est révolu, pas seulement pour ma génération. Nous le ressentons dès notre formation. Le nouveau salarié idéal est un produit optimisé de part en part qui nécessite en permanence l’ajout de nouvelles caractéristiques. Dans beaucoup de profession les stages non rémunérés sont depuis longtemps la norme. Il est tout à fait hors norme par contre de donner un travail à ces stagiaires encore moins en CDI. Malgré le faible chômage de nombreux jeunes gens bien diplômés sautent d’un temps partiel à un autre, d’un job ponctuel rémunéré à un autre. Au lieu d’un emploi stable beaucoup font une connaissance de longue durée avec des agences d’intérim. Il manque tout simplement la volonté politique de mettre fin à ses développements. En Italie ma génération est appelée la génération 1000 euros, en Grèce, elle s’appelle 750 euros.

Nous avons grandi avec des catastrophes naturelles produites par les hommes. Lorsque Tchernobyl a explosé ma mère était enceinte de moi. Régulièrement nous observons l’échec des conférences sur le climat. De toute façon, personne n’attend plus de vrai résultat. De Fukushima nous arrivent de manière routinière, tous les mois, les communications sur l’état de contamination radioactive de l’eau. Ce que beaucoup ne comprennent pas : le mot Endlager (stockage ultime, terme utilisé pour les déchets radioactifs) a dans la perspective de quelqu’un de 20 ans une autre signification. Notre héritage écologique, le poids écologique qui pèse sur nos épaules est la conséquence des décisions politiques de nos parents. Le constat est amer.

Il y avait un thème général ces dernières années : nous devons économiser. Puis vint la crise financière et soudain des milliards ont été dégagés alors qu’il ne manquait que quelques millions pour les universités et les gardes d’enfants. Dans le même temps, malgré les économies nécessaires des niches fiscales ne sont pas touchées.

Le reproche fait à la jeunesse d’être apolitique est absurde. Des millions de jeunes gens sont descendus dans la rue pendant des mois au Portugal, en Grèce, en Espagne. D’autres ont occupé Wall Steet. En Allemagne, nous avons protesté contre les coupes budgétaires, le coût des études et ACTA. Déçus par la politique nous le serons quand nous verrons que notre résistance est vaine.

Le vécu politique clé de notre génération a été constitué par les attentats du 11 septembre 2011, nous avons grandi avec ses conséquences. Avec des listes anti-terroristes, des données anti-terroristes, des lois anti-terroristes. Avec des passeports biométriques, des scanners corporels, tests d’opinion dans les universités. Avec la conservation des données, la censure d’Internet, les chevaux de Troie de l’Etat. Des libertés garanties par la constitution sont d’autant plus facilement limitées qu’elles concernent Internet. Pour les nouvelles générations, le Net n’est pas n’importe quel lieu mais quelque chose qui nous accompagne partout et en toute circonstance. Les extensions externes de mon cerveau, disséminées par le réseau trahissent qui j’aime, pour qui je vote, ce que je pense. C’est le nouveau cœur de ma privée. Internet est d’abord une chance immense pour la démocratie et non d’abord un danger. Pourtant au lieu de l’utiliser pour plus de participation et de transparence, le législateur préfère saper la présomption d’innocence (…).

Le politique et les marchés règlent beaucoup de choses mais pas l’avenir de la prochaine génération. Je paye ma cotisation retraite légale. Pourtant beaucoup de gens de mon âge n’attendent plus de retraite mais le minimum vieillesse. L’Allemagne est au second rang des populations les plus âgées. Dès maintenant dit la statistique ma retraite au lieu de représenter 50 ou 60 % de mon revenu n’en fera plus que 43 % si j’ai de la chance. Et pour cela je ne pourrai pas me permettre d’arrêter à 67 ans loin s’en faut. La protestation publique reste absente. Il y a encore du temps d’ici là ! Les caisses privées ne sont pas la solution. Pour beaucoup c’est trop en demander. Si nous ne mettons pas bientôt en œuvre la mise à jour des systèmes sociaux, cela signifiera pratiquement pour ma génération la rupture du contrat intergénérationnel. J’ai parfois le sentiment que c’est comme si nos parents avaient fait la fête et qu’il nous faut maintenant ranger et payer (…). »

Notes précédentes :
1. Une politique d’ingénieur
2. Si Angela Merkel était caissière de supermarché

Note suivante (à venir): Hypomnemata d’une crise de confiance numérique

 

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Note en marge des élections allemandes / 2. Si Angela Merkel était caissière de supermarché

Si elle était dans ce rôle…, nous pourrions avoir le dialogue ci-dessous.

La parodie illustre bien le comportement d’Angela Merkel, pas facile à décrire, tout particulièrement la façon qu’elle a eu de « répondre » aux questions qu’on lui posait dans l’affaire du scandale Prism de la NSA, mais cela vaut plus généralement pour les esquives dont elle est coutumière :

Client : Combien coûtent ces nouilles ?

Merkel : Le prix se calcule en fonction du prix d’achat et de la marge commerciale. D’autres aspects peuvent aussi entrer en ligne de compte

Client : Et donc combien coûtent les nouilles ?

Merkel : Pour la fixation du prix c’est la centrale de Essen qui est compétente en dernier ressort

Client : Il n’y a pas d’étiquette dessus !

Merkel : ça, ça relève de ma collègue. Je ne manquerai pas de parler de cela avec elle .

Client : Sans ironie. Je dois reconnaître que vous m’avez l’air compétente. J’en prends huit paquets

Le texte provient du site de Stefan Niggemeier où il a d’abord été posté en commentaire

Note précédente : Une politique d’ingénieur
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Notes en marge des élections allemandes / 1. Une politique d’ingénieur

Les Allemands éliront le 22 septembre prochain les députés au Bundestag. De sa majorité sortira un(e) chancelière ou chancelier qui dirigera le gouvernement de l’Allemagne. D’ici là, mais on s’arrêtera, point trop n’en faut, le dimanche qui précède, sauf surprise bavaroise, je publierai une série de petites notes rendant compte  de textes que j’avais mis de côté au fil des semaines précédentes.

Caricature de Klaus Stuttman

Peer Steinbück a rattrapé son retard ! Ils arrivent au coude à coude sur la ligne d’arrivée !! Les jeux semblent à nouveau ouverts !! Oh, oh, cela pourrait devenir une arrivée formidablement  passionnante … si Angela Merkel n’avait pas déjà un tour entier d’avance !!

Source de l’image

Le récent débat télévisé entre Angela Merkel, chétienne démocrate (CDU), actuelle chancelière et Peer Steinbrück, social démocrate (SPD) a été monté en épingle par les medias dans un contexte d’apathie électorale généralisée. Il l’a été sous l’appellation de « duel » comme s’il s’agissait du point de vue d’un observateur français – du débat précédent traditionnellement le second tour des présidentielles. Les trois autres têtes de liste, Jürgen Trittin( Verts), Rainer Brüderle (FDP parti libéral) et Gregor Gysi (Die Linke) ont eu leur débat le lendemain. Ce seul fait est symptomatique de l’évolution de la vie – si l’on peut parler de vie – politique allemande. Notons d’abord à propos du « duel » que tout le monde sait qu’aucun des deux ne gouvernera seul et que ce qui s’y est dit sera modulé en fonction des alliances de gouvernement. Il s’agit en effet non d’une présidentielle mais d’élections législatives. Il est question d’élire des députés selon des modalités qui combinent scrutin de liste et scrutin uninominal, chaque électeur ayant deux voix. Si tout indique que A. Merkel pourra prétendre pour la troisième fois consécutive à la chancellerie, la vraie question de ces élections est de savoir avec qui elle gouvernera car il est peu probable qu’elle obtienne la majorité, elle est plus populaire que son parti. Elle-même n’a pas exclu la grande coalition avec le SPD, mais une alliance avec les Verts est également possible surtout si le Parti libéral (FDP) ne franchit pas la barre des 5 % des voix nécessaires pour avoir des élus.

