Berlin / C-base : chez les archéologues du futur

J’avais été intrigué par ce lieu appelé C-base à Berlin en travaillant sur le Parti pirate allemand. L’endroit était évoqué comme faisant partie de la mythologie hacker. Le Parti pirate s’y est constitué en septembre 2006.
A l’occasion de mon récent passage à Berlin, histoire d’échapper aux marchés de Noël, Berlin est actuellement un immense mélange de marchés de Noël et de fêtes foraines – je suis parti à la recherche du point d’entrée des fouilles archéologiques de la C-base.

Une archéologie du futur.

Cette entrée existe bel et bien, non loin des manèges forains de l’Alexanderplatz, près de Jannowitzbrücke, dans une de ces arrière-cours si caractéristiques, là où l’on avait cependant, quelques décennies plutôt, plutôt l’habitude de croiser des marques de No Future.

Au bout de la troisième ou quatrième cour de la Rungestrasse n°20

On se rapproche :

Voici un C qui n’est pas sans évoquer une arobe @. C’est juste en face :

Il suffit de sonner. On vous ouvre très aimablement même si, la première fois, c’était pour nous dire que nous arrivions un peu tôt et qu’il n’y avait personne pour nous accueillir.
Nous sommes revenus.

Nous voici dans l’antre des bidouilleurs.
« Un hacker est quelqu’un qui cherche un moyen de faire des toasts avec une machine à café », se plaisait à dire Wau Holland, défunt fondateur (en 1981)  du Chaos Computer Club, laissant au surréalisme le parapluie et la machine à coudre.

Un couloir à la Star Trek, mène dans un espace de rencontre équipé d’un bar, de tables et de fauteuils alors que les murs autour sont tapissés de projections numériques d’une légende spatiale.

Là ne se réunissent pas seulement des casseurs de code. S’y déroulent aussi des rencontres Wikipedia, Ubuntu, Mozilla, des séminaires Androïd, etc. La première console multi tactile a été mise au point à la C-Base qui est aussi un centre de formation.

Ce soir-là, comme on le voit sur la photo, deux tables avaient été préparées pour une activité toute autre, loin des tablettes mais pas forcément de l’informatique : le jeu de go.

A l’étage inférieur, non autorisé à la photographie, on découvre entre des amoncellements de matériels électroniques de récupération, de type oscilloscopes par exemple, de nombreux ateliers de bricolages pour une, deux ou plusieurs personnes.

Tout cela doit donner l’illusion que nous sommes dans un vaisseau spatial qui est à la fois entrain d’être exploré et reconstruit pour un envol futur.

« Be future compatible ! » est la devise du lieu.

La légende veut que se trouve sous Berlin-Mitte, en fait sous l’Alexanderplatz, puisque son antenne centrale est constituée par la Tour de télévision construite par la RDA, un vaisseau spatial d’il y a 4,5 milliards d’année mais dont le matériau provient du futur.

Ce vaisseau avait la forme d’un C et était composé de 7 anneaux :

 

L’ancêtre de la C-Base serait une station orbitale soviétique Mir. A la suite d’une confusion entre la variable d’Einstein et la constante d’Asimov, la C-Base a été téléportée dans le passé, d’il y a 4,5 milliards d’année au lieu de se déplacer dans l’espace. Disposant d’un module de mémoire moléculaire, elle a pu se reconstituer. Elle s’est écrasée sur la Terre, il y a 10.000 ans. Des humanoïdes appelés Prussiens, ont, à partir des ruines provoquées par le crash, construit le centre de Berlin. Quand les dirigeants est-allemands se sont aperçus que l’antenne d’origine se reconstituait, ils se sont empressés de faire croire qu’ils bâtissaient une tour de télévision.

Nous ne savons pas quand elle redécollera ni qui elle transportera.

Voilà ce que nous avons pu entendre par un homme derrière le bar et un joueur de go, un soir de la Saint Nicolas, sur les bords de la Spree.

Site de la C-Base

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L’enfant et le désenchantement du monde

Lapin blanc par John Tenniel, illustrateur britannique des Aventures d'Alice au Pays des merveilles

Il était une fois un(e) pauvre enfant, et il n’avait pas de père et pas de mère, tout était mort, et il n’y avait plus personne au monde. Tout était mort, et il s’en est allé et il a pleuré jour et nuit. Et comme il n’y avait plus personne sur la terre, il a voulu aller au ciel, et la lune l’a regardé si gentiment, et quand il est enfin arrivé sur la lune, c’était un morceau de bois pourri, et alors il est allé vers le soleil et quand il est arrivé sur le soleil, c’était un tournesol fané, et quand il est arrivé sur les étoiles, c’étaient de petites mouches dorées piquées dans le ciel, comme fait la pie-grièche sur les épines de prunellier, et quand il a voulu revenir sur la terre, la terre était un pot renversé, et il était tout seul et alors il s’est assis et il a pleuré, et il est encore assis là et il est tout seul.

Georg Büchner Woyzeck cité d’après la traduction nouvelle  par Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil / Editions THEATRALES

Une note des traducteurs rappelle que pour ce récit, Büchner a mêlé des motifs inspirés de deux contes des frères Grimm: Les Sept Corbeaux et La Pauvre Fille. En fait il les a radicalement transformés. J’ai rétabli le verbe pleurer de l’ancienne traduction. L’enfant, qui peut-être une enfant  – dans les contes évoqués en référence c’est une fille – pleure, tout simplement. Les traducteurs ont sans doute des raisons pour préférer dire  que l’enfant « chiale ». Le verbe chialer me parait pour le moins condescendant. Un enfant pleure et il n’est pas honteux de pleurer.

L’enfant pleure parce qu’orphelin il cherche refuge dans un monde qu’il croyait habitable et s’aperçoit qu’il ne l’est pas. Tout est mort. Le monde anthropomorphique a cessé d’être. Il a perdu toute sa poésie. Il est devenu le grand « désert de la civilisation ».

Cette lecture est celle de l’écrivain Michael Ende sur lequel je travaille en ce moment en vue d’une conférence que je lui consacrerai début décembre, ce qui explique un peu d’absence sur mon site en ce moment. Michael Ende place le texte de Büchner en exergue d’un essai dans lequel il se définit comme écrivain catalogué de littérature fantastique pour enfant, une catégorisation qu’il refuse, à juste titre.  Il y parle de l’enfant face au désenchantement du monde qu’il situe précisément au début du 19ème siècle, à l’époque de Büchner.

« Avant, il y avait les contes mais ils n’étaient pas du tout destinés exclusivement aux enfants. Dans le désert de la civilisation, on admet que le peuple s’est façonné  des fables parce qu’il était ignorant et naïf. (…). Les peuples n’inventent pas de telles histoires, ils les transmettent au mot près en les racontant consciencieusement. Les auteurs anonymes des contes étaient en vérité des hommes sages qui savaient très exactement ce qu’ils disaient jusqu’au moindre détail. Il y avait aussi les légendes des Saints, les histoires de la Bible, les vieux systèmes de correspondances magiques dans lesquels tout était relié.  Il y avait l’alchimie, l’astrologie, l’univers des mythes. Ce monde était habitable aussi bien pour les enfants que pour les adultes, les différences ne tenaient qu’au degré de savoir et de sagesse ».

Avec le début de l’âge moderne, l’image du monde  a changé. Elle s’est déshumanisée.

« Du cosmos, on ne percevait plus rien d’autre qu’une  machinerie froide, sans âme  fonctionnant selon un nombre limité de lois de la physique. Notre système de planètes, un petit nuage de poussière en marge de la galaxie, est par hasard sorti un jour en vrillant d’un gigantesque brouillard d’hydrogène et continuerait  à vriller jusqu’à rencontrer un jour la mort glaciaire ou caniculaire. Dans le silence de cimetière cosmique qui s’ensuivra, tout l’histoire de l’humanité avec ses cultures, ses religions, ses souffrances, ses luttes n’aura été rien d’autre qu’un minuscule intermède dépourvu de sens et à peine perceptible  dans une suite imprévisible de processus violents et également dépourvus de sens ».

Et l’homme lui-même n’y échappe pas

« Et l’homme lui-même ? Un petit morceau de protéines qui par hasard et sous l’influence de rayons cosmiques s’est mis à se multiplier, la plus forte… (…) …une somme de processus automatiques, électrochimiques  dans le système du cerveau que l’on pouvait modeler à sa guise avec les fils correspondant dans la tête ou avec des psychotropes.
Cet édifice désespérant et littéralement abandonné par tous les bons génies était donc devenu le monde de l’adulte. (…) »

Rupture de confiance

On admettait cependant que «  les enfants ne pouvaient pas vivre, respirer, s’épanouir dans un tel univers, que leurs âmes ne pouvaient que mourir de soif et de faim dans ce désert ».

«  Il leur était permis pour un temps de penser que la nature était peuplée d’être merveilleux et mystérieux, d’elfes, de nains et de fées jusqu’au moment où ils seront considérés comme suffisamment « mûrs » pour prendre connaissance de ce que l’on appelle les « faits objectifs ». On enseigne alors au petit sauvage qu’il n’y a pas de « gentille lune » « qui traverse en silence les nuages du crépuscule » et dont « l’éclat fait sentir que l’on n’est pas abandonné », pas de « gentille  lune » mais un morceau de scories et de poussière dépeuplée maintenue sur sa trajectoire par quelques lois de la mécanique. Il n’y a pas non plus de « soleil riant » qui sourit d’en haut au petit sauvage seulement une boule de gaz qui projette sans raison dans un univers vide d’inimaginables quantités d’énergie par une succession ininterrompue de réactions nucléaires. Il n’y a pas non plus de « Dame nature » qui « nourrit ses enfants » et à qui nous devons « remerciements et respect » mais un tas de substances chimiques que l’on peut exploiter pour tous les objectifs imaginables pour peu que l’on soit suffisamment rusé. Bref, on fait comprendre au petit sauvage que tout ce qui faisait que pour lui le monde était familier et habitable n’était qu’un mensonge grossier et prévenant. Il n’y a pas de petit Jésus, pas de cigogne, pas de lièvre de Pâques, pas d’ange gardien, pas de lutin. Le petit sauvage apprend qu’on l’a pris pour un imbécile. Cette profonde rupture de confiance n’est pas prise au sérieux parce qu’elle passe inaperçue la plupart du temps. Il reste une déception qui pour être inconsciente n’en est pas moins profonde. Et la conviction que pour qu’une chose soit vraie elle doit avoir le goût de la déception. A partir de ce moment là, il est effectivement « mûr » pour devenir un habitant du désert de la civilisation.

« et il était tout seul et alors il s’est assis et il a pleuré, et il est encore assis là et il est tout seul »

(…) Un monde  qui n’est pas habitable pour les enfants ne l’est pas non plus en fin de compte pour les adultes. (…)

L’essai d’où ont été tirés ces quelques extraits se termine par une autre citation d’un ainé de Büchner (1813 -1837), Novalis (1772 – 1801) dont Michael Ende revendique l’héritage. Son poème appelle à un monde qui ne soit pas exclusivement celui de la calculabilité et des Lumières mais n’oublie pas qu’il n’y a pas de lumière sans ombre, un monde où

enfin la lumière et l’ombre
S’uniront à nouveau en une nouvelle clarté

(Novalis : Henri d’Ofterdingen).

Pour Michael Ende, même l’utopie ne doit pas nier sa part d’ombre.

Michael Ende
Gedanken eines Zentraleuropäischen Eingeborenen
Zettelkasten Skizzen und Notizen

Pages 55 – 69
Piper Verlag 2011
Traduction Bernard Umbrecht

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INDECT : Vers un contrôle disciplinaire de la perception

C’est en quelque sorte le troisième volet de notre série sur l’automatisation.  Il a d’ailleurs déjà été effleuré  par Frank Rieger évoquant « Le conflit militaire et sa petite sœur la surveillance généralisée au nom de la sécurité […] de plus en plus dominé par les machines et les algorithmes ».

Dans la famille des automates voici donc la petite sœur INDECT (Littéralement Système d’information intelligent soutenant l’observation, la recherche et la détection pour la sécurité des citoyens en milieu urbain) qui rend suspect celui qui se déplace trop vite ou trop lentement dans l’espace public.

Lancé en silence le 1er janvier 2009, ce programme européen de recherche a pour but « la détection automatique des menaces, des comportements anormaux ou de violence.« . Ce qui nous intéresse ici surtout concerne le débat sur la manière de poser le problème. En suivant la piste des références données par le Parti pirate allemand dans son communiqué de soutien aux protestations anti INDECT, je suis tombé sur un texte de Marcus Rosenfeld, étudiant en médiologie à l’Université de Münster qui conteste les qualificatifs usuellement utilisés par les médias, du genre c’est big brother, c’est le meilleur des mondes, ou encore l’évocation du panoptique de Bentham revisité par Foucauld. Ce qui est intéressant est qu’il tente d’examiner les questions que posent INDECT sous l’angle du contrôle disciplinaire de nos perceptions (Wahnehmung), relevant en somme d’un psycho-pouvoir.

Une petite vidéo de la télévision allemande permet de fixer les idées. Je crois qu’il n’est nécessaire de l’accompagner d’une traduction détaillée. Ne pas trouver ses clés du premier coup suffit à être repéré pour comportement anormal.  Le reste s’enclenche automatiquement : saisie du visage, comparaison aux fichiers, repérage de la plaque d’immatriculation, fouille dans les banques de données qui révèlent que, pas de pot, la voiture est immatriculée au nom de sa femme.  Cette succession de procédures automatisés va conduire au déclenchement de l’alerte.

ARD Tagesschau 28.07.2012

Il n’y a plus, dans ce système, de contrôle direct par l’observation d’un individu généralement considéré comme suspect pour un certain nombre de raisons et présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Tout un chacun peut-être soumis à un contrôle sur la base de paramètres de comportements préétablis.

« Les hommes, écrit Marcus Rosenfeld, doivent se concevoir dans l’espace public surveillé comme partie d’une masse présumée suspecte. Comme le projet INDECT cherchera délibérément à détecter des comportements anormaux comme par exemple le fait de rester trop longtemps sur place, d’être assis sur un trottoir, de poser un sac, cela induit d’une part une adaptation des techniques corporelles aux normes fixées par le système. Dans un second temps, cela influencera aussi, durablement, les structures cognitives. Dans une société qui se considère elle-même comme étant sous contrôle permanent et dans un état de suspicion latente, les comportements ne seront pas seulement observés comme anormaux par l’individu sur lui même mais s perception de l’autre sera également influencée en lui appliquant aussi les nouvelles normes de sorte que l’observé devaient observateur. La suspicion du système envers les écarts normatifs se transforme en soupçon des uns envers les autres ».

Le prix à payer pour un hypothétique surcroît de sécurité est « l’abandon d’un principe de droit : la présomption d’innocence ».

Le projet de la Commission européenne prévoit également un contrôle de l’espace numérique.

« La surveillance de l’espace public dans le monde matériel et numérique, écrit encore Marcus Rosenfeld, modifie la perception de ces espaces par l’individu et la société et, ce faisant, change le rapport à ces espaces. Il s’ajoute à cela qu’il est plausible que les individus modifient leur comportement pour ne pas risquer de correspondre aux paramètres de recherche du système et éviter une éventuelle confrontation. Ces modifications dans la perception et le comportement sont caractérisés par Schmidt comme une manière de discipliner la perception. »

Le texte allemand de Marcus Rosenfeld se trouve ici.

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Confiance, croyance, crédit dans les mondes industriels

Je viens de recevoir le livre auquel j’ai contribué. Sans en être les actes, les textes sont issus des Entretiens du nouveau monde industriel 2011 organisés par l’IRI institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou  que dirige Bernard Stiegler avec l’Ecole nationale supérieure de création industrielle et Cap Digital.

Cela se passait en décembre 2011.

Mon texte a été actualisé et j’ai remanié notamment le chapitre sur l’émergence du Parti Pirate en Allemagne

Le livre est paru aux éditions FYP.

Voici la présentation de l’éditeur et le sommaire du livre.

Présentation

Au moment où le consumérisme s’écroule, un nouveau monde industriel est en train d’apparaître, qui nécessite de nouveaux types d’investissement, sans rentabilité à court terme, et par rapport auxquels l’ancien modèle résiste. Cet ancien modèle est celui qui a produit Fukushima avec Tepco, c’est aussi le modèle de Servier, c’est le modèle de Goldman Sachs qui a tué la Grèce moderne, c’est le modèle de pseudosystèmes de « crédit » et d’« investisseurs » qui sont devenus des dispositifs de spéculation sur la dette, c’est-à-dire de destruction de l’investissement. Dans ce contexte, comment penser dans le nouvel âge de l’inquiétude qui semble commencer en ce début de XXIe siècle ? Telle est la question que pose Bernard Stiegler en ouverture de cet ouvrage consacré à la confiance, à la défiance, au crédit et à la technologie dans les mondes industriels. Des contributeurs prestigieux – chercheurs, philosophes, historiens, sociologues, prospectivistes – proposent une étude sans concession des notions de confiance et de crédit, et de leurs fondements politiques, économiques, financiers, philosophiques, sociaux, industriels et technologiques. Ils en analysent toutes les transformations dans le contexte actuel de crise et de développement du numérique. Enfin, ils explorent les principes et les conséquences des nouveaux outils qui pourraient soit recréer la confiance, soit aggraver la défiance – faute d’une politique publique appropriée, par exemple en matière d’ouverture des données publiques, d’évaluations par les pairs, de réputation et de légitimité par l’action au sein d’une économie de contribution rompant véritablement avec le modèle consumériste.

Ouvrage réalisé sous la direction de Bernard Stiegler, avec les contributions de : Ulrich Beck, Nicolas Auray, Valérie Peugeot, Laurence Fontaine, Hidetaka Ishida, Patrick Viveret, Michel Guérin, Bernard Umbrecht, Alain Mille et Jean-Philippe Magué. 

Biographie de l’auteur :
Bernard Stiegler, philosophe, docteur de l’École des hautes études et sciences sociales, est président de l’association Ars Industrialis, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du centre Georges-Pompidou, professeur à l’université de Londres (Goldsmiths College), professeur associé à l’université de technologie de Compiègne et visiting professor à l’université de Cambridge.

Sommaire

Les organisateurs des Entretiens du Nouveau Monde Industriel

1- Bernard Stiegler
Inquiétude, défiance, discrédit
à l’aube d’un nouveau monde industriel

2- Ulrich Beck
Le défi du cosmopolitisme : vivre dans la société
du risque mondialisé et savoir lui faire face

3- Nicolas Auray
Intelligence collective et confiance démocratique

4- Valérie Peugeot
L’ouverture des données publiques:
convergence ou malentendu politique?

5- Laurence Fontaine
Confiance et économies politiques :
dialogue avec l’Europe moderne

6- Hidetaka Ishida
Catastrophe et médias :
la culture des médias dans le Japon contemporain

7- Patrick Viveret
Pour une monnaie mondiale anti -spéculative

8- Michel Guérin
Du croire à l’écrire: quelle mesure du monde ?

9- Bernard Umbrecht
L’Allemagne désemparée,
ou petit voyage du coq à l’âne avec Robert Musil

10- Alain Mille, Jean- Philippe Magué
Le web : la révélation documentaire?
Manifeste pour un fait documentaire sur le web

Références bibliographiques

 

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Décès de Carlo Barck

J’apprends que l’ami Carlo est décédé à Berlin , le 30 septembre dernier, à l’âge de 78 ans.

Karl-Heinz Barck était l’un des meilleurs spécialistes allemands de littérature française et espagnole. Il a en particulier beaucoup travaillé sur le surréalisme français. Karl-Heinz avait été membre de l’Académie des sciences de la RDA. Je lui dois ainsi qu’à Simone Barck, décédée en 2007, de grands souvenirs d’amitié.

Son travail sur Rimbaud le situe. En 2003, il en rééditait les poésies avec le titre éloquent et de circonstance :

Mein traurig Herz voll Tabaksaft / Mon cœur est plein de caporal

Caporal désigne la cigarette. Le vers est extrait du poème de Rimbaud daté de mai 1871 Le cœur du pitre :

Mon triste cœur bave à la poupe,
Mon coeur est plein de caporal

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Vers l’autonomie létale des robots guerriers ?

 

En juin dernier, le SauteRhin publiait un premier texte de Frank Rieger  sur l’automatisation intitulé Pour une socialisation des dividendes de l’automatisation. On ne sera pas étonné que la nouvelle vague d’automatisation et de robotisation n’épargne pas les armées. Voici donc en quelque sorte la suite parue également dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Les commentaires et autres éléments du contexte sont renvoyés à la fin qui s’efforce aussi de construite une passerelle avec des réflexions en France notamment celles de Bernard Stiegler.

article invité
Guerre de drones
Le visage de nos adversaires de demain

Par Frank Rieger

Nous sommes à l’aube d’une course aux armements pour une guerre de robots autonomes. Pour l’instant, ce sont encore les hommes et non les drones qui ont le pouvoir de décision sur la vie et la mort. Il nous faut cependant mener le débat sur ce que les machines doivent pouvoir faire avant que le progrès ne s’empare du dernier reste d’humanité.
Depuis la préhistoire, l’homme consacre une grande partie de son énergie, de ses ressources, de son intelligence, au conflit guerrier. Malgré toute la complexité des armements, animaux de selle, chars, avions, fusées intercontinentales, le combat armé est un combat entre les hommes – jusqu’à présent. Dans la guerre aussi se déverse une vague d’automatisation. Le conflit militaire et sa petite sœur la surveillance généralisée au nom de la sécurité est de plus en plus dominé par les machines et les algorithmes.
Des systèmes autonomes qui n’ont plus besoin de l’homme pour prendre une décision deviennent l’épine dorsale des futurs conflits militaires. Les restes de guerre en Afghanistan et en Irak, les nouveaux conflits en Afrique et une série peu connue d’interventions armées sur d’autres continents sont en grande partie menées depuis les airs avec des drones téléguidés qui ne sont pas seulement équipés de capteurs, de caméras, d’instruments de contrôle radio mais également de missiles.
Dans les projets des armées, c’est également le cas pour la Bundeswehr (Armée allemande), les robots machines de combats prennent une place toujours plus grande. En comparaison, les coûts de production et de fonctionnement sont bas et il n’y a pas nécessité de prendre en compte les besoins de pilotes ou de conducteurs. Les supérieurs n’ont pas besoin de discuter par radio avec un pilote qui a sa propre perception de la zone de combat, peut mal interpréter un ordre ou l’ignorer.
Le nouveau pilote, s’il doute, se trouve à l’autre bout du couloir devant sa console de contrôle des drones. La formation de ceux qui pilotent les drones à distance est bien moins chère et plus courte que celle d’un pilote de jet. Ils peuvent le soir rentrer chez eux et régler les problèmes de la guerre pendant leur temps de service. Les effets de cette distanciation numérique à la guerre sur la psyché des soldats ne se révèlent que peu à peu.
Il y a un moment déjà que les ordinateurs peuvent faire voler des avions y compris à très grandes vitesses et dans des conditions difficiles. Tout avion de ligne dispose d’un pilote automatique qui pourrait piloter un avion du décollage à l’atterrissage. Seul le trajet est programmé. En règle générale, les drones sont téléguidés de la même façon : des points de passage leur sont indiqués et rejoints, les boucles de maintien au dessus des objectifs à observer et sur lesquels ils doivent tirer sont programmés. Selon la situation, on peut aussi piloter en direct mais avec des écarts de temps de l’ordre de la seconde en raison des liaisons satellites.
La question de savoir contre quelles cibles et selon quels critères les armes robotisées doivent être dirigées est au centre de la discussion actuelle sur les drones car personne n’est sur place, la réalité est appréhendée à des distances de milliers de kilomètres par des capteurs et des caméras. Des erreurs fatales sont à l’ordre du jour, les meilleurs prescriptions et procédures n’y changent rien.
Les flots de données provenant des capteurs d’un engagement massif de drones dépassent déjà maintenant les capacités des satellites de transmission et échappent à l’évaluation complètes par les hommes ne serait-ce que par leur pure masse. La conséquence logique : dans ce domaine aussi on travaille avec de l’intelligence machinique qui cherche des modèles pour en déduire des guides d’action. Formellement, le soldat est encore le tireur de missile mais on lui a retiré un grand nombre de décisions essentielles en amont du tir proprement dit.
Des hommes à terre sont déjà aujourd’hui agressés depuis les airs par des missiles uniquement parce que leurs déplacements saisis par des drones et comparés aux modélisations issues des banques de données les désigne comme typiquement insurrectionnels qu’il s’agisse d’un gardien de chèvre, d’un contrebandier ou d’un soldat ennemi mais cela le robot combattant volant ne peut le discerner. Si, aujourd’hui les analyses automatisées se font encore sous la surveillance des hommes dans des centres de contrôle, elles se feront à l’avenir à bord des drones pour économiser du temps, du personnel et des capacités de transmission.
Le sens du développement est clair : seul le déclenchement final du feu est encore laissé aux hommes pour des raisons juridiques et morales. Il peut encore en s’appuyant sur son expérience des erreurs typiques de la machine décider de ne pas tirer. Mais même dans ce cas ci son comportement est sous contrôle d’algorithmes qui tirent les leçons de son attitude pour se perfectionner. A un moment ou à un autre, relativement proche, le déclenchement final du tir ne sera plus qu’un rituel, un acte dans le fond superflu parce qu’il ne représente plus une décision consciente mais un geste hérité d’une tradition lointaine qui apparaîtra au regard des possibilités techniques comme un devoir moral inefficient et désuet.
Comme l’homme n’a absolument pas la capacité de percevoir, de comprendre et d’ordonner les immenses flux de données générées par des machines pour des machines, il ne peut maintenir le pouvoir de commandement que sur un plan abstrait.
Il est difficile de trouver des catégories permettant de saisir nos relations avec les « intelligences » algorithmiques. Imaginons un chien bien entraîné. Nous ne pouvons pas toujours prédire ce qu’il fera le moment suivant ni pourquoi mais nous pouvons lui donner des ordres, utiliser ses capacités et rassembler un savoir d’expérience sur son comportement et ses réactions. Notre chien à l’“intelligence” algorithmique se distingue par ses capacités d’enregistrement illimitées et une mémoire parfaite.
La compréhension qu’a un pilote de drones pour la construction, les défauts et les problèmes des machines se situe à peu près au niveau d’un maître chien qui connaît plutôt bien ses animaux. Il ne sait rien des connexions synaptiques dans le cerveau de son chien mais beaucoup sur le comportement typique des chiens. De la même manière, le pilote de drone ne connaît pas en détail le logiciel de pilotage, il est seulement habitué au modèle d’output caractéristique. L’énorme différence réside dans le fait que l’humanité a accumulé plusieurs années d’expérience sur les caractéristiques et propriétés des animaux domestiques qui ne se transforment que relativement lentement.
Nous sommes au début d’une course aux armements dans le domaine des algorithmes pour l’autonomie létale. Le plus rapide et le moins scrupuleux à utiliser de tels systèmes malgré tous les défauts peut selon la logique de cette course aux armements obtenir des avantages stratégiques et financiers considérables. La nouvelle course aux armements marque un tournant aussi pour les chercheurs qui dans le domaine universitaire travaillent sur les robots et l’intelligence artificielle. Pratiquement chaque domaine de recherche est lié à la construction de nouvelles armes intelligentes.
La compétition préférée des chercheurs en robotique concerne, à côté du football, les scénarios “search and rescue” [cherche et sauve], la recherche de personnes dans des zones et des situations difficiles à appréhender en vue de leur sauvetage. Dans le domaine militaire s’exprime une demande pour une mission analogue : “search and destroy” [cherche et détruit]. Il s’agit aussi de trouver des personnes dans des zones et des situations peu visibles. Mais ce ne sera pas pour les sauver mais pour les tuer. La seule différence d’un point de vue technique est que l’essaim de drones ne jette pas aux pieds de la personne trouvée une balise avec des pansements mais des grenades.
Le but des développements actuels ne concernent pas encore les robots entièrement autonomes à la Terminator tels qu’on les connaît de la science-fiction. La réalité des machines à tuer devient plus banale mais pas moins inquiétante. Sur les champs de bataille des prochaines années apparaîtront des armes “ intelligentes” aera denial. Connus par les jeux vidéo comme Sentinel, ce sont des robots avec l’intelligence d’un système d’alarme moderne. Leur tâche : tirer sur tout ce qui bouge dans la zone qui lui est attribuée appelée kill box jusqu’à ce que plus rien ne bouge. On peut adapter à ces systèmes de capteurs et de réactions, selon les besoins et le concept du produit, différentes options depuis celles “moins mortelles” des balles en caoutchouc jusqu’au jet de grenade en passant par des mitrailleuses. L’effet est celui d’un champ de mines avec une mortalité de 100%..
De tels systèmes ont déjà été construits en Israël et en Corée du Sud pour des tirs automatiques sur des violeurs de frontières. Le même principe existe sous forme d’un drone volant à sens unique qui survole un champ de bataille attend l’apparition d’une cible pour fondre sur elle de manière autonome et exploser, la loitering ammunition.
On discute beaucoup en ce moment dans les milieux militaires des priorités et des mesures pour les prochaines années. La discussion ne porte pas sur une éthique utilitaire qui chercherait à évaluer quel serait le plus grand avantage pour le maximum de personne. Ce type de considération serait carrément incompatible avec l’objectif de maintenir la plus grande flexibilité dans la définition des missions des machines à tuer.
La recherche militaire mise plutôt sur une éthique spéciale dans laquelle les spécifications formelles d’interdits et d’autorisations pour des actions individuelles sont combinées logiquement. Les robots guerriers doivent se comporter de manière analogue aux rules of engagement (les règles d’engagement) d’aujourd’hui tels qu’elles sont prescrites aux soldats occidentaux d’aujourd’hui pour régler l’usage des forces armées.
Il y aura nécessairement comme c’est déjà le cas en Afghanistan et en Irak des problèmes de distinction entre civil et combattant ennemi qui conduiront à des erreurs mortelles. En réglant sur un mode agressif les configurations d’interdits et d’autorisations, ce type de robots peut aussi être utilisé comme une machine à tout détruire.
Il s’ajoute à cela que les réflexions d’aujourd’hui plutôt théoriques sur l’implémentation d’une éthique de robot guerrier s’appuient sur un fonctionnement sans défaut des systèmes. Cette présupposition reste loin de la réalité car les logiciels nécessaires pour de tels systèmes autonomes sont vastes et complexes. Cela n’empêche pas les stratèges militaires de plaider pour un développement rapide de systèmes de plus en plus autonomes.
La crainte grandit en Occident qu’un adversaire – implicitement on pense le plus souvent à la Chine – pourrait avancer plus vite et avec moins de respect pour le droit de la guerre établi.
Dans une étude actuelle des militaires américains, on trouve l’argument suivant : « les systèmes terrestres autonomes doivent être conçus pour faire face à la menace la plus grande sur le champ de bataille : un système autonome hautement mobile et extrêmement létal qui ne dispose pas des fonctions cognitives supérieures pour maintenir les actes de guerre dans le cadre des accords internationaux et du droit de la guerre ».
Le débat sur la demande actuelle de la Bundeswehr de pouvoir disposer de drones armés doit être mené dans la perspective de développements futurs vers l’autonomie. Une fois que les drones seront armés, la logique de la course aux armements des militaires sera enclenchée apportant des motifs de mieux en mieux admis vers toujours plus d’autonomie.
Aujourd’hui, ce sont les liaisons radio qui sont à courte bande ou sensibles aux parasites. Bientôt ce sera la vitesse de réaction humaine qui ne suffira plus pour réagir contre les essaims de robots guerriers agissant de manière autonome à la vitesse de l’ordinateur.
Le débat sur l’armement des robots, sur l’utilité et l’autonomie des machines et leur implication éthique doit être mené avant que ces contraintes évitables et dont l’issue est prévisible n’érode les fondements de manières d’agir morales et humanistes.(…)

Frank Rieger
Traduction Bernard Umbrecht

Frank Rieger, né en 1971, est directeur technique d’une entreprise de sécurité informatique. Il est, depuis 1990, l’un des porte-paroles du Chaos Computer Club. Il est l’auteur d’un livre avec Constanze Kurz Die Datenfresser (Les bouffeurs de données). S. Fischer Verlag
Source : FAZ du 20/09/2012
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Le texte se termine sur une référence à un roman policier récent de Daniel Suarez, lui-même informaticien : Kill decision. Je ne l’ai pas lu. Il n’est d’ailleurs traduit ni en allemand ni en français. Son auteur a été interviewé par Frank Rieger dans le même journal

Son roman annonce l’arrivée d’un monde de la guerre anonyme par l’autonomie létale des robots. Commentant le livre toujours dans la FAZ, le philosophe et écrivain Dietmar Dath a repéré dans le roman un passage qui aborde la question de savoir ce que serait une guerre si personne ne la raconte. Dans le livre, un logiciel est prévu à cet effet et se nomme Raconteur(sic) et, explique Dath, probablement que Daniel Suarez se verrait bien comme « designer d’un logiciel pour des applications de divertissement destinées à nos cervelles molles ». Il en conclut que le prochain polar de ce type sera probablement écrit directement par un robot d’Amazone

L’historien Jörg Friedrich a réagi au texte de Frank Rieger dans Telepolis.  Dans cette critique repérée grâce, rappelons à …des robots, et que vous pourrez retrouver grâce au lien automatique que j’associe ici, j’ai relevé ceci : «  La question n’est pas l’utilisation d’armes automatiques, la question est que le soldat lui-même devient un automate. Il doit reconnaître dans son environnement des situations modélisées auxquelles il réagit automatiquement. La technique dans l’intervention militaire ne se reconnaît pas au fait que les machines soient en métal, en plastique ou en silicone mais au fait que le soldat fonctionne lui-même sans accroc».

La prolétarisation généralisée n’est pas contradictoire avec l’autonomie létale des robots tueurs et la technique ne se réduit pas à un matériau, surtout à l’ère numérique.

Je signale un dernier élément de contexte, variante plus optimiste, la sortie d’un nouveau film d’Alexander Kluge que je n’ai pas eu le temps ni les moyens (69,90 euros) de me procurer : Mensch 2.0 (Humain 2.0). On y raconte qu’il existe des robots miniatures chargés de déboucher les canalisations. Ils savent distinguer entre eux-mêmes et la merde, ce qui serait somme toute une assez bonne définition de l’ “intelligence” artificielle. L’intelligence explique A. Kluge a besoin d’un corps et n’existe que par la capacité de se concentrer et d’oublier certaines informations.

Je suis avec beaucoup d’intérêt les travaux de Bernard Stiegler. J’ai repéré dans l’ intervention où il traite de l’automatisation généralisée un passage qui n’est pas sans lien avec le texte de Frank Rieger et que je vous propose ci-dessous.


Extrait de La société automatique dont on retrouvera l’intégrale ici.

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Une passerelle Rosa Luxemburg à Berlin

Elle a une rue, une place, une station de métro à son nom à Berlin, Rosa Luxemburg. Ce pont anciennement pont Lichtenstein, du nom du fondateur du zoo voisin, porte désormais également en son hommage le nom de Passerelle Rosa Luxemburg. Depuis 25 ans, tous les ans, le 15 janvier, date de l’assassinat de Rosa Luxemburg, qui fut, en 1919, jetée dans le canal à cet endroit alors que Karl Liebknecht était exécuté un peu plus loin dans le parc, des manifestants de l’Atelier d’histoire de Berlin (Berliner Geschichtswerkstatt), baptisaient symboliquement cette traversée pour piétons du nom de la révolutionnaire allemande et polonaise. Ils viennent d’obtenir gain de cause.

Coïncidence ou non, le Musée juif de Berlin  présente actuellement – et jusqu’en janvier 2013, sous le titre Obsessions, une rétrospective des œuvres de R.B. Kitaj (1932–2007) dont un des tableaux s’intitule L’assassinat de Rosa Luxemburg qui représente non le meurtre proprement dit mais le moment où le cadavre est jeté dans le canal.

 

R.B. Kitaj, The Murder of Rosa Luxemburg, 1960 Öl und Collage auf Leinwand, 153 × 152 cm © R.B. Kitaj Estate

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Revenus : la moitié inférieure décrochée

Comme le montre fort éloquemment ce graphique de la Fondation Hans-Böckler des syndicats allemands, les inégalités sociales se sont fortement creusées entre 1999 et 2009. Le décile des plus pauvres décroche de près de 10 % en termes de revenu annuel  disponible alors que celui des plus riches s’accroît de 16,6 %. Sur l’ensemble, 40 % des salariés subissent une contraction de leurs revenus. Cette situation est la conséquence de la politique de flexibilisation et de précarisation (encore appelée de compétitivité) inaugurée par les lois Hartz de l’ancien chancelier social démocrate Gerhard Schröder. Il a provoqué la croissance …du domaine des bas salaires. Ce creusement des inégalités a sa part de responsabilité dans la crise actuelle. Pour célébrer ce brillant résultat, l’on s’apprête à généraliser la méthode à l’ensemble de l’Europe.

Source : Fondation Hans Böckler

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Pour une écologie de l’attention

S’appuyant sur Georg Franck, urbaniste et architecte viennois qui, en 1998, avait écrit un livre sur l’Economie de l’attention, puis en 2005 sur le Capitalisme mental, économie dans laquelle la rareté monnayable serait l’attention, Eduard Kaeser dans un article du quotidien zurichois, Neue Zürcher Zeitung développe l’idée d’une écologie mentale. Il le fait en prenant en compte le couple attention et dissipation  et en faisant de l’écologie de l’attention un enjeu d’éducation sans toutefois nous dire comment y parvenir. Rappelons que « l’écologie est le logos de l’oïkos (demeure, habitat )» et qu’elle est d’abord une question d’esprit.

Extraits

« Nous vivons aujourd’hui avec les medias numériques dans un nouvel écosystème des attentions et l’importante question se pose de savoir quelles sortes d’attentions s’y développent et quelles sortes d’attentions s’y étiolent. C’est une question d’écologie mentale. L’attention est la raffinerie mentale qui transforme la matière première information en savoir : une richesse dont il faut pendre conscience et dont il faut prendre soin. Le lieu traditionnel pour un tel soin est l’école qui depuis la fin du 18ème siècle utilise l’attention comme la pierre angulaire pédagogique de l’éducation (Bildung) et de la discipline. Qu’en est-il de cela à l’ère numérique ?

De plus en plus d’enseignants déplorent une perte d’attention. Un tournant d’une grande portée semble s’opérer pour toute une profession. Car l’enseignant cesse d’être la celebrity. Il n’est plus au centre de l’intérêt des élèves et n’obtient plus gratuitement l’attention de la classe. Si, autrefois, l’élève par son comportement et ses résultats attirait l’attention du maître, il revient aujourd’hui à l’enseignant de briguer la considération de sa clientèle.

L’élève qui pendant le cours se sert en cachette de son iPphone est presque déjà une figure emblématique. Il est aujourd’hui évident que la socialisation et l’enculturation passent par l’offre de divertissement, de jeu et de communication des médias numériques. C’est à cet endroit qu’il faudrait faire intervenir une écologie de l’attention. Il ne faudrait pas en conclure trop vite à la disparition des medias traditionnels, par exemple du livre. Un autre développement est probable.

Il y a traditionnellement deux types d’attention au texte, appelons-les stylistique et substantielle. On peut faire porter son attention sur le texte lui-même, son style ou sur son contenu, sa substance. Les medias électroniques ont élargi les deux dimensions mais surtout la dimension stylistique. Le texte devient un élément d’une offre multimodale. Un auteur peut attirer l’attention non seulement avec l’écrit mais aussi en se mettant en jeu lui-même visuellement et auditivement. Mentopolis, par exemple, l’œuvre principale de Marwin Minsky, un pionnier de l’intelligence artificielle, existe en texte et en disque compact. Sur l’écran, nous pouvons non seulement lire du texte mais aussi voir Minsky et l’écouter ; en cliquant sur certaines icônes, Minsky apparaît à l’écran et tient  en gesticulant une petite conférence. Il se présente en même temps comme auteur et conférencier.

Il est probable que pour les générations futures le maniement des nouveaux médias deviendra inconscient de la même manière que le passage de l’oral à l’écrit repose sur le devenir inconscient de l’alphabet. Il faut attendre pour savoir si un processus analogue se produira pour le passage de la forme écrite à la forme numérique. Il n’y a pas longtemps, on pouvait lire sur un blog que dans les forums Internet on désigne la concentration et la réflexion profonde comme « obsessive » et les gens ayant ces capacités passent pour faire peur. Dans la culture de blog s’impose apparemment un style que l’essayiste américain Caleb Crain a appelé groupiness. “ Groupisme” signifie : on lit et écrit non pas principalement  pour le contenu mais pour être de la party (« savoir qui participe à la lecture et à l’écriture »)  […]

Peter Matussek a proposé de considérer que les conditions de vie à l’ère numérique font apparaître une nouvelle culture de chasseur et de collectionneur qui nécessite des qualités comme une capacité de vigilance, c’est-à-dire la capacité de déplacer très vite son attention d’un objet à l’autre comme dans le temps chez les préhominiens d’avant la sédentarisation. L’attention « sédentaire » appartient de ce point de vue à l’ère pré-numérique.

Il s’en suit un renversement : des troubles comme l’hyperactivité et le déficit d’attention sont dans le fond normaux et l’ancienne capacité de concentration et de focalisation passe pour une maladie. C’est très exactement la thèse avec laquelle le brasseur d’affaires américain  Thom Hartmann s’est présenté avec son livre Une autre façon de voir le monde. Au lieu de parler d’un déficit d’attention, on devrait plutôt parler d’une incapacité à changer de centre d’intérêt ‘task switching deficit disorder’. Le modèle du monde du travail d’aujourd’hui est celui qui comme lui saute d’un boulot à l’autre, journaliste, psychothérapeute, éditeur, pilote, agent de développement, détective privé, électrotechnicien, conseil en entreprise. Celui qui se consacre longtemps à une seule tâche risque bientôt d’entrer dans un manuel de psychiatrie dans la rubrique ‘surattentif’.

Dans l’écosystème médiatique, l’équilibrage de nos modes d’attention devient de plus en plus important. Dans une perspective individuelle, cela signifie que l’utilisateur de ces medias trouve une sorte de mécanisme de diastole et systole entre la dissipation et la concentration. Il y aurait à découvrir cette rareté du temps : la capacité d’attente (Lange Weile) qui charge du temps comme une batterie de l’énergie. […] »

L’article se termine sur une note d’humour, une anecdote bouddhiste :

« Au petit déjeuner, le maître lit le journal et écoute la radio. Mais, maître, dit l’élève, tu nous a appris à toujours ne faire qu’une seule chose, quand on mange, se concentrer sur le repas, quand on lit être en plein dans la lecture, et quand on écoute être complètement à l’écoute. C’est vrai, répond le maître, et quand on mange-écoute-et-lit, il faut totalement se concentrer sur le manger-écouter-lire. »

Eduard Kaeser est professeur de physique et de philosophie à l’école cantonale d’Olten en Suisse. Il est aussi musicien de jazz. Il vient de publier un essai Multikulturalismus revisited aux éditions Schwabe de Bâle

Retrouver l’intégralité de son article ici, en allemand

 

 

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Christa Wolf et l’accolade de l’homme-machine

Je voulais rester encore un peu en compagnie du dernier livre paru en français de la romancière allemande Christa Wolf : Ville des anges ou The Overcoat of Dr Freud et vous proposer à la suite de la note de lecture, un court extrait qui m’a particulièrement frappé. Il traite de la rencontre à Los Angeles avec ce qu’elle appelle un homme machine, un simulacre d’automate. Ce qui est fascinant dans ce passage est que l’effroi ne provient pas de la transformation de l’humain en automate mais au contraire de la « métamorphose de l’artefact en être humain »

« Je me suis arrêtée, fascinée par un homme noir très maigre juché sur un piédestal, accoutré comme l’oncle Sam, drapeau américain enroulé autour du haut-de-forme, il représentait un homme-machine bougeant au ralenti par à-coups imperceptibles, on aurait dit qu’il était actionné par un appareil dissimulé sous son enveloppe humaine, si bien que je ne pus m’empêcher de guetter le grincement des charnières et je suivis, fascinée, sa façon saccadée de plier et de déplier ses bras avec une lenteur infinie, de pencher et de redresser son torse, ce qui demandait des minutes et supposait une parfaite maîtrise du corps.[…]
Quand nous sommes repassés devant l’oncle Sam noir, j’ai jeté dans son haut-de-forme le dollar qu’il avait mérité puis me suis détournée pour poursuivre mon chemin. Maintenant il te fait signe! me lança Peter Gutman. Effectivement, toujours par à-coups, l’homme-machine remuait en signe de salut l’index de sa main droite, et un sourire de masque apparut sur son visage. Je me suis approchée; il m’a tendu la main au ralenti, s’est incliné, m’a enlacée et j’ai tenté d’imiter ses mouvements, ai éclaté de rire avant de m’éloigner. Le voilà qui arrive, me dit Peter Gutman. L’homme noir s’était libéré de la mécanique, avait quitté d’un pas rapide son piédestal pour me rejoindre de cette démarche souple et détendue des Afro-Américains et, radieux, m’a donné une vigoureuse poignée de main, pour de vrai à présent, sans aucune raideur. Nous nous sommes enlacés encore une fois, comme si l’accolade de l’homme-machine n’avait pas compté, puis il m’a laissée partir en me saluant de la main. Et j’ai senti dans mes membres l’effroi causé par cette métamorphose de l’artefact en être humain, comme si elle n’était pas naturelle, comme si une attache s’était décrochée ou que se fût cassé un ressort qui l’avait si longtemps retenu ».

Christa Wolf : Ville des anges ou The Overcoat of Dr Freud
Traduit par Alain Lance, Renate Lance-Otterbein
Éditionsdu Seuil – 400 pages – 22 € TTC

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