V. Poutine : un fossile parmi les fossiles

Invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie. Misère symbolique. Guerre économique. Le spatial. Le retour de l’ennemi. Marasme entropique russe. Énergies fossiles et fossiles du KGB. Grammaire nucléaire. La rupture du traité sur les euromissiles.Une tragédie en cache une autre, celle annoncée par le GIEC. Nostalgie toxique (Naomi Klein). Plus que jamais l’internation !

Un tweet de l’ambassade de Russie en Afrique du Sud indiquait que « la Russie, comme il y a 80 ans, combat le nazisme en Ukraine». D’ailleurs, comme toute le monde peut le constater, la Fédération de Russie n’a, selon son ministre des Affaires étrangères, jamais attaqué l’Ukraine. On a connu une diplomatie soviétique russe moins bête quoique toujours menteuse. Elle se révèle comme les énergies fossiles, elle-même fossilisée. La difficulté à construire un récit en dénonce les mauvaises intentions. On mesure à cette incapacité l’état de misère symbolique dans laquelle nous nous trouvons et où se perd la possibilité même d’un langage commun qui, même réduit a minima, avait structuré la guerre froide. Il ne faut pas oublier qu’elle était codifiée, ce qui n’est plus le cas.

D’un côté, l’Ukraine doit être dénazifiée et, de l’autre, Poutine est un Hitler. Y-a-t-il meilleurs ennemis que de tels revenants ? Sur l’air de c’est çui qui le dit qui l’est ou du ce n’est pas moi, c’est l’autre. Du coup, mardi 1er mars 2022, l’armée russe frappe la tour de la télévision de Kiev, touchant également la zone environnante de Babyn Yar, le mémorial de la Shoah par balles où 33 000 juifs furent tués par les nazis en 1941. Est-ce ainsi que l’on dénazifie ? En assassinant la mémoire ? Comme l’explique l’historien Omer Bartov, professeur à l’université Brown (Rhode Island), qui a consacré ses recherches à la Shoah :

« Il existe certes, en Ukraine, des groupes d’extrême droite que l’on peut qualifier de néonazis. Mais ce sont des éléments marginaux, comme l’a démontré l’élection triomphale du président Zelensky, qui est lui-même d’origine juive. En réalité, Vladimir Poutine veut restaurer l’empire soviétique, voire l’Empire russe. La Russie, pour Poutine et ses propagandistes, devrait être composée des trois éléments constitutifs de l’Empire russe : les Grands Russes (Russie), les Petits Russes (Ukraine) et les Russes blancs (Biélorussie). A quoi s’ajoutent les territoires qui ont fait partie de l’empire, comme la Finlande, les pays baltes, la Pologne, la Bessarabie, sans compter une sphère d’influence parmi les Slaves du Sud, dans les Balkans… Rien à voir avec le nazisme. »

(Omer Bartov : « En parlant de “dénazifier” l’Ukraine, Poutine veut justifier sa politique expansionniste »)

Bruno Le Maire, le ministre français de l’économie a déclaré en riposte à l’attaque russe :  « Nous allons provoquer l’effondrement de l‘économie russe » en livrant « une guerre économique et financière totale ». Est-ce là le sens de la réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? L’Europe s’affirmant comme puissance destructrice. Certes, le ministre de l’économie s’est fait remonter les bretelles par l’Élysée,  n’empêche, la dernière fois que fut utilisée en Europe la notion de « guerre totale », ce fut dans un discours du ministre de la propagande d’Hitler, Joseph Goebbels en février 1943. Totale veut dire quoi exactement ? Que Poutine, les oligarques russes, le peuple russe sont placés dans le même sac. Or, seuls les deux premiers sont responsables de l’invasion barbare de l’Ukraine. Et l’objectif serait l’effondrement de l’économie russe. Mais c’est une économie au service de laquelle se sont retrouvés maints dirigeants politiques occidentaux. D’anciens ministres européens ont compromis leur réputation et leur indépendance en participant à la gouvernance d’entreprises russes qui opèrent sous l’influence directe du Kremlin. Après l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder, qui émarge chez le géant gazier russe Gazprom, et l’ancienne ministre des affaires étrangères de l’Autriche Karin Kneissl, qui travaille pour un autre géant du pétrole russe, Rosneft, l’ancien premier ministre français François Fillon a rejoint, en décembre 2021, le groupe pétrochimique Sibur. Schröder, le fossoyeur de la sociale-démocratie allemande ; Fillon, le fossoyeur de la droite républicaine française. Mais la liste des français au pays des anciens soviets est bien plus étoffée qu’on ne l’imagine. On peut y ajouter Nicolas Sarkozy. En contrat de conseil avec le groupe russe d’assurances Reso-Garantia dont les propriétaires majoritaires sont deux oligarques proches de Poutine. Selon le Canard Enchaîné, Dominique Strauss-Kahn siège toujours au fonds souverain moscovite RDIF dont la fonction est de desserrer l’étau des sanctions, l’ex président du Loir et Cher, Maurice Leroy, a décroché un CDI dans une entreprise d’aménagement du Grand Moscou, Jean Louis Borloo travaille avec un promoteur immobilier russe, Henri Proglio est en liens avec Rosatom, l’agence russe de l’énergie atomique, etc. .J’en oublie. Ils ont tous sans vergogne accepté d’être des leviers d’influence de l’oligarchie russe des énergies fossiles. Contribuant largement au discrédit de la politique.
Ceci dit, observer ce qu’il se passe au niveau des sanctions économiques permet de mesurer le degré de compromission des personnes et institutions impliquées qu’elles soient économiques financières ou sportives. Combien de clubs de foot carburent au gaz ou au pétrole, pas seulement russes ? D’un autre côté, notons qu’un proche de Poutine, l’oligarque Timtchenko, a été fait, en 2013, chevalier de la Légion d’honneur pour services rendus à Total dans le domaine gazier.

Le spatial

« En réponse aux sanctions de l’Union européenne à l’encontre de nos entreprises », l’agence spatiale russe Roscosmos a annoncé le 26 février suspendre la coopération spatiale depuis la base de Kourou et retirer son personnel technique [87 personnes], y compris l’équipe de lancement, de la Guyane ». La rupture de collaboration met en cause également la mission européenne sur Mars On peut noter au passage que l’Ukraine est un acteur important dans le domaine spatial. (voir ici). La Russie vient d’affirmer que les sanctions occidentales pourraient impacter voire provoquer la chute de la Station spatiale internationale, l’ISS. Deux russes, quatre américains et un allemand se trouvent à bord. Chantage ? Il n’y a désormais plus jamais très loin entre un conflit sur terre et ses conséquences spatiales. C’est un sujet à suivre avec attention.

Le retour de l’ennemi

Je me souviens de la déclaration d’un stratège soviétique après l’effondrement de l’URSS. Il souhaitait bonne chance aux occidentaux désormais privés d’ennemi. Le voici de retour. J’ai cependant toujours trouvé insupportable la dichotomie ami/ennemi que Carl Schmitt posait au fondement de la politique. J’ai écrit plus haut qu’il n’y a pas de meilleurs ennemis que des revenants. Il me faut tout de suite corriger cette mauvaise fiction pour jeux vidéo. En fait, dans la réalité, il n’existe pas de meilleur ennemi. « Un ennemi juste serait celui contre lequel résister équivaudrait de ma part à agir injustement mais dans ce cas celui-ci ne serait pas non plus mon ennemi » (Kant : Doctrine du droit). Kant se plaçait à l’horizon d’une « paix perpétuelle ». Le bon ennemi serait celui qui me permettrait de jeter par dessus bord toute éthique pour le seul motif de lui résister. Mais ce ne serait plus mon ennemi tant je lui ressemblerais. Pourtant, il paraîtrait que « en soumettant aveuglément leur défense à des critères éthiques et environnementaux, ils [les Européens] se tirent une balle dans le pied ». C’est le leitmotive d’un commentaire du journal Le Monde à propos d’un projet de taxonomie européenne pour la finance dans le domaine de l’armement. La question posée est la suivante : le label « vert » qu’avaient précédemment obtenu la finance pour investir dans le gaz et l’énergie nucléaire est-il compatible avec des investissements dans les ventes d’armes ? Grâce au « bon » ennemi, nous pouvons enfin libérer les marchands de canons de toute entrave. Dans le même ordre d’idée, l’Europe renoncera-t-elle à limiter les pesticides et engrais de synthèse pour accroître les rendements agricoles que cette guerre imposerait ? Le lobbying en ce sens n’a pas tardé, FNSEA en tête. On a dit que Poutine faisait l’Europe. Sous-entendu, cette Europe avait besoin d’un ennemi pour exister. Piètre et dangereuse forme d’existence si le vide de consistance se modèle sur un tel ennemi. La question n’est pas tant l’existence de l’Europe – dans quelles limites d’ailleurs ? – que son manque de consistance c’est à dire l’absence d’un « horizon d’unité supérieure »(Bernard Stiegler) qui la transcende face à la marchandisation de tous les segments de la vie. Une Europe sans esprit, de consommateurs et non citoyens.
De même qu’il n’y a pas de bon ennemi, l’hospitalité ne se scinde pas non plus en bon et mauvais réfugié. On serait ainsi un bon réfugié quand on fuit les exactions de Poutine mais pas un bon quand on fuit celle de Bachar el Assad par ailleurs allié de Poutine.

Marasme entropique

Lors de l’implosion de l’empire soviétique, après ce qu’il est convenu d’appeler la Chute du Mur de Berlin, l’on s’était gargarisé de la fin de l’histoire sans accorder, dans l’euphorie factice, la moindre attention à tirer les conséquences de cet état de fait tant du point de vue de l’Otan que de l’Union européenne, elle même un produit de la guerre froide. Cela impliquait d’emblée une nouvelle architecture. Mais, il fallait au plus vite arrimer au marché capitaliste les anciens satellites de l’URSS qui se sont laissés happés par la révolution conservatrice, acceptant par là-même ce qui mine aussi l’occident, à savoir qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme toxique et 24/7 ainsi qu’à l’absence de régulation à la révolution numérique et de bifurcation à la prolétarisation des savoirs qu’elle induit. De son côté, la Fédération de Russie n’a strictement rien fait pour chercher à comprendre pourquoi elle en est arrivée au point où elle se trouve. La faute à qui si la chute de l’URSS était selon l’expression de Poutine « le plus grand désastre géopolitique du siècle dernier » ? A Lénine ? Si Poutine veut être considéré comme le dirigeant qui a remis la grande Russie sur pied après la tragédie du communisme et l’effondrement de l’Union soviétique, il faut interroger la manière dont il l’a fait. La méthode employée est celle d’une « dérive kleptocratique sans limite », selon Thomas Piketty. Avec pour résultat une société russe où triomphent les inégalités par « abandon de toute ambition de redistribution ». Il l’a fait en tentant de réécrire l’histoire ancienne – peut-être après tout est-ce à Lénine qu’il fait la guerre – et sans prendre la peine d’esquisser un avenir néguentropique. C’est à dire en misant à fond sur les énergies fossiles sans considération pour leurs limites. C’est cet extractivisme-ci qui se dérobe sous ses pieds alors que se développe une régression et misère symbolique identique de l’occidentale. Tout cela s’est mis en place dans un contexte où, à l’échelle globale, de laborieux arrangements tant sur le plan social du compromis fordiste que sur celui des armements nucléaires et biologiques de la guerre froide commençaient à se défaire et que l’on assistait à la fin du mythe de la « mondialisation heureuse ». En 2019, Donald Trump donnait le coup de grâce au traité sur les euromissiles. Imagine-t-on la crise actuelle avec Trump au pouvoir aux États-Unis et maître de l’Otan ? Le monde à la merci de deux fous.
La Russie de Poutine s’est enfermée elle-même dans la nasse alors que rien ne lui interdisait de produire un désir de Russie plutôt que de faire de ce pays un repoussoir. Cela ne dédouane pas les Européens, tout exclusivement à leurs affaires, et les Etats Unis de leurs responsabilités. Quels que soient les griefs cependant, aucun ne justifie l’invasion de l’Ukraine.