Le « duel » a aussi été révélateur sur un autre plan, celui du resserrement de la bipolarisation. Il est double. Lors des précédentes élections, il y avait eu un débat avec deux présentateurs et quatre ou cinq têtes de liste ; cette fois il y a eu quatre présentateurs et deux candidats. Le resserrement est aussi idéologique avec comme point de ralliement, d’étendard, Gerhard Schröder qui est aussi le pont vers François Hollande selon l’équation : Merkel + Hollande = Schröder, pour reprendre le titre d’un article du magazine Cicero

Face à cette concentration, à ce rapprochement autour de l’idée centrale qu’il n’y a pas d’alternative – écrivant cela, je ne veux pas que l’on me fasse dire que les correctifs sociaux et/ou écologiques sont forcément négligeables mais ils restent dans le cadre du système –on peut se demander si le resserrement politique et idéologique n’ouvre pas un espace sur les marges. La tentation populiste à droite de la droite existe, nous en avons déjà parlé ; les questions posées par la révolution numérique et par la jeunesse aussi. J’en ai parlé également voir ici et ici ou encore et . Je reviendrai sur la question de la jeunesse dans une note ultérieure. L’Alternative pour l’Allemagne et le Parti pirate franchiront-ils la barre des 5% leur permettant d’avoir un élu ? Pour l’instant les sondages semblent plutôt indiquer que non. On les trouve autour de 3-4%. Mais les sondages sont souvent moins fiables en ce qui concerne les marges d’autant que les voix susceptibles de faire la différence proviennent de personnes qui voteront pour la première fois ou qui ne votent plus pour les partis traditionnels parmi lesquels on peut désormais compter les Verts.

On a beaucoup parlé du pouvoir d’Angela Merkel, en France et ailleurs, sans se rendre compte que si cela était, l’Allemagne serait sans doute le seul pays où la politique aurait encore le contrôle sur les forces économiques et technologiques. Or en Allemagne comme ailleurs la politique dépense beaucoup d’énergie pour se dessaisir elle même de ses prérogatives. L’économisme s’absolutise et règne en maître. Les quelques avancées sociales par lesquelles la défunte social-démocratie essaye encore de se différencier se feront «  dans le cadre de ce qui est économiquement raisonnable ». Personne y compris à gauche ne pense en termes d’une nouvelle économie politique s’appuyant sur la transformation numérique.

La politique des ingénieurs

Le règne de la technocratie s’est infiltré jusque dans les mouvements de protestation et les initiatives citoyennes. C’est le point de vue du politologue Franz Walter qui a publié une étude sur ce qui motive le mouvement de protestation. Dans l’hebdomadaire der Freitag, il écrit :

« Là où ces derniers temps l’on s’est indigné contre des lignes électriques, où l’on s’est mis à lutter contre des éoliennes, où des voix collectives se sont élevées contre des extensions d’aéroport, là où, ces derniers temps, on combat l’euro, on trouve des ingénieurs, des techniciens, des informaticiens, géographes, juristes et, c’est nouveau, depuis peu des professeurs d’économie qui se sont élevés au rang d’avant-garde du véto contre l’établishment politique et le cartel des partis.

Les citoyens technocrates (ou technocrates citoyens) en colère, le plus souvent d’un certain âge, se jettent avec une verve surprenante dans le travail de protestation.. Ils se retrouvent devant un champ de protestation clairement délimité dans lequel ils peuvent apporter leurs compétences et savoirs spécifiques. Ils accordent leur confiance à une logique stricte et non à de vibrantes émotions. Le plan technique doit être précis, construit de part en part. Avec cette forme de pensée attachée à la cohérence, les experts techniques se retrouvent le mieux dans des initiatives citoyennes qui se concentrent sur un seul objet. Ils sont attirés par des regroupements citoyens clairement défini ou des partis qui n’ont qu’un seul thème et très peu dans les partis populaires généralistes. Parce que dans ces derniers on ne peut pas avancer des solutions dont l’évidence s’impose ».

Après avoir expliqué que les partis ne peuvent pas fonctionner sur ce registre là, que « démocratie et technocratie ne font pas bon ménage », Franz Walter aborde la question de la tentation censitaire et plébiscitaire voire autoritaire qui anime ces groupes :

« Paradoxalement, la sympathie profonde pour le plébiscite [referendum] contient une tentation autoritaire. Dans l’expression de cette mauvaise humeur de la société civile, le nombre de techniciens et experts n’est pas négligeable qui accueillerait volontiers un Etat dirigé d’une main sévère avec des lois très tranchées, des plans directeurs, des leaders politique qualifiés, techniquement compétents qui ne radotent pas mais agissent »

Le politologue n’exclut pas en conséquence comme prochaine étape une société censitaire ou de « petits cercles oligarchiques de notables de la compétence » règlent les questions.

Le texte allemand

Angela Merkel est une parfaite représentante de cet air du temps parfois contre son propre parti. Dans un autre texte Wie die Gesellschaft so die Politik (La politique à l’image de la société), Franz Walter écrit à propos d’Angela Merkel :

« Avec son aura de scientifique, elle souligne qu’elle n’a que faire de châteaux en Espagne, de construction imaginaire, de projets littéraires. Pour elle n’existe que le réel que chacun peut voir, un modèle tout à fait classique du conservatisme pragmatique. Les conservateurs ne s’imaginent pas comme les architectes d’un nouvel ordre humain. Merkel ne se présente pas (plus) comme démiurge d’une nouvelle liberté mais comme une monteuse qui éliminent les dommages, un serrurier qui répare, un jardinier qui coupe, éclaircit, arrose, soigne ce qui promet de bien pousser et fleurir »

Ce comportement de mère la rigueur en fait cependant un sujet fuyant dépourvu d’affect au point qu’il lui faut de temps en temps montrer que le pouvoir est incarné, qu’il a un corps. Il se fait alors photographier en maillot de bain ou bien on montre que mais si, mais si, il porte un collier.

Note suivante  : Si Angela Merkel était caissière de supermarché

 

 

 

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4 Septembre 1913 : Ernst Wagner, instituteur, auteur dramatique, incendiaire et tueur de masse passe à l’acte

"Une" du journal de Stuttgart du 6 septembre 1913. « L’effroyable bain de sang de Degerloch et de Mülhausen sur l’Ens. Il a tué sa propre femme et ses quatre enfants + A Mulhausen, il a mis le feu à quatre endroit + 10 morts par balle, 9 gravement blessés – Fou ou lucide ? » Image scannée à partir du livre de Anne Marie Vindras « Ernst Wagner, Robert Gaupp / un monstre et son psychiatre » (E.P.E.L.)

Dans le livre dont j’ai rendu compte en début d’année, « 1913, l’été du siècle » , Florian Illies évoque pour cette année-là, en Allemagne, deux cas de folie meurtrière. Ils concernent tous les deux des enseignants.

