Meilleurs vœux pour 2023. Petit voyage (en train) avec la grammaire allemande

Pour l’occasion, j’ai envie de partager avec vous ma découverte poétique de l‘année écoulée : un petit recueil de poésie allemande par une autrice, née à Tokyo, qui écrit aussi bien en allemand qu’en japonais. Publié en Allemagne en 2010, il est disponible depuis cette année en français

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Groß aber leise

„Mein Deutsch“schreibe ich groß und spreche
es leise aus.
Die „deutsche“ Grammatik schreibt man klein
mit Größenwahn.

En grand mais tout bas

„Mein Deutsch“, « mon allemand »,  je l’écris avec
un grand D et le prononce tout bas.
La  grammaire « allemande » s’écrit en petit avec
grandiloquence.


Schienenersatzverkehr

Der Zug fährt heute in der in der umgekehrten Reihenfolge ein: das übliche Spiel der Eisenbahngesellschaft. In einer Reise nach Jerusalem kann man keinen Sitz reservieren. Du hast neun Wörter zu sagen und es gibt keinen achtsamen Fahrgast. Ganz am Ende eines Schlangensatzes warte ich, das Verb, auf dich das Subjekt. Inzwischen passierten schon zwei Unfälle im vierten Fall: Es gab einen Selbstmord und einen Personalschaden. Ein einziger Toter – zweimal gestorben. Ich bin gern ein Verb. Bitte benutzen Sie den Schienenersatzverkehr! Werden die Schienen ersetzt oder ist es ein er, der im Verkehr ausgesetzt wird? Ein Satz macht einen großen Satz über fremde Schatten und verkehrt mit dem Sinn des Sagbaren in der umgekehrten Reihenfolge.

Substitution au réseau ferré

Aujourd’hui, la composition du train qui arrive est inversée : jeu habituel de la compagnie ferroviaire. On n’a pas de siège réservé aux chaises musicales. Tu dois prononcer tes sept mots, mais pas assise. À la toute fin d’une phrase sans espaces moi le verbe je t’attends toi le sujet. Dans l’intervalle deux accidents se sont déjà produits à l’accusatif : quelque chose a causé un suicide et un dommage à la personne. Un seul mort — mort deux fois. Je n’ai rien contre être un verbe. Veuillez utiliser le bus de substitution au réseau ferré. Substitue-t-il ou déraillé-je ? Parmi les ombres étranges une phrase s’égare dans le réseau de sens et prend en sens inverse le sens du dicible.

(Yoko Tawada : Abenteuer der deutschen Grammatik.Konkursbuch Verlag Claudia Gehrke. 2010.
Aventures dans la grammaire allemande. Éditions La Contre Allée.(2022) Traduction et postface : Bernard Banoun)

Le titre du recueil ne correspond en fait qu’à un cycle de celui-ci. Abenteuer der deutschen Grammatik traduit ici par Aventures dans la grammaire allemande signifie littéralement : Aventure(s) de la grammaire allemande. Cette dernière, surtout pour celle ou celui qui l’apprend en n’étant pas né.e avec cette langue comme le fit Yoko Tawada, a les allures d’une aventure. D’autant qu’elle est précédée d’une réputation de difficulté. Un natif n’aurait cependant pas pu se lancer comme elle le fait, de manière aussi ludique, dans ses mystères. Elle est, dans le texte choisi, vue d’un point de vue ferroviaire. Dans cette analogie, le verbe serait le wagon de queue du train entrant en gare. Il est en quête de son sujet dans cette « phrase-serpent » (Schlangensatz). Il est fait référence à un exercice scolaire consistant à identifier la structure grammaticale d’une phrase dépourvue d’espacements entre les mots. Mais il arrive assez fréquemment, en gare, que l’ordre des wagons ne soit pas celui annoncé quand ce n’est pas toute une voiture qui manque. On y joue aux wagons-bonds. S’en suit pour les voyageurs un jeu de chaises musicales que l’on dit en allemand eine Reise nach Jerusalem, littéralement : un voyage à Jérusalem. A cela s’ajoute les moments où il faut emprunter des véhicules de substitution. Yoko Tawada ironise au passage sur la langue de bois utilisée par la compagnie ferroviaire pour « expliquer » les retards.
Le cycle de vagabondage grammatical, qui s’ouvre sur le casse-tête des mots qui s’écrive en majuscule ou en minuscule, s’achève sur un poème intitulé : Notes d’antan sur l’érotisme linguistique. Son premier vers :

« Les langues sont faites de trous »

Il n’y a jamais une seule langue mais des langues qui se complètent.
et le dernier :

« En japonais, je t’aime se dit watashi wa anata ga suki desu. Retraduite mot à mot, cette phrase donne : En ce qui me concerne, tu es désirable ».

Du cycle Un voisinage poétique, j’ai retenu en particulier une question qui m’intéresse au plus haut point pour la suite des aventures du SauteRhin, à savoir celle-ci : les spectres ont-ils des descendants ? Je fait référence au poème intitulé : Un vers au pied sans soulier. On y lit ceci :

Un spectre, un descendant,
hante l’Europe,
frappe le sol des méninges,
danse un rondeau.
Il tourne, il tourne
Fais attention ! Ne te laisse pas enfermer dans un cercle
Que le diable lui-même évite
Laisse le soulier danser sur le papier manuscrit
Avec les doigts pensants

Il y a là de quoi faire de belles leçons de poésie allemande contemporaine. Du moins tant qu’il restera encore des professeurs.

Meilleurs vœux à toutes et à tous

Publié dans Langue allemande, Littérature | Marqué avec , , , | Laisser un commentaire

Pour une vraie place des littératures en langues régionales dans les programmes scolaires (Pétition)

Il est temps d’accorder une vraie place aux littératures en langues régionales dans les manuels scolaires. Tous les élèves de France doivent savoir qu’il existe, en France, quantité d’auteurs qui se sont exprimés et s’expriment encore dans d’autres langues que le français, y compris un prix Nobel de littérature (Frédéric Mistral). Le Collectif pour les littératures en langues régionales à l’école a adressé une lettre-pétition en ce sens au Ministre de l’Éducation nationale.

Vous en trouverez le texte ci-dessous

Je m’y associe d’autant plus volontiers que le SauteRhin consacre une partie de son activité à transmettre ces trésors. Pour ce qui concerne l’Alsace, cela s’est fait à travers Nathan Katz, Jean-Paul Klée, René Schickele, cet autre Prix Nobel (de la paix) Albert Schweitzer, Claude Vigée, Otfrid von Weißenburg, j’en oublie. Littérature est à comprendre au sens large. Nous y incluons par exemple la chanson et la musique. Pour enseigner, il faut des enseignants. Je rappelle la proposition de Jean-Paul Sorg pour une École normale rhénane. La question concerne aussi notre histoire falsifiée.

Cette pétition demande au ministère de l’Éducation nationale d’enrichir ses programmes pour faire enfin une place, au côté des littératures en français, aux autres littératures de France. Je l’ai moi-même signée et vous invite à en faire de même en suivant le lien vers la pétition. 

Pour une vraie place des littératures en langues régionales dans les programmes scolaires !

Auteur(s) :
Collectif pour les littératures en langues régionales à l’école

Destinataire :
Monsieur le Ministre de l’Éducation nationale

Monsieur le Ministre,

Le patrimoine littéraire français ne se limite pas aux productions écrites en langue française. Depuis des siècles, la création poétique, narrative, théâtrale, argumentative en langues dites « régionales » est abondante et éminemment digne d’intérêt. 

Or, comme ce fut longtemps le cas de la littérature féminine, tout cet archipel de créations écrites est aujourd’hui largement ignoré par les programmes scolaires de notre pays. Et donc par la majeure partie des Français.

Afin de mettre un terme à cette injustice, nous demandons que ces programmes soient reconsidérés et intègrent officiellement l’enseignement d’œuvres créées par des autrices et auteurs qui, pour être ancrés dans leur culture « régionale », n’en ont pas moins une portée universelle.

La France ne s’émeut guère d’une contradiction profonde entre ses déclarations d’intention et son action réelle. Elle s’enorgueillit de posséder une littérature mondialement reconnue, récompensée cette année encore par un prix Nobel, attribué à une femme. Elle se bat sans relâche, sur la scène internationale, pour que la langue française et sa littérature soient respectées et diffusées. Elle prodigue à tous ses enfants un enseignement qui accorde une place ambitieuse et méritée à nos œuvres littéraires.

Et pourtant, dans ce pays tellement attaché à la culture et aux droits de l’Homme, on peut constater avec effarement que la plupart de nos concitoyens ignorent qu’il existe des milliers d’œuvres littéraires écrites chez nous dans d’autres langues que le français. 

S’ils ne le savent point, c’est bien, hélas ! Parce que notre système éducatif ne leur a jamais enseigné cette réalité. Héritier d’une tradition de mépris remontant à l’Ancien Régime puis théorisée sous la Révolution par l’abbé Grégoire, ce système passe volontairement sous silence ces milliers d’œuvres ainsi que ceux qui les ont écrites et les écrivent aujourd’hui encore, malgré les difficultés qu’ils rencontrent.

Les langues « régionales » elles-mêmes, dont l’enseignement demeure soumis au régime de l’incertitude et de la précarité, malgré les rappels à l’ordre répétés des instances culturelles internationales, se voient dédaignées par les autorités de ce pays. 

Car le fait qu’au fil des ans, et non sans mal, quelques améliorations aient pu être apportées à leur statut grâce à quelques textes législatifs ou réglementaires n’empêche pas que trop souvent, faute de moyens et de bonne volonté de la part des décideurs de terrain, l’application concrète de ces textes soit fortement entravée. A fortiori, les littératures de ces autrices et auteurs – alsaciens, basques, bretons, catalans, corses, créoles, flamands, occitans, et de toute autre langue de France, y compris bien sûr des outre-mer – sont victimes d’une idéologie étriquée, exclusive et excluante.

Quand on trouve dans les manuels une référence, par exemple à tel ou tel troubadour, cela reste marginal et parfois scientifiquement erroné. Il est grand temps que cette situation évolue.

Au fond, rien n’empêche – si ce n’est certaines volontés politiques influentes et figées – qu’un enseignement portant sur ces œuvres et ces autrices et auteurs soit dispensé aux élèves, au fil des divers cycles, du primaire jusqu’au baccalauréat. Il est parfaitement envisageable de les faire étudier, en traduction française ou, mieux encore, en version bilingue. Contes, poèmes, romans, pièces de théâtre… Peuvent être abordés sous forme d’extraits ou d’œuvres intégrales. Par exemple dans le cadre des progressions pédagogiques de la matière français ou, en lycée, dans celui de l’enseignement de spécialité « humanités, littérature et philosophie », on aborde déjà fréquemment des textes d’auteurs traduits de langues étrangères ou de l’Antiquité : il est parfaitement possible d’y intégrer les textes dont nous parlons, des œuvres de qualité qui pourraient dialoguer avec la littérature européenne écrite dans d’autres langues, dont le français.

On pourrait aussi considérer que les enseignants de chaque région mettent prioritairement l’accent sur des œuvres issues de celle-ci mais, au-delà de ce principe, il serait bon que chaque élève soit sensibilisé à l’existence de cette foisonnante diversité littéraire de notre pays.

Si Annie Ernaux est « notre » nouveau prix Nobel de littérature, Frédéric Mistral, en son temps, le fut aussi. Il écrivait en provençal, et de cela la quasi-totalité des Français n’a strictement aucune connaissance. Œuvrons pour mettre un terme à cette aberration. Agissons au bénéfice de tous, à commencer par notre jeunesse : l’ouverture des programmes sur notre diversité interne est un premier pas vers un nouvel humanisme ouvert à l’Autre.

 

Publié dans Anthologie de la littérature allemande et alémanique / Schatzkästlein deutscher und alemanischer Litteratur, Commentaire d'actualité | Marqué avec , , | Laisser un commentaire

Hans Magnus Enzensberger (1939-2022), le poète

Né la sombre année 1929, comme Christa Wolf ou Heiner Müller et d’autres, un 11 novembre précisément, Hans Magnus Enzensberger s’est éteint le 24 novembre dernier, à Munich, à l’âge de 93 ans. Éditeur, essayiste, poète, traducteur, il était une grand figure de la vie intellectuelle allemande. Ce qui m‘a toujours fasciné chez cet écrivain, c’est la distance ironique avec laquelle il livrait ses diagnostics concrets sur l’état du monde, ses « pas de danse l’esprit », comme le dit Alexander Kluge empruntant l’expression à Immanuel Kant. C’est à dire cette capacité d’articuler, avec agilité, les différentes facultés de la pensée que sont pour Kant l’intuition, l’entendement, l’imagination et la raison. Enzensberger s’efforçait d’écrire pour tout un chacun de façon à ce qu’il puisse se reconnaître dans ses textes. Il disait aussi que l’écriture avait beau être un travail solitaire, il y avait tout de même toujours derrière un collectif.

C’est au poète que nous nous intéresserons dans cette page. Avec l’aimable complicité de Florence Trocmé de Poezibao et de Vincent Pauval . Je les remercie tous deux.

Vous trouverez ci-dessous :

1. De Hans Magnus Enzensberger, le poème Eventuell/ Eventuellement. Traduction Alain Lance.

2. Enzensberger, poète par Vincent Pauval

3. Hans Magnus Enzensberger : Weitere Gründe dafür, daß die Dichter lügen / Encore des raisons qui font que les poètes mentent. Extrait de Le naufrage du Titanic

1. Eventuell/ Eventuellement

© Jürgen Bauer

Eventuell

Vorläufig bin ich noch da. Ich harre aus,
wie dort oben der schwarze Nachtfalter
an der weißen Wand. Ich rühre mich nicht.
Einstweilig sind meine Verfügungen.
Nirgends ein Heureka. Nur ab und zu

winzige Offenbarungen, millimetertief,
vorübergehend wie das Glück, wie der Rauch
der beinahe letzten Zigarette.
Das meiste verdunstet wie das Parfum in einer Flasche,
die den Stöpsel eingebüßt hat.

Die Astrophysiker sagen,
selbst die Sonne sei nicht so dauerhaft,
wie sie scheint. Die letzte Instanz
ist bloß eine Kneipe, in der die Anwälte
ihre Zeit totschlagen.

Das Jüngste Gericht läßt auf sich warten.
Geduld, sag ich mir, nur keine Panik!
Wer weiß, ob auf die Vergänglichkeit
Wirklich Verlass ist. Nur der Tod,
sagen die Sterblichen, sei definitiv.

Doch ob wir beide erwachen,
sobald die Posaune erschallt,
ob wir sie bemerken werden,
unsere Wiedergeburt,
ich und die dunkle Motte dort ?

Éventuellement

Encore là pour l’instant. Je persévère,
Comme ce noir papillon de nuit, là-haut
Sur le mur blanc. Je ne remue pas.
Mes dispositions sont provisoires.
Nulle part un Eureka. Parfois, seulement

De minuscules révélations, de quelques millimètres,
Éphémères comme le bonheur, comme la fumée
De la presque dernière cigarette.
L’essentiel s’évente comme parfum d’une bouteille
Qui n’a plus de bouchon.

Aux dires des astrophysiciens
Même le soleil ne serait pas aussi durable
Qu’il paraît. La dernière instance*
N’est qu’un bistrot où les avocats
Tuent le temps.

Le jugement dernier se fait attendre.
Patience, me dis-je, surtout pas de panique !
Qui sait si l’on peut vraiment se fier
À la finitude. Seule la mort,
Disent les mortels, serait définitive.

Mais nous réveillerons-nous, tous les deux,
Quand retentira la trompette ?
La remarquerons-nous,
Notre résurrection,
Moi et cette mite noire là-haut ?

* Zur letzten Instanz est le plus vieux restaurant de Berlin (ouvert au XVIIème siècle).

Ce poème d’Enzensberger a été publié dans le supplément littéraire de mars 2016 du Spiegel. Il est traduit par Alain Lance. Avec l’aimable autorisation d’Hans Magnus Enzensberger pour la parution dans Poezibao.

2. Enzensberger, poète
par Vincent Pauval

L’œuvre de Hans Magnus Enzensberger reste méconnue en France. Son histoire éditoriale s’avère en effet d’une discontinuité surprenante, avec un parcours entrecoupé souvent d’assez longues périodes de silence, faute de traduction régulière, et laissant ses livres au fil des décennies dispersés parmi une multitude d’éditeurs dans le sillage de Gallimard. Cet auteur brillant, né en 1929 en Bavière, est pourtant l’une des figures incontournables de la littérature allemande, et surtout l’un des meilleurs poètes européens depuis 1945. En témoigne le choix magnifique de ses Poèmes (1980-2014) traduit par les soins méticuleux de Patrick Charbonneau et publié en bilingue par les éditions Vagabonde.

___________________________________________________

Hans Magnus Enzensberger, Poèmes (1980-2014). Trad. de l’allemand
par Patrick Charbonneau. Vagabonde, 218 p., 20,50

___________________________________________________

Disons que la réception de Hans Magnus Enzensberger en France ressemble à la construction de son œuvre, construction extrêmement variable, sinon anarchique, tant du point de vue des formes que des sujets traités. Durant les soixante-dix années de sa carrière, l’auteur a su expérimenter avec une maîtrise égale des genres aussi divers que l’essai, le théâtre, la poésie, le roman, et une multitude de genres dits secondaires ou mineurs, tels que l’anecdote, le portrait biographique, le dialogue, le récit, mais encore des aphorismes, des carnets, commentaires et autres « débris », jusqu’à revenir sur ses « bides préférés ».

Et c’est sans compter ses activités considérables d’éditeur, d’anthologiste et de traducteur. Le lecteur francophone se souvient avant tout de ses deux « romans », à savoir d’une part son montage documentaire intitulé Le bref été de l’anarchie consacré à « la vie et la mort de Buonaventura Durruti » (1972, traduit par Lily Jumel en 1975, Gallimard), d’autre part son bestseller Hammerstein ou l’intransigeance. Une histoire allemande (2008, traduit par Bernard Lortholary en 2010, Gallimard) ; ou peut-être encore, très vaguement, de tel ou tel de ses essais politiques.

Mais s’il est un genre auquel Hans Magnus Enzensberger est toujours resté fidèle depuis ses débuts, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est bel et bien la poésie, publiant régulièrement des recueils de vers où viennent se cristalliser ses multiples préoccupations, principales ou contingentes, au gré de l’actualité politique, sociale et culturelle du moment. En 1985, passé la cinquantaine, il commence à publier une sélection personnelle de poèmes extraits de l’ensemble de son œuvre imprimée, sélection qu’il met à jour depuis lors selon un rythme quinquennal. C’est en partant de ce florilège, et en laissant de côté tous les textes antérieurs aux années 1980, que l’éditeur des Poèmes (1980-2014) a compilé ce vagabondage enthousiaste à travers l’œuvre poétique d’Enzensberger, occasion unique de trouver l’univers entier (ou presque) de cet ingénieur subtil du verbe rassemblé en un simple volume joliment construit sur un choix plutôt judicieux, d’ailleurs traduit avec rigueur et habileté. Peut-on demander mieux ?

Les Poèmes de Hans Magnus Enzensberger : lancer des mots en l'air…

Hans Magnus Enzensberger © D.R.

Autrement dit, cette quintessence d’Enzensberger, miroir chronologique de ses humeurs, de ses réflexions, de ses observations, correspond exactement à l’idée que ce disciple revendiqué de Poe, de Valéry et de Maïakovski se fait de la poésie, synonyme pour lui de la plus grande concentration possible. Dans un entretien télévisé réalisé par son ami et collègue écrivain Alexander Kluge, il indique, pour définir ce que « poésie » veut dire : « L’avantage de cette forme, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen d’en dire autant sur une demi-page. » Conformément au critère élémentaire de densité, l’un des procédés essentiels d’Enzensberger consiste à exploiter la substance poétique inhérente aux mots pris pour eux-mêmes, dans toute l’évidence de leur simplicité, comme il en fait la démonstration dans l’un de ses plus beaux textes,  « Acrobates chinois » :

« Lancer un mot en l’air
le mot lourd
est tâche légère
Tracer à l’encre un signe dans l’air
le signe impossible
n’est pas impossible
»

Sans faire tous les chichis d’un Mallarmé (« Je dis : une fleur… »), Enzensberger préfère d’abord appeler un chat un chat, souvenir dérivé du matérialisme brechtien, dont on retrouve chez lui certaines traces. Et de louer l’économie radicale de la poésie face au brouhaha de la réalité : ses vers en reprennent le langage qu’ils assimilent par dialogisme, histoire d’en révéler les ficelles pour mieux le transformer et nous laisser entrevoir un instant, comme par prestidigitation, la vraie nature des choses. Conscient de ne rien inventer, Enzensberger compose donc volontiers à partir d’images préfabriquées, de métaphores toutes faites, de tournures préexistantes, recyclant les éléments de discours, leur rhétorique éculée, leur phraséologie usée jusqu’à la corde, ainsi que les jargons scientifique, bureaucratique, médiatique, etc., qu’il expose, détourne, varie et agite de façon à les dégager du moule des conventions, des présupposés moraux, à dénoncer leurs implications idéologiques. Le résultat est loin d’être triste, quand on lit par exemple :

« Non je n’arrive pas à la cheville
de mon œuf coque du matin.
Il est parfait.
 »

Citons également ce poème intitulé « Une journée noire », où l’humour noir et la causticité viennent renchérir sur la mise en parallèle loufoque d’atrocités quotidiennes plus ou moins dramatiques et sans rapport apparent :

« Il y a des jeudis où même
le boucher le plus adroit
se coupe un doigt.
Tous les trains ont du retard
parce que les candidats au suicide
ne se contrôlent plus.
L’ordinateur central du Pentagone
est depuis longtemps tombé en rade,
et dans les piscines tous les efforts
de réanimation arrivent trop tard.»

Ou encore, à propos d’événements scientifiques, dont le persiflage, l’approche caricaturale alimente subtilement la satire :

« Cet été j’ai trouvé quelque chose
de complètement inutile »,
sans prix Nobel et sans l’aide de personne.
Heureux celui qui peut dire cela de soi.
Entourée de légende comme jadis la licorne,
telle est la créature qui porte leur nom :
le boson de Higgs, car elle s’appelle ainsi.
Une particule divine, disent les railleurs.
»

Cette allégresse glorificatrice, tout en raccourcis, calquée sur l’extravagance imbécile des médias de masse, succède à une présentation bouffonne des deux savants en question. En cela, Enzensberger se montre doué d’un sens redoutable pour le comique du réel qu’il fait ressortir par sa verve ludique. Dans le même temps, c’est le cosmos tout entier, depuis ses origines, que l’on trouve résumé en ces quelques strophes nonchalantes sous la question-titre « Pourquoi quelque chose pèse-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Et l’on ne saurait, en vérité, trouver plus belle métaphore pour caractériser la poésie telle que la conçoit l’auteur, lorsqu’il déclare par ailleurs qu’elle permet « de parler de choses dont il est normalement impossible de parler ».

