Cette photographie prise en juin 1952 par Heintz Funk, et qui provient des Archives fédérales, montre que dans le cadre du plan de construction de la Stalinallee à Berlin, des processus de rationalisation et de mécanisation ont été introduits. Auparavant les matériaux avaient été transportés à dos d’homme sur des hottes par des manœuvres appelés en allemand Hucker. Ils transportaient outre les briques dégagées par les Trümmerfrauen, femmes des décombres, également le ciment et le mortier sur les échafaudages. Le processus de rationalisation a conduit à des pertes de salaires. La grève des manœuvres du bâtiment a précédé celle des ouvriers des 16 et 17 juin 1953. A ma connaissance, seul Heiner Müller évoque cette question dans le témoignage placé plus loin. On retrouve le transporteur de pierre par exemple dans le personnage de Hilse dans sa pièce Germania Mort à Berlin
Deux des plus grands auteurs allemands, Bertolt Brecht et Heiner Müller ont assisté aux évènements du 17 juin 1953, jour d’une révolte ouvrière à Berlin et dans l’ensemble de la RDA. En termes idéologiques de l’époque, l’irruption de la classe ouvrière sur la scène politique contre ceux qui dirigeaient le pays au nom de la dite classe a provoqué un choc dont les effets seront durables. Les deux ont laissé des textes évoquant la situation et témoignages. Le premier, Brecht, s’est efforcé d’intervenir dans le champ politique, le second Müller, est resté spectateur. Observateur de ce qui sera son matériau théâtral.
Commençons par un texte de Heiner Müller :
« SCHOTTERBEK lorsque un matin de juin 1953 à Berlin, dans un soupir, il s’effondra sous les coups de ses codétenus, il entendit sortis du bruit des chenilles de chars et étouffés par les épais murs prussiens de sa prison, les accents inoubliables de l’Internationale »
Heiner Müller : SCHOTTERBEK
Ce court texte, cité ici dans son intégralité, qui a en effet l’apparence d’un texte en prose, figure dans le volume de textes en prose des œuvres complètes parues chez Suhrkamp. Il a été probablement écrit en 1953 et publié pour la première fois en 1977 dans l’édition du Rotbuch Verlag, donc sous le contrôle de Müller, dans la même édition que Germania Mort à Berlin. Il contient la date ce qui est plutôt rare dans son œuvre : juin 1953 sans faire référence à un jour. Dans ce texte coup de poing, extraordinaire concentré de contradictions et de combinaisons dont Müller avait le secret, on décèle quelques thèmes futurs de son œuvre, celui des frères ennemis, nazis et communistes, la discipline prussienne et celles des chars soviétiques, chars libérateurs et/ou répressifs, la violence intérieure et la violence extérieure, etc. On les retrouvera dans Celui qui casse les salaires (Der Lohndrücker), Germania Mort à Berlin, La Route des chars.
Un mot sur le contexte
Staline meurt le 5 mars 1953, le sinistre Beria est à la manœuvre à Moscou, les Allemands de l’Est ne savent pas trop où ils en sont avec la politique soviétique. Qu’en est-il de la note de Staline du 10 mars 1952 proposant l’unification de l’Allemagne en échange de sa neutralité, qui faisait de la RDA un territoire à disposition des parties d’échecs soviétiques ? A-t-elle d’ailleurs jamais eu une quelconque crédibilité ? Les flottements sont utilisés par Walter Ulbricht alors secrétaire général du SED, le parti communiste est-allemand pour se lancer à marche forcée dans l’édification du socialisme, pensant ainsi bloquer tout velléité de réunification. Son alter égo occidental Konrad Adenauer était dans le même état d’esprit. Restaurer le capitalisme en RFA passait pour lui avant l’unité allemande.
Collectivisation forcée, politisation de l’école, conflits avec l’Eglise, politique d’austérité accentuent la crise. 15 à 20 000 personnes quittent chaque mois la RDA. Au printemps 1953, le gouvernement décide se supprimer les cartes d’alimentation aux 2 millions de commerçants et artisans et une augmentation de 10% des normes de productivité. A la mi-journée du 16 juin, 10 000 ouvriers du bâtiment se rassemblent devant le siège du gouvernement et demandent à parler à W. Ulbricht et à Otto Grotewohl, chef du gouvernement, qui n’ont rien à leur dire. Entre temps les mesures avaient été retirées. Plus d’un million de personnes ont manifesté dans les rues. Un millier d’entreprises se sont mis en grève. Il s’agissait vraiment d’un mouvement de révolte ouvrière, sortie des entreprises. L’université était en vacances. Les autres couches notamment intellectuelles n’étaient pas de la partie. Le commandement soviétique de Berlin a décrété l’Etat d’exception. Les chars soviétiques ont sauvé le régime et singulièrement le principal responsable de tout cela, Walter Ulbricht qui en retire un pouvoir consolidé.
