Le Tacheles tel que nous ne le verrons plus jamais

Cette fois, c’est terminé. Les tentatives de privatiser l’espace et de jouer du sacro saint droit de la propriété a échoué. Le  Tacheles, haut-lieu de la culture alternative berlinoise, n’a pas pu résister à la volonté de livrer la ville aux spéculateurs. Il  a été évacué au début de la semaine. Peu après la chute du Mur,  l’immeuble en ruines situé dans l’ancien ghetto juif de Berlin a été investi par un groupe d’artistes de Berlin-est. Pour rendre hommage à l’histoire douloureuse du quartier, ils décident de baptiser l’édifice « Tacheles » ce qui en yiddish signifie  « parler clairement, sans faux-semblant ».

Je ne manquais pas chaque fois que j’allais à Berlin d’y faire un tour. Je vous propose, sans autre commentaire, une sélections des photographies que j’ai pu y pendre entre 2006 et 2011.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le pardessus doudou du Dr Freud

Le dernier livre en français de Christa Wolf, Ville des anges ou The Overcoat of Dr. Freud sera dans quelques jours dans les librairies. C’est annoncé pour le 7 septembre. Contrairement à ce que suggèrent un peu vite ceux qui parlent de testament, ce n’est pas son dernier roman. Il est vrai qu’elle est décédée en décembre 2011 mais elle a écrit un roman l’année de sa mort. Il est annoncé en Allemagne pour le mois d’octobre. D’habitude, je fuis les rentrées littéraires au moins autant que leur équivalent les premiers jours de solde. Puisque les Editions du Seuil que je remercie m’ont permis de lire le livre de Christa Wolf avant sa sortie, je fais une exception.

PREAMBULE

J’aurais voulu à cette place vous faire écouter quelque minutes de Christa Wolf  lisant des extraits de son roman pour d’une part faire entendre même à eux qui ne comprennent pas l’allemand la musique de sa phrase et d’autre part montrer qu’elle fait rire son public et déconstruite un peu, ce faisant, l’image d’austérité protestante qu’on lui accole. Cette vidéo existe sur le site de l’éditeur allemand du livre. Je lui ai écris pour lui demander de libérer trois petites minutes. Il m’a répondu que les droits du livre sont différents des droits de la scène gérés, eux, par un autre éditeur. J’ai réagi en lui demandant si c’était une blague. Il m’a trouvé très mal poli. On ne plaisante pas avec une matière aussi hautement juridique que les droits d’auteur. Il m’a conseillé de prendre contact avec l’éditeur qui gère les droits de la scène. J’ai fini par trouver cela trop compliqué et que j’allais être en retard au rendez-vous alors qu’il suffisait de donner quelques minutes en libre accès. Mais les éditeurs ne considèrent Internet que comme une vitrine publicitaire de plus.  Dommage. Puisque j’y suis, je note que la dernière coquetterie littéraire à la mode est de clamer qu’Internet rend idiot pourtant il y a bien des écrivains idiots même sans Internet.

Passons au roman de Christa Wolf . Son titre en allemand : Stadt der Engel oder The Overcoat of Dr. Freud

BASCULEMENT EST-OUEST

Munie du passeport encore valide d’un Etat qui n’existe plus mais qui était le cocon de sa « plus petite Allemagne », qui lui colle à la peau, sans envie de « revivre encore une fois » dans une grande Allemagne, elle débarque à Los Angeles, Ville des anges. Elle de Berlin où la frontière d’Etat qui divisait la ville venait de tomber. Le hasard ( ?) a fait qu’au moment où je recevais le livre de Christa Wolf, je relisais un texte[1] de Paul Virilio dans lequel se trouvait la phrase suivante.   « A Los Angeles, les frontières sont à l’intérieur de la ville ». Paroles d’urbaniste. Et je me suis alors demandé : d’un ciel divisé à l’autre ? Le ciel divisé est le titre du premier roman de Christa Wolf En cherchant un peu, c’est même tout à fait cela. On peut d’ailleurs penser à Wim Wenders, réalisateur des Ailes du désir et scénariste de la Cité des anges.

Los Angeles  est un lieu d’exil pour la littérature allemande fuyant le nazisme et donc un pays qui pour eux n’existait plus, dans les années 1930. C’est là que Thomas Mann a commencé l’écriture de son Docteur Faustus, une forte référence pour le roman de Christa Wolf. Il y avait aussi Adorno, Arnold Schönberg, Hanns Eisler, Heinrich Mann, Leonard Frank, Feutchwanger, Alfred Döblin, etc. et cette autre référence forte Brecht.

« Pour la littérature de langue allemande en exil à Los Angeles il est significatif qu’elle soit née dans l’ouest de la ville. Elle aurait probablement été différente si elle avait été conçue dans les conditions de la vie à l’est de la ville, dans les quartiers d’habitation des minorités, des ouvriers des immigrés mexicains, ou bien au sud du Centre à Watts, le quartier des afro-américain. Chez Brecht, on peut constater qu’il a dû faire d’abord de Los Angeles une utopie négative pour la rendre poétiquement productive :

Réfléchissant à ce qu’on dit sur l’Enfer
Mon frère Shelley trouva que c’était un endroit
Qui ressemblait à la Ville de Londres. Moi,
Qui ne vit pas à Londres mais à Los Angeles
Je trouve, réfléchissant à l’Enfer,
Qu’il doit encore plus ressembler à Los Angeles »[2]

Dans cet enfer, on rencontrait, selon le complice de Brecht, le compositeur Hanns Eisler, deux catégories de personnes, les corrompus et les déprimés, les second étant vexés parce que personne ne voulait les corrompre.

Christa Wolf cite le poème de Brecht dans un entretien avec l’hebdomadaire die Zeit en ajoutant :

« Los Angeles est certainement une ville inhospitalière mais il y avait quelques endroits que j’aimais beaucoup. Directement sous les lettres Hollywood, sur ce versant se trouve un merveilleux restaurant japonais. Los Angeles pour moi, c’est cela : être assise le soir dans ce restaurant alors que s’allument les lumières de la ville jusqu’à la silhouette de la plage. Un second lieu est un banc sur la plage de Santa Monika. Devant moi l’Océan pacifique. Un nouveau vécu et moment libérateur, car j’imaginai qu’il n’y a pendant une très longue distance rien d’autre que de l’eau et puis le Japon ».

Le basculement qu’opère Christa Wolf au début de son roman en passant de l’est de Berlin à l’ouest de Los Angeles fait de l’écriture un exercice de téléportation, à la manière du feuilleton Star Trek que, sous prétexte de parfaire son anglais, la narratrice regardait à la télévision américaine.  L’auteure écrit

« Dans l’envie de raconter, il y a certainement aussi l’envie de détruire…Mais cette envie de détruire me dis-je, est contrebalancée par l’envie de créer, qui fait surgir du néant de nouveaux personnages, de nouvelles relations. Et ce qui précédait a été effacé ».

Que vient faire Schumpeter dans cette galère ? Le principe capitaliste de «destruction créatrice » appliquée à la littérature, à l’individu ? On verra qu’il faut pour cela un peu de magie. Et ce n’est pas un hasard si le Dr Freud Faust n’est pas loin.

LA DISTANCIATION, l’ENTFREMDUNG

Le célèbre lied de Schubert déjà évoque sur ce site, Etranger(e), je suis venu(e), Etrangèr(e) je suis parti(e), sur un texte du poète déserteur poursuivi par l’armée, Wilhelm Müller, est cité. La mise à distance, le fait de devenir étrangère à soi-même conduit à une série de métamorphoses. Elles se font sous couvert – c’est le cas de le dire – d’une cape magique au nom anglais  The overcoat of Dr Freud, sous titre du roman n’en déplaise aux éditions du Seuil qui l’ont ôté de la couverture. Est-ce acceptable quand on sait la place qu’occupe dans le roman la recherche de son titre qui est : Ville des anges ou The overcoat of Dr Freud ? Ce ou signifie et.

Avant d’en venir à la piste du pardessus, évoquons le prétexte du roman en nous appuyant sur la présentation de l’éditeur.

La narratrice a séjourné neuf mois à Los Angeles au début des années 1990, peu de temps après la Chute du Mur de Berlin après avoir obtenu une bourse de recherche d’une institution qu’elle nomme CENTER. Il s’agit pour elle d’enquêter et de percer un secret : dans quel but Emma, sa chère amie, lui a-t-elle remis avant de mourir une liasse de lettres qu’une certaine L., allemande comme elle mais émigrée aux Etats-Unis lui avait écrites ?

La dernière lettre d’Emma qui ne fait pas partie de la liasse mais qu’elle trouvera à Los Angeles dit ceci :

« Nous avons échoué. Le pays dans lequel je vis  et sur lequel j’avais fondé au début quelque espoir se sclérose et se pétrifie toujours plus d’année et année, on ne peut prévoir le moment où on le trouvera étendu le long du chemin, tel un cadavre immobile, offert au pillage. Et ensuite ? Une longue phase de décomposition »

L’écriture du roman commencée aux Etats-Unis se poursuivra bien plus tard puisqu’il sera question également du 11 septembre et du début de la guerre en Irak. Il est paru en Allemagne en 2010. Ville des anges est aussi un roman sur l’écriture d’un roman, sur son alchimie, sa « libido » même. L’expression « libido de l’écriture » est empruntée par Christa Wolf à l’écrivain soviétique Youri Trifonov. Il contient une part autobiographique et de témoignage. Et il arrive que la narratrice et l’auteure se tutoient. La narratrice est à un moment présentée comme l’auteure de Cassandre, c’est-à-dire Christa Wolf elle-même. Côté témoignage, j’n’en retiendrai qu’un seul portant sur le 17 juin 1953 à Leipzig. On connaît bien sûr les soulèvements ouvriers du 17 juin 1953 à Berlin mais je n’avais encore jamais lu de témoignage sur des grèves ouvrières à Leipzig, ce même jour. Christa Wolf s’est retrouvée mêlée aux conflits avec le pouvoir chaque fois que celui-ci, en difficulté, a voulu faire de la littérature un bouc émissaire. De tout cela Christa Wolf fait un inventaire. Mieux que chez Prévert, il y a même non pas un mais deux ratons laveurs.

On a beaucoup parlé à propos de ce livre d’autobiographie mais ce n’est pas le mot qui convient. Les éléments biographiques s’ils sont bien présents servent eux-aussi de métaphores.

« UNE CHOSE EST DEVENUE EVIDENTE POUR MOI. JE FAIS DE MOI UN EXEMPLE, DONC JE FAIS ABSTRACTION DE MOI EN CE QUE JE SEMBLE ME CONCENTRER ENTIEREMENT SUR MOI. ETRANGES MOUVEMENTS INVERSES »

Une phrase à retenir aussi pour cet autre écrivain est-allemand– de théâtre, lui – qu’est Heiner Müller chez qui l’auteur est également un personnage de son propre théâtre. La métaphore autobiographique fonctionne bien sûr aussi sur la question de la culpabilité et  pour la découverte, dans les archives de la police politique de RDA, la Stasi, à côté d’un volumineux dossier de victime d’un petit dossier coupable. Il n’y a pas d’innocent. La paranoïa de la Stasi a son pendant au FBI.

Mon premier contact avec Christa Wolf avait été téléphonique. C’est elle qui m’avait dicté, au téléphone, la lettre des 13 artistes qui protesteront contre la déchéance de citoyenneté est-allemande prononcée à l’égard du poète et chanteur Wolf Biermann, en novembre 1976. La lettre paraîtra le lendemain dans le journal l’Humanité dont j’étais le correspondant. Le quotidien communiste fermera vite la parenthèse. Il y a un curieux épisode dans le roman de Christa Wolf qui évoque la perte de ses notes à propos de l’affaire Biermann.

LE DOUDOU DU DR FREUD

La narratrice arrive en Amérique avec dans la tête le magnétophone de la mémoire dont il est précisé qu’il est à plusieurs pistes – le roman est une longue réflexion sur la mémoire et l’oubli. L’écriture permet d’externaliser de la mémoire, ce qui se fait aussi à l’aide d’une machine. La lecture permet elle aussi de suivre plusieurs pistes. J’ai quant à moi d’emblée» été attiré par celle du pardessus. Pour moi, le passage central du livre pourrait être le suivant :

« J’eus l’impression, je m’en souviens, de voir flotter le pardessus du Dr Freud au dessus de moi, il m’a annoncé que j’en apprendrai beaucoup sur mon compte au cours de cette nuit là et comme c’était dangereux qu’il allait me protéger. On allait voir  si comme je le prétendais toujours, je voulais vraiment le savoir. Je ne m’étonnai point d’entendre un pardessus me parler ».

« Je ne m’étonnai point d’entendre un pardessus me parler ». Cela se passe au cours d’une nuit à chanter. Elle connaît un nombre incroyable de chansons dont la liste fait plus d’une page et demi, chansons révolutionnaires, chansons traditionnelles, chansons enfantines, il y a même en français dans le texte allemand Au clair de la lune

J’ai dit plus haut que ce pardessus intervient à différentes étapes de la métamorphose. Il pourrait lointainement provenir de la cape des Niebelungs, celle qui rend invisible et pourrait aussi bien s’appeler, pour éviter de la réduire à la question du refoulement,  le pardessus du Dr Winnicott tant il apparaît comme une sorte d’objet transitionnel. Un doudou en quelque sorte.  Mais, bon il porte un nom anglais The Overcoat of Dr Freud. Et le mystère qu’il cache pourrait s’appeler Rosebud comme dans le film Citizen Kane.

L’objet transitionnel – qu’elle appelle fétiche (page 319) – crée des espaces transitionnels dans lesquels se développe la créativité. Le pardessus contient des choses dans sa doublure qu’il libère peu à peu, le malheur et le deuil. Le manteau tient chaud aussi. Il révèle et cache. Parfois il faut le retourner.  Bref,  il a un caractère ambivalent, peut être pharmacologique pour reprendre un commentaire que fait Bernard Stiegler sur Winnicott  dans son livre « Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue » (Flammarion). Il symbolise l’alchimie de la transformation.

J’ai essayé de tirer un peu sur un fil. Il y en a plein d’autres. Le roman de Christa Wolf est foisonnant, trop peut-être parfois, il comporte plein de flash back, de méandres, de strates différentes de la mémoire, de niveaux d’écriture, beaucoup de questions et d’hésitation qui caractérisent un travail entrain de se faire. Il déplace les frontières entre les genres littéraires.

Le livre se termine sur une visite chez les Indiens Hopi et à Los Alamos où fut inventé ce fleuron de notre civilisation qu’est la bombe atomique. Il y a aussi le constat que nous avons changé d’ère et que nous sommes passés à celle de l’anthropocène.

Au terme de la métamorphose, comme le papillon enfin sorti de son cocon, elle peut (s’en)voler en compagnie de son ange, une ange noire nommée – devinez un peu …Angelina.

Ce n’est pas le dernier livre de Christa Wolf. L’éditeur allemand pas en annonce un nouveau pour le mois d’octobre intitulé Auguste, l’histoire d’une enfance dans la guerre. Un personnage issu d’un précédent roman Trame d’enfance.
Du travail en perspective pour les traducteurs de Christa Wolf – (et aussi de Volker Braun et Ingo Schulze), Alain Lance  et Renate Lance–Otterbein qui se verront remettre, le 7 septembre 2012, le prix de la traduction Eugen Helmlé 2012 dans les studios de la radio de Sarre à Sarrebrücken

Ville des anges ou The Overcoat of Dr Freud par Christa Wolf
Traduit par Alain Lance, Renate Lance-Otterbein
Date de parution 06/09/2012
400 pages – 22 € TTC

Je signale aux Parisiens qu’un hommage sera rendu à Christa Wolf
Samedi 15 septembre de 15h à 17h à l’Auditorium du Petit Palais
avec Daniela Dahn, Cécile Wajsbrot, Bernard Chambaz et Alain Lance.

J’ignore si comme il le faudrait il est prévu une forme de téléportation même différée. C’est facile à faire et ne coûte pas cher. Il faut simplement vouloir partager.

[1] Paul Virilio : Cybermonde, la politique du pire. Textuel
[2] Erhard Bahr in  “NACH WESTWOOD ZUM HAARESCHNEIDEN.” ZUR EXTERNEN UND INTERNEN TOPOGRAPHIE DES KALIFORNISCHEN EXILS VON THOMAS MANN. N E W S L E T T E R OF THEI N T E R N A T I O N A L F E U C H T W A N G E R S O C I E T Y VOLUME 8, 2010

 

 

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Un étonnant clip du groupe de reggae berlinois Seeed

Page officielle du groupe Seeed
Clip repéré via le blog de Didier Laget

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Le cornet à sucreries (Zuckertüte) de la première rentrée scolaire (Einschulung)

Lundi de la semaine dernière a eu lieu, du moins en Rhénanie Palatinat, la rentrée des classes. Il n’ y a pas en Allemagne de système unifié de scolarisation qui reste la prérogative des länders.  Les vacances scolaires sont plus courtes et les journées d’école moins lourdes

Et mardi, a eu lieu ce que l’ont nomme Einschulung. C’est la première rentrée pour les enfants et un jour de fête. Cette première rentrée se fait autour de l’âge de 6 ans. Il n’y a pas en Allemagne d’école maternelle. Son équivalent est le jardin d’enfants.

Pour cette première rentrée, les enfants vont à l’école avec leur Zuckertüte (notre image), littéralement cornet à sucreries rempli de plein de choses et pas seulement sucrées. Ils sont accueillis par les élèves des classes plus élevées et par l’équipe éducative. Les parents, grands parents, voire oncles et tantes sont présents. C’est un grand jour.

Le cornet à sucreries tout en étant de taille variable doit être grand. On racontait que poussait à l’école un arbre à cornets. Quand les cornets avaient atteints la bonne taille, il était temps d’aller à l’école.

La coutume du cornet à sucreries remonte au début du 19ème siècle et a existé aussi bien en RDA qu’en RFA.

Erich Kästner, l’auteur d’Emile et les détectives, a raconté une de ses rentrée au tout début du siècle dernier, à Dresde, dans son livre Als ich ein kleiner Junge war (Lorsque j’étais un petit garçon. 1957). J’en ai traduit un petit extrait. La présence de lièvres de Pâques en chocolat dans son cornet à sucreries rappelle qu’à une époque la rentrée scolaire se faisait à Pâques.

« A cette époque, toutes les écoles avaient une allure austère. Elles étaient rouge ou gris foncés. Probablement avaient-elles été construites par les mêmes architectes qui avaient construit les casernes. Les écoles ressemblaient à des casernes pour enfants. J’ignore pourquoi les architectes n’avaient pas imaginé d’écoles plus gaies.[…]

Mr  Bremser nous assit par taille dans les rangées de bancs et se notait nos noms. Les parents étaient debout serrés contre les murs et dans les couloirs, ils faisaient des signes d’encouragements à leur enfant et veillaient sur les cornets à sucreries. C’était là leur tâche principale. Les parents tenaient les cornets à sucreries entre leurs mains. Il y en avait des petits, des moyens, d’énormes. Ils comparaient les tailles et, selon le cas, étaient jaloux ou fiers. Si vous aviez vu le mien, de cornet. Il était coloré comme une centaine de cartes postales, lourd comme un seau de charbon et m’arrivait jusqu’à la pointe du nez.  J’étais assis à ma place, ravi, fit des clins d’œil à ma mère et j’avais l’impression d’être le prince des cornets à sucreries. Quelques garçons pleuraient à fendre le cœur et se précipitaient vers leurs mamans.

Mais ce fut bientôt fini. Monsieur Bremser nous libéra et les parents, les enfants et les cornets à sucreries se mirent en marche en direction de la maison. Je portais mon cornet devant moi comme la hampe d’un drapeau. Parfois, je m’asseyais essoufflé sur le pavé. Parfois, ma mère me donnait un coup de main. Nous transpirions comme des déménageurs. Un fardeau sucré reste un fardeau.

Nos forces réunies, nous avons pénétré dans la Königsbrückerstrasse en prenant la Glacisstrasse, la Bautzenerstrasse et en passant par l’Albertplatz. A partir de la Luisenstrasse, je n’ai plus lâché mon cornet. C’était une marche triomphale. Les passants et les voisins étaient étonnés. Les enfants s’arrêtaient et nous suivaient. Ils nous entouraient comme les abeilles le miel. “Allons chez Mademoiselle Haubold ! », dis-je de derrière mon cornet. […]

Ma mère ouvrit la porte. Le cornet et son ruban devant le visage, je montai la marche du magasin, et, comme je ne voyais rien derrière le cornet et son ruban, je trébuchai. La pointe du cornet se brisa. Je me figeai en statue de sel. Une statue de sel embrassant un cornet de sucre. Cela ruisselait, dégringolait, bruissait sur mes bottines. Je levai le cornet aussi haut que je pus, ce qui n’était pas très difficile car il devenait de plus en plus léger. Finalement, je n’avais plus entre les mains qu’un cône coloré en carton. Je le laissai tomber et regardai par terre. J’étais jusqu’aux chevilles dans les bonbons, praline, dattes, lièvres de Pâques, figues, orange, tartelettes, gaufres et coccinelles dorées. Les enfants poussaient de hauts cris, mam mère mis ses mains devant le visage, mademoiselle Haubold s’agrippait au comptoir. Quelle abondance ! Et j’étais en plein dedans ».

Erich Kästner

(Traduction B. Umbrecht)


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La police fait dégager le campement « Occupy » devant le siège de la Banque centrale européenne à Francfort

Le 6 août 2012, la police a fait évacuer le campement Occupy Frankfurt, installé depuis le 15 octobre 2011 dans la City de Francfort, devant le siège de la Banque centrale européenne. Officiellement pour des raisons d’hygiène.

Peut être le signal d’une opération autoritaire d’assainissement de l’euro. Voir notre précédent article.

Ci-dessous, un petit historique en images et musique. Pour mémoire plus difficile à évacuer que des tentes.

A ces allemands dont la plupart des « observateurs » ont oublié d’observer qu’ils disaient : Nous sommes tous des grecs.

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Wolfgang Streeck et « la fin de la démocratie d’après guerre »

Un peu plus de 20 années après la Chute du Mur de Berlin qui devait inaugurer l’ère de la démocratie partagée en Europe, voici que se constate l’inverse : « la fin de la démocratie d’après guerre ». Le constat d’autodessaisissement de la politique est celui de Wolfgang Streeck, sociologue, directeur de l’Institut des sciences sociales Max-Planck à Cologne

« Pour le cas où un pays ne respecterait pas les règles budgétaires, des pans de souveraineté nationale passeraient automatiquement au niveau européen en proportion telle que les objectifs puissent être atteints… On pourrait envisager le droit de non seulement préconiser par exemple des hausses d’impôts ou des réductions de dépenses mais celui de les imposer… Dans un tel cadre, les voies de consolidations peuvent être assurées par le niveau européen même s’il ne devait pas y avoir pour cela de majorité dans les parlements nationaux »
(Jens Weidmann, Président de la Bundesbank 14 juin 2012)

Cette déclaration du Président de la Bundesbank est placée au cœur du texte de Wolfgang Streeck publié par la Süddeutsche Zeitung du 24/07/2012. Elle lui sert à montrer qu’il n’y a plus de marge pour le jeu politique comme il en existait dans le monde de Bretton Woods

Au début de son texte, le sociologue note que nous assistons à une nouvelle vague d’intégration européenne qui intervient non pas sur décision des peuples mais des « marchés ». La « dé-démocratisation » du système des Etats européens ne date pas du remplacement du Premier ministre grec G. Papandréou par un homme de confiance du Capital financier. Wolfgang Streeck situe dans les années 1970, le début de ce qu’il a appelé, lors d’une récente conférence Adorno, « la contre révolution néolibérale ». Les décisions des sommets européens sont prises « avec le pistolet à taux d’intérêt des marchés sur la tempe ». Ce procédé en dit long sur le contenu : il faut réguler les peuples et non la finance.

« Les grandes lignes des réformes successives décidées à Bruxelles peuvent se résumer en une seule : la faute de la crise incombe à la cupidité de citoyens avides de démocratie et non à celle des banques et de leur marché. Il faut donc non pas réguler les banques mais les citoyens ».

Le créancier a priorité sur le citoyen.

L’utopie de Hayek

Exit l’Etat Providence. Qu’est-ce qui le remplace ? L’Etat de consolidation :

« L’Etat de consolidation est la forme d’Etat qui correspond à une époque où les Etats sont englobés dans les marchés alors que dans le capitalisme démocratique d’après guerre les marchés étaient englobés dans l’Etat. L’institutionnalisation de cet état de fait ratifie le passage historique au néo-libéralisme. Ainsi se réalise l’utopie de Hayek d’une économie de marché capitaliste protégée de l’arbitraire politique d’une démocratie de masse et des impuretés d’interventions discrétionnaires pour établir la justice sociale. La tâche de la politique n’est plus de distribuer des calmants mais des potions amères. Au lieu de redistribution, des réformes ; au lieu d’une dévaluation extérieure par rapport à une autre monnaie, une dévaluation intérieure : compétitivité par des baisses de salaires, des réductions des pensions de retraite, des emplois flexibles de toute sorte, un tonneau sans fond (…) »

Du « delorisme » au dolorisme

Il y aura en Europe des pays plus égaux que d’autres, l’Union européenne passera d’une organisation d’Etats égaux à un impérium bruxellois. La démocratie elle n’existe plus que pour dire aux Grecs qu’ils sont responsables des turpitudes de leurs dirigeants et qu’il ne leur reste plus qu’à payer puisqu’ils les ont élus.

A part cela :

« La démocratie existe encore comme promesse d’un effet secondaire inespéré produit par l’union fiscale. Cette perspective doit conduire les amis d’une Europe démocratique à sauter dans le train de l’intégration même si cela fait un moment que ce train est conduit par l’industrie financière. La logique est celle du néo-fonctionnalisme, une théorie honorable selon laquelle chaque transfert de compétence à des organismes européens entraînerait le transfert de compétences liées et donc que l’européanisation de la politique fiscale ouvrirait la voie à l’européanisation de la démocratie par une ruse de la raison induite par les nécessités »

La dernière fois qu’un tel néo-fonctionnalisme a été convoqué, c’était en 1992 pour faire monter la gauche dans la barque néolibérale. On connaît le résultat : le « delorisme » s’est transformé en dolorisme. [Le jeu de mot est de moi et non de W Streeck qui cite cependant J. Delors et la dimension sociale qui devait découler du marché unique et qu’on attend toujours]. Le passage ci-dessus semble en particulier viser Jürgen Habermas qui vient à nouveau de cosigner, à la demande du Parti social démocrate, un texte demandant la constitutionnalisation d’une « démocratie supranationale » qui ne passerait pas par une Europe fédérale.

Post-démocratie

Arrivons-en à la conclusion de Wolfgang Streeck :

« Ce qui en vérité se profile est une expansion rapide de ce qu’on appelle aujourd’hui post-démocratie. L’économie y est préservée de la “pression de la rue’’ et dépend d’une politique économique régulée par les banques centrales et les autorités de régulation. Mis à part les éléments résiduels d’Etat de droit et d’Etat policier, la démocratie est à disposition pour des mises en scène publiques de toute sorte : pour le spectacle politique destiné aux couches moyennes qui suivent les informations tout comme pour la mobilisation des ressentiments nationaux – d’en bas contre les fainéants du sud, ou les allemands arrogants ou les élites ; d’en haut à la manière de Monti [Président du Conseil des ministres italiens] et Rajoy [Premier ministre espagnol] pour obtenir un soutien intérieur malgré la politique de restrictions et pour améliorer les positions de négociations ».

Mario Monti vient d’ailleurs de réclamer dans un entretien à l’hebdomadaire Der Spiegel la possibilité pour les pouvoirs en place de s’émanciper des parlements confirmant ainsi le point de vue de Wolfgang Streeck.

Url de l’article : Das Ende der Nachkriegsdemokratie (La fin de la démocratie d’après guerre)

De Wolfgang Streeck, nous avions sur le SauteRhin évoqué un texte sur le passage au keynésianisme privé en décembre 2011
On peut lire aussi dans le Monde diplomatique de janvier 2012 un autre texte sur le point de départ de la crise actuelle

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Heiner Müller – Avignon – Place des Carmes – Juillet 1989

Pour marquer la pause estivale, je vous propose, extrait des archives de l’INA, cet entretien avec Heiner Müller qui répond aux questions de Pierre André Boutang. Entretien réalisé Place des Carmes, le 19 juillet 1989 et diffusé le 31 juillet 1989. On y parle d’un là-bas [L’Allemagne de l’Est] et d’une relation Est /Ouest qui n’existent plus, ce qui avec la distance fait un peu apparaître Heiner Müller comme un extraterrestre. Quelques mois après cet entretien, le Mur de Berlin tombait, et un an plus tard, l’Allemagne était réunifiée.

Les « réponses » de Müller ne sont pas forcément à prendre au pied de la lettre.
Elles sont comme des répliques de théâtre.

Thèmes :
L’auteur Müller destructeur d’illusions
Le théâtre comme transgression des frontières
Il n’y a pas d’espoir sans crainte
L’écriture dramatique repose sur une énergie criminelle
La solitude du spectateur.

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Bientôt un bulletin de solvabilité établi sous le contrôle des réseaux sociaux ?

Je reviens sur un épisode qui a eu lieu au mois de juin mais que je n’ai pas eu l’occasion de traiter à l’époque. Je le fais aujourd’hui surtout pour le garder en mémoire dans une petite note, persuadé que la question reviendra à un moment ou un autre. Elle concerne la tentative de systématiser l’utilisation des données personnelles disponibles sur les réseaux sociaux pour élaborer un bulletin (scoring) de solvabilité. Devant la levée de bouclier, le projet a pour l’instant été stoppé net. Mais le coup d’arrêt n’est sans doute que provisoire, tant est grande la tentation de tirer des plus values financières des données produites sur les réseaux.

Présentons d’abord l’acteur principal : la Schufa (Schutzgemeinshaft für allgemeine Kreditversicherung) est une holding de service spécialisée dans la fourniture, aux sociétés de crédit, d’informations sur la solvabilité de leurs clients potentiels. 66, 2 millions de personnes y sont répertoriées avec des renseignements sur leurs comptes, cartes de crédit, contrats téléphoniques, crédits en cours. Un fichier qui n’est pas seulement positif comme en rêvent en France aussi les banques. Les méchantes langues parlent plutôt d’une officine privée de renseignement. Elle sert à faire peur aux gens à qui l’ont demande de fournir pour une location ou un crédit un certificat Schufa, et à rassurer les créditeurs. La manière dont elle y parvient est tout sauf transparente.
Début juin, la Schufa annonçait la mise en route d’un projet de recherche commun avec l’Institut Hasso-Plattner, un Institut de recherche privé associé à l’Université de Podsdam et spécialisé dans l’ingénierie logicielle. Le projet avait pour but de voir comment utiliser, dans la construction des profils de solvabilité, les données disponibles sur le Net et notamment sur Facebook, Twitter et Xing.
Peut être s’agit-il moins de garantir la solvabilité réelle que de vendre un nouveau produit garanti « facebooké ». Il faut cependant noter qu’il ne s’agit pas simplement de partager les données de consommations mais des données de vie, de tirer des déductions des modes de vie.
« La Schufa dispose d’ores et déjà du stockage de données qui lui confère l’influence la plus grande sur la vie quotidienne des Allemands » écrit Frank Rieger, porte parole du Chaos Computer Club(CCC), l’association de hackers allemands. Il estime que même si les dispositifs de protection des données personnelles ont toujours pris soin de veiller à la possibilité pour de tels organismes d’opérer, le projet franchissait un pas de plus :
« Rien que l’idée de s’emparer de données qui n’ont jamais été partagées dans ce but, qui sont changeantes et contradictoires et strictement de nature privée pour la détermination de profils de scoring, rien que cette idée contient un potentiel de petites et grandes catastrophes… Un simple examen éthique, une simple étude juridique auraient montré que le projet contrevenait aux principes de proportionnalité et de finalité ».
Frank Rieger, dans son article « Crédit sur données », s’en prend d’une part à l’apolitisme du technicien allemand pour qui pourvu que ça marche, le reste n’est pas de mon domaine et relève que dans la formation universitaire des ingénieurs informaticiens l’éthique et la responsabilité des programmeurs de puissantes machines ne jouent aucun rôle. D’autre part, le porte parole du CCC reproche également à ceux qu’il appelle « les tenants de l’idéologie post-privacy » de se livrer à un déterminisme technique sans critique en faisant fi des leçons de l’histoire et de la question de la souveraineté de l’individu sur ses propres données. Ces derniers, en retour, estime que lui passe un peu vite sur la manière de poser et résoudre la question de la confiance.
Frank Rieger accuse la politique de traîner les pieds sur les réformes nécessaires et l’appelle à saisir l’occasion pour un débat de fond :
« Jusqu’à présent, on aimait bien arguer du fait que la collecte de données par Facekook, Google & Co. était anodine dans la mesure où elle ne servait qu’à rendre la publicité plus efficace. Mais si la Schufa commence à tirer des conclusions sur les modes de vie à partir des horaires auxquels les tweets ont été postés, dès lors que le graphe social c’est-à-dire le réseau des amis et partenaires de la communication a de l’influence sur la solvabilité, alors les choses deviennent autrement plus sérieuses. Soudain, il faudra se demander si son comportement et sa communication sur Internet ne menacent pas les chances de pouvoir louer un appartement ».

De quoi, en effet, être dissuadé de communiquer librement.

Source de l’article en allemand

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La révolte gronde dans les discothèques

Visuel de la compagne de pétition contre la société de recouvrement des droits d'auteurs la GEMA. "Nous sommes peut-être différents mais une chose nous unit : l'amour de la musique. Protégez ce que vous aimez. Stoppez les tarifs 2013 de la GEMA".

Dans un peu plus de 150 soirées, des lumières habituellement allumées vont peut-être s’éteindre dans les nuits des grandes villes allemandes et particulièrement à Berlin. Des boîtes de nuit menacent de fermer dont la plus célèbre d’entre elles, le Berghain.

En cause la nouvelle tarification mise en place par la GEMA qui devrait être effective le 1er janvier 2013. La GEMA est un peu l’équivalent allemand de la SACEM. En fait, pour être précis, en France, la Sacem perçoit pour le compte de la SPRÉ (Société pour la Perception de la Rémunération Équitable) la rémunération dans les lieux sonorisés (cafés, restaurants, commerces, parkings, etc.)

GEMA.  Le déroulé du sigle est cocasse et révélateur : Gesellschaft für musikalische Aufführungs- und mechanische Vervielfältigungsrechte = Société pour le recouvrement des droits des spectacles musicaux et des reproductions mécaniques. Comme leur nom l’indique, ils en sont restés à la reproduction mécanique, c’est d’ailleurs bien ce qu’on leur reproche : avoir de vieilles conceptions, de faire comme si l’on en était encore à poser un vinyle après l’autre sur une platine, l’activité de DJ n’étant pas par ailleurs prise en compte comme une activité créatrice.

LA GEMA se charge de taxer les différents événements dans lesquels intervient de la musique pour en reverser une part aux auteurs et – on l’oublie trop souvent – aux producteurs. En apparence, une activité tout à fait louable. D’ailleurs jusque là, tout le monde s’en acquittait même si ce n’était pas forcément avec le sourire.

Or, les choses se sont considérablement dégradées depuis que la GEMA a annoncé ces nouveaux tarifs. Contrairement à ce qui est répercuté par la presse française, il ne s’agit pas d’un prélèvement de 10 % sur les recettes. Le nouveau système de calcul « simplifié » prend en compte désormais la taille de la salle – de mur à mur, et non les dimensions de la piste de danse -, la durée d’ouverture – une nouveauté – et  les tarifs d’entrée. L’ancien système des forfaits est aboli.

Après avoir un temps été dupes, les propriétaires de discothèques mais aussi les restaurateurs ont actionnés leur calculettes pour constater que certaines augmentations iront de + 400 à  +1400%. Quelques exemples concrets :
Une boîte de 200 m² avec une entrée à 6€: en moyenne  +400% ;
Une boîte de 500 m² avec une entrée à 15€: en moyenne +1400% ;
Un événement gratuit de 20H à 2H du mat’ avec une prestation musicale faite par ordinateur dans un lieu ayant une surface de 133 à 200 m² voit ses taxes passer de 50,54€ nets à 80,96€ nets (+60%)
Un événement de 20h à 2h du matin  avec des prestations live et une entrée à 15€ dans un lieu ayant une surface de 133 à 200m² voit ses taxes passer de 164,80€ nets à 360€ nets (+118%).
Depuis, la révolte gronde dans les discothèques.
Les collectivités locales se réveillent et se demandent ce que cela signifie pour elles. A quelle superficie s’appliquera la taxation ? A l’ensemble de la ville ?  Voilà où mènent les « simplifications » quand elles sont le fait de bureaucraties.

L’intitulé de la pétition de protestation était tout trouvé : la GEMA a perdu le sens de la mesure. Elle a recueilli à ce jour  un peu plus de 246 000 signatures

Une première manifestation a eu lieu fin juin. L’association des propriétaires de discothèques cherche la négociation et menace d’un dépôt de plainte. D’autres conflits dégradent l’image de la GEMA, le blocage des vidéos sur Youtube, l’absence de transparence dans la gestion des répartitions, le fait que la société de recouvrement n’admet pas la création anonyme sous licence creative commons.

Sur toutes ces questions, la GEMA se comporte semble-t-il avec l’arrogance d’un monopole qui pourrait bien finir par être remis en cause y compris par Bruxelles.

Ajoutons pour finir qu’on pourrait dire que si elle voulait alimenter le succès du Parti pirate, la GEMA ne s’y prendrait pas autrement.

Voir sur le même sujet : Kulturkampf numérique

P.S. Sur l’actualité de la musique électronique à Berlin, je signale le site du DJ français Zaath Berlin-Techno

 

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La Jenny des pirates

 

La Jenny des pirates, c’est Lotte Lenja.

On l’écoute dans l’extrait ci-dessous de l’Opéra de Quat’sous, le film de G.W. Pabst (1931) librement adapté de la pièce de Bertolt Brecht. On la voit avec Rudolf Forster dans le rôle de Mackie, le surineur. La musique est de Kurt Weil qui fut le mari de Lotte Lenja.

Je m’aperçois que sans doute emporté par la beauté et le rythme de ces sonorités ainsi que par leur interprétation, je n’avais pas été suffisamment attentif, jusqu’à présent, à l’extraordinaire brutalité des paroles interprétées avec beaucoup de légèreté à l’instar de ce hop-là prononcé à chaque fois qu’une tête tombe. Jenny y exprime une soif de vengeance devant toutes les humiliations subies et rêve que, dans un assaut pirate, le port soit bombardé et ses habitants décapités.

