Le Centre allemand d’histoire de l’art confirme son « trouble » et son « désarroi » devant l’exposition ‘De l’Allemagne’ au Louvre

Suite aux nombreux articles parus dans les médias sur l’exposition « De l’Allemagne » au musée du Louvre, dont nous avons donné un aperçu, le Centre allemand d’histoire de l’art a  pris position par la voix de son directeur, Andreas Beyer.  Il confirme « son trouble » et « son désarroi ».

 

Extrait :

« Ce n’est qu’à l’occasion des vernissages pour la presse et le public que nous avons pu voir pour la première fois l’exposition dans son entier. Nous avons été surpris en particulier par les textes qui guident le visiteur à travers les salles : ils suggèrent une corrélation étroite entre certaines questions complexes ressortissant à l’histoire de l’art et des idées et divers évènements et courants politiques, en prenant pour leitmotiv la dichotomie de l’apollinien et du dionysiaque. De même, la composition de la dernière salle, dont la conception finale n’a jamais été discutée avec le Centre allemand d’histoire de l’art, nous a étonnés. Si nous avons certes retrouvé clairement dans les premières sections de l’exposition le projet dont nous avions convenu ensemble, en prenant pour fil rouge quelques-unes des questions majeures traitées par Goethe et leur influence jusque sur l’art moderne, nous avons cependant dû en constater l’absence dans la dernière salle et dans les textes accompagnant le parcours d’exposition. Ainsi qu’il nous a malheureusement fallu l’apprendre peu avant l’ouverture, on avait également renoncé aux sections que nous avions proposé de consacrer à l’expressionnisme, au Bauhaus, à l’utopie positive des formations cristallines et aux études de nuages.

Dans un premier temps, nous avons choisi de ne pas exprimer notre trouble et notre désarroi, pour ne pas nuire au succès de l’exposition : par l’impressionnante série d’œuvres capitales qu’elle déroule, elle saura en effet faire découvrir au public les multiples facettes de l’art en Allemagne. Ce n’est qu’après avoir été directement contactés par des critiques estimant que l’exposition manifestait une fâcheuse tendance à accréditer la thèse du « Sonderweg », du « chemin solitaire » emprunté par l’art allemand, que nous avons dit en toute franchise que nous ne pouvions ni ne voulions assumer une responsabilité dans cette tournure que l’exposition semble avoir prise par endroits, sans que nous y soyons pour rien. »

 

Pour retrouver l’intégralité du communiqué, se reporter au site du Centre allemand d’histoire de l’art.

On n’attend plus qu’une prise de position du Louvre pour pouvoir dire : que vive le débat franco-allemand !


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Pour la presse allemande, Henri Loyrette, ex directeur du Louvre, n’est pas Mme de Stael

Les réactions allemandes à l’exposition du Louvre De l’Allemagne montrent à quel point la France et l’Allemagne ne peuvent plus se voir en peinture.

Anita Rée (1885 -1933) , "Autoportrait avec cactus"(1925) . Selon la Frankfurter Allgemeine Zeitung, grande absente de l'exposition "De l'Allemagne" au Louvre

« L’Allemagne n’a pas de peintres », écrivait un critique français dans l’entre-deux-guerres. On rirait de cet aveuglement nationaliste si cette opinion n’avait dominé en France au XIXe siècle et, à plus forte raison, après les deux guerres mondiales. Aussi n’a-t-on vu que fort peu de peintres allemands dans un musée parisien avant la fin du XXe siècle, précisément avant 1992 et « Figures du moderne », que le Musée d’art moderne de la Ville de Paris consacrait alors aux avant-gardes des années 1900 à Dresde, Berlin et Munich ».

Ainsi commence l’article du Monde consacré à l’exposition « De l’Allemagne » qui est actuellement présentée au Louvre. Il a été publié sous le titre « Qui a dit qu’il n’y avait pas de peinture allemande ? », dans l’édition du 30.03.13. En sous titre : « De Friedrich à Beckmann, le Louvre répare une injustice bien française avec une exposition d’une rare richesse »

Pour quelqu’un qui comme moi garde un immense souvenir d’une formidable exposition intitulée Paris Berlin (1900-1933) qui s’est tenue au Centre Pompidou, en 1978, où, contrairement à celle du Louvre, Dada, le Bauhaus étaient présents, ces propos sont un peu étranges. Il y a eu l’exposition Symboles et Réalités – La peinture Allemande (1848-1905) au Petit Palais en 1984 – 85.  A l’opposé de ce qui est en effet suggéré, nous ne partons pas de rien en matière de peinture allemande et cela date de bien avant 1992. Faut-il réinventer la roue chaque matin ?

Mais il me faut d’abord apporter quelques précisions pour expliquer pourquoi j’aborde cette question, ce qu’à priori je n’avais pas l’intention de faire puisque je n’ai pas vu ni ne verrai l’exposition du Louvre. Au prix actuel du TGV et au vu du contenu largement connu de l’exposition, je n’avais pas l’intention et n’ai toujours pas l’intention de faire le déplacement. Je le ferai pour Anselme Kiefer, cet été.

J’avais simplement signalé sur le compte twitter du SauteRhin l’existence d’un article très critique signé Niklas Maak de la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Une aimable non-germanophone m’ayant interrogé sur le contenu de l’article, il en résulte le travail qui suit, c’est-à-dire l’essentiel des reproches fait à l’exposition d’un point de vue allemand. Je m’étonne un peu, compte tenu de leur sévérité, de voir que cela ne soit repris nulle part. Tout comme je suis surpris de ne pas trouver dans la presse française écho d’un conflit entre Henri Loyrette désormais ex directeur du Louvre et les historiens du Centre allemand d’histoire de l’art. Ils ne sont pas contents et le font savoir. Ces derniers, selon le journal, se sont vus refuser l’accès du Louvre pendant le montage de l’exposition et auraient été stupéfaits de ce qu’ils y ont finalement découvert alors qu’ils l’avaient préparée.  A savoir :

« L’histoire en image d’un pays au bord du gouffre, pillé par des forces obscures, un pays qui, en passant par le romantisme, les mondes bizarres de Böcklin et un expressionisme à dominante verte, se dirige tout droit vers le national-socialisme ».