 

« 20 juin 1913, à l’heure de midi, Ernst Friedrich Schmidt, trente ans, enseignant au chômage, pénètre dans l’école Sainte Marie à Brême.  Il porte avec lui au moins six révolvers chargés et pénètre dans les salles de classe. Il vide le chargeur d’un premier révolver avant de passer au suivant. 5 petites filles entre 7 et 8ans meurent. 16 enfants et 5 adultes sont grièvement blessés. Il est maîtrisé par des passants. Aux enquêteurs il déclare avoir voulu protester parce qu’il ne trouvait pas de travail comme enseignant »

 

Ernst Auguste Wagner lui aussi était enseignant.

 

«  Le 4 septembre, Ernst Auguste Wagner tue sa femme et ses quatre enfants car il veut leur épargner les conséquences de sa course meurtrière. Il se rend à bicyclette à Stuttgart. Là il prend un train pour Mühlhausen. Là il met le feu à quatre maisons et attend que les habitants en sortent fuyant les flammes et la fumée. Ensuite, il les tue avec son arme, douze personnes meurent, huit autres sont grièvement blessées. Finalement, il est maîtrisé par la police. Ses intentions pour le reste de la nuit avaient été de se rendre à Ludwigsburg pour y incendier le château et de mourir dans les flammes sur le lit de la duchesse ».

 

J’avais promis de revenir sur ce dernier cas dans la mesure où il fait l’objet d’une documentation importante. Une partie de ce volumineux dossier est disponible en français grâce à Anne-Marie Vindras qui y a consacré deux livres. Le premier : Louis II de Bavière selon Ernst Wagner paranoïaque dramaturge et le second déjà cité « Ernst Wagner, Robert Gaupp / un monstre et son psychiatre » (E.P.E.L.)

La catastrophe survient dans l’Allemagne wilhelmienne qui se militarise. Elle est grosse des autres catastrophes qui vont suivre.

Je suivrai la recommandation faite par Anne-Marie Vindras de commencer par la lecture d’un texte qu’elle a traduit pour le premier volume cité. Intitulé «L’incendiaire meurtrier, Ernst Wagner, son terrifiant crime et une explication sur la manière dont cela a pu arriver ». Il est signé par Bernhard Waag qui est l’auteur de plusieurs petits livres documentaires écrits « à chaud » comme on dit, dans la proximité des évènements, parus aux éditions Karl Rohm. Outre l’ouvrage cité, il en a écrit un sur le naufrage du Titanic (1912), l’autre sur celui de l’Empress of Ireland (1914), un troisième intitulé La guerre mondiale 1914.

« L’intérêt de ce texte, écrit Anne-Marie Vindras réside dans son style journalistique, grand public, qui nous permet de voir se dérouler devant nous le film fantastique de la folie meurtrière d’E. Wagner et du retentissement de ces heures d’épouvante sur la population de ces deux villages alors situés très à l’écart dans la campagne du Wurtemberg ». Un document d’époque.

L’incendiaire meurtrier, Ernst Wagner (Extraits)

« Dans la nuit du 4 au 5 septembre 1913 un attentat des plus horribles s’est déroulé à Mühlhausen an der Enz, dans le Wurtemberg. Un acte qui est vraiment unique dans l’histoire criminelle, unique par son effroyable ampleur, unique dans sa préparation et son exécution faite de sang-froid. En effet, qu’un homme dans sa maturité, occupant dans la vie une position bien assurée, un père de famille, sans raison notable, puisse prendre la décision d’assassiner toute sa famille et les habitants de tout un village et, en plus, d’incendier ce village; qu’il puisse concevoir une pensée aussi terrible et monstrueuse, que cette pensée lui arrive, même pas dans un état d’excitation ou d’ivresse ou à la suite d’un sentiment d’honneur blessé, pensée qui aurait pu être alors immédiatement rejetée après un temps de réflexion, comme un absurde produit de son imagination maladive, bien plus, qu’une telle pensée puisse être nourrie par un instituteur pendant six ans; que la décision de passer à l’acte s’affermisse en prenant forme, et l’exécution projetée dans ses moindres détails et préparée en fonction de cela; que la réussite de l’acte dépende finalement du sang-froid et de l’insensibilité de cet homme mau­vais; et qu’enfin le criminel, sans excitation, sans se dégriser, sans horreur ait pu regarder son épouse qui lui a donné quatre charmants enfants, et ses quatre enfants eux-mêmes qu’il a bercés dans ses bras, dont il a entendu le premier babil, qui l’ont appelé « papa» pour sa plus grande joie, qui se pendaient à lui avec amour en le regardant pleins de confiance: qu’il ait pu voir le sang de ses enfants, la pâleur de leur visage, les derniers tressaillements de leurs yeux et de leurs corps sans être saisi d’horreur par son acte; et qu’il ait pu passer, considérant tout cela comme des préparatifs nécessaires, à l’exécution des meurtres plus importants, le cœur absolument froid, cela est unique dans l’histoire mondiale.

(…)

Wagner s’est rendu jeudi soir par train à Großsachsenheim. De là, il s’est dirigé à bicyclette vers Mühlhausen. Au carrefour, là où le chemin vers Mühlhausen s’écarte de la route, Wagner a laissé sa bicyclette, son chapeau de feutre noir et son sac à dos, il a mis une casquette d’automobiliste à laquelle il avait fixé un voile noir pour se cacher le visage. Ainsi méconnaissable, il s’est rendu au village. Seul un cheminot, questionné, aurait aperçu un inconnu dans la rue qu’il aurait remarqué par son allure louche. Juste avant onze heures et demie, un cri d’horreur résonna dans le village: « Au feu! », En haut du village, les flammes d’une grange en feu éclairaient le ciel. Pleins d’angoisse les habitants se précipitèrent dans la rue pour porter secours. Tout semble encore paralysé par la peur, quand retentissent des environs de l’auberge A l’aigle, les mêmes cris d’effroi devant l’incendie. Wagner avait incendié entre-temps la grange de son propre beau-père. De là, le fou furieux s’est dépêché à travers la rue de l’école où il a mis aussi le feu, après l’auberge Au Bœuf. Il fut surpris, là, par des gens qui voulaient mettre leurs bêtes en sécurité dans l’étable de l’auberge, alors qu’il était en train d’œuvrer, une lampe de poche à la main. Wagner se précipita dans la cour et tira sur ceux qui le suivaient d’innombrables coups avec les deux revolvers de l’armée qu’il s’était attachés aux poignets avec des ficelles. Il essaya d’arriver à l’auberge. Heureusement, on avait eu la présence d’esprit de fermer les portes à clé. Alors, Wagner se précipita en montant la rue et fit feu à travers les fenêtres éclairées de l’auberge où il toucha plusieurs personnes. Dans la maison voisine, l’homme à la fenêtre voulut voir l’origine de ces coups de feu, il s’écroula sans un mot, touché par une balle, mort dans les bras de son fils qui mettait ses chaussures derrière lui.

Mais cela n’était pas encore assez. Il semble que le meurtrier prit alors la rue du château et rencontra le tonnelier Jakob Knorzele qu’il blessa grièvement d’un coup à l’abdomen. Tout de suite après, il ouvrit le feu sur Friedrich Müller, âgé de dix-huit ans, fils du cheminot Tobias Müller, et le blessa sévèrement à la cuisse. Continuant son parcours d’horreur, il tira sur l’aubergiste de cinquante sept ans, Heinrich Knorzele, qui regardait par la fenêtre. Une balle bien visée dans la région du cœur l’allongea par terre. Dans la maison d’à côté, il toucha Jakob Schmierer, ouvrier du bâtiment de trente-sept ans, employé à Pforzheim. Encore un coup et l’homme tomba mort. Là-dessus, il passa à côté du berger Christian Imagier qui était sur le pas de sa porte. Le coup claqua et l’homme, touché à la poitrine, tomba mort au bas des marches. Alors le meurtrier, connaissant parfaitement les lieux, sortit du village et revint à nouveau du côté de l’école. Il rencontra l’aubergiste Friedrich Geißinger qui voulait mettre ses bêtes à l’abri parce que la grange juste à côté de chez lui était en flammes.