Il y eut des dizaines de milliers d’arrestations, de nombreuses condamnations. Officiellement, 55 personnes sont mortes, peut-être plus. 34 manifestants et passants. Les tribunaux militaires soviétiques ont prononcé 5 condamnations à mort, la RDA deux. Ils ont été exécutés. 4 sont mortes de mauvais traitements en prison. Des soldats soviétiques ont été sanctionnés pour avoir refusé de tirer.
Les idéologues des deux camps ont forgé aussitôt leurs instruments de propagande. En Allemagne de l’Ouest, le 17 juin sera un jour de fête nationale, à l’Est une tentative de putsch fasciste. Il y a eut bien sûr dans le mouvement une composante d’anciens nazis et pour cause. Heiner Müller explique cela très bien dans son autobiographie :
« Le syndicat des ouvriers du bâtiment était avant-guerre le syndicat où il y avait le plus de communistes, et donc par la suite celui où il y a eu ensuite le plus de places vacantes. Après-guerre, on n’avait besoin de personne de manière plus urgente que d’ouvriers du bâtiment. Les Russes avaient envoyé tout ce qui avait été nazi – sauf ceux qui étaient, selon leurs catégories, des criminels de guerre – sur les chantiers. C’étaient des officiers, des universitaires, des enseignants, des employés, des fonctionnaires. Ils sont tous devenus ouvriers dans le bâtiment …».
Brecht avait vu cela aussi avec effroi, mais pas seulement. Il s’en prend à la bêtise, en premier lieu celle de ses pairs, en l’occurrence le poète Kurt Bartel dut Kuba, secrétaire de l’Union des écrivains dans un poème demeuré célèbre, mais privé, à l’époque, d’espace public. Le texte ne sera publié qu’après sa mort :
La Solution
Après le soulèvement du 17 juin
Le secrétaire de l’Union des écrivains
Fit distribuer des tracts dans la Stalinallee
On y lisait que le peuple
Avait tourné en dérision la confiance du gouvernement
Et ne pourrait reconquérir cette confiance
Que par un travail redoublé. Ne serait-il
Pas plus simple que le gouvernement dissolve le peuple
Et en élise un autre ?
Brecht 1953
Brecht intervient aussi auprès des autorités du pays ainsi qu’en direction des Soviétiques pour les conjurer de saisir cette opportunité de contact entre la classe ouvrière et ceux qui dirigent le pays en son nom. La question a occupé Brecht. Son journal est silencieux entre mars et août 1953. Il revient sur les évènements à la date du 20.8.53 :
« le 17 juin a distancié l’existence entière. malgré tout leur désarroi et leur lamentable impuissance, les manifestations des ouvriers montrent encore qu’ici est la classe montante ce ne sont pas les petit-bourgeois, mais les ouvriers qui agissent. leurs mots d’ordre sont confus et débiles, introduits par l’ennemi de classe, et il n’apparaît aucune capacité d’organisation, il ne se développe aucun conseil, il ne forme aucun plan. et cependant nous avions ici devant nous la classe, dans l’état le plus dépravé qui soit, mais enfin la classe. tout commandait d’exploiter à fond cette première rencontre. c’était le contact. il ne venait pas comme une embrassade, mais comme un coup de poing, c’était pourtant le contact. – le parti pouvait s’effrayer, mais n’avait pas à désespérer après toute cette évolution historique, il ne pouvait de toute façon compter sur l’assentiment spontané de la classe ouvrière. il y avait des tâches qu’il était obligé à la rigueur, dans les circonstances données, d’exécuter sans l’assentiment et même contre la résistance des ouvriers. mais maintenant se présentait, tel un grand contretemps, une grande occasion de gagner les ouvriers. c’est pourquoi je n’ai pas ressenti l’effrayant 17 juin comme purement négatif. à l’instant où j’ai vu le prolétariat – rien ne saurait m’inciter ici à user de restrictions habiles, rassurantes — de nouveau livré à l’ennemi de classe, au capitalisme revigoré de l’ère fasciste, j’ai vu la seule force qui puisse en venir à bout ».