Le journaliste cite Andreas Beyer, directeur du Centre allemand d’histoire de l’Art : «  la subdivision de l’art allemand en un courant apollinien et dionysiaque ne vient pas de nous et cela ne nous paraît d’ailleurs pas très utile ». Elle est l’œuvre du Louvre sans concertation : « le Louvre a bricolé sa propre histoire à partir du matériel fourni par les Allemands  [là c’est le journaliste qui parle] et cette histoire confirme tous les clichés d’un voisin étranger et romantique, dangereusement sombre ».

Avant de passer à la période qui fait réellement difficulté, je fais un petit retour au texte du journal Le Monde qui résume la peinture allemande à l’invention de la géographie :

« Si l’art allemand ne peut se définir par son passé et ses maîtres, le peut-il par une spécificité particulière ? C’est, dans les termes de l’exposition, «l’hypothèse de la nature». Le paysage est en effet l’un des genres dominants. S’invente grâce à lui une géographie allemande, des Alpes bavaroises et saxonnes jusqu’à la Baltique, du Rhin à l’Elbe. Ses peintres, dont Friedrich est le plus grand, s’attachent à ce qui est le plus spectaculaire, mais aussi le plus ancien. A la suite de Goethe, ils se font géologues, glaciologues, météorologues. Plus de panoramas italiens fantaisistes, plus d’allégories ou d’historiettes : le paysagisme allemand du premier tiers du XIXe siècle, comme du reste le paysagisme anglais, n’est jamais tout à fait exempt d’une pensée de l’histoire naturelle du paysage, donc de l’histoire d’un territoire. Ce n’est pas ce à quoi l’on pense d’abord devant un Friedrich, qui attire le regard dans un espace vaste et profond, même si le tableau est de petit format ».

A propos de Caspar David Friedrich, je renvoie au texte de Kleist que j’ai récemment mis en ligne, tout autre chose qu’un point de vue de géologue

Pour Niklas Maak, c’est surtout la fin de l’exposition qui est problématique, en gros ce  qui vient après Adolph von Menzel et l’Expressionisme et se termine par Léni Riefenstahl, les Dieux du Stade (1936)  et Max Beckmann, l’Enfer des oiseaux (1938).  Il n’y a aucune œuvre de 1939.  Pourtant l’exposition traite de la période 1800-1939. Le directeur du Louvre a trouvé, apprend-on, la date de 1939  plus suggestive.

A propos de la fin, Le Monde écrit :

« On ne connaît que trop la suite. L’exposition aurait pu la rappeler avec les dessins de l’architecte Albert Speer, les toiles d’Ivo Saliger ou les bronzes d’Arno Breker  consternantes variations sur l’antique corrompu par le totalitarisme. Ces objets ne sont pas là – et, en effet, il n’aurait pas été acceptable qu’ils entrent au Louvre ».

Fort bien mais Leni Riefenstahl n’est-elle pas au cinéma ce qu’Albert Speer est à l’architecture ?  Qu’est ce qui rend sa présence à elle, au Louvre,  plus acceptable ?

Pour le journaliste allemand, l’exposition est devenue surtout par sa fin une « étrange construction téléologique », ce que précisément les historiens allemands de l’art auraient voulu éviter :

«  Celui qui ne lit pas les contributions du catalogue [48 euros] et ne suit que les indications données au fil de l’exposition  a l’impression que les Allemands après un court moment de fascination pour l’Antiquité se sont retirés dans leurs forêts où dans un fourré de mousse verte, sous les couleurs empoisonnées de la terre et de la moisissure, vers 1900, ils sont devenus fous avant de se retrouver dans le national-socialisme. »

Le reproche fait à l’exposition est de donner une vision d’un art allemand  qui conduit inéluctablement au IIIème Reich  au lieu de considérer ce qui s’est passé comme un « processus politique » pour lequel on cherchait aussi des alternatives.

« Ces alternatives, celles d’une Allemagne qui, après la 1ère guerre mondiale , y compris sous l’influence de la France a renoué avec ce que le romantisme contenait de potentiel des Lumières, sont trop peu présentes dans les dernières salles.

Il y a certes la Symphonie d’une grande ville mais pas de Bauhaus. Il faut chercher à la loupe pour trouver des exemples montrant comment l’esprit du classicisme de Weimar a été mené vers la modernité. De même, il faut chercher à la loupe les femmes artistes. Aucun tableau de Paula Modersohn-Becker, rien de Hannah Höch, d’une manière générale pas de Dada. Rien de l’importante artiste d’avant-garde Anita Rée qui, fille d’un commerçant juif de Hambourg a appris à dessiner des nus chez Fernand Léger à Paris, vivait en Italie avant de retourner en représentante de la Nouvelle Objectivité en Allemagne où, diffamée par les Nazis, elle se suicidera en 1933. »

De telles histoires qui auraient témoigné des influences européennes sur l’art allemand n’ont pas intéressé le Louvre.

« Arrivé à la fin de l’exposition, l’art allemand apparaît, à l’exception de Käthe Kollwitz, comme un art d’hommes peint en vert au bord d’un chemin singulier (Sonderweg) menant à la dépravation (…) On ne trouve pas trace d’un art qui ne serait pas le miroir de sombres catastrophes et qui ouvrirait sur des esquisses d’un possible autre vie ».

Je pense avoir extrait ce qui me paraît l’essentiel de ce texte. Il s’agit là d’abord d’un point de vue légitime bien sûr même si l’auteur donne parfois un peu le sentiment qu’il ne pourrait y avoir d’exposition sur l’art allemand que faite par les Allemands. Mais la sévérité de la critique et surtout l’importance des manques relevés – pas de Bauhaus, pas de Dada, pas de femmes,  mériteraient quelques explications de la part du Louvre. Il est vrai qu’il a mieux à faire : organiser des jeux-concours sur Twitter. C’est beau la culture !