Quelques coups claquèrent, dont un qui atteignit une vache, et un autre qui coûta encore une vie humaine. Geißinger s’écroula mort sur le sol. Wagner se rendit alors vers l’habitation du maire. Celui-ci était déjà parti au village sur les lieux des incendies. Sa femme voulait justement le suivre. Un homme tout enveloppé de noir s’approcha d’elle et lui demanda: « Est-ce-que le maire est chez lui? » Apeurée, la femme se réfugia dans le jardin à côté de la maison et lâcha le chien. Elle entend un déclic derrière elle. Le meurtrier, dans son avidité sanguinaire, avait oublié de recharger ses pistolets. La femme du maire doit la vie à cet événement.

Entre-temps, cela s’anime dans cette partie du village. Tout le monde se précipite vers les greniers pour fermer les vasistas qui étaient ouverts pour finir le séchage du foin, et pour réajuster des tuiles comme protection contre les étincelles qui volaient çà et là.

Le charron [Wagner en allemand.B.U.] Bader, avec son fils, est en train justement de fermer avec des planches une ouverture, dans la cloison de sa grange.

Sa fille de onze ans se tient tout près et les regarde tous les deux. Le fils remarque alors un homme au visage recouvert de noir qui saute dans le jardin du voisin. A peine l’a-t-il vu que résonne un tir accéléré. Le père tombe de son échelle, touché grièvement, la fillette de onze ans est étendue sans un son, dans une flaque de sang, la bouche traversée par le coup.

Le fou furieux part rapidement dans la direction de l’auberge A l’aigle, tirant à droite et à gauche, de telle sorte qu’on retrouvera après, des deux côtés de la rue, des morts et des blessés. Le meurtrier se tourna alors de nouveau vers le haut du village où il avait allumé le premier incendie. Il y rencontra le maçon de trente-sept ans, Christian Müller, chef de famille nombreuse et le blessa grièvement de quatre coups. Plus loin, il tira dans le bras du tailleur, Martini, il tira deux fois sur la fille de onze ans du cheminot Friedrich Bauer, dans l’abdomen, et sur le cheminot Karl Benz de soixante-deux ans, dans les deux bras. Les actes d’horreur prirent fin avec deux morts au même endroit: l’épicier Friedrich Bauer de cinquante-quatre ans et le journalier de cinquante-quatre ans aussi, Georg Müller.

Wagner aurait pu s’enfuir sans être reconnu grâce à son déguisement si le cheminot Bührle – honneur soit rendu au brave – ne s’était pas approché de lui et ne lui avait pas donné un coup violent sur la tête qui le fit chanceler. Au même moment, le policier Kintsch – encore un exemple courageux de devoir accompli- se jeta contre lui et lui donna un coup de sabre dans le visage pendant que le fou furieux tirait encore deux fois. Il atteignit le courageux policier. Mais dans la mêlée qui s’ensuivit, Wagner s’écroula. Après qu’il fut maîtrisé, la population très excitée, qui s’était rassemblée, lui fit passer un mauvais quart d’heure. On lui arracha une main et pas un centimètre de son visage ne fut épargné. Ce n’est que lorsqu’il resta sans connaissance sur le sol, que la foule le laissa.

Le policier indique qu’il a remonté la rue, qu’il a vu deux personnes à terre et, en s’approchant, une autre qui courait et que pendant ce temps-là des coups de feu partaient à droite et à gauche. En voyant s’approcher le policier, Wagner a rebroussé chemin. Le policier est entré dans une cour pour laisser passer le meurtrier; il a tiré sa baïonnette et, Wagner une fois passé, il s’est jeté sur lui par derrière. C’est ainsi qu’il a reçu un coup dans la cuisse, ce dont il ne s’est pas tout de suite rendu compte. Ce n’est que lorsque d’autres personnes sont arrivées en courant pour l’aider et qu’il était affaibli par la perte de sang, qu’il remarqua la blessure. Le policier a frappé Wagner par derrière, sur la tête, avec sa baïonnette. Wagner s’est retourné juste à cet instant de telle sorte qu’il a été tailladé en travers du visage. Des témoins oculaires rapportent que Wagner était terriblement abîmé. En plus de l’entaille faite par la baïonnette, il a reçu plusieurs blessures à la tête, et celle-ci a tellement enflé qu’elle est devenue comme une boule informe.

Pour faire de la place aux opérations d’extinction des incendies, on jeta le meurtrier, considéré comme mort, dans le caniveau où il resta deux heures durant, pendant que l’eau des tuyaux d’incendie dévalait sur lui. Que Wagner ait pu supporter ces épreuves sans tomber sérieusement malade, témoigne d’une bonne santé.

Quand Wagner fut enfin terrassé et qu’il perdit connaissance, la foule excitée s’arrêta de le maltraiter parce qu’elle le croyait mort, sans cela elle l’aurait complètement achevé. Pourtant Wagner continua à faire le mort quand il reprit connaissance car il avait bien remarqué l’attitude menaçante de la foule. Il donna le premier signe de vie une heure et demie après avoir été terrassé quand le chien d’un fonctionnaire le renifla. Wagner ne fut reconnu par la foule qu’après être resté pendant deux heures dans le caniveau, et il fut transporté, comme mort, dans l’hospice voisin. Il donna un autre signe de vie en relevant la tête quand on le ramassa tandis que ces porteurs allaient le laisser retomber. Quand il fut persuadé du contraire, il fit à nouveau le mort. Il arrêta de faire semblant seulement quand il fut à l’hospice sous la protection d’un policier.

Quand on fouilla les affaires de l’instituteur Wagner, on trouva dans son sac à dos un papier écrit et daté de six ans auparavant. (…)

Ce n’est pas fini. Ou plutôt l’auteur de cette monographie a fait le choix de commencer par la fin. Il y a un début : le massacre de sa propre famille non au pistolet –un Mauser C96 dont la production en série a été lancée en 1896 – mais à la massue et au couteau. Avant d’y venir, localisons un peu la région dans laquelle la catastrophe s’est produite : aux environs de Stuttgart.

Pour une meilleure lecture vous pouvez cliquer sur l’image. Le village de Mülhausen a depuis été intégré à la commune de Mühlacker. Winnenden est le lieu où Wagner sera interné et mourra en 1938. La région faisait à l’époque partie du Würtemberg, aujourd’hui dans le Land de Bade Würtemberg. Une région marquée par le piétisme, une forme de fondamentalisme protestant, et une forte présence de Souabes – ce n’est pas la Souabe proprement dite – qui parlaient un dialecte alémanique que le criminel honnissait.