Brecht Journal de travail Editions de l’Arche pages 548-49
Brecht est extrêmement sévère avec le mouvement lui-même mais conscient qu’il faut faire avec. Ce qui est frappant est sa tentative de faire entrer la nouvelle réalité et les hommes concrets dans les canons du dogme, dans des catégories de lutte des classes qui ne fonctionnent plus : « la classe, dans l’état le plus dépravé qui soit, mais enfin la classe », la classe celle au nom de qui…. Comment justifier la « Dictature du Prolétariat » avec un « prolétariat » dépravé ?
Ce dilemme est le fondement de la RDA. A cela s’ajoute le non pensé de la question stakhanoviste variante socialiste du fordisme/taylorisme. Brecht n’écrira aucune pièce sur la RDA. Ce sera le travail de Heiner Müller qui, lui, participe aux évènements en curieux : « Je n’ai vécu le 17 juin qu’en position d’observateur ». Il s’en nourrit en quelque sorte. Certains personnages rencontrés ce jour-là se retrouvent dans son œuvre. Il croise même des fantômes.
Heiner Müller raconte :
« Ce que je sais, c’est que tout s’est produit de façon assez surprenante. À l’époque, j’habitais à Pankow, j’avais entendu à la radio: grève, Stalinallee, manifestations. Je voulais voir ça et je suis allé prendre le tramway, le tramway ne fonctionnait pas, puis je suis allé jusqu’au métro, le métro ne fonctionnait pas non plus. Stefan Hermlin est sorti de la bouche du métro, la pipe à la bouche. C’est le seul personnage connu que j’ai vu dans la rue. (Je dois avoir vu un fantôme. Hermlin dit qu’il était à Budapest à ce moment-là). Puis je suis allé à pied au centre, jusqu’à la Leipziger Strasse; devant la Maison des Ministères, il y avait un attroupement, des fonctionnaires, il y en avait un que je connaissais. J’ai remarqué que les gens avait avaient l’air en proie à une excitation plutôt agréable. Puis j’ai marché dans la direction de l’Alexanderplatz, et là ça commençait déjà à être agité, il y avait des kiosques qui brûlaient, on voyait ce que Brecht a très bien décrit : des petits groupes de gens se formaient, et des orateurs en sortaient. Presque un phénomène biologique. Pour Brecht, c’était des visages d’inquisiteurs, des visages émaciés, fanatiques. Des cris: « Virez les barbiches! Les Russes dehors! ». Puis les jeunes de Berlin-Ouest sont arrivés, chaussettes tire-bouchonnantes et blousons, c’était la mode à l’époque, des colonnes entières de vélos qui se faufilaient là-dedans.(…) »
Le spectacle est intéressant :
« Ensuite je suis allé sur la Potsdamer Platz. C’est là qu’était le champ de bataille principal. Puis les chars sont arrivés, il y avait déjà beaucoup de choses qui brûlaient, la Maison Columbia par exemple. On a toujours une vision fragmentaire des choses quand on est soi-même sur place. C’était tout simplement intéressant, un spectacle. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Comment une masse d’hommes réagit face aux chars, puis comment elle se disperse. Ce 17 juin a été surprenant pour moi ».