Faut-il s’énerver de constater la persistance en France des clichés sur l’Allemagne se demande le Hamburger Tageblatt sous le titre : « Pour les Français les Allemands sont un peuple de poètes et de nigauds » ? En bref, faut-il s’énerver qu’Henri Loyrette ne soit pas Mme de Stael ?

Tout cela montre surtout que décidément rien ne va plus dans les relations franco-allemandes et que les deux pays ne peuvent même plus se voir en peinture.

L’article du Monde est en accès restreint pour les abonnés.
L’article de la Frankfurter Allgemeine Zeitung peut être consulté librement. Ainsi que celui du quotidien de Hambourg
En Suisse, le Tagesanziger parle du « béton français » (en français dans le titre) qui cimente les clichés.

Si vous repérez d’autres articles, merci de me les signaler.

 

Post scriptum :
voir la réaction du Centre allemand d’histoire de l’Art
Le journal Le Monde est revenu sur la controverse
Un historien de l’art français a également pris position

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L’Allemagne, une société épuisée et fière de l’être ou la leçon oubliée de Nietzsche

Dans une interview récente à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le psychologue Stephan Grünewald, sans en dévoiler les causes, décrit quelques symptômes de l’état de prolétarisation généralisée de la société allemande au sein de laquelle se développe une grande misère symbolique. C’est en quelque sorte la leçon oubliée de Nietzsche. Les conclusions de Stephane Grünewald reposent sur un travail de trois années et quelque 10 000 entretiens personnalisés. Il est question évidemment de ceux qui ont un emploi.

«  Dans nos investigations de plus en plus de personnes expriment le sentiment que notre société avec ses injonctions permanentes – « toujours plus haut, plus vite, plus loin ! » – est au bout du rouleau. Et personne n’a la moindre représentation de ce qui pourrait venir après. Nous constatons une incertitude sur l’avenir qui fait peur aux gens et qui conduit à ce que beaucoup d’entre eux se mettent en pilotage automatique (c’est moi qui souligne) dans leur quotidien. Ils veulent être en état de fonctionner pour traverser cette crise. Cette tendance à l’excès de zèle ne concerne pas seulement la vie au travail mais également les loisirs. Tout est passé au crible de la planification et du contrôle (…) »

Les Allemands sont épuisés mais cependant contents de l’être. Comment expliquer cela ? Stephan Grünewald fournit en réponse à cette question un intéressant constat :

« Autrefois, un représentant était fier de la conclusion d’un contrat, le menuisier fier de son meuble. Aujourd’hui tant de processus de travail sont si émiettés que nous n’avons plus de retour du travail effectué. C’est ce qui fait que beaucoup sont fiers du degré d’épuisement qu’ils ont obtenu en dépensant leur énergie. Lorsque je fabrique un objet, je suis contraint à des pauses soit parce, que par exemple, il faut laisser la peinture sécher, ou parce que j’ai besoin d’un temps de réflexion ou encore parce que l’atelier ferme. Aujourd’hui nous sommes actifs 24h sur 24. Arrive le moment où l’on a tout le temps mal à la tête et où l’on se trouve au bord du «  syndrome d’épuisement professionnel » (burn out) »

Les muses sont devenues une vision d’horreur

Les temps de repos sont le temps des questions gênantes : qu’est-ce que je fais de ma vie, pourquoi est-ce que je travaille toute la journée, comment est-ce que j’élève mes enfants ? Règne le diktat de la vitalité. Les loisirs aussi doivent être l’occasion de performance. Même pour les séniors, les muses sont devenues une vision d’horreur. Qui se repose, meurt.

L’Allemagne qui fut le pays des penseurs et des rêveurs, ne rêve plus. Et en perdant son imaginaire, elle perd sa créativité.

« [L’Allemagne] risque de devenir une société de drogués du travail (workaholics), et de bureaucrates. L’épuisement s’accroit et nous perdons nos capacités d’innovation et de créativité. Autant de choses qui ont toujours fait notre force »

Entretien paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung sous le titre  « Wir brauchen Träume als Korrektiv zum Alltag » (Nous avons besoin de rêve pour contrebalancer notre quotidien). Stephan Grünewald dirige l’Institut Rheingold de Cologne, institut de recherche sur la psychologie, le marché et la culture. Il vient de publier un livre : La société épuisée. Pourquoi l’Allemagne doit se remettre à rêver. Campus Verlag

Les Allemands ont oublié la leçon de Nietzsche. Je pense par exemple à celle-ci :

« Il faut de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l’art, pour rire, pour pleurer sur nous ; il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou [bouffon] que cache notre passion de la connaissance ; il faut, de-ci de-là, nous réjouir de notre folie pour pouvoir rester joyeux de notre sagesse. Et c’est précisément parce que nous sommes au fond des hommes lourds et sérieux, et plutôt encore des poids que des hommes, que rien ne nous fait autant de bien que la marotte [bonnet du fou] : nous en avons besoin devant nous-mêmes — nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin et bienheureux pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de nous. (Gai Savoir, « Notre ultime reconnaissance envers l’art », 107) »

Repéré grâce à l’Argonaute, lecteur de Nietzsche.

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« Quartett », l’opéra

Nous avons par une contribution de Jean Jourdheuil évoqué récemment la musicalité de la langue de Heiner Müller. Le texte avait été publié à l’occasion de la présentation à Paris de l’opéra Quartett de Lucas Francesconi tiré de la pièce du même nom de Heiner Müller. Dans l’entretien proposé ci-dessous par l’Ensemble intercontemporain, Luca Francesconi explique que la musicalité poétique de la langue ne suffit pas. Ce qui l’attire en plus chez Heiner Müller, c’est qu’il est « à la fois un grand poète et un grand homme de théâtre », il allie poésie et sens de la dramaturgie. Le compositeur italien présente avec raison Quartett comme une métaphore : la guerre dans la société se prolonge dans l’intimité, même dans l’espace où l’on croit pouvoir déposer les armes.