À ce stade, lorsqu’on touche aux limites de la connaissance humaine, difficile de distinguer si c’est la science qui fait de la poésie, ou si la poésie à son tour s’improvise en accélérateur de particules. Dans celle d’Enzensberger, entre l’intérêt pour les trivialités les plus futiles, voire les plus mesquines, et ses tentations encyclopédiques, le bouillonnement de la vie se traduit par une bigarrure de signes, d’unités métonymiques, d’instantanés micro-narratifs maintenus en suspens dans l’espace idéal d’un poème, comme dans celui des « Acrobates chinois », déjà cité :

« En haut les corps
respirent
pendant une minute
tandis que de plus en plus vite
de plus en plus haut
de plus en plus
d’assiettes vides tournent
fantomatiques
légères dans le ciel
aaaaaaah !  
»

Saisissons au vol une notion cruciale, celle de « légèreté », qui fait justement partie de celles que les critiques de mauvaise foi du poète ont maintes fois brandies contre lui, en particulier ceux qui se font une idée vainement élitiste et excessivement complexe, mais en vérité bien réductrice et pauvre, de la poésie vue comme un lieu privilégié d’expression de la beauté pure ou d’une quelconque subjectivité d’ailleurs bien niaise parfois. Or, si Enzensberger ne dément certes pas la nécessité d’une « passion », cet homme aux multiples engagements (à gauche), muni d’une plume volontiers provocante et qui contribua dès le départ au renouvellement de la littérature allemande avec ses confrères et consœurs du fameux Groupe 47, n’en demeure pas moins convaincu du caractère absurde de tout exercice poétique, à l’instar de bon nombre de ses contemporains contraints de ruminer la maxime d’Adorno selon laquelle écrire un poème après Auschwitz tiendrait de la barbarie.

Enfin, il suffit de passer en revue quelques titres (« Tout faux », « Rayer les mentions inutiles », et ainsi de suite) pour s’apercevoir que la poésie d’Enzensberger est en cohérence avec cet autre constat adornien, issu des Minima moralia, qu’« il n’y a pas de vraie vie dans la vie fausse ». En conséquence, la dignité du poète reviendrait à se situer à l’envers d’une réalité qui « marche sur la tête », en investissant l’espace universel de liberté que la poésie représente. La contestation se traduirait donc par un escapisme fondé sur la négativité, mêlé copieusement d’ironie, grâce auquel le poème et son auteur se soustrairaient à l’emprise d’une réalité qui impose sa loi et affirme ses attentes tyranniques. D’où finalement cette impression singulière mais récurrente que les poèmes d’Enzensberger se résorbent dans l’immédiateté de leur performance, s’achevant en pied de nez comme effacés après lecture :

« Et pour ce qui est de cette page…
Comme elle était belle avant,
quand elle était encore vide,
parfaitement vide…
Parfaite ! 
 »

Vincent Pauval

Texte paru le 31 mars 2021 chez En attendant Nadeau

Et pour finir,

3. un extrait de Le naufrage du Titanic, une comédie :

Weitere Gründe dafür,
daß die Dichter lügen

Weil der Augenblick,
in dem das Wort glücklich
ausgesprochen wird,
niemals der glückliche Augenblick ist.
Weil der Verdurstende seinen Durst
nicht über die Lippen bringt.
Weil im Munde der Arbeiterklasse
das Wort Arbeiterklasse nicht vorkommt.
Weil, wer verzweifelt,
nicht Lust hat, zu sagen:
»Ich bin ein Verzweifelnder.«
Weil Orgasmus und Orgasmus
nicht miteinander vereinbar sind.
Weil der Sterbende, statt zu behaupten:
»Ich sterbe jetzt«,
nur ein mattes Geräusch vernehmen läßt,
das wir nicht verstehen.
Weil es die Lebenden sind,
die den Toten in den Ohren liegen
mit ihren Schreckensnachrichten.
Weil die Wörter zu spät kommen,
oder zu früh.
Weil es also ein anderer ist,
immer ein anderer,
der da redet,
und weil der,
von dem da die Rede ist,
schweigt.

Hans Magnus Enzensberger :
Der Untergang der Titanic Eine Komödie. 18.Gesang (Suhrkamp)

 

Encore des raisons qui font
que les poètes mentent

Parce que l‘instant
où on prononce
le mot bonheur
n’est jamais l’instant du bonheur.
Parce que les lèvres de l’assoiffé
ne parlent pas de sa soif.
Parce que la classe ouvrière
n’a jamais les mots classe ouvrière à la bouche.
Parce que le désespéré n’a pas envie de dire :
« je vis dans le désespoir ».
Parce qu’il y a incompatibilité
entre l’orgasme et le mot orgasme.
Parce que le mourant, au lieu de dire :
« Et maintenant je meurs »,
ne fait qu’émettre un faible son
qui nous reste incompréhensible.
Parce que ce sont les vivants
qui rebattent les oreilles des morts
avec leurs nouvelles atroces.
Parce que les mots viennent toujours top tard
ou trop tôt.
Bref, parce que c’est un autre,
toujours un autre,
qui prend la parole
et que celui
dont cet autre parle
se tait.

Hans Magnus Enzensberger : Le naufrage du Titanic. Une comédie. Chant 18. NRF Gallimard.1981. P.p 66-67. Traduction Robert Simon.

Publié dans Anthologie de la littérature allemande et alémanique / Schatzkästlein deutscher und alemanischer Litteratur, Littérature | Marqué avec , , , , | Un commentaire

Par une nuit étoilée d’août 2022

New Space et la privatisation de la « conquête spatiale ». Vers le Planétarium (Walter Benjamin). L’Ange noir de l’Histoire (Frédéric Neyrat). De la biosphère à la technosphère (Bernard Stiegler)

C’était une de ces chaudes soirées étoilées d’août 2022. Le vingt de ce mois-là précisément, dans un jardin de la vallée de Masevaux, en Alsace. Nous étions réunis autour d’un verre avec parents et amis. La nuit tombée, nous avons quitté un moment le refuge de fraîcheur sous les arbres pour aller à découvert observer le ciel. La Grande Ourse était bien nette et visible au-dessus de nos têtes ainsi que d’autres constellations. Nous pouvions encore les reconnaître. C‘est toujours un ravissement. Jusqu’à ce que, soudain, notre vision a été raturée par une sorte de long vers lumineux traversant le ciel. Il se déplaçait à bonne allure et se trouvait bien plus proche de nous que les astres.  Quoi t’est-ce ?, nous sommes nous demandés un bref instant. Puis, pas de doute. Cela ne pouvait être que le train de satellites Starlink qui avait capturé notre attention et pollué le ciel. On me dira que cela ne dure qu’un moment, la Grande Ourse reste là. Certes, mais comment y revenir après un tel détournement d’attention. Le désenchantement de l’univers se poursuit. Heureusement, pour l’instant du moins, le train spatial n’est pas encore porteur de publicité. Mais on imagine aisément que cela pourrait venir. Le milliardaire américain, Elon Musk, propriétaire de Starlink, avait déjà fait un coup de pub dans l’Espace en y envoyant une voiture à bord d’une fusée. En attendant de donner aux étoiles des noms de marques commerciales comme pour les équipes cyclistes.

Document Corse Matin. J‘ai choisi cette image parce qu’elle se rapproche le plus de ce que nous avons vu. Elle montre en même temps que le phénomène était visible partout. Ici en corse.

Et la Voie lactée ?

La Voie lactée ? Peut-être était-elle encore visible dans une vallée vosgienne. Nous l’avions complètement oubliée. N’a-t-elle pas déjà disparu de notre horizon par la pollution lumineuse des villes ? Selon un nouvel Atlas de la pollution lumineuse publié dans la revue Science Advances, à cause de l’omniprésence de la lumière artificielle, la Voie lactée est devenue invisible pour 60 % des Européens, rapporte Claire Levenson. Elle cite le point de vue de l’un des auteurs de l’étude, Fabio Falchi, pour qui cette enveloppe de brouillard lumineux, qui empêche la majorité de la population de la planète de voir notre galaxie, constitue « une perte culturelle d’une magnitude sans précédent». Christian Salmon enchaîne avec la question : « Que devenons-nous quand tout s’oppose à la nuit ? ». On pourrait aussi bien  se demander : que devenons-nous sans ce lointain cosmique qui nous est barré par une constellation techno-industrielle qui nous ramène et enferme sur terre ?

Intéressons-nous, en effet, d’un peu plus près au phénomène observé cet été. Starlink est un fournisseur d’accès à Internet par satellite de la société Space X. Il consiste en une pléiade de satellites de télécommunications qui, à la différence des précédents, géostationnaires, est placée sur une orbite terrestre basse, car celle-ci permet d’accélérer la transmission des données (latence). La constellation commerciale est en cours de déploiement depuis 2019 et repose sur environ 2000 satellites opérationnels en juin 2022. À cette date, Starlink compte environ un demi million de clients dans une dizaine de pays, dont la France, qui ont autorisé la société à utiliser les fréquences nécessaires au système. Il faut préciser que l’accès à Internet via ce dispositif a besoin d’une installation bien terrestre, des relais ancrés sur terre, un investissement de quelques centaines d’euros (684 euros précisément) dans un kit de connexion (l’antenne satellite, le routeur Wi-Fi, le bloc d’alimentation, le trépied de montage et les câbles). L’abonnement au service, lui, s’élève à une cinquantaine d’euros par mois. Une telle utilisation de l’espace sert d’abord à revenir sur terre. Et aux endroits disposant des moyens de se l’offrir. La pollution du ciel, que nous avons observée cet été, n’en est qu’à ses débuts. L’entreprise Amazon n’est pas en reste. Elle est sur la ligne de départ, imminent, semble-t-il, et prévoit d’envoyer 3 236 satellites en orbite basse pour son projet Kuiper, concurrençant directement Starlink. Alors que ce dernier vise à déployer au moins 12 000 satellites – et potentiellement 30 000 -, celui d’Amazon prévoit d’en libérer un peu plus de 3 200 afin de fournir une couverture Internet haut débit à faible latence. Pour compléter le tableau, il est à noter que la Chine n’est pas en reste. L’Europe non plus avec OneWeb fusionné avec Eutelsat. Au total, ce seront des dizaines de milliers de satellites en orbite basse qui vont bientôt essaimer et allumer le ciel.

Si de tels envois nous ont perturbés cet été, ils constituent également un problème pour les télescopes des astrophysiciens. Dans son « enquête sur Elon Musk, l’homme qui défie la science », Olivier Lascar, cite Franck Selsis, directeur de recherche au laboratoire d’astrophysique de Bordeaux (CNRS) :

« Nous avons été mis devant le fait accompli, et avons réalisé ce à quoi il fallait faire face sans qu’il n’y ait eu un débat préalable. […] C’est lorsque se sont mis à vibrer tous les téléphones du monde, parce que les collègues étaient paniqués en voyant passer un train de lumière, la nuit dans le ciel, que la question a commencé à être discutée »

(Olivier Lascar : Enquête sur Elon Musk / L’homme qui défie la science. Alisio Sciences. p. 14)

Elon Musk pratique la stratégie du fait accompli. Avec la complicité des agences de « contrôle » tant états-uniennes qu’ internationales.

L’étoile Albiréo, dans la constellation du Cygne, dont la photo est rayée par le passage des satellites Starlink. – CC-BY 4.0 / Rafael Schmall / Wikimedia Commons via Reporterre

Certes, le train lumineux se dissipe, les satellites se dispersent, cessent d’être visibles à l’œil nu. Mais ce n’est pas avec l’œil nu que travaillent les astrophysiciens. Les constellations industrielles disruptent non seulement le domaine optique mais également celui des fréquences. Olivier Lascar évoque la conférence mondiale des radiocommunications qui s’est tenue, fin 2019, à Charm el-Cheikh, en Égypte. Les spécialistes des études atmosphériques avaient plaidé, en vain, pour une nette séparation des fréquences utiles à la météo et celle des antennes 5G arguant que ces dernières sont dangereusement proches de celles utilisées par les satellites météorologiques pour mesurer la teneur en eau de l’air. Amertume chez les météorologistes qui n’ont pas été entendus alors que nous sommes en plein dans un processus de changement climatique. L’Union internationale des télécommunications a choisi le business contre la science, note l’auteur de l’opus cité.

Ajoutons que, par ailleurs, ces objets spatiaux ne sont pas conçus pour être durables. Ils sont destinés à devenir des déchets dans l’Espace. Nous ne sommes plus, en matière spatiale, avec la privatisation, dans une atmosphère de coopération internationale mais de concurrence voire de guerre économique pour la « souveraineté fonctionnelle » selon l’expression de Frank Pasquale, c’est à dire avec l’objectif de devenir un passage obligé, selon une verticalité quasi féodale.

New Space

On désigne sous l’expression New Space l’entrée de l’entreprenariat privé dans le domaine spatial jusque là réservé aux agences publiques quand bien même elles seraient associées au secteur privé.

« L’émergence du New Space marque aussi la libéralisation du marché spatial. Avec la montée en puissance de puissances privées spatiales incontournables, dont SpaceX est l’archétype, la patrimonialisation privée de l’espace est enclenchée. Au détriment de l’État qui, ayant perdu le monopole, continue tout de même d’être impliqué et de participer à certains projets. » (Olivier Lascar : O.c. p.26)

Comme le note un astrophysicien cité dans le livre : « Starlink, c’est ça. La mainmise d’une entreprise privée sur un bien commun de l’humanité » (p. 87). Cela ne fonctionne pas sans financements publics. Et les profits ne s’encaissent pas sur la lune.

Outre le peu d’utilité réelle de la 5G voire de la 6 ou de la 7 via l’Espace, puisque c’est de cela dont il est question, nous devrions tout de même être capables de nous interroger sur certains besoins qui frisent l’idolâtrie technologique. Faut-il vraiment passer par un satellite pour connecter la puce sous le chausson de la mamie ou du papy résidant en EHPAD au GPS de ce qu’ils appellent un dispositif «anti-errance » et à la mine de données afférente ?

Les services d’accès à l’Internet ne sont pas le seul domaine de la privatisation de l’espace, qui va bien au-delà dans la « conquête spatiale »

« Aujourd’hui, plusieurs entreprises privées sont rentrées dans la course à l’espace, parmi lesquelles Blue Origin, Space X, RocketLab ou Virgin Galactic. En janvier 2020, Axiom Space se voyait attribuer un contrat par la NASA dans le but d’installer un module sur la station spatiale internationale. Le 23 avril 2021 le voyage de quatre astronautes – dont le Français Thomas Pesquet – vers l’ISS se faisait à bord du Crew Dragon de SpaceX. Le même mois, l’entreprise d’Elon Musk était choisie par la NASA pour développer le système d’alunissage lors de sa prochaine mission lunaire. Les sociétés américaines ne sont pas les seules à investir l’espace. En avril 2019, la société israélienne SpaceIL lançait la première mission lunaire financée par des fonds privés, en partenariat avec SpaceX. »

(Nashidil Rouiaï, géographe La guerre des étoiles, une nouvelle géopolitique de l’espace

Et l’Inde vient de lancer sa première fusée spatiale privée. Les objectifs de cette course sont bien terre à terre. Il y a de la matière précieuse là-haut.

« Si les acteurs privés et publics se pressent pour développer leurs programmes spatiaux, c’est que l’espace regorge de précieuses ressources : les astéroïdes sont riches en or, rhodium, fer, nickel, platine, tungstène, ou encore cobalt, et la concentration en métaux rares y est jusqu’à cent fois supérieure à celle de la croûte terrestre. Le marché pourrait représenter plus de 100 milliards de dollars pour les industriels d’ici 2050. Asteroid Mining Corporation, Planetary Resources et Deep Space Industries se sont déjà lancées dans des programmes de collecte de matière astéroïdale».

Dans le même temps, le Traité de l’Espace est mis à mal.

« Pourtant depuis 1967 toute appropriation de l’espace extra-atmosphérique est interdite. Il est considéré comme un héritage commun de l’humanité et régi par le Traité de l’espace, signé par 132 pays, dont les États-Unis, la Russie et la Chine. Ce traité interdit toute revendication de souveraineté « par voie d’utilisation ou d’appropriation » et rend l’espace ouvert à tous pour « l’exploration et la découverte pacifiques ». Mais en 2015, Barack Obama signait le Space Act, un texte permettant aux entreprises américaines de posséder ou de vendre les ressources extraites de l’espace».

(Nashidil Rouiaï : article cité)

L’ anthropisation de l’espace est entropique.

Noir

Revenons à notre nuit étoilée pour nous demander ce que nous voyons quand nous observons le ciel.

« Levez les yeux dans la nuit, et vous n’aurez qu’une vision du passé. L’univers que nous observons, mesurons, et enregistrons n’est pas le cosmos actuel. Jamais nous ne pourrons voir l’univers tel qu’il est, là, maintenant ».

(Yael Nazé, Astronome FNRS à l’Institut d’astrophysique et de géophysique, Université de Liège : Voyager dans le temps en levant les yeux au ciel)

Nous regardons du passé, jamais un présent en raison de la vitesse de la lumière. Le visible qui est donc du passé ne représente cependant que 5 % de l’univers, l’obscur, le noir est refoulé au profit d’un fétichisme de l’observable, souligne Frédéric Neyrat :

« Du Space Age au New Space, la cosmologie se réduit à l’obsession des objets et des matières, des choses et des domaines colonisables : l’un des fers de lance de l’astrophysique pour grand public est la recherche aujourd’hui d’exoplanètes, réduites à celles d’entre elles qui ressembleraient à la Terre, et seraient pas conséquent – fantasmatiquement – colonisables. Ce qui est refoulé de cette cosmologie est l’espace sombre entre les planètes, l’espace inter-sidéral, l’obscurité majeure qui règne dans l’univers : la matière observable ne constituant que 5 % de l’univers, à quoi s’ajoute 27 % de matière noire et 68 % d’énergie noire, l’une et l’autre n’étant détectables qu’indirectement, par leurs effets. Au niveau cosmologique comme anthropologique, politique et social, la réalité Noire est refoulée, éjectée hors du centre, scotomisée [rejetée de la conscience], ou assujettie aux plans de l’Anthropocène et du New Space qui le supporte ».

(Frédéric Neyrat : L’Ange noir de l’Histoire. Cosmos et technique de l’Afrofuturisme. Ed. MF. Pp 44-45)

C’est entre les étoiles que voyage l’Ange noir de l’histoire, référence directe à l’Ange de l’histoire de W.Benjamin. Frédéric Neyrat s’appuie surtout sur les arts de l’Afrofuturisme et notamment l’œuvre du pianiste jazz Sun Ra, pour dégager une alternative de « recosmisation de la Terre ».

« [NOIR CAMARADES EST LE COSMOS, TRÈS NOIR] »
(Heiner Müller : Germania 3 Les spectres du Mort-Homme)

Pour un commentaire du texte de Müller, voir ici.

Vers le planétarium (Walter Benjamin)

Walter Benjamin nous permet de nous interroger sur ce monopole de l’œil dans le rapport au cosmos. Rien ne distingue d’avantage l’homme antique de l’homme moderne que l’expérience cosmique, qui ne se concevait anciennement que dans l’ivresse, im Rausch, et non par l’exclusivité accordée à la « relation optique » à l’univers, einer optischen Verbundenheit mit dem Weltall, écrit-il dans Vers le planétarium. Et cette expérience ne se communiquait qu’en communauté. Il ajoutait :

« C’est la marque de la menaçante confusion de la communauté moderne que de tenir cette expérience [de l’ivresse cosmique] pour quelque chose d’insignifiant qu’on peut écarter, et que de l’abandonner à l’individu, qui en fait un délire mystique lors de belles nuits étoilées. Non, elle s’impose à nouveau à chaque époque, et les peuples et les espèces lui échappent bien peu, comme on l’a vu, de la manière la plus terrifiante, lors de la dernière guerre [1914-18], qui fut une tentative pour célébrer de nouvelles noces, encore inouïes, avec les puissances cosmiques. Des masses humaines, des gaz, des forces électriques furent jetées en rase campagne. Des courants de haute fréquence traversèrent le paysage, de nouveaux astres se levèrent dans le ciel, l’espace aérien et les profondeurs résonnèrent du bruit des hélices, et partout on creusa des fosses à sacrifice dans la Terre-Mère [Muttererde]. Ces grandes fiançailles avec le cosmos s’accomplirent pour la première fois à l’échelle planétaire, c’est à dire dans l’esprit de la technique. Mais comme la soif de profits de la classe dominante comptait expier sur elle son dessein, la technique a trahit l’humanité et a transformé la couche nuptiale en bain de sang. La domination de la nature, disent les impérialistes, est le sens de toute technique. […] La technique n’est pas domination de la nature mais maîtrise du rapport entre la nature et l’humanité ».

(Walter Benjamin : Vers le planétarium in Sens unique. Lettres nouvelles/ Maurice Nadeau. 1978. Trad. Jean Lacoste. Pp 241-242)

Walter Benjamin semble nous inviter à construire une alternative au devenir guerrier du chaos qui s’installe dans le cosmos. Au fait aérien, s’est ajouté le fait spatial. Il date de 1957, année du lancement du premier Spoutnik soviétique. Bernard Stiegler rappelle que, depuis, la conquête spatiale a offert au capitalisme militaro-industriel

« la nouvelle infrastructure relativement déterrianisée (encore dans les orbes de l’attraction terrestre) à travers laquelle l’échelle biosphérique allait être dépassée ».

(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser ? 1 L’immense régression. Les Liens qui libèrent. p. 213-4)

« L’échelle biosphérique allait être dépassée ».

De la biosphère à la technosphère

Nous avons désormais en face de nous, dans le ciel, des constellations industrielles. « La planète est empaquetée dans le web », encapsulée. Capsule n’est peut être pas une image adéquate dans la mesure où nos artefacts, nos smartphones par exemple, sont reliés aux satellites et forment un dense réseau, un énorme filet de réseaux, un corset. Ces exorganismes complexes sont reliés endosomatiquement à nos organes biologiques. Par leurs algorithmes, ils

« modélisent nos pulsions, nos rêves, nos projets. lls écrivent le scénario de notre rapport au monde. Ce sont les architectes et les scénographes de notre petit théâtre intérieur ».

(Christian Salmon : Ces boîtes noires qui gouvernent nos vies)

Ces dispositifs numériques sont plus rapides que notre système nerveux. Tapons un texto. Notre cerveau met du temps pour transmettre aux bouts de nos doigts la prochaine lettre. Mais la machine, elle, écrit plus vite que nous ne le pouvons le mot que nous sommes entrain d’orthographier, plus même, elle nous le corrige. En s’appuyant sur la collecte de nos écrits antérieurs.

Tout cela fait système. On mesure d’ailleurs le caractère systémique et privatif en examinant les autres activités du nouvellement géopoliticien Elon Musk, de Newspace à Twitter en passant par « l’ordinateur sur roues », Tesla, les implants cérébraux, et avec l’objectif à plus long terme de coloniser la Planète Mars via la Lune. La convergence des systèmes passe par la numérisation et l’automatisation. Le tout enrobé de guimauve transhumaniste. Musk vient de se nommer lui-même « twit chief » ce qui signifie crétin en chef ou chef crétin à moins que ce ne soit idiot utile ou disrupteur et licencieur en chef. Ou tout simplement bête, car il ne pense rien de ce qu’il fait, se contentant de faire.

Les constellations artefactuelles sont le produit des technosciences. Olivier Lascar pointe le fait que l’une des principales méthodes d’Elon Musk consiste à « malmener la méthode scientifique ». Nous sommes loin du rêve de Theilhard de Chardin d’associer à la biosphère une noosphère, une sphère de la pensée.