Énergies fossiles et fossiles du KGB

Il a été question du gazoduc Nord Stream 2 dont l’Allemagne a décidé de suspendre la procédure d’autorisation à la grande satisfaction des États-Unis qui y ont toujours été hostiles. Le directeur général de la Nordstream 2 SA, société basée à Zug en Suisse est Mathias Warnig un ancien officier de la Stasi, police politique est-allemande. Un temps actif à Dresde, ce dernier y a rencontré un officier subalterne du KGB, un certain V. Poutine. Ils ont fait du chemin ensemble, après que l’officier de la Stasi ait fait financer par la Dresdner Bank une opération médicale de l’épouse de l’officier du KGB. On peut y ajouter, selon le journal Le Monde, deux autres agents du KGB en poste à Dresde au même moment  : « Nikolaï Tokarev, devenu le patron du groupe Transneft, spécialisé dans le transport du pétrole, et Sergueï Tchemezov, promu à la tête de Rostec, une tentaculaire société d’Etat qui possède des centaines d’entreprises russes ». Poutine s’est semble-t-il construit dans ce rapport étroit entre énergies fossiles et fossiles des services secrets et de la police politique des ex-pays de l’Est.

Grammaire nucléaire

Pour le Directeur de l’IFRI (Institut français des relations internationales), l’historien Thomas Gomart, cette guerre qui se présente à premier abords comme celle de la reconstitution d’un glacis occidental pour la Russe et le rétablissement de la Grande Russie, a notamment aussi pour effet de « modifier la grammaire nucléaire. » :

« Pour la France, l’arme nucléaire est fondamentalement une arme de non-emploi. Or, les doctrines nucléaires d’autres pays, comme la Russie, évoluent depuis plusieurs années en envisageant des formes de bataille nucléaire, c’est-à-dire d’éventuels usages tactiques de l’arme. Cela doit aussi nous conduire à penser latéralement, c’est-à-dire envisager « ces choses que personne n’a jamais connues » évoquées par Vladimir Poutine.
En novembre 2021, la Russie a, par un tir de missile, détruit en orbite l’un de ses vieux satellites pour montrer qu’elle était prête désormais à la guerre dans ou via l’espace exo-atmosphérique. Ainsi, montre-t-elle son refus de voir son territoire scanné en permanence par les Occidentaux. Quelles seraient les conséquences de la destruction d’un nombre X de satellites qui nous rendrait aveugles et sourds ? Quelles seraient les conséquences de la coupure de, par exemple, 20 % des câbles sous-marins par où transitent les données ? On ne le sait pas ».

(Thomas Gomart : La Russie est passée d’une logique de guerre limitée à une logique de guerre totale)

La menace nucléaire et la rupture du traité sur les euromissiles.

La plupart des « experts » se sont efforcés de minimiser les déclarations de Poutine sur le risque nucléaire. Tel n’est pas l’avis du philosophe Jean-Pierre Dupuy qui écrivait récemment  :

« Le (presque) non-dit de la crise actuelle est que nul ne peut écarter le risque d’escalade jusqu’à l’extrême, c’est-à-dire une guerre nucléaire. Poutine y a fait allusion pour la première fois lors de la conférence de presse qui a suivi sa rencontre à Moscou avec Macron. La presse française, négligence ou post-vérité, a très mal traduit ce qu’il a dit alors, qui ressemblait moins à une menace qu’à une mise en garde. En voici une traduction littérale :

‘‘Bien sûr, les potentiels de l’organisation conjointe de l’OTAN et de la Russie ne sont pas comparables. Nous le comprenons, mais nous rappelons également que la Russie est l’une des principales puissances nucléaires, et en termes de modernité de certains composants, elle est même en avance sur beaucoup d’autres. Il n’y aura pas de vainqueurs, et vous vous retrouverez entraînés dans ce conflit contre votre volonté. Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux lorsque vous allez mettre en œuvre l’article cinq du traité de Rome.’’
[Avec une belle confusion, distraction ou voulue, entre le traité de Rome et celui de Washington qui régit l’OTAN.]

Il y a exactement trois ans, le mardi 26 février 2019, AOC publiait mon premier article pour ses colonnes sous le titre « La guerre nucléaire qui vient ». J’y réagissais à un double événement très important pour la stabilité de l’Europe : la dénonciation par Trump le 1er février 2019, et le lendemain par Poutine, du traité dit INF (pour  « Intermediate-Range Nuclear Forces », soit forces nucléaires de portée intermédiaire) datant de 1987, par lequel les États-Unis et l’Union soviétique s’engageaient à éliminer tous leurs missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5 500 km. Beaucoup d’experts considèrent que ce traité, signé par Gorbatchev et Reagan, a contribué à assurer la paix en Europe pendant toute cette période (donc, de 1987 à 2019).
5 500 km : Poutine peut atteindre de Moscou le nord de l’Écosse et le Portugal. La dénonciation du traité INF n’a pas fait grand bruit il y a trois ans. Aujourd’hui, nous pressentons ce qu’il comporte de menaces terrifiantes »

(Jean-Pierre Dupuy : La guerre nucléaire qui vient)

Ce chapô d’actualisation ici cité intégralement renvoit à la réédition de l’article de J-P Dupuy publié en 2019. Il y rappelait que c’est Gorbatchev qui a poussé Reagan à la détente. Celle-ci avait abouti le 8 décembre 1987, à la signature à Washington d’un « traité considérable » qui prévoit l’élimination par les deux puissances de tous leurs missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5.500 km. Ce traité a tenu bon jusqu’à ce que :

« Chacun des deux partenaires accuse l’autre d’être de mauvaise foi et d’avoir violé le traité INF depuis longtemps. L’un et l’autre ont de bonnes raisons pour le faire. Ensemble, ils se comportent comme des garçons de onze ans se querellant dans une cour de récréation et répondant au maître : « M’sieu, c’est pas moi qui ai commencé ». À ceci près que l’enjeu n’est pas moins que la paix du monde. ».

Au terme d’accusations réciproques et de tentatives de contournement du traité, l’OTAN a considéré qu’il ne méritait pas d’être sauvé explique J.P.Dupuy, ajoutant :

« Étrange position, endossée par la France, si l’on considère que c’est en grande partie grâce à lui que la paix en Europe a été garantie et la sécurité de l’OTAN préservée pendant plus de trente ans. Mais, encore une fois, il ne faut pas se hâter de départager les bons des méchants dans un univers nucléaire où la rationalité ne fait qu’un avec la folie .[…]

À défaut d’une éthique, un savoir prudentiel, pour ne pas dire une sagesse, a émergé des débats infinis où stratèges et philosophes (très peu en France) ont confronté leurs apports. Sur le cas que je viens de discuter, à la fois particulier et néanmoins majeur, puisqu’il concerne l’interdiction partielle et maintenant caduque de toute une classe essentielle d’armements, les politiques suivies ont brillé par le dédain dans lequel elles ont tenu ce savoir accumulé. Nous avons joué constamment avec le feu. »

Et le tragique dans l’histoire du nucléaire militaire, comme civil d’ailleurs, réside dans le fait qu’ils sont à la merci d’un accident. L’autre problème est aussi que les évolutions technologiques accélérées rendent difficiles une stabilité des accords de désarmement qu’il faut toujours remettre sur le métier. A l’évidence, Poutine joue des peurs nucléaires qu’elles soient d’origine militaire ou civile. L’armée russe a investit le site de Tchernobyl, on se demande bien pourquoi, et s’est emparée de la centrale nucléaire de Zaporijia. Ajoutant au brouillage des catégories, l’exclusion de la Russie du système d’échange des paiements Swift, a été qualifiée d’ « arme atomique » financière.

Emmanuel Macron a affirmé le 2 mars qu’avec le « retour du tragique » en Europe, nous allions « changer d’époque » mais il s’est bien gardé de préciser le sens de ce vocabulaire.

Une tragédie en cache une autre : celle annoncée par le GIEC

L’invasion de l’Ukraine est concomitante avec le cinquantenaire de la publication du Rapport Meadows et du dernier rapport du Giec rendu public, lui, le 28 février 2022. En 1972, le rapport du Club de Rome encore appelé rapport Meadows exposait aux yeux du monde l’idée qu’il y avait des limites à la croissance exponentielle dans un monde fini et avertissait des dangers à ne pas prendre soin de ces limites. Commentant, 50 années plus tard, la réédition du rapport, Dennis Meadows revenait sur les conséquences des limites physiques de nos civilisations dans un entretien à Reporterre :

« Ce n’est un secret pour personne que l’on assiste aujourd’hui à une envolée du populisme et des gouvernements autoritaires, y compris dans mon pays, les États-Unis. En politique, un seul facteur ne peut jamais tout expliquer. Mais les limites physiques ont déjà commencé à réduire la capacité à générer de la vraie richesse. Il y a longtemps, des gens comme Henry Ford ont inventé des manières de produire qui créaient de la richesse réelle. Cette époque n’existe plus. Désormais, les élites doivent prendre aux autres pour devenir plus riches. La croissance du PIB se fait aujourd’hui dans le secteur financier, pas dans l’industrie manufacturière, et encore moins dans l’agriculture ».

