Luise Büchner (1821-1877)

Luise Büchner, écrivain, auteure de nouvelles et de poèmes, passe pour l’une des premières féministes allemandes. Elle a notamment plaidé pour le droit des femmes à l’éducation.

Luise Büchner est la soeur de l’auteur dramatique allemand (Woyzeck, La mort de Danon, Leonce et Lena) Georg Büchner.

Il n’y a pas (pas encore !) sur elle de page Wikipedia en français.

Merci à Peter Brunner

 

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# Descriptions d’une image 3. Jean Starobinski : Regards sur le texte de Kafka

 

Franz Kafka et le manuscrit de son "Procès" (Pablo Sanchez)

Dans un texte dont on trouvera un extrait ci-dessous, publié sous le titre «  Regards sur l’image » dans le catalogue de l’exposition Le siècle de Kafka (Centre Pompidou 1984), Jean Starobinski s’intéresse à l’écrit et à l’écriture comme image : « chaque mot sur la page est image » partie d’un ensemble d’images qui constituent l’imaginaire de l’écrivain. Son œuvre forme l’Image avec un grand I. Elle est fuyante, insaisissable même pour son auteur.

Pour Kafka, estime J. Starobinski, « un maléfice habite l’image, l’écriture du fait que, lors même qu’elles expriment la nostalgie de la vie simple et réconciliée, elles ne sont toujours pas la vie ». Les figures portent en elles « la faute d’avoir été substituée à la vie ».

Kafka lui-même en porteur d’une œuvre est devenu image, voire contre-image, en l’occurrence la contre-image du « réalisme socialiste »

« Chaque mot sur la page est image, si l’on entend par image une pseudo-présence. L’ensemble de ces images se compose comme « l’univers imaginaire» d’un écrivain: son imagination tout entière nous y est livrée. L’imagination littéraire, dont on parle avec tant de facilité, se confond avec ses produits; elle n’est rien d’autre et rien de moins que la somme de ses opérations; on échouera toujours à vouloir la saisir en deçà, au niveau des facultés, dans une formule synthétique. Encore faut-il qu’à partir des mots singuliers, des choses et des rapports simples, qui constituent les images unitaires, l’on en vienne à considérer les liens complexes qu’elles établissent: syntaxe et « figures de mots» ; tropes et « figures de pensée» ; rhétorique et procédés narratifs … Ces figures, aussi bien, sont des agrégats d’images unitaires, animés d’une vie supérieure. De figures en figures, par voie de complexité croissante – c’est-à-dire en lisant mieux et plus complètement l’ensemble des textes -, l’on s’oriente à la limite en direction de l’image de toutes les images, de la figure de toutes les figures: l’œuvre. Or celle-ci, par le jeu indéfini des rapports qui la constituent et qu’elle suscite autour d’elle, défie toute saisie globale. Totalité non maîtrisée par son auteur même, et toujours dépendante de ses lecteurs, elle provoque et désarme les interprétations. Pas plus qu’il n’a été possible de saisir abstraitement la formule générale de l’imagination productrice, on ne peut circonscrire la grande Image de l’œuvre comme un territoire cadastrable. Toute approche légitime est vouée à demeurer inégale à sa visée, donc à reconnaître une part d’illégitimité. Il n’y a rien là qui nous contraigne à désespérer du sens et de la compréhension, car, dans le domaine de la littérature, le sens n’est vivant qu’à la condition de s’avouer provisoire et dépassable.

Cet effet d’intimidation exercé par l’œuvre n’est nulle part aussi marqué que chez Franz Kafka. La grande Image de l’œuvre comme celle de Rimbaud doit être lue « littéralement et dans tous les sens ». Indéfiniment interprétable, puisqu’elle porte en elle tout ensemble la structure de la parabole, et la volonté de n’être qu’allusion à ce qui ne peut se dire, – elle est ininterprétable en dernier recours. Marthe Robert l’a rappelé, l’œuvre littéraire ne fut pas un but, mais un exercice face à la mort. Dans sa perfection fragmentaire, elle se voulait préparatoire, et ce n’est pas sa propre réussite qu’elle souhaitait préparer. Nul plus que Kafka, en ses grandes années créatrices, n’a été en proie au flux des images; mais chez nul autre l’on ne voit une telle énergie de refus de travailler à contre-courant. Non pas seulement (comme tant de pages du Journal l’attestent) parce que la ligne qui vient d’être écrite ne répond pas à l’idée très haute que se fait Kafka de la beauté littéraire, mais parce qu’un maléfice habite l’image, l’écriture, du fait que, lors même qu’elles expriment la nostalgie de la vie simple et réconciliée, elles ne sont toujours pas la vie. Ainsi l’image globale de l’œuvre n’est pas seulement l’ensemble concertant des figures imaginaires et des fictions qui se succèdent et s’entre-répondent. Ces figures, pour lesquelles Kafka a donné les meilleures forces de sa vie, portent en elles la faute d’avoir été substituées à la vie. La fiction, dans la nécessité qui la fait surgir, comporte un péril aussitôt perçu par Kafka; il dirige contre elle un désaveu qui, entrant presque immédiatement en composition avec la fiction elle-même, devient figure dans le monde coupable de la fiction. Conçue dans l’exaltation du travail nocturne, la figure dérobe et dévore la vie, cependant que les énergies mises en œuvre pour lui résister éternisent le combat. La négativité propre à l’image elle-même (qui n’est pas la chose qu’elle « représente ») s’accroît d’une négativité d’autre provenance, ­l’angoisse de celui qui, après ravoir produite, ne veut pas qu’elle survive à la place de l’existence qu’elle a envahie. Le chant de Joséphine, loin d’être le remède qui apporte l’oubli ou l’abolition des malheurs, n’est qu’un couinement, sans différence avec celui que profère tout un chacun dans le peuple des souris. La figure dernière (puisque Joséphine la cantatrice est le dernier texte) porte en elle la figure de son abolition, de sa réduction au langage quotidien. Et si nous nous souvenons que Max Brod a publié Le Château, Le Procès et L’Oublié en dépit d’un ordre formel de destruction, nous comprenons que nous lisons ces grands textes comme si nous avions le privilège de les arrêter dans leur trajet, entre la nuit dont ils proviennent et la nuit où ils devaient retourner.

Et force nous est de constater, de surcroît, que le nom même de celui qui fut l’inventeur, et pour une large part, le contradicteur de cette œuvre merveilleuse – Franz Kafka – est devenu à son tour une image singulièrement forte, chargée d’un rayonnement bien plus large que la seule gloire littéraire et la nuée des exégèses, et d’un pathétique surpassant celui d’une brève destinée achevée par la tuberculose laryngée et par l’étouffement. Car son image est inséparable d’un monde détruit: le judaïsme d’Europe centrale, la culture européenne en Tchécoslovaquie. L’ironie a voulu que ce nom, que cette œuvre, qui survivaient à peu près seuls à toute une famille anéantie dans les camps nazis, aient été tenus, pendant longtemps, pour inacceptables par le marxisme policier, comme si ces ouvrages de fiction, avec leur humour angoissé, étaient capables de mettre en péril un régime politique censé représenter une conquête décisive dans l’histoire humaine, conquête assurée par tant de divisions blindées. Quel singulier pouvoir s’attache donc à la fiction, si le nom de Kafka a pu être tenu pour le synonyme d’un péril. Le « réalisme socialiste » avait trouvé en lui – nom noir occultant une œuvre prohibée, à ne lire à aucun prix – sa contre-image, son modèle du mal… Les choses ont néanmoins quelque peu changé et aujourd’hui, dans sa patrie, le nom de Kafka n’est plus anathème; son image n’est plus démonisée mais son œuvre n’est plus accessible. Il fait pourtant partie de l’itinéraire touristique. Reste que cette biffure de naguère, même gommée, est inscrite sur son image. La grossière censure de la bêtise dogmatique se superpose à la critique, autrement plus clairvoyante et plus pénétrante, que cette conscience dirigeait contre elle-même, sous l’aspect figuré de la justice absurde et de la loi incompréhensible ».