Mais d’abord la suite du récit :

« (…) Au premier interrogatoire, le meurtrier s’est refusé à faire toute déclaration et il a expliqué qu’il avait laissé chez lui des notes écrites qui entraient dans le détail à propos des mobiles de ses actes. Là-dessus, le poste de Vaihinger s’est adressé à la direction de police de Stuttgart, les a informés des événements qui s’étaient déroulés dans la nuit atroce de Mühlhausen et les a priés de faire une recherche de ces prétendues notes dans l’appartement de Wa­gner à Degerloch. Un commissaire de police de Stuttgart s’est rendu immédiatement sur les lieux avec d’autres officiers de police. Trouvant la porte vitrée de l’appartement fermée et personne ne répondant après plusieurs appels, le commissaire fit chercher un serrurier pour enfoncer la porte. En entrant dans l’appartement, l’agent de police sentit immédiatement une très forte odeur de cadavre. Ils pénétrèrent dans la pièce suivante, la chambre des deux filles, les deux aînées des enfants de Wagner. Le lit était recouvert et quand la couverture fut rabattue, ce qui s’offrit à la vue du policier, qui était endurci à l’égard de telles impressions, le bouleversa très profondément.

Les deux fillettes reposaient étroitement liées l’une à l’autre. Le cou de chacune était atrocement coupé et poignardé. Le sang avait dû couler longtemps des horribles blessures car il avait pénétré profondément dans le lit qui avait absorbé, depuis le moment du crime, le flot qui s’écoulait depuis un jour et demi.

Ils pénétrèrent alors dans la chambre des deux garçons. Là aussi c’était le même tableau. La couverture du lit était refermée et quand on la rabattit les deux garçons étaient étendus, morts, l’un à côté de l’autre, le plus jeune de cinq ans reposait sur le côté comme s’il dormait. Les deux avaient des blessures au cou comme les filles. Et le sang qui s’était écoulé des blessures mortelles avait imprégné aussi tout le lit.

Dans la chambre des époux, le lit de l’homme était en désordre ou sommairement arrangé, et, à côté, gisait la femme, le cou poignardé et coupé. Il n’y avait nulle trace qui aurait pu laisser supposer un combat. Seule la femme semble avoir essayé de se lever plusieurs fois avant de mourir. En fouillant l’appartement la police a saisi une lettre que Wagner devait avoir écrite juste avant de partir et qui n’indique absolument pas ‘que l’auteur serait malade mental. La police a saisi aussi le poignard qui avait été utilisé pour commettre les actes. Wagner semble avoir été en possession de ce poignard depuis des années. C’est une arme meurtrière assez inhabituelle. Wagner l’avait probablement d’abord achetée en tant qu’amateur. La lame du poignard est fixée à une poignée richement décorée. Ce poignard ressemble à un objet artisanal fabriqué avec un soin particulier mais pas à un instrument de mort. La lame était recouverte d’une épaisse croûte de sang. La police a saisi des photos du meurtrier et de ses enfants. (…)

Bernhard Waag, Der Mordbrenner Wagner, sein furchtbares Verbrechen und eine Erklärung, wie solches möglich war, Lorch (Wurtemberg), Verlag von Karl Rohm, 1913. Traduction de A.-M. Vindras paru dans Louis II de Bavière selon Ernst Wagner paranoïaque dramaturge

L’expression Mordbrenner – incendiaire meurtier – utilisée par l’auteur se trouve dans une des lectures favorites d’Ernst Wagner, Les brigands de Schiller :

« Regarde autour de toi incendiaire meurtrier »  dit le moine à Karl Moor, le capitaine des Brigands qui met le feu à la ville. On retrouve aussi cette haine du lieu assimilé à Sodome et Gomorrhe.

«  Il a depuis longtemps une dent contre elle parce qu’elle est pleine de bigots ». Et maintenant, « la ville est là comme Sodome et Gomorrhe », en flammes.

Wagner recherche expressément le maire du village veillant à ce qu’il fasse partie des victimes. Ce n’est pas sans nous rappeler le massacre du Conseil municipal de Nanterre par Richard Durns en 2002. Je renvoie à l’analyse qu’en fit Bernard Stiegler dans son livre Aimer, s’aimer, nous aimer. D’autres aspects font penser à Breivik

Les citations de Schiller se trouvent dans la scène 2 de l’acte 3 des Brigands. Avec cet autre petit extrait :

«Le monde entier une famille, et un père là haut – pas mon père – Moi seul rejeté, moi seul exclu du nombre des Purs – pas pour moi le doux nom d’enfant – plus jamais pour moi le regard langoureux de la bien-aimée – plus jamais, plus jamais l’accolade d’un ami intime ! Se jetant en arrière d’un air farouche Entouré de meurtriers – encerclé par des vipères – enchainé dans les fers du vice – suspendu par un roseau chancelant au bord du gouffre – au milieu des fleurs de ce monde de joie un abaddon [ange exterminateur B.U.] en larmes »

« Exclu du nombre des Purs »

Il y a deux séries de meurtres qui ne répondent pas tout à fait à la même logique. Il y a d’un côté la punition d’un lieu et de ses habitants masculins. S’il avoue qu’il en aurait volontiers tué plus, Wagner affirmera toujours qu’il ne voulait tuer que les hommes. L’enfant a été touchée par accident. La ville affirmera-t-il dans son délire lui renvoie l’écho de ce qu’il considère comme son propre crime, ses actes de bestialité.

« Ce franchissement de la limite séparant l’homme de l’animal par une jouissance sexuelle l’a rendu indigne de vivre à ses propres yeux », écrit Anne-Marie Vindras.

Citation de Wagner :

«  je suis devenu un animal-humain, un cochon. Un paradigme de la cochonnerie ».

Dans l’autre série de meurtre envers sa femme et ses enfants, convaincu de la « dégénérescence congénitale » de toute sa famille, il supprimera sa descendance. Il appliquera ce qui deviendra plus tard le programme de stérilisation mis en place par les nazis, programme auquel participera activement son psychiatre, Robert Gaupp. Plus tard en 1938, il dira :

« on parle tellement d’eugénisme, moi j’ai agi et réalisé pratiquement l’eugénisme ».

Ernst Wagner a pris soin de laisser à la postérité une importante série d’écrits dont une volumineuse autobiographie qu’il enverra au philosophe et théologien Christophe Schrempf surnommé par Hermann Hesse le « Socrate souabe » ainsi que les pièces de théâtre qu’il avait écrites dont un « Néron ». Cette autobiographie, détruite dans le bombardement des Archives du Tribunal de Heilbronn, nous en connaissons de large extraits malheureusement seuls ceux qui intéressaient son psychiatre. Elle montre combien les projets étaient soigneusement prémédités depuis de nombreuses années. Il en ressort qu’une troisième série d’actes était prévue, l’incendie du Château de Ludwigsburg considéré comme un lieu de perdition.

« Je pourrais donc brûler vif dans le lit de la duchesse…..Le péché a édifié le château, le péché l’a détruit. ».

Il ne mettra pas ce plan à exécution. Il ratera d’ailleurs tous ses projets de suicide antérieurs et postérieurs à ses actes de folie meurtrière.

Wagner avait écrit deux lettres ouvertes au journal Neue Tagblatt à Stuttgart. La première s’adresse à « [son] peuple ». Il y écrit notamment :

« Il y a beaucoup trop de gens sur cette terre, il faudrait en tuer la moitié. A quoi bon leur donner la pâtée puisque leur corps est mauvais. De tous les produits de l’homme, c’est justement l’homme le pire. Si le spectacle navrant que je donne moi-même ne m’en empêchait, je vous dirais combien je suis dégoûté par tous ces gens laids, miséreux et souffreteux. D’où vient la misère du monde? A mon avis, personne ne peut mieux vous le dire que moi. Elle vient des actes sexuels contre-nature. Les deux sexes aujourd’hui sont malades du sexe. Rien n’est plus facile que de me montrer du doigt, mais chacun d’entre nous ferait mieux de penser à sa propre turpitude ».