Le terme de biosphère a été érigé en concept au XXe par le scientifique russe Vladimir Vernadsky. Il avait proposé d’y voir non seulement la masse des organismes vivants terrestres, mais aussi ses interactions avec l’air, l’eau et le sol qui alimentent la vie organique, et le Soleil où elle puise une bonne part de son énergie. S’appuyant sur ce concept, celui de technosphère comprend l’ensemble des exorganismes, du plus simple au plus complexe, c’est à dire tous nos artefacts, nos relations sociales et institutionnelles désormais interconnectés avec une « ceinture satellitaire ». Bernard Stiegler précise que ce n’est qu’à partir du premier satellite artificiel que la biosphère devient pleinement technosphère :

« tout exorganisme est relativement localisé dans la biosphère, sur une échelle quelconque, la biosphère elle-même étant l’échelle maximum jusqu’au XXème siècle : le Spoutnik et les exorganismes de la« conquête spatiale » projettent alors la localité vitale exorganique au-delà de la biosphère, celle-ci devenant ainsi pleinement la technosphère ». (Bernard Stiegler : o.c. p. 214)

Que se passe-t-il alors ? Stiegler enchaîne sur le caractère surplombant et ubiquitaire de la convergence des systèmes, qui englobent la biosphère :

« C’est depuis cette ceinture satellitaire que les exorganismes complexes technosphériques peuvent court-circuiter « infrasomatiquement » les localités terriennes tout en déployant leurs activités dans tous les secteurs industriels (armement, télécommunications, mass media, automobile, services de transports et d’hébergement, santé, équipements urbains, aménagement du territoire, domotique, agriculture, « éducation », distribution, etc.) – et sur tous les territoires ».(Ibidem)

Pour Stiegler, la technosphère est constituée de la biosphère et de l’exosphère qu’il précise satellitaire :

« Si la biosphère tente de s’élargir à travers navettes spatiales, sondes et observatoires dans l’espace, ces dispositifs demeurent dépendants de leur « segment-sol », et la biospshère elle-même, désormais entourée par une exosphère satellitaire, ne peut jamais, en aucun cas, s’émanciper d’un point de vue situé – aussi bien dans l’espace (le système solaire au sein de sa galaxie) que dans le temps (moins de cinq milliards d’années avant l’extinction du soleil, plus de treize milliards d’années après la formation de l’univers, moins de cinq milliards d’années après la formation de la Terre, près de quatre milliards d’années après l’apparition de la vie). »

(Bernard Stiegler : Risque, ouverture et compromis. Partie 3 de Démesure, promesses, compromis.

Que faire face à cette anthropisation entropique de l’Espace ? Il y a bien sûr les savoirs à construire et partager, des savoirs qui ne se résument pas aux sciences mesurables. Mais nous reste aussi à inventer un nouvel imaginaire pour un nouveau cosmos comme contre-tendance au chaos de la géo-ingénierie. Frédéric Neyrat en appelle à l’art,

« un art capable de proposer un autre usage de la technologie, une autre articulation entre celle-ci et l’univers, autrement dit une autre individuation technologique qui, au lieu de fétichiser la technologie, la situerait comme médiation géo-cosmologique »

(Frédéric Neyrat : L’Ange noir de l’Histoire. Cosmos et technique de l’Afrofuturisme. Ed. MF. p.45)

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , , , , | Laisser un commentaire

L’hommage de Michel Pastor à mes parents

Dans ses Mémoires d’un enfant albinos du Piedmont cévenol, Michel Pastor consacre quelques pages d’un chapitre à mes parents. Le voici :

CHAPITRE 7 POUR MARLYSE ET ANDRE UMBRECHT

Mes parents prenant la pose en leurs rosiers. A l’arrière-plan, on aperçois le campus universitaire de Mulhouse où se trouve l’École de chimie tels qu’ils se présentaient alors. La photographie ne figure pas dans le livre. Je l’ai ajoutée ici.

« Je ne puis terminer le récit de ma période mulhousienne sans évoquer avec émotion la famille Umbrecht et plus particulièrement André et Marlyse. J’ai déjà dit la solitude et l’isolement de mes premiers jours en Alsace. Cette situation ne durera pas. À la rentrée 68, Bernard Umbrecht, qui dirige l’UEC et l’’UNEF avec Michel, Alain et moi me présente ses parents André et Marlyse. J’ai déjà rencontré André par l’entremise de Léon Tinelli mais je n’ai pas encore franchi la porte de la maison rue Gounod, maintenant c’est chose faite. André et Marlyse m’accueillent à bras ouverts. De ce jour, j’ai compris que je ne « marcherai jamais seul » en Alsace. Marlyse, chaleureuse et dynamique fait tourner la maison Umbrecht avec vigueur et détermination. Il faut dire que ses trois fils, dans la force de leur jeunesse ont de quoi occuper une maman dévouée et aimante. Alors un de plus, même s’il a des faiblesses coupables pour sa cuisine et plus particulièrement sa tarte à l’oignon et ses fraises au vin, ça ne pèse pas lourd. Je la vois encore sourire face au ravage occasionné à un rôti ou à une choucroute, je n’oublierai jamais sa bienveillance. Marlyse est partie trop jeune, emportée par une crise cardiaque.
Lorsque Bernard me prévient la veille de ses obsèques, c’est le début de soirée à Sarcelles. Je décide de tout faire pour rejoindre Mulhouse, Mon voisin et ami André Martini me dépose gare de l’Est, J’obtiens un billet pour un train de nuit rempli de militaires. Je débarque en gare de Mulhouse dans le petit matin. Le ciel est gris. Une petite brume flotte dans la lumière sourde. Je remonte la rue du Sauvage en travaux, le boulevard Kennedy et la quatre-voies qui passe devant la piscine et fonce vers l’université. J’arrive rue Gounod, je passe la porte et j’entends Sylvia qui pleure. Je n’écoute pas le pasteur, je serre dans mes bras les frères Umbrecht et Sylvia puis je repars rempli de chagrin et de larmes.
Avec André, ce seront des relations d’un tout autre ordre. Il m‘apprendra à aimer l’Alsace et à connaître son histoire. Il faut dire que l’homme est un véritable héros. Dès l’annexion de l’Alsace par le IIIème Reich, André Umbrecht entre en résistance. Lorsqu’il est incorporé de force dans la Wehrmacht, il chante la Marseillaise avec d’autres camarades alsaciens. Cela lui vaudra, comme il le racontera à mon père, un traitement de faveur dans un camp militaire autrichien. Envoyé combattre en Yougoslavie puis en Italie, il déserte, rejoins les partisans italiens puis la 8ème armée britannique comme agent de renseignements et enfin intègre les forces navales libres à Alger où il finit la guerre comme quartier-maître. Dès son retour en Alsace, il s’engage au parti communiste et à la CGT et restera fidèle à son engagement jusqu’à son décès en 1993. Avec André, j’apprendrai l’horreur de la guerre des paysans et leur massacre à Saverne par le duc de Lorraine au XVIème siècle. Je mesurerai la formidable adhésion de l’Alsace aux idéaux de la révolution française. Je découvrirai que Mulhouse à élu un député socialiste en 1948.
Personnifiant par son parcours les déchirements franco-allemands, il me fera comprendre et aimer cette terre d’Alsace, à moi l’étudiant de l’intérieur. Avec André Umbrecht, je deviendrai un meilleur patriote. Je comprendrai que le patriotisme français, c’est d’abord une idée, c’est l’amour de la liberté de l’égalité et de la fraternité portée par un pays aux cultures et aux traditions les plus diverses mais fondamentalement uni par un même idéal. André nous quittera en 1993 et c’est Léon Tinelli, son vieux compagnon de route qui lui rendra hommage.
Mes parents reprendront le chemin de Mulhouse en 1969, pour rencontrer la famille qui accueille leur fils. Entre le brigadiste et le patriote Alsacien, le courant passe immédiatement. Quant à nos mères, elles s’entendront dès le premier regard. Denise subjuguée par la gentillesse et la joie de vivre de Marlyse partira rassurée sur la situation de son petit si loin de Saint-Bauzille. Cinquante ans après avec Bernard et Sylvia, Paulette et moi cultivons toujours cette amitié entre nos familles. Devenus grands-parents, nous regardons nos petits enfants pousser en liberté de part et d’autre du Rhin ».

(Michel Pastor : Mémoires d’un enfant albinos du Piedmont cévenol. Éditions Vérone. Pp. 102-104)

Cet émouvant hommage à mes parents forme le chapitre 7 des mémoires de mon ami Michel Pastor. Michel est né à Béziers en 1947. Albinos de naissance, il passera son enfance dans le village cévenol de Saint-Bauzille-de-Putois. C’est peu de dire que j’y avais moi-même été chaleureusement accueilli par ses parents, Denise et Alfred. Je suis particulièrement touché par ce qu’il dit de ma maman, de sa générosité, de son savoir-faire culinaire, de son art de recevoir. Elle est morte à l’âge de 56 ans. Nos pères avaient plein d’histoires singulières à se raconter. Celui de Michel avait été capitaine dans l’Armée républicaine espagnole, participé à la Seconde guerre mondiale et à la Résistance. Le mien avait été, comme tous les jeunes alsaciens de sa génération, incorporé de force dans l’armée allemande en octobre 1942. Envoyé en Yougoslavie puis en Italie, il déserte la Wehrmacht en 1944 – ce qui lui vaut une condamnation à mort – pour rejoindre un maquis italien. Un temps agent de liaison entre le maquis et la 8ème armée britannique, il s’engage, en décembre 1944, dans la Marine française. Nos géniteurs avaient en outre été d’actifs syndicalistes à la CGT.
A la rentrée universitaire 1968-69, ayant compris que les études de médecine n’étaient pas faites pour moi, j’avais entamé des études de lettres, jamais achevées, à Mulhouse. J’avais adhéré à l’Union des étudiants communistes (UEC) à la Faculté de médecine de Strasbourg. J’ai continué à militer à Mulhouse avec Michel et Alain Gourdol notamment.
J’ai la mémoire des voix. J’entends encore celle de stentor émerger du groupe de bizuths bon enfant de l’École de chimie de Mulhouse. Celle-ci est située juste en face de la maison de mes parents. Michel y avait entrepris des études d’ingénieur chimiste. De même, j’ai encore dans l’oreille ses éclats de rire. Je me souviens aussi des ricanements peu fraternels provoqués par son salut, prononcé avec l’accent du midi, des étudiants d’Alsace du Sud au congrès de l’UNEF où nous figurions parmi les adeptes de Pif le chien. Nous répondions aux cris de Marx Engels Lénine Staline Mao des maoïstes par de révolutionnaires Pif, Pifou, Tonton Tata Hercule. Nous étions l’Unef-renouveau. La Fédération des étudiants de Mulhouse avait une centaine d’adhérents, près d’un étudiant sur dix et des élus au Conseil d’administration de l’Université, grâce à la réforme initiée par Edgar Faure. En cela nous avons été les co-créateurs de l’Université de Haute Alsace, ce que l’on y a totalement oublié.
Michel raconte cela, après avoir esquissé l’histoire de ses ascendants, son enfance et adolescence, la scolarité, Maths-sup, Maths-spé, son profond dépaysement à son arrivée en Alsace où il passera quatre années à l’École de chimie de Mulhouse, les rencontres qu’il y fera dont la famille Umbrecht. Ses études achevées, il entame une carrière professionnelle qui, en raison de son handicap, prendra une toute autre voie que celle de la chimie, celle de l’administration d’abord municipale à Sarcelles, puis d’État où il finira directeur général du Centre de formation de la fonction publique territoriale après être passé par le Ministère de l’équipement. Une belle carrière. Amplement exposée dans le livre en lien avec les obstacles à franchir, les évènement familiaux et politiques.
Michel raconte ainsi sa rupture avec le Parti communiste après l’invitation discrète qui nous avait été faite au vote révolutionnaire pour ….Valéry Giscard d’Estaing contre François Mitterand au second tour des présidentielles de 1981.
En 1975, c’est l’année des épousailles avec Paulette Riteau. Ils auront deux enfants, Lise et Vincent. C’est à l’occasion d’un de leur anniversaire de mariage, en juin 2000, que je ferai la rencontre, qui deviendra décisive pour moi, avec Bernard Stiegler, à l’époque sans avoir la moindre idée de quel philosophe il était. Et je ne saurai que plus tard que Michel l’avait soutenu pendant sa période d’emprisonnement à la suite de plusieurs hold-up qu’il avait commis parce que les banques lui avaient refusé un crédit pour son bar à jazz. Les quelquefois que j’ai rencontré le philosophe, il ne manquait pas de me demander des nouvelles de Michel. Il n’y a pas que des amitiés philosophiques. Bernard Stiegler avait un temps été chargé de mission à la mairie de Sarcelles où il partageait un bureau avec Michel Pastor. Cela ne devait pas durer pour la raison suivante :

« Le problème est que nous refaisions le monde trois fois par jour et à très haute voix au grand dam du premier adjoint dont le bureau jouxte le nôtre et dont les cloisons ne le privent d’aucune de nos pensées décisives. Tel un maître d’école, le bras droit d’Henri Canacos [Maire de Sarcelles] décide de nous séparer et m’envoie dans un bureau situé au-dessus du logement de la conciergerie »

(Michel Pastor : Mémoires d’un enfant albinos du Piedmont cévenol. Éditions Vérone. p. 112)

La famille Pastor est à la fois laïque et œcuménique. La maman de Michel comme la mienne étaient protestantes. Elle est aussi internationale. On y trouve l’Espagne, l’Algérie et la Pologne.
Je ne vais pas vous raconter tout le livre qui est aussi un hommage aux hussards noirs de la République et à la fonction publique qui ont su lui mettre le pied à l’étrier. Cela passe par des personnes concrètes. Je me suis concentré sur la période mulhousienne qui a tant marqué son auteur.
M. Pastor y revient souvent : il place l’amitié au-dessus des choix qu’ont pu faire les ami.e.s. J’en suis pleinement d’accord.
J’apporte encore deux précisions pour bien comprendre le passage cité. Léon et Jacqueline Tinelli sont évoqués plus longuement dans un passage précédent. Léon fut secrétaire général de l’Union départementale CGT du Haut-Rhin de 1967 à 1974. On trouvera de lui une courte biographie dans le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, le Maitron. Quant à nos petits enfants de part et d’autre du Rhin, il faut savoir que ma fille, son mari et mes trois petites filles vivent en Allemagne. Et connaissent bien entendu, tout comme mon fils, Saint-Bauzille-de-Putois.
Pour ma part, jamais je n’oublierais la généreuse hospitalité dont Paulette et Michel m’ont fait bénéficier tant à Saint-Bauzille-du-Putois qu’à Sarcelles ou rue Molière à Paris.

Présentation de l’éditeur :

Albinos, lourdement handicapé visuel, fils d’ouvrier, père et grand-père heureux, haut fonctionnaire et homme engagé, Michel Pastor nous relate son chemin de vie et nous invite à embrasser l’histoire de notre pays et à mesurer les prodigieuses évolutions de la société française.
Voulant d’abord délivrer un message d’espoir à tous ceux qui connaissent une situation de handicap, l’auteur s’adresse plus particulièrement à la quarantaine d’enfants albinos qui, chaque année, voit le jour en France. Ensuite c’est à l’école de la république et à ses maîtres vénérés qu’il rend un puissant hommage. Cette école inclusive, fraternelle et humaniste à laquelle il doit tant. Pas à pas, il nous fait découvrir le rôle essentiel de ses parents. Enfin, c’est avec son épouse depuis un demi-siècle qu’il parachève un véritable hymne à sa famille, à ses racines et à sa terre.
Michel Pastor est né en 1947. Haut fonctionnaire aujourd’hui à la retraite et Chevalier de la Légion d’Honneur, il est engagé à gauche depuis son adhésion aux jeunesses communistes en 1962. À travers ce témoignage, il partage ses rêves, ses combats mais aussi ses échecs. C’est par une profession de foi résolument humaniste et une véritable déclaration d’amour à la république et à la France qu’il évoque: «le temps de l’au revoir».

Publié dans Non classé | Marqué avec , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Jan Patočka : « L’Europe et l’héritage européen jusqu’à la fin du XIXème siècle » (Extraits)

Relisant cet été les Essais hérétiques du philosophe tchèque Jan Patočka (1907-1977) ainsi que d’autres textes du recueil L’Europe après l’Europe (paru chez Verdier), je me suis arrêté entre autre sur le chapitre L’Europe et l’héritage européen jusqu’à la fin du XIXème siècle dont je vous propose de larges extraits qui forment une petite leçon d’histoire. Patočka, plusieurs fois exclu de l’université d’abord par les nazis puis par les staliniens, a tenu, après sa mise à la retraite d’office en 1972, des séminaires clandestins. Ses textes ont été diffusés sous le manteau. En 1977, peu avant sa mort, il deviendra le premier porte parole de la Charte 77, pétition de dissidents opposés à la normalisation de la République socialiste alors de Tchécoslovaquie. Il s’est beaucoup soucié de la question de l’Europe.