Tous les éléments graphiques, accents, ponctuation, forme du texte, la prose n’a pas la même forme que le théâtre qui ne se présente pas comme de la poésie sont constitutifs de cette image du texte. « Au vrai les données graphiques peuvent donner lieu au rebond imagé, au même titre que les données acoustiques ».

Dans la suite du texte, Jean Starobinski, examine la place de la fenêtre (et de la porte), ouverture sur l’image dans l’œuvre de Kafka.

Je n’en retiendrai que deux extraits :

1.Les occurrences de la fenêtre

« Le rapport dynamique entre le dedans et le dehors, par l’entremise obligée de la fenêtre subira d’infinies variations. Pas un roman, depuis L’Oublié (où reviennent avec insistance les balcons avec vue sur la rue ou sur les balcons voisins) qui n’ait son jeu de fenêtres. Les occurrences de la fenêtre, chez Kafka, sont au moins aussi nombreuses que celles des portes, seuils, clôtures, escaliers, corridors: lieux de passage, mais qui, d’être destinés au passage, mettent d’autant mieux en évidence l’impossibilité de passer outre, laquelle, à son tour, met en valeur le dangereux privilège du franchissement… »

2.La fenêtre, lieu d’apparition de l’image

« De fait, que ce soit à titre métaphorique ou en vision directe, de nombreux textes font de la fenêtre le lieu d’apparition de l’image. Mais l’image n’apparaît jamais innocemment, sans qu’il en coûte à celui qui l’accueille de gré ou de force ».

La porte et la fenêtre peuvent aussi rester fermées sans donner à voir ce que l’on y entend.

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LE CONTE DU GENEVRIER, le plus cruel des contes de Grimm

Le plus cruel des contes de Grimm fait partie des Contes de l’enfance et du foyer (Kinder- und Hausmärchen, publiés pour la première fois il y a deux cents ans, en 1812 mais il n’a pas été  recueilli par les Frères Grimm. Il leur a été transmis par le peintre Philipp Otto Runge de même que le Pêcheur et sa femme
Si on le résume :
Une mère – inspirée par le diable – coupe la tête du fils de son mari, replace la tête sur son tronc, demande à sa fille de gifler son frère, elle fait tomber la tête, se croit coupable, aide sa mère à faire de son frère un ragout – « à la sauce brune » – pour leur père qui s’en délecte, la petite Marlène recueille les os de son frère, les enterre sous le genévrier qui ouvre ses bras et fait naître un splendide oiseau qui se vengera en tuant la marâtre pour faire renaître le garçon.
Le début donne en chanson :

Meine Mutter: die mich schlachtete,
mein Vater: der mich aß,
meine Schwester: die Marleine,
sucht alle meine Gebeine,
bindet sie in ein seiden Tuch,
legt’s unter den Wacholderbaum.
Kywitt, kywitt, was für ein schöner Vogel bin ich!

Ma mère m’a tué ;
Mon père m’a mangé ;
Ma soeurette Marlène
A pris bien de la peine
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu’elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Seule réserve : la traduction réductrice du verbe schlachten par tuer. Schlachten évoque en effet l’abattage de boucherie ou de champ de bataille.
L’histoire était connue de Goethe qui fait de la mère une catin et chanter à Marguerite dans la scène finale du cachot (Faust I) le texte suivant :

Ma mère une catin,
Elle m’a assassiné !
Mon père ce gredin
M’as pris pour son festin
Ma petite sœurette
A mis mes pauvres os
Dans leur fraîche cachette
Alors suis devenu un bel oiseau des bois
Envole-toi, envole-toi

(Goethe : Faust Trad Jean Lacoste Jacques le Rider Editions Bartillat)

Gérard de Nerval prend des libertés avec le texte de Goethe en intervertissant carrément les rôles du père et de la mère :

C’est mon coquin de père
Qui m’égorgea ;
C’est ma catin de mère
Qui me mangea
Et ma petite sœur la folle
Jeta mes os dans un endroit
Humide et froid
Et je devins un bel oiseau qui vole
Vole vole vole