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Restes incrustés

Billet invité

Venise 30 octobre 2006

C’est un terrible sentiment que de voir une ville mourir. Chaque jour quelque chose manque. Une fois, un marchand de légume, une autre, un cordonnier. Cette fois encore une librairie, en l’occurrence la Libreria Goldoni.

C’est la quatrième librairie qui ferme dans le quartier San Marco. La faute n’en revient pas seulement à la concurrence de l’Internet qui pousse à l’éviction, mais, avant tout, à Venise elle-même où, depuis 20 ans, est menée une politique dont l’objectif central est de vider la ville du dernier reste de vénitiens incrustés. Quand le loyer d’un magasin passe dans la nuit à 9000 euros, cela signifie que, le lendemain, on n’y vend plus de livre mais des manteaux Burberry, des sacs chinois ou de la quincaillerie à 1 euro. Des choses aussi exotiques que des marchands de légume, des bouchers ou des boulangers ont dépéri ici. Après tout, pourquoi pas, qui peut bien en avoir besoin s’il parcourt la ville, une bouteille d’eau minérale à la main.

C’est cela, m’a expliqué un jour l’ancien maire de Venise, l’économie de marché. Étonnante constatation de la part de quelqu’un qui a commencé sa carrière politique au Parti communiste.

Petra Reski

Traduit de l’allemand par Bernard Umbrecht avec l’aimable autorisation de l’auteure, journaliste et écrivain. Petra Reski écrit sur Venise et sur la mafia. Texte paru sur son blog, le 25 mars 2013.
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Actualité du « Faust » de Goethe : La promenade de Pâques

Peter von Cornelius : Illustrations du Faust de Goethe / Faust et Wagner parmi les promeneurs devant la porte de la ville / Faust I illustré par Peter Cornelius. Edité par Dietrich Reimer / Ernst Vohsen / A. G. Berlin 1920.

Source de l’image

La promenade du jour de Pâques, à l’époque de Goethe déjà jour férié, est bien connue en Allemagne pour sa célébration du printemps. Elle est prononcée au cours de la promenade de Faust avec son disciple Wagner, hors des murs de la ville, au milieu d’une population en fête qui salue le docteur avec révérence. Elle commence ainsi :

FAUST
Le fleuve et ses ruisseaux ont rompu leur prison de glace
Au sourire doux et vivifiant du printemps ;
Un espoir de bonheur verdit dans la vallée ;
Le vieil hiver, qui s’affaiblit de jour en jour,
Se retire peu à peu vers les rudes montagnes.
Dans sa fuite, il lance
D’impuissantes averses de giboulées glacées
Qui viennent rayer les prairies reverdies ;
Mais le soleil ne souffre plus rien de blanc en sa présence,
Partout les êtres renaissent et se transforment,
….

On peut donner à ce texte très concret décrivant l’arrivée du printemps avec ses retours de giboulées toute sa dimension métaphorique.
Par un heureux effet de traduction, c’est aussi un hymne à la métamorphose. « Partout les êtres renaissent et se transforment » traduit en français ce qui en allemand se dit  : « Überall regt sich Bildung und Streben »
Cette  métamorphose implique, par retour au texte allemand, que s’anime le désir de l’effort (Streben) et de la « Bildung »(Formation)

Les choses ne sont pas tout à fait aussi simples. Et je voudrais signaler un autre passage. Le discours de Faust est précédé par une autre promenade, une promenade parmi les promeneurs de ce jour de fête, devant les portes de la ville, titre de la scène. Goethe y tend l’oreille pour une sorte de micro trottoir avant l’heure qui « contextualise », comme on dit aujourd’hui, le propos de Faust.
Voici ce qu’on y entend, d’une frappante actualité aussi (c’est moi qui souligne) :

UN BOURGEOIS
Non, le nouveau bourgmestre ne me revient pas!
À présent que le voilà parvenu, il va devenir plus effronté de jour en jour

Et que fait-il donc pour la ville?
Tout ne va-t-il pas de plus en plus mal?
Il faut obéir plus que jamais,
Et payer plus qu’auparavant.

UN MENDIANT chante.
Mes bons seigneurs, mes belles dames,
Si bien vêtus, et de si bonne mine,
Daignez m’accorder un regard,
Voyez et secourez ma détresse!
Faites que mon chant ne soit pas en vain.
Seul est joyeux qui volontiers donne.
Que le jour où chacun chôme
Soit pour moi jour de moisson.

UN AUTRE BOURGEOIS
Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes,
Que de parler de guerres et de combats,
Pendant que, bien loin, en Turquie,
Les peuples s’assomment entre eux

On est à la fenêtre, on prend son petit verre,
Et l’on voit les bâtiments pavoisés de toutes couleurs
descendre le fleuve;
Le soir on rentre gaiement chez soi,
En bénissant la paix et le temps de paix dont nous jouissons.

TROISIÈME BOURGEOIS
Je suis comme vous, mon cher voisin!
Qu’on se fende la tête ailleurs,
Et que tout aille au diable;
Pourvu que chez moi rien ne soit dérangé.

Faust I dans Goethe Faust Edition établie par Jean Lacoste et Jacques Le Rider. Editions Bartillat

 

 

 

 

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# Description d’une image 4. « L’angelus novus » de Paul Klee par Walter Benjamin

Encore des yeux écarquillés ! Voir ici et .
Cette fois, ce sont ceux de l’ « ange nouveau » de Paul Klee vu par Walter Benjamin. Le texte figure dans la IXème thèse sur le concept d’histoire.

Paul Klee "Angelus Novus" (1920)

 

« Mon aile est prête à prendre son essor
Je voudrais bien revenir en arrière
Car en restant même autant que le temps vivant
Je n’aurais guère de bonheur »

Gerhard Scholem ,
Gruss vom Angelus [1]

 

« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule «Angelus Novus». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès ».