Il n’y avait pas sur le moment de dimension tragique, la terreur n’est venue qu’après note Müller, sans doute après qu’Ulbricht eut conforté son pouvoir et obtenu l’aval de Moscou :
« Quand les chars ont surgi, on percevait nettement de l’hésitation chez les Russes, et on sentait qu’en fait ils auraient voulu ne rien avoir à faire avec tout ça, ils étaient là, tout simplement, et s’il se passait quelque chose là, alors c’était un accident. Ça, j’en suis absolument certain, ils n’avaient manifestement pas reçu d’ordre clair, de toutes les façons la police de la RDA avait reçu d’Ulbricht l’interdiction de tirer, et les Russes non plus n’ont pas aimé le faire. Il n’était pas question de brutalité. D’abord, il s’agissait seulement de pacifier, la terreur n’est venue qu’après, les arrestations, les procès; mais l’affaire en elle-même, c’était plutôt une opération clinique. Ça s’est peut-être passé autrement dans les provinces. Pour ma part je n’avais pas d’espoirs, même déçus, j’étais observateur, rien de plus. Je n’avais par exemple rien ni pour ni contre Ulbricht. Ulbricht était pour nous tous un personnage comique. Pour beaucoup de gens c’était un objet de haine. Ceux qui l’ont craint, ce sont ceux qui en savaient plus. Ce qu’il y a eu d’étrange le 17 juin, c’est que l’écrasement de la révolte ait aussi bien marché. (…)
Müller se moque de l’interprétation des évènements par Ulbricht pour qui le 17 juin serait l’œuvre d’intellectuels renvoyés dans la production et qui, incapables de travailler de leur mains, attisent le mécontentement. Ulbricht n’était pas aimé de la population et ne l’aimait pas non plus.
« La grande qualité d’Ulbricht était qu’il était lâche et par conséquent fait pour la dictature. La peur, il l’a apprise à Moscou. Staline ne l’aimait pas. Ulbricht savait très bien qu’il n’était pas aimé. Dans les situations délicates, il a bien entendu aussi embrassé des enfants. Un personnage sinistre. C’était le pendant d’Adenauer.
Son plan, rendre la RDA autarcique, était débile, mais c’était sa meilleure idée. Dans ses discours, il était complètement à la botte des soviétiques, hypocrite comme tout homme politique qui réussit. À un moment donné, à Ahrenshoop, j’ai rencontré Jan Koplowitz, un écrivain de RDA; il m’a raconté qu’il avait rencontré Ulbricht et que Ulbricht lui avait demandé : «Alors, camarade Koplowitz, qu’est-ce que tu vas écrire maintenant ?» Koplowitz avait autrefois été membre de l’Union des écrivains prolétaires révolutionnaires et a dit : «Je vais écrire un livre sur le 17 juin. » Alors Ulbricht lui a expliqué comment il devait écrire: « Bon, écoute mon gars, voilà ce que tu dois écrire. Y a un fonctionnaire, voilà, et il a fait n’importe quoi et il doit retourner à la production, à la base. Et maintenant voilà qu’il a les mains douces et molles, le pouvoir rend les mains douces et molles, et il n’est pas capable de travailler, et maintenant faut bien et alors, il râle, rouspète ». Une explication du 17 juin par les difficultés d’un fonctionnaire qui a été viré, qui est renvoyé à la base et n’est plus vraiment capable de faire un travail physique, et commence donc à inciter les prolétaires à la révolte pour ne plus avoir à travailler. La véritable histoire, c’est plutôt qu’Ulbricht, Honecker et un troisième avaient été convoqués à Moscou et confrontés au projet de Béria d’abandonner la RDA. Donc élections libres et fin de l’expérience. Ils étaient d’accord, ils devaient l’être; ils sont rentrés à Berlin, et là il y a eu le 17 juin. Et le 17 juin les a aidés, c’est ce qui leur a permis de survivre. Mais ensuite un nouveau problème s’est posé, Ulbricht a demandé aux Russes d’intervenir et ils ne voulaient pas. Ils ont d’abord dit : «C’est votre affaire.» Et ce n’est qu’en passant par Moscou qu’Ulbricht a obtenu qu’ils interviennent tout de même. C’est, je pense, un tournant dans l’histoire de la RDA, le 17 juin comme la dernière chance de faire une autre politique, manquée par peur de la population et avant tout des adversaires surpuissants de l’Ouest.[C’est moi, B.U. qui souligne] Mais peut- être que ça aussi c’est une illusion. »
Les extraits ci-dessus proviennent de Heiner Müller : Guerre sans bataille. Vie sous deux dictatures. Une autobiographie L’Arche 1996 Pages 110 à 115. Je me suis permis quelques corrections.
Ce que l’on vient de lire constitue la charpente d’un texte à compléter non seulement dans ses dimensions historiques et littéraires mais aussi et surtout théoriques autour de la question sur laquelle butte Brecht.
Prism et la Stasi, la différence est dans la technique et l’automatisation
La projection a été réalisée dans la nuit du 7 au 8 juillet sur la façade de l’ambassade des Etats Unis à Berlin par Oliver Bienkowski, un spécialiste des mises en lumière. Il dit pratiquer un "marketing de guérilla".