La seconde est adressée « au corps enseignant »

( …) Pour que vous puissiez vous débarrasser de moi plus facilement, j’annonce par la présente que je démissionne de votre communauté. J’aurais aimé le faire plus tôt mais je voulais éviter tout éclat. Notre inspecteur acceptera volontiers ma demande. Je m’apitoie sur mon sort bien plus que sur celui des enseignants et je ne veux plus vous le cacher: bien des choses ne me plaisaient pas chez vous. Abstenez-vous, s’il vous plaît, de toute indignation, elle ne me serait pas plus sincère que celle des autres gens; montrez plutôt une joie maligne de bon aloi. Mais si l’un ou l’autre d’entre vous peut se résoudre à déplorer mon trépas, qu’il veuille bien accepter mes sincères re­merciements. Comme le Sauveur, je peux rejeter vos larmes car je suis délivré. Mais vous, vous allez devoir continuer à former vos imbéciles, vos souillons et vos lourdauds. Pour vous consoler, je vous lègue mon Maître d’école sous-officier. »

Le Maître d’école sous-officier est un de ses écrits dans lequel il demande la disparition des écoles normales et l’envoi des sous-officiers comme enseignants dans les écoles

Ernst Wagner sera arrêté. Il fera l’objet d’une enquête de police complète mais il ne passera pas en jugement. A son grand dépit. Il en voudra longtemps à l’institution psychiatrique et au Dr Gaupp d’avoir conclu leur expertise psychiatrique par un constat d’irresponsabilité empêchant de ce fait le jugement la condamnation. Il aurait voulu qu’on lui coupât la tête.

Le diagnostic psychiatrique est celui d’une « paranoïa véritable » que l’on distingue de la paranoïa qui se développe dans le cadre d’une schizophrénie. « Le syndrome dont il s’agit, écrit le Dr Gaupp, est le délire de persécution systématique et continu, la paranoïa »

L’autobiographie du meurtrier s’ouvre sur cette phrase :

« j’aimerais d’emblée me délivrer d’un aveu : je suis un sodomite. Ça y est, j’ai réussi à le sortir, mais je n’en dirai pas plus. Que pèsent vos ricanements lubriques face à une seule minute de mépris de soi ».

Personne ne saura jamais rien de plus que ce qui est affirmé ici. Tous les efforts pour obtenir d’avantage de détail s’avèreront vains. On ne saura jamais par exemple avec quel animal, – un ou plusieurs ? – il a forniqué, si un tel acte a été unique ou non. Toute l’expertise repose sur le fait qu’il a été commis. Il est par contre établi que contrairement aux affirmations de Wagner personne n’en a jamais rien su ni ne l’a même soupçonné. Encore que… On peut toujours affirmés que tous les habitants du village se sont tus alors qu’ils savaient. Il est admis que les ricanements supposés des habitants de Mülhausen sont une affabulation. D’où le diagnostic de délire de persécution.

Par « sodomie« , il faut entendre, selon le dictionnaire allemand de psychiatrie que cite Anne-Marie Vindras , « l’accomplissement de l’acte sexuel avec des animaux ». Cela se traduit en français par bestialité. Tout en sachant que c’est un faux-ami, Anne-Marie Vindras a choisi de maintenir le terme « sodomite » pour en garder la connotation biblique. Sodome étant la perversion que Yahvé ne pardonne pas.

Selon Anne-Marie Vindras « le monstre et son psychiatre » forment un couple inséparable.

« On peut parler d’une rencontre tout à fait exceptionnelle, qui s’organisa pu à peu, entre les intérêts majeurs théoriques et cliniques de la psychiatrie allemande du début de ce siècle [le 20ème, le livre est paru en 1996] d’une part, et Wagner qui se constitua, par le type de dialogue qu’il instaura avec son médecin et par l’apport de tous ces écrits, comme objet d’étude idéal pour cette science psychiatrique en plein développement » (page 13).

Témoignant de la première rencontre avec son patient, Gaupp écrit :

« J’attendais un forcené redoutable à la brutalité bestiale, c’est pourquoi j’avais pris des mesures de protections particulières pour qu’il ne puisse pas s’échapper ou mettre en danger des tiers. Quand le 11 novembre, dès mon arrivée ici, on me l’amena dans mon cabinet, je vis tout de suite que je m’étais fourvoyé dans mes hypothèses. J’avais devant moi un homme grave, courbé par le chagrin, digne dans son maintien, courtois, prêt à tout accepter. Tout son comportement révélait un être cultivé »

Les voix imaginaires qui lui renvoient l’écho de son crime sexuel ont encore une autre caractéristique qui renforce le sentiment de sa propre souillure : elles s’expriment en dialecte souabe, langue maternelle, « langue des paysans » par opposition à celle qu’il parle lui, le haut allemand, langue de la Bible et de la Loi. Anne-Marie Vindras construit une partie de son travail sur cette « dichotomie symptomatique ».

« Cette obsession de la souillure et de la haine de soi qu’elle entraîne, son désir de vengeance contre ceux qui ricanent, Wagner les transpose dans sa création dramatique ».

Sa quête de reconnaissance symbolique passe par le théâtre. Dans ce domaine il se prend pour l’égal des plus grands, auteurs dramatiques ou non. Citons parmi ses « compatriotes «  de la région outre Schiller déjà évoqué, Hölderlin, Hegel…La plus importante pièce de théâtre écrite à l’hôpital psychiatrique après la catastrophe meurtrière, s’intitule Délire, et traite des derniers jours de Louis II de Bavière. Elle est intégralement traduite en français. Elle apporte une réponse originale au mystère de la mort de Louis II qui aurait disparu en noyant son psychiatre. Toutes les tentatives de faire admettre l’une de ses pièces par un théâtre échouent. Alors que Franz Werfel réussit à faire jouer au Théâtre de Stuttgart sa pièce Schweiger, L’homme qui se tait, un drame en trois actes, très mal accueilli par son ami Kafka. Il met aussi en scène un fou et un psychiatre. A partir de ce moment-là, Wagner sombre dans un délire de plagiat et dans l’antisémitisme. Nous sommes à la fin des années 1920

« L’histoire singulière de Wagner se conjugue tragiquement avec l’idéologie de son époque » (A-M Vindras).

Celle de son psychiatre aussi. Si Wagner se vante d’avoir été le premier adhérent du parti national socialiste de Winnenden, Robert Gaupp n’a lui jamais adhéré au parti nazi, ni été antisémite. Profondément antiféministe, il a été dès 1910 l’un des dirigeants de la « Société pour l’hygiène raciale ». Il a surtout pris une part active à la préparation intellectuelle de la loi sur la stérilisation des malades mentaux «  pour limiter la reproduction d’individus héréditairement tarés et pour éviter ainsi un mélange de races nuisible »

Si les expertises psychiatriques dont nous avons rendu compte apportent, avec le contexte idéologique, un éclairage important, les mystères du passage à l’acte demeurent.