Walter Benjamin Sur le concept d’histoire IX. Œuvres III. Traduction Maurice de Gandillac. Folio Essais page 434

[1] N. d. T.: « Salutation de l’Ange», strophe du poème de G. Scholem, inclus dans sa lettre à Benjamin du 25 juillet 1921. Voir W. Benjamin, Correspondance 1,1910-1928, trad. G. Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 247 (ici retraduit). (PR)

Jean-Michel Palmier a décrit les rapports qu’entretenait Walter Benjamin avec ce tableau de Paul Klee :

« L’ange qui ressemble un peu à une marionnette, fortement stylisé, a des pieds transformés en pattes tandis que les extrémités des ailes, grandes ouvertes, forment des mains. Des yeux noirs accentués donnent au visage une expression tragi-comique. Le visage est exécuté à l’encre. Des détails sont soulignés en jaune et en rose. L’Ange ne fait rien. Avec son visage enfantin, il affirme seulement son existence. Angelus Novus fut exposé pour la première fois à la galerie Hanz Goltz à Munich en 1920. Benjamin fit l’acquisition de cette aquarelle à Munich fin mai ou début juin 1921 et la confia à Scholem jusqu’en novembre. Elle demeura accrochée dans sa pièce de travail à Berlin. Il s’en sépara à regret, contraint de partir en exil, mais une amie parvint à la lui apporter à Paris en 1935 et il la conserva dans son appartement de la rue Dombasle jusqu’en 1938. Sans ressources, il tenta de la vendre en 1939 (…). Il la désencadre en 1940, lorsqu’il dut quitter Paris. Très tôt, il fit de l’Angelus Novus une allégorie aux significations multiples. Il s’y réfère souvent dans sa correspondance avec Scholem qui lui adressa en 1921, pour son anniversaire, un poème « Salut à l’ange» (…), dont un extrait est placé en exergue à la IXème thèse sur la philosophie de l’histoire […]. C’est sous le nom d’Angelus Novus qu’il souhaitait faire paraître sa revue littéraire. Des significations toujours nouvelles se cristallisèrent autour de cet ange – dont il fit parfois un personnage presque vivant -, souvenirs de ses conversations avec Scholem sur la théorie des anges de la Kabbale et du Talmud en 1927-1928, de ses lectures de Baudelaire. L’Ange apparaît à la fin de son essai sur Karl Kraus (1931) et sous une forme mélancolique et messianique dans ses Thèses de 1940 : les yeux écarquillés par l’effroi, il contemple l’histoire et ses ruines […]. Il n’y a naturellement aucun rapport entre la signification des anges chez Klee, créatures souvent incomplètes et imparfaites, étrangement proches des hommes et les savants commentaires de Scholem ­sur les anges de la Kabbale ou la vision si personnelle que proposera Benjamin de cet Angelus Novus. Mais la rencontre entre leurs sensibilités et cette petite aquarelle est stupéfiante. Benjamin légua par testament l’Angelus Novus à Scholem. L’œuvre fut temporairement exposée en 1982 à l’Israël Museum à la mémoire du spécialiste Kabbale. Ses descendants l’ont léguée au musée. »

 

Jean Michel Palmier Walter Benjamin Le chiffonnier, l’ange et le petit bossu

Pages 197-198. Ed Klincksieck


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Jean Jourdheuil : Et c’est ainsi que la langue dans le théâtre de Heiner Müller devint « matériau musical »

Heiner-Muller-Jean-Jourdheuil

On ne souligne pas assez, à propos de Heiner Müller, la beauté de ses textes, le caractère dense, compacte, poétique de son écriture, sa dimension musicale. Ce n’est pas un hasard s’il a inspiré tant de compositeurs contemporains tels que Wolfgang Rihm, Heiner Goebbels, Georges Aperghis, Philippe Hersant, Pascal Dusapin, Luca Francesconi. Ce dernier a composé un opéra à partir de Quartett, qui sera donné en version de concert à la Cité de la musique, à Paris, le 19 mars. A cette occasion, le magazine en ligne de l’Ensemble intercontemporain publie un texte de Jean Jourdheuil, traducteur du théâtre de Heiner Müller et metteur en scène sous le titre  Heiner Müller : Le texte comme matériau musical.

Avec leur aimable autorisation, on en trouvera ci-dessous un extrait.

« Quand il marchait, il posait le pied, la pointe du pied, avec souplesse, exactitude et prudence, comme s’il vérifiait instinctivement que le sol était bien toujours là où il s’était trouvé la veille. Cela lui donnait une démarche curieuse, légère. Il trottinait avec grâce. La moitié supérieure de son corps n’était pas affectée par ce trottinement. Aucune pesanteur. Il marchait avec aisance, à son rythme. Il dansait. Quand il écrivait il ne comptait pas les syllabes. Il écrivait d’instinct avec les pieds selon la formule recommandée par Nietzsche pour faire danser les mots et à l’occasion les concepts.

Revenu dans ses foyers après une courte période passée sous un uniforme de supplétifs de la Wehrmacht dans les dernières semaines de la guerre, il avait alors 15 ou 16 ans, Heiner Müller trouva refuge dans une bibliothèque et devint bibliothécaire. Il lut alors avec une attention toute particulière T.S. Eliot, Gottfried Benn, Ezra Pound. Peu après, dans la zone d’occupation soviétique, jeune homme attiré par la littérature, il s’intéressa tout naturellement à l’œuvre poétique et théâtrale de Bertolt Brecht lorsque ce dernier élut domicile à Berlin Est. Pendant deux périodes de sa vie il écrivit assidûment des poèmes : ses débuts et ses dernières années. Écrire des poèmes c’était se tenir provisoirement dans un no man’s land, peut-être aussi à un carrefour entre le temps du sujet et le temps de l’histoire, et dans ses dernières années entre le temps de l’histoire et le moment de la mort.