Goethe : Faust (Traduction Gérard de Nerval) GF 1964

Le conte du genévrier

Illustration du "Conte du genévrier" par Maurice Sendak

Il y a de cela bien longtemps, au moins deux mille ans, vivait un homme riche qui avait une femme de grande beauté, honnête et pieuse ; ils s’aimaient tous les deux d’un grand amour, mais ils n’avaient pas d’enfant et ils en désiraient tellement, et la femme priait beaucoup, beaucoup, nuit et jour pour avoir un enfant ; mais elle n’arrivait pas, non, elle n’arrivait pas à en avoir.
Devant leur maison s’ouvrait une cour où se dressait un beau genévrier, et une fois, en hiver, la femme était sous le genévrier et se pelait une pomme ; son couteau glissa et elle se coupa le doigt assez profondément pour que le sang fît quelques taches dans la neige. La femme regarda le sang devant elle, dans la neige, et soupira très fort en se disant, dans sa tristesse : « Oh ! si j’avais un enfant, si seulement j’avais un enfant vermeil comme le sang et blanc comme la neige ! » Dès qu’elle eut dit ces mots, elle se sentit soudain toute légère et toute gaie avec le sentiment que son vœu serait réalisé. Elle rentra dans la maison et un mois passa : la neige disparut ; un deuxième mois, et tout avait reverdi ; un troisième mois, et la terre se couvrit de fleurs ; un quatrième mois, et dans la forêt, les arbres étaient tout épais et leurs branches vertes s’entrecroisaient sans presque laisser de jour : les oiseaux chantaient en foule et tout le bois retentissait de leur chant, les arbres perdaient leurs fleurs qui tombaient sur le sol ; le cinquième mois passé, elle était un jour sous le genévrier et cela sentait si bon que son cœur déborda de joie et qu’elle en tomba à genoux, tant elle se sentait heureuse ; puis le sixième mois s’écoula, et les fruits se gonflèrent, gros et forts, et la femme devint toute silencieuse ; le septième mois passé, elle cueillit les baies du genévrier et les mangea toutes avec avidité, et elle devint triste et malade ; au bout du huitième mois, elle appela son mari et lui dit en pleurant : « Quand je mourrai, enterre-moi sous le genévrier. » Elle en éprouva une immense consolation, se sentit à nouveau pleine de confiance et heureuse jusqu’à la fin du neuvième mois. Alors elle mit au monde un garçon blanc comme la neige et vermeil comme le sang, et lorsqu’elle le vit, elle en fut tellement heureuse qu’elle en mourut.
Son mari l’enterra alors sous le genévrier et la pleura tant et tant : il ne faisait que la pleurer tout le temps. Mais un jour vint qu’il commença à la pleurer moins fort et moins souvent, puis il ne la pleura plus que quelquefois de temps à autre ; puis il cessa de la pleurer tout à fait. Un peu de temps passa encore, maintenant qu’il ne la pleurait plus, et ensuite il prit une autre femme.
De cette seconde épouse, il eut une fille ; et c’était un garçon qu’il avait de sa première femme : un garçon vermeil comme le sang et blanc comme la neige. La mère, chaque fois qu’elle regardait sa fille, l’aimait beaucoup, beaucoup ; mais si elle regardait le petit garçon, cela lui écorchait le cœur de le voir ; il lui semblait qu’il empêchait tout, qu’il était toujours là en travers, qu’elle l’avait dans les jambes continuellement ; et elle se demandait comment faire pour que toute la fortune revînt à sa fille, elle y réfléchissait, poussée par le Malin, et elle se prit à détester le petit garçon qu’elle n’arrêtait pas de chasser d’un coin à l’autre, le frappant ici, le pinçant là, le maltraitant sans cesse, de telle sorte que le pauvre petit ne vivait plus que dans la crainte. Quand il revenait de l’école, il n’avait plus un instant de tranquillité.
Un jour, la femme était dans la chambre du haut et la petite fille monta la rejoindre en lui disant:
– Mère, donne-moi une pomme !
– Oui, mon enfant ! lui dit sa mère, en lui choisissant dans le bahut la plus belle pomme qu’elle put trouver. Ce bahut, où l’on mettait les pommes, avait un couvercle épais et pesant muni d’une serrure tranchante, en fer.
– Mère, dit la petite fille, est-ce que mon frère n’en aura pas une aussi ?
La femme en fut agacée, mais elle répondit quand même :
– Bien sûr, quand il rentrera de l’école.
Mais quand elle le vit qui revenait, en regardant par la fenêtre, ce fut vraiment comme si le Malin l’avait possédée : elle reprit la pomme qu’elle avait donnée à sa fille, en lui disant : « Tu ne dois pas l’avoir avant ton frère. » Et elle la remit dans le bahut, dont elle referma le pesant couvercle.
Et lorsque le petit garçon fut arrivé en haut, le Malin lui inspira son accueil aimable et ses paroles gentilles : « Veux-tu une pomme, mon fils ? » Mais ses regards démentaient ses paroles car elle fixait sur lui des yeux féroces, si féroces que le petit garçon lui dit :
– Mère, tu as l’air si terrible : tu me fais peur. Oui, je voudrais bien une pomme.
Sentant qu’il lui fallait insister, elle lui dit :
– Viens avec moi ! et, l’amenant devant le gros bahut, elle ouvrit le pesant couvercle et lui dit : Tiens! prends toi-même la pomme que tu voudras !
Le petit garçon se pencha pour prendre la pomme, et alors le Diable la poussa et boum ! elle rabattit le lourd couvercle avec une telle force que la tête de l’enfant fut coupée et roula au milieu des pommes rouges.
Alors elle fut prise de terreur (mais alors seulement) et pensa : « Ah ! si je pouvais éloigner de moi ce que j’ai fait ! » Elle courut dans une autre pièce, ouvrit une commode pour y prendre un foulard blanc, puis elle revint au coffre, replaça la tête sur son cou, la serra dans le foulard pour qu’on ne puisse rien voir et assit le garçon sur une chaise, devant la porte, avec une pomme dans la main.
La petite Marlène, sa fille, vint la retrouver dans la cuisine et lui dit, tout en tournant une cuillère dans une casserole qu’elle tenait sur le feu :
– Oh ! mère, mon frère est assis devant la porte et il est tout blanc ; il tient une pomme dans sa main, et quand je lui ai demandé s’il voulait me la donner, il ne m’a pas répondu. J’ai peur !
– Retournes-y, dit la mère, et s’il ne te répond pas, flanque-lui une bonne claque !
La petite Marlène courut à la porte et demanda : « Frère, donne-moi la pomme, tu veux ? » Mais il resta muet et elle lui donna une gifle bien sentie, en y mettant toutes ses petites forces. La tête roula par terre et la fillette eut tellement peur qu’elle se mit à hurler en pleurant, et elle courut, toute terrifiée, vers sa mère :
– Oh ! mère, j’ai arraché la tête de mon frère !
Elle sanglotait, sanglotait à n’en plus finir, la pauvre petite Marlène. Elle en était inconsolable.
– Marlène, ma petite fille, qu’as-tu fait ? dit la mère. Quel malheur ! Mais à présent tiens-toi tranquille et ne dis rien, que personne ne le sache, puisqu’il est trop tard pour y changer quelque chose et qu’on n’y peut rien. Nous allons le faire cuire en ragoût, à la sauce brune.
La mère alla chercher le corps du garçonnet et le coupa en menus morceaux pour le mettre à la sauce brune et le faire cuire en ragoût. Mais la petite Marlène ne voulait pas s’éloigner et pleurait, pleurait et pleurait, et ses larmes tombaient dans la marmite, tellement qu’il ne fallut pas y mettre de sel.

Le père rentra à la maison pour manger, se mit à table et demanda : « Où est mon fils ? » La mère vint poser sur la table une pleine marmite de ragoût à la sauce brune et petite Marlène pleurait sans pouvoir s’en empêcher. Une seconde fois, le père demanda « Mais où est donc mon fils ?
– Oh ! dit la mère, il est allé à la campagne chez sa grand-tante ; il y restera quelques jours.
– Mais que va-t-il faire là-bas ? demanda le père et il est parti sans seulement me dire au revoir !
– Il avait tellement envie d’y aller, répondit la femme ; il m’a demandé s’il pouvait y rester six semaines et je le lui ai permis. Il sera bien là-bas.
– Je me sens tout attristé, dit le père ; ce n’est pas bien qu’il soit parti sans rien me dire. Il aurait pu quand même me dire adieu ! »
Tout en parlant de la sorte, le père s’était mis à manger ; mais il se tourna vers l’enfant qui pleurait et lui demanda :
– Marlène, mon petit, pourquoi pleures-tu ? Ton frère va revenir bientôt. Puis il se tourna vers sa femme : « 0 femme, lui dit-il, quel bon plat tu as fait là ! Sers-m’en encore. »
Elle le resservit, mais plus il en mangeait, et plus il en voulait.
– Donne-m’en, donne-m’en plus, je ne veux en laisser pour personne : il me semble que tout est à moi et doit me revenir.
Et il mangea, mangea jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien, suçant tous les petits os, qu’il jetait à mesure sous la table. Mais la petite Marlène se leva et alla chercher dans le tiroir du bas de sa commode le plus joli foulard qu’elle avait, un beau foulard de soie, puis, quand son père eut quitté la table, elle revint ramasser tous les os et les osselets, qu’elle noua dans son foulard de soie pour les emporter dehors en pleurant à gros sanglots. Elle alla et déposa son petit fardeau dans le gazon, sous le genévrier ; et quand elle l’eut mis là, soudain son coeur se sentit tout léger et elle ne pleura plus. Le genévrier se mit à bouger, écartant ses branches et les resserrant ensemble, puis les ouvrant de nouveau et les refermant comme quelqu’un qui manifeste sa joie à grands gestes des mains. Puis il y eut soudain comme un brouillard qui descendit de l’arbre jusqu’au sol, et au milieu de ce brouillard c’était comme du feu, et de ce feu sortit un oiseau splendide qui s’envola très haut dans les airs en chantant merveilleusement. Lorsque l’oiseau eut disparu dans le ciel, le genévrier redevint comme avant, mais le foulard avec les ossements n’était plus là. La petite Marlène se sentit alors toute légère et heureuse, comme si son frère était vivant ; alors elle rentra toute joyeuse à la maison, se mit à table et mangea.
L’oiseau qui s’était envolé si haut redescendit se poser sur la maison d’un orfèvre, et là il se mit à chanter :

Ma mère m’a tué ;
Mon père m’a mangé ;
Ma soeurette Marlène
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu’elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

L’orfèvre était à son travail, dans son atelier, occupé à fabriquer une chaînette d’or ; mais lorsqu’il entendit l’oiseau qui chantait sur son toit, cela lui parut si beau, si beau qu’il se leva précipitamment, perdit une pantoufle sur son seuil et courut ainsi jusqu’au milieu de la rue, un pied chaussé, l’autre en chaussette, son grand tablier devant lui, tenant encore dans sa main droite ses pinces à sertir, et dans la gauche la chaînette d’or ; et le soleil brillait clair dans la rue. Alors il resta là et regarda le bel oiseau auquel il dit :
– Oiseau, que tu sais bien chanter ! Comme c’est beau ! Chante-le-moi encore une fois, ton morceau!
– Non, dit l’oiseau, je ne chante pas deux fois pour rien. Donne-moi la chaînette d’or, et je le chanterai encore.
– Tiens, prends la chaînette d’or, elle est à toi, dit l’orfèvre, et maintenant chante-moi encore une fois ton beau chant.
L’oiseau vint prendre la chaînette d’or avec sa patte droite, se mit en face de l’orfèvre et chanta :

Ma mère m’a tué ;
Mon père m’a mangé ;
Ma soeurette Marlène
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu’elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Et aussitôt il s’envola pour aller se poser sur le toit de la maison d’un cordonnier, où il chanta :

Ma mère m’a tué ;
Mon père m’a mangé ;
Ma soeurette Marlène
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu’elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Le cordonnier entendit ce chant et courut en bras de chemise devant sa porte pour regarder sur son toit, et il dut mettre la main devant ses yeux pour ne pas être aveuglé par le soleil qui brillait si fort.
– Oiseau, lui dit-il, comme tu sais bien chanter !
Il repassa sa porte et rentra chez lui pour appeler sa femme. « Femme, lui cria-t-il, viens voir un peu dehors : il y a un oiseau, regarde-le, cet oiseau qui sait si bien chanter ! » Il appela aussi sa fille et les autres enfants, et encore ses commis et la servante et le valet, qui vinrent tous dans la rue et regardèrent le bel oiseau qui chantait si bien et qui était si beau, avec des plumes rouges et vertes, et du jaune autour de son cou : on aurait dit de l’or pur ; et ses yeux scintillants on aurait dit qu’il avait deux étoiles dans sa tête !
– Oiseau, dit le cordonnier, maintenant chante encore une fois ton morceau.
– Non, dit l’oiseau, je ne chante pas deux fois pour rien ; il faut que tu me fasses un cadeau.
– Femme, dit le cordonnier, monte au grenier : sur l’étagère la plus haute, il y a une paire de chaussures rouges ; apporte-les-moi.
La femme monta et rapporta les chaussures.
– Tiens, c’est pour toi, l’oiseau ! dit le cordonnier. Et maintenant chante encore une fois.
L’oiseau descendit et prit les chaussures avec sa patte gauche, puis il se envola sur le toit où il chanta :

Ma mère m’a tué ;
Mon père m’a mangé ;
Ma soeurette Marlène
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu’elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Et quand il eut chanté, il s’envola, serrant la chaîne d’or dans sa patte droite et les souliers dans sa gauche, et il vola loin, loin, jusqu’à un moulin qui tournait, tac-tac, tac-tac, tac-tac, tac-tac ; et devant la porte du moulin il y avait vingt garçons meuniers qui piquaient une meule au marteau, hic-hac, hic-hac, hic-hac, pendant que tournait le moulin, tac-tac, tac-tac, tac-tac. Alors l’oiseau alla se percher dans un tilleul et commença à chanter :

Ma mère m’a tué.

Un premier s’arrêta et écouta :

Mon père m’a mangé.

Deux autres s’arrêtèrent et écoutèrent :

Ma soeurette Marlène
A pris bien de la peine.

Quatre autres s’arrêtèrent à leur tour :

Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie.

A présent, ils n’étaient plus que huit à frapper encore :

Qu’elle a porté

Cinq seulement frappaient encore :

sous le genévrier.

Il n’en restait plus qu’un qui frappait du marteau :

Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Le dernier, à son tour, s’est aussi arrêté et il a même encore entendu la fin.
– Oiseau, dit-il, ce que tu chantes bien ! Fais-moi entendre encore une fois ce que  tu as chanté, je n’ai pas entendu.
– Non, dit l’oiseau, je ne chante pas deux fois pour rien. Donne-moi la meule et je chanterai encore une fois.
– Tu l’aurais, bien sûr, si elle était à moi tout seul, répondit le garçon meunier.
– S’il chante encore une fois, approuvèrent tous les autres, il est juste qu’il l’ait, et il n’a qu’à la prendre.
L’oiseau descendit de l’arbre et les vingt garçons meuniers, avec des leviers, soulevèrent la lourde meule, ho-hop ! ho-hop ! ho-hop ! ho-hop ! Et l’oiseau passa son cou par le trou du centre, prenant la meule comme un collier avec lequel il s’envola de nouveau sur son arbre pour chanter :

Ma mère m’a tué ;
Mon père m’a mangé ;
Ma soeurette Marlène
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu’elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Dès qu’il eut fini, il déploya ses ailes et s’envola, et il avait la chaînette d’or dans sa serre droite, et la paire de souliers dans sa serre gauche, et la meule était autour de son cou. Et il vola ainsi loin, très loin, jusqu’à la maison de son père.
Le père, la mère et petite Marlène sont là, assis à table. Et le père dit :
– C’est drôle comme je me sens bien, tout rempli de lumière !
– Oh ! pas moi, dit la mère, je me sens accablée comme s’il allait éclater un gros orage.
Petite Marlène est sur sa chaise, qui pleure et qui pleure sans rien dire. L’oiseau donne ses derniers coups d’ailes, et quand il se pose sur le toit de la maison, le père dit :
– Ah ! je me sens vraiment tout joyeux et le soleil est si beau : il me semble que je vais revoir une vieille connaissance.
– Oh ! pas moi, dit la mère, je me sens oppressée et tout apeurée, j’ai les dents qui claquent, et dans mes veines on dirait qu’il y a du feu !
Elle se sent si mal qu’elle déchire son corsage pour essayer de respirer et se donner de l’air. Et la petite Marlène, dans son coin, est là qui pleure, qui pleure,
et qui se tient son tablier devant les yeux ; et elle pleure tellement qu’elle a complètement mouillé son assiette. L’oiseau est venu se percher sur le genévrier ; il se met à chanter :

Ma mère m’a tué.

Alors la mère se bouche les oreilles et ferme les yeux pour ne rien voir ni entendre ; mais ses oreilles bourdonnent et elle entend comme un terrible tonnerre dedans, ses yeux la brûlent et elle voit comme des éclairs dedans.

Mon père m’a mangé.

– Oh ! mère, dit le père, dehors il y a un splendide oiseau qui chante merveilleusement, le soleil brille et chauffe magnifiquement, on respire un parfum qui ressemble à de la cannelle.

Ma sœurette Marlène
A pris bien de la peine.

La petite Marlène cache sa tête dans ses genoux et pleure de plus en plus.
– Je sors, dit le père, il faut que je voie cet oiseau de tout près.
– Oh non, n’y va pas ! proteste la mère. Il me semble que toute la maison tremble sur sa base et qu’elle s’effondre dans les flammes !
L’homme alla dehors néanmoins et regarda l’oiseau.

Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie
Qu’elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

Aux dernières notes, l’oiseau laissa tomber adroitement la chaîne d’or qui vint juste se mettre autour du cou de l’homme, exactement comme un collier qui lui allait très bien.
– Regardez ! dit l’homme en rentrant, voilà le cadeau que le bel oiseau m’a fait : cette magnifique chaîne d’or. Et voyez comme il est beau !
Mais la femme, dans son angoisse, s’écroula de tout son long dans la pièce et son bonnet lui tomba de la tête. L’oiseau, de nouveau, chantait :

Ma mère m’a tué.

– Ah ! s’écria la femme, si je pouvais être à mille pieds sous terre pour ne pas entendre cela !

Mon père m’a mangé.

La femme retomba sur le dos, blanche comme une morte.

Ma soeurette Marlène

chantait l’oiseau, et la petite Marlène s’exclama : « Je vais sortir aussi et voir quel cadeau l’oiseau me fera!» Elle se leva et sortit.

A pris bien de la peine
Pour recueillir mes os jetés
Dessous la table, et les nouer
Dans son foulard de soie.

Avec ces mots, l’oiseau lui lança les souliers.

Qu’elle a porté sous le genévrier.
Kywitt, kywitt, bel oiseau que je suis !

La petite Marlène sentit que tout devenait lumineux et gai pour elle ; elle enfila les souliers rouges et neufs et se mit à danser et à sauter, tellement elle s’y trouvait bien, rentrant toute heureuse dans la maison.
– Oh ! dit-elle, moi qui me sentais si triste quand je suis venue dehors, et à présent tout est si clair! C’est vraiment un merveilleux oiseau que celui-là, et il m’a fait cadeau de souliers rouges !
– Que non ! que non ! dit la femme en revenant à elle et en se relevant, et ses cheveux se dressaient sur sa tête comme des langues de feu. Pour moi, c’est comme si le monde entier s’anéantissait : il faut que je sorte aussi, peut-être que je me sentirai moins mal dehors !
Mais aussitôt qu’elle eut franchi la porte, badaboum ! l’oiseau laissa tomber la meule sur sa tête et la lui mit en bouillie. Le père et petite Marlène entendirent le fracas et sortirent pour voir. Mais que virent-ils ? De cet endroit s’élevait une vapeur qui s’enflamma et brûla en montant comme un jet de flammes, et quand ce fut parti, le petit frère était là, qui les prit tous les deux par la main. Et tous trois, pleins de joie, rentrèrent dans la maison, se mirent à table et mangèrent.

Extrait de
Hans-mon-hérisson et treize autres contes
Illustration Maurice Sendak
Traduction Armel Guerne
Gallimard Folio Junior (1979)

 

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# Descriptions d’une image / 2. Le regard de Kleist sur la solitude du moine

Caspar David Friedrich "Der Mönsch am Meer" (Le moine au bord de la mer) 1810

A l’occasion de l’exposition du tableau de Caspar David Friedrich à l’Académie des Beaux Arts de Berlin, en 1810, Heinrich von Kleist qui avait vu le tableau Moine au bord de la mer dans l’atelier du peintre publie dans son journal Berliner Abendblätter un article sur le tableau sous le titre Impressions devant un paysage marin dont voici le texte :

Impressions devant un paysage marin de Friedrich

« Il est magnifique, dans l’infinie solitude d’un bord de mer, sous un ciel voilé, de porter ses regards sur une immense étendue d’eau déserte. Mais il faut pour cela s’y être rendu, devoir en repartir, désirer passer de l’autre côté, ne pas pouvoir, regretter l’absence de tout ce qui fait la vie et percevoir pourtant la voix de cette vie dans la rumeur des flots, le souffle du vent, la fuite des nuages, le cri solitaire des oiseaux. Il faut pour cela une attente adressée par le cœur et une déception , si je peux m’exprimer ainsi, imposée par la nature. Mais devant le tableau, ceci est impossible, et ce que j’étais censé trouver dans le tableau lui-même, je l’ai d’abord trouvé entre le tableau et moi, tout à la fois une prétention attente que mon cœur adressait au tableau et une déception que ce tableau m’imposait; et c’est ainsi que je devins moi-même le moine, le tableau devint la dune, mais ce vers quoi devait tendre mon regard porté par un ardent désir, la mer, était totalement absent. Il n’est rien de plus triste et de plus pénible qu’une pareille situation dans le monde: être la seule étincelle de vie dans l’immense empire de la mort, le centre solitaire d’un cercle solitaire. Le tableau est là, avec ses deux ou trois objets pleins de mystère, pareil à l’Apocalypse; on le dirait pris par les pensées nocturnes de Young; et comme dans sa monotonie et son infinitude il n’a d’autre premier plan que le cadre, on a l’impression, en le contemplant, d’avoir les paupières coupées. Pourtant il ne fait aucun doute que l’artiste s’est engagé sur une voie nouvelle dans le domaine de son art, et je suis convaincu qu’on pourrait, avec l’esprit qui est le sien, représenter un mille carré de sable du Brandebourg avec un buisson de ronces où, solitaire, une corneille gonfle ses plumes, et qu’un tableau de ce genre ne pourrait manquer de faire une impression digne d’Ossian ou de Kosegarten. Oui, si l’on peignait ce paysage avec sa propre craie, avec sa propre eau, je crois vraiment que l’on pourrait faire hurler les renards et les loups : le plus puissant éloge, sans aucun doute, que l’on puisse adresser à ce genre de peinture de paysage. – Mais mes impressions personnelles sur ce merveilleux tableau sont trop confuses; c’est pourquoi, avant d’oser les formuler pleinement, j’ai décidé de m’instruire en écoutant les commentaires de ceux qui, deux par deux et du soir au matin, passent devant.

cb.

Heinrich von Kleist  Petits écrits Œuvres complètes T1 Gallimard / Le promeneur Traduction Pierre Deshusses

J’ai repris la traduction sauf pour deux mots Anspruch et Abbruch.

Dazu gehört ein Anspruch, den das Herz macht, und ein Abbruch, um mich so auszudrücken, den Einem die Natur thut
Il faut pour cela une prétention attente  [Anspruch = attente ? désir ? ce que l’on voudrait trouver] adressée par le cœur et une privation déception [ Abbruch = rupture – démolition], si je peux m’exprimer ainsi, imposée par la nature.

Le texte de Kleist est célèbre surtout  en raison de la métaphore beaucoup commentée des « paupières coupées » qui nous rappelle la première image de notre série.

Mais il présente d’autres intérêts aussi. Le texte lui-même est une retouche, la réécriture d’un texte commandé par Kleist à Clemens Brentano qui l’a coécrit avec Achim von Arnim. Il porte d’ailleurs les initiales cb ; Clemens Brentano au grand dam de son auteur. Dans une mise au point, Kleist déclarera que malgré son caractère de collage, l’esprit d’ensemble du texte est bien le sien. Le texte a d’abord été raccourci de quelque trois feuillets. Il a aussi été corrigé. Nous avons affaire à un palimpseste. Il permet de saisir comment Kleist a radicalisé la conversion du regard déjà opérée par Arnim et Brentano.

La partie du texte en bleu est celle d’Achim von Arnim et de C. Brentano que Kleist a conservé, la suite est la correction de Kleist.

Nous assistons à un moment de transformation dans l’histoire de la perception.

Le tableau n’est pas décrit comme si on l’avait sous les yeux.  Les lecteurs du journal non plus ne l’avaient pas puisqu’on ne publiait pas encore à l’époque de reproductions.

Empfindungen vor Friedrichs Seelandschaft / Impressions devant un paysage marin de Friedrich

« Il est magnifique, dans l’infinie solitude d’un bord de mer, sous un ciel voilé, de porter ses regards sur une immense étendue d’eau déserte. Mais il faut pour cela s’y être rendu, devoir en repartir, désirer passer de l’autre côté, ne pas pouvoir, regretter l’absence de tout ce qui fait la vie et percevoir pourtant la voix de cette vie dans la rumeur des flots, le souffle du vent, la fuite des nuages, le cri solitaire des oiseaux. Il faut pour cela une attente adressée par le cœur et une déception, si je peux m’exprimer ainsi, imposée par la nature »

Dans le titre Empfindungen vor Friedrichs Seelandschaft, Empfindung/ Impressions évoque des sentiments éprouvés devant le tableau, les impressions que l’on a ressenties. La description passe donc par la mémoire que l’on en a, mémoire qui intervient aussi en produisant des « attentes du cœur », attentes déçues par la nature. La première partie du texte repose en effet sur l’hypothèse que le tableau évoque une réminiscence de la nature avec son mouvement et ses sonorités qui existeraient en dehors de lui. Il faut pour cela y avoir été. L’émotion nait de la tension entre le désir et sa déception.

« Mais devant le tableau, ceci est impossible, et ce que j’étais censé trouver dans le tableau lui-même, je l’ai d’abord trouvé entre le tableau et moi, tout à la fois une attente  que mon cœur adressait au tableau et une privation que ce tableau m’imposait; »

Les auteurs opèrent alors une déconnexion entre le tableau et le paysage,n éloignant la rêverie romantique, la nostalgie d’une utopie : « désirer passer de l’autre côte, / ne pas pouvoir ». Il n’y a pas d’au delà de l’horizon.

« et c’est ainsi que je devins moi-même le moine, le tableau devint la dune, mais ce vers quoi devait tendre mon regard porté par un ardent désir, la mer, était totalement absent ».

C’est entre le tableau et celui qui regarde que ça (se) passe. L’art n’a plus rien à voir avec la représentation de la nature. Le tableau est co-créé par le regard du spectateur. Il se passe un phénomène d’identification. Le spectateur est transporté au centre du tableau. L’observateur devient l’observé.

A partir de là que Kleist radicalise son point de vue. Évoquant son suicide, Friedrich Hebbel a dit de Kleist qu’il a « faussé compagnie au monde comme s’il en était l’unique moineau superflu » :

« Il n’est rien de plus triste et de plus pénible qu’une pareille situation dans le monde: être la seule étincelle de vie dans l’immense empire de la mort, le centre solitaire d’un cercle solitaire. Le tableau est là, avec ses deux ou trois objets pleins de mystère, pareil à l’Apocalypse; on le dirait pris par les pensées nocturnes de Young; et comme dans sa monotonie et son infinitude il n’a d’autre premier plan que le cadre, on a l’impression, en le contemplant, d’avoir les paupières coupées ».

D’où provient l’impression d’avoir les paupières coupées. Et d’abord que se passe-t-il quand on a les paupières coupées ou arrachées. On ne peut pas s’abstraire de voir. Impossible de se déconnecter ou même de faire une pause. C’est une souffrance, un supplice qui évoque celui de Regulus « à qui les Carthaginois firent couper les paupières, qu’ils firent lier dans une machine hérissée de pointes de fer, et mourir à force de veilles » (Cicéron).

L’histoire est racontée par Horace et Cicéron. Le consul romain avait été exposé au soleil par les Carthaginois, les paupières cousues ou coupées selon les versions afin qu’elles ne puissent être closes. Peter Bexte a examiné dans les détails l’hypothèse d’un lien entre ce supplice et la métaphore de Kleist. Le récit a inspiré un tableau à J.M.William Turner, un tableau  intitulé Regulus (1828) qui figure l’aveuglement par le soleil.

Mais Kleist ne suggère-t-il pas lui-même une interprétation bien plus à portée de lecture, pourrait-on dire, qu’on ne l’imagine, par la proximité de la métaphore des paupières coupées, du mot apocalypse et de la référence à l’absence de premier plan. Commençons par ce dernier point. Le tableau n’est pas construit selon les normes auxquelles la mémoire est habituée. Il rompt avec les habitudes du regard, et provoque sa conversion. Il n’y a que le cadre du tableau qui n’a pas de premier plan, ni de second, quelque chose qui bornerait l’image comme les  paupières bornent l’œil. L’œil se trouve ainsi comme l’image dans le seul cadre de son orbite. «  Le tableau est là avec ses deux trois objets pleins de mystère ». L’agencement des objets ne fournit pas un sens rationnel. Il y a aussi la proximité du mot apocalypse dont il faut se souvenir du sens premier. Apokálupsis signifie absence de cache, de voile.  Impossible de fermer les yeux, de se voiler la face. Mais fermer les yeux sur quoi ? Le néant ?

Pour  Christain Begemann (Brentano und Kleist vor Friedrichs Mönch am Meer.  /Aspekte eines Umbruchs in der Geschichte der Wahrnehmung /Aspects d’une révolution dans l’histoire de la perception ) , « le nihilisme est l’autre face de la nostalgie romantique »

Kleist voit-il poindre le nihilisme ?

 

PS : Pour l’anecdote, j’ai découvert au cours de ce travail que le muscle qui sert à lever la paupière s’appelle le muscle de Müller !

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« Art and Press » au ZKM de Karlsruhe

J’invite ceux qui auraient l’occasion de passer par Karlsruhe à se rendre au ZKM (Centre d’Art et de Technologie des Médias) où se tient encore jusqu’au 10 mars l’exposition Art and Press que l’on avait pu voir aussi l’an dernier au Martin-Gropius-Bau à Berlin. Elle n’est cependant pas tout à fait identique contrairement à ce que fait croire un catalogue trompeur. Elle est sous-titrée Art Vérité Réalité. Par Press, il faut entendre la presse écrite, telle qu’elle est entrain de disparaitre du moins dans son rôle initial.

Feuille volante ou dansante chez Annette Messager :

Papier froissé chez Olaf Metzel

On y trouvera aussi l’alchimiste Anselm Kiefer et les lettres de plomb (ici des tableaux à la différence de l’installation sculpturale de Berlin)

Qui dit journal dit journaliste.

Voici le brâme de « l’envoyé spécial » de Gloria Friedmann

Un grand nombre d’artistes et d’oeuvres sont exposés qui ont pour thème le journal, qui utilisent le journal comme support ou comme matériau. On peut y visionner aussi Beuys, son coyote et le Wall Street Journal.

En contrepoint, des tablettes numériques tactiles rappellent l’histoire du journal dans l’art…

Cézanne : Louis Auguste Cézanne lisant

…. et de l’art dans le journal :

Picasso à la "une" de L'humanité"

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# Descriptions d’une image / 1. La « Mélancolie » de Dürer

Du 23 janvier au 25 février 2013, le musée Unterlinden de Colmar expose La Mélancolie (1514) d’Albrecht Dürer. À travers cette gravure, véritable  allégorie de la mélancolie, réalisée alors que s’annonce la Réforme, Dürer s’intéresse à ce tempérament décrit dès l’antiquité.  L’homme cultivé, conscient de sa propre impuissance face à l’univers, ne peut que sombrer dans la mélancolie mais celle-ci est propice à la création.

Dürer Melancholia I

J’accompagne la reproduction de ce petit chef d’œuvre – petit par la taille 23,5 x18 cm – que je viens de revoir en original, de trois descriptions dans un ordre chronologique et interprétatif croissant. Et d’abord, grâce au travail de Frank Morzuch qui expose en parallèle à Colmar  ses travaux inspirés de Dürer, un texte à peu près contemporain ci-dessous traduit du latin :

«Elementa rhetoricae sive Capita exercitiorum studii puerilis et stili, at comparandam utriusque linguae facultatem collecta a jachimo camerario, et proposita in schola Tubingensi» Basilea 1541, S. 138 f. :

« En voici la traduction, un bon latiniste remarquera bien vite que ce latin du XVIième, aux tournures de phrases souvent alambiquées n’est pas aisé à traduire. Il faut également garder à l’esprit que ce texte provient d’un traité de rhétorique, discipline dans laquelle les arts de la mémoires étaient encore à l’honneur. C’est sous cet angle qu’il convient de l’approcher. »

“Albert Dürer, peintre des plus habile, dont la main divine nous a donné un grand nombre d’oeuvres immortelles, a donc exprimé ainsi les élans d’un esprit profond et pensif qu’on dit mélancolique on pense en effet que ce sont ceux chez qui abonde l’atrabile, comme l’appelle les médecins :

Une femme est assise, la tête penchée, qu’elle soutient de sa main appuyée sur le coude, coude qui s’appuie lui-même sur le genou, de son visage sévère, pour ainsi dire abimé dans ses pensées, elle ne regarde rien, les paupières baissées elle a les yeux tournés vers le sol, tout ce qui l’entoure est sombre. Elle-même porte des clefs pendues à son côté. Ses cheveux sont négligés et désordonnées.

Près d’elle on voit les instruments des arts : livre, règles, compas équerres; il y a même une lame en métal et des objets en bois. Pour montrer comment fréquemment tout est abscons pour de telles natures, et afin de signifier combien elles sont souvent portées à l’absurde, le peintre a dressé devant elles une échelle qui grimpe vers les nues et dont l’escalade des barreaux est défendue par une pierre équarrie. A ses pieds, près d’elle, est couché un chien mi-replié mi-étendu, languissant et assoupi, dans la position commune à cet animal lorsqu’il s’ennuie.
On peut voir encore, du peintre, une toile d’araignée à une sorte de fenêtre et leur chasse qu’expriment, entres autres indices, des lignes extrêmement ténues “

Source Frank Morzuch L’affaire Dürer

Il y a deux étrangetés dans ce texte dû à Joachim Camerarius

La première concerne l’existence d’une toile d’araignée à cette « sorte de fenêtre » que constitue le carré magique ce qui a fait dire que la description concernait une autre image.

Frank Morzuch a eu l’idée de relier dans l’ordre croissant les chiffres du carré magique. On obtient alors grâce à ce fil d’Ariane un diagramme. Peut-on le considérer comme une « une sorte de toile d’araignée » ?

Je laisse à chacun le soin de découvrir cette interprétation et de s’en faire une idée.

Car ce qui m’intéresse est une autre bizarrerie dans la description.

« abimé dans ses pensées, elle ne regarde rien, les paupières baissées elle a les yeux tournés vers le sol »

Il est curieux qu’on la décrive les paupières baissées alors que ce n’est manifestement pas le cas. Est-ce une confusion d’image ou un effet de mémoire dû à l’association yeux fermés et réflexion ? (CF Kafka « Le paysage me gêne dans mes pensées») Elle m’a pourtant l’air d’avoir les yeux bien ouverts. Le regard n’est pas dirigé dans la perspective du paysage de la mer et du ciel à l’horizon où flotte une sorte de dragon de baudruche. Le « paysage » est mis à l’écart.  Le regard se porte sur  un lointain qui est en dehors du tableau. Et de fait il a néanmoins l’air de signifier un état de réflexivité.

Gottfried Benn ne s’y est pas trompé en parlant de « génie sans sommeil »

« Génie sans sommeil,  assis à même la pierre, auréolé de patience, qui n’attend rien, les coudes sur le genou, la joue appuyée sur le poing, silencieusement en train d’accomplir ses œuvres publiques et secrètes jusqu’à ce que la douleur se soit fait entendre, que la mesure soit pleine et que les images s’éloignent de lui dans la pâleur de l’achèvement. »

Là encore il est productif comme le souligne Harmut Böhme qui cite ce passage dans un essai intitulé Critique  de la mélancolie et  mélancolie de la critique. Il y rappelle que la mélancolie a une histoire, qu’elle était condamnée par la théologie, l’absolutisme et la philosophie des Lumières : «  le mélancolique est l’autre, stigmatisé, de la raison ».

La dernière description sera donc extraite de ce dernier texte :

« Les analyses de La mélancolie montrent que cet ange austère au regard tourné vers le vide infini est entouré d’objets qui sont tous en relation avec des pratiques techniques et des savoirs mathématiques : ce sont par exemple compas et livre, marteau et scie, le rabot et boule de tournage sur bois, balance, règle, tenaille et clous, un sablier, une figure mathématique astrologique, le carré magique, une maison en construction, un corps construit géométriquement. La signification de ces objets éparpillés vides de sens se révèle – selon Panofsky/ Saxl / Klibansk[1] – quand on réalise que Saturne est également le patron des métiers saturniens qui se servent de la géométrie et des mathématiques : tailleur de pierre, menuisier, tourneur sur bois, charpentier. Symboliquement, Dürer a réuni tout cela dans son image. Mais que signifie cela ? Dürer dessine un ange qui se détourne avec résignation de l’esprit des mathématiques et de la géométrie ainsi que des possibilités techniques qui en découlent et se fige dans la contemplation face au vide infini. Nous savons aujourd’hui que Dürer exprimait aussi sa propre résignation devant l’impossibilité de pouvoir trouver le secret de la beauté avec les moyens de la rationalité, des mathématiques et des mesures. C’est cela qui fait toute la modernité de La mélancolie. L’art se sépare des sciences et de la technique qui de leur côté créent de la dynamique et dominent.

En se dissociant à partir de l’expérience  d’une division fondamentale, l’art se met sous le signe de Saturne : il forme ses œuvres dans les zones de la douleur et du silence, dans le royaume d’ombre de la contemplation qui a abdiqué devant les pouvoirs de l’histoire ».

Harmut Böhme : Critique  de la mélancolie et  mélancolie de la critique (en allemand)

Prenons acte de toutes ces descriptions.

Mon petit grain de sel à moi consiste en trois phrases de Dürer lui-même :

« Une épée bonne et bien aiguisée peut servir à la justice comme au meurtre. L’épée est-elle pour autant meilleure ou pire ? Il en va de même des arts »

Albrecht Dürer Vom Nutzen des Wissens in Schriften und Briefe Reclam Verlag DDR

On peut alors se demander si Albrecht Dürer en détachant ainsi les instruments de leur signification ne nous invite pas à repenser à partir d’une telle conception pharmacologique et en laissant de côté l’horizon théologique ce que l’on appellerait aujourd’hui les technologies.

Voir aussi Et si Albrecht Dürer avait eu un trumblr

[1] « Saturne et la Mélancolie » de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl

 

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Kafka : « allocution au paysage »

Extrait du manuscrit "Description d'un combat" tiré de "Le siècle de Kafka" Centre Georges Pompidou 1984

L’un de chapitres du récit de Kafka, Description d’un combat, porte comme sous titre Allocution au paysage. On y suit un personnage appelé le gros homme qui se promène dans un palanquin et affronte la beauté de la nature qui lui impose de garder les yeux ouverts et qui l’empêche de penser. Quand il parvient à fermer les yeux, le paysage obéit à d’autres lois et les objets perdent leurs contours. Il passe par un rituel du paysage extérieur au paysage intérieur :

 

Son visage avait l’expression niaise d’un homme qui réfléchit et qui ne s’efforce pas de le dissimuler. Parfois, il fermait les yeux; quand il les rouvrait, son menton se crispait.
« Le paysage me gêne dans mes pensées, dit-il à voix basse, il fait vaciller mes réflexions, comme un pont suspendu sur des eaux coléreuses. Il est beau et veut, pour cette raison, qu’on le contemple.
«Je ferme les yeux et je dis: Verte montagne sur la rive du fleuve, avec tes pierres qui roulent contre les eaux, tu es belle.
«Mais elle n’est pas satisfaite; elle veut que j’ouvre les yeux sur elle.
«Mais si je lui dis, les yeux fermés: Montagne, je ne t’aime pas, car tu me rappelles les nuages, le crépuscule et le ciel qui s’élève et ce sont là des choses qui me font presque pleurer, car on ne peut jamais les atteindre quand on se fait porter dans un palanquin.
Tandis que tu me montres cela, perfide montagne, tu me dissimules les lointains, qui m’emplissent de joie, car j’y vois d’un seul regard des choses accessibles. C’est pourquoi je ne t’aime pas, montagne au bord de l’eau; non, je ne t’aime pas.
« Mais ce discours lui serait aussi indifférent que le précédent, si je ne parlais pas les yeux ouverts. Elle n’est pas satisfaite, aussi longtemps que je ferme les yeux.
« Et ne devons-nous pas nous ménager ses faveurs, ne serait-ce qu’afin de la garder présente, cette montagne qui a une si capricieuse prédilection pour la matière molle de nos cerveaux? Elle abaisserait sur moi ses ombres crénelées, elle dresserait silencieusement sur ma route d’affreuses murailles dénudées et mes porteurs trébucheraient sur les cailloux du chemin.
« Mais la montagne n’est pas seule à être aussi vaniteuse, importune et vindicative; toutes les autres choses le sont pareillement. Aussi me faut il répéter sans cesse, en écarquillant les yeux – Oh, qu’ils me font souffrir:
« Oui, Montagne, tu es belle et les forêts de ton versant occidental emplissent mon cœur de joie. Et toi aussi, Fleur, tu me satisfais et ton rose rend mon âme joyeuse. Et toi, Herbe des prairies, te voilà déjà haute et forte et tu donnes la fraîcheur. Et vous, étranges broussailles, vos piqûres sont si peu attendues qu’elles font jaillir par bonds nos pensées. Mais toi, Fleuve, tu me donnes tant de plaisir que je vais me laisser porter par tes eaux flexibles. »
Après avoir prononcé dix fois ces louanges d’une voix forte, non sans d’humbles inclinaisons de son corps, il baissa la tête et dit, les yeux fermés:
«Mais à présent – je vous prie -, Montagne, fleur, herbes, broussailles et fleuve, donnez-moi un peu d’espace afin que je puisse respirer.»
Les montagnes environnantes se mirent alors à se pousser et à s’abriter derrière des rideaux de brumes. Les allées demeuraient, il est vrai, et gardaient à peu près la largeur de la route, mais elles ne tardèrent pas à s’estomper: dans le ciel, le soleil se cacha derrière un nuage humide, dont les bords étaient légèrement illuminés; dans l’ombre de ce nuage, la contrée s’enfonça plus profond, tandis que les objets perdaient leurs beaux contours.

Franz Kafka : Allocution au paysage in Description d’un combat

Cité d’après Franz Kafka : Description d’un combat/Beschreibung eines Kampfes – Les Recherches d’un chien/Forschungen eines Hundes Folio bilingue
et Franz Kafka : Récits posthumes et Fragments Actes Sud Babel

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Opinion et jugement

 

Les opinions sont une affaire privée. Le public ne doit s’intéresser qu’aux jugements. Sa fonction est d’être juge ou de n’être rien. Mais le rôle de l’opinion fabriquée par la presse est justement de rendre le public inapte à  juger, de lui inspirer le comportement des individus irresponsables et non informés.

Walter Benjamin

Essai sur Karl Kraus (Mars 1931)

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Adenauer a mal au crâne

« Naturallement is dat bon Charles – aber un peu Katzenjammer [mal au crâne, gueule de bois] habe ich doch ». (Le chancelier allemand Konrad Adenauer s’adressant à Charles de Gaulle : « Bien sûr que c’est bon, Charles,  mais j’ai quand même un peu mal au crâne »).

A la »une » de la revue satirique Simplicissimus du 23 février 1963. La revue a reparu de 1954 à 1967 après un épisode de grave compromission avec le Troisième Reich.

Dans le dessin de Manfred Oesterlé, paru dans la période du Carnaval en Allemagne,  De Gaulle montre à son hôte Adenauer Paris by Night peu après la signature du Traité de l’Elysée. Sur le dessin on voit Germania bien encadrée par deux Mariannes ce qui correspond au sentiment qu’avait Adenauer que ce Traité était trop favorable à la France.

La caricature fait partie de l’exposition itinérante Marianne et Germania dans la caricature (1550-1999) réalisée par Ursula E. Koch.

Voir aussi notre article : Les clichés franco-allemands vieillissent

 

 

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Vent contraire pour les pirates

Depuis leur émergence et leur succès à Berlin, nous nous sommes intéressés au phénomène du Parti pirate qui a fait son entrée dans quatre parlements de länders, quelques années à peine après sa création. D’autant que se posait la question de savoir si ce parti né en 2006 dans l’underground berlinois ira jusqu’à conquérir le rôle de faiseur de roi aux prochaines élections législatives fédérales de septembre 2013. Et surtout qu’il s’efforçait non sans mal de poser des questions nouvelles liées à la révolution du numérique.

Faut-il pour autant après ce qui est incontestablement un échec aux élections régionales de Basse Saxe, d’hier, prononcer comme le font non sans joie certains commentateurs leur oraison funèbre sur l’air de « merci de nous avoir si bien distraits »?

On peut toujours dire que, dans le fond, ils sont passés de 0 à 2,1%. Mais ils étaient, il y a quelques mois, crédités de 9 %, voire plus à l’échelle fédérale.

Le contexte particulier de Basse-Saxe et le statut de test de cette élection ont joué aussi dans la mesure où une partie des électeurs a déserté, comme pour die Linke, en faveur d’un vote utile destiné à chasser l’actuelle coalition CDU-FDP au pouvoir à Hanovre.

Elle l’a été de justesse, une voix d’écart, malgré les efforts du  parti de Madame Merkel  pour mettre son allié libéral sous perfusion et malgré le poids négatif du candidat SPD à la chancellerie.

Le contexte n’est pas seulement celui de la politique allemande établie.

Il est aussi celui d’un climat de reflux sur toutes les questions d’avenir. Que l’on pense, par exemple par la mort d’Aaron Swartz qui est certainement liée à son hacktivisme en faveur du domaine public ou, pour prendre un autre exemple en France, l’attaque contre le domaine public français avec le projet de numérisation de la BnF.

Or la question du partage à l’ère numérique est bien sûr un thème de prédilection du Parti pirate même si cela ne suffit pas et qu’il lui faut d’autres contenus. C’est là d’ailleurs que le bât blesse.

Tous ces éléments conjoncturels ne suffisent pas, en effet,  à expliquer l’échec du Parti pirate qui ces derniers mois a quelque peu oublié qui il était et a connu une phase de régression. Comme le fait observer Jochen Ebmeier, le succès de Berlin contenait une peau de banane : « ils ont d’abord mis le doigt sur le nerf du temps, puis sont devenus un parti protestataire qui est monté comme une fusée de la Saint Sylvestre avant de s’éteindre aussi vite. Il est temps que le parti protestataire reçoive un avertissement ».

Mieux vaut qu’il atteigne le fond maintenant, cela lui laissera le temps de se reprendre.

Klaus Peukert note pour sa part aussi que les pirates, propulsés dans la cour des grands, ont oublié que cela signifiait la fin de la récréation. « Nous nous sommes comportés comme les nouveaux héros de la politique en oubliant nos responsabilités ».

Veulent-ils vraiment des responsabilités ?

L’avenir nous dira s’ils réussiront à reprendre le bon sens du vent ou s’ils couleront corps et biens. Rien que le nombre de jeunes non-électeurs pourrait suffire pour leur faire franchir la barre des 5% peut-on lire sur Heise online.

Mais quel que soit le destin du Parti pirate, qui dispose de quelque 150 élus, les questions auxquelles il tente de répondre resteront.

Voir aussi nos précédents articles ici, ici et .

 

 

 

 

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