Ernst Wagner est mort le 28 avril 1938 à Winnenden. Ses 9 victimes, autres que les membres de sa famille, le 4 septembre 1913. Ci-dessous, les stèles commémoratives au cimetière de Mülhausen

Source de l’image

L’ouvrage d’Anne-Marie Vindras, Ernst Wagner, Robert Gaupp : un monstre et son psychiatre, Traductions de Claude Béal, Thierry Longé et Anne-Marie Vindras, Série monographie clinique, Paris, EPEL, 1996, contient outre son propre travail plusieurs études du Dr Robert Gaupp : Psychologie du meurtrier massacreur, l’instituteur de Degerloch ainsi que Le cas Wagner / Une étude catamnestique ainsi qu’une contribution à la théorie de la paranoïa et Maladie et mort du meurtrier massacreur, l’instituteur Wagner / Une conclusion générale sur le cas (1938)

 

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Dans les Vosges en compagnie de Georg Büchner

Soleil levant embrasant les pierres de granit au sommet du Grand Ballon

Georg Büchner entretenait une relation très particulière à l’Alsace, à Strasbourg, aux Vosges. Il a d’ailleurs passé, eu égard à sa courte vie de 23 ans un temps relativement long dans la région, pour une partie de ses études d’abord (1831-1833), en exil politique ensuite (1935-36 1835-36). Strasbourg avait été à l’époque avec Montpellier et Paris, la seule université française à disposer d’une faculté de médecine. Terre d’asile pour révolutionnaires pourchassés, Strasbourg était « un centre politique et intellectuel de dimension européenne » (Jan-Christoph Hauschild). Et Büchner préfèrera « l’air français orageux » à « l’atmosphère hollandaise froide et trempée qui règne en Allemagne ». A Strasbourg habitait aussi la fiancée de Büchner, Wilhelmine (Minna) Jaeglé. Dans une lettre (10 mars 1834) qu’il lui adresse, il évoque la nostalgie des Vosges :

« Il n’y a pas de montagne ici [à Giessen, ville universitaire dans le centre de la Hesse] qui offre une libre perspective. Collines sur collines et de larges vallées, une creuse médiocrité en tout ; je ne peux pas m’habituer à cette nature, et la ville est exécrable »

Büchner souffre de l’étroitesse des paysages et des esprits. Dans une lettre antérieure à l’ami alsacien Auguste Stoeber (9 décembre 1833), il écrit :

« Parfois j’éprouve une véritable nostalgie de vos montagnes. Ici tout est si étroit, si petit. La nature et les hommes, un horizon des plus bornés, auxquels je n’arrive pas, même un instant, à m’intéresser »

Et il y a la grande nouvelle littéraire de Büchner, Lenz, qui se déroule dans les paysages vosgiens. Dans l’extrait ci-dessous, Lenz hurle son besoin de montagne pour ne pas devenir fou.

« Après le repas, Kaufmann le prit à part. Il avait reçu des lettres du père de Lenz, son fils devait rentrer et lui apporter son aide. Kauf­mann lui dit qu’il gaspillait sa vie ici, qu’il la perdait sans profit, qu’il fallait qu’il se fixât un but, et d’autres choses semblables. Lenz l’interrompit vivement: « M’en aller d’ici? M’en aller? A la maison? pour y devenir fou? Tu sais, je ne puis tenir nulle part, sauf ici, dans la région. Si je ne pouvais pas de temps en temps monter sur une montagne observer la contrée puis redescendre ici, passer par le jardin, regarder à l’intérieur par la fenêtre… je deviendrais fou ! Fou ! Laissez-moi donc en paix ! Je n’ai besoin que d’un peu de repos là où je suis bien ! Partir, partir! Je ne comprends pas, ce mot pour moi gâche tout l’univers. Chacun a besoin de quelque chose; s’il peut connaître le repos, qu’a-t-il besoin de davantage ! Toujours monter, toujours lutter et rejeter ainsi pour l’éternité tout ce qu’offre l’instant, toujours se priver de tout pour connaître un jour la jouissance! Avoir soif tandis que des sources claires traversent votre chemin! Ma situation présente est tolérable, et je veux rester là. Pourquoi? Pourquoi? Parce que j’y suis bien. Que veut mon père? Peut-il me donner davantage? Impossible! Laissez-moi en paix! » – Il s’emportait; Kaufmann le quitta, Lenz était mécontent. »

« Si je ne pouvais pas de temps en temps monter sur une montagne… » Ce n’est pas la folie qui conduit à l’enfermement mais l’enfermement à la folie. « Le trou [la prison] m’aurait rendu fou » écrit Büchner évoquant la prémonition d’être mis en prison et le choix de l’exil.

Dans une lettre à sa famille datée du 8 juillet 1833, il décrit une balade de plusieurs jours dans les montagnes vosgiennes.

Je mets cette lettre en ligne et, dans un second temps, j’essayerai de la commenter en images.

Voyage dans les Vosges

11. A sa famille (voyage dans les Vosges).

Strasbourg, le 8 juillet 1833.

« Tantôt dans la vallée, tantôt sur les hauteurs, nous avons traversé cette aimable contrée. Le second jour, sur un plateau de plus de 3 000 pieds d’altitude, nous parvînmes à ces lacs qu’on appelle blanc et noir. Ce sont deux flaques sombres dans un ravin profond, dominées par des falaises d’environ 500 pieds de hauteur. A nos pieds, cette eau calme et sombre. Au-delà des sommets les plus proches, nous voyions, à l’est, la plaine du Rhin et la Forêt-Noire, à l’ouest et au nord-ouest, le plateau lorrain, au sud, de noirs nuages d’orage, l’air était sans un souffle. Une soudaine tourmente chassa les nuages au-dessus de la plaine rhénane vers le nord, les éclairs déchirèrent la nue à notre gauche et sous les lambeaux des nuages, derrière la masse sombre du Jura, les glaciers des Alpes étincelèrent au soleil couchant. Le troisième jour nous offrit le même panorama splendide ; en effet nous avons ascensionné ce jour le point culminant des Vosges, le Grand Ballon, haut de 5 000 pieds. On y voit le Rhin depuis Bâle jusqu’à Strasbourg, et la plaine derrière la Lorraine jusqu’aux crêtes de Champagne, les confins de l’ex-Franche-Comté, le Jura et les montagnes suisses de Rigi jusqu’aux plus lointaines Alpes savoyardes. Le soleil était prêt de se coucher, les Alpes rougeoyaient faiblement au-dessus d’une terre envahie de ténèbres. Nous avons passé la nuit non loin du sommet, dans la hutte d’un vacher. Les vachers ont cent vaches et près de go taurillons et taureaux sur les hauteurs. Au lever du soleil, le ciel était un peu brumeux, le soleil jetait un éclat rouge sur le paysage. Au-dessus de la Forêt-Noire et du Jura, les nuages semblaient tomber comme l’écume d’une cascade, seules les Alpes étaient dégagées, pareilles à une étincelante voie lactée. Imaginez au-dessus de la chaîne sombre du Jura et des nuages du sud, à perte de vue, les feux d’un gigantesque mur de glace, brisé seulement à son sommet par les dents et les pics des monts isolés. Du Ballon, nous sommes redescendus sur la droite dans ce qu’on appelle la vallée de Saint-Amarin, dernière vallée importante des Vosges. Nous la remontâmes, elle se termine sur une belle prairie, dans une montagne sauvage. Une route de montagne bien entretenue nous conduisit par-dessus les monts en Lorraine aux sources de la Moselle. Nous suivîmes un moment le cours de l’eau, puis nous tournâmes vers le nord et nous rentrâmes à Strasbourg par plusieurs sites intéressants. (…) »

N.B. Pour les textes français de Büchner, j’ai utilisé les traductions de Henri-Alexis Baatsch parues dans l’édition des textes de Büchner faite en 1974 par Jean-Christophe Bailly dans ce qui s’appelait à l’époque la « Bibliothèque 10-18 ». Y figurent rassemblés, Lenz, Le messager hessois, Caton d’Utique et la correspondance.