Heiner Müller et l’écriture en vers

Lorsqu’il devint un auteur dramatique reconnu, à la fin des années 50, si l’on excepte quelques pièces radiophoniques ayant des allures de « pièces de reportage », il écrivit des pièces dont le texte était souvent versifié : c’est ainsi que la pièce radiophonique de sa compagne Inge Müller, intitulée « La brigade des femmes », versifiée par lui, devint « La comédie des femmes ». Même certaines pièces dites « de la production » furent, au moins partiellement, écrites en vers. Les poèmes, proprement dit, changèrent alors de fonction. Sur les murs de son appartement de la Kissingenplatz à Pankow, au milieu des années 70, étaient épinglés quantité de morceaux de papiers, un paysage de courts textes, de brouillons, de notes, d’ébauches dont certaines avaient l’allure de poèmes. Ecrire un poème ce fut alors parfois sa façon privilégiée de prendre des notes, d’esquisser une scène, de noter un fragment.

Le théâtre allemand depuis Goethe, Schiller, Heinrich von Kleist, et jusqu’à Bertolt Brecht, a eu souvent recours à l’écriture en vers ; il fait un usage varié de la prosodie privilégiant une métrique tantôt relativement régulière (chez Goethe et Schiller), tantôt franchement irrégulière (chez Heinrich von Kleist). La littérature dramatique allemande devint ainsi durablement le lieu d’une circulation entre l’épique, le lyrique et le dramatique. Ce phénomène fut considérablement stimulé par la qualité des traductions de Shakespeare par A.W. Schlegel et Dorothea Tieck qui ont fait du pentamètre ïambique un vers usuel de la littérature dramatique de langue allemande. Goethe, Schiller, Brecht, Kleist, Hölderlin, Shakespeare telles sont les figures emblématiques et tutélaires de l’écriture littéraire pour le théâtre dans l’Allemagne des années 50 lorsque Heiner Müller fit ses premiers pas d’auteur dramatique.

Dans les années 60-70 on n’écrivait plus beaucoup de théâtre en vers en RFA, le théâtre était en train de devenir romanesque, romanesque peut-être à la Peter Handke. Le vers, sur une scène de théâtre, après avoir été un élément de décorum était devenu simplement décoratif : un napperon sur une table basse. Mais la tradition de l’écriture en vers, dans le prolongement de B. Brecht, se maintenait en RDA.

Ecriture dramatique et composition musicale

Peter Hacks, qui, dans ces années-là, était avec Heiner Müller, un possible successeur et héritier de Bertolt Brecht, a publié quelques remarques à la fois élogieuses et critiques sur l’usage que son collègue et rival Heiner Müller faisait de la métrique :

« Il y a ici (dans PHILOCTETE) un art de la langue que je ne peux louer comme il le mérite, car je devrais le louer plus qu’il n’est convenable. Personne aussi souverainement que Müller ne manie le vers comme évènement-limite. Le vers de LA DÉPLACÉE, c’était la plus extrême violence que l’on puisse faire à un vers sans qu’il cesse d’être un vers. Le vers de PHILOCTÈTE, c’est le degré le plus extrême de tension intérieure dont un vers puisse donner l’impression sans perdre sa qualité de pureté raffinée. La littérature classique reflète la tangible barbarie du monde dans ses sujets et sa possible beauté dans la forme ; PHILOCTÈTE satisfait apparemment à cette maxime. Pourtant j’hésite à dire que cette pièce est classique. La beauté de ces vers a quelque chose de la couleur de leur objet. Elle est utopique mais aussi archaïque, gracieuse et sombre, ungeheuer aux deux sens du mot : extra-ordinaire et monstrueuse. Le vers de PHILOCTÈTE dans sa beauté plus qu’humaine ne serait-il pas en fin de compte barbare ? »[1].

Après Philoctète, en 1964, Heiner Müller écrivit deux pièces : Horace, en 1968, et Mauser, en 1970, dont la facture littéraire se réfère explicitement et dérive de l’écriture pratiquée par Brecht au début des années 30 lorsqu’il expérimenta le théâtre des Lehrstücke (terme improprement traduit par l’expression « pièce didactique ») à l’époque où il tentait de radicaliser la forme théâtrale en s’inspirant du théâtre asiatique (notamment japonais) et en collaborant avec des compositeurs aussi différents que : Hindemith, Kurt Weill qui avait été l’élève de Busoni, et Hanns Eisler qui avait été élève de Schönberg. Paradoxalement, c’est en écrivant ces pièces dérivées de la forme des Lehrstücke que Heiner Müller parvint à se soustraire à la tutelle de Brecht.

Benno Besson, qui faisait alors, dans les années 60 (au Deutsches Theater, après avoir été éjecté du Berliner Ensemble après la mort de Brecht), ses mises en scènes les plus remarquables (La Paix d’après Aristophane, Le Dragon de Jewgueni Schwarz, La belle Hélène d’après Offenbach) demanda à Heiner Müller de « moderniser la langue de Hölderlin » pour la mise en scène qu’il devait faire du Oedipus Tyrann en 1967. C’est ainsi que Heiner Müller eut l’occasion de faire des gammes sur les vers de Hölderlin, de méditer ses Remarques sur Oedipus Tyrann et sur Antigone et de s’entraîner à l’usage hölderlinien du participe présent. Dans les années suivantes il devait poursuivre et prolonger cette initiation, avec l’aide de l’helléniste Peter Witzmann, en traduisant le Prométhée d’Eschyle. C’est ainsi, au hasard des réussites, des échecs, des travaux de commande, que la langue dans le théâtre de Heiner Müller devint un « matériau musical. […]».

Jean Jourdheuil

[1] Peter Hacks, 1966, Inquiétude face à une oeuvre d’art , traduction de Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil. La pièce La Déplacée ou la vie à la campagne avait en 1961 valu à Heiner Müller son exclusion de l’Union des Ecrivains. Le metteur en scène de la pièce, B.K. Tragelehn, le dernier des « Brechtschüler », avait été envoyé en rééducation dans les mines de lignite.