[…] Le grand tournant de la vie de l’Europe occidentale semble se placer au XVIèsiècle. C’est à dater de cette époque qu’un autre thème, à l’opposé du souci de l’âme, se porte au premier plan, accapare et transforme un domaine après l’autre – politique, économie, foi et savoir -, imposant partout un style nouveau.Le souci d’avoir, le souci du monde extérieur et de sa domination, l’emporte sur le souci de l’âme, le souci d’être[…]. L’expansion de l’Europe au-delà de ses frontières initiales, succédant à la simple résistance opposée à la rivalité du monde extra-européen, contient sans nul doute les semences d’une vie nouvelle, funeste à l’ancien principe. À l’Est, l’expansion n’entraîne aucune transformation de style affectant les principes de la vie européenne. Le changement n’intervient qu’avec le refoulement de l’islam à l’Ouest, ouvrant la voie aux découvertes d’outre-mer et à une subite ruée effrénée sur les richesses du monde, notamment du Nouveau Monde, livré à l’organisation militaire réfléchie, aux armements et aux savoir-faire de l’Europe1. Ce n’est qu’en conjonction avec cette expansion de l’Europe à l’Ouest que la transformation d’essence introduite par la Réforme dans l’orientation de la praxis chrétienne, le virage qui en fait une praxis dans le monde, se dote de la signification politique qui se manifeste dans l’organisation du continent nord-américain par l’aile radicale du protestantisme. Avant cent ans, Bacon formulera aussi une idée entièrement nouvelle du savoir et de la connaissance, profondément différente de celle régie par le souci ou le soin de l’âme : savoir c’est pouvoir,seul le savoir efficace est un savoir réel. Ce qui ne valait jusque-là que pour la praxis et la production est appliqué au savoir en général. Le savoir est censé nous rendre le paradis, ramener l’homme dans un éden de découvertes et de possibilités de transformer et de régenter le monde selon ses besoins, sans que ceux-ci soient aucunement définis et circonscrits, le rendre, selon le mot de Descartes, maître et possesseur de la nature. C’est alors seulement que l’État, ou plutôt les États deviennent (par opposition à la conception médiévale qui fonde la puissance sur l’autorité et trouve sa meilleure incarnation dans la formation singulière qui se nomme imperium romanum nationis germanicæ et représente en quelque sorte un moyen terme entre une entité de droit public et de droit international) des unions armées en vue de la défense collective de l’ensemble des biens — pour reprendre la définition que leur donnera Hegel2. Le particularisme de cette conception va bien plus loin que les tendances médiévales dont elle est en quelque sorte le prolongement. L’organisation simultanée de la vie économique selon le mode capitaliste moderne relève elle aussi du même style et du même principe. Depuis lors, il n’y a plus pour l’Europe occidentale en expansion de trait d’union universel, plus d’idée universelle capable de s’incarner dans une institution et une autorité unificatrices, concrètes et efficaces : le primat de l’avoir sur l’être exclut l’unité et l’universalité, et les tentatives entreprises pour y suppléer moyennant la puissance demeurent vaines.
Sur le plan politique, cela se manifeste par un nouveau système à l’intérieur duquel l’empire est repoussé à la périphérie orientale, tandis que le rôle central revient à la France en tant que force solidement organisée qui sert de contrepoids continental aux immenses possessions de l’Espagne et de l’Angleterre dans les deux mondes. Lorsque commence alors à se dessiner la force immense de la Nouvelle-Angleterre, faisant luire aux yeux de l’humanité la promesse d’une organisation nouvelle, sans hiérarchie, qui ne connaît pas l’exploitation et les abus de l’homme par l’homme, l’espoir d’une ère nouvelle de humanité parcourt non seulement le Nouveau Monde, mais toute l’Europe. En même temps cependant, l’Europe se voit exposée à une pression de l’Est, peu perceptible d’abord, mais qui ne cessera de croître. Depuis le XVIè siècle, Moscou a recueilli l’héritage byzantin du christianisme oriental, le legs de l’Église impériale, ambition à laquelle viendra s’ajouter une expansion territoriale d’une ampleur sans précédent qui fera surgir à la frontière orientale de l’Europe, jusque-là mal définie, une Russie puissante, organisée d’en haut, impériale et autocratique, qui ne connaît d’autres bornes que les rivages du continent asiatique — puissance qui cherchera dès lors, d’abord à se définir, à se différencier et à se garantir face à l’Occident, puis à l’exploiter, à le diviser et à le dominer. Ce qui reste du Saint Empire, brisé par la guerre de Trente Ans dont la France a su profiter, concentré à l’Est et fasciné par le péril turc, ne voit pas d’abord se dresser à sa porte ce colosse qui, à partir du XVIIIè siècle, pèsera sur toutes ses destinées et, à travers lui, sur celles de l’Europe dans son ensemble. L’Europe pendant ce temps travaille assidûment à la refonte de ses idées, de ses institutions, de son mode de production, de ses structures d’État et de son organisation politique; ce processus, qui correspond à la progression de ce qu’on nomme les Lumières, est au fond l’adaptation de l’Europe d’alors à sa nouvelle position dans le monde, à l’organisation naissante d’une économie planétaire qui, avec la pénétration des Européens dans de nouveaux espaces, suscite de nouvelles exigences vis-à-vis du savoir et de la foi. La création la plus profonde de ce mouvement, c’est la science moderne, les mathématiques, les sciences de la nature, l’histoire; tout cela est animé par un esprit et un mode de savoir inconnus de l’époque précédente. Certes, la science de la Renaissance, celle des Copernic, des Kepler et des Galilée, se réclame encore clairement de la theôria antique comme moment du soin de âme. Mais dans la science elle-même, dans les mathématiques au premier chef, il se manifeste de plus en plus un esprit de domination technique, une universalité d’un type entièrement différent de celle qui dans l’Antiquité portait sur le fond et la figure: une universalité formalisante qui, par une progression insensible, en vient à donner la priorité au résultat sur le contenu, à la domination sur la compréhension. Cette science se dévoile de plus en plus, par toute sa nature, en tant que technique et s’oriente, en conséquence, vers la technologie et l’application. Les progrès de ce mode de pensée refoulent de plus en plus clairement les vestiges de la pensée « métaphysique » qui, au XVIIè siècle, domine encore la philosophie européenne, où les penseurs français et hollandais, ainsi que ceux qu’ils déterminent, s’efforcent derechef d’atteindre le vieux but par des moyens nouveaux. Au XVIIIè siècle, la France et les États-Unis se mettent à la tête d’un mouvement radicalement éclairé qui, en France, est d’ores et déjà radicalement laïque. L’idée de la révolution, du retournement radical des affaires humaines, de la possibilité d’une vie sans hiérarchie, dans l’égalité et la liberté, procède vraisemblablement de la réalité de la Nouvelle-Angleterre; la révolution réussie des colonies britanniques est à la source de l’idée de l’esprit révolutionnaire comme trait fondamental de la modernité en général3. La France la reçoit de ces mains pour lui donner dans sa propre révolution un caractère d’ores et déjà, en partie, ouvertement social ; il est clair désormais que les ébranlements n’épargneront rien. Après avoir démoli radicalement les fondements de l’autorité spirituelle, le mouvement radical des Lumières en France ne s’arrête pas, comme beaucoup l’auraient souhaité, devant l’édifice de la société et du régime d’État. L’alliance de l’industrie, de la technologie et de l’organisation capitaliste conduit, en Angleterre et dans une partie du continent américain, au triomphe de la révolution technique. La ruée sur les richesses du monde acquiert de ce fait une signification nouvelle : la création d’une immense supériorité technologico-militaire à laquelle le monde extra-européen ne peut rien opposer d’analogue. Le marché mondial travaille dès lors non seulement pour le bien-être de l’Europe, mais pour sa puissance physique qui trouve une première expression et entraîne un premier ébranlement dans les guerres de l’ère napoléonienne, visant à réaliser sur une base nouvelle, rationnelle et sécularisée, la signification universelle de la France comme centre européen sur le point d’effacer le dernier avatar illusoire de ce qui reste de l’Empire romain. Les puissances continentales alliées à Angleterre ne parviennent à se défendre qu’en faisant ouvertement appel au colosse russe qui devient pour longtemps l’arbitre de leurs querelles, architecte de leur équilibre et le facteur qui profite le plus des conflits et des échecs européens. Ayant liquidé les puissances qui dominaient le nord-est de l’Europe au XVIIème siècle, la Suède et la Pologne, ne cessant de refouler cette dernière dans un rôle de plus en plus marginal, intervenant, en faveur de la puissance grandissante de la Prusse, dans la division profonde qui oppose celle-ci aux pays habsbourgeois au sein du Saint Empire, détruisant indirectement les organismes historiques du système oriental de l’empire (dont la couronne de Bohême), la Russie s’avance au début du XIXè siècle jusqu’au cœur de l’Europe comme une digue opposée à la première vague d’américanisation que représente l’Europe révolutionnaire et postrévolutionnaire. Les deux héritiers de l’Europe s’affrontent pour la première fois sur le sol européen dans la seconde décennie du XIXè siècle, pas encore en tant qu’adversaires politiques, mais en tant que principes
Hegel touche en passant à la question de savoir si l’héritage de l’Europe sera recueilli par l’Amérique ou la Russie, mais la réflexion sur l’avenir ne se concrétise que là où le problème est pris en vue dans l’optique de l’acheminement de la société vers une organisation rationnelle et égalitaire, et c’est Tocqueville qui est le premier à le voir ainsi. L’idée européenne connaît ainsi les États-Unis plus tôt et plus à fond que la Russie, et c’est tout naturel, car les États-Unis sont alors une Amérique européanisée, et l’Europe postrévolutionnaire une Europe américanisée.Quant à un rapport plus profond du monde de l’Est à l’Europe, analogue à ce qui est saisi par Tocqueville, le monde occidental l’attendra longtemps. Au fond, il l’attend encore aujourd’hui.[…]
La force et la profondeur des Lumières tiennent sans nul doute à ce que négligeait le savoir plus ancien, orienté surtout vers l’intériorité humaine : la nouvelle idée d’un savoir actif, efficace, riche en résultats et qui ne cesse de s’enrichir davantage. On ne peut pas prendre ce savoir à la légère, ni l’amalgamer superficiellement avec les anciens principes européens en matière de foi et de savoir. Mais il n’est pas non plus question de se contenter telle quelle d’une synthèse opérée sous l’optique de l’utilité immédiate, comme dans les pays anglo-saxons, ni de procéder à des amputations radicales, à moins qu’on ne veuille s’engager dans la voie de la Révolution française. La philosophie allemande inspirée de Kant, ainsi que l’ensemble de la vie spirituelle proche de ses tendances, tente encore un retournement de l’esprit européen : les Lumières sont à accepter, mais uniquement en tant que méthode de compréhension de la nature, soit d’un règne de lois qui ne permettent pas d’accéder au noyau des choses ; là où ce monde phénoménal est analysé dans sa phénoménalité (c’est-à-dire dans son essence), l’ancien principe européen du souci de l’âme rentre dans ses droits, le principe de la theôria philosophique contemplative qui nous libère pour le domaine spirituel et éthique où il convient de chercher le véritable ancrage et la mission de l’humanité. Sans renoncer aux Lumières, l’on en circonscrit et affaiblit donc la signification humaine. La voie une fois ouverte, la poésie et la musique allemandes s’engouffrent dans la brèche ; en philosophie, cette orientation conduit à des systèmes qu’il n’est pas nécessaire ici de caractériser en détail, d’un idéalisme et d’un radicalisme métaphysique sans précédent.[…]
Après le vent de mondialisme qui l’a balayée avec la Révolution et les guerres de l’ère napoléonienne, l’Europe revient d’abord, sous la pression de la Russie impériale, à l’idée discréditée et généralement décrédibilisée de la « légitimité ». Comme les adversaires du despotisme français ont été contraints de faire appel au particularisme des traditions régionales et à la spontanéité des peuples, ce retour insincère marque le début d’un nouvel épisode, pittoresque et, pour une part, très chaotique, qu’on peut résumer sous le titre de mouvement national, nationaliste. À l’Ouest, où il y a de longue date des États centralisés et linguistiquement unifiés, ce mouvement s’associe tout naturellement à une exigence commandée par la révolution industrielle, à savoir la nécessité réelle d’une protection de l’État pour les entreprises et la spéculation, et les États tombent sous l’influence du capitalisme bourgeois. L’Europe centrale et orientale observe jalousement les progrès de cette évolution qui devient à ses yeux un modèle à suivre, tandis que l’universalisme principiel du radicalisme révolutionnaire se réfugie dans la sphère de la révolution sociale, dans le socialisme naissant. Toutes ces tendances forment un mélange haut en couleur et souvent éclectique où la seule certitude est l’impossibilité de maintenir le statu quo.
C’est alors que les écrivains politiques européens forgent les concepts de « puissance mondiale » et de « système d’État mondial », par rapport à la Révolution et à l’ère napoléonienne, d’une part, à la Russie, d’autre part4. La Russie, de son côté, défendant avec succès son attitude impériale contre les premières tentatives pour la saper au moyen d’influences occidentales, développe de plus en plus nettement les catégories politiques qu’elle a reprises au christianisme impérial de Byzance en une idée d’elle-même comme héritière de l’Europe décadente, en voie de liquidation, idée qui se maintiendra en substance durant tout le XIXè siècle en s’annexant ceux des thèmes européens qui s’y prêteront. Au fond, le consensus règne dans la pensée russe quant à la vocation de l’État russe de recueillir l’héritage européen ; les divergences de vues ne concernent que les moyens à mettre en œuvre. Le projet formulé pour la première fois par Pierre le Grand, l’idée de tirer parti de l’Europe sans s’y soumettre, de manière, au contraire, à s’en rendre maître, admet deux possibilités: ou bien un rapprochement plus ou moins grand avec l’Occident, ou bien une clôture sur soi dans l’attente d’une conjoncture favorable. […]
Dans l’Europe capitaliste bourgeoise, les forces principales de l’Occident européen — le rationalisme des Lumières, la science (les sciences de la nature et l’histoire) et la technique — sont ainsi embrayées dans la réalité particulariste de l’État-nation dont le modèle sur le continent est la France. La France du second Empire joue dans cette évolution vers le particulier un rôle fatal que même ses succès éphémères – ainsi, la coalition hypocrite des États européens qui, dans la guerre de Crimée, inflige à la Russie un revers partiel et provisoire – ne démentent pas. Au contraire, ces succès endorment la vigilance de l’Europe en inspirant aux puissances qui s’appuient sur leur supériorité industrielle, technique et scientifique une confiance en soi que tout cela ne justifie pas. Nous l’avons déjà indiqué, c’est dans la pensée et le mouvement socialistes que se réfugie l’universalisme propre aux Lumières radicales. Marx, à dater surtout de son « dépassement hégélien de la pensée de Hegel5 », ne cesse de dénoncer la mauvaise foi, la demi-mesure, le manque de logique et surtout le cynisme et le chaos moral provoqué dans les sociétés européennes par le statu quo libéral bourgeois.
Toutes les faiblesses de la solution française du problème européen sont encore accentuées lorsque la Prusse fait prévaloir sa propre solution du problème allemand et chasse la France du centre de l’Europe pour y réinstaller une nouvelle Allemagne dont la figure porte l’empreinte du modèle de l’État-nation occidental. Ce n’est pas la seule disharmonie que renferme cette Allemagne prussienne dont les traditions féodales n’ont jamais été brisées par une véritable révolution sociale et qui continue à professer une admiration conservatrice pour le colosse russe, auquel la Prusse doit toute sa carrière en Allemagne et en Europe, tout en se voyant contrainte de se réorienter rapidement pour assumer le rôle de glaive et de bouclier de l’Europe des Balkans. De plus, la solution bourgeoise, l’État-nation comme protecteur d’une production industrielle toujours croissante, y révèle ses contradictions internes de façon plus aiguë qu’à l’Ouest, car cette croissance signifie à la fois le renforcement, la conscience de soi et l’organisation irrépressible de ce qu’on nomme alors le « quart état6 ». De là, des antagonismes de plus en plus exacerbés qui engendrent une tension sociale jusque-là inconnue et ont ainsi pour effet d’éterniser, contre l’indispensable majorité populaire, la politique de la main de fer que représente la coalition mise sur pied par Bismarck en 1879. […]
On le voit, la crise politique dans l’Europe du XIXè siècle s’approfondit précisément là où les questions semblent se résoudre. Au lieu d’apaiser l’Europe, la solution apportée à la question allemande et à la question italienne renforce les particularismes au point de les rendre mortels dans l’espace restreint du continent. Avec le temps, la crise sociale aussi s’exacerbe et le prolétariat industriel indispensable demande de plus en plus instamment des comptes. L’issue qui se présente alors et que certains regardent comme un summum de perspicacité politique internationale : transposer les problèmes européens à l’échelle du monde, projeter la division de l’Europe sur le monde, répartir le monde entier en fonction de la situation européenne, ne peut que mettre au jour des antagonismes jusque-là latents en engageant les moyens du monde entier dans l’entreprise mortellement dangereuse de la concurrence européenne, et ce au moment où le monde extra-européen commence à se rendre compte de la possibilité d’apprendre de l’Europe de l’époque – l’Europe des masses, du suffrage universel et des grands partis bureaucratisés – l’art d’augmenter son propre poids politique et de conquérir son autonomie comme adversaire de l’Europe.
Comme troisième moment, moment de profondeur, entre en jeu la prise de conscience de plus en plus aiguë de la crise morale de l’Europe de l’époque. Le fait que les institutions d’État, que la charpente politique et sociale de l’Europe reposent sur quelque chose à quoi la société dans son activité réelle refuse depuis longtemps toute confiance et toute obéissance, n’est mis en lumière et formulé nettement que par le radicalisme révolutionnaire comme élément de son programme subversif. Or, ce radicalisme lui-même s’en tient, quant à ses croyances, à des dérivés idéels de l’héritage européen, aussi peu crédibles que les notions dont ils découlent. Dieu est mort, mais la nature matérielle, qui produit avec une nécessité légale l’humanité et son progrès, est une fiction non moindre, affectée en outre d’une étrange lacune : elle ne comporte aucune instance qui contrôle l’individu dans son aspiration individuelle à s’évader et à s’installer dans le monde contingent comme dernier homme, avec ses menus plaisirs diurnes et nocturnes. Dostoïevski le fait dire à un de ses héros : rien n’existe, tout est permis ! Ce à quoi Dostoïevski fait front en se réclamant de la Russie traditionnelle avec son âme brisée, l’individu qui s’humilie devant la grande communauté qui l’écrase et lui impose la purification par la souffrance, Nietzsche l’exprime sans détour pour l’actualité européenne: soyons sincères, regardons en face le fait que nous sommes des nihilistes, ne nous faisons pas d’illusions — ce n’est qu’à cette condition que nous serons à même de surmonter la crise morale qui sous-tend et englobe toutes les autres. Ce que je raconte est l’histoire des deux siècles prochains. Je décris ce qui vient, ce qui ne peut plus venir d’une autre manière: l’avènement du nihilisme. Cette histoire peut être relatée dès maintenant: car c’est la nécessité elle- même qui est ici à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par mille signes, ce destin s’annonce partout : pour cette musique de l’avenir toutes les oreilles se sont d’ores et déjà affinées. Notre culture européenne tout entière se meut depuis longtemps déjà, avec une torturante tension qui croît de décennies en décennies, comme portée vers une catastrophe: inquiète, violente, précipitée: comme un fleuve qui veut en finir, qui ne cherche plus à revenir à soi, qui craint de revenir à soi7.[…] »

Jan Patočka  : Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. Traduit du tchèque par Erika Abrams. Préface de Paul Ricoeur. Postface de Roman Jakobson. Verdier poche. Pp 135-151

1. C. Lévi-Strauss qualifie l’expérience inaugurée en 1492 comme le plus grand fait expérimental jusque-là enregistré dans la rencontre de l’homme avec lui-même ; il met en même temps en lumière la cruauté de ce processus et la catastrophe par laquelle il se solde pour l’humanité extra-européenne du Nouveau Monde. Voir Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955.

2 Hegel, La Constitution de l’Allemagne, p. 39. (N.d.T)

3. CF. H. Arendt, On Revolution, Londres, Faber & Faber, 1963 [trad. fr. Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, « Tel », 1985].

4. Là-dessus et pour ce qui suit, voir D. Groh, « Russland als Weltmacht », in: D. Gerhardt (sous la direction de), Orbis Scriptus. Drmitrij Tschizewskij zum 70. Gebursttag, Munich, 1966, p. 331 sqq.

5. A. de Waelhens, La Philosophie et les expériences naturelles, La Haye, M. Nijhoff, 1965, p. 53.

6. Note B.U. :  Il quarto stato (https://fr.wikipedia.org/wiki/Il_Quarto_Stato)

7. F. Nietzsche, op. cit., 11 [411]; trad. fr, p. 362. (N.d.T)

« C’est donc le souci de l’âme, tês psukhês epimeleia, qui a créé l’Europe », soutient Patočka dans ce qui précède l’extrait ci-dessus. Dans un essai sur le philosophe tchèque, Jean-Paul Sorg rappelle l’origine socratique de cette idée issue de ses séminaires clandestins sur Platon et l’Europe. Voici Socrate apostrophant les Athéniens :

« Comment toi, excellent homme, qui es Athénien et citoyen de la plus grande cité du monde, comment ne rougis-tu pas de mettre tes soins à amasser le plus d’argent possible et à rechercher la réputation et les honneurs, tandis que de ta raison, de la vérité, de ton âme qu’il faudrait perfectionner sans cesse, tu ne daignes en prendre aucun soin ni souci ? »

(Platon, Apologie de Socrate, 29 d-e. Traduction d’Emile Chambry. Cité par Jean-Paul Sorg : Quelle conscience européenne ? L’appel de Jan Patočka à se soucier de l’âme. Revue Elan. Septembre 2018)

Le « souci de l’âme » est aussi et d’abord le soin de l’âme (en allemand, langue que le philosophe pratiquait, Sorge a le double sens de souci et de soin). Pour B. Stiegler, le souci correspondrait plutôt au grec elpis, à la fois espoir, attente et crainte. Le soin de l’âme était encore l’héritage romain lui même hérité des Grecs. Jusqu’au tournant du 16ème siècle, siècle de la Réforme, suivi par celui de la Guerre de Trente ans, qui marque le début du passage de l’otium au négotium. Par âme, il faut entendre surtout âme noétique qui se distingue chez Aristote de l’âme végétale et de l’âme sensitive.

Nihilisme

« Dans le déferlement de flux en quoi consiste et tout d’abord désiste la technologie industrielle qui envahit l’Europe occidentale à la fin du XIX siècle, la résistance des âmes noétiques (on parlerait aujourd’hui de « résilience ») devient un problème caractéristique de ce qui se met en place comme accomplissement du nihilisme – et cela, au moment où apparaît la théorie de l’entropie telle qu’elle altère radicalement la question et le problème du devenir. Je soutiendrai que c’est la combinaison du devenir industriel de la production des flux avec la crise métaphysique que provoque le second principe de la thermodynamique qui rend Zarathoustra malade, la doctrine de l’éternel retour étant en cela une discipline thérapeutique ».
(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser 1. L’immense régression. P. 16)

L’oubli ou le refoulement, l’effacement du « soin de l’âme », le non pænser de l’alliance de la science devenue technoscience, de l’industrie et de l’organisation capitaliste fait sombrer l’Europe dans le nihilisme dont nous prévenait Nietzsche. Cette alliance a aussi produit l’Anthropocène qui s’écrit aussi pour Bernard Stiegler Æntropocène et est encore appelé Capitalocène. Patočka, rappelle aussi Jean-Paul Sorg, a été l’un des rares philosophes européens à prendre au sérieux le rapport du Club de Rome, connu sous le nom de Rapport Meadows (1972), sur les limites de la croissance. Du souci de l’âme au souci de l’écologie.

L’universel

Pour Patočka, «  on n’apprend ce qu’est l’Europe qu’en posant la question de son devenir ». Pour cela il faut en sortir, s’en distancier. Ce devenir ou plutôt cet à venir ne peut être aujourd’hui que négæntropique. Ayant été à l’origine de l’Æntropocène, l’Europe se grandirait, reprendrait consistance, en prenant la tête de la lutte négæntropique, plutôt que de s’enfoncer dans un nauséabond marigot identitaire. Et si l’on cherche une idée unificatrice pour l’humanité – autre questionnement de Patočka -, l’état de la planète devrait pouvoir en fournir une occasion. Mais la perception d’un monde commun menacé semble manquer encore. Cela dit sans vouloir minimiser les efforts courageux et la ténacité des uns et des autres.

«Le changement climatique est en passe de gagner une portée destructrice inouïe. Pourtant, alors même que les symptômes s’aggravent rapidement, nous nous enfonçons chaque année un peu plus dans notre addiction aux combustibles fossiles », déclarait récemment le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres.

Pour trouver les réponses afin d’y faire face, il nous faut cependant les concepts qui vont avec. Il importe d’articuler ce que Félix Guattari nommait les trois écologies [environnementale, sociale et mentale].

« les mégafeux ne brûlent pas seulement des forêts, des vies humaines et animales, mais aussi nos manières de penser. Calcinées, celles-ci peinent à produire les contre-feux intellectuels et politiques nécessaires pour répondre aux désastres climatiques »
(Frédéric Neyrat : Comment penser hors des flammes

Félix Guattari s’était déjà posé cette question dans les années 1990. Ainsi, peu avant sa mort, appelant à une « refondation des pratiques sociales », il relevait que l’humanité

« reste hébétée, impuissante devant les défis auxquels elle est confrontée. Elle assiste passivement au développement de la pollution de l’eau, de l’air, à la destruction des forêts, à la perturbation des climats, à la disparition d’une multitude d’espèces vivantes, à l’appauvrissement du capital génétique de la biosphère, à la dégradation des paysages naturels, à l’étouffement de ses villes et à l’abandon progressif de valeurs culturelles et de références morales relatives à la solidarité et à la fraternité humaines… L’humanité semble perdre la tête, ou, plus exactement, sa tête ne fonctionne plus avec son corps. Comment pourrait-elle retrouver une boussole pour s’orienter au sein d’une modernité dont la complexité la dépasse de toute part ? »
(Félix Guattari :  Pour une refondation des pratiques sociale in Le Monde diplomatique, octobre 1992)

Il ajoutait « qu’il est difficile d’amener les individus à sortir d’eux-mêmes, à se dégager de leurs préoccupations immédiates et à réfléchir sur le présent et le futur du monde ». D’autant que l’on assistait à la dissolution des « anciennes instances de communication, de réflexion et de concertation ». C’est pourquoi il préconisait « – sous l’égide d’un type d’articulation inédit entre écologie environnementale, écologie sociale et écologie mentale – l’invention de nouveaux agencements collectifs d’énonciation ». Frédéric Neyrat quant à lui suggère de créer du lointain, voire un « communisme du lointain », un cosmos partagé : « Pour échapper à la claustrophobie des fumées et des pensées closes, inventons les dehors grâce auxquels nous serons en mesure d’éteindre l’incendie planétaire ».

Ce que tous les humains ont en partage, c’est l’exosomatisation, c’est à dire la fabrication d’organes artificiels extérieurs au corps qui s’articulent avec les organes intérieurs du corps, cerveau compris et les organes sociaux. C’est cet ensemble qu’il faut repænser organologiquement et localement ,à chaque fois à nouveaux frais, au rythme des disruptions technologiques des artefacts.  Non pas contre comme semble le penser Patočka mais avec elles.

la noèse en général et la moralité de l’être moral en quoi elle consiste n’ont d’universel que le fait universel de l’exosomatisation comme condition de toute noèse, où l’âme noétique, parce qu’elle n’est qu’exosomatiquement, parce qu’elle n’ex-siste qu’ainsi, doit commencer par acquérir les savoirs par lesquels elle saura faire que les pharmaka formant l’appareillage organologique issu de l’exosomatisation dont elle hérite :
1. soient bénéfiques à son existence plutôt que préjudiciables,
2. soient bénéfiques à travers son existence à l’univers des vivants en totalité tel que, pris dans le devenir entropique, il préserve cependant un avenir néguentropique, à l’encontre du devenir entropique, et comme néguanthropologie.

(Bernard Stiegler : Dans la disruption. )Les Liens Qui Libèrent. P. 329)

Transformation énergétique

On notera dans le titre du chapitre cité ci-dessus qu’il est question de l’Europe jusqu’à la fin du XIXème siècle. Pour le philosophe tchèque, le XIXème est en effet le dernier siècle européen. Mais il n’oublie pas le 20ème siècle. Le suivant, il ne l’a pas connu. Un chapitre des Essais hérétiques est intitulé : les guerres du XXè siècle et le XXè siècle en tant que guerre. J’y ai relevé la question suivante :

« Pourquoi la transformation énergétique du monde ne peut-elle se faire que par voie de guerre ? » (O.c. p.197)

Une première réponse qu’il fournit serait :

« Parce que la guerre, l’opposition aiguë, est le moyen le plus efficace de libérer rapidement des forces accumulées. Le schisme est un grand moyen dont la Force profite – pourrait-on dire en langage mythique – pour passer de la puissance à l’acte » (ibidem)

Comme je ne crois pas avoir compris la réponse plus détaillée de Patočka, utilisant les catégories de jour et de nuit et de « Force », je laisse cela en suspend comme une question d’aujourd’hui tout en l’alimentant par un aspect particulier. On peut prendre la dimension énergétique dans différents sens y compris psychique.Elle peut être soit bénéfique ou toxique. Arrêtons-nous sur celles dont les sources sont extraites de la terre. Elles tiennent une place de choix dans cette « Première guerre mondialisée », – selon l’expression de Bertrand Badie -, à laquelle nous assistons en Ukraine. Cela vaut y compris et peut-être même surtout pour le nucléaire. La Russie avait la haute main sur les ressources du second pays le plus nucléarisé après la France jusqu’à la décision ukrainienne, en 2019, de construire son indépendance énergétique et de débrancher son réseau électrique de celui de la Russie et de la Biélorussie pour le connecter sur le réseau européen, au grand dam du maître du Kremlin. Celui-ci a dès le début du conflit « fait du contrôle des principales infrastructures énergétiques – et notamment les centrales nucléaires – une priorité » . (Source : Marc Endeweld : Les dessous du conflit russo-ukrainien. Seuil). Par décret, la Fédération de Russie vient de s’approprier la centrale nucléaire de Zaporijia après avoir kidnappé son directeur ukrainien. Les enjeux énergétiques cependant n’expliquent et encore moins ne justifient cette guerre qu’il faut encore qualifier d’anachronique. La question de Patočka reste ouverte. Mais peut-être n’est-ce pas tout à fait la bonne. Je ne reviens pas sur la nécessité d’un traité de paix économique mondial.
Quant à l’arme du gaz, elle est à l’évidence un moyen d’accroître les divisions de l’Europe. J’ai déjà évoqué, en m’appuyant sur Naomi Klein, la nostalgie toxique, à la fois nostalgie d’une grandeur trépassée – j’y reviens plus loin – et des énergies fossiles dépassées. Même si l’expression de « sobriété énergétique » fait aujourd’hui flores (et l’objet d’une vaste récupération à faible contenu), j’ai du mal à accepter l’idée d’une «écologie de guerre». D’abord, parce que je ne suis pas sûr que remplacer notre dépendance à l’égard de la Russie par celle des États-Unis et du Qatar soit très écologique. Ensuite, parce qu’elle se gérera via un Conseil de défense alors que l’on nous rabat les oreilles avec la démocratie comme « valeur » européenne. Également parce que l’écologie ne se résume pas aux énergies. Enfin, et surtout, parce qu’une écologie née dans ces conditions, comme « arme de guerre », augure mal d’une « paix véritable » pour revenir au propos du philosophe tchèque qui se demandait déjà pourquoi les deux conflits mondiaux et singulièrement le premier n’ont pas été l’occasion de s’engager dans une « paix véritable ». Au moment où je mets en ligne cet article, on ignore encore précisément quels sont les auteurs de ce qui semble bien un attentat contre les gazoducs Nordstream. Ils contenaient encore du méthane même s’ils n’en livraient plus. Les explosions visaient symboliquement un lien entre la Russie et l’Europe. Il n’est par certain qu’il soit réparable. Quatre jours plus tard, Vladimir Poutine officialisait l’intégration / annexion à la Russie de territoires ukrainiens déjà partiellement sous son contrôle et menacé de reconquête par l’Ukraine. Le tout accompagné de gesticulations nucléaires qu’il faut prendre au sérieux et qui accroissent encore d’avantage les tensions déjà bien exacerbées. A force d’accumuler des armes , on finit par les utiliser.

Patočka définit ainsi le monde d’après la Deuxième guerre mondiale :

« C’est un monde où l’Europe a cessé de jouer le rôle décisif comme force politique et spirituelle et où, outre les deux superpuissances, s’affirment toujours plus nettement d’autres colosses politiques et démographiques extra-européens. A la place du concert européen, ce sont leurs constellations, leurs revendications, leurs problèmes qui déterminent le monde d’aujourd’hui et de demain. Parallèlement, la révolution industrielle s’accélère, se transforme en révolution techno-scientifique ; la structure de la société industrielle est modifiée, les techniques de contrôle, la cybernétique et l’automatisation passent au premier plan, le noyau de l’atome s’ouvre, libérant des forces qui rendent possible la conquête de l’espace […]. »

(Jan Patočka : L’Europe et après in L’Europe après l’Europe.Traduit de l’allemand et du tchèque sous la direction de Erika Abrams. Postface de Marc Crépon. Verdier p. 46)

Revenons au texte cité pour en souligner encore deux aspects.

Oublier Byzance ?

Patočka distingue deux Europe, celle d’origine romaine et celle issue de Byzance. Cela me rappelle un texte de l’écrivain allemand Heiner Müller, autre habitant de l’Est au temps de la guerre froide qui s’est beaucoup intéressé aux résurgences du passé et qui écrivait en 1989 :

« D’un point de vue historique il n’y a pas une Europe. A l’occasion de la remise du prix européen de cinéma à Krysztof Kieslowski pour son film Tu ne tueras point, le réalisateur Zanussi a dit quelque chose de très intéressant dans un interview : il se réjouissait que ce prix ait été attribué à un film polonais car cela signifiait que la Pologne faisait partie de l’Europe. Il ajoutait qu’il y avait deux Europe, l’une marquée par l’empreinte de Byzance, l’autre de filiation romaine. Ne serait-ce qu’en raison du catholicisme, la Pologne fait partie de l’Europe « romaine », alors que la Russie et toute l’Europe du Sud-Est relèvent de la culture byzantine. La frontière se situe quelque part en Hongrie. C’est un préalable important à toute réflexion sur l’Europe. Bien des malentendus entre l’Est et l’Ouest résultent d’une connaissance insuffisante de cet état de fait historique ».

(Heiner Müller : Meurs plus vite, Europe ! Entretien avec Frank M. Raddatz (Janvier 1989) Traduction : Bernard Umbrecht in Heiner Müller : Fautes d’impression. L’Arche éd. Pp 124-141)

La Russie et l’Europe.

Patočka notait combien la Russie, au XIXème siècle hésitait entre rapprochement avec l’Europe et l’Occident et clôture sur soi. C’est certes l’analyse d’un passé mais il y a des passés qui ne passent pas. Et l’on peut se demander si aujourd’hui encore, elle ne serait pas un élément encore actif, tant ce qui est à l’œuvre dans l’agression de la Russie contre l’Ukraine est profondément réactionnaire au sens d’un vouloir restaurer le passé. Avec les armes du futur.

Les Européens ne sont pas les seuls héritiers de l’Europe. A mesure que l’Europe se planétarisait par le biais de la technique et de l’organisation « rationnelle » de l’économie et de la société, elle perdait sa consistance ayant sacrifié son seul vrai héritage : le soin de l’âme noétique. Mais, ce n’est pas du tout en termes déclinistes que Patočka pose la question du devenir de l’Europe comme le souligne Marc Crépon :

« Réfléchir sur l’Europe, aujourd’hui, c’est forcément prendre la mesure de la naissance, dans la seconde moitié du XXè siècle, d’un monde posteuropéen — de l’entrée du monde en totalité dans une époque posteuropéenne. Pour autant, la conscience d’un tel état de fait n’implique pas qu’on souscrive ipso facto à la thèse, récurrente depuis la fin de la Première Guerre mondiale, du « déclin » ou de la « décadence » de l’Europe, ni à la nostalgie de la « grandeur » et des « valeurs » auxquelles elle était du même coup, dans un geste corollaire, identifiée. Et pas davantage à la désignation, apeurée et tant de fois fantasmée, de ses « ennemis » potentiels, c’est-à-dire à l’inventaire variable des forces extérieures qui seraient censées la menacer (la Chine, l’Islam, etc. [j’ajoute (B.U.) : la Russie]. Toute la difficulté de la question européenne est là. Elle expose celui qui s’y risque à trois écueils au moins. Le premier est la négation de l’état de fait posteuropéen, l’illusion persistante d’une domination et d’une exemplarité spirituelles, politiques ou morales de l’Europe, auxquelles seraient indexés, sans examen critique, la raison, la démocratie, les droits de l’homme, le progrès, etc. Le second est son interprétation en termes de « choc des civilisations », la réduction du problème posteuropéen à un choc frontal entre des « civilisations » supposées antagonistes, en lutte pour imposer leur hégémonie. L’un et l’autre ont pour présupposé une compréhension homogénéisante des « identités culturelles » qui exclut tout passage, toute traduction, tout dialogue de l’une à l’autre et enferme chacune dans sa « monogénéalogie » [Derrida]. Mais, à ces deux écueils, il faut aussitôt adjoindre un troisième, tout aussi périlleux, qui est le refus ou la négation nihiliste de tout héritage, voire de toute histoire. Comme si la perte de crédit (et aussi bien la critique) de toutes les images et de toutes les idées que l’Europe s’est faites d’elle-même excluait que, de l’histoire européenne, il y ait quoi que ce soit à retenir ».

(Marc Crépon : Histoire, Ethique et politique: La question de l‘Europe. Postface à Jan Patočka : L’Europe après l’Europe)

Il n’y a pas de guerres de civilisation. L’agression militaire de la Russie témoigne d’une régression de la civilisation dans la barbarie.
Il nous faut donc repaenser l’Europe dans ce que Patočka nommait l’« ère planétaire », dans l’Anthropocène et avec un cosmos réinventé en se réappropriant, dans son héritage enfoui, la question du soin de l’âme.

Publié dans Pensée | Marqué avec , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Johann Peter Hebel : « L’ami des bords du Rhin »

Le SauteRhin ne peut que se réjouir de l’édition en français d’un choix de textes de Johann Peter Hebel. Il n’est pas tout à fait un inconnu pour ses lecteurs/lectrices. Les éditions Circé viennent en effet de publier, sous le titre L’Ami des bords du Rhin, un florilège des contributions que l’écrivain a écrites pour l’Almanach du Pays de Bade : der Rheinländischen Hausfreund. Ce titre, il ne le prendra cependant qu’en 1808 à la suite d’une transformation impulsée par l’auteur lui-même. Je le détaille un peu plus loin. Les histoires, elles, remontent à 1803 et s’étendent jusqu’en 1819. Il y en a en tout 300. Elles figuraient donc dans un almanach (de l’arabe al-munāḵ = « moment dans le temps ») dont une partie était d’un contenu classique. Les récits occupaient la moitié de la publication. Les autres pages étaient consacrées en premier aux mérites grands-ducaux de l’année écoulée suivies d’informations pratiques utiles aux paysans, calendriers des fêtes religieuses à venir, pour chaque mois les heures de levers et couchers du soleil, les quartiers de lune, etc. Le tout faisait 52 pages
Les éditions Circé en ont sélectionné 90, traduites et présentées par Bernard Gillmann. C’est encore peu mais c’est le seul accès à Hebel, en livre, pour les francophones hormis les anciennes traductions de 1892 que l’on trouve en ligne à la Bibliohèque nationale (Gallica). Signalons aussi les efforts des éditions Pontcerq de diffuser sous forme de tract des Hebel-Kolportage. Le choix de Circé est cependant sensiblement plus large que celui des Éditions Corti, Histoires d’Almanach (1991), par ailleurs épuisé, qui n’en comptait que 35. Autant dire que Johann Peter Hebel, qui fut admiré par Goethe – qui l’a rencontré-, Bertolt Brecht, Walter Benjamin, Ernst Bloch, Kafka …, qui a inspiré un écrivain comme Alexander Kluge, peine encore à être connu en France. En Allemagne, il est devenu un classique, presque comme les frères Grimm, non sans avoir subi la « suffisance » intellectuelle de ceux qui méprisent la littérature dite populaire comme le note Walter Benjamin dans son hommage au Badois – son territoire d’activité était le Pays de Bade -. Ce texte  figure en annexe du recueil.

Le SauteRhin avait déjà mis en ligne la « plus belle histoire du monde », selon le philosophe Ernst Bloch, un morceau d’anthologie : Unverhofftes Wiedersehn / Retrouvailles inespérées.

Comme à notre habitude, nous commencerons par lire un texte d’abord en allemand puis en français.

 

 

 

 

 

 

 

Denkwürdigkeiten aus dem Morgenlande

1
In der Türkei, wo es bisweilen etwas ungerade hergehen soll, trieb ein reicher und vornehmer Mann einen Armen, der ihn um eine Wohlthat anflehte, mit Scheltworten und Schlägen von sich ab, und als er ihn nicht mehr erreichen konnte, warf er ihn noch mit einem Stein. Die es sahen, verdroß es, aber niemand konnte erraten, warum der arme Mann den Stein aufhob und ohne ein Wort zu sagen in die Tasche steckte, und niemand dachte daran, daß er ihn von nun an bei sich tragen würde. Aber das that er. Nach Jahr und Tag hatte der reiche Mann ein Unglück, nämlich er verübte einen Spitzbubenstreich und wurde deswegen nicht nur seines Vermögens verlustig, sondern er mußte auch nach dortiger Sitte zur Schau und Schande, rückwärts auf einen Esel gesetzt, durch die Stadt reiten. An Spott und Schimpf fehlte es nicht, und der Mann mit dem rätselhaften Stein in der Tasche stand unter den Zuschauern eben auch da und erkannte seinen Beleidiger. Jetzt fuhr er schnell mit der Hand in die Tasche; jetzt griff er nach dem Stein; jetzt hob er ihn schon in die Höhe, um ihn wieder nach seinem Beleidiger zu werfen, und wie von einem guten Geist gewarnt, ließ er ihn wieder fallen und ging mit einem bewegten Gesicht davon.
Daraus kann man lernen: Erstens: man soll im Glück nicht übermütig, nicht unfreundlich und beleidigend gegen geringe und arme Menschen sein. Denn es kann vor Nacht leicht anders werden, als es am frühen Morgen war, und »wer dir als Freund nichts nutzen kann, der kann vielleicht als Feind dir schaden«. Zweitens, man soll seinem Feind keinen Stein in der Tasche und keine Rache im Herzen nachtragen. Denn als der arme Mann den seinen auf die Erde fallen ließ und davonging, sprach er zu sich selber so: »Rache an dem Feind auszuüben, solange er reich und glücklich war, das war thöricht und gefährlich; jetzt wo er unglücklich ist, wäre es unmenschlich und schändlich.«
2.
Ein anderer meinte, es sei schön, Gutes zu thun an seinen Freunden, und Böses an seinen Feinden. Aber noch ein anderer erwiderte, das sei schön, an den Freunden Gutes zu thun und die Feinde zu Freunden zu machen.
3.
Es ist doch nicht alles so uneben, was die Morgenländer sagen und thun.
Einer, Namens Lockmann, wurde gefragt, wo er seine feinen und wohlgefälligen Sitten gelernt habe? Er antwortete: »Bei lauter unhöflichen und groben Menschen. Ich habe immer das Gegenteil von demjenigen gethan, was mir an ihnen nicht gefallen hat.
4.
Ein anderer entdeckte seinem Freund das Geheimnis, durch dessen Kraft er mit den zanksüchtigen Leuten immer in gutem Frieden ausgekommen sei. Er sagte so: »Ein verständiger Mann und ein thörichter Mann können nicht einen Strohhalm miteinander zerreißen. Denn wenn der Thor zieht, so läßt der Verständige nach, und wenn jener nachläßt, so zieht dieser. Aber wenn zwei Unverständige zusammenkommen, so zerreißen sie eiserne Ketten.«

(Johann Peter Hebel : Die Kalendergeschichten. Sämmtliche Erzählungen aus dem Rheinländischen Hausfreund. Herausgegeben von Hannelore Schlaffer und Harald Zils. DTV2010. On le trouve aussi en ligne

Faits, gestes et propos mémorables de Levantins

1.
En Turquie où, à ce qui paraît, les choses ne sont pas tout à fait comme il conviendrait qu’elles soient, un monsieur riche et distingué repoussait à coups de canne et d’invectives un pauvre hère qui implorait une aumône, et alors qu’il avait renoncé à le poursuivre, il lui jeta encore une pierre. Les témoins de la scène en étaient gênés, mais aucun d’eux n’a compris pourquoi le mendiant avait ramassé la pierre et sans dire un mot l’avait empochée, et aucun d’eux n’aurait imaginé qu’il la garderait dès lors sur soi. Et c’est pourtant ce qu’il a fait.
Bien des années plus tard, le monsieur riche se trouve plongé dans le malheur. Pour avoir commis une escroquerie, il perd non seulement sa fortune, mais il doit au vu de tous et à sa grande honte se promener en ville monté à rebours sur un âne, comme le veut la tradition locale. Le tout sous une pluie d’injures et de quolibets, et l’homme qui gardait cette pierre mystérieuse au fond de sa poche se trouvait également dans la foule, et il reconnut celui qui l’avait humilié. Le voilà qui met vite la main à sa poche ; le voilà qui agrippe la pierre ; le voilà qui s’apprête à la retourner à l’envoyeur et, comme sous l’effet d’une bonne inspiration, il la laisse tomber et s’en va bouleversé.
Que retenir de cette histoire ? En premier lieu, dans la prospérité mieux vaut n’être ni arrogant, ni désagréable, ni offensant envers les gens de peu et de rien. Car ce que te promet le matin, le soir venu, te sera peut-être ravi, et si tu ne vois pas pourquoi quelqu’un deviendrait ton ami, ne fais pas en sorte qu’il devienne ton ennemi. En deuxième lieu, mieux vaut ne pas garder rancune envers son ennemi ni pierre en poche pour se venger de lui. Car lorsque le monsieur pauvre laissa tomber la sienne et qu’il s’en alla, il raisonnait ainsi : « Assouvir sa vengeance quand l’ennemi est riche et comblé, ç’aurait été follement dangereux : maintenant qu’il se trouve plongé dans le malheur, ce serait ignoble et inhumain ».
2.
— Rien de plus beau que de faire preuve de bonté envers ses amis et de méchanceté envers ses ennemis, opinait l’un.
— Rien de plus beau, rétorquait l’autre, que de faire preuve de bonté envers ses amis, et de ses ennemis en faire des amis.
3
Parmi les faits, gestes et propos des Levantins, il y en a, quoiqu’on dise, de remarquables.
On demandait un jour à un sage du nom de Luqman d’où il tenait ses manières affables et courtoises. Lui de répondre : « C’est en fréquentant des gens brutaux et mal embouchés. J’ai toujours fait le contraire de ce qui ne me plaisait pas dans leur conduite ».
4.
Un autre sage révéla à son ami le secret grâce auquel il s’en sortait toujours merveilleusement bien avec les mauvais coucheurs. Et d’expliquer : « Lorsqu’ils sont ensemble, un homme sensé et un insensé sont incapables de rompre un fétu de paille. Car si l’insensé veut le tirer à soi, le sensé cède aussitôt, et si celui-là renonce à poursuivre le jeu, celui-ci l’emportera. Mais si deux insensés se confrontent, ils seront capables de rompre les chaînes les plus solides ».

(Johann Peter Hebel : L’ami des bords du Rhin. Florilège. Traduction et présentation de Bernard Gillmann. Circé. 2022

Ce n’est pas la toute première histoire qui parle, elle, « de comment est organisé notre univers ». C’est la seconde du recueil dont il est question ici. Comme l’auteur par la voix de son éditeur le fait remarquer, il y a du meilleur aussi au milieu et à la fin du livre. Je l’ai choisie parce qu’elle permet d’emblée d’observer la manière de faire du poète alémanique qui toujours part de ce qu’il sait de son lecteur et dialogue avec lui. Il cultive dans son écriture même cette relation. Ce lecteur/ cette lectrice est non urbain.e, vit à la campagne du Pays de Bade. ( Merci de lire à chaque fois que j’écris, comme Hebel lui-même lecteur ou ami, aussi, pour nous aujourd’hui, lectrice ou amie).
Cette chronique date de 1803. On part en Turquie, pays où, paraît-il, les choses ne vont pas comme elles devraient. C’est ce que les gens croient. Un peu plus loin, on lit : « Parmi les faits, gestes et propos des Levantins, il y en a, quoiqu’on dise, de remarquables. Quelques années plus tard, en 1811, on y retourne et là l’incipit est le suivant : «  En Turquie, la justice n’est pas un vain mot ». Il faut entendre par Turquie les pays relevant de l’Empire ottoman. Je noterai d’abord le dépaysement de son lectorat auquel procède Hebel. Il sait qu’il a tendance à se sentir bien chez lui, qu’il se contente de voir le soleil se lever et se coucher, de voir la lune tantôt au quart, tantôt au demi enfin pleine dont les heures dont par ailleurs données dans l’Almanach, sans aller plus loin. Et il l’interpelle, car c’est un ami, un Hausfreund, un « ami de la famille » :

« Hé l’ami », assister chaque jour à un tel spectacle et ne jamais se poser de questions sur ce que tout ça peut bien vouloir dire, il n’y a pas de quoi être fier. » (p.27)

Il y a là tout le programme des histoires d’almanach : sortir le lecteur de son chez soi, de son quant-à-soi, le tirer hors de son petit monde, élargir son cosmos, ouvrir son esprit à l’autre, l’étranger. Même si souvent ce n’est guère plus qu’un décor, nombre de ses histoires se situent dans un ailleurs permettant de créer de la distanciation. On fait ainsi un petit tour d’Europe jusqu’à Londres, Moscou et les confins du Proche Orient. Hebel semble négocier avec prudence les virages dans les changement d’optique qu’il propose à ses lecteurs. On peut s’en rendre compte aussi, outre l’exemple ci-dessus, quand il parle de Mahomet : «  il serait faux de dire qu’il n’y a rien d’édifiant dans ce qu’a dit ou fait Mahomet »(p.201) Également, autre exemple, quand il démonte, en partisan de l’Aufklärung, des Lumières, les peurs et les superstitions, par exemple la croyance que les comètes sont annonciatrices de catastrophes et de guerres. Ces dernières sont – ô combien- plus nombreuses que les apparitions de l’astre chevelu. «  Non la comète ne sait rien de nous. Elle vient à l’heure qui lui incombe à elle »( p. 131)
On observe aussi dans l’histoire citée la façon dont il amène le lecteur à penser d’abord que le mendiant va se venger, œil pour œil, dent pour dent. Et ben non. Il ne le fera pas. Et s’ouvre ainsi un espace de réflexion et de discussion complété par d’autres points de vue. Cela permet au lecteur de réfléchir par lui-même.
Pour Hebel, il n’y a pas de riches sans pauvres, de bien sans mal, de bonté sans méchanceté, de beauté sans laideur, de lumière sans obscurité… . Il n’oublie pas la « part du diable »( W. Benjamin).
Il procède à l’opposé de ce que préconisait l’Académie royale de Prusse qui, en 1779, voulait expurger tous les écrits de ce qui relevait de la superstition. Il ne moque pas ses lecteurs d’en avoir. Au contraire, il en parle pour mieux la déconstruire. Il a compris et fait comprendre que les gens n’achetaient pas l’Almanach pour se voir asséner des leçons de morale. Les Lumières, oui, mais pas à la baguette, par la contrainte, et le mépris. Amicalement. Notre auteur semble compter sur la fidélité du lecteur, ce qui lui permet de renvoyer à des histoires antérieures (aujourd’hui, on fait des liens comme sur cette page-ci), d’introduire un point de vue modifié voire de construire un personnage quelque peu picaresque tel celui du brigand Ari Zundel, qui vole certes pour l’argent mais d’avantage encore pour le défi que cela représente. Il y a aussi des leçons d’histoire naturelle, matière qu’il a enseigné au Gymnasium de Karlsruhe à côté du latin, du grec et de la religion. Il nous parle ainsi des chenilles processionnaires, de l’utilité de la taupe, des lézards, les poissons volants, les comètes déjà citées. Dans son texte intitulé Le narrateur, Walter Benjamin écrit que « la tendance à s’orienter vers la vie pratique paraît essentielle chez nombre de narrateurs nés ». Il cite à ce propos Hebel et note que :

« Tout cela fait ressortir ce qu’il en est de toute vraie narration. Elle comporte ouvertement ou secrètement une utilité. Cette utilité se traduira tantôt par un proverbe ou une règle de conduite, tantôt par une recommandation pratique, tantôt par une moralité, en tout cas le narrateur est de bon conseil pour son public. Mais si être de bon conseil a aujourd’hui une consonance quelque peu désuète, la faute en est à ce que la faculté de communiquer l’expérience décroît. C’est pourquoi nous ne sommes plus de bon conseil, ni pour nous ni pour autrui ». (Walter Benjamin: Le conteur )

Aujourd’hui le conseil s’est digitalisé et est devenu un marché florissant pour des sociétés du même nom.