En suivant l’itinéraire de Büchner

(Pour une meilleure vision, n’hésitez pas à cliquer sur l’image)

Chemin de crête vers le Grand Ballon(au fond). A gauche de l'image la Forêt noire

En suivant l’itinéraire de Büchner et ses compagnons, on s’aperçoit à quel point ce qui l’attirait c’est l’ouverture de l’horizon, la « libre perspective », la vision panoramique qui dans la première partie mène le regard de la Lorraine à la Forêt noire et de la Forêt noire à la Lorraine, sur un chemin de crête entre deux espaces linguistiques, comme dans le pays d’Oberlin d’ailleurs où se situe la nouvelle Lenz, pour finir par une ouverture encore plus large sur l’Allemagne, la Suisse, le Jura, la Franche Comté depuis le sommet du Grand Ballon. Ce dégagement de la vue, cette ouverture trinationale, l’absence de bornes a fortement attiré le poète. Bien entendu, nous qui suivons cet itinéraire 180 ans après lui, nous savons que cet espace a été borné plus tard par trois guerres franco-allemandes, dont deux mondiales, et qu’il commence seulement à cesser de l’être. La description nous apparaît très a postériori comme une sorte de repérage au sens cinématographique.

Voici ce que l’on peut lire dans la nouvelle Lenz :

« Il parcourut la montagne dans diverses directions. De vastes étendues découvertes descendaient vers les vallées, peu de forêts, rien que des lignes puissantes et plus loin, au-delà, l’étendue vaporeuse de la plaine ; un souffle violent traversait l’air, nulle trace humaine, sauf ici et là une hutte abandonnée où les bergers passaient l’été, au flan de la montagne. Presque rêvant, peut-être, le calme se fit en lui : tout pour lui se fondant en une ligne comme une vague montante et descendante entre ciel et terre : il lui sembla être couché au bord d’une mer infinie qui ondoyait doucement. Parfois, il s’asseyait ; puis il repartait, mais lentement, rêveur. Il ne cherchait pas de chemin »

La quête du lointain n’est pas une perte de vue mais peut mener à une sensation d’infini. « L’étendue véritable n’est point pour l’œil, elle n’est accordée qu’à l’esprit » (Saint Exupéry)

La lettre de Büchner, écrite au retour à Strasbourg à ses parents, débute aux lacs Blanc et Noir sans préciser comment ni par quel itinéraire lui et ses compagnons y sont arrivés. On sait seulement qu’ils ont mis une journée pour y parvenir, sans doute à partir de Strasbourg.

 

Lac noir aujourd'hui avec la centrale hydroélectrique

Le lavis ci-dessous date de 1830 soit trois années à peine avant le passage de Büchner. Il donne une idée de ce que le poète a pu voir. Ce qui frappe surtout et cela est confirmé par d’autres images du milieu du 19ème siècle, c’est que les Vosges ont l’air moins boisées qu’aujourd’hui.

David Ortlieb : Vue du la Noir, région d'Orbey, 1830 Musée Unterlinden Colmar . Image extraite du catalogue de l'exposition "L'alsace pittoresque. L'invention d'un paysage 1770-1870". Unterlinden

Le même lac, d’en haut, offre une vue sur la Forêt noire :

Les hauteurs du Lac Blanc offrent une vue encore plus large, de la Lorraine à la Forêt-noire :

Le Grand Ballon

Le « troisième jour », Büchner est au sommet du Grand Ballon, Ballon de Guebwiller. Il ne s’attarde pas à la description de l’intervalle. Il emploie pour désigner le Ballon le terme rare de Bölgen, introuvable dans les dictionnaires, qui désignait le Ballon de Soultz ou de Guebwiller, le sommet le plus élevé des Vosges. On trouve le mot dans un dessin de François Walter qui date de 1785

GRAND BALLON, Environs ,de F. WALTER, ill. (1785) BNU Strasbourg

« Le ballon de Sultz (ballon de Guebwiller, le Boelchen des Alsaciens) se trouve par cette disposition rejeté à trois lieues à l’est de la chaîne centrale, et néanmoins il est le point le plus élevé des Vosges, son sommet atteignant 1426 mètres. Sa pente est douce vers Sultz, mais escarpée vers Saint-Amarin et Lautenbach ; ainsi isolée, cette montagne offre de son sommet un point de vue très étendu ». (Études géographique et géologique des Vosges / Jean-Baptiste Mougeot, 1827).

Une métaphore de géologue : « ainsi isolée, cette montagne offre de son sommet un point de vue très étendu »

Dans une étude parue en 1856 dans la Revue d’Alsace, sous le titre « Origine et signification des noms Bélch, Balon », Auguste Stoeber, ami de Büchner,  explique que contrairement à ce que l’on croit, le terme ballon pour désigner un sommet n’a pas de rapport avec sa forme. La racine est la même que dans l’équivalent allemand Belchen, bél ou bâl (même bol dans Bollenberg)  désigne une divinité du soleil. Le belchen ou bâlon (ballon) est un lieu consacré au culte du soleil.

J’ai longtemps retardé la publication du présent texte dans l’espoir d’un ciel moins brumeux au sommet du Grand Ballon. Büchner dans une époque moins polluée avait bénéficié d’une vue bien plus dégagée, d’un horizon bien plus lointain. Les circonstances favorables pour cela ont été la période, proche du solstice d’été, et surtout l’orage.

Quelques images toutefois :

La montée au sommet du Grand Ballon

Depuis le sommet du Grand Ballon vers la plaine d'Alsace, le soir

Au lever du soleil

Les Alpes, il m’est arrivé de les voir. C’est plus facile en hiver.  Pour l’anecdote, j’ai trouvé, accroché dans le Chalet-Hôtel du Grand Ballon, un tableau sans date et sans signature représentant une vue – rêvée ? – des Alpes depuis cet endroit :

De telles vues existent cependant. On peut en trouver sur le Net.

De là, Büchner est descendu vers Saint Amarin.

A hauteur de la ferme auberge du Haag, le chemin vers la gauche descend à travers la forêt dans la vallée de Saint-Amarin

Saint-Amarin

A l’époque de Büchner, la vallée de Saint Amarin était « bordée », comme dit un témoin de l’époque, de manufactures textiles.

La fin du voyage est la plus difficile à déterminer. Büchner passe de Saint Amarin aux sources de la Moselle qui se situe près du Col du Bussang. La Moselle se dirige de là vers le nord, Toul, Metz, traverse le Luxembourg, va se jeter dans le Rhin à Coblence après être passé à Trèves où,  à l’époque du voyage de Büchner, vivait le jeune Karl Marx. Il avait 15 ans,  Büchner en avait 20.

Procédant par chemin inverse, essayant de savoir comment passer du col du Bussang à Saint Amarin, l’une des possibilités qui s’offrait était de passer par le Drumont.

Le Drumont au dessus des nuages

Mais je ne pense pas que ce soit le bon itinéraire. Büchner évoque « une route de montagne bien entretenue ». Il se peut qu’elle soit devenue au fil du temps une route nationale. Rien en nous dit d’ailleurs qu’il l’ait faite à pied. A l’époque déjà, avec le développement des manufactures et l’industrialisation, on réfléchissait à l’importance et à l’amélioration des voies de communications.

Voir le précédent article consacré à Büchner : Büchner et le corsaire de Darmstadt

 

 

 

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