La suite du texte contient notamment un entretien inédit en français entre Heiner Müller et Ruth Berghaus, sur le théâtre et l’opéra. Ruth Berghaus fut la compagne de Paul Dessau pour qui Müller écrivit un livret d’opéra, L’opéra du dragon. Elle dirigea un temps le Berliner Ensemble et eut une carrière de metteur en scène d’opéra.

On peut en retrouver l’intégralité sur accents-online.

 

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Mur de Berlin /East Side Gallery : Quand des hommes sans qualité font fi du symbolique

Le projet contesté sur les berges de la Spree à Berlin devant l’East Side Gallery.

Quoi de plus chic pour les bobos mondialisés et friqués que de disposer d’un pied à terre de luxe à Berlin devant ce qui reste de l’ancien Mur, l’East Side Gallery. S’ils le pouvaient, ne feraient-ils pas de préférence passer le Mur directement à l’intérieur des appartements ?

« J’suis snob, foutrement snob »…

Que m’importe l’histoire !

Sauf que sans histoire ou sans mythe il n’y a même pas de snobisme.

Au delà d’un certain nombre de malentendus et d’un nombre certain d’ambiguités, ce qui s’est passe récemment à l’East Side Gallery de Berlin nous intéresse pour plusieurs raisons.

Je coiffe cela du titre général suivant : quand des hommes sans qualité font fi du symbolique. L’expression hommes (et/ou femmes) sans qualité est à entendre bien sûr au sens de Robert Musil, hommes et/ou femmes pour qui ne compte que le calculable, le quantifiable, la quantité au détriment de la qualité.

Mais n’allons pas trop vite et reprenons le fil des évènements. Profitons de n’être pas soumis à la dictature d’une maquette

Mon premier tweet prenait appui sur une information résumée par die Zeit-online en référence à deux quotidiens :

Il était question d’arracher des pans de l’East-Side Gallery afin d’y faire de la place pour une tour d’habitat de luxe.

 

Le vendredi 1er mars, un premier pan du Mur a été démonté. Quelques centaines de manifestants réussissent à interrompre les travaux.

En résumé :

Impossible de traiter le sujet par twitter.

Entretemps un certain nombre de choses se sont précisées, révélant pour le moins des malentendus et des attitudes ambigües. D’abord Uwe Hinkel, un ancien Allemand de l’Est, promoteur immobilier et propriétaire d’une parcelle de terrain au bord de la Spree, qui travaille pour des investisseurs israéliens, affirme que pour accéder à son futur immeuble il n’a pas besoin de brèche supplémentaire dans le mur. Il avait accepté de faire le travail de déplacement de pan du mur pour la municipalité qui avait à cet endroit le projet d’un pont piétonnier, la reconstruction de la Brommybrücke (du nom d’un contre amiral de la marine allemande).

Le quotidien Tageszeitung met les pieds dans le plat et accuse le collectif « Mediaspree versenken » (Couler le projet mediaspree) de duplicité. Lors du referendum d’initiative populaire que le collectif avait initié en 2008 pour que le pont sur la Spree soit piéton, il était bien prévu que, pour ce faire, il y aurait une nouvelle brèche de 22 mètres dans le mur. Les voir prendre la tête de la protestation relève pour le moins d’une attitude ambigüe. Reste que bien entendu, ce qui vient de se passer en soulevant une grosse émotion s’est déroulé en parfaite conformité avec la loi. Toutes les autorisations avaient été données. Et la question de fond est finalement celle d’avoir accepté la privatisation des bords de la Spree et autorisé la construction d’un immeuble. Autorisation plusieurs fois renouvelée.

Mais c’était compter sans ….

Sans quoi au fait ?

– Sans un esprit de rébellion latent qui a trouvé un objet dans l’arrogance sociale du projet comme le montre notre photo.

– Sans un désir collectif de s’approprier ces berges de la Spree.

– Sans le fait que cette portion du Mur, la seule d’une telle longueur (1,3 km) encore à peu près intacte est plus qu’un assemblage de panneaux de béton, qu’elle a un caractère symbolique.

– Sans le fait que c’est aussi une galerie artistique. Depuis longtemps à l’Ouest de Berlin, on avait barbouillé le mur de graffitis mais la face orientale était restée vierge. A l’initiative du peintre d’origine iranienne Kani Alavi, une centaine d’artistes du monde entier, depuis réunis en association, ont entrepris, en 1990, de peindre cette façade orientale (east side). C’était conçu comme une performance artistique, un symbole de liberté. Des travaux de rénovation avaient été entrepris en 2009. J’y suis passé à ce moment là et j’en avais ramené quelques photographies.

Travaux de restauration en 2009

L’East side gallery est bien sûr devenue une attraction touristique. On vient pour cela, entre autre, à Berlin et non pour voir Mme Merkel avec son cabat faire ses courses aux Galeries Lafayette

L’émotion mondiale qu’a soulevé le déplacement d’un pan de mur qui tout à coup n’est plus nécessaire montre qu’il s’agit d’un bien commun de l’humanité et pas seulement d’un objet du patrimoine allemand.

 

Le quotidien TAZ a raison d’invoquer cependant le caractère tardif du réveil des Berlinois.

Le mur à cet endroit est déjà bien troué. Dans un reportage sur les 20 ans après la chute du Mur, j’avançais l’idée d’une sorte de guerre froide des mémoires. J’évoquais aussi la propension aux trous de mémoire et la pratique de la damnatio memoriæ, la condamnation à l’oubli votée par le Sénat romain. A Berlin, les monuments ont certes l’habitude d’être déplacé mais il y a surtout une relation évidente entre ce que l’on efface et ce que l’on reconstruit. Rien n’est trop cher pour restaurer la « splendeur » prussienne, l’ex RDA y avait mis du sien aussi, ou pour redorer le stade nazi des Jeux olympiques pour la Coupe du monde de Football. Là on déplace des pans de l’East Side Gallery pour restaurer un pont que les nazis avaient fait sauter pour retarder l’avance soviétique.