(Dennis Meadows :  Le déclin de notre civilisation est inévitable )

Nous avons déjà dépassé les limites. Le monde reposant sur la mécroissance est d’ores et déjà révolu. A l’époque du rapport Meadows, le changement climatique n’apparaissait pas encore problématique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Le nouveau rapport du GIEC « lance un avertissement très sérieux sur les conséquences de l’inaction», a déclaré Hoesung Lee, président du GIEC. Il montre que le changement climatique fait peser une menace grave et grandissante sur notre bien-être et la santé de la planète. Les mesures prises aujourd’hui façonneront l’adaptation de l’humanité et la réponse de la nature aux risques climatiques croissants.» Le monde sera confronté à de multiples aléas climatiques inéluctables au cours des deux prochaines décennies avec un réchauffement planétaire de 1,5 °C (2,7 °F). Le dépassement, même temporaire, d’un tel niveau de réchauffement entraînera des conséquences graves supplémentaires, dont certaines seront irréversibles. Les risques pour la société augmenteront, y compris pour l’infrastructure et les établissements humains sur les côtes de basse altitude.
La multiplication des vagues de chaleur, des sécheresses et des inondations excède déjà les seuils de tolérance des végétaux et des animaux, provoquant la mortalité massive d’arbres, de coraux et d’autres espèces. Du fait qu’ils surviennent simultanément, ces extrêmes météorologiques ont des répercussions en cascade de plus en plus difficiles à gérer. Ils exposent des millions de personnes à une insécurité alimentaire et hydrique aiguë, notamment en Afrique, Asie, Amérique centrale et Amérique du Sud, dans les petites îles et en Arctique.
Si l’on veut éviter de perdre toujours plus de vies humaines, de biodiversité et d’infrastructures, la prise accélérée de mesures ambitieuses est requise pour s’adapter au changement climatique, tout en réduisant rapidement et fortement les émissions de gaz à effet de serre. À ce jour, les progrès en matière d’adaptation sont inégaux et les écarts se creusent entre l’action engagée et ce qui est nécessaire pour faire face aux risques croissants, selon le nouveau rapport. Ces écarts sont particulièrement prononcés au sein des populations à faible revenu. (Source )

Nostalgie toxique

Ce que Naomi Klein nomme « nostalgie enragée et anéantissante qui s’accroche aveuglement aux faux souvenirs des gloires passées », caractérise Poutine. C’est aussi celle qu’il partage avec Trump et quelques autres y compris en France. Elle est en fait celle d’une époque où il n’y avait pas à craindre les rapports du GIEC dont le dernier se lit selon les mots du secrétaire général des Nations unies, António Guterres, « comme un atlas de la souffrance humaine et une accusation accablante de l’échec du leadership climatique ».
Mais les menaces concrètes concernant l’épuisement des réserves fossiles et l’accroissement de leurs effets sur la climat rejaillissent sur les mentalités de ceux qui en vivent. La crise écologique est aussi mentale :

« C’est pourquoi la crise climatique en rapide évolution ne représente pas seulement une menace économique pour les personnes engagées dans les secteurs extractifs, mais aussi une menace existentielle pour les personnes attachées à cette vision du monde. Car le changement climatique, c’est la Terre qui nous dit que rien n’est gratuit, que l’ère de la « domination » humaine (blanche et masculine) est révolue, qu’il n’existe pas de relation à sens unique qui consisterait à uniquement prendre, que toute action engendre une réaction. Tous ces siècles de forage et de rejets libèrent des forces qui aujourd’hui révèlent la vulnérabilité et la fragilité des structures, même les plus solides créées par les sociétés industrielles – les villes côtières, les autoroutes, les plateformes pétrolières. Et, dans l’esprit d’un extractiviste, ce constat est impossible à accepter. ».

(Naomi Klein : Toxic Nostalgia, From Putin to Trump to the Trucker Convoys.  On trouve une traduction ici )

Ce déni les rend incapables de relever les défis de notre époque et les fait sombrer dans la reconstitution d’un passé fantasmé dont ils réclament le retour (Amerika or Russia or France is back). Cependant,

« Nous ne vaincrons pas les forces de la nostalgie toxique avec ces faibles doses de nostalgie marginalement moins toxique. Il ne suffit pas d’être “de retour” ; nous avons désespérément besoin de nouveauté. La bonne nouvelle est que nous savons à quoi ressemble la lutte contre les forces qui permettent l’agression impériale, le pseudo-populisme de droite et la dégradation du climat en même temps. Cela ressemble beaucoup à un Green New Deal… »

( Naomi Klein : ibidem )

« L’argent qui finance cette agression est directement lié au changement climatique, puisque cet argent vient des énergies fossiles, pétrole et gaz. Si nous ne dépendions pas de ces énergies, la Russie n’aurait pas les moyens pour entreprendre cette guerre ». (Svitlana Krakovska, météorologue ukrainienne, membre du GIEC). Il faut cependant impérativement compléter : s’ il est aujourd’hui question de se libérer de la dépendance des énergies fossiles russes, il faut cependant être attentifs à ne pas se mettre dans la dépendance du pétrole et gaz de schiste venus d’ailleurs et au profit de compagnies qui pour mieux vendre cela se désengagent de Russie. La question est de sortir au plus vite des énergies fossiles d’où qu’ils viennent. Par ailleurs, je n’ai rien entendu à leur propos concernant le contrôle des spéculations sur leur coût.

Il ne faut pas opposer les deux catastrophes mais tenter de les penser ensemble.

Plus que jamais l’internation !

Je n’entre pas dans le débat sur l’impérialisme russe lancé par Edwy Plenel pour la raison principale que personne ne parle de ce que je pourrais appeler l’impérialisme fonctionnel – je ne suis pas sûr que l’expression soit très heureuse – où le capitalisme computationnel remplace les souverainetés territoriales par celles des plateformes. Je voudrais terminer en évoquant la question de l’internation, d’ailleurs évoquée par Plenel mais pas dans le sens que je précise ci-après. Le concept d’internation est dû à l’anthropologue Marcel Mauss qui l’a élaboré autour des années 1920.

« L’internation désigne un accord, un agrément ou un consensus entre diverses localités (nations, régions, métropoles) ouvertes et réticulées, unies par le souci commun de concevoir et d’expérimenter de nouveaux modèles économiques anti-entropiques, c’est-à-dire qui prennent soin de la biosphère et valorisent les savoirs et les arts de vivre locaux. L’internation devrait devenir un nouvel exorganisme complexe supérieur [du type de ce qu’est actuellement l’ONU et dont la supériorité est issue du partage des savoirs dans leur diversité et de la raison], constituant une nouvelle puissance publique sur la base d’un nouveau droit.

(Anne Alombert et Michał Krzykawski : Vocabulaire de l’Internation. Introduction aux concepts de Bernard Stiegler et du collectif Internation )

Dans sa réflexion sur la nation, alors qu’il était lui-même membre de l’Internationale socialiste, Marcel Mauss prévenait que la nation comme localité n’était pas obsolète et ne pouvait se dissoudre dans le global. S’il le disait face à l’internationalisme qui fut qualifié de prolétarien, nous sommes aujourd’hui en face d’une autre forme d’internationalisme, un globalisme destructeur de singularités reposant sur le dogme de la pseudo-autorégulation des marchés.
Quelques cent ans après que Marcel Mauss l’eut forgé,

« il s’agit de repenser cet idéal d’internation, en le distinguant du cosmopolitisme et en considérant ses implications dans le contexte de l’Anthropocène et de la « souveraineté fonctionnelle » des plateformes. Le contexte actuel correspond en effet à un développement industriel planétaire qui menace la biosphère en totalité et qui se caractérise par un nouveau régime instauré par les entreprises technologiques extraterritoriales et leurs organisations économiques supranationales : ce nouveau régime contribue à la désintégration des puissances publiques locales (et notamment nationales), aggravant ainsi l’état de désorientation, augmentant la défiance des populations et conduisant à des tendances nationalistes. «

(Anne Alombert et Michał Krzykawski : ibidem)

C’est ce qui explique en partie les réactions de replis identitaires. L’affirmation de Marcel Mauss peut se décliner. Si la nation est une échelle de localité, elle ne doit ni dissoudre elle-même l’infra-national, tendance forte en France, ni être absorbée par le supra-national tout en pensant les hétéronomies et en pansant les multiples échelles de localités, les villes et les régions mais aussi les localités biologiques, sociales, informationnelles. L’internation s’oppose à la négation de la nation, l’a-nation, tout comme elle refuse le nationalisme et le supranationalisme. Elle est ouverture contre la constitution de blocs. Contre leur uniformisation, elle favorise la diversité des modes de vie, de pensée, des langues. Elle est une bifurcation vers un processus de re-mondialisation qui signifie la construction d’une contre-tendance au devenir immonde de la globalisation. Cela suppose de reconnaître les relations internationales comme conditionnés par les systèmes technologiques et non pas relevant d’une géopolitique déconnectée de la technosphère et de son exosphère satellitaire.

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , , , , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Éléments d’une petite histoire de l’extériorisation technique

De la projection organique à l’orthogenèse exosomatique.

1. De l’outil comme projection organique d’Ernst Kapp à l’engloutissement de l’outil par la machine.
Prolétarisation.
Machine et organisme. L’homme-machine

Ernst Kapp : Grundlinien einer Philosophie der Technik / Zur Entstehungsgeschichte der Kultur aus neuen Gesichtspunkten. Georg Westermann, Braunschweig 1877. Seite 29

CHAPITRE II

LA PROJECTION D’ORGANE

Usage linguistique fluctuant de l’expression projection en art et en science. – Sa fixation comme projection d’organe sur des bases historico-culturelles. – L’homme préhistorique et ses dispositions primitives. — Le premier outil, le premier travail. —L’histoire comme succession du travail humain.

Lorsqu’au début des années soixante [1860] la question de l’âge du genre humain fut soumise à discussion dans une séance de la société philosophique de Berlin, Schultz-Schultzenstein1 fit la remarque suivante : l’homme, partout où il se présente, doit commencer par s’inventer et se doter par l’art d’un mode de vie approprié, ce qui permet de dire que la science et l’art jouent pour l’homme le rôle de l’instinct pour les animaux. C’est par là qu’il se fait le créateur de lui-même, y compris de la formation et du perfectionnement de son propre corps. Lassalle2 fit une observation dans le même sens : « Cette autoproduction absolue est précisément ce qu’il y a de plus profond en l’homme ».
Cette expression convient parfaitement pour expliquer ce que nous entendons par le mot « projection ».
L’usage du terme «projection » se rattache en général à sa signification étymologique fondamentale. Sans parler de l’artillerie, où l’on appelle « projectile » tout engin balistique, ni de l’architecture ou « projecture » désigne un ressaut, ni même encore des « projets » du monde des affaires, le mot est plus particulièrement en usage dans l’art du dessin pour désigner différentes sortes d’ébauche, de tracé, de plan, d’épure, d’esquisse, et tout particulièrement le tracé du quadrillage nécessaire au cartographe. Qui n’a pas par exemple déjà entendu parler des quadrillages à lignes parallèles «d’après la projection de Mercator » comme on les appelle si couramment ?
Bien plus que ces usages accessoires, ce qui importe c’est que le mot est abondamment employé, autant par les physiologistes que par les psychologues, pour expliquer la relation que les sensations entretiennent avec des objets extérieurs et, d’une façon générale, à propos de la formation des représentations.
Dans tous ces cas, projeter est plus ou moins l’action de lancer en avant ou au-dehors, de placer au-dehors, de transférer hors de soi et de déplacer quelque chose d’intérieur dans l’extériorité. Projection et représentation ont à vrai dire à peu près la même teneur, dans la mesure où l’acte le plus intérieur de la représentation n’a pas lieu sans qu’un objet soit pour ainsi dire placé devant les yeux du sujet qui se le représente.

Ernst Kapp : Principes d’une philosophie de la technique. Traduit par Grégoire Chamayou. Editions Vrin. 2007. Pp 71-72

1 Karl Heinrich Schultz-Schultzenstein (1798-1871), naturaliste, botaniste et professeur tlë médecine à Berlin, auteur d’une théorie de la régénération des êtres vivants.