Les révélations faites par Edward Snowden sur le programme de surveillance électronique planétaire Prism par l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) et Tempora par les services britanniques avec la participation à des degrés divers des autres services de renseignements des pays de l’OTAN dans un partage des technologies d’aspiration des données et des informations récoltées, ont provoqué en Allemagne un état de choc numérique, un moment de défiance envers le gouvernement et la classe politique qui savait / ne savait pas, on ne sait ce qui est pire. Cela a conduit à des comparaisons des pratiques de la NSA avec celles de la STASI, police politique de la RDA (dont on oublie souvent que c’était aussi son service de renseignement intérieur et extérieur), à transformer le président américain Obama en Georges W. Obama et son « yes we scan », à qualifier la technique appliquée par Angela Merkel dans ses « réponses » de stratégie de l’édredon
Malgré la piètre opinion que j’aie pour ce « journal », je ne résiste pas à la tentation de vous donner à lire l’un de ses récents éditoriaux qui nous ramène au « bon vieux temps » où le quotidien du matin fixait la ligne du jour. A la place de l’organe central du parti-état, nous avons la Bild Zeitung et la comparaison est sidérante. Voici le texte intégral de l’éditorial de Roman Eichinger du 14 juillet 2013. L’alternance de gras et maigre est d’origine.
« L’absurde comparaison avec la Stasi
L’espionnage massif de l’Allemagne par les services secrets américains est effrayant et doit être éclairci. Nous, les Allemands, en raison de notre passé, nous sommes particulièrement sensibles à la question de la protection des libertés et des droits des citoyens.
Mais toute comparaison entre la NSA et la STASI comme viennent de le faire un certain nombre de personnes depuis des députés de la CSU [branche bavaroise de la démocratie chrétienne] jusqu’à [l’écrivain] Uwe Tellkamp est à côté de la plaque.
La RDA était un état totalitaire méprisant les hommes. Pour les services secrets de Honecker [chef du parti et de l’état est-allemands] il s’agissait de repérer toute velléité d’opposition dans son propre pays et de la pourchasser sans faiblesse.
A cause de la STASI, d’innombrables personnes ont, sous le régime du SED, perdu leur famille, leur travail, leur liberté et à la fin même leur vie. Il n’y a pas en Allemagne de victimes comparables dues aux activités des services secrets américains. Tout au contraire : l’objectif des services US est de protéger des vies humaines. Leurs indications ont très probablement empêché des attentats en Allemagne.
Les Etats-Unis sont notre ami et même si certains refusent de le reconnaître un Etat de droit démocratique. Les services secrets américains protègent la démocratie même si leurs méthodes sont parfois discutables sinon fausses. »
Bref : sur certaines méthodes, je ne dis pas, mais le bilan, il est « globalement positif » C’est la ligne dans laquelle la chancelière s’est installée après l’avoir défendue dans un entretien avec l’Hebdomadaire die Zeit. Pour le reste, elle joue à ne rien savoir. Dans sa conférence de presse de vendredi dernier (19 juillet), elle est restée dans la dénégation en dépit du bon sens. Cette « stratégie d’ostensible ignorance », écrit Thorsten Denkler dans la Süddeutsche Zeitung, lui garantit son maintien au pouvoir. Elle s’est « transformée en édredon » . Tout ce qui lui tombe dessus, elle l’absorbe, le ramollit, l’enveloppe.
Elle a aussi usé, comme mot clé pour qualifier la révolution numérique, de la notion de « nouveau territoire » , ce qui se comprend plutôt au sens de « terre de (re)conquête » de l’Internet par les anciens pouvoirs.
L’éditorialiste précité dans son catéchisme et sa langue de bois réhabilite la vieille dichotomie ami / ennemi plutôt déplacée dans ce contexte.
Ajoutons à ce manichéisme rétrograde, un pasteur de l’ex-Rda, où il n’a pas été un grand dissident, devenu président de la République allemande, qui se demande ouvertement si Edward Snowden ne serait pas un traitre, un ancien agent du KGB en RDA, un certain W.Poutine, un « lanceur d’alerte », on disait autrefois un dissident, « réfugié » à l’aéroport de Moscou, on a, réunis, les ingrédients d’un mauvais roman d’espionnage qui rejouerait la guerre froide. Avec une dimension comique : des plaisantins de la succession de l’ancien KGB ont, paraît-il, commandé par précaution des machines à écrire pour échapper à la saisie numérique.
Nous n’y sommes plus dans la guerre froide si ce n’est celles des pouvoirs contre leurs propres populations transformés toutes en de potentiels ennemis intérieurs. C’est le point commun entre Prism et la Stasi.
Si comparaison n’est pas raison quand un signe d’égalité empêche de penser la nouveauté, elle devient intéressante dans l’étude des différences car, dans le cas qui nous occupe, elles posent la question des technologies et de l’automatisation.
Le passé revient en habits neufs.
L’écrivain Uwe Tellkamp, auteur de La Tour, a déclaré à l’hebdomadaire die Zeit :
« Le débat sur les écoutes me rappelle la RDA et la Stasi. J’ai toujours pensé que je travaillais sur des matériaux qui désespérément sont ceux d’hier. Beaucoup de choses reviennent sous un autre habillage. Je me suis fait cette réflexion récemment pendant un téléfilm sur la Turquie. Il y avait là des jeunes intellectuels, le professeur tout à fait dans son rôle, prudent, louvoyant, les intellectuels quelques peu naïfs. Comme chez nous [en RDA] autrefois, on aperçoit les mêmes éternelles figures. Facebook, Twitter, Internet, tout cela paraît d’abord si merveilleux et soudain on voit sa face sombre. Soudain, Amazon me montre ce que d’autres ont commandé. Soudain me gagne le sentiment suivant : ce que la Stasi réalisait avec une terrible mobilisation de moyens s’obtient aujourd’hui avec quinze clics de souris ».
Le directeur du Mémorial des victimes de la Stasi, Hubertus Knabe, a porté plainte contre X entre autres pour collectes de données sans fondement légal et violation du secret de la correspondance
« Il est essentiel, explique-t-il que les règles de droit pour la protection des citoyens face à la surveillance étatique soient respectées par tous et particulièrement aussi par les services secrets ».
Ce que pratiquent les Etats-Unis dans le monde et en Allemagne est illégal en Allemagne. Et la « femme la plus puissante du monde » n’y peut rien ? On est prié de ne pas rire. Car peut-être est-ce vrai. Si tout savoir sur tout a toujours été la devise des services secrets, le problème est de se demander s’ils sont encore sous le contrôle de la politique. Il se pourrait bien que non. En tous les cas, au pouvoir ou dans l’opposition, la politique se refuse à poser les vraies questions. Il est toutefois intéressant de constater qu’elles sont malgré tout sur la table.
Un gendarme en poste. Caricature du 19ème siècle
L’obsession des services secrets pour l’information est une vieille histoire mais la technique moderne lui confère une nouvelle qualité, explique le physicien et journaliste scientifique Ranga Yogeshwar, dans un entretien avec l’écrivain et philosophe Dietmar Dath. Autrefois on s’espionnait pour ainsi dire d’homme à homme. Quand un téléphone était sur écoute, il fallait qu’un autre soit éteint pour permettre la transcription de la conversation. De même une lettre interceptée devait être ouverte à la main, lue, recopiée. Cela signifiait une mobilisation de personnel considérable.
« Mais notre monde s’est transformé : e-mails, banque en ligne, réseaux sociaux, shopping sur Internet, services de cloud computing, communication mobile, etc sont en peu de temps devenus partie intégrante de notre quotidien. Aujourd’hui l’utilisateur se réjouit quand il peut par la voix actionner son téléphone portable mais la même technique de reconnaissance vocale permet la surveillance et l’évaluation par la machine de toutes les communications téléphoniques. »
Il en va de même de la reconnaissance numérique des visages, des profils et comportements en tous genres, achats, déplacements, voyages, listes d’amis …
La prédiction remplace le passage à l’acte
En plus de l’automatisation, Ranga Yogeshwar pointe une autre nouveauté :
« Jusquà présent, les hommes ont été jugés sur leurs actes, à l’avenir, la prédiction prendra le dessus ».
On fait l’ablation du sein avant que le cancer ne se déclare (cf Angelina Jolie), on arrête le « criminel » avant qu’il ne soit passé à l’acte. Je suis un peu sceptique sur le passage qui suit car il me semble qu’il y a de la marge entre vouloir prédire et le pouvoir mais je le traduis tout de même précisément en raison du problème qu’il pose ne serait-ce qu’en termes d’intentions. Ce n’est qu’à la fin que l’auteur fait la distinction entre l’être humain réel et sa modélisation numérique.
« Jusqu’à présent, les autorités entraient en action quand un délit était commis et on allait chez le médecin quand on était malade. Aujourd’hui, on peut savoir avec toujours plus de précision si un individu est en passe de commettre un acte criminel ou si une patiente en bonne santé présent une probabilité accrue de développer un cancer du sein, par exemple. Elle n’est pas encore malade mais les données génétiques et d’autres indicateurs biologiques montrent qu’elle pourrait dans l’avenir être malade.
Et c’est précisément à cet endroit que nous franchissons le Rubicon entre la réalité et sa reproduction numérique. On agit non pas selon l’être humain en soi mais en fonction de la prédiction de son modèle numérisé. On pratique par précaution l’ablation du sein à la patiente encore en bonne santé et l’individu irréprochable sera probablement arrêté par mesure de précaution ».
Quelle est la part non modélisable ?
Je ne ferai pas le tour d’un long entretien. Encore quelques bribes :
Ranga Yogeshwar : « Un paradigme s’est imposé. Il veut que ce que sait la machine fasse autorité. Nous l’acceptons déjà inconsciemment. Avant de rencontrer d’autres personnes, nous demandons à Google ce que l’on peut savoir sur elles. »
Et enfin voici qui nous ramène au début : Les nouvelles technologies ont fait sortir la souveraineté par la petite porte. « La guerre froide est terminée et il serait temps de définir de nouvelles indépendances ».
Une des tâches les plus élevées de l’Etat serait, estime-t-il, de garantir les droits de l’homme à l’ère numérique :
« Je fais partie de ceux qui seraient capables de
crypterchiffrer eux-mêmes leurs courriels. Mais, si je le fais, cela équivaut à une déclaration de capitulation de la démocratie. Ma revendication envers l’Etat est donc la suivante : après que la technique se soit rapidement développée en créant des faits accomplis, il est temps de resserrer la vis. Pas seulement pour les services secrets qui veulent coopérer avec nos services mais toutes les entreprises qui y gagnent de l’argent doivent être amenées à se comporter en conséquence »Il rappelle d’ailleurs que son pays d’origine, Le Luxembourg, attire des entreprises comme Amazon et Apple par des avantages fiscaux en leur permettant ainsi de s’affranchir du principe de solidarité ». La dimension économique de cet espionnage, autre point commun avec la Stasi, est largement occultée.
Faut-il opposer la technologie de
cryptagechiffrement aux nouvelles règles démocratiques ? Le parti pirate s’efforce de tenir les deux bouts : imposer par la politique la protection des données et faire la promotion ducryptagechiffrement. Il organise des « kryptopartys« , des soirées d' »autodéfense (cryptagechiffrement) numérique ».Nous sommes en pleine campagne électorale, cela lui profitera-t-il ?
Cela nuira-t-il au parti chrétien démocrate d’annoncer la démission de l’Etat, le renoncement de la politique ? Le ministre de l’intérieur, Hans Peter Friedrich a appelé les Allemands à
crypterchiffrer eux-mêmes leurs communications alors que le porte parole du groupe parlementaire chrétien démocrate annonçait que celui qui veut protéger ses données « ne peut plus rien espérer de l’Etat national » et que l’autodétermination informationnelle est « une idylle du passé ».L’un des premiers débats qui s’est installé après les révélations sur Prism a porté en Allemagne sur le fait de savoir si « l’Internet est foutu » ? Car on pourrait se poser la question en termes de « stratégie du choc », qui ferait de l’Internet comme espace collaboratif et de liberté la principale victime de cette affaire.
Frank Schirrmacher fait observer que, pour la première fois dans l’histoire – et j’ajoute en temps de paix – des générations entières de natifs du numérique se trouvent placés sous surveillance généralisée.
Accepteront-ils qu’on leur dise, comme Mme Merkel, que c’est ça la liberté ?
Rappelons quelques uns de nos articles précédents sur la question de l’automatisation des contrôles
Sur le projet européen INDECT : Vers un contrôle disciplinaire de la perception.
Deux articles de Frank Rieger : Vers l’autonomie létale des robots guerriers ? et Pour une socialisation des dividendes de l’automatisation