Couverture de la première édition du Schatzkästlein (1811)

En 1809, l’éditeur Cotta propose à Hebel de rassembler et d’éditer les textes de l’Almanach, 126 en tout, à cette date. Il en écrira encore bien d’autres. Ce sera le Schatzkästlein des Rheinländischen Hausfreundes, (Littéralement : L’écrin de l’ami de la famille du pays rhénan),  c’est-à-dire une anthologie des histoires d’almanach sans almanach. Le livre paraîtra en 1811 dans un premier tirage de 2000 exemplaires. Dans sa préface Johann Peter Hebel écrit :

« Le lecteur avisé se souviendra volontiers d’avoir déjà entendu ou lu ailleurs plusieurs des récits et anecdotes présentés, ne serait-ce que dans le vade-mecum, cette sorte de pâturage ou de pré commun dans lequel l’auteur les a en partie cueillis lui-même. Mais il ne s’est pas contenté de les recopier, il s’est efforcé d’habiller ces enfants d’humour et de bonne humeur, de les vêtir de manière plaisante et drôle, et s’ils plaisent au public, c’est qu’il a réussi à réaliser un beau souhait, et il n’a pas d’autres prétentions sur les enfants eux-mêmes ».

La morale invisible

On peut retenir de cette préface que les histoires sont rassemblées dans un livre pour prolonger leur existence au-delà de l’année pour laquelle elles avaient été écrites. On ne choisit pas seulement les meilleures histoires car elles ne peuvent ressortir comme meilleures que s’il y en a de moins bonnes. Elles viennent du domaine public, c’est-à dire qu’elles sont aussi orales, en provenance « des  pâturages » communs où elles se racontent et où elles ont été collectées. Elles appartiennent à tout le monde. Elles sont le plus souvent déjà là. Elles n’ont cependant pas été simplement recopiées mais parées d’un bel habit. Sa biographe, Heide Helwig, parle d’une « écriture palimpseste » mais n’est-ce pas le cas de toute écriture ? Et peut-être de toute lecture ? Disons que Hebel a élevé la chronique au rang de genre littéraire. Le fait que les histoires soient déjà plus ou moins familières, déjà entendues, lui permet d’autant plus facilement de les commenter sous forme d’un à retenir (Merke!) : que peut nous inspirer telle ou telle anecdote ? Quelle leçon en tirer ? Morale ? Il y a de cela mais il faudrait s’entendre sur ce mot et sur la manière dont elle s’exprime. Ce n’est pas une morale assénée, plutôt un espace de réflexion pour élaborer une sagesse. Dans bien des histoires, cette « morale » est enfouie, non pas cachée comme un trésor mais à extraire comme l’or dans une mine pour utiliser les métaphores de Walter Benjamin. Benjamin dans une autre conférence sur Hebel, de 1929, – celle qui figure en annexe de L’ami des bords du Rhin avait été prononcée en 1926 pour le centenaire de sa mort- parle d’une morale comme « continuation de l’épopée par d’autres moyens » joint à un « ethos du tact ». Benjamin cite l’histoire de L’apprenti barbier de Segringen (p.95) seul à avoir le courage de raser ein fremder von der Armee, « un étranger venu de l’armée ». Ce dernier avait en effet menacé d’embrocher le barbier à la moindre égratignure. L’apprenti courageux, le travail effectué, lui apprend que de toute façon il l’aurait devancé en lui tranchant la gorge. «  Voilà les histoires de Hebel », écrit Walter Benjamin, ajoutant :

« Elles ont toutes un double fond. En haut le meurtre, le vol et les jurons ; en bas, la patience, la sagesse et l’humanité.
La morale, élément étranger chez le narrateur médiocre, est ainsi chez Hebel la continuation de l’épopée par d’autres moyens. Et comme il réduit l’ethos à une question de tact, le concret accède ici à sa plus grand force. […] Morale – telle serait la définition de Hebel – est l’action dont la maxime est invisible. Non pas dissimulée ou cachée comme le butin d’un voleur, mais invisible comme l’or enfoui dans la terre. Sa morale est donc liée à des situations dans lesquelles les gens finissent par la découvrir. »

(Walter Benjamin : Johann Peter Hebel. Trad. Rainer Rochlitz in Oeuvres II. Folio Essais. p. 168-69)

En ce sens, la lecture aussi est palimpseste.

« Une » de la nouvelle édition de l’Almanach (1808). Une couleur et des gravures

Hebel était un homme d’église. Il a rempli de nombreuses fonctions ecclésiastiques jusqu’à l’équivalent d’un évêque de l’église protestante. C’est d’ailleurs son consistoire qui éditait l’Almanach qui portait au départ un titre imbuvable : Almanach de la campagne édité par le haut privilège du prince électeur de Bade, destiné au margraviat de Bade de confession protestante. Ce qui, soit dit en passant, ne devait pas encourager les lecteurs de confession catholique à l’acheter. Hebel qui s‘était rendu célèbre par l’édition de ses Alemannische Gedichte, Poèmes alémaniques, c’est à dire en dialecte partagé entre le pays de Bade, les régions voisines d’Alsace et d’une partie de la Suisse, y contribuait déjà. Hebel s’engage et finit par obtenir non seulement le changement de titre mais d’autres réformes importantes. Cela s’appellera donc der Rheinländlischen Hausfreund = l’ami de la maison du pays rhénan. Le Hausfreund, explique Bernard Gillmann,

« est celui qu’on connaît, qui, de passage, s’assoit à la table de la maison, le temps de boire un verre de vin et de repartir après avoir discuté du temps qu’il fait, des récoltes, de la santé des enfants, de l’accident ou du cambriolage qui s’est produit dans un autre village ou au loin » (p.12).

L’expression insiste sur la familiarité, la convivialité. Elle désigne un « colporteur de paroles » qu’il convient de ne pas confondre avec l’amant attitré de la maîtresse de maison que l’on appelle également Hausfreund. Parmi les autres réformes obtenues, on peut noter la décision d’une responsabilité éditoriale unique afin d’éviter que chaque membre du consistoire y mette son grain de sel, ce qui, on le sait, rend la soupe indigeste, l’introduction de gravures, d’une couleur en l’occurrence le rouge, comme on le voit dans l’image ci-dessus et la fin de l’obligation d’acheter l’Almanach, édictée par les autorités du pays. A la place, Hebel plaide pour que la publication soit soumise à la loi de l’offre et de la demande.

Hebel qui a travaillé à la réunion de l’église luthérienne et de l’église réformée s’est soucié de tolérance religieuse. J’ai déjà évoqué Mahomet, la religion juive n’est pas en reste avec un personnage qui porte le nom du philosophe des Lumières Moses (et non Moïse, cher traducteur) Mendelssohn, un récit quasi journalistique sur le Grand Sanhédrin de Paris, l’histoire drôle du Juif de verre. Pour ce qui est des catholiques et des protestants, Hebel pousse jusqu’à l’absurde la tentative de conversion de deux frères, l’un catholique, l’autre protestant, chacun à la confession de l’autre. Au final, le catholique devient protestant et le protestant catholique et tout recommence.

Je voudrais m’arrêter sur un récit qui a valu des ennuis à son auteur au point qu’il dut le mettre au pilon alors qu’il était déjà imprimé. Il s’agit de Der fromme Rat (Le pieu conseil) ici traduit par La demande de conseil (p.247). Dans l’édition allemande, l’histoire profite d’une illustration ce qui rend inutile d’en rajouter, écrit Hebel. La voici :


Un jeune homme catholique et pieu mais inexpérimenté se trouve au milieu d’un pont où se croisent deux processions catholiques également. Ayant appris qu’il devait s’agenouiller à leur passage, alors que les deux se rapprochent de lui, il est désemparé : laquelle choisir ? Implorant du regard le prêtre, l’un d’eux lui fit un sourire et leva l’index vers le ciel. C’est vers là haut que tu dois prier. Et le chroniqueur de conclure :

« Admirable geste que tient à saluer l’Ami de la famille même sil n’a jamais égrené de rosaire, ce qui se comprend du reste puisqu’il rédige des articles dans un Almanach protestant. » (p.248).

On a du mal à comprendre ce qui a pu mettre en fureur le nonce du Pape à Zürich pour qu’il en obtienne l’interdiction. Peut-être y voyait-il une allusion aux conflits qui secouaient alors l’Église de Rome. Toujours est-il qu’après cela, en 1815, Hebel, tout en continuant à contribuer à l’Almanach, en abandonne la direction. Il est par ailleurs submergé de travail. A côté de ses fonctions ecclésiastiques, il est depuis 1808, et jusqu’en 1815, également directeur du Gymnasium illustre, établissement d’enseignement supérieur de Karlsruhe. Et une offensive de restauration s’annonce en Europe.
Parmi les histoires que j’aime bien, je citerais celle du général Souvorov (p. 113). Comme tout général, il donne des ordres mais il a la particularité de se les appliquer aussi à lui-même, ce qui produit des situations cocasses. Il y a celle, terrible, du combat d’un homme contre un loup qui se passe à Saulieu en Côte d’Or. Le nommé Machin arrive à se traîner dans sa maison accouplé au loup dont les crocs sont solidement plantés dans sa poitrine et réussit à montrer à sa fille -âgée de 22 ans, est-il précisé – où asséner le coup de couteau à l’animal pour sa délivrance (p.114). On trouve aussi quelques échos du début de l’industrialisation. Dans l’édition citée sont publiées quelques proses diverses non destinées à l’almanach. Dans l’une d’entre elles, Hebel a sa petite idée pour expliquer pourquoi nous fumons du tabac : alors que la vue et l’ouïe, par exemple, sont constamment sollicitées de diverses manières, la bouche n’a souvent rien à faire. Alors on fume du tabac. Ou on mâche quelque chose, un chewing-gum ou son crayon. L’auteur ne connaissait pas encore l’addiction nicotinique organisée.

« Fumer du tabac est au goût ce que voir un mur, les tuiles sur le toit, un bout de bois est à la vue, ce que fredonner, faire un bruit quelconque, faire tinter quelque chose, siffler pour soi sont à l’ouïe, ce que gratter, frotter, palper sont au toucher » (p 272)

On peut tout à fait piocher dans le livre qui ne nécessite pas une lecture continue, même si c’est mieux. Pour finir, je vous propose une seconde histoire que j’aime beaucoup depuis longtemps. Elle fait partie d’un autre ensemble, celui des situations drôles, ou pas, qui reposent sur des quiproquos linguistiques.

Missvertand

„Im 90ger Krieg, als der Rhein auf jener Seite von französischen Schildwachen, auf dieser Seite von schwäbischen Kreis-Soldaten besetzt war, rief ein Franzos zum Zeitvertreib zu der deutschen Schildwache herüber: Filu! Filu!. Das heißst auf gut deutsch: Spitzbube. Allein der ehrliche Schwabe dachte an nichts so Arges, sondern meinte der Franzose frage: Wie viel Uhr? Und gab gutmütig zur Antwort : halber vieri

Malentendu

« Lors de la guerre des années 1790, alors qu’on montait la garde des deux côtés du Rhin, de ce côté-là des sentinelles françaises et de ce côté-ci des soldats du contingent souabe, un Français qui s’ennuyait d’invectiver dans sa langue son vis-à-vis allemand : Filou !, Filou !. Le brave souabe, qui ne songeait pas à mal, et croyant qu’on lui demandait l’heure [Wie viel Uhr?], de répondre serviable et en souabe : halber vieri [Trois heures et demi] »

Bonne lecture, ami.e du SauteRhin

Publié dans Anthologie de la littérature allemande et alémanique / Schatzkästlein deutscher und alemanischer Litteratur, Littérature | Marqué avec , , , , , , , , , , , | Un commentaire

Pause estivale. Les falaises de craie de l’île de Rügen

J’ai déjà évoqué, dans mon article sur les virus, les falaises de craie de l’île allemande de Rügen en mer baltique mais je ne les avais jamais vues de près. C’est chose faite et je vous en présente quelques images. Ces falaises, nous expliquait la virologue allemande Karin Mölling, sont l’œuvre conjointe d’une algue marine Emiliania huxleyi, et d’un mégavirus, un Coccolitho-virus (du grec κοκκος «pépin», λίθος «pierre») qui transforme le calcium des algues en carbonate de calcium. Au terme de millions d’années se sont formées ces falaises de craie que l’on peut voir sur l’île allemande. Ou à Douvres. A Rügen, elles sont en plus couronnées d’une très belle forêt de hêtres qui descend par endroits jusqu’à la mer. Elle fait partie du patrimoine forestier mondial de l’Unesco.

Première approche, par bateau

 

A pied


Vue sur la formation de craie la plus célèbre : le Königsstuhl (littéralement la chaise du roi) qui culmine à 118m

 

Caspar David Friedrich

Les falaises de craie ont aussi attiré l’œil du peintre Caspar David Friedrich

Caspar David Friedrich – Kreidefelsen auf Rügen. 1818. (Museum Oskar Reinhart)

 

Publié dans Non classé | Marqué avec , , , , , | 2 commentaires

Avec Bernard Stiegler, pour un traité de paix économique mondial

«  L’art politique est celui de la guerre en vue de la paix »
(Bernard Stiegler : La technique et le temps. La désorientation.
Fayard 2018. page 450)

Transformer la guerre en paix. Un retour de la guerre, vraiment ? Le proche et le lointain. L’avenir de l’Europe. Chaos et enfumage. Les abeilles ne connaissent pas la guerre (Andreï Kourkov). Mais qu’est-ce donc que la guerre ? (Werner Herzog). « Clausewitz out, computer in ».« La guerre hors limites » vue de Chine. La guerre civile économique mondiale. Un nouvel ordre planétaire néguentropique.

« L’Europe est redevenue un continent divisé, comme c’était le cas avant 1991. A la place de l’ancien rideau de fer, les autorités russes ont érigé de nouveaux murs : informationnels et culturels, tracés dans le sang à travers le territoire de l’Ukraine. Ce qui se passe aujourd’hui signe la véritable dissolution de l’URSS – les événements d’il y a trente ans n’étant qu’une répétition. Est-il possible d’avoir une Russie qui ne menace pas ses voisins, qui vive en paix avec eux en respectant toutes les langues et les cultures ? Si l’on peut rêver d’un tel avenir dans le futur, il faut se mettre au travail dès maintenant ».

( Kirill Martynov, Rédacteur en chef de Novaïa Gazeta. Europe)

Travailler pour la paix, c’est maintenant, écrivait, à l’occasion du 9 mai 2022, le rédacteur en chef de Novaïa Gazeta Europe, journal russe qui s’est installé en Lettonie pour échapper aux menaces du Kremlin. Une telle approche réinscrirait en partie la Russie en Europe, car, si l’Ukraine est européenne, la Russie l’est aussi. Mais, comme le signalait déjà Heiner Müller, sans prendre en considération « son énorme dos asiatique», on ne la comprend pas. Pour le général De Gaulle, l’Europe s’étendait de l’Atlantique à l’Oural.
Il faudra retrouver pour cela un tournant épiméthéen face à l’hybris prométhéenne, c’est à dire la possibilité d’une économie politique de la paix qui civilise l’économisme militaro-industriel et spatial traversé par les disruptions technologiques. Cela passe aussi par la refondation d’un droit international.
Mais, la Russie veut-elle encore d’un rapport à l’Europe ? Et lequel ? De son côté, l’Union européenne survivra-t-elle à son « otanisation » renforcée et élargie sous la coupe du complexe militaro-industriel et américain imposant ses normes fonctionnelles ? Certaines voix réclament déjà une Otan bien plus globale encore. Le secrétaire général délégué de l’Otan, Mircea Geoana, s’est récemment félicité de la victoire de l’Ukraine à l’Eurovision de la chanson sans que l’on sache en quoi une telle appréciation relèverait de ses attributions. A moins qu’il faille considérer désormais que cela fasse aussi partie de la guerre. Contrairement à l’euphorie ambiante, je ne suis pas de ceux qui se réjouissent de l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan même si l’on comprend que cela est imputable au comportement actuel de la Fédération de Russie Et même si l’on sait qu’elle se prépare depuis 2014. Par ailleurs, il semblerait que le prix à payer le sera par les Kurdes pour obtenir l’accord marchandé par la Turquie. Ces adhésions ferment des options vers d’autres formes de cohabitation et de coexistence pacifique dans la région auxquelles il faudra bien parvenir un jour. Le resserrement du bloc occidental continue à déplacer vers l’est le Mur de Berlin, ce qui n’est pas pour déplaire aux États Unis. Voire à Poutine qui devait savoir que cela lui pendait au nez. «  La principale victime de ces adhésions sera sans conteste l’autonomie stratégique européenne hors de l’Otan », écrit Cyrille Bret qui conclut :

« Les blocs militaires sont en voie de constitution rapide et la conséquence en est que l’Europe sera désormais traversée par une ligne de front durable ».

(Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po : Candidature de la Finlande et de la Suède à l’Otan : rester neutre n’est plus possible en Europe)

Cette guerre se présente comme une guerre de revanche contre l’Histoire. En lui conférant une dimension néo-colonialiste, les néocons russes détruisent pour toujours toute idée d’empire qu’ils prétendent reconquérir. Nous assistons quelque peu éberlués à la déréalisation du temps par la tentative du Kremlin d’inverser le cours de l’histoire. Non pas de Staline à Poutine mais de Poutine à Staline. C’est le grand bond en arrière ! Les regards sont tournés vers le passé, voire la tête enfouie dedans, alors que s’amoncellent ruines sanglantes sur ruines sanglantes. Avec ce messianisme passéiste, les ploutocrates russes, tels des éléphants dans un magasin de porcelaine, détruisent la mémoire commune de la victoire sur le nazisme, en sabordant par là même les fondements d’un vivre ensemble sur le continent européen. Et bien au-delà, si l’on prend en compte le bombardement de Kiev alors que s’y trouvait le Secrétaire général de l’Onu, bombardement signifiant : je chie sur l’ordre mondial actuel. Ne serait-ce que pour cette raison – mais il y en a d’autres, énergétique, alimentaire, monétaire… -, cette guerre a une dimension globale. Cela dit sans oublier qu’il y eut un précédant américain. Je rappelle  que l’intervention militaire en Irak s’est faite sans mandat onusien. Elle ne fut pas non plus nommée guerre. Et le mensonge qui a servi de prétexte a été la présence d’armes de destruction massives. Comme on le verra au fur et à mesure, il existe de nombreuses similitudes entre l’agir russe et celui qui fut mis en œuvre par les États-Unis sur l’air : tu l’as fait, je peux le faire aussi.

Chaos et enfumage

L’on se souvient peut-être d’un texte signé Abu Bakr Al-Naji, un collectif composé notamment d’anciens agents de Saddam Hussein devenus islamistes. Ces derniers expliquaient aux acteurs de Daech comment prendre le pouvoir en créant « des territoires du chaos » pour les exploiter dans l’espoir de créer un nouvel ordre à leur convenance. Une « stratégie » qui semble avoir inspiré V. Poutine. Ce n’est pas contradictoire avec d’autres techniques dont celle de l’enfumage pratiquée par les trolls russes et dont l’objectif principal est de tout discréditer et d’attiser la haine.

« Dans leur tentative de soutenir le parti de Poutine en Russie et de calomnier l’opposition dans des pays comme l’Ukraine, les parcs à trolls [fabriques de fausses polémiques] ont rapidement compris que, quel que soit le nombre de messages et de commentaires qu’ils produisaient, il était assez difficile de convaincre les gens de changer d’avis sur un sujet donné. Ils se sont donc rabattus sur une autre tactique : enfumer le débat. […] Selon les mots d’un activiste russe : Le but, c’est de tout gâcher, de créer une atmosphère de haine, de rendre les choses si puantes que les gens normaux ne voudront pas y toucher »

(James Bridle : Un nouvel âge de ténèbres. La technologie et la fin du futur. Éditions Allia. 2022. P. p 276-277)

La guerre en Ukraine est une guerre de la post-vérité. C’est aussi cela qui inquiète. Cela signifie que  le discours n’a pas besoin d’être crédible. Il suffit qu’il soit, et qu’il soit tel qu’il désoriente et décourage toute velléité d’y répondre. Tout se passe comme si l’enfermement identitaire de la Russie faisait de l’Ukraine le bouc émissaire de son incapacité à penser le présent et à construire un avenir. Guerre du ressentiment. Avec une incroyable rage destructrice. Il s’y perd même un langage commun qui augure mal de la possibilité de trouver une ouverture vers un possible politique et politico-diplomatique ouvrant la voie à une résolution du conflit. Même s’il est de sourds, je crois cependant que le dialogue ne doit pas être totalement rompu ne serait-ce que pour sauver des vies humaines.


Le retour de la guerre, vraiment ?

« La guerre alors qu’on n’y pensait plus ». Curieux titre de la part d’un magazine dédié à la philosophie. A quoi donc pensait-on tout ce temps ? Au sexe des anges ? Dans une conférence prononcée dans le cadre de l’académie d’été d’Ars Industrialis, en 2011, Bernard Stiegler définissait la tâche de la philosophie comme devant, aujourd’hui, prioritairement

« lutter contre le devenir guerrier de la terre »

(B Stiegler : « Pourquoi et Comment philosopher, aujourd’hui » 26 août 2011)

Si ce devenir guerrier a aussi sa dimension militaire, le philosophe pensait d’abord au départ, sans exclure le basculement de l’un à l’autre, à la guerre économique mondiale, commencée dans les années 1970 comme « guerre contre l’investissement » au profit de la financiarisation au sens où investir c’est prendre soin de son objet, alors que la spéculation financière se nourrit même de sa destruction tout comme de celle de tout patrimoine. La guerre économique est celle des spéculateurs, ces nouveaux infidèles qui ne croient plus en rien pas même en eux-mêmes. La numérisation renforce la domination des moyens sur les fins. Je reviendrai un peu plus loin sur la question de la guerre économique.

Une guerre n’arrive pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. On ne peut pas simplement la situer dans un « entre deux paix ». Je partage complètement le point de vue de l’anthropologue Catherine Hass quand elle écrit que :

« il y a quelque chose d’obscène et de révoltant à entendre répéter qu’avec l’offensive russe en Ukraine la guerre ferait son retour en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale ».

(Catherine Hass : Poutine, un néoconservateur à Moscou. AOC

Comme si l’Europe avait vécu dans un état de paix perpétuelle depuis. En effet, ajoute-t-elle, affirmer cela,

« c’est ne tenir pour rien les guerres yougoslaves (1991-2001), qui firent entre 150 000 et 200 000 morts, 2,5 millions de réfugiés et 2 millions de déplacés. Majeures pour l’Europe, elles le furent aussi pour l’Otan, qui réalisa, à cette occasion, sa première opération militaire d’envergure depuis sa création en 1949. Au lieu de se dissoudre en même temps que son principe fondateur – la menace soviétique, disparue avec l’effondrement de l’URSS et le pacte de Varsovie–, l’Otan se perpétuait en « société de service ». Son maintien interdit à l’Europe de repenser les principes organisateurs rénovés de sa politique de sécurité, à distance du monopole de la puissance états-unienne et de ses intérêts – exception faite du retentissant refus de la France de prendre part à l’invasion de l’Irak en 2003. Mais la réintégration de la France au sein de son commandement en 2007 accentua cette pente de la politique internationale unique. »

(Catherine Hass : ibid.)

Dans son livre, paru en 2019, l’autrice note que le mot guerre n’était plus prononcé depuis le changement de doctrine de l’administration Bush dans les années 2000. Une « rupture » est intervenue avec ce qui existait depuis la guerre froide jusqu’aux années 1990 où « l’État ennemi est bien identifié à celui qui conduit une politique ennemie ».

« Cette donne change en 2001 dès lors que les États attaqués (Irak, Afghanistan) ne sont plus reconnus par les États-Unis comme tels : on leur déniait leur étaticité en leur ôtant leur légitimité – telle était l’une des fonctions des termes d’État voyou ou d’Axe du mal. Cette désétatisation eut une conséquence majeure : les États-Unis ne nommèrent plus la guerre – le mot guerre, outre dans la locution guerre contre le terrorisme, ne fut jamais employé pour désigner les occupations de l’Afghanistan et de l’Irak – masquant ainsi qu’il s’agissait de guerres de destruction des États. La guerre en ne nommant plus un antagonisme, perdait sa qualification politique ».

(Catherine Hass : Aujourd’hui la guerre. Fayard. 2019. p.278)

Poutine, dans son rôle d’imitateur assidu des États-Unis, dénie lui aussi à l’Ukraine son existence d’État et ne fait donc pas la guerre. Tout juste une « opération spéciale ». Tout aussi ravageuse.

Qu’est-ce qui fait cependant que, même pour ceux – dont je suis – qui considèrent qu’en fait les guerres n’ont jamais cessé depuis 1945, nous ayons l’impression que nous ayons affaire à quelque chose d’inédit et qui nous concerne au plus près ? Il y a la perplexité devant l’absurdité d’une telle guerre au 21ème siècle ; la volonté de nier l’existence d’un pays, de détruire des pans de mémoire commune ; le fait qu’elle soit menée par une puissance nucléaire qui n’hésite pas à en brandir la menace ; le sentiment que se joue l’avenir de l’Europe. Il ne s’agit plus du tout d’un conflit de systèmes sociaux différents mais d’une volonté de gendarmer sa part du monde, d’un impérialisme venu de l’Est.

Anecdote : Je me trouvai début mai sur l’île de Rügen dans la Mer baltique quand nous avons vu entrer dans le port des soldats vêtus de noir sur des canots pneumatiques noirs. Puis, nous avons vu croiser devant les fenêtres de l’hôtel des bâtiments militaires survolés d’hélicoptères. Renseignements pris, il s’agissait officiellement d’une manœuvre germano-néerlandaise d’exfiltration de ressortissants. Nous avons appris un peu plus tard que l’aviation russe était venue voir cela de plus près avant d’être reconduite par l’aviation allemande. On se dit alors que ce qui paraissait lointain ne l’est finalement pas tant que ça. Si nous ne sommes pas en guerre contre la Fédération de Russie, ce qui ferait de nous au sens propre des cobelligérants, les sanctions économiques et les livraisons massives d’armes ne nous mènent pas loin. La question fait partie des zones grises qui se révèlent à l’occasion de ce conflit.

Seuls les exorganismes font la guerre.

« Derrière lui la guerre à laquelle il ne prenait aucune part mais dont il était devenu simplement l’habitant. Habitant de la guerre. Un sort nullement enviable, mais autrement plus tolérable pour un être humain que pour des abeilles. Sans les abeilles, il ne serait parti nulle part, il aurait eu pitié de Pachka, il ne l’aurait pas abandonné tout seul. Mais les abeilles, elles, ne comprenaient pas ce qu’était la guerre ! Les abeilles ne pouvaient pas passer de la paix à la guerre et de la guerre à la paix, comme les humains. »

(Andreï Kourkov : Les abeilles grises. Ed Lianna Levi. 2022. p.179-180)

Sergueï Sergueïtch « habite » la guerre, entre trêves et échanges de tirs, dans la « zone grise » coincée entre l’armée ukrainienne et les séparatistes pro-russes du Donbass. Le roman d’Andreï Kourkov se situe après l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie, en 2014. Avec son « ennemi d’enfance » Pachka, ils sont les deux seuls résidents d’un village abandonné. Ils sont donc condamnés à s’entendre. Plus même : ils sont ennemis d’enfance depuis si longtemps qu’ils ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. Sergueï, la cinquantaine, vit d’une pension d’invalidité due à la silicose mais surtout pour ses abeilles grâce auxquelles il peut proposer de l’apithérapie, une thérapeutique consistant à s’allonger sur les ruches. Au printemps pour faire respirer ses abeilles, il embarque ses ruches sur une remorque en direction d’un endroit où l’on ne se tire pas dessus. S’étant souvenu d’une rencontre avec un apiculteur tatar lors d’un congrès de la profession, il se rend en Crimée. Un voyage quelque peu aventureux qui le mène dans un rude contraste entre d’accueillantes prairies ensoleillées et fleuries et les persécutions que subit la minorité tatare de la part des autorités russes.

Les abeilles ne connaissent pas la guerre. Comme le disait Bernard Stiegler dans la conférence déjà citée : « faire la guerre, c’est combattre sa propre espèce », ce dont seuls les humains sont capables car il faut pour cela des techniques. Seule la forme de vie technique – exorganique -, seuls les exorganismes font la guerre.

Mais qu’est-ce donc que la guerre ?

« Lors de leur conversations, les soldats en reviennent toujours à ce point. A quoi une guerre est-elle censée ressembler ? A quoi peut-on la résumer ?

(Werner Herzog : Le crépuscule du monde. Trad. Josy Mély. Séguier. 2022. p. 90)

Dans son premier roman, le cinéaste allemand Werner Herzog raconte l’histoire de Hiroo Onoda, ce soldat de l’armée impériale nippone qui refusant de croire à la capitulation du Japon après Hiroshima, en 1945 et à la fin de la Seconde guerre mondiale, continua la guerre pendant trente années dans la jungle d’une petite île des Philippines. Où chaque indice le conforte dans l’idée que la guerre continue. Il suit l’évolution des armements jusqu’à l’apparition des satellites et se fait cette réflexion :

« Parfois, dit Onoda, il me semble que ces armes ont quelque chose qui leur est propre et qui échappe à l’influence humaine. Mènent-elles une vie propre une fois conçues ? La guerre n’a-t-elle pas elle même une vie propre ? La guerre rêve-t-elle d’elle même ? »

Peut-être qu’Onoda n’avait pas tort en considérant que la guerre ne finit jamais. La preuve, chez nous, on prépare déjà celles de demain :

« Une » du journal L’Alsace du 19 avril 2022

« Clausewitz out, computer in »

Si le mot guerre avait quelque peu disparu, c’est aussi en raison de difficultés conceptuelles. On connaît la célèbre définition de Carl von Clausewitz :

„Der Krieg ist eine bloße Fortsetzung der Politik mit anderen Mitteln“

« La guerre n’est que la continuation de la politique [d’État] par d’autres moyens »

C’est théorique et prescriptif : la guerre devrait être…. Dans l’idéal, Clausewitz la fait reposer sur un trépied : guerre, politique, état. Et c’était écrit à l’époque des États-nations qui se réservaient le monopole de la violence. Dans la réalité, Clausewitz le savait déjà, elle pouvait ne pas être politique. Et surtout elle est ce qu’elle est en fonction des circonstances et de l’état des techniques et technologies. Et la question qui se pose à nous aujourd’hui est de savoir ce qu’il en est dans notre état technologique et dans des situations où le politique est phagocyté par l’économie dérégulée et l’État considéré comme le problème et non la solution. Alors que les moyens deviennent leur propre fin. La guerre militaire est-elle la continuation de la guerre économique par d’autres moyens ?  Ou les mêmes ?
Dans un article intitulé « Clausewitz out, computer in », l’historien militaire américain Williamson Murray notait l’arrivée de ce qu’il appelle une nouvelle Weltanschauung au sein des armées américaines. Elle était initiée par l’armée de l’air qui menait la charge « vers l’utopie technologique de la « domination de l’espace de combat » » capable d’éliminer ce que Clausewitz nommait le « brouillard de la guerre ». Les aviateurs voulaient croire en « la puissance des nouveaux systèmes d’information » et dans leur capacité « à corréler automatiquement et rapidement des données provenant de nombreuses sources pour former une image complète de la zone opérationnelle, qu’il s’agisse d’un champ de bataille ou du site d’une opération de mobilité ».
L’armée de terre n’était pas en reste, poursuit W. Murray, car en 1995, un général de l’armée de terre a annoncé à un groupe d’officiers de marine que « la numérisation du champ de bataille signifie la fin de Clausewitz ». allant jusqu’à croire que s’ils avaient disposé des technologies d’information des années 1990, ils auraient gagné la guerre du Vietnam.

« La conviction que les organisations militaires ont besoin de plus de données quantifiables, de plus d' »informations », est également inhérente à l’approche anti-Clausewitzienne. Un vaste réseau de capteurs et d’ordinateurs, tous reliés entre eux, est censé réduire les frictions de l’équation militaire à des niveaux gérables et contrôlables. Mais le traitement de toujours plus d’informations peut tout aussi bien engorger les organisations militaires sous un flot de données indigestes. Pire encore, les affirmations actuelles sur la domination de l’information passent à côté de la différence essentielle entre information et connaissance. »

(Williamson Murray : Clausewitz out, computer in / Military Culture and Technological Hubris. En ligne)

L’information n’est pas la connaissance. La connaissance de l’Ukraine a fait défaut à Poutine dans sa tentative ratée d’obtenir rapidement un regime change (changement de régime).

Sur quelques technologies de cette guerre

J’ai appris de mes entretiens avec Paul Virilio que toute guerre charrie de l’ancien voire de l’archaïque et du nouveau. D’un côté, la guerre en Ukraine se mène en partie en distanciel et a pu être, d’un autre côté, comparée, dans le Dombass, à la bataille de la Somme, en 1915, par son déluge d’artillerie, de bombardements aériens et de « drones suicides ». C’est sur quelques nouveautés que je voudrais m’arrêter. Sur le premier point, on relèvera l’utilisation par la Russie de missiles dits hypersoniques. Ils évoluent à des vitesses supérieures à Mach 5, c’est à dire cinq fois la vitesse du son. De telles vitesses annihilent le temps politique. Ces engins dont la trajectoire est imprévisible seraient pour le moment capables de déjouer les systèmes anti-missiles. Selon le Pentagone, qui a annoncé la réussite d’un second essai d’une arme de même type par les États-Unis, la Russie en aurait déjà utilisé entre 10 et 12 en Ukraine. C’est la nouvelle course aux armement du moment dans laquelle la France s’est engagée également. « La nouveauté des engins hypersoniques réside dans leur précision et leur manœuvrabilité, qui interdit au pays frappé de connaître la cible avant qu’elle ne soit atteinte » écrit François Heisbourg, ajoutant :

« La question est de savoir si cette nouvelle catégorie d’armements accroîtra ou non le risque de guerre. La réponse ne porte pas à l’optimisme. Le fait que les engins hypersoniques peuvent être à charge conventionnelle leur donne les caractéristiques d’une arme d’emploi de l’espace de bataille, or leurs effets pourront être stratégiques du fait de leur précision alliée à leur puissance de frappe. Un pays dont les œuvres vives que sont ses centres de pouvoir et ses infrastructures critiques auront été détruites pourra réagir comme s’il avait subi une frappe nucléaire ».

(François Heisbourg : Retour de la guerre. Odile Jacob.2021. p.129)

Nous avons là, avec l’effacement de la distinction entre nucléaire et non nucléaire, un exemple de la manière dont les innovations technologiques mènent à l’obsolescence des catégorisations, les court-circuitent.
La place des téléphones portables, côté ukrainien, n’aura échappé à personne. C’est par eux que nous parviennent une partie des images de la guerre. Le président Zelensky en fait un usage selfique intense, urbi et orbi. Dès le début du conflit, le milliardaire Elon Musk, avant d’annoncer vouloir mettre la main sur la fourmilière Twitter, avait mis à la disposition de l’Ukraine une cargaison de terminaux permettant la connexion à l’Internet via les stations satellitaires Starlink, faisant des « constellations de satellites privées, un nouvel acteur du champ de bataille », comme l’écrit le journal Le Monde :

« L’envoi mi-mars de plusieurs milliers de boîtiers Starlink en Ukraine par le fondateur de SpaceX, Elon Musk, est considéré par certains experts comme un véritable game changer [= qui change la donne] militaire. En permettant aux Ukrainiens de ne plus dépendre du réseau téléphonique ou Internet classique, ni d’éventuels moyens satellitaires militaires étatiques, forcément limités et exposés, Elon Musk a ouvert une brèche dans la rigidité traditionnelle des communications sécurisées sur théâtre de guerre et donné une agilité inattendue aux Ukrainiens : début mai, quelque 150 000 personnes utilisaient chaque jour le réseau, selon le chef de l’agence spatiale russe Roscosmos.
Preuve de son importance, Starlink a fait l’objet d’au moins une attaque cyber de la part des Russes, mais la société américaine a réussi à la déjouer, selon SpaceX. On pourrait imaginer qu’à l’avenir les soldats aient une double dotation d’emblée : un fusil et un smartphone sécurisé, anticipe un officier de l’armée de terre, qui voit dans ces constellations privées de satellites un facteur de souplesse sur les théâtres de guerre ».

Une souplesse toute libertarienne. Une guerre peut demain dépendre du bon vouloir ou de la mauvaise volonté de tel ou tel milliardaire. Par ailleurs, cet exemple montre que l’État n’a plus le monopole de la guerre. Des chercheurs militaires chinois préconisent déjà :  « une combinaison de méthodes d’élimination douce et dure devrait être adoptée pour faire perdre leurs fonctions aux satellites Starlink et détruire le système d’exploitation de la constellation ». (Cf)

Et il y a la «  numérisation du champ de bataille » déjà évoquée et que Michel Goya décrit ainsi sur son blog :

« L’Ukraine l’a fait (pour mémoire, ce sont les nations qui font les guerres pas les armées) en intégrant massivement la numérisation civile, depuis les simples combattants dotés de smartphones jusqu’aux petites unités de renseignement territoriales dotés de petits drones low cost. Associés à la masse de combattants mobilisés (une donnée que l’on a oublié), cela donne à l’armée ukrainienne une quantité considérable d’informations tactiques en temps réels sur soi et sur l’ennemi, et très supérieure à celle dont disposent au contraire les Russes qui ne bénéficient pas pour l’instant d’un tel apport. Cela donne évidemment un avantage considérable aux petites unités ukrainiennes mobiles sur les lourdes colonnes russes. La très grande majorité des combats, jusqu’aux embuscades d’artillerie, sont ainsi à l’initiative des Ukrainiens, ce qui constitue un atout énorme ».

Le réseau Telegram
… est « l’une des armes de cette guerre », déclare, dans un entretien à Mediapart, Taras Nazaruk responsable des projets d’histoire numérique au Centre d’histoire urbaine de Lviv, à l’ouest de l’Ukraine, qui s’est donné pour mission de documenter et d’archiver le conflit. « Le gouvernement ukrainien a mis en place un chatbot [logiciel dialogueur] appelé Il y a un ennemi, où les gens peuvent envoyer des photos et des informations sur les positions des troupes de l’armée russe, sur les déplacements des avions, des chars, de l’artillerie, etc. C’est de fait du renseignement ».

Un « uber de l’artillerie »
Dans un article pour le journal Le Monde, Emmanuel Grynszpan relevait l’inventivité de l’armée de Kiev face à la puissance de feu russe :

« Autre innovation, un logiciel capable de coordonner l’emploi de plusieurs types d’armes pour concentrer leur feu sur une cible donnée. Baptisé « GIS Art for Artillery », ce programme informatique, développé par l’Ukrainien Yaroslav Sherstyuk, attribue des cibles aux canons, mortiers, lance-roquettes ou drones les plus proches. Une sorte d’« Uber de l’artillerie », résume Trent Telenko, un ancien employé du département américain de la défense, sur son fil Twitter. […]
Alors que la doctrine militaire russe préconise la concentration de l’artillerie sur un espace donné, sous forme de batteries, le logiciel permet aux forces ukrainiennes d’éparpiller leurs canons sur plusieurs positions. GIS Art for Artillery autorise une plus grande mobilité et réduit le risque de tirs de contrebatterie, puisque les positions dispersées sont plus difficiles à localiser et à frapper. Selon ses concepteurs, le programme permet aussi aux équipes de reconnaissance de marquer les cibles en quelques secondes avec des systèmes laser GPS. Il est toutefois difficile à l’heure actuelle de mesurer à quelle échelle ce programme est utilisé par les militaires ukrainiens.»
(Emmanuel Grynszpan : l’inventivité de l’armée de Kiev contre la puissance de feu russe)

On a vu que les drones de loisirs grand public ont été transformés en arme de guerre. « Nous croyons qu’un beau matin les hommes découvriront avec surprise que des objets aimables et pacifiques ont acquis des propriétés offensives et meurtrières », écrivaient, en 1999 déjà, deux stratèges chinois dont il sera encore question plus loin. Il faudrait évoquer également ce que l’on nomme cyberguerre qui cependant n’est pas très nouvelle.

François Heisbourg, pose comme corollaire à la loi de Moore, loi empirique qui veut que les capacités de calcul doublent tous les dix-huit mois, celle dite d’Augustine qui veut que le coût d’un avion de combat double à chaque nouvelle génération. Un général chinois y ajoute, non sans malice, me semble-t-il, la question de savoir comment tenir la course sans industrie manufacturière.

« Aujourd’hui, la guerre est toujours une industrie manufacturière. Certains disent que la guerre aujourd’hui est une confrontation de réseaux, la puce est reine. Oui, les puces jouent un rôle irremplaçable dans les guerres modernes de haute technologie. Mais la puce elle-même ne peut pas combattre, la puce doit être installée sur diverses armes et équipements, et toutes sortes d’armes et d’équipements doivent d’abord être produits par une industrie manufacturière forte ».

(Cf Entretien avec le Général Qiao Liang)

Il faut y ajouter une dimension supplémentaire, celle des ressources minérales nécessaires aux smartphones, missiles « intelligents », drones, satellites, etc… et cette autre guerre que Guillaume Pitron nomme « la guerre des métaux rares ».

« La guerre hors limites »

Je veux introduire ici un point de vue chinois. En 1999, deux stratèges chinois, Qiao Liang et Wang Xiangsui, deux colonels de l‘armée de l’air chinoise publiaient un livre au titre évocateur : la guerre hors limites. Comme son titre l‘indique, il est question de l‘extension du champ de la guerre, sortant du domaine militaire stricto-sensu pour y associer une dimension « non sanglante » qui n‘en fait pas moins des victimes.
Qiao Liang et Wang Xiangsui ont écrit leur livre à la sortie de la Guerre froide et après la première guerre du Golfe, nommée Tempête du désert qui avait mis en scène plus de 500 techniques nouvelles. Ce qui frappe cependant les auteurs, ce n’est pas tant ce chiffre que la tendance à l’intégration des techniques, faisant ainsi système. Ils en fournissent un exemple :

« Ainsi l’interception de Scuds par les Patriots a paru aussi simple que de tirer des oiseaux avec un fusil de chasse. En réalité cela faisait appel à de nombreux équipements déployés sur plus de la moitié du globe : après qu’un satellite DSP eut identifié la cible, une alerte était envoyée à une station au sol en Australie, puis acheminé au poste de commandement central à Riyad par l’intermédiaire du poste de commandement du Mont Cheyenne aux États-Unis. Puis, les opérateurs des Patriots recevaient l’ordre de se mettre en position de combat, le tout opérant dans la phase d’alerte de 90 secondes seulement, à l’aide des nombreux relais et systèmes au sol et systèmes C3I [Commandement et contrôle assisté par ordinateur], que l’on peut véritablement désigner par la formule du ‘coup de feu qui ébranle toute la planète ’ ».

(Qiao Liang et Wang Xiangsui : La guerre hors limites. Payot poche 2006. p.38)

Tout cela, écrivent-ils, aurait été impensable avant l’apparition de l’informatique. Ce qu’ils nomment « synthèse » ou « intégration » des techniques et de la globalisation fait voler en éclat la définition traditionnelle de la guerre, de même que la distinction ami / ennemi. En outre, elle délocalise.

« A l’époque de la synthèses des techniques et de la mondialisation, une guerre ne peut plus être désignée du nom des armes utilisées. La relation entre armes et guerre a été réordonnée, tandis que l’apparition d’armes de nouvelles conceptions et surtout les nouvelles conceptions d’armes ont progressivement brouillé le visage de la guerre. Une seule attaque de hacker compte-t-elle pour un acte hostile ? L’emploi d’instruments financiers pour détruire l’économie d’un pays peut-il être considéré comme une bataille ? La diffusion par CNN du cadavre d’un soldat américain exposé dans les rues de Mogadiscio a-t-elle ébranlé la détermination des Américains de se comporter comme le gendarme du monde, et modifié du même coupla situation stratégique mondiale ? Et l’évaluation d’actions en temps de guerre doit elle tenir compte des moyens ou des résultats ? A l’évidence, si l’on garde à l’esprit la définition traditionnelle de la guerre, il n’y a plus moyen de donner une réponse satisfaisante à ces questions. Quand on comprend brusquement que toutes ces actions non guerrières pourraient être les facteurs constitutifs des guerres futures, on doit trouver un nom pour ce nouveau type de conflits – une guerre qui dépasse toutes les frontières et toutes les limites : en bref, la guerre hors limites ».

(Qiao Liang et Wang Xiangsui : La guerre hors limites. Payot poche 2006. p. 39)

Parmi les nouvelles armes qu’ils examinent, il y a celle financière qu’ils jugent d’une « incroyable puissance destructrice ». A propos de la crise financière de l’Asie du Sud Est, en 1997, les colonels chinois pensent que «  ce fut la première guerre menée par des organisations non étatiques pour attaquer des pays souverains sans la force armée, en utilisant des moyens non militaires ». Nous avons eu, entre temps, l’exemple de la Grèce. Ils désignent nommément Georges Soros comme principal protagoniste non militaire de cette guerre. C’est le deuxième acteur non militaire que nous rencontrons, j’ai déjà nommé Elon Musk. Les auteurs en désignent d’autres pour affirmer que la guerre n’est plus seulement une affaire de soldats. Dans la longue liste des guerres non militaires, ils nomment la guerre psychologique, médiatique, des réseaux, de l’aide économique et la « guerre du droit international », autant de moyens pouvant servir à la guerre et qui, à bas bruit, ont modifié la conception même de la guerre. Ajoutons la guerre alimentaire et celles qu’ils ne nomment pas, les guerres aux sociétés, les guerres sociales.
Traitant de la cybernétique, Qiao Liang et Wang Xiangsui constatent que « la technique précède une fois de plus la pensée militaire » et écrivent, après en avoir souligné les potentialités positives que « si cette technique se développe dans une direction qui ne peut être contrôlée par l’homme, elle finira par faire de l’humanité sa victime ». Ils estiment qu’ils ne faut pas confondre révolution des technologies et révolution des affaires militaires, l’une étant toujours en retard sur l’autre. Il manque une pensée à ce qu’ils nomment « notre époque d’intégration technologique », sans évoquer cependant l’automatisation.
Et ceux qui croient en être des acteurs, le sont de systèmes qui les dépassent. Cette vaste panoplie de nouvelles armes est opératoires en « combinaisons ». Les auteurs soulignent que les « moyens qui contribuent au bonheur de l’humanité […] peuvent aussi être utilisés comme moyens de guerre ». Nous dirons avec Bernard Stiegler que ce sont des pharmaka (à la fois poisons et remèdes) et que c’est aujourd’hui l’absence de pharmacologie positive qui mène à la guerre. Même s’il date déjà un peu, leur livre est intéressant du point de vue de la vision que peuvent avoir de l’Occident la Chine et d’autres pays et explique le peu d’empressement qu’ils ont à suivre la condamnation de la Russie dans son attitude envers l’Ukraine. Leur abstention est-elle pour autant justifiée ? L’ouvrage dont il a été question est un point de vue militaire. Ce qui nous intéresse, c’est la perspective de la paix. Si tous les objets et systèmes que les hommes produisent, jusqu’au commerce entre eux et même les jouets ont atteint à ce point une tendance guerrière, il est urgent de leur opposer une contre-tendance pacifique.

La fin de la guerre froide et la révolution conservatrice

La guerre dite de « haute intensité » à laquelle nous assistons aujourd’hui et qui se déroule en Ukraine doit donc être inscrite dans un contexte plus général et plus global. Ce d’autant que si l’objectif annoncé au début de cet article est de préparer la paix, c’est en amont qu’il faut intervenir également pour que la paix soit autre chose qu’un entre deux guerres sanglantes et afin que l’invasion de l’Ukraine ne soit pas, en outre, le premier acte d’une nouvelle série de Guerres de Trente ans. Conflits armés qui détruisent des vies et les milieux de vie. La guerre en Ukraine est aussi un écocide. C’est ce fond-ci que je souhaiterais maintenant dégager à partir des travaux de Bernard Stiegler. Il consistera à poser que ce à quoi nous assistons est un moment particulièrement destructeur et sanglant dans le contexte plus général d’une « absence d’époque ». Pour éviter tout malentendu, je précise encore une fois qu’expliquer le contexte ne justifie en rien un acte de guerre. Et pour être encore plus clair : j’écrivais ces lignes au moment où un tribunal à Kiev condamnait à perpétuité un jeune sous-officier russe accusé de crime de guerre. J’espère qu’un jour les indignitaires du régime à Moscou (y compris le patriarche de l’Église orthodoxe n’en déplaise à Viktor Orban) seront à leur tour jugés par un tribunal. Le mieux serait dans leur propre pays.

« Le mitan des années 1990 n’est plus tant marqué par la clôture de la guerre froide que par la mondialisation du nouvel ordre économique. La guerre n’est plus, à la différence des années Bush, le creuset du nouveau nomos, la politique de l’enlargement libéral devant succéder, en 1995, à celle du containment politique ; il ne s’agit plus, pour les États-Unis, de se déployer en contenant le communisme mais de le faire via l’économie de marché. Le projet est celui d’une libéralisation des marchés jusqu’ici fermés au libre-échange, la levée de tous les obstacles à la mondialisation financière et économique telle que nous l’avons connue dans les années 1990. Si le discours sur la mobilisation militaire qu’engageait La guerre froide est révolu, le discours économique tenu est belliciste, sa rhétorique, guerrière »

(Catherine Hass oc p. 296)

Je préfère parler de globalisation plutôt que de mondialisation. La globalisation est immonde et nous devons justement en refaire un monde. Il faut aller plus loin dans l’analyse de ce qu’il se passe depuis la fin du siècle dernier. Nous assistons en effet depuis à une métamorphose profonde du système technique qui devient global et qui tend à être soumis totalement au système économique lui même piloté par le système financier. Il est source d’incurie et de bêtise. Depuis toujours, les systèmes techniques ont provoqué un désajustement d’avec les systèmes sociaux et les appareils psychiques. Les désajustements sont devenus chroniques en mode accéléré, créant un état de choc permanent qui rend stupide. L’État avait pour fonction de réguler les désajustements par une politique de réajustement permettant une prise de soin. Mais il est devenu l’ennemi à abattre. L’absence de réajustement qui n’est pas adaptation mais devrait être adoption mène pour Bernard Stiegler à un vide où se déploient les pulsions dont celle de mort et la barbarie. Les récentes tueries aux États-Unis relèvent de cette dimension.

Pour un traité de paix économique

Dans un livre paru en 2018, il y a donc quatre ans, Bernard Stiegler inscrivait les conflits militaires présents – à l‘époque où il écrivait – et à venir – nous assistons à l’une d’entre elles – dans le contexte plus général d‘une « guerre économique civile planétaire » conduite « via des armes de destruction computationnelle massive » (Bifurquer p.16)  :

« Menée à la fois pour et par la prise de contrôle des processus d’exosomatisation, la guerre économique civile et planétaire, qu’il faut appréhender comme une troisième guerre mondiale, et qui engendre évidemment aussi des conflits militaires, pour le moment « locaux » – et ils sont de plus en plus nombreux et de plus en plus atroces – , est incomparablement plus destructrice que les deux guerres mondiales du XXè siècle, cependant que les impasses où elle mène accroissent chaque jour davantage la probabilité d’un nouveau conflit militaire majeur entre exorganismes territorialisés nationaux, régionaux ou continentaux téléguidées par leurs exorganismes planétaires, et en vue d’imposer ceux-ci comme monopoles fonctionnels technosphériques dans la compétition planétaire ».

(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser ? 1 L’immense régression. Les Liens qui libèrent. P 217)

L’extrait fait partie d’un paragraphe intitulé La guerre civile économique dans l’exosomatisation de plus en plus bête. Avant de le commenter plus directement et plus complètement, je voudrais remonter encore plus loin et montrer que cela fait un moment déjà que le philosophe nous avertissait. Ainsi, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012, il y a donc 10 ans, le mensuel Philosophie magazine avait posé la question : qu’est-ce qu’un bon président ? Face aux destructions et à la lutte acharnée de tous contre tous générées par la spéculation financière, Bernard Stiegler disait attendre d’un président qu’il travaille à l’intérieur comme à l’international à l’élaboration d’un traité de paix économique (Je souligne). Il définissait déjà le contexte d’alors comme celui

« d’une guerre économique mondiale d’une destructivité inouïe ».

Ce qui fut un temps nommé par l’économiste Joseph Schumpeter la « destruction créatrice » est devenu avec la financiarisation et la révolution conservatrice mise en œuvre par Thatcher et Reagan, puis poursuivie par Blair, Berlusconi et Sarkozy qui ont «  mené une guerre sans merci contre toutes les formes de collectivités humaines – et contre leurs puissances publiques qu’elle a acculées à l’impuissance publique », cette « destruction créatrice » donc est devenue  une destruction destructrice :

« Certes, les villes ne sont pas rasées, les usines ne sont pas bombardées, les terres agricoles ne sont pas minées ou défoncées par des tirs d’obus. Mais ce qui fut appelé la « destruction créatrice » par l’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950), dès lors qu’elle est devenue, avec la financiarisation, exclusivement spéculative, et a conduit au désinvestissement généralisé, a imposé une logique de jetabilité et de destruction qui fait que la « mondialisation » est devenue une lutte sans foi ni loi des spéculateurs contre toutes les formes de valeurs ».

(Bernard Stiegler : J’attends celui qui mettra fin à la guerre économique )

C’est écrit en 2012. Aujourd’hui, en Ukraine, les villes sont rasées, les usines et les hôpitaux bombardés, les terres agricoles saccagées. « Cette guerre est aveugle », ajoutait le philosophe au sens où elle ne perçoit pas sa propre bêtise produite par les non-savoir que produisent les disruptions technologiques et parce que la spéculation n’est pas un investissement. L’investissement prend soin de son objet quand la spéculation, elle, le détruit.
Un bon Président ou une bonne Présidente pour 2012 ne doit pas ignorer un tel contexte et travailler à y proposer une alternative, une nécessaire bifurcation :

« C’est un impératif absolu, essentiellement pour deux raisons : 1. si elle devait se poursuivre, cette guerre économique mondiale conduirait à brève échéance à une guerre militaire mondiale ; 2. au stade où elle en est déjà, il est devenu tout simplement impossible d’éviter la ruine économique et politique totale de la France, aussi bien d’ailleurs que de l’Europe et des pays industriels historiques – y compris l’Allemagne, qui, dans un tel contexte, finira par connaître le même sort que les États-Unis, et la soudaine chute de sa croissance cette année est un indice de ce fait.
Une alternative à la guerre, cela s’appelle la paix. C’est pourquoi le projet du futur chef de l’État devra avant tout proposer au plan international les termes d’un traité de paix économique – et son projet national devra s’inscrire dans cette perspective et être conçu en fonction de ces contraintes nouvelles ».

(Bernard Stiegler : article cité)

A plusieurs reprises depuis, les présidents de la République qui se sont succédés se sont déclarés « en guerre », qui contre le terrorisme, qui contre un virus. Mais jamais ni les uns ni les autres n’ont identifié cette guerre économique mondiale destructrice. Bernard Stiegler l’a rappelé en 2015 puis encore en 2020. Dans l’avertissement à l’ouvrage Bifurquer, paru en 2020, Bernard Stiegler écrit :

« Lorsqu’il déclara : « nous sommes en guerre », le président Macron aurait dû ajouter : [nous sommes en guerre] depuis des décennies et plus précisément depuis cette « révolution conservatrice » qui aura systématiquement et systémiquement détruit les construction sociales qui avaient au long des deux siècles précédents limités les effets anti-sociaux de la lutte économique ».

(Bernard Stiegler : Bifurquer. L’avertissement. Les liens qui libèrent.2020. p. 16)

Face à un modèle de développement devenu un modèle de destruction des pouvoirs publics, de la confiance et du crédit, aggravé par la disruption numérique et sa vitesse, Bernard Stiegler appelait non pas à repartir sur une économie de guerre mais à construire une

« économie de transition vers une paix économique mondiale basée sur un nouveau pacte économique à même de concrétiser un traité de paix »

(B.S ibid p 17-18)


La guerre civile économique dans l’exosomatisation de plus en plus bête.

Je reviens au paragraphe intitulé : La guerre civile économique dans l’exosomatisation de plus en plus bête. Précisons d’abord la notion d’exosomatisation et d’exorganisme, dont j’ai commencé à raconter l’histoire. Pour le mathématicien et économiste d’origine roumaine Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) devenu économiste dans l’équipe de Joseph Schumpeter , « seule l’espèce humaine a commencé à utiliser et, plus tard, à produire des organes exosomatiques, c’est-à-dire des membres détachables tels les massues, les marteaux, les couteaux, les bateaux et, plus récemment, les canons, les automobiles, les avions à réaction, les cerveaux électroniques, etc. » (Nicholas Georgescu-Roegen : De la science économique à la bioéconomie). Ces exorganismes vont du simple aux complexes, ils ne cessent de se développer jusqu’à former une technosphère devenue macrocosmique.
Que signifie cette expression de « guerre civile économique ». Elle veut dire d’abord que ce n’est pas une guerre militaire mais qu’elle peut le devenir. Ensuite qu’il ne s’agit pas d’une guerre entre États mais bien plutôt d’une guerre qui disloque les États-nations et les organisations qui les relient. Enfin qu’il est question de guerres de disruptions technologiques contre les sociétés qu’elle met en état de sidération. Elle n’a plus rien de politique reposant tout au contraire sur l’absence d’une politique économique et technologique industrielle au sens d’une politique d’adoption et de soin pharmacologiques et non d’une adaptation-soumission aux ruptures technologiques. Les systèmes techniques ont été abandonnés au marché. A un marché dérégulé. Livrés à eux-mêmes, il sont toxiques. Nous vivions dans une illusion de paix alors qu’ailleurs, en dehors de l’Europe, sur d’autres continents, des populations vivent des guerres militaires « à cause de notre guerre économique » dont nous ne croyions pas qu’elle pourrait un jour aussi rejaillir sur nous.

Cette guerre civile économique est menée par des « exorganismes complexes » aujourd’hui technosphériques dotés d’une ceinture satellitaire. Bernard Stiegler rappelle que depuis le lancement du premier Spoutnik, la conquête spatiale a offert au capitalisme militaro-industriel « la nouvelle infrastructure relativement déterrianisée (encore dans les orbes de l’attraction terrestre) à travers laquelle l’échelle biosphérique allait être dépassée ». Il enchaîne sur le caractère surplombant et ubiquitaire de la convergence des systèmes, qui englobe la biosphère :

« C’est depuis cette ceinture satellitaire que les exorganismes complexes technosphériques peuvent court-circuiter « infrasomatiquement » les localités terriennes tout en déployant leurs activités dans tous les secteurs industriels (armement, télécommunications, mass media, automobile, services de transports et d’hébergement, santé, équipements urbains, aménagement du territoire, domotique, agriculture, « éducation », distribution, etc.) – et sur tous les territoires. »

(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser ? 1 L’immense régression. Les Liens qui libèrent. P 214)

Pour qualifier l’impact de l’automatisation de leur milieu sur les humains, David M Berry (Université du Sussex) a introduit entre l’exosomatisation qui caractérise l’extérriorisation technique et technologue propre aux humains et l’endosomatisation, propre au vivant en général, le concept d’infrasomatisation. Ce concept pointe en quelque sorte le degré d’intimité atteint dans la relation entre les technologies en réseau et le vivant. L’exemple du smartphone est à cet égard le plus éloquent.
Bernard Stiegler insiste sur le changement d’échelle

« Ces exorganismes complexes qui deviennent ainsi macrocosmiques se livrent une guerre civile et économique mondiale. […]
De ces conflits littéralement ruineux entre exorganismes complexes – en cela qu’ils anéantissent et annihilent des siècles de construction d’horizons d’individuation psychique et collective issus des systèmes sociaux, reposant eux-mêmes sur la noétisation de chocs techno-logiques issus des occurrences précédentes du double redoublement épokhal – , les États, particulièrement en Europe, sont de plus en plus souvent les spectateurs à la fois impuissants et complaisants ».

(Bernard Stiegler : oc. p. 216)

L’actuelle révolution de l’ensemble du système technique détruit tout ce que l’humanité a construit comme mécanismes civilisationnels à commencer par les savoirs eux-mêmes. L’absence d’un exorganisme complexe supérieur conforme à l’état actuel des technologies, tel que furent en leurs temps, l’Église, les Etats, les organisations transnationales comme l’ONU rend la technosphère « désertifiée et insupportable ». La situation se caractérise par une absence d’époque, que Stiegler nomme un « double redoublement epokhal », celui-ci consistant à paenser, c’est à dire à penser et prendre soin des disruptions technologiques qui se succèdent à un rythme accéléré. Ces manques

« accroissent chaque jour davantage la probabilité d’un nouveau conflit militaire majeur entre exorganismes territorialisés nationaux, régionaux ou continentaux téléguidées par leurs exorganismes planétaires, et en vue d’imposer ceux-ci comme monopoles fonctionnels technosphériques dans la compétition planétaire ».

Le philosophe conclu son paragraphe de la manière suivante :

« Que la guerre militaire soit généralement précédée, depuis l’émergence des États-nations, d’une sensible aggravation de la régression vers la bêtise – régression dont le transhumanisme est l’expression la plus massive qui se puisse imaginer comme philistinisme datascientifique du non-savoir absolu –, cela a tout pour nous inquiéter, « nous » qui jusqu’alors, en France, et à l’exception de ceux qui firent la guerre d’Algérie, ne connaissions pas la guerre militaire, à la différence de tant d’autres : ceux qui subirent de telles guerres militaires à cause de notre guerre économique après les guerres de décolonisation (Algérie et Vietnam en particulier), et qui en cela ne sont pas ce « nous ». Qui veut panser le terrorisme doit d’abord se souvenir de ces faits ».

(Bernard Stiegler : oc. p. 217)

Je précise qu’il existe un transhumanisme russe.

Un nouvel ordre planétaire néguentropique

Je n’ai pas brassé toutes les questions contemporaines en jeux. Quelques jalons tout au plus. Dans le même temps, la Sibérie est en feu. Je ne reviens pas sur l’autre catastrophe, celle écologique annoncée par le GIEC ni sur le projet d’internation qui ont été évoqués dans mon précédent article. Lire à ce propos aussi le texte d’Anne Alombert. Ce qu’il nous faut construire, par une approche territoriale, c’est un nouvel ordre planétaire néguentropique prenant acte de l’épuisement du modèle de développement actuel. L’Europe ne sera réellement forte que si elle s’engage dans cette voie, ce qui ne veut pas dire se priver de moyens de défense et n’interdit pas de soutenir l’Ukraine dans sa lutte contre l’envahisseur.

« Le temps est donc venu, pour tous les peuples et tous les acteurs de la société civile, d’imaginer une nouvelle organisation mondiale des peuples qui leur garantirait de vivre en paix et en liberté. Cela ne veut pas dire seulement de vivre sans l’effroi de la guerre, mais aussi de bénéficier d’une vie juste et bonne. Il faut pour cela la certitude qu’un tiers impartial tranchera les différends avant qu’ils ne s’enveniment, en même temps que doit s’ouvrir la perspective d’une sortie du capitalisme militarisé qui domine actuellement le monde ».

(Monique Chemillier-Gendreau dans le Monde du 24 mai 2022)

Dans la lettre au Secrétaire général de l’Onu, António Guterres, signée par Bernard Stiegler et Hans Ulrich Obrist, au nom du Collectif Internation, en 2020, à l’occasion du centenaire de la société des nations, il est écrit :

« Nous soutenons que la manque général de volonté [politique et collective pour changer de cap dans la lutte contre l’Anthropocène] est le symptôme d’une profonde désorientation quand aux défis posés par l’époque contemporaine, celle de l’Anthropocène [qui peut aussi se décrire comme un Thanatocène]. L’absence d’un cadre théorique nous permettant d’avoir une juste compréhension de ces défis fait obstacle à la réalisation d’actions susceptibles de renverser véritablement les tendances qui menacent la biosphère. Notre principale thèse est que l’Anthropocène peut être décrite comme une ère Entropocène, dans la mesure où elle se caractérise avant tout par un processus d’augmentation massive de l’entropie sous toute ses formes (physique, biologique et informationnelle). Or, la question de l’entropie a été négligée par l’économie ‘mainstream’. Nous pensons par conséquent qu’un nouveau modèle macro-économique conçu pour lutter contre l’entropie est requis ».

(Lettre de Hans Ulrich Obrist et Bernard Stiegler à António Guterres in Bifurquer. Les liens qui libèrent.2020. p. 12)

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

En le descendant à la nage, Andreas Fath appelle à prendre soin du Danube

Bande annonce d’un documentaire à venir sur le projet Danube propre.

Il l’avait déjà fait pour le Rhin, en 2014 – j’avais rendu compte de son livre –. Puis pour la rivière Tennessee, en 2017. Cette année, Andreas Fath, professeur de chimie à l’Université des sciences appliquées de Furtwangen et passionné de natation a entrepris de descendre à la nage, le Danube, le plus européen des fleuves d‘Europe avec sa traversée de dix pays. Son projet s‘intitule CleanDanube, Danube propre. Il avait dû être reporté d’un an en raison de la pandémie Convid19.

A 57 ans, Andreas Fath s’est mis à l’eau,  au lendemain de Pâques 2022, d’abord symboliquement à Donaueschignen, puis plus réellement du côté de Sigmaringen. Le Danube est issu de la réunion, à Donaueschingen de la Breg et la Brigach. A une cinquantaine de kilomètres de sa source, le fleuve disparaît dans une faille où il alimente le bassin du Rhin qui est pour Hölderlin « l’autre », celui qui bifurque vers le nord. L’Ister, son autre nom, est un des seuls grands fleuves européens (avec le Pô) à s’écouler d’ouest en est, formant un chemin qui relie l’Occident à L’Orient. Il passe du sombre au sombre, de la Forêt noire à la Mer noire.

Andreas Fath a prévu de rester huit heures par jour dans l’eau, espérant parcourir entre 30 et 70 km, quotidiennement, selon les difficultés. Une soixante d’étapes devrait couvrir en deux mois les quelque 2700 kilomètres parcourables à la nage soit plus du double du Rhin. La longueur totale du fleuve est de 2857 km. L’exploit sportif n’est cependant que l’aspect secondaire, si l’on peut dire. Au premier plan, il s’agit de nager pour attirer l’attention sur la nécessité de prendre soin du Danube. Et il en a besoin.

4 tonnes de particules plastiques sont déversés chaque jour dans la Mer noire par le fleuve. Leur nombre dépasse celui des larves de poissons. La caractéristique du plastique est d’être un inorganique recyclable. Il ne devrait donc pas se retrouver dans les fleuves et dans les estomacs de poissons avant de finir dans les nôtres. Certains états danubiens sont dépourvus de système de consignes pour les contenants et/ou ne disposent pas de stratégies en matière de déchets plastiques de sorte que bouteilles, sacs et autres déchets se retrouvent sur les berges du fleuve puis dans son lit. Le Danube fonctionne comme une meule qui broie les macroplastiques en microplastiques, rendant finalement les particules invisibles. Avant de finir dans la mer, les polluants sont d’abord transportés par les cours d’eau.
Les prélèvements pratiqués quotidiennement par le nageur lui-même et par l’équipe qui l’entoure permettront de mesurer les teneurs de l’eau en microplastiques mais également en phosphates et nitrates. Ils serviront aussi  à évaluer la charge en pesticides et antibiotiques
Le projet a une forte dimension pédagogique avec l’objectif d’une prise de conscience pour ce qui concerne la pollution de l’eau, les déchets et le broyage des plastiques, la valorisation de l’espace naturel du Danube. Sur la base des données scientifiques recueillies. Un laboratoire mobile permettra une expérimentation participative sur les origines des microplastiques, la manières dont ils se répartissent dans l’eau, la façon dont ils sont ingérés dans l’organisme.

« Bien sûr, dit Andreas Fath, il y aurait des méthodes plus simples. Je pourrais prendre ma voiture, faire descendre depuis un pont un flacon pour prélever l’eau ou fixer un capteur sur un pilier de pont plutôt qu’à ma jambe. Mais cela attirerait-il l’attention ? Il s’agit de rien moins que de la protection des eaux qui sont au fondement de nos vie. La qualité de l’eau dépend de chacun d’entre nous dès lors que l’on lance un mégot dans une bouche d’égout, que l’on jette des médicaments dans les toilettes ou que l’on abandonne une bouteille en plastique sur une berge. Pour expliquer cela aux gens, il faut les toucher. Une publication scientifique n’est pour l’essentiel lue que par des scientifiques alors, quand un professeur un peu « fou » s’attaque pour des raisons de protection de l’eau à l’ensemble du Danube, cela éveille la curiosité. Cette curiosité permet comme pour le projet sur le Rhin et des 300 conférences d’éclairer la problématique. Les conférences se déroulent toujours sur le même principe. J’embarque mes auditeurs dans un voyage d’aventure, puis je leur présente les résultats et il s’en suit une vivante discussion ».

(Andreas Fath Der schwimmende Professor. Interview dans le magazine Wasserkraft Nr75. Mars 2022. Traduction B. Umbrecht)

Le nageur est accompagné par un bateau de tourisme autrichien, le MS Marbach, réaménagé en dortoir, cantine et laboratoire pour 8 personnes. On peut suivre ici son journal de bord.

J’ai parlé de prendre soin du Danube. Ce qui vaut sur le plan écologique vaut aussi sur le plan « culturel » au sens où il y aurait nécessité de retrouver un regard perdu vers l’Est de l’Europe.

On peut (re) lire/(re)voir dans le SauteRhin :

Remonter le Danube jusqu’à Vukovar avec Bernard Stiegler
Méditation sur le Danube : un extrait du film de Théo Angelopoulos, Le regard d’Ulysse.

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , | Laisser un commentaire