2 Ferdinand Lassalle (1825-1864), théoricien socialiste allemand.

Le texte flirte avec le concept d’extériorisation de Georg Wilhelm Friedrich Hegel : « déplacer quelque chose d’intérieur dans l’extériorité ». Il dessine l’interaction entre l’intérieur et l’extérieur : « l’acte le plus intérieur de la représentation n’a pas lieu sans qu’un objet soit pour ainsi dire placé devant les yeux du sujet qui se le représente. ». En même temps, il fait un pas vers l’autoproduction humaine de soi, et vers le concept d’exosomatisation (« transférer hors de soi ») forgé, un siècle plus tard, en 1945, par Alfred Lotka. J’examinerai cette question plus en détail dans la seconde partie de cette petite histoire de l’extériorisation.

J’ai voulu ouvrir sur l’extrait ci-dessus car il décrit le processus de naissance du concept de projection d’organe qui est aussi celui des Grundlinien, ici traduit par principes, Principes d’une philosophie de la technique.

« L’expression philosophie de la technique, écrit Grégoire Chamayou, dans la préface, est née avec ce livre, en 1877. Il s’agit pour Ernst Kapp d’une philosophie de la hache, du marteau, de la vis et de la machine à vapeur.
Le projet de faire une philosophie des artefacts revient à introduire une matière étrangère en philosophie (O.c. p.21)

Dans son livre, Ernst Kapp met en exergue le texte suivant que l’on trouve aussi sur des couvertures de certaines éditions :

« Toute l’histoire humaine se réduit en fin de compte à l’histoire de l’invention de meilleurs outils »

Le propos est de Edmund Reitlinger, un historien de la physique. Kapp voulait jeter les bases d’un nouveau point de vue permettant de montrer que «  la genèse et le perfectionnement des artefacts issus de la main de l’homme sont la condition première de son évolution vers la conscience de soi ». Pour le philosophe allemand, il faut aborder ces questions à l’échelle anthropologique. « L’histoire primitive, écrit-il, page 75, ne commence qu’avec l’outil , c’est à dire le premier travail »

« Organe et outil. La main outil des outils »

Organon est un mot grec ancien signifiant instrument, outil, organe et ouvrage, rappelle Kapp qui part de l’analogie entre l’organe du corps et l’outil. Et cela commence bien entendu par la main qui est pour lui la matrice de tous les outils. Il faut dire que de ce point de vue il est bien servi par la langue allemande. Il s’en sert d’ailleurs très consciemment. Le mot allemand Handwerk [métier, artisanat] est formé de Hand, la main et de Werk, ouvrage. Hand dérive du vieil allemand, lui même substantivant hinþan signifiant attraper, saisir. Il est intéressant de relever le rapport qui se fait d’emblée entre main et ouvrage. Cependant, le terme français man-œuvre est plutôt péjoratif, en allemand aussi (Hand-langer) ainsi que celui de main d’œuvre, ne représentant dans l’idéologie libérale rien d’autre qu’un coût, forcément toujours trop élevé. Idem pour ce que Michel Volle appelle cerveau d’oeuvre.
Ernst Kapp qui a fait des études de philologie classique rappelle tout ce à quoi renvoie la main :

« La main, organe qui saisit et qui manipule les choses corporelles, est en même temps aussi l’organe qui contribue de la façon la plus essentielle à dégager [Entbinden] la représentation et la saisie intellectuelle des choses [geistiges Begreifen] et qui nous livre le monde de la culture tout entier. […]
C’est à la main [Hand] que renvoie l’artisanat [Handwerk], l’action [Handlung], le commerce [Handel], l’unité numérique, les poids et mesures, le nombre et le calcul. Tout ce que la main [Hand] accomplit est au sens large Handlung [action]. En agissant [handeln], elle touche donc, au sens propre comme au sens figuré – si on me passe l’expression – profondément au domaine éthique. Cette même main qui a créé l’outil à son image le manipule [hantiert] comme instrument économique et comme arme. Elle l’échange aussi de  la main à la main, dans le troc et le transforme à des fins artistiques, religieuses et scientifiques.
Ce qu’est la main, elle ne l’est pas pour soi, mais en tant que membre, en tant qu’organe d’un tout vivant articulé qui se produit lui-même de l’intérieur, dans lequel le petit se conserve dans le grand, et le grand trouve sa vérité dans le petit. La machine, dont les parties sont assemblées extérieurement une à une, comporte bien des pièces ou des éléments mais pas de membres [Glieder]» (o.c. p. 103-104)

Pour Kapp, l’homme a « projeté les formes de ses organes dans les outils primitifs ». Mais, si les organes sont à la source de « l’impulsion poïétique », il souligne aussi la relation de réciprocité entre les deux organogénèses, l’une endosomatique, l’autre exosomatique. Il dit, d’une part, que

« un outil en engendre un autre »…

et observe, d’autre part, que l’outil a

« servi de support à l’évolution de l’organe naturel, et celui-ci, en devenant graduellement plus habile, a servi en retour de support au perfectionnement et à l’évolution de l’outil ». (p.89)

Ernst Kapp reprend à Alexander von Humboldt l’idée d’organologie de l’esprit c’est à dire le fait d’appeler organes les outils qui servent à ce que le philosophe de la technique appelle « l’organisme de l’esprit » :

„Das Erschaffen neuer Organe (Werkzeuge zum Beobachten) vermehrt die geistige, oft auch die physische Kraft des Menschen. Schneller als das Licht trägt in die weiteste Ferne Gedanken und Willen der geschlossene elektrische Strom. Kräfte, deren stilles Treiben in der elementarischen Natur, wie in den zarten Zellen organischer Gewebe, jetzt noch unseren Sinnen entgeht, werden erkannt, benutzt, zu höherer Thätigkeit erweckt und einst in die unabsehbare Reihe der Mittel treten, welche der Beherrschung einzelner Naturgebiete und der lebendigeren Erkenntnis des Weltganzen näher führen.“

« La création de nouveaux organes (outils pour observer, instruments d’observation), augmente la force intellectuelle et souvent aussi la force physique de l’homme. Plus rapide que la lumière, le courant électrique à circuit fermé porte la pensée et la volonté dans les contrées les plus lointaines. Un jour viendra où des forces qui s’exercent paisiblement dans la nature élémentaire comme dans les cellules délicates du tissus organique, sans que nos sens aient pu encore les découvrir, reconnues enfin mises à profit et portées à un plus haut degré d’activité, prendront place dans la série indéfinie des moyens à l’aide desquels, en maîtrisant chaque domaine particulier de la nature, nous nous élèveront à une connaissance plus intelligente et plus animée de l’ensemble du monde »
( Alexander von Humboldt : Kosmos cité par Ernst Kapp : oc p. 129-130)

Les premiers artefacts sont des manufacts. Le pied de son côté se projette dans l’échelle de mesure, etc… . Je n’entre pas dans les détails. Les organes des sens n’ont pas échappé au processus. Kapp aborde également la questions des machines, de la langue (« le plus noble de tous les manufacts est l’écriture ») et de l’Etat.

« La machine des machines »

E. Kapp qualifie la machine à vapeur de « machine des machines » permettant de soumettre à ses ordres les anciens éléments : terre, air, eau et feu. On ne saisit pas très bien ce qui dans le corps humain a pu conduire à la machine à vapeur. En tous les cas cela n’a bien entendu pas pu se faire directement ni sans de nombreux intermédiaires.

L’individu se définit par son rapport à son milieu technique.

«  Ce monde extérieur est celui dans lequel l’homme s’est créé un prolongement de soi vers l’extérieur, sans lequel il ne serait capable ni de se rendre intelligible la nature ni d’en faire usage, ni de s’expliquer son propre être. L’homme prend conscience de ce monde, du chemin qu’il a parcouru depuis le premier outil rudimentaire formé d’après un organe naturel jusqu’au sommet qu’il atteint aujourd’hui avec la profusion de machineries complexes » (O.c. p.174)

L’ organogenèse est aussi rétentionnelle puisqu’elle contient le « chemin parcouru », ce que Bernard Stiegler appelle des rétentions tertiaires.

Et déjà dans un processus d’automatisation comme nous le verrons un peu plus loin.

Illustration extraite du livre d’Ernst Kapp.

L’allume feu par frottement du bois serait «  le premier dispositif à mériter le nom de machine »( p.181). Son développement jusqu’à la machine à vapeur et à la grande industrie qu’elle permet, a comme revers, souligne Kapp,

«  l’incroyable perte d’habileté des ouvriers »(p.194),

Comme nous le verrons un peu plus loin, c’est une idée que l’on trouve avant lui déjà chez Marx et qui sera développée dans Le manifeste du Parti communiste (1848) comme le premier stade de la prolétarisation, la perte de savoir-faire des ouvriers.

Avant la grande industrie il y eut la manu-facture. On trouve partout la main y compris jusqu’à aujourd’hui dans le digital (digit = doigt) et ceci quel que soit le degré de sophistication de la machine.

« La main qui tourne a beau se transformer en fuseau, celui-ci en rouet, et le rouet à son tour en métier à filer, on a beau, pour broyer les grains, passer des molaires à la meule du sauvage, puis de celle-ci au moulin à vent, au moulin à eau et au moulin à vapeur, même si ces progrès qui mènent à la machine complète nous éloignent en même temps de l’action immédiate et durable de la main, le lien demeure néanmoins et on peut dire que la machine, y compris la plus sophistiquée, se cramponne contre vents et marée à la main de l’homme. Il ne faut pas penser la machine séparément de son origine : hors de ce rapport elle cesse d’être une machine ». (Ernst Kapp : oc. p.198)

Ernst Kapp

Il est temps de dire quelques mots de l’auteur. Ernst Kapp est né en 1808, dernier de douze enfants, à Ludwigstadt dans le nord de la Bavière. Il est orphelin à l’âge de 6 ans. Après des études de philologie à Bonn, puis une thèse d’histoire, il produisit des manuels didactiques d’histoire et de géographie, matières qu’il enseigna, en considérant l’histoire dans la géographie et la géographie dans l’histoire.

En 1845, Ernst Kapp publie en deux volumes Philosophische oder vergleichende allgemeine Erdkunde als wissenschaftliche Darstellung der Erdverhältnisse und des Menschenlebens in ihrem inneren Zusammenhange, Geographie philosophique ou géographie générale comparée en tant que sciences des relations terrestres et de la vie humaine dans leur rapport interne qui devait se conclure sur une philosophie du travail. Dans cet ouvrage, il évoque déjà mais sans la développer l’idée que les outils sont les « organes artificiels de l’humanité ». Il participe à la révolution de mars 1848. Il est dénoncé à l’inspection d’Académie pour des écrits pamphlétaires. Il récidive par un essai politique. ( J’ai emprunté ce qui précède à la préface de Grégoire Chamayou)

« Le pamphlet sur le Despotisme constitué et la liberté constitutionnelle dénonce toute forme de gouvernement qui réduit l’homme à une machine. La bureaucratie, en particulier, traite l’homme-machine (MaschinenMensch) de façon purement extérieure, aveugle, mécanique.
Elle affaiblit le système nerveux de l’individu, l’irrite, le rend susceptible, violent, irascible… Plus un État est gouverné mécaniquement, plus il devient despotique. Plus il est gouverné de manière organique, plus il est libre »

(Benoît Timmermans : L’influence hégélienne sur la Philosophie de la technique d‘Ernst Kapp. Paru dans Les philosophes et la technique, P. Chabot et G. Hottois (dir.), Paris, Vrin, 2003, p. 95-108.)

La gouvernementalité algorithmique est despotique et pulsionnelle, dirons-nous aujourd’hui.

Menacé de perdre son poste d’enseignant, il émigre, à la fin de 1849, aux États-Unis et troque, selon sa propre expression, « la plume contre la houe ». A Sisterdale au Texas, il acquiert une ferme sur les rives de la Guadalupe, non loin du territoire comanche. Là, il a comme voisin, précise Grégoire Chamayou, Edgard von Westphalen, ami d’enfance de Karl Marx, le frère de Jenny Marx «  qui fut présent à Bruxelles au moment de la rédaction du Manifeste du Parti communiste »(1848). A côté de son activité d’agriculteur (coton), il s’intéresse à l’hydrothérapie et installe un établissement de cure thermale. Il se mêle de la vie politique américaine. Il est abolitionniste. Au Texas ! A la fin de la guerre de sécession, il retourne en Allemagne et décide d’y rester. Il s’installe comme Privatdozent (enseignant privé) à Düsseldorf. Et commence à travailler à ses principes d’une philosophie de la technique qui paraît en 1877. Il présente ainsi lui-même son livre :

« Lorsque des matériaux empiriques sont soumis à la réflexion, le lien que celle-ci entretient avec l’évolution de la conscience de soi fait d’elle une philosophie de l’objet en question. Dans cette perspective, l’ouvrage commence par montrer que c’est dans le concept complet du soi corporel qu’il faut chercher l’échelle anthropologique à laquelle mesurer le domaine de la culture tout entier. A partir des faits, on prouve ensuite que l’homme transfère inconsciemment les formes et les proportions de son organisation corporelle aux œuvres de sa main, et qu’il prend conscience seulement après coup de l’analogie que ces relations présentent avec lui-même. La production des mécanismes d’après un modèle organique ainsi que la compréhension de l’organisme au moyen de dispositifs mécaniques reçoit le nom de projection d’organe, et c’est ce point de vue qui commande l’ensemble du livre. Les premiers outils, membrure et mesure, appareils et instruments, architecture, voies ferrées, télégraphes électriques, technique des machines, la loi morphologique fondamentale – autant de chapitres qui traitent de groupes de mécanismes particuliers formés à partir des différents organes du corps, et qu’on analyse ici grâce à la théorie de l’inconscient. L’ouvrage se clôt sur l’évocation des plus hautes créations que l’homme ait jamais engendrées sur la base de la culture technique : la langue et l’État, correspondant toutes les deux au corps organique pris comme un tout. La recherche ne s’aventure jamais hors des frontières de l’activité productrice de l’homme historique. Sur cette base réelle, qui est à la fois la plus proche et la plus propre à l’homme, elle aborde les principales questions actuelles en les discutant de façon plus ou moins détaillée et en évitant toute polémique. La philosophie réaliste apporte ici un nouvel éclairage sur des choses connues en introduisant les expressions “ab interiori“ » et “ab exteriori“ en complément des deux pôles privilégiés de la terminologie de la philosophie idéaliste, “l’a priori“ et “l’a posteriori“.

(E. Kapp : Selbstanzeige, Vierteljahrsschrift für wissenschafiliche Philosophie, Leipzig, Fues Verlag, I, 1877, p. 616. Trad. Grégoire Chamayou in Oc p. 19-20).

S’il y a une antériorité de la technique par rapport à la conscience, il y a chez Kapp aussi un a priori qui est l’existence d’un organisme humain qui, certes se développe à partir de la projection d’organes du corps dans des artefacts, mais qui existe au préalable. On peut contester cela dans la mesure où il n’y a pas d’espèce humaine d’avant la technique puisque l’homme n’est homme que dès lors qu’il est technique. Toutes les expressions qui se basent sur les projections hors de sont à cet égard, malgré leur intérêt, toujours quelque peu problématiques. Une autre question que pose la théorie de la projection organique est celle de savoir s’il y a – et où cela se situe-t-il – une possibilité de délibération sur les choix de ce que l’on projette.

Prolétarisation

La « perte d’habileté de l’ouvrier » résulte de l’absorption de l’outil dans la machine de la grande industrie. Un double engloutissement selon Marx puisque celui de l’outil fait du même coup disparaître le geste et la mémoire de son maniement, le savoir-faire de l’ouvrier transformé en auxiliaire de la machine.

„ Mit dem Arbeitswerkzeug geht auch die Virtuosität in seiner Führung vom Arbeiter auf die Maschine über“.

« Avec l’outil, c’est également la virtuosité dans son maniement qui passe de l’ouvrier à la machine. Le fonctionnement des outils étant désormais émancipé des bornes personnelles de la force humaine, la base technique sur laquelle repose la division manufacturière du travail se trouve supprimée. La gradation hiérarchique d’ouvriers spécialisés qui la caractérise est remplacée dans la fabrique automatique par la tendance à égaliser ou à niveler les travaux incombant aux aides du machinisme».

(Karl Marx : Le capital. Livre 1. XV. 4 La fabrique)

Au moment où naissait la théorie de la formation de l’outil par projection organique s’amorçait son absorption dans la machine. C’est avec la grande industrie que se mettra en place, comme tendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui, la prolétarisation comme perte de savoir-faire qui s’étendra à toutes les formes de savoirs avec les transformations successives du capitalisme.

Tournant machinique

Avec le tournant machinique, l’ouvrier devient un simple appendice de la machinerie :

« La machine n’a plus rien de commun avec l’instrument du travailleur individuel. Elle se distingue tout à fait de l’outil qui transmet l’activité du travailleur à l’objet. En effet, l’activité se manifeste bien plutôt comme le seul fait de la machine, l’ouvrier surveillant l’action transmise par la machine aux matières premières et la protégeant contre les dérèglements. Avec l’outil, c’était tout le contraire : le travailleur l’animait de son art et de son habileté propre, car le maniement de l’instrument dépendait de sa virtuosité. En revanche, la machine, qui possède habileté et force à la place de l’ouvrier, est elle-même désormais le virtuose, car les lois de la mécanique agissant en elle l’ont dotée d’une âme. Pour rester constamment en mouvement, elle doit consommer par exemple du charbon et de l’huile (matières instrumentales), comme il faut à l’ouvrier des denrées alimentaires ».

(Karl Marx : Fondements de la critique de l’économie politique. Traduction Roger Dangeville. Anthropos)

Marx parle de machinerie c‘est à dire d‘un système de machines qui s‘automatisent et qui est lui-même mû par un automate. Nous sommes non seulement en plein dedans mais en plus dans une phase de formidable accélération. Le texte est extrait des réflexions sur le Capital fixe et le développement des forces productives de la société (Fixes Kapital und Entwicklung der Produktivkräfte der Gesellschaft). Il s’appuie sur une citation d’Andrew Ure, auteur de La philosophie des manufactures. Ce dernier imaginait dans l’avenir un automate géant composé de multiples mécanismes combinés à des organes dotés de fonctions d’entendement qui agissent ensemble et sans interruption et sont soumis à une force qui les met d’elle même en mouvement.

Nous verrons dans la seconde partie que c’est à partir du choc technologique du tournant machinique, qui a provoqué le mouvement luddite, que Marx et Engels posent la question de ce qu’est l’idéologie et sa critique. Notons aussi que l’ensemble des auteurs cités occultent la question de la thermodynamique née avec la machine à vapeur et, partant, celle de l’entropie.

Machine et organisme

Dans une conférence intitulée Machine et organisme donnée en 1946-47 au Collège philosophique, Georges Canguilhem, qui fait également référence à Marx, évoque la théorie de la projection organique d’Ernst Kapp. Canguilhem rappelle la différence en termes d’énergie qu’établissait Karl Marx entre l’outil et la machine, le premier étant mû par la force humaine, la seconde par une force « naturelle ». Il y a donc de ce point de vue également un tournant machinique de l’extériorisation. Le médecin philosophe déplore le fait que les rapports entre la machine et l’organisme n’aient été jusqu’à présent étudiées que de manière unilatérale, de la machine vers l’organisme humain.

« On a presque toujours cherché, à partir de la structure et du fonctionnement de la machine déjà construite, à expliquer la structure et le fonctionnement de l’organisme ; mais on a rarement cherché à comprendre la construction même de la machine à partir de la structure et du fonctionnement de l’organisme »

(Georges Canguilhem : La connaissance de la vie. Librairie Vrin. 1965. Page 130 de l’édition de poche 1992),

D’où l’intérêt pour lui des travaux d’Ernst Kapp. Cette démarche, de l’organisme vers la machine, suppose résolu, estime-t-il, le problème des rapports entre science et technique que l’on présente, selon lui à tort, en termes d’antériorité de la science. Or veut montrer Canguilhem, il y a une « originalité du phénomène technique » par rapport à la science. Ce point de vue est également celui de Bernard Stiegler pour qui il y a « une singularité de la logique de l’invention technique » (Cf Bernard Stiegler : La technique et temps. Fayard 2018. p. 56). Elle n’est pas calquée mécaniquement sur la logique de la découverte scientifique. Mais les temps de passage de l’une à l’autre se resserrent de plus en plus et conduisent à la confusion de la technoscience. Cette dernière est de plus réquisitionnée dans les processus industriels organisant l’obsolescence programmée et faisant perdre à la science son idéalité. Le on a essayé et ça marche de la technoscience fait perdre de vue que l’on ne sait pas expliquer pourquoi ça marche. L’empirisme efface la science comme productrice de savoir et de vérité.

« La science n’est plus alors ce derrière quoi l’industrie investit, mais ce qui est commandité par l’industrie pour ouvrir de nouvelles possibilités d’investissements et de profits. […] La conjugaison de la technique, de la science et de la mobilité des capitaux commande l’ouverture d’un futur systématiquement exploré par l’expérimentation. Cette science devenue technoscience est moins ce qui décrit le réel que ce qui le déstabilise radicalement. La science technique ne dit plus ce qui est (la ‘loi’ de la vie ) : elle crée une nouvelle réalité. C’est une science du devenir ».

(B. Stiegler : La technique et temps. Fayard 2018. p. 806)

La faute à Descartes

Canguilhem se demande d’où vient que l’on ait cherché dans les machines un modèle pour le fonctionnement de l’organisme humain. Une telle conception, comme on le verra plus loin, est hélas toujours opérante aujourd’hui.
C’est en général à Descartes que l’on fait remonter l’analogie homme-machine. Mais écrit Canguilhem, il a comme précurseur Aristote qui assimile « les organes du mouvement animal à des organa, c’est à dire à des parties de machines de guerre ». L’analogie présuppose que l’on puisse construire de telles machines. L’auteur se demande d’où vient la « brutalité » d’une « interprétation mécaniste des phénomènes biologiques ». Il la met en rapport avec les modifications des structures économiques occidentales. Finalement, Descartes ne fait que rationaliser les technologies de son époque ( montres, horloges, machines à eau…) commençant par la théorie de l’animal-machine.

« La mécanisation de la vie, du point de vue théorique, et l’utilisation technique de l’animal sont inséparables, L’homme ne peut se rendre maître et possesseur de la nature que s’il nie toute finalité naturelle et s’il peut tenir toute la nature, y compris la nature apparemment animée, hors lui-même, pour un moyen.
C’est par là que se légitime la construction d’un modèle mécanique du corps vivant, y compris du corps humain, car déjà, chez Descartes, le corps humain, sinon l’homme, est une machine. Ce modèle mécanique, Descartes le trouve, comme on l’a déjà dit, dans les automates, c’est-à-dire dans les machines mouvantes »

(Georges Canguilhem : La connaissance de la vie. Librairie Vrin. 1992. p. 142-143)

Canguilhem, partant de l’exemple d’un intestin se comportant comme un utérus, se propose de renverser la proposition d’Aristote. Le philosophe grec, n’admet pas que l’on puisse considérer la nature comme une sorte de couteau suisse capable de plusieurs usages pour un même instrument. La perfection serait qu’un instrument ne serve qu’à un seul usage.

« Il semble au contraire que cette définition de la finalité convienne mieux à la machine qu’à l’organisme. A la limite, on doit reconnaître que, dans l’organisme, la pluralité de fonctions peut s’accommoder de l’unicité d’un organe. Un organisme à donc plus de latitude d’action qu’une machine. Il a moins de finalité et plus de potentialités. La machine, produit d’un calcul, vérifie les normes du calcul, normes rationnelles d’identité, de constance et de prévision, tandis que l’organisme vivant agit selon l’empirisme. La vie est expérience, c’est-à-dire improvisation, utilisation des occurrences ; elle est tentative dans tous les sens. D’où ce fait, à la fois massif et très souvent méconnu, que la vie tolère des monstruosités. Il n’y a pas de machine monstre. Il n’y a pas de pathologie mécanique et Bichat l’avait fait remarquer dans son Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (1801). Tandis que les monstres sont encore des vivants, il n’y a pas de distinction du normal et du pathologique en physique et en mécanique. Il y a une distinction du normal et du pathologique à l’intérieur des êtres vivants.

(Georges Canguilhem : oc p. 152)

En note, Canguilhem précise :

« Max Scheler a fait remarquer que ce sont les vivants les moins spécialisés qui sont, contrairement à la croyance des mécanistes, les plus difficiles à expliquer mécaniquement, car toutes fonctions sont chez eux assumées par l’ensemble de l’organisme. C’est seulement avec la différenciation croissante des fonctions et la complication du système nerveux qu’apparaissent des structures ayant la ressemblance approximative avec une machine. La Situation de l’Homme dans le Monde, trad. fr. de Dupuy, p. 29 et 85, Aubier, Paris, 1951.

Avant de retourner à l’intérêt de Canguilhem pour Ernst Kapp, qui découle de ce qui précède, je voudrait faire un aparté qui explique pourquoi je me suis arrêté sur la question de l’homme-machine. Elle est à la base du solutionnisme technologique à l’œuvre actuellement. Comme l’écrit le mathématicien, épistémologue et président de l’Association des amis de la génération Thunberg, Giuseppe Longo :

« Au lieu d’appréhender le biologique et en suivre l’évolution dans toute sa diversité et ses singularités, on traite les plantes, les forêts, les animaux … et les humains, comme des machines, composées par les engrenages des horloges de Descartes et Bacon, qui servent encore de référence principales pour les inventeurs des premières bio-technologies et, pour les plus modernes, on les considère comme pilotés par un logiciel, l’ADN programmable et reprogrammable à loisir.
Que fait-on alors face à ces menaces nouvelles et à leurs causes diverses, mais qui trouvent leurs origines communes dans une techno-science qui massacre tout à la fois l’écosystème et la science ? On propose une solution technique, un « techno-fix » rapide, et on en oublie de réfléchir et travailler sur leurs causes, ancrées dans ce rapport déformé et anti-scientifique à l’écosystème, au vivant ».

(Giuseppe Longo : la pandémie et le « techno-fix »)

Je reviens à Ernst Kapp et Georges Canguilhem. Ce dernier déplore l’absence en France d’intérêt pour une philosophie des techniques, à l’exception d’Alfred Espinas, auteur d’un livre sur Les origines de la technologie (1897) qui a emprunté à Ernst Kapp sa théorie de la projection organique. Cette théorie a cependant pour Canguilhem « ses limites et rencontre un obstacle notamment dans l’explication d’inventions comme celle du feu ou comme celle de la roue qui sont si caractéristiques de la technique humaine ». Il ajoute :

« On cherche ici vainement, dans ce cas, les gestes et les organes dont le feu ou la roue seraient le prolongement ou l’extension, mais il est certain que pour des instruments dérivés du marteau ou du levier, pour toutes ces familles d’instruments, l’explication est acceptable. En France, ce sont donc les ethnographes qui ont réuni, non seulement les faits, mais encore les hypothèses sur lesquelles pourrait se constituer une philosophie biologique de la technique. Ce que les Allemands ont constitué par la voie philosophique — par exemple une théorie du développement des inventions fondée sur les notions darwiniennes de variations et de sélection naturelle, comme la fait Alard Du Bois- Reymond (1860-1922) dans son ouvrage Erfindung und Erfinder (1906)1, ou encore, une théorie de la construction des machines comme « tactique de la vie », comme l’a fait O. Spengler dans son livre Der Mensch und die Technik (1931) —, nous le voyons repris, et autant qu’on peut savoir sans dérivation directe, par Leroi-Gourhan dans son livre Milieu et Techniques ».

(Georges Canguilhem : oc p. 152)

Les artefacts sont-ils extérieurs à la philosophie ?

Il y a tout de même quelque chose qui me gêne un peu dans l’idée de philosophie de la technique. Avant même la philosophie de la technique paraît en 1835, d’Andrew Ure, une Philosophie des manufactures. Dans les deux cas, il s’agissait d’introduire une « matière neuve » dans la philosophie, de rendre compte d’un tournant – choc – technologique et industriel. Le sous titre de l’ouvrage d’E.Kapp est : « la genèse de la culture d’un nouveau point de vue ». J’observe cependant la tendance persistante à opposer une « philosophie de la technique » à une philosophie qui pourrait se passer de l’étude des artefacts produits par les être humains afin de les comprendre. C’est là que cela ne va plus. Si la philosophie est ce qui s’intéresse à la vie, à comprendre ce qu’est l’être humain, il lui est impossible d’ignorer que la vie est technique, que l’être humain est profondément technique. Cela d’autant que ce qui est nié par – et enfoui dans – l’idéologie et que seule une critique de l’idéologie permet de remettre à jour, c’est précisément le fait que sans technique l’être humain n’existe pas. Tous les aspects de la vie ont une dimension organologique. On peut toujours tenter de dessiner les contours d’un communisme du 21ème siècle, mais ce n’est que du blabla si on ignore la révolution numérique en cours.

Dans la seconde partie, nous repartirons de Leroi-Gourhan et d’autres vers Alfred Lotka et l’exosomatisation déjà en germe dans l’Idéologie allemande de Marx et Engels.

A suivre : 2. De l’exosomatisation à l’orthogenèse. Marx et la technogenèse. Le renversement matérialiste de l’extériorisation. Pharmacologie de l’exosomatisation. Alfred Lotka, Bernard Stiegler et l’orthogénèse.

Publié dans (Re)Lectures de MarxEngels, Essai | Marqué avec , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Franz Kafka : Hier à l’usine… (Journal du 5 février 1912)

„5. Februar. Montag.

[…] Gestern in der Fabrik. Die Mädchen in ihren an und für sich unerträglich schmutzigen und gelösten Kleidern, mit den wie beim Erwachen zerworfenen Frisuren, mit dem vom unaufhörlichen Lärm der Transmissionen und von der einzelnen, zwar automatischen, aber unberechenbar stockenden Maschine festgehaltenen Gesichtsausdruck, sind nicht Menschen, man grüßt sie nicht, man entschuldigt sich nicht, wenn man sie stößt, ruft man sie zu einer kleinen Arbeit, so führen sie sie aus, kehren aber gleich zur Maschine zurück, mit einer Kopfbewegung zeigt man ihnen, wo sie eingreifen sollen, sie stehn in Unterröcken da, der kleinsten Macht sind sie überliefert und haben nicht einmal genug ruhigen Verstand, um diese Macht mit Blicken und Verbeugungen anzuerkennen und sich geneigt zu machen. Ist es aber sechs Uhr und rufen sie das einander zu, binden sie die Tücher vom Hals und von den Haaren los, stauben sie sich ab mit einer Bürste, die den Saal umwandert und von Ungeduldigen herangerufen wird, ziehn sie die Röcke über die Köpfe und bekommen sie die Hände rein, so gut es geht – so sind sie schließlich doch Frauen, können trotz Blässe und schlechten Zähnen lächeln, schütteln den erstarrten Körper, man kann sie nicht mehr stoßen, anschauen oder übersehn, man drückt sich an die schmierigen Kisten, um ihnen den Weg freizumachen, behält den Hut in der Hand, wenn sie guten Abend sagen, und weiß nicht, wie man es hinnehmen soll, wenn eine unseren Winterrock bereithält, daß wir ihn anziehn“.

Franz Kafka : Tagebücher 1910–1923.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5 février. Lundi.

« […] Hier à l’usine. Les jeunes filles avec leurs vêtements défaits et d’une saleté en soi insupportable, avec leurs cheveux décoiffés comme au réveil, avec leur expression du visage figée par le bruit incessant des transmissions et de chacune des machines certes automatiques mais qui s’arrêtent de marcher de façon imprévisible ne sont pas des êtres humains, on ne les salue pas, on ne s’excuse pas quand on les bouscule, si on les appelle pour un petit travail, elles l’exécutent et retournent aussitôt à leur machine, d’un signe de tête on leur montre où elles doivent intervenir, elles sont là en jupon, elles sont livrées au plus petit pouvoir et elles n’ont même pas assez de sérénité d’esprit pour reconnaître ce pouvoir par des regards et des courbettes afin qu’il soit bien disposé à leur égard. Mais qu’il soit six heures, qu’elles se le crient les unes aux autres, qu’elles détachent le foulard de leur cou et de leurs cheveux, qu’elles se débarrassent de la poussière à l’aide d’une brosse qui fait le tour de la salle et est réclamée par les impatientes, qu’elles tirent leur jupon par-dessus leur tête et qu’elles arrivent à se laver les mains tant bien que mal, finalement ce sont tout de même des femmes, elles peuvent sourire malgré leur pâleur et leurs mauvaises dents, secouer leur corps raidi, on ne peut plus les bousculer, les regarder ou ne pas les remarquer, on se presse contre les caisses graisseuses pour les laisser passer, on garde son chapeau à la main quand elles disent bonsoir, et on ne sait pas comment on doit le prendre quand l’une d’entre elles tend notre pardessus pour que nous le mettions».

Franz Kafka : Journal. Traduction et annotation Laurent Margantin . Journal de Kafka Edition critique Carnet 5. Éditions Œuvres ouvertes (2020).

Laurent Margantin rappelle dans une note :

« Karl Hermann (1883-1939), le beau-frère de Franz (il avait épousé sa sœur Elli le 27 novembre 1910), avait acheté une usine d’amiante à la mi-décembre 1911. Cette usine était située dans le quartier ouvrier de Zizkov à Prague. Franz était chargé de représenter son père dans cette affaire, et devait s’occuper de sa structure juridique ».

Le traducteur signale aussi que Marthe Robert ne traduit pas le morceau de phrase : qu’elles tirent leur jupon par-dessus leur tête. Il précise que « le texte original est pourtant présent dans l’édition du Journal par Max Brod dont elle se sert. »

L’écrivain praguois de langue allemande nous livre là une terrible description de l’état de déshumanisation et de prolétarisation de jeunes filles transformées en servantes de machines automatiques et traitées comme des bêtes, «  livrées au plus petit pouvoir ». Il met en évidence un saisissant contraste entre l’attitude envers elles dans le travail et après le travail au point d’être pris par un sentiment équivoque quand l’une d’entre elles lui tend un pardessus comme s’il s’attendait à ce que le mépris qu’elle avait subi et auquel il avait assisté lui soit rendu.
Franz Kafka connaissait le monde de l’usine de par sa profession. Il était employé par une compagnie d’assurances contre les accidents du travail, ce qui lui ouvrait un regard sur les conditions de vie et de travail des ouvrier.e.s. Il avait en particulier à évaluer les risques d’accidents du travail et à en rendre compte lorsqu’ils survenaient. La nouvelle réalité industrielle allait engendrer un nouveau droit social. A l’ère des machines, il n’est pas étonnant qu’il commence par les accidents du travail. Débuts certes timides mais débuts d’un droit du travail à repenser au 21ème siècle.

Alain Supiot fait référence à cette activité de Kafka dans sa leçon inaugurale au Collège de France :

« Franz Kafka, consacra toute sa vie professionnelle à la mise en œuvre de la loi sur les accidents du travail que l’Autriche-Hongrie avait ainsi adoptée dès 1887. Ses études de droit lui avaient laissé un souvenir contrasté : “je me suis nourri spirituellement, écrit-il à son père, d’une sciure de bois que, pour comble, des milliers de bouches avaient déjà mâchée pour moi. Mais en un sens, c’était justement cela qui était à mon goût.” Deux ans après avoir soutenu sa thèse, Kafka entra en 1908 au service des Assurances ouvrières contre les accidents pour le royaume de Bohême. Visitant des usines, recevant des hommes mutilés par le travail, luttant avec une bureaucratie s’ingéniant à ne pas les indemniser, il fit quotidiennement l’expérience de l’injustice. Cette expérience ne l’a pas seulement conduit à défendre dans ses écrits juridiques une interprétation large du champ d’application de la loi de 1887. Elle a aussi puissamment irrigué son œuvre littéraire. Son ami Max Brod rapporte que Kafka « se sentait violemment remué dans ses sentiments de solidarité sociale lorsqu’il voyait les mutilations que les ouvriers s’étaient attirées par suite de déficience des appareils de sécurité. “Comme ces hommes-là sont humbles, lui confia-t-il un jour avec un regard fixe. Au lieu de prendre la maison d’assaut et de tout mettre à sac, ils viennent nous solliciter” .

Cette remarque en dit long sur la lucidité de Kafka quant aux limites des assurances sociales naissantes. L’indemnisation des accidents du travail était le prix à payer pour le traitement des déchets humains de l’entreprise industrielle, prix calculé au plus juste tant est grande la résignation des faibles vis-à-vis des forts, tant est enracinée la soumission des gens du village aux messieurs du Château. Elle en dit long aussi sur les enjeux du droit social, sur la nécessité des barrières qu’il érige pour éviter que trop d’injustice n’ouvre les vannes du désir aveugle de “tout mettre à sac”. Les massacres déments de la première moitié du XXè siècle ont montré ce qu’il advient lorsque une paupérisation massive est imputée à des boucs émissaires, et nourrit la haine de l’autre : haine nationale ou raciale, haine de classe ou haine religieuse. À deux reprises, à l’issue de la Première, puis de la Seconde Guerre mondiale, d’abord dans la Constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1919, puis dans la Déclaration de Philadelphie en 1944, la communauté internationale s’est efforcée de tirer les leçons de ces expériences, en affirmant solennellement : “il n’est pas de paix durable sans justice sociale” ».

(Alain Supiot : Grandeur et misère de l’État social. Leçon inaugurale du Collège de France n°231. Collège de France / Fayard. 2013. Pp 18-20).
Docteur en Droit, Alain Supiot est élu en 2012 au Collège de France à la chaire « État social et mondialisation. Analyse juridique des solidarités » qu’il occupe jusqu’en 2019, avant d’être nommé professeur émérite.)

Dans un autre texte qu’il lui a consacré, Alain Supiot qualifie Kafka d’« artiste de la loi ». A propos de son écriture et de sa manière de retourner chaque argument pour l’examiner d’un point de vue opposé, le juriste dit qu’elle est « la marque propre d’un esprit juridique ou plus précisément de l’art du procès, qui est tout entier régi par la règle audi alteram partem : entends l’autre partie ».

Ce principe du contradictoire n’efface pas le contredit mais met en écoute les deux termes de la contradiction de sorte que l’un n’annihile pas l’autre.
Un principe à retenir et à faire vivre.

Publié dans Anthologie de la littérature allemande et alémanique / Schatzkästlein deutscher und alemanischer Litteratur | Marqué avec , , , , | Laisser un commentaire

Par solidarité envers la mémoire du Capitaine Dreyfus, les Mulhousiens accusent…

Meilleurs vœux républicains à toutes et tous, lectrices et lecteurs du SauteRhin.

Et, pour débuter cette nouvelle année, le SauteRhin s‘associe à une initiative combative. Elle est l’œuvre de trois mulhousien.ne.s de cœur et d’esprit :  Marie-Claire Vitoux, Maître de conférence en histoire contemporaine, Bernard Eichholzer, Enseignant et Pierre Freyburger, ancien adjoint socialiste au Maire de Mulhouse

Tous trois n’ont pas voulu laisser sans réplique les insinuations mensongères d’un candidat présumé à l‘élection présidentielle française, Eric Zemmour, qui ternissent la mémoire du  capitaine Alfred Dreyfus, dont Mulhouse est  la cité natale.

Estimant que M. Zemmour est « conscient de l’intérêt bassement électoraliste de ses propos humainement et historiquement malhonnêtes, d’autant plus si aucune réaction ne se fait jour », le collectif propose de réunir très largement toutes les sensibilités politiques, religieuses, associatives et citoyennes de la Cité du Bollwerk, afin de lui opposer « un démenti clair et ferme ».

Cette action se décompose de la manière suivante :

1. Co-signer la déclaration Mulhouse accuse

Toutes et tous, qu’elles/ils soient domicilié.e.s ou non à Mulhouse, sont invité.e.s à apporter leur signature publique à la déclaration Mulhouse accuse que vous pourrez lire ci-dessous en envoyant un courriel d’approbation à l’adresse suivante : mulhouseaccuse@gmail.com. Écrivez un mot, ou plus, du genre : j’ apporte ma signature publique à la déclaration « Mulhouse accuse ».

2. Manifestation le 13 janvier 2022

Le 13 janvier est le jour anniversaire de la publication, en 1898, dans le journal l’Aurore, de la lettre ouverte « J’accuse » d’Émile Zola. C’était, comme cette année-ci aussi, un jeudi. Ce jour-là, à Mulhouse, devant la maison natale du Capitaine Dreyfus, Place des Victoires – Rue du Sauvage, à 18h00 se déroulera une lecture publique de la déclaration « Mulhouse accuse ». Elle y sera enregistrée pour être publiée sur les réseaux sociaux.

Venez nombreux. Il est grand temps de donner un coup d’arrêt aux délires révisionnistes, antisémites, islamophobes, misogynes  dont se nourrit ce repris de justice pour se propulser sur le devant de la scène non sans puissants complices. Quand on a  de mauvaises réponses, c’est qu’on ne pose aucune bonne question.

Je compte sur vous pour diffuser largement ce message.

Publié dans Non classé | Marqué avec , , , , | 2 commentaires

A la BNU Strasbourg : Du Rhin à L’Indus ou comment l’Orient est arrivé en Alsace

À l’occasion du 150e anniversaire de la fondation de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, l’exposition L’Orient inattendu, du Rhin à l’Indus (jusqu’au 16.01.2022), invite à un regard sur l’histoire des relations de l’Alsace avec l’Orient et plus précisément les terres d’Islam. Une exposition en partenariat avec l’Université de Strasbourg et le Musée du Louvre

Je me contenterai ci après de quelques bribes d’étonnements qui me sont venues après la visite de l’exposition et la lecture du catalogue.

Migration du sacré

Avant les croisades, des réminiscences du Saint Sépulcre et des reliques ont participé d’une « migration du sacré » entre la Palestine et l’Alsace. Selon une légende forgée à la fin du 12ème siècle, « la croix [du Christ] aurait été amenée à Niedermunster, au pied du Mont Sainte-Odile, par un chameau guidé par des anges ». A la légende de la fondation d’un monastère en Alsace par un chameau, symbole du désert, fait écho la fondation de la mosquée du Prophète à Médine à l’endroit où l’animal transportant Muhammad s’était arrêté.

Vitrail montrant le transport miraculeux de la Sainte Croix de Niedermunster par un chameau. Vers 1523. Obernai Hôtel de ville

Diffusion des cultures

Il y eut bien sûr les peu reluisantes croisades. Mais les chroniques régionales en disent peu de choses, par même sur celle où l’empereur Frédéric Barberousse, parti de Haguenau, est allé se noyer en Anatolie. Les voyages de l’époque n’ont pas seulement été le fait de guerriers mais aussi de commerçants voire d’aventuriers. Ils ont contribué à la diffusion des techniques y compris médicales et des cultures. En témoigne les productions éditoriales strasbourgeoises au terme d’un ensemble de passages par diverses langues :

« Dans le paysage fécond de l’édition strasbourgeoise à la fin du 15ème siècle, deux ouvrages sont édités à quelques années d’intervalle ; appartenant au patrimoine littéraire de l’humanité, ils puisent chacun leur source dans des textes originaires de l’Inde et leur parution en latin est l’aboutissement d’un long cheminement à travers les cultures et les langues. Le premier, Barlaam et Josaphat, retrace l’histoire édifiante de deux saints chrétiens et s’inspire de la vie de Bouddha. Le second Directorium humanae vitae alias parabola antiquorum sapientum (Guide de la vie humaine ou Parabole des anciens sages) offre la traduction de Kalîla wa Dimna, un recueil arabe de fables animalières provenant du Pañchatantra (les cinq préceptes de sagesse), un texte sanskrit écrit entre les 2ème et 4ème siècles. La langue arabe constitue pour l’un et l’autre un jalon essentiel dans la diffusion du savoir oriental dans l’Europe médiévale. Les deux titres jouissent durant des siècles d’une popularité sans frontière dont témoigne le nombre important de manuscrits et d’éditions, en langues savantes ou vernaculaires »
(Annie Vernay-Nouri : Sagesse orientale, littérature mondiale : textes et images, de l’Indus au Rhin. Catalogue p 36 ).

Le Kalîma wa Dimna n’est pas seulement un texte, il est aussi « l’un des plus illustrés de la sphère islamique ». Le recueil de fables destinées à l’éducation morale des princes, doit son titre aux héros, deux chacals nommés Kalîla et Dimna. La Fontaine emprunta à ces histoires les éléments ou la trame de quelques-unes de ses fables : Le Chat, la Belette et le Petit Lapin, Le Chat et le Rat, Les Deux Pigeons, La Laitière et le Pot au lait

Image tirée d’un manuscrit de Kalîla wa Dimna daté de 1220

Réception de la médecine arabe en Alsace

L’un des premiers ouvrages médicaux édité – en latin – à Strasbourg a été autour de 1473 le Canon de la médecine composé en arabe par Avicenne entre 1012et 1024. En langue vernaculaire, en l’occurrence l’allemand, paraît en 1485, à Mayence, un traité de médecine rédigé par un médecin de Francfort sous le beau titre de Gart der Gesuntheit, le jardin de la santé. Il illustre « l’influence de l’Orient dans les disciplines médicales, et plus particulièrement la botanique ». (Cat p 44). Un troisième exemple est présenté dans l’exposition strasbourgeoise. Il est l’œuvre d’un médecin colmarien puis strasbourgeois, Laurent Fries, fervent défenseur d’Avicenne vivement attaqué par Paracelse. Fries a publié « la plus ancienne publication allemande sur la médecine interne » : Spiegel der Artzney/ Miroir de la médecine. (Marion Bernard-Schweitzer et Laurent Nass : Cat. pp. 42-46)

Des armes et des fleurs

Sous le titre Des armes et des fleurs, une troisième partie traite de l’expansion ottomane vue d’Alsace. Elle est renseignée par des livres mais aussi par des journaux qui naissent à cette époque. Du côté des armes, j’ai retenu l’attitude de Sebastian Brant (1457-1521). 2021 est le cinq-centenaire de la mort de l’auteur de La Nef des fous.

Sebastian Brant : Von dem Anfang und Wesen der hailigen Statt Jerusalem…(De l’origine et de la nature de la ville sainte de Jérusalem). 1518

L’œuvre de Sebastian Brant, écrit Nourane Ben Azzouna, est « imprégnée par la lutte contre les Ottomans et autres musulmans ». L’auteure fait référence à un texte d’Angelika Gross que je souhaiterais citer plus amplement que le catalogue ne le fait :

« L’année qui précéda la publication du Narrenschiff, Maximilien était sacré empereur par le pape Alexandre VI, et le chapitre 99 du Narrenschiff [Chapitre de La Nef des fous intitulé Le déclin de la foi] est consacré tout entier à la situation de l’Empire et de l’Église romaine. C’est dans ces événements d’actualité que Brant puise la motivation de son œuvre et l’inspiration de son catalogue de vices. Il appelle ainsi les princes des pays allemands à porter secours à Maximilien, en reconquérant la Terre Sainte alors occupée par les Turcs.
La nef des fous n’est donc pas un simple catalogue de vices, elle contient aussi, à peine dissimulé, un appel à la croisade ».
(Gross Angelika. L’idée de la folie en texte et en image : Sébastian Brandt et l’insipiens. In: Médiévales, n°25, 1993. La voix et l’écriture. pp. 71-91. Accessible en ligne )

Nourane Ben Azzouna poursuit :

« Dans différents textes, Brant mobilise tous les arguments possibles, des phénomènes naturels à l’Histoire, pour faire campagne. Par exemple, la mort d’une truie née avec deux museaux, quatre oreilles et huit pieds est interprétée comme un présage de défaite turque, et la chute d’une météorite comme le signal d’un événement capital : une croisade sous l’égide de l’Empereur Maximilien. Plusieurs textes font aussi écho aux événements politiques du temps, du triomphe de Ferdinand II d’Aragon qui chasse les derniers musulmans d’Espagne (1492) à l’expansion ottomane et la nécessité de la contrer. L’idée de croisade prend tout son sens dans une Histoire de Jérusalem des origines jusqu’au « tyran turc ». (Cat p. 70)

Coté fleurs, je retiendrai le motif floral sur la vaisselle ou les modèles de broderie, tel ce Plat au bouquet de roses et de tulipes d’Iznik en Turquie :

 

19ème siècle

L’exposition saute au 19ème siècle où le daguerréotype permet de ramener des voyages, eux-mêmes facilités par la vapeur quand on en avait les moyens, outre des objets, des motifs, modèles, également des photographies. Parmi les explorateurs photographes, le colmarien Auguste Bartholdi. On ne lui connaissait pas cette activité mais il a ramené d’Égypte, « destination phare » et du Yémen – ce qui était plus inédit – une centaine de photographies ainsi que de nombreux dessins. Ce qui est assez drôle à propos de Bartholdi, est cette juxtaposition de maquettes montrant une filiation entre d’une part le projet de phare de Suez et la Statue de la liberté :

Auguste Bartholdi 1834-1904) : à l’arrière plan, moulage en résine de la maquette de La liberté éclairant le monde (Statue de la Liberté inaugurée en 1886 à New-York) ; à l’avant, le projet – antérieur – de phare destiné à l’entrée du Canal de Suez, La liberté éclairant l’Orient : une femme fellah coiffée d’un voile et d’un diadème tenant une lampe à bout de bras. Le projet datant de 1867 sera refusé par Ismaïl Pacha.

Les indiennes de l’industrie textile mulhousienne

L’industrie des tissus imprimés connue sous l’appellation d’indiennes (qui peuvent aussi être persanes) ont leurs sources techniques et esthétiques en Orient. En Inde et en Perse, au Kashmir.

Châle carré rouge à bordure de grandes palmes. Mulhouse, Thierry Mieg, 1816-49

Ce qui suit aurait pu figurer dans l’exposition mais n’y est pas. C’est la contribution du SauteRhin à la thématique .

Il existe un rouge de Mulhouse, un rouge turc ou rouge andrinople bien particulier, « un rouge cerise riche et velouté », disait-on à l’époque. Il s’obtient à partir de la garance. Les différentes nuances proviennent du mordant qui dans ce cas ci est fait de sels d’aluminium.
Dans les échantillons de l’époque, on ne se contentait pas de le numéroter 321, on précisait qu’il s’agit du rouge turc, dénomination largement effacée depuis.

Theodore Deck

Le céramiste Théodore Deck (1823-1891) natif de Guebwiller en Alsace où se trouve son musée s’installe à Paris en 1843 où il fonde un atelier de faïences d’art. Il sera directeur de la Manufacture de Sèvres. Il a déjà été évoqué dans le SauteRhin à propos de son bleu. En 1874, il parvient à retrouver la formule du bleu turquoise des céramiques persanes. Ce bleu porte le nom de bleu de Deck ou bleu Deck.

Théodore Deck : Vase en forme de lampe. Faïence fine, décor d’émaux polychrome

« Parmi les objets islamiques les plus souvent imités par les créateurs occidentaux du 19è s. figurent les lampes dites de mosquée. Produits en Égypte et en Syrie aux 13è-14è s., ces objets en verre soufflé ont souvent été rapportés par les voyageurs européens surtout à partir de la seconde moitié du 19è s »,

écrit, dans le catalogue de l’exposition, Louise Bannwarth. (Cat. p. 129). Le vase en forme de lampe de Theodore Deck est un témoignage de cet engouement pour les formes et motifs orientaux qui bien entendu n’ont plus rien à voir avec les significations religieuses qu’ils avaient à l’origine. L’auteure ajoute :

« A l’origine ces lampes étaient destinées à être suspendues dans des mosquées ou d’autres édifices religieux. Elles étaient ornées d’inscriptions religieuses et souvent de blasons héraldiques. Aux yeux des artistes et des artisans d’art qui les imitent au 19è s , ces lampes deviennent en revanche de purs objets décoratifs ».

Theodore Deck est par ailleurs passé maître dans l’imitation dans des faïence persanes.

Et là où les modèles d’origine étaient uniques, ils deviennent des produits manufacturés en série. Capitalisme et désenchantement !

Publié dans Arts, Bibliothèques | Marqué avec , , , , , , , , , , , | Un commentaire

Hans Jacob Christoffel von Grimmelshausen (1621/22 – 1676)
Comment Simplicius découvre la lecture en observant un ermite qui lit

Dans son grand roman, Les Aventures de Simplicissimus, Hans Jacob Christoffel von Grimmelshausen,  consacre un chapitre, le chapitre X, à la découverte de la lecture par Simplicius en pleine guerre de Trente ans. L’écrivain aux onze pseudonymes anagrammatiques et romancier du monde à l’envers est l’auteur par ailleurs de L’aventurière Courage et de bien d’autres textes non traduits en français.

Illustration extraite d‘une édition des Aventures de Simplicius Simplicissimus (1683-1713). Elle est tirée du livre de Heiner Boehncke et Hans Sarkowitz : Grimmelshausen . Leben und Schreiben. Vom Musketier zum Weltautor. Extradruck der Anderen Bibliothek n°323

DAS 10. KAPITEL
Wasgestalten er schreiben und lesen im wilden Wald gelernet

Als ich das erste Mal den Einsiedel in der Bibel lesen sah, konnte ich mir nicht einbilden, mit wem er doch ein solch heimlich und meinem Bedünken nach sehr ernstlich Gespräch haben müsste: ich sah wohl die Bewegung seiner Lippen, hingegen aber niemand, der mit ihm redet’, und ob ich zwar nichts vom Lesen und Schreiben gewusst, so merkte ich doch an seinen Augen, dass ers mit etwas in selbigem Buch zu tun hatte. Ich gab Achtung auf das Buch, und nachdem er solches beigelegt, machte ich mich dahinter, schlugs auf und bekam im ersten Griff das erste Kapitel des Hiobs und die davor stehende Figur, so ein feiner Holzschnitt und schön illuminiert war, in die Augen ; ich fragte dieselbigen Bilder seltsame Sachen, weil mir aber keine Antwort widerfahren wollte, wurde ich ungeduldig und sagte eben, als der Einsiedel hinter mich schlich: „ihr kleinen Hudler, habt ihr denn keine Mäuler mehr? Habt ihr nicht allererst mit meinem Vater (denn also musste ich den Einsiedel nennen) lang genug schwätzen können? ich sehe wohl, dass ihr auch dem armen Knan seine Schaf‘ heimtreibt und das Haus angezündet habt, halt, halt, ich will dies Feuer noch wohl löschen“, damit stund ich auf, Wasser zu holen weil mich die Not vorhanden zu sein bedünkte. „Wohin Simplici ?“ sagt’ der Einsiedel, den ich hinter mir nicht wusste. „Ei, Vater“, sagte ich, da sind auch Krieger, die haben Schaf und wollens wegtreiben, sie habens dem armen Mann genommen, mit dem du erst geredet hast, so brennet sein Haus auch schon lichterloh, und wