La nuit de Walpurgis, le 30 avril

Image extraite du livre de Johannes Praetorius, une publication de 1668, qui a popularisé la légende de la Nuit de sabbat sur le Brocken dans les montagnes du Harz en Thuringe.


Kommt mit Zacken und mit Gabeln , wie der Teufel den Sie fabeln ! / Venez avec fourches et piques comme le diable, objet de leur fabulation.

Extrait de la Première nuit de Walpurgis Opus 60 pour solistes chœur et orchestre de Félix Mendelssohn Bartholdy. Texte de Goethe. Gewandhausorchester de Leipzig sous la direction de Kurt Masur. Pour le texte, voir à la fin.

En maints endroits encore en Allemagne se fête, le 30 avril, la Nuit de Walpurgis, non sans, bien entendu, qu’elle soit drapée de l’air du temps. Elle existe donc aussi bien dans sa variante commerciale que revendicative. A Berlin, les habitants du quartier de Wedding sont invités la veille du Premier Mai  à une « Nuit de Walpurgis anticapitaliste ».

La Nuit de Walpurgis a été rendue célèbre par le Faust de Goethe qui en contient deux. Mais cet aspect ne sera pas traité ici au profit d’un retour à la légende d’origine sans abandonner Goethe pour autant dont une ballade a inspiré Felix Mendelssohn. Elle est connue sous le nom de Première nuit de Walpurgis traduite par Gérard de Nerval par Première nuit du Sabbat

La nuit de Walpurgis est à l’origine une des ces fêtes traditionnelles qui célèbrent la fin de l’hiver. On entend rire le mois de mai, la forêt est libérée de la neige et des glaces. Cela date de l’époque où l’année commençait le premier mai et où l’on célébrait Wotan, le dieu des Germains. Les masques, le feu, le bruit servaient à chasser les mauvais esprits.

C’est la christianisation qui a introduit Sainte Walpurge ou Walburge, du nom d’une abbesse et missionnaire anglaise qui vécut entre 710 et 779 et qui fut canonisée par le pape Hadrien II au cours du IXème siècle. Sa fête a ainsi été fixée au Premier mai devenu depuis sur le calendrier Fête du travail

Dans une ballade, Goethe dramatise la tension entre les rites païens et chrétiens. Les rites du nouvel an des druides sont persécutés par les chrétiens conquérants qui veulent imposer ceux de la nouvelle religion. (Ils massacrent nos pères nos enfants). Mais c’est aussi une mascarade. Les adeptes de l’ancienne religion inventent un stratagème pour faire peur à ces idiots de curés chrétiens en retournant contre eux leur propre croyance. Puisqu’ils croient au diable, on va leur en donner. Le plus drôle est que ça marche. Les chrétiens voient passer au dessus de leur tête les hommes-loups et les femmes dragons.

Cette ballade a fortement inspiré Mendelssohn qui a rencontré Goethe plusieurs fois. Le poète en décrit la symbolique dans une lettre au compositeur :

« Elle  porte sur un phénomène qui se répète constamment dans l’histoire universelle, lorsqu’une pensée ancienne, fondée, et qui a fait les preuves de ses effets bienfaisants, est mise à l’écart, repoussée, et si ce n’est effacée, du moins reléguée dans de minuscules réduits par des nouveautés. L’époque intermédiaire, durant laquelle la haine peut encore s’opposer à l’oppression est ici représentée de la manière la plus prégnante, et alors un enthousiasme indestructible et joyeux s’embrase dans toute sa splendeur et sa vérité ».
Cité d’après le musicologue Georges Starbinski : un lumineux nocturne

Hector Berlioz qui assista à la première à Leipzig en 1843 écrira à propos de la musique :

« Il faut entendre la musique de Mendelssohn pour avoir une idée des ressources variées que ce poème offrait à un habile compositeur. Il en a tiré un parti admirable. Sa partition est d’une clarté parfaite, malgré sa complexité ; les effets de voix et d’instruments s’y croisent dans tous les sens, se contrarient, se heurtent, avec un désordre apparent qui est le comble de l’art ». Source

Extrait de la ballade de Goethe :

Chor der Wächter
Verteilt euch, wackre Männer, hier
Durch dieses ganze Waldrevier,
Und wachet hier im stillen,
Wenn sie die Pflicht erfüllen.

Ein Wächter
Diese dumpfen Pfaffenchristen,
Laßt uns keck sie überlisten!
Mit dem Teufel, den sie fabeln,
Wollen wir sie selbst erschrecken.
Kommt! Mit Zacken und mit Gabeln
Und mit Glut und Klapperstöcken
Lärmen wir bei nächt’ger Weile
Durch die engen Felsenstrecken.
Kauz und Eule
Heul in unser Rundgeheule!

Chor der Wächter
Kommt mit Zacken und mit Gabeln
Wie der Teufel, den sie fabeln,
Und mit wilden Klapperstöcken
Durch die leeren Felsenstrecken!
Kauz und Eule
Heul in unser Rundgeheule!

Choeur des gardes
Dispersez-vous alentour, vaillants hommes,
à travers toute la forêt, et veillez ici en silence,
pendant qu’ils accomplissent les rites.

Un garde
Ces idiots de curetons chrétiens,
hardi, trompons-les !
Avec le diable objet de leur fabulation,
nous les effrayerons.
Venez ! Venez avec fourches et piques,
et avec le feu et nos crécelles déchaînées
faisons un tintamarre dans la nuit
à travers les étroites falaises.
Chouette et hibou, mêlez vos hululements à nos hurlements
Venez, venez, venez !

Choeur des gardes
Venez avec fourches
et piques,
comme le diable
qu’ils ont inventé,
et avec des crécelles
déchaînées
à travers les étroites falaises !
Chouette et hibou, mêlez vos hululements à nos hurlements
Venez ! Venez ! Venez !

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En relisant Max Weber : ce n’est pas la soif de l’or qui fait la différence

Couverture de l'édition originale de “L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme” 1904-1905

Au début de son célèbre ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber explique que contrairement à ce que pensent « de modernes romantiques pleins d’illusions » ce n’est pas l’auri sacra fames [« L’abominable faim de l’or » (Virgile)] qui fait la différence entre le pré-capitalisme et le capitalisme dont il essaye d’étudier la naissance mais ce qu’il appelle la création d’un « esprit du capitalisme », c’est-à-dire une transformation mentale, culturelle, spirituelle dans laquelle la Réforme protestante, plus calviniste que luthérienne d’ailleurs, a pris une part déterminante. Il montre que le capitalisme qui avait besoin de la mise en place d’une nouvelle rationalité sociale  ne peut se servir d’homme d’affaires sans scrupule. Il a besoin d’une bourgeoisie. Cette dernière en ce sens n’existe plus.
Face à la crise du capitalisme d’aujourd’hui, celui du capitalisme consumériste qui a succédé au capitalisme industriel, c’est bien la question d’une transformation des esprits qui est à l’ordre du jour.

« Le manque absolu de scrupules, l’égoïsme intéressé, la cupidité et l’âpreté au gain ont été précisément les traits marquants des pays dont le développement capitaliste bourgeois – mesuré à l’échelle occidentale – était resté en retard. (…). Le capitalisme ne peut pas utiliser le travail de ceux qui pratiquent la doctrine du liberum arbitrium indiscipliné, pas plus qu’il ne peut employer – Franklin [i.e. Benjamin Franklin] nous l’a montré – un homme d’affaires absolument sans scrupules. La différence n’est donc pas une question de degré dans la soif du gain pécuniaire. L’auri sacra fames est aussi vieille que l’histoire de l’homme. Mais nous verrons que ceux qui s’y soumettent sans retenue – tel le capitaine hollandais qui « irait en Enfer pour gagner de l’argent, dût-il y roussir ses voiles » – ne pourraient à aucun titre passer pour des témoins de l’« esprit » spécifiquement moderne du capitalisme considéré comme phénomène de masse; et cela seul importe. À toutes les époques de l’histoire, cette fièvre d’acquisition sans merci, sans rapport avec aucune norme morale, s’est donné libre cours chaque fois qu’elle l’a pu. Semblable en cela à la guerre et à la piraterie, le commerce libre s’est souvent révélé dépourvu de frein moral dans ses rapports avec les étrangers ou avec ceux qui n’appartenaient pas au même groupe. Cette « morale pour l’extérieur » [Aussenmoral] permettait en ce cas ce qui était interdit avec des frères. En tant qu’« aventure », l’acquisition capitaliste a été un phénomène familier dans toutes les économies monétaires, pour ceux qui faisaient fructifier l’argent, que ce soit par les commenda, la ferme des impôts, les avances de l’État, le financement des guerres, les cours princières ou les fonctionnaires. L’état d’esprit de l’aventurier qui se rit de toute limitation éthique a donc été universel. La brutalité consciente et absolue de l’acquisition s’est souvent trouvée dans un rapport extrêmement étroit avec le conformisme le plus strict et le respect de la tradition. Toutefois, avec l’effritement de celle-ci et l’insertion plus ou moins complète de la libre entreprise dans la société, cette nouveauté n’a été ni justifiée moralement ni encouragée, mais seulement tolérée comme un fait. Fait tenu pour éthiquement indifférent, voire répréhensible, mais malheureusement inévitable. Ce fut là non seulement l’attitude normale de tout enseignement éthique, mais aussi – chose importante – le comportement pratique de l’homme moyen à l’époque « précapitaliste », en ce sens que l’utilisation rationnelle du capital dans une entreprise permanente et l’organisation rationnelle capitaliste du travail n’étaient pas encore devenues la force dominante qui détermine l’activité économique. Cette attitude fut justement l’un des obstacles majeurs auxquels s’est partout heurtée l’adaptation des hommes aux conditions d’une économie selon l’ordre capitaliste bourgeois ».

On peut trouver le texte en ligne.

 

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L’imprimerie, la Réforme, Luther et les autres …

Pauvre Job et mauvais riche. Gravure sur bois publiée à Strasbourg en 1512, extraite de la « Narrenbeschwörung », l’exorcisme des fous  de Thomas Murner. Publié dans La guerre des paysansL’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 de Georges Bischoff . Editions de la Nuée Bleue. Strasbourg 2010 page 75

Dans le cadre de sa contribution hebdomadaire sur InternetActu, Xavier de la Porte, producteur de Place de la Toile sur France Culture avait au début de l’année proposé la lecture d’un article paru dans The Economist : Comment Luther est devenu viral, article que je cherche ici à commenter en le croisant avec d’autre lectures. L’article de The Economist tente d’établir un parallèle entre le mouvement de la Réforme protestante personnalisé exclusivement par Martin Luther avec les opposants aux régimes autoritaires des pays arabes ce qui peut surprendre quand on connaît les rapports très ambigus qu’entretenait Luther avec les pouvoirs politiques établis de son époque et ses appels à la répression des paysans en révolte.

The Economist : Comment Luther est devenu viral (extrait 1)
« C’est un récit qui nous est familier : après des décennies de grogne, une nouvelle forme de média donne aux opposants à un régime autoritaire le moyen de s’exprimer, de déclarer leur solidarité et coordonner leurs actions. Le message protestataire se répand de manière virale dans les réseaux sociaux et il devient impossible de passer sous silence le poids du soutien public à la révolution. La combinaison d’une technologie de publication améliorée et des réseaux sociaux est un catalyseur pour le changement social, là où les efforts précédents avaient échoué. C’est ce qui s’est produit pendant le printemps arabe. C’est aussi ce qui s’est passé pendant la Réforme, il y a près de 500 ans, quand Martin Luther et ses alliés se sont emparés des nouveaux médias de leur temps – les pamphlets, les balades, et les gravures sur bois – et les ont fait circuler dans les réseaux sociaux pour promouvoir le message de la réforme religieuse.
Les chercheurs ont longtemps débattu de l’efficacité relative des médias imprimés, de la transmission orale et des images dans le soutien populaire à la Réforme. Certains ont mis en avant le rôle central de l’imprimerie, une technologie relativement neuve à l’époque. D’autres ont relevé l’importance des prêches et des autres formes de transmission orale. Plus récemment, les historiens ont mis en valeur le rôle des médias comme moyens de signaler et de coordonner l’opinion publique pendant la Réforme.Aujourd’hui, l’internet offre une nouvelle perspective dans ce débat au long cours, en soulignant que le facteur primordial n’était pas l’imprimerie elle-même (dans le paysage depuis 1450), mais plus largement le système des médias se partageant le long des réseaux sociaux – ce qu’on appelle aujourd’hui les “médias sociaux”. Luther, comme les révolutionnaires arabes, a compris très vite les dynamiques du nouvel environnement médiatique et a vu comment il pourrait y faire circuler son message. (…) »

La Réforme sert de comparaison à beaucoup d’évènement. Elle fut ainsi évoquée pour l’effondrement des pays de l’Est. Aujourd’hui elle l’est pour le Printemps arabe. Pourquoi pas pour Occupy Wall Street ? Les techniques médiatiques actuelles ne savent pas rendre compte d’un mouvement autrement qu’en le personnalisant. Ici Luther. Pourquoi pas Calvin ? Evidemment, Thomas Münzer… connaît pas. La Guerre des paysans non plus. Mais commençons par la question de la technique.
« le facteur primordial n’était pas l’imprimerie elle-même », est-il noté. Certes l’imprimerie a existé avant Luther mais sans l’imprimerie pas de Luther. Pourquoi effacer la question de la technique ce qui revient d’ailleurs à effacer Internet et les technologies contemporaines pour les mouvements d’aujourd’hui ?

« L’avènement de l’imprimerie a été une condition préalable importante de la Réforme protestante dans son ensemble ; car, sans l’imprimerie, le protestantisme n’aurait pu rendre effectif un « sacerdoce de tous les croyants ». Mais en même temps, la nouvelle technique a également joué un rôle cristallisateur. Elle a été cet « enchantement » par lequel un obscur théologien de Wittenberg a réussi à ébranler le trône de Saint Pierre »
Elizabeth L . Eisenstein : In La Révolution de l’imprimé. A l’aube de l’Europe moderne. La Découverte 1991 pp 187-188

L’imprimerie n’a d’ailleurs pas seulement servi la cause de Luther, mais aussi bien celle de ses adversaires, Calvin ou Thomas Müntzer, le plus radical d’entre eux. Elle a revigoré le catholicisme aussi. Le livre a servi Ignace de Loyola, tant la Réforme que la Contre Réforme, celle de Cromwell sans compter tout le domaine du savoir. Cette technique a fait autant pour Galilée que pour Luther. De même qu’aujourd’hui les réseaux sociaux servent aussi bien Occupy Wall Street que le Tea Party, la diffusion des connaissances et celle de l’obscurantisme.
Paradoxalement, l’Eglise catholique a compris d’emblée l’intérêt de l’imprimerie. L’un des premiers usages d’imprimé quelle fit fut de mobiliser pour la croisade contre les Turcs. L’Eglise catholique a légitimé cette technique et lui a fourni son premier marché.
Le début de la Réforme est en général daté du jour où Luther a cloué publié ses “95 thèses sur la puissance des Indulgences” sur la porte de l’église de Wittenberg, le 31 octobre 1517. Au début une classique disputation théologique pour laquelle il n’était pas inhabituelle de clouer ses prises de positions sur la porte d’une église dont les fidèles pour la plupart ne savaient pas lire. Mais il s’est passé quelque chose d’inattendu dont Luther fut le premier surpris.

The Economist : Comment Luther est devenu viral (extrait 2) :
Bien qu’écrite en latin, ces “95 thèses” causèrent un émoi immédiat, d’abord dans les cercles académiques de Wittenberg, puis plus loin. En décembre 1517, des éditions imprimées de ces thèses, sous la forme de pamphlets et de feuilles volantes, apparurent simultanément à Leipzig, à Nuremberg, à Bâle, aux frais d’amis de Luther à qui il avait envoyé des copies. Des traductions en allemand, qui pouvaient être lues plus facilement par un public plus large, suivirent rapidement et se répandirent dans les territoires de langue allemande.(…)
La diffusion rapide, mais non intentionnelle des “95 thèses” alerta Luther sur la manière dont les médias passant d’une personne à l’autre pouvaient atteindre une vaste audience. (…) L’environnement médiatique que Luther s’est montré particulièrement habile à maîtriser avait beaucoup en commun avec l’écosystème numérique d’aujourd’hui, ses blogs, ses réseaux sociaux et ses discussions. C’était un système décentralisé dans lequel les participants s’occupaient de la distribution, décidaient collectivement des messages à diffuser en priorité grâce au partage et à la recommandation. Les théoriciens des médias modernes parleraient d’un public connecté, qui ne fait pas que consommer l’information. Luther a donné le texte de son nouveau pamphlet à un ami éditeur (sans aucun échange d’argent), puis a attendu qu’il se répande dans le réseau des lieux où on l’imprimait en Allemagne. (…)
Comme avec les like de Facebook et les retweet de Tweeter, le nombre de réimpressions sert d’indicateur de popularité d’un sujet. Les pamphlets de Luther étaient les plus recherchés ; un contemporain a noté qu’ils “n’étaient pas tant vendus qu’arrachés”. Son premier pamphlet en allemand, le “Sermon sur les indulgences et la Grâce” a été réimprimé 14 fois dans la seule année 1518, à 1 000 exemplaires à chaque fois. En tout, entre 6 000 et 7 000 pamphlets furent imprimés pendant la première décennie de la Réforme, plus d’un quart étaient les textes de Luther. Même s’il était l’auteur le plus prolifique et le plus populaire, il y en avait beaucoup d’autres, dans les deux camps ».

Luther stratège de marketing viral ? Sans le réseau des imprimeurs cela n’aurait pas été possible mais on n’en est tout de même pas à pouvoir cliquer sur un bouton retweet d’autant qu’il fallait un marché permettant aux imprimeurs de vivre. Quel était plus généralement le contexte et comment les choses se sont-elles cristallisées ? A ne se concentrer que sur les questions religieuses, sur une opposition entre Luther et Rome, on se prive de compréhension, me semble-t-il, surtout pour une époque de grande transformation où s’imbriquent les questions sociales, religieuses et politiques, bref celle d’une crise.. Dans l’Allemagne de Luther n’existe pas de pouvoir autoritaire centralisé. Et le contexte est insurrectionnel. Le climat est à la folie. Peut-être même est-ce plutôt cela qui rapproche cette époque de la nôtre.

La question du seuil technologique

L’historien Georges Bischoff consacre un chapitre de son récent livre la Guerre des Paysans l’Alsace et la révolution du Bundschuh (1493 -1525) à la question du seuil technologique et du précapitalisme :

« L’arrivée de produits nouveaux fabriqués en série et destinés à un large marché invite à poser la question du seuil technologique : peut-on parler de prérévolution industrielle ou de révolution préindustrielle, en installant ce concept dans une chronologie plus courte que ce que suggère le préfixe « pré » ? Donc en se fixant sur une phase d’éclosion sans s’arrêter aux préliminaires. (…) 1470-1525 : irruption du papier, du verre, de l’argent, donc du livre, de la réflexion individuelle (la lecture, le miroir) et de la valeur libératoire. Les premiers thalers, qui sont des dollars virtuels, sont frappés /imprimés à Hall, au Tyrol en 1477 ; dans les années qui suivent, la plupart des monnaies sont réajustées (…) La fièvre minière s’empare de la Forêt Noire et des Vosges vers 1460, 1480, après une longue éclipse (…) sur un fond de rivalités politiques et économiques, qui s’expriment dans les autres domaines d’innovation. (…) La mobilisation des capitaux nécessaires aux investissements, achat de presses, gravure de matrices, fonderie des caractères, illustrations, papier, naturellement, donne lieu à des associations complexes où s’illustre les grands financiers du temps. »
La guerre des paysans – L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 de Georges Bischoff . Editions de la Nuée Bleue. Strasbourg 2010. Pages 76-77.

Tout ce qui paraissait immuable est ébranlé. Dans ce contexte apparaîtront des révoltes paysannes qui serviront elles-mêmes de contexte au choc de la réforme selon l’expression de Georges Bischoff.

« L’infarctus qui se déclenche à l’arrivée de Martin Luther procède d’une accumulation de causes très diverses. L’attente était d’autant plus forte que les investissements spirituels étaient toujours plus lourds, et, probablement, plus vains. Investissements ? Le mot ressortit du vocabulaire de l’économie, mais correspond bien à la réalité des choses. Les indulgences, dénoncées comme une escroquerie théologique, reposent sur un abus de confiance dont l’Eglise s’est rendue coupable, en rejetant la doctrine de la grâce offerte par le sacrifice du Christ – le sang couleur de rose -, et en imposant une logique comptable dont elle tire les bénéfices matériels. Paradoxe suprême : cette prise de conscience est rendue possible par la surabondance du sacré, par l’arrivée en force des Ecritures dans le domaine public et par la conquête de la parole par le peuple de Dieu. En complotant pour l’avènement d’un ordre nouveau plus conforme à l’économie du Salut, les Bundshuher ont préparé la voie à cette libération des âmes »
La guerre des paysans – L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 de Georges Bischoff.  Page 246

On relèvera dans les termes employés pour décrire cette époque lointaine des mots qui nous sont familiers dans la crise d’aujourd’hui : investissement, crise de confiance, logique comptable.

«La libération de la parole inaugurée à Wittenberg en 1517 vient catalyser des revendications qui s’exprimaient plus ou moins ouvertement depuis une bonne génération. L’insurrection des campagnes n’en modifie pas la teneur mais les confirme»
La guerre des paysans – L’Alsace et la révolution du Bundschuh 1493-1525 de Georges Bischoff .  Page 248

The Economist : Comment Luther est devenu viral (extrait 3) :
« Les mots ne furent pas les seuls à voyager dans les réseaux sociaux pendant l’époque de la Réforme, la musique et les images aussi. Les balades de circonstance, comme le pamphlet, étaient une forme relativement récente de médium. (…) Les réformés autant que les catholiques firent usage de cette nouvelle manière de diffuser l’information pour attaquer l’adversaire.
Les gravures sur bois furent une autre forme de propagande. La combinaison de dessins osés et courts textes, imprimés comme sur une feuille, pouvaient porter des messages aux analphabètes et servaient de supports visuels aux prêcheurs. Luther nota que “sans images on ne peut ni penser ni comprendre quoi que ce soit”.
Sous l’afflux de ces pamphlets, de ces balades et de ces gravures, l’opinion publique vira en faveur des thèses de Luther. Et ce, malgré les efforts de la censure et les tentatives des catholiques pour les noyer sous la diffusion de leurs propres thèses. Pour user d’une expression contemporaine, le message de Luther est devenu viral »

« Le fait que les lettres, les chiffres et les dessins étaient tous pareillement reproductibles à la fin du XVème siècle doit d’avantage être mis en relief. Que le livre imprimé ait rendu possible de nouvelles formes de rapports réciproques entre les éléments divers, voilà qui est plus important que le changement subi séparément par l’image, le chiffre et la lettre ».
Elizabeth L . Eisenstein : In La Révolution de l’imprimé. A l’aube de l’Europe moderne. La Découverte 1991 page 40

Il en va de même aujourd’hui où la révolution numérique modifie les rapports entre l’écrit (chiffres et lettres) l’image (animée ou non) et le son.

De quoi Luther est-il le nom ?

Luther unifie, polarise une effervescence préexistante. Son intervention d’abord involontaire intervient en outre dans un contexte de répression

« A l’époque même où la quatrième conspiration du Bundschuh, était réprimée dans la Forêt-Noire, Luther lança à Wittenberg le signal du mouvement qui devait entraîner dans son tourbillon tous les ordres et ébranler tout l’Empire. Les thèses de l’augustin de Thuringe firent l’effet de la foudre dans un baril de poudre. Elles donnèrent dès l’abord aux aspirations multiples et contradictoires des chevaliers comme des bourgeois, des paysans comme des plébéiens, des princes avides d’indépendance comme du bas clergé, des sectes mystiques clandestines comme de l’opposition littéraire des érudits et des satiristes burlesques, une expression générale commune, autour de laquelle ils se groupèrent avec une rapidité surprenante. Cette alliance soudaine de tous les éléments d’opposition, si courte que fut sa durée, révéla brusquement la force immense du mouvement et le fit progresser d’autant plus rapidement ».
Friedrich Engels : La guerre des paysans en Allemagne. Editions sociales Paris 1974 page 107

Le paradoxe de l’homme luthérien

Le paradoxe de l’homme luthérien a été saisi par le philosophe Ernst Bloch dans un livre qu’il consacre à l’adversaire radical de Luther, Thomas Münzer.