La traduction de Jean-Claude Hémery aux éditions de l’Arche parle de la Jenny des corsaires (Die Seeräuber-Jenny)

JENNY-DES-CORSAIRES
1
Messieurs, aujourd’hui vous me voyez laver les verres
Et je fais le lit de tous ces messieurs
Et vous me donnez un penny, et je le prends sans manières.
Et vous voyez mes loques et cet hôtel miteux,
Et vous ne savez pas à qui vous avez affaire.
Mais un soir sur le port on entendra des cris
Et vous demanderez: « Qu’est-ce que c’est que ces cris? »
Et vous me verrez sourire sur mes verres
Et vous direz: « Pourquoi donc est-ce qu’elle sourit? »

Un navire corsaire
Toutes voiles dehors
Entrera dans le port

2
Vous me dites: « Va, essuie tes verres, mon enfant»
Et vous me donnez un penny
Et le penny, je le prends,
Et puis je fais le lit
(Personne ne couchera dedans cette nuit)
Et vous ne savez toujours pas qui je suis.
Mais un soir, sur le port, il y aura des hurlements,
Et vous demanderez: « Qu’est-ce que c’est que ce boucan? »
Et vous me verrez sourire sur mes verres
Et vous direz : « Pourquoi sourit-elle méchamment? »

Le navire corsaire
Découvrant ses sabords
Canonnera le port.

3
Alors, messieurs, alors, vos rires cesseront
Car les murs s’écrouleront sur vous
Et la ville sera rasée jusqu’aux fondations
Sauf un hôtel miteux épargné par les coups.
Et vous demanderez : « Mais qui donc y demeure? »
Cette nuit montera une immense clameur :
« Mais pourquoi cet hôtel n’est-il donc pas  en flammes? »
Vous me verrez sortir aux premières lueurs
Et vous direz: « C’était donc cette femme? »

Le navire corsaire
Inondé de lumière
Hissera l’oriflamme.

4
Ce jour-là, vers midi, cent hommes viendront à terre
Dans l’ombre, en silence, ils avanceront,
A chaque porte ils prendront un de vos frères;
Couvert de chaînes ils me l’amèneront
Et me demanderont: « Qui faut-il mettre à mort? »
Ce jour-là, vers midi, quel silence sur le port,
Quand on me demandera qui mourra.
Et vous m’entendrez dire : « Tous! », et faire
A chaque tête qui tombera :  « Hop-là »

Le navire corsaire,
Moi debout sur le pont,
Disparaîtra à l’horizon.

Dans le film, Jenny est dépitée par la trahison de Mackie qui venait d’épouser Polly.
Dans la pièce de Brecht, la chanson est située au moment du mariage petit bourgeois entre Macheath, le capitaine des brigands et homme d’affaire (il annonce d’ailleurs son intention de passer bientôt banquier parce qu’il faut être de son temps) et Polly Peachum, la fille du Roi des mendiants, qui s’enrichit de l’exploitation de la misère. Pendant la cérémonie de mariage dans une écurie décorée d’objets volés, puisque personne ne veut chanter, c’est Polly, future femme d’affaires, qui interprète la chanson de Jenny.

Je vais vous représenter une fille que j’ai vue un jour dans une de ces petites tavernes à quatre sous de Soho. C’était une fille de cuisine, et il faut que vous sachiez que tout le monde se moquait d’elle et qu’elle prenait tous les clients à partie et qu’elle leur disait des choses dans le genre de ce que je vais vous chanter à l’instant. Voilà, ici, c’est le petit comptoir derrière lequel elle se tenait du matin au soir – il faut que vous vous le représentiez vraiment sale et graisseux. Voilà le bac à vaisselle et voilà le torchon avec lequel elle essuyait les verres. Là où vous êtes étaient assis, les messieurs qui se moquaient d’elle. Vous pouvez aussi rire, pour que ce soit plus ressemblant, mais si vous n’en avez pas envie, ne vous forcez pas. (Elle se met à essuyer des verres imaginaires et à marmonner entre ses dents.) Maintenant, l’un de vous va dire (elle désigne Walter), vous, par exemple: Alors, Jenny, ton bateau, quand est-ce qu’il arrive?

WALTER: Alors, Jenny, ton bateau, quand est-ce qu’il arrive?

POLLY : Et un autre va dire, par exemple, vous : Est-ce que tu laves toujours les verres, Jenny, la fiancée du cor­saire ?

MATTHIAS : Est-ce que tu laves toujours les verres, Jenny, la fiancée du corsaire ?

POLLY : Bon, et bien, maintenant je commence.

L’action se passe à Soho pendant l’époque victorienne alors que se préparent les cérémonies anniversaires du couronnement de la reine. Dans la scène du mariage apparaît aussi le chef de la police, vieux copain de régiment de Macheath (on dirait aujourd’hui de la même promotion de l’ENA).

Dans cette pièce, pour Brecht, le brigand est un bourgeois et le bourgeois un brigand. N’y a-t-il aucune différence ? Si, il y en a une, dit Brecht. Contrairement au brigand ou au pirate, le bourgeois est incapable de verser du sang. Les bourgeois produisent la misère mais n’en supportent pas la vue.

A la fin, Macheath donne une réplique qui connaît actuellement un regain d’intérêt : Qu’est ce que le cambriolage d’une banque, comparé à la fondation d’une banque ? On oublie de citer la phrase suivante qui se demande ce qu’est la mort d’un homme comparé à son  salariat.

Mesdames et messieurs, vous voyez devant vous l’un des derniers représentants d’une classe appelée à disparaître. Nous autres, petits artisans aux méthodes désuètes, qui travaillons avec d’anodines pinces-monseigneurs les tiroirs-caisses des petits boutiquiers, nous sommes étouffés par les grandes entreprises appuyées par les banques. Qu’est-ce qu’un passe-partout, comparé à une action de société anonyme? Qu’est ce que le cambriolage d’une banque, comparé à la fondation d’une banque? Qu’est-ce que tuer un homme, comparé au fait de lui donner un travail rétribué?

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