On a presque envie de dire tout ça pour un pont ?

C’est qu’en Allemagne, on est prêt à sacrifier le symbolique pour aller au plus vite d’un point à l’autre. Pour Sainte Bagnole. Les hommes (et les femmes) sans qualité qui la dirigent ne prennent pas soin du patrimoine que leur confie l’humanité.

– Ce fut le cas pour le pont qui devait traverser le Rhin à proximité du rocher de la Lorelei classé patrimoine mondial de l’humanité.

– C’est le cas sur l’Elbe.

Lorsque j’étais à Dresde, en 2009, la Florence de l’Elbe venait de perdre son label de site du patrimoine mondial de l’Humanité. Et à juste titre. La vallée de l’Elbe  avait été placée en juillet 2006 sur la liste rouge des sites mondiaux en péril en raison du projet de construction d’un nouveau pont sur le fleuve. Les habitants de Dresde ont préféré le petit surcroît de confort automobile qu’allait leur apporter la construction d’un nouveau pont.  Ils n’ont pas compris ou pas voulu admettre qu’ils se devaient de prendre soin de leur ville non seulement pour eux-mêmes mais pour le bien commun de l’humanité. C’est ce même aveuglement qui fait que Sorge (qui signifie à la fois souci et soin) rend Faust aveugle dans la pièce de Goethe.

 

– C’est le cas pour la Spree.

 

A suivre les débats, on se rend compte qu’il n’y a pas de consensus sur le symbolique et le mémoriel concernant le Mur de Berlin. Il y a la droite bien sûr qui rêve d’un mémorial aux « victimes du communisme », ignorant d’ailleurs que les premières victimes de ce qu’ils appellent eux sans nuance ni réflexion « communisme », ce sont les communistes eux-mêmes. Mais j’ai surtout été frappé par le discours au Sénat de Berlin, d’un représentant élu du Parti Pirate, Christopher Lauer. Indépendamment de son caractère de gesticulation politicienne dont il n’est pas peu fier et de l’absence de proposition, son discours est très discutable. J’en retiens surtout le passage étonnant où il regrettait que l’on ne puisse pas se rendre compte à l’East side gallery que le Mur était une zone de démarcation, un no mans’land qu’on risquait sa vie à vouloir traverser. Il a utilisé le mot « Todesstreifen » littéralement : couloir de la mort. 

Etrange conception du mémoriel et du symbolique ! C’est comme si, toute proportion gardée, bien sûr, l’on disait qu’au Mémorial de l’Holocauste, on ne se rendait pas compte de ce qu’était un camp d’extermination. Il faut quelque chose qu’on appelle la culture en attendant que l’on passe à la réalité augmentée . Etonnant que l’on ne le sache pas au Parti pirate !

J’avais dans le même article cité évoqué avec Enzo Traverso cette difficulté allemande à trouver un symbole unifiant. J’en avais en son temps évoqué un autre exemple sur le SauteRhin dans un papier intitulé : Tape cul de l’unité allemande

 

 

 

 

 

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Anniversaire de Fukushima : le premier accident nucléaire a eu lieu à Leipzig en 1942 en même temps que fut inventée la centrale nucléaire

La "machine à uranium" du Professeur Robert Döpel (1942)

Comme l’a souvent répété Paul Virilio, toute nouvelle technique ou technologie apporte avec elle son accident.

L’accident de centrale nucléaire est né avec la centrale nucléaire.

Il y a deux ans, le 11 mars 2011, la catastrophe touchait  Fukushima. 25 années auparavant, en 1986, elle s’appelait Tchernobyl. Le 28 mars 1979, ce fut le tour de la Centrale nucléaire de Three Mile Island

Mais de quand peut-on dater le premier accident nucléaire ?

Il a eu lieu, il y a un tout petit peu plus de 70 ans, le 23 juin 1942, dans un laboratoire de l’Institut de Physique de l’Université de Leipzig.

En même temps que l’équipe de physiciens du  Professeur Robert Döpel apportait la preuve qu’il était possible de produire de l’énergie dans une machine qu’ils avaient appelée « machine à uranium », en fait un mini réacteur, elle apportait aussi la preuve que celle-ci connaitrait son accident.

Rappelons que cela se passait en Allemagne sous le régime nazi.

La sphère de 80 centimètres de diamètre contenait de l’uranium et de l’eau lourde. Le 23 juin, les mesures montraient un début de réaction en chaîne. La preuve était apportée que cela fonctionnait. C’est alors que  Robert Döpel fait ouvrir le réacteur d’où s’échappent des flammes avant que la boule n’explose. Il faudra deux jours aux pompiers pour en venir complètement à bout. Ce sera le premier accident nucléaire dans l’histoire. Un accident bienvenu puisqu’il mettait fin à l’expérimentation malgré les efforts de Werner Heisenberg pour la prolonger

La pression expérimentale avait été la plus forte conduisant à une négligence des mesures de sécurité, pression d’autant plus forte que l’armée allemande subissait des revers sur le front russe.

C’est au cours de recherche pour un livre sur Heisenberg à Leipzig à cette époque „Werner Heisenberg in Leipzig. 1927–1942“, que le physicien  Dietmar Lehmann a découvert une valise contenant la description des faits depuis conservés à l’Université de Leipzig.

Bien entendu, cette machine à uranium n’avait pas les proportions qu’auront plus tard les centrales nucléaires comme celle de Fukushima.

Fukushima sur le SauteRhin

Ce n’était pas prévu au départ mais il se trouve que l’histoire de mon site le SauteRhin a commencé avec la catastrophe de Fukushima. Je venais à peine de le mettre en route. Après un premier article de présentation, le deuxième post du site avait pour titre : Pour Ulrich Beck, l’industrie nucléaire fait de la planète un laboratoire. Il reste actuel

Source : Lien (en allemand) vers le communiqué de presse de l’Université de Leipzig

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