
Lapin blanc par John Tenniel, illustrateur britannique des Aventures d'Alice au Pays des merveilles
Il était une fois un(e) pauvre enfant, et il n’avait pas de père et pas de mère, tout était mort, et il n’y avait plus personne au monde. Tout était mort, et il s’en est allé et il a pleuré jour et nuit. Et comme il n’y avait plus personne sur la terre, il a voulu aller au ciel, et la lune l’a regardé si gentiment, et quand il est enfin arrivé sur la lune, c’était un morceau de bois pourri, et alors il est allé vers le soleil et quand il est arrivé sur le soleil, c’était un tournesol fané, et quand il est arrivé sur les étoiles, c’étaient de petites mouches dorées piquées dans le ciel, comme fait la pie-grièche sur les épines de prunellier, et quand il a voulu revenir sur la terre, la terre était un pot renversé, et il était tout seul et alors il s’est assis et il a pleuré, et il est encore assis là et il est tout seul.
Georg Büchner Woyzeck cité d’après la traduction nouvelle par Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil / Editions THEATRALES
Une note des traducteurs rappelle que pour ce récit, Büchner a mêlé des motifs inspirés de deux contes des frères Grimm: Les Sept Corbeaux et La Pauvre Fille. En fait il les a radicalement transformés. J’ai rétabli le verbe pleurer de l’ancienne traduction. L’enfant, qui peut-être une enfant – dans les contes évoqués en référence c’est une fille – pleure, tout simplement. Les traducteurs ont sans doute des raisons pour préférer dire que l’enfant « chiale ». Le verbe chialer me parait pour le moins condescendant. Un enfant pleure et il n’est pas honteux de pleurer.
L’enfant pleure parce qu’orphelin il cherche refuge dans un monde qu’il croyait habitable et s’aperçoit qu’il ne l’est pas. Tout est mort. Le monde anthropomorphique a cessé d’être. Il a perdu toute sa poésie. Il est devenu le grand « désert de la civilisation ».
Cette lecture est celle de l’écrivain Michael Ende sur lequel je travaille en ce moment en vue d’une conférence que je lui consacrerai début décembre, ce qui explique un peu d’absence sur mon site en ce moment. Michael Ende place le texte de Büchner en exergue d’un essai dans lequel il se définit comme écrivain catalogué de littérature fantastique pour enfant, une catégorisation qu’il refuse, à juste titre. Il y parle de l’enfant face au désenchantement du monde qu’il situe précisément au début du 19ème siècle, à l’époque de Büchner.
« Avant, il y avait les contes mais ils n’étaient pas du tout destinés exclusivement aux enfants. Dans le désert de la civilisation, on admet que le peuple s’est façonné des fables parce qu’il était ignorant et naïf. (…). Les peuples n’inventent pas de telles histoires, ils les transmettent au mot près en les racontant consciencieusement. Les auteurs anonymes des contes étaient en vérité des hommes sages qui savaient très exactement ce qu’ils disaient jusqu’au moindre détail. Il y avait aussi les légendes des Saints, les histoires de la Bible, les vieux systèmes de correspondances magiques dans lesquels tout était relié. Il y avait l’alchimie, l’astrologie, l’univers des mythes. Ce monde était habitable aussi bien pour les enfants que pour les adultes, les différences ne tenaient qu’au degré de savoir et de sagesse ».
Avec le début de l’âge moderne, l’image du monde a changé. Elle s’est déshumanisée.
« Du cosmos, on ne percevait plus rien d’autre qu’une machinerie froide, sans âme fonctionnant selon un nombre limité de lois de la physique. Notre système de planètes, un petit nuage de poussière en marge de la galaxie, est par hasard sorti un jour en vrillant d’un gigantesque brouillard d’hydrogène et continuerait à vriller jusqu’à rencontrer un jour la mort glaciaire ou caniculaire. Dans le silence de cimetière cosmique qui s’ensuivra, tout l’histoire de l’humanité avec ses cultures, ses religions, ses souffrances, ses luttes n’aura été rien d’autre qu’un minuscule intermède dépourvu de sens et à peine perceptible dans une suite imprévisible de processus violents et également dépourvus de sens ».
Et l’homme lui-même n’y échappe pas
« Et l’homme lui-même ? Un petit morceau de protéines qui par hasard et sous l’influence de rayons cosmiques s’est mis à se multiplier, la plus forte… (…) …une somme de processus automatiques, électrochimiques dans le système du cerveau que l’on pouvait modeler à sa guise avec les fils correspondant dans la tête ou avec des psychotropes.
Cet édifice désespérant et littéralement abandonné par tous les bons génies était donc devenu le monde de l’adulte. (…) »
Rupture de confiance
On admettait cependant que « les enfants ne pouvaient pas vivre, respirer, s’épanouir dans un tel univers, que leurs âmes ne pouvaient que mourir de soif et de faim dans ce désert ».
« Il leur était permis pour un temps de penser que la nature était peuplée d’être merveilleux et mystérieux, d’elfes, de nains et de fées jusqu’au moment où ils seront considérés comme suffisamment « mûrs » pour prendre connaissance de ce que l’on appelle les « faits objectifs ». On enseigne alors au petit sauvage qu’il n’y a pas de « gentille lune » « qui traverse en silence les nuages du crépuscule » et dont « l’éclat fait sentir que l’on n’est pas abandonné », pas de « gentille lune » mais un morceau de scories et de poussière dépeuplée maintenue sur sa trajectoire par quelques lois de la mécanique. Il n’y a pas non plus de « soleil riant » qui sourit d’en haut au petit sauvage seulement une boule de gaz qui projette sans raison dans un univers vide d’inimaginables quantités d’énergie par une succession ininterrompue de réactions nucléaires. Il n’y a pas non plus de « Dame nature » qui « nourrit ses enfants » et à qui nous devons « remerciements et respect » mais un tas de substances chimiques que l’on peut exploiter pour tous les objectifs imaginables pour peu que l’on soit suffisamment rusé. Bref, on fait comprendre au petit sauvage que tout ce qui faisait que pour lui le monde était familier et habitable n’était qu’un mensonge grossier et prévenant. Il n’y a pas de petit Jésus, pas de cigogne, pas de lièvre de Pâques, pas d’ange gardien, pas de lutin. Le petit sauvage apprend qu’on l’a pris pour un imbécile. Cette profonde rupture de confiance n’est pas prise au sérieux parce qu’elle passe inaperçue la plupart du temps. Il reste une déception qui pour être inconsciente n’en est pas moins profonde. Et la conviction que pour qu’une chose soit vraie elle doit avoir le goût de la déception. A partir de ce moment là, il est effectivement « mûr » pour devenir un habitant du désert de la civilisation.
« et il était tout seul et alors il s’est assis et il a pleuré, et il est encore assis là et il est tout seul »
(…) Un monde qui n’est pas habitable pour les enfants ne l’est pas non plus en fin de compte pour les adultes. (…)
L’essai d’où ont été tirés ces quelques extraits se termine par une autre citation d’un ainé de Büchner (1813 -1837), Novalis (1772 – 1801) dont Michael Ende revendique l’héritage. Son poème appelle à un monde qui ne soit pas exclusivement celui de la calculabilité et des Lumières mais n’oublie pas qu’il n’y a pas de lumière sans ombre, un monde où
enfin la lumière et l’ombre
S’uniront à nouveau en une nouvelle clarté
(Novalis : Henri d’Ofterdingen).
Pour Michael Ende, même l’utopie ne doit pas nier sa part d’ombre.
Michael Ende
Gedanken eines Zentraleuropäischen Eingeborenen
Zettelkasten Skizzen und Notizen
Pages 55 – 69
Piper Verlag 2011
Traduction Bernard Umbrecht
INDECT : Vers un contrôle disciplinaire de la perception
C’est en quelque sorte le troisième volet de notre série sur l’automatisation. Il a d’ailleurs déjà été effleuré par Frank Rieger évoquant « Le conflit militaire et sa petite sœur la surveillance généralisée au nom de la sécurité […] de plus en plus dominé par les machines et les algorithmes ».
Dans la famille des automates voici donc la petite sœur INDECT (Littéralement Système d’information intelligent soutenant l’observation, la recherche et la détection pour la sécurité des citoyens en milieu urbain) qui rend suspect celui qui se déplace trop vite ou trop lentement dans l’espace public.
Lancé en silence le 1er janvier 2009, ce programme européen de recherche a pour but « la détection automatique des menaces, des comportements anormaux ou de violence.« . Ce qui nous intéresse ici surtout concerne le débat sur la manière de poser le problème. En suivant la piste des références données par le Parti pirate allemand dans son communiqué de soutien aux protestations anti INDECT, je suis tombé sur un texte de Marcus Rosenfeld, étudiant en médiologie à l’Université de Münster qui conteste les qualificatifs usuellement utilisés par les médias, du genre c’est big brother, c’est le meilleur des mondes, ou encore l’évocation du panoptique de Bentham revisité par Foucauld. Ce qui est intéressant est qu’il tente d’examiner les questions que posent INDECT sous l’angle du contrôle disciplinaire de nos perceptions (Wahnehmung), relevant en somme d’un psycho-pouvoir.
Une petite vidéo de la télévision allemande permet de fixer les idées. Je crois qu’il n’est nécessaire de l’accompagner d’une traduction détaillée. Ne pas trouver ses clés du premier coup suffit à être repéré pour comportement anormal. Le reste s’enclenche automatiquement : saisie du visage, comparaison aux fichiers, repérage de la plaque d’immatriculation, fouille dans les banques de données qui révèlent que, pas de pot, la voiture est immatriculée au nom de sa femme. Cette succession de procédures automatisés va conduire au déclenchement de l’alerte.
ARD Tagesschau 28.07.2012Il n’y a plus, dans ce système, de contrôle direct par l’observation d’un individu généralement considéré comme suspect pour un certain nombre de raisons et présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Tout un chacun peut-être soumis à un contrôle sur la base de paramètres de comportements préétablis.
« Les hommes, écrit Marcus Rosenfeld, doivent se concevoir dans l’espace public surveillé comme partie d’une masse présumée suspecte. Comme le projet INDECT cherchera délibérément à détecter des comportements anormaux comme par exemple le fait de rester trop longtemps sur place, d’être assis sur un trottoir, de poser un sac, cela induit d’une part une adaptation des techniques corporelles aux normes fixées par le système. Dans un second temps, cela influencera aussi, durablement, les structures cognitives. Dans une société qui se considère elle-même comme étant sous contrôle permanent et dans un état de suspicion latente, les comportements ne seront pas seulement observés comme anormaux par l’individu sur lui même mais s perception de l’autre sera également influencée en lui appliquant aussi les nouvelles normes de sorte que l’observé devaient observateur. La suspicion du système envers les écarts normatifs se transforme en soupçon des uns envers les autres ».
Le prix à payer pour un hypothétique surcroît de sécurité est « l’abandon d’un principe de droit : la présomption d’innocence ».
Le projet de la Commission européenne prévoit également un contrôle de l’espace numérique.
« La surveillance de l’espace public dans le monde matériel et numérique, écrit encore Marcus Rosenfeld, modifie la perception de ces espaces par l’individu et la société et, ce faisant, change le rapport à ces espaces. Il s’ajoute à cela qu’il est plausible que les individus modifient leur comportement pour ne pas risquer de correspondre aux paramètres de recherche du système et éviter une éventuelle confrontation. Ces modifications dans la perception et le comportement sont caractérisés par Schmidt comme une manière de discipliner la perception. »
Le texte allemand de Marcus Rosenfeld se trouve ici.