L’écrasement de l’Eglise par Luther ne signifie aucune révolution venue de la base, mais bien un royaume étatique fondé d’en haut, une explosion de despotisme divin qui réduit à néant toute participation de l’humanité à l’exercice du pouvoir, toute synergie.
Dès lors on a quelque raison de s’étonner en constatant l’itinéraire spirituel qui sera, par la suite, celui de l’homme luthérien. Car le monde bourgeois ne va pas libérer seulement l’entrepreneur, mais justement aussi l’idiosyncrasie personnelle; il verra surgir en foule les aventuriers et les excentriques. [C’est moi qui souligne, BU]  En Allemagne surtout, ces personnages agités, coupés de toute influence efficace, conserveront une sensibilité d’autant plus vive dans la formation de leur individualité spirituelle. Or le refus luthérien de toute singularité, le mépris que professe la simple et pure foi à l’égard de la folle raison vont dans un sens exactement inverse. Rappelons-nous que l’auteur protestant du premier ouvrage consacré au docteur Faust le présente comme un orgueilleux scolastique catholique, qui fait fâcheusement contraste avec l’autre Wittenbergeois, le pieux Luther, l’homme de Dieu, celui qui ne s’amuse point à prendre des ailes d’aigle pour explorer le ciel et la terre. Toute la distance entre ce premier Faust et le héros qui deviendra ensuite le symbole même d’une spontanéité spécifiquement protestante indique, en même temps, le processus anti-luthérien qui aboutira à remettre en honneur, sous une forme nouvelle, l’ancienne tradition de l’étincelle et de la singularité, le « Sauve mon âme» (Salva meam animam) de la mystique chré­tienne ».Ernst Bloch : Thomas Münzer Théologien de la révolution Julliard 10/18 Paris 1975 page 213-21

The Economist : Comment Luther est devenu viral (extrait 4) :
Durant les premières années de la Réforme, exprimer son soutien à Luther par le prêche, par la recommandation d’un pamphlet ou le chant d’une balade hostile au Pape était dangereux. En réprimant rapidement les cas isolés d’opposition, les régimes autocratiques découragent leurs opposants à s’exprimer et se mettre en rapport les uns avec les autres. Il y a obstacle à l’action collective quand les gens sont insatisfaits, mais pas certains que leur insatisfaction soit suffisamment partagée, c’est ce qu’a remarqué Zeynep Tufekci , une sociologue de l’université de Caroline du Nord, à propos du printemps arabe. Les dictatures égyptiennes et tunisiennes, explique-t-elle, ont survécu si longtemps parce que malgré la haine de beaucoup pour ces régimes, ils ne pouvaient être certains que cette haine était partagée. Cependant, avec les troubles du début 2011, les sites des médias sociaux ont permis aux gens de signaler leur préférence à leurs pairs, en masse et rapidement, dans une “cascade informationnelle” qui a rendu possible l’action.
Il se passa la même chose avec la Réforme. La popularité des pamphlets en 1523-1524, très majoritairement en faveur de Luther, a joué le rôle d’un mécanisme collectif de signalement.

Il est difficile de comparer, comme le fait l’hebdomadaire britannique dans une illustration, Moubarak et le pape Léon X. Je ne sache pas qu’il est question pour l’instant de réforme religieuse dans ces pays. Il n’est cependant pas exclu que cela s’annonce. Ici, on compare l’histoire européenne à celle du monde arabe. Qu’est-ce que cela donnerait si l’on restait dans le contexte de l’histoire européenne. Quelque chose comme Occupy ou les Pirates ? Voici en tout cas ce qu’écrit sur l’imprimerie et Internet une jeune pirate d’aujourd’hui, Julia Schramm, qui a été une des premières à définir son engagement pirate après avoir été tentée par le parti libéral (FDP). Même si elle règle un peu vite cinq siècles d’histoire qui ont été aussi des progrès, elle réagit ci-dessous au contexte de Kulturkampf numérique qui sévit en Allemagne et qui fera l’objet d’un prochain article.

« (…) Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, les puissants du clergé et de la noblesse avaient la haute main sur le discours public. Avec l’industrialisation du livre et la démocratisation de l’alphabétisme aux 18ème et 19ème siècles, se sont constituées, comme nous disons aujourd’hui, des sociétés d’exploitation pour gérer cette industrialisation. Ces oligopoles, outre leurs profits, ont produits aussi une caste plus ou moins intellectuelle qui a jusqu’à maintenant largement contrôlé le discours politique dans l’occident moderne. Cette caste se trouve aujourd’hui être la tête des éditions et des journaux, des fondations culturelles et des universités. Cette caste n’a pas seulement mené et contrôlé le discours politique des dernières décennies, avec la conscience d’être au fond un contre-pouvoir démocratique face à la politique et à l’économie, deux instances considérées comme  dépourvues de culture. Aussi bien les politiques que les dirigeants économiques essayent de se légitimer auprès des représentants de la caste pétrie de culture, c’est ce que montre avec exemplarité la sublimation de la culture. La culture (et avant tout l’esthétique) est une religion séculaire dans l’occident moderne. Et les grands prêtres craignent pour leur pouvoir.

Internet s’attaque à cette souveraineté du profit, de l’opinion et de la signification. Chaque homme est aujourd’hui potentiellement un leader d’opinion, peut créer de l’art,  influencer le discours, l’enrichir ou le modifier. Les changements sont très rapides, les renommées vont et viennent, le temps de gloire ne sont plus tant de 15 minutes que 15 secondes. Chaque homme ou femme peut devenir un éditorialiste, un auteur, un musicien, bref, un artiste. Chacun peut enfouir, dans les profondeurs d’Internet et les têtes des autres,  son art, qu’il peut faire comme passe-temps, sans financement, simplement pour le faire. Ainsi chacun devient tout d’un coup un éditeur. Internet dévalorise la caste des oligarques de la culture. Leur réaction ne peut être que la panique, parce qu’au fond ce n’est pas que d’argent qu’il s’agit (même si c’est aussi ce dont nous débattons) mais avant tout de la légitimité de leur travail. Finalement, ce qui ronge cette caste intellectuelle, c’est la mentalité de « gardien », c’est-à-dire qu’ils s’imaginent devoir aider les hommes à regarder le monde. Ce dont il  s’agit ici c’est de démocratie ! Et je pense qu’il est clair que se cache derrière cette mentalité une image méprisante de l’humanité. (…)».
Via où l’on peut retrouver l’intégrale. J’ai quelque peu modifié la traduction.

A suivre

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Mystérieux pirates

Après la première victoire à Berlin, 8,9 % des suffrages, 15 sièges sur 152, un score qui a surpris tout le monde, à commencer par les principaux intéressés, on avait voulu se rassurer en mettant cela sur le compte de l’esprit libertaire des Berlinois. Après leur abordage dans le Land de Sarre, 7,40 % et 4 élus, il faut se rendre à l’évidence : quand un parti nouveau prend la place d’un autre (le parti libéral, FDP) qui plus est un parti de la coalition gouvernementale, dont un membre est vice-chancelier, ça fait des vagues, il se passe quelque chose de sérieux. La rapidité du succès des Pirates, ils ont été créés en 2006, installe une nouvelle donne. Depuis, tout ce que l’Allemagne compte de commentateurs et d’experts en politologie se mobilise pour localiser le vaisseau pirate dans la galaxie des partis.
Exercice difficile car ils sont quelque part ailleurs que sur l’échiquier traditionnelle.
L’essai de localisation que vous voyez ci-dessus provient d’une tentative pirate elle-même. La carte est extraite d’un wiki pirate. En jaune, le parti libéral, FDP, en voie de disparition, en noir et bleu les Chrétiens démocrates, les Verts en vert, la Sociale-démocratie et die Linke en rouge. Dans la portion bordée par les vecteurs progressisme et libertarisme, on trouve, tout seul, le parti pirate. Le diagramme est construit sur une triple opposition : individualisme / collectivisme, conservateurs/ progressistes, restrictif / libertaire. Mais, en fait, les pirates sont un peu tout cela à la fois, et cette classification ne fonctionne pas vraiment.
Ils sont le parti du numérique et des réseaux, le « parti de la société de l’information », un mouvement en devenir, là où les autres sont des partis établis issus du capitalisme industriel et consumériste. Pour Marina Weisband, encore un peu secrétaire générale du Parti Pirate – elle quitte bientôt sa fonction pour pouvoir finir ses études – les pirates sont « l’antithèse du système Merkel », au sens où la chancelière a tendance à gouverner par-dessus le Parlement, pas du tout dans l’esprit d’une démocratie participative. Marina Weisband définit son parti plutôt comme un mouvement et comme le seul « libéral et social » : « nous avons des partis sociaux comme le Verts et le SPD qui sont classiquement sociaux mais non libéraux car ils prétendent qu’il y a une bonne et une mauvaise façon de vivre. Il y a ensuite le FDP, parti libéral sur le plan économique qui dit : liberté pour tous, que le plus fort gagne. Notre attitude est nouvelle : nous réclamons la liberté mais nous admettons que nous devons rendre cette liberté possible à tous ». Il faut prendre acte de la fin d’un système d’information unidirectionnel. : « ma génération a grandi avec la capacité de renvoyer de l’information. Nous pouvons commenter chaque article de journal, nous pouvons rédiger des blogs, nous pouvons générer des contenus. Et on se demande évidemment pourquoi ce ne serait pas possible aussi dans le domaine politique ».
En effet, on ne voit pas pourquoi. D’autant que les instruments existent désormais.
Prochaines échéances : au Schleswig-Holstein, le 6. Mai et en Rhénanie-Du-Nord-Westphalie, le 13. Mai.

 

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Müller MP3 : Actes de paroles

 

« Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants ;
mais moi qui écris, je serai depuis longtemps parti pour la région des ombres ».

Ombre
Edgar Allan Poe (Traduction : Charles Baudelaire)

Aujourd’hui 14 mars 2012 a eu lieu la remise d’un prix allemand du livre audio à Müller MP3 paru à la maison d’éditions Alexander Verlag. Derrière cette association du nom de l’auteur dramatique allemand Heiner Müller et d’une norme audio, Mp3, qui n’est pas sans rappeler le titre de l’une de ses œuvres Hamlet Machine, se trouve une collection de 36 heures (4 CDs) de documents sonores (entretiens, lectures, discours) consacrés à des actes de parole de Heiner Müller. J’ai choisi de traduire O’Ton, qui signifie son original, évènement audio par faits ou actes de parole.
Cet ensemble qui s’ajoute aux œuvres complètes sont une invitation au dialogue avec le et les mort(s). Il se termine d’ailleurs par une voix brisée puis finalement par un film muet au cours duquel Müller se promène sur la Potsdamer Platz à l’endroit où l’on a fait disparaître le mur de Berlin. Les images ont été tournées par par Gabriele Conrad pour son film Photographie de l’auteur. Notre image en est extraite.
J’ai eu l’occasion de poser trois questions sur ce travail à son éditrice Kristin Schulz que je remercie.
Kristin Schulz, germaniste à l’Université Humboldt, auteure et traductrice, a été la cheville ouvrière de l’édition des œuvres complètes de Heiner Müller puis l’éditrice de Müller MP3. Elle est responsable de Transit Raum qui héberge la bibliothèque de Heiner Müller. J’aime beaucoup le titre de sa thèse de doctorat consacré à Müller : Attentats contre la géométrie (Alexander Verlag)

Trois questions à Kristin Schulz, éditrice de Müller MP3

1. Faits de parole
Quand on reçoit d’un homme politique un discours écrit, il porte toujours la mention : « la parole prononcée fait foi ». Est-ce que pour un écrivain, ce ne serait pas plutôt l’inverse, que seul l’écrit ferait foi ? Pourquoi et comment a été rassemblée cette collection de faits de parole dus à Heiner Müller ?

Kristin Schulz : De multiples raisons motivent cette collection de faits de parole, l’une d’entre elle provient de l’existence même de tels matériels qui d’habitude dorment dans les archives et ne parviennent à la lumière publique que dans les cas les plus marquants et partant les plus rares. Les entretiens filmés de Heiner Müller avec Alexandre Kluge sont tous accessibles sur Internet, c’est pourquoi ils ne se trouvent que sous forme d‘extraits dans mon édition dédiée à du matériel jusqu’ici non accessible. D’un autre côté, contrairement à ce que l’on continue à faire encore trop souvent, Heiner Müller ne se définit pas seulement par son œuvre dramatique. Les trois volumes d’entretiens -2700 pages- dans ses œuvres complètes en témoignent amplement. Ces entretiens publics, ses entrées en scènes équivalentes à des performances artistiques, différents selon la situation, le lieu, les interlocuteurs, font partie surtout depuis les années 1980 et dans les années 1990 de l’œuvre de Heiner Müller. Les discours, participations à des podiums ne sont pas des productions subalternes nées du hasard mais, comme mises en scène, elles font partie intégrante de l’œuvre poétique car elles ne se dissipent pas après les circonstances qui les ont produites. Que l’on prenne par exemple La blessure Woyzeck, le discours prononcé par Müller à l’occasion de la remise du prix Büchner en 1985, ce texte a une densité d’associations et de références qui dépasse les capacités d’appréhension par une seule lecture, une seule écoute. C’est voulu, comme une sorte de barrage à une captation rapide à l’Ouest. Ces interventions qu’elles soient faites à l’Est ou à l’Ouest orientent la réception mais elles racontent aussi beaucoup de choses sur l’auteur lui-même. On peut très bien suivre cela grâce à la construction chronologique de cette édition. Ces 36 heures couvrant une période de vingt années révèlent les multiples facettes de Heiner Müller. Il y est présent comme quelqu’un qui racontait des blagues et des anecdotes, comme dramaturge, comme auteur qui réunit ses propres œuvres et celles d’autres auteurs dans des dramaturgies de lecture dans lesquelles  les œuvres s’enrichissent les unes les autres. Il apparaît aussi comme interlocuteur très demandé d’interviews qui témoignent de ce qu’il se passe et de la perception que Müller en a. Tout ce matériau est désormais accessible, préservé des archives pour des réceptacles futurs, conservé et rendu accessible en tant que « réservoir de futur » pourrait-on dire avec Müller dans une sorte de mémoire d’expériences. J’ajoute que persiste obstinément l’à-priori que les textes de Müller sont difficiles. Ici, il devient manifeste que Müller par sa manière de lire sans forcer le ton, sans expressivité, est plus compréhensible  que lorsque par exemple un comédien par ses intonations cherche à imposer un sens aux mots. Jürgen Küttner a résumé cela ainsi : « Müller est celui qui dit le mieux ses textes parce qu’il ne cherche pas à les comprendre ». Ainsi, avec cette édition, peuvent avoir accès à Müller ceux qui peut-être ne le liraient pas d’abord. Sa voix crée une proximité qui donne une présence à l’auteur. Dans l’idéal s’établit un dialogue – dans la tête de l’auditeur- le dialogue avec les morts dont parlait si souvent Müller. « Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants ; mais moi qui écris, je serai depuis longtemps parti pour la région des ombres ». Ce que Müller dit avec E.A. Poe vaut aussi pour celui qui écoute, lui aussi peut entamer un dialogue avec ce qu’il entend.

2. A propos des lectures
Que pourrait-on  suggérer du sens qu’a pour un auteur de lire des textes d’autres auteurs ? Quels liens peut-on établir entre ces différents textes, qu’est-ce qui les unit ? Forment-ils une sorte d’autoportrait ?

Kristin Schulz : Les occasions et les raisons qui ont conduit Heiner Müller à lire des textes d’autres auteurs sont multiples. Il y a le cas où il trouve chez d’autres des expressions pour lesquelles il n’aurait pas pu trouver de meilleures formulation, par exemple, quand lors d’un congrès  sur le racisme, la violence et la haine de l’étranger [1], il cite un long extrait du poème de Pasolini, Prophétie [2], le passage dans lequel « Ali aux yeux bleus » et ses compagnons sont évoqués alors qu’ils abordent les côtes du Nord , « le drapeau rouge de Trotski dans le vent » , dans ce cas la citation vaut pour un texte que Müller aurait souhaité écrire, en ce sens c’est une sorte d’autoportrait.
Mais il y a aussi des manifestations entièrement dédiées à l’hommage à un auteur à l’occasion de commémorations anniversaires. On peut observer dans ce cas que Müller n’y participe que quand il se sent concerné par ces auteurs comme c’est le cas par exemple pour Bertolt Brecht, Walter Benjamin au Franz Kafka. Il est intéressant de noter que Müller choisit lui-même les textes qu’il emboîte dramaturgiquement, ainsi, quand il place consciemment, à la fin de la lecture, le poème de Brecht de 1956 qui évoque sa mort proche, Quand dans la chambre blanche de la Charité …Ou quand il insère des textes à lui qui répondent aux textes d’auteurs lus – que l’on pense, par exemple, à L’ange malchanceux, une variation sur l’Ange de l’histoire de Walter Benjamin. On apprend ainsi toujours quelque chose sur la signification et la manière de lire ces textes. Et, souvent, ce sont aussi ceux qu’il aime citer dans les entretiens. Ils prolongent ainsi d’une autre manière la conversation avec les morts. Pour comprendre le présent, il faut connaître le passé et s’occuper des morts en fait partie.

3. Actes de paroles et littérature
J’entends dire que les entretiens seraient aussi de la littérature. Quel genre de littérature ? Une littérature improvisée ? J’ai beaucoup de difficulté à admettre cette idée mais je veux bien essayer de comprendre comment cela peut se justifier

Kristin Schulz : Comme je l’ai déjà suggéré, les entretiens chez Müller sont de la littérature dans la mesure où ils sont caractérisés par une forte dimension performative, ils sont par là aussi proche du Théâtre. Les entretiens sont des productions artistiques et souvent ne sont pas des expressions d’authenticité. Certes, il arrive que Müller soit aussi interprète et ait l’air de fournir des renseignements sur son œuvre comme dans un entretien classique avec un auteur, mais souvent aussi il résiste à la captation et tient à préserver la possibilité de changer de point de vue en fonction du contexte, de ses interlocuteurs, du lieu  ou de la situation. On peut ainsi relever de grandes différences entre ses déclarations entre l’Est et l’Ouest.  Quand, par exemple, il doit expliquer à New-York la chute du Mur, c’est une entreprise désemparée, c’est comme s’il voulait expliquer aux habitants de la planète Mars ce qu’est la « science-fiction » mais il l’a tente tout de même  avec beaucoup de patience en évoquant la Guerre des paysans comme dilemme de l’histoire allemande ce que certainement personne aux Etats-Unis ne comprend. Dans la même période, à Berlin, il n’a pas un mot d’explication de reste, il laisse les autres parler pour lui, ainsi quand, le 4 novembre 1989, au lieu de l’un de ses propres textes il lit un appel pour la création de syndicats libres.
A cela s’ajoute que ses entretiens comme tous les autres textes sont soumis à un processus de travail  du moins lorsqu’ils sont destinés à une publication écrite. Müller les relit, corrige modifie et prolonge l’écriture. On peut ici prendre comme exemple les entretiens avec Frank Raddatz qui sont des productions artistiques dénués d’oralité et de spontanéité. Et cela on l’entend quand un des ces entretiens doit être diffusé à la radio et que les deux interlocuteurs le lisent  après coup à cette occasion. L’entretien devient une lecture, une pure performance artistique.
Exclure les entretiens ou les discours de l’œuvre littéraire de Heiner Müller ne rendrait pas compte de la singularité de cette œuvre, car les différents genres ne peuvent plus chez lui être distinctement séparés. Des poèmes sont représentés comme des textes de théâtre, des textes en prose trouvent leur place dans les pièces et son autobiographie est un long entretien. A l’instar de celle d’autres auteurs modernes, ce n’est plus une œuvre close mais une carrière de couches différentes dans lequel le matériau travaille et devient utilisable. En ce sens, ce ne sont plus des » textes solitaires en attente d’histoire », comme l’écrivait Müller dans une lettre à Reiner Steinweg mais des textes qui attendent qu’on les utilise. Et cela vaut tout aussi bien pour les entretiens, que pour les pièces, les textes en prose ou les poèmes.

In deutscher Sprache : Le SauteRhin-Drei Fragen an Kristin Schulz über Müller MP3

Et l’ombre répondit :
– Je suis OMBRE, et ma demeure est à côté des Catacombes de Ptolémaïs, et tout près de ces sombres plaines infernales qui enserrent l’impur canal de Charon !
(…) le timbre de la voix de l’ombre n’était pas le timbre d’un seul individu, mais d’une multitude d’êtres ; et cette voix, variant ses inflexions de syllabe en syllabe, tombait confusément dans nos oreilles en imitant les accents connus et familiers de mille et mille amis disparus !

Ombre
Edgar Allan Poe (Traduction : Charles Baudelaire)

[1] Je salue tous les allemands et autres étrangers ici présents. 8.12.1991 au Deutsches Theater
[2] Qui porte en exergue : Dédié à Jean-Paul Sartre qui m’a raconté l’histoire d’Ali aux yeux bleus

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Le Saint Caleçon de Karl Marx

La ville Trèves en Rhénanie-Palatinat a deux célébrités mondiales : Karl Marx qui y est né mais qui n’y est pas très honoré, et la « Sainte Tunique du Christ » conservée dans la Cathédrale. Elle n’est exposée que lors des Pèlerinages, soit trois fois au siècle dernier : en 1933, 1959 et 1996. Elle le sera une nouvelle fois cette année entre le 13 avril et le 13 mai.

En 1996, l’artiste Helmut Schwickerath eut l’idée de doter la ville d’une seconde « relique » : le caleçon long de Karl Marx, un caleçon « long-john » de couleur orange, sous verre surmontant un autel. Tout comme la tunique le sera dans la cathédrale, le « saint caleçon »sera à nouveau exposé cette année non loin de la maison natale de Karl Marx. L’autel sera pour l’occasion complété par les deux autres éléments du triptyque, l’un figurant la domestique de Karl Marx, Hélène Demuth, et l’autre- ce que je ne trouve beaucoup moins drôle – la nouvelle égérie de la gauche allemande, die Linke, Sarah Wagenknecht. Le cauchemar de Marx est qu’il put y avoir des marxistes.

L’histoire de la Tunique du Christ est un tissu de légendes et de témoignages. Sainte Hélène, mère de l’empereur Constantin, résidant à Trèves au 4ème siècle, l’aurait trouvée lors de son pèlerinage à Jérusalem et offerte à l’Église de Trèves.

Helmut Schwickerath a pour la « relique » de Marx inventé lui aussi une légende : Hélène Demuth aurait ramené le caleçon de Marx en Allemagne pour le repriser. Il tomba entre les mains de son beau-frère et disparut. Un chercheur l’a retrouvé dans les affaires du dernier descendant de la famille d’Hélène Demuth, à la fin du 20ème siècle.

Le Pèlerinage de 2012 est motivé par une date historique : 1512. Cette année-là, l’empereur Maximilien 1er s’était rendu à Trèves pour une Diète d’Empire. Sur son insistance, la Tunique avait été sortie du maître-autel de la Cathédrale. Lorsque les habitants apprirent cela, ils voulurent également la voir et, par un mouvement populaire, ils obtinrent ainsi la première présentation publique.

Nous, promis, nous n’irons pas en pèlerinage.

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Quoi qu’il en soit, un(e) septuagénaire sera président(e) de l’Allemagne

 

Kurt-Georg Kiesinger tel qu’il apparaît à la fin du film de Rainer Werner Fassbinder, « Le mariage de Maria Braun » comme expression, selon Hans-Ulrich Gumbrecht, d’une « latence » (du latin latens, caché) générationnelle.

Il était une fois deux Allemagnes. L’une de l’Est et l’autre de l’Ouest. RDA et RFA. Ostalgie, ouestalgie. Voilà que tout cela se rejoue encore dans une mascarade électorale, dissidente de l’Ouest contre dissident de l’Est.  Retour en arrière dans un espace temps qui a pourtant volé en éclat où tout se déroule depuis comme à fronts sinon renversés du moins emmêlés. Sans avoir besoin d’institut de sondage, nous sommes en mesure de révéler qu’après la candidature de Beate Klarsfeld, un(e) septuagénaire sera président(e) de la République fédérale d’Allemagne

Reprenons.

Retour vers le passé 1

J’ai déjà évoqué le premier épisode de l’élection présidentielle déclenché par la démission de Christian Wulff qui fut pendant deux années le plus jeune président de l’Allemagne. Ont suivi des tractations coalitionnaires entre les différents partis avec en arrière plan la préparation des coalitions pour 2013 et des Verts tentés par l’alliance à droite . A la suite d’une opération de lâchage de la Chancelière par son allié libéral, le FDP, alors que la Bild Zeitung faisait le forcing pour son favori, Joachim Gauck, pasteur dissident de la RDA (mais pas du tout de la première heure) devrait être désigné, le 18 mars prochain, par l’Assemblée fédérale – sorte de congrès- 11 ème président fédéral d’Allemagne. Et aussi le plus âgé (72 ans).

Le plus âgé remplace ainsi le plus jeune.

Retour vers le passé 2 : opération « demain, j’enlève le bas »

Passons à la gauche, Die Linke. On ne voit pas pourquoi, en France, on traite ce parti d’extrême gauche – Oskar Lafontaine, d’extrême gauche ? On aura tout vu, lu ! Die Linke, donc, peut-être – sans doute même – dépitée d’avoir été exclue de la concertation des partis pour la nomination du ou de la candidat(e) à la présidence – comme d’ailleurs le Parti pirate – s’est jetée dans une opération  marketing du style « et demain j’enlève le bas ». Elle a proposé la candidature de Beate Klarsfeld (73 ans) qui ne partage pas grand-chose pourtant de ses options politiques et qui en France soutient l’actuel locataire de l’Elysée en raison de ses positions pro-américaines et pro-israélienne. On ne peut pas dire que ce soit pour le parti de gauche une projection dans l’avenir. Plutôt retour vers le passé 2.

Beate Klarsfeld s’est empressée d’accepter. C’est pour elle une occasion unique. On lui a toujours refusé en Allemagne une distinction honorifique alors qu’elle se vit comme une patriote allemande. Die Linke l’avait proposée en vain pour l’ordre du mérite allemand. Dans le message de remerciements aux mots soigneusement pesés, elle déclare

C’est pour moi un grand honneur et une reconnaissance de mon travail. Pour Die Linke, les questions sociales aussi bien que l’antifascisme sont au cœur de leur engagement politique.

Vous savez que mon mari et moi nous nous sommes fixé comme tâche dans notre vie de mettre en lumière les atrocités des nazis, de faire en sorte que les criminels soient punis comme il se doit et d’en informer les jeunes générations. Je voulais et je veux toujours servir de pont entre les peuples allemand et juif. Je milite pour la compréhension entre les peuples et je me situe toujours du côté des victimes.

Tout le monde sera attentif aux mots qu’elle saura trouver pour les dernières victimes – d’origine turque- des terroristes nazis d’aujourd’hui. Pour le reste, elle a annoncé la couleur : « Nous soutenons Sarkozy, je le dis publiquement », a-t-elle déclaré lors d’une conférence de presse après l’annonce de sa candidature. Le « nous » à moins d’être de majesté faisait référence à son mari Serge et son fils Arno, conseiller du président de la République française. Personne n’a entendu la réaction du président du groupe parlementaire de la gauche, Gregor Gysi

Beate Klarsfeld est née à Berlin de parents « ayant fait partie de la majorité silencieuse qui a voté pour Hitler ». A 21 ans, elle s’échappe à Paris où elle rencontre Serge Klarsfeld. Le 7 novembre 1968, lors d’un congrès du parti chrétien démocrate, elle parvient à se précipiter sur Kurt-Georg Kissinger alors chancelier d’Allemagne fédérale, chancelier de la première coalition entre le parti social-démocrate et chrétien démocrate, SPD et CDU. Elle le gifle en le traitant de nazi. Le chancelier de l’époque avait en effet été membre du parti nazi. Il avait travaillé pendant la guerre au service de propagande extérieure du ministère des affaires étrangères. La gifle révèle ainsi au monde entier que d’anciens nazis se portent bien dans l’Allemagne de l’Ouest des années 1960.  Cette action qui lui valut une condamnation  à une année de prison ferme à laquelle elle échappera, elle l’a revendiquée comme le geste d’une « Allemande non juive » Peut-être, comme le suggère l’historien Götz Ali, que cette gifle s’est substituée à celle que les jeunes gens de sa génération voulaient infliger à leurs propres parents. Suivront les Années de plomb, l’Allemagne en Automne. L’avocat de Beate Klarsfeld a été Horst Mahler, qui sera de la Fraction armée rouge avant de finir néonazi.

Les roses d’Heinrich Böll

Deux écrivains Günter Grass et Heinrich Böll se disputeront à cause de cette gifle. Heinrich Böll pour qui le Chancelier Kiesinger représentait  « les nazis bourgeois et soignés, ceux qui ne se salissent ni les mains ni les vêtements, et qui continuent, depuis 1945, à parcourir sans vergogne les régions d’Allemagne, et sont même invités à tenir des discours par le Comité central des Catholiques allemands » s’était fait publiquement reprocher par Günter Grass d’avoir envoyé des roses à Beate Klarsfeld : « il n’y a pas de raison […] d’envoyer des roses à Beate Klarsfeld. Autant je suis contre la – présence à la chancellerie d’un homme qui a été nazi de 1933 à 1945, autant je suis intransigeant contre des gifles ou de pareils actes « héroïques. Une gifle n’est pas un argument. » L’ennui pour Günter Grass, c’est que nous savons aujourd’hui qu’il a lui-même triché avec son passé.

Beate Klarsfeld a depuis son geste en 1968 mené la traque des nazis Partout où ils seront (titre de son livre) en particuliers de Klaus Barbie, un combat nécessaire et le plus honorable et digne qui soit.  La question n’est pas de contester quoi que ce soit en ce domaine. Elle bénéficie par ailleurs de la double nationalité française et allemande et n’est pas plus illégitime que quelqu’un d’autre à être candidate. Au parti de gauche die Linke d’assumer son choix mais cela risque d’être au mieux un coup d’épée dans l’eau.

Le président de la République allemande a un rôle exclusivement symbolique. D’où, précisément, une certaine importance. Que se passe-t-il au niveau symbolique ? Ce qui nous intéresse dans le fond c’est d’essayer de comprendre ce moment où se joue tout sauf une compétition d’avenir et où le passé tourneboule dans une société désemparée.

Il y a quelques timides tentatives d’interprétation : L’Allemagne est-elle une démocratie tentée par l’infantilisme qui besoin de paternalisme, de parents sachant donner des gifles ?  On peut épiloguer à propos de Joachim Gauck sur le retour au centre de la paroisse protestante. Elle en  avait disparu au profit d’une alliance entre la social-démocratie et du catholicisme social qui a marqué l’après guerre en Allemagne, comme le suggère, Franck Walter  On peut relever que la construction de  ponts transatlantiques est un objectif commun aux deux candidats, etc.…

Globalement, c’est le vieux monde qui ne veut pas céder la place. Dans un contexte de destruction massive non seulement du capital matériel mais aussi du capital symbolique, tout se passe comme si on ne savait opposer au vide néolibéral que des figures septuagénaires ou octogénaires, pourvue qu’elles aient été peu ou prou en relation avec des actes de résistance. Mais cela ne constitue pas un programme et ne préfigure aucun avenir.

« Latence » (du latin latens, caché)

Dans un récent essai intitulé Après la latence publié par la Neue Zürcher Zeitung, mon presque homologue Gumbrecht, Hans Ulrich, professeur de littérature comparée à l’Université de Stanford  évoque les portraits de chanceliers – dont Kurt Georg Kiesinger (notre illustration) giflé par Beate Klarsfeld – qui clôture le film de Fassbinder Le mariage de Maria Braun, en miroir du portait d’Hitler qui, lui, fait l’ouverture. Cela reflète, explique Gumbrecht, le sentiment d’une génération d’être prisonnière de l’histoire. Les natifs de l’après guerre vivaient dans une « latence » c’est-à-dire dans le sentiment que leur avenir ne pouvait se construire que sur la révélation de quelque chose de caché dans le passé qu’il fallait découvrir et révéler au grand jour. Toute autre considération mise à part, le geste de Beate Klarsfeld en fait partie. Mais aujourd’hui, les repères temporels ont volé en éclat et le passé est encore et toujours omniprésent, certes sous une forme muséale et commémorative, mais il n’a plus à être déterré. Et la « latence » a cessé d’être la seule référence à l’histoire.

Une dernière remarque, enfin : l’épisode qui se joue actuellement en Allemagne et les considérations générationnelles évoquées ici ainsi que dans le précédent article restent enserrées dans le monde analogique. Le vrai clivage générationnel qui s’opère aujourd’hui – autre latence ?- est celui qui sépare les natifs de l’analogique des natifs du numérique. Or sur ce monde qui vient, aucun des candidats à la présidence de la République que ce soit en Allemagne ou en France n’a réellement quelque chose à dire.

 

 

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Sébastien BRANT / La Nef des fous / Usure et accaparement /Bâle 1494

Les usuriers pratiquent / un métier illicite, / ils sont durs pour les pauvres / et ne se soucient pas / que le monde en périsse.

Je profite du Carnaval de Bâle qui a commencé ce petit matin – à quatre heures, comme tous les ans – pour évoquer un ouvrage paru précisément à l’occasion du Carnaval de Bâle mais en 1494.
La Nef des fous, une satire sociale et morale, parait en effet en 1494, un peu avant l’Eloge de la folie d’Erasme, deux ans après la découverte de l’Amérique, dans la période qui suit l’invention de l’imprimerie. Il est l’œuvre de Sebastian Brant, écrivain humaniste né en 1457 ou 58 à Strasbourg.
Les gravures sur bois ont fortement contribué au succès du livre. L’imprimerie n’a pas seulement servi à la diffusion des écrits mais aussi à celle des images. Tous les deux ont véhiculé des idées. La Nef des fous dans laquelle S. Brant embarque tous les vices de son époque a été écrite en allemand alors qu’à l’époque les érudits écrivaient encore beaucoup en latin.
L’adresse au lecteur précise :

« Ce livre est destiné à tous vous exhorter à suivre le chemin utile et salutaire qui mène à la sagesse, à la saine raison et aux mœurs honorables, ainsi qu’à mépriser, haïr et fustiger folie, aveuglement, manie, égarement en tous lieux, toutes races et toutes conditions.
Fait après grand labeur application et zèle, et composé à Bâle par Sebastianus Brant, docteur en les deux droits ».
« Docteur en deux droits » = droit canon et romain c’est-à-dire civil et théologique.

Une édition française est parue dès 1498.

L’un des 112 chapitres d’une morale parfois – sinon souvent – très rigoriste traite de l’usure et de l’accaparement

De l’usure et de l’accaparement

Tous les accapareurs
méritent qu’on les batte,
qu’on les prenne au collet
et leur secoue les puces,
qu’on arrache leurs pennes,
qu’on épluche leur peau
pour y chercher les tiques:
ils entassent chez eux,
tout le vin et le blé
raflés dans le pays
sans craindre un seul instant
la honte et le péché,
tout ça pour que le pauvre
ne puisse rien trouver
et qu’il crève de faim
avec femme et enfants.
C’est pourquoi aujourd’hui
on voit monter les prix,
tout est beaucoup plus cher
que dans le bon vieux temps.
Jadis on demandait
dix livres pour le vin;
au cours d’un même mois
il a grimpé si haut
qu’on en offre bien trente
rien que pour en avoir.
Même chose pour l’orge,
le blé ou bien le seigle;
et je ne parle pas
des taux des usuriers ;
ils gagnent des fortunes
en espèces sonnantes,
en loyers et services,
en prêts et en crédits,
en achats à vil prix,
encaissant en un jour
plus qu’un autre en un an.
Ils n’avancent plus d’or
et ne prêtent jamais
qu’en petite monnaie
en portant dans leurs livres
des chiffres arrondis.
(….)

Cité d’après  l’édition française parue à la Nuée Bleue en 1977 dans la traduction de Madeleine Horst

Marx, Luther, sermons contre l’usure

Sur le même thème, Martin Luther rédigera – mais plus de 40 années plus tard une Exhortation aux pasteurs pour tenir des sermons contre l’usure (1540) que Karl Marx cite dans le chapitre de Le capital consacré à la transformation de la plus-value (ou survaleur). Dans une note, Marx écrit : Luther montre très bien, par l’exemple de l’usurier, ce capitaliste de forme démo­dée, mais toujours renaissant, que le désir de dominer est un des mobiles de « l’auri sacra fames ». [« L’abominable faim de l’or » (Virgile)]

« La simple raison a permis aux païens de compter l’usurier comme assassin et quadruple voleur. Mais nous, chrétiens, nous le tenons en tel honneur que nous l’adorons presque à cause de son argent. Celui qui dérobe, vole et dévore la nourriture d’un autre est tout aussi bien un meurtrier (autant que cela est en son pouvoir) que celui qui le fait mourir de faim ou le ruine à fond. Or c’est là ce que fait l’usurier, et cependant il reste assis en sûreté sur son siège, tandis qu’il serait bien plus juste que, pendu à la potence, il fût dévoré par autant de corbeaux qu’il a volé d’écus; si du moins il y avait en lui assez de chair pour que tant de corbeaux pussent s’y tailler chacun un lopin. On pend les petits voleurs … les petits voleurs sont mis aux fers; les grands voleurs vont se prélassant dans 1’or et la soie. Il n’y a pas sur terre (à part le diable) un plus grand ennemi du genre humain que l’avare et usurier, car il veut être dieu sur tous les hommes. Turcs, gens de guerre, tyrans, c’est là certes méchante engeance; ils sont pourtant obligés de laisser vivre le pauvre monde et de confesser qu’ils sont des scélérats et des ennemis ; il leur arrive même de s’apitoyer malgré eux. Mais un usurier, ce sac à avarice, voudrait que le monde entier fût en proie à la faim, à la soif, à la tristesse et il la misère; il voudrait avoir tout, tout seul, afin que chacun dût recevoir de lui comme d’un dieu et rester son serf à perpétuité. Il porte des chaînes, des anneaux d’or, se torche le bec, se fait passer pour un homme pieux et débonnaire. L’usurier est un monstre énorme, pire qu’un ogre dévorant, pire qu’un Cacus, un Gérion, un Antée. Et pourtant il s’attife et fait la sainte nitouche, pour qu’on ne voie pas d’où viennent les bœufs qu’il a amenés à reculons dans sa caverne. Mais Hercule entendra les mugissements des bœufs prisonniers et cherchera Cacus à travers les rochers pour les arracher aux mains de ce scélérat. Car Cacus est le nom d’un scélérat, d’un pieux usurier qui vole, pille et dévore tout et veut pourtant n’avoir rien fait, et prend grand soin que personne ne puisse le découvrir, parce que les bœufs amenés à reculons dans sa caverne ont laissé des traces de leurs pas qui font croire qu’ils en sont sortis. L’usurier veut de même se moquer du monde en affectant de lui être utile et de lui donner des bœufs, tandis qu’il les accapare et les dévore tout seul… Et si l’on roue et décapite les assassins et ‘es voleurs de grand chemin, combien plus ne devrait-on pas chasser, maudire, rouer tous les usuriers et leur couper la tête».  (MARTIN LUTHER. Sermon aux Pasteurs contre l’usure.).

Karl Marx : Le capital Livre I Tome 3 Chapitre 7 L’accumulation du capital

Si des théologiens sont particulièrement virulents sur ces questions, c’est peut-être aussi – hypothèse- parce qu’ils sentent bien que l’argent dispute quelque chose à la religion. Cela fera l’objet d’un travail ultérieur.

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Conversation entre Fritz Lang et Jean-Luc Godard

« Dans chaque film il doit y avoir une part de raison critique » Fritz Lang

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La bibliotheque nationale d’Israël met en ligne la lettre d’adieu de Stefan Zweig

 

 

 

 

 

 

A l’occasion des 70 ans de la mort de Stefan Zweig, la Bibliothèque nationale d’Israël a mis en ligne le dernier message rédigé par l’écrivain autrichien avant son suicide à Petropolis au Brésil, le 22 février 1942, épuisé par près de 10 années d’exil imposée par la barbarie nazie.

 

En voici la traduction :

« Avant de quitter la vie de ma propre volonté et avec ma lucidité, j’éprouve le besoin de remplir un dernier devoir : adresser de profonds remerciements au Brésil, ce merveilleux pays qui m’a procuré, ainsi qu’à mon travail, un repos si amical et si hospitalier. De jour en jour, j’ai appris à l’aimer davantage et nulle part ailleurs je n’aurais préféré édifier une nouvelle existence, maintenant que le monde de mon langage a disparu pour moi et que ma patrie spirituelle, l’Europe, s’est détruite elle-même.

Mais à soixante ans passés il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d’errance. Aussi, je pense qu’il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde.

Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l’aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. »

Stefan Zweig, Pétropolis, 22-2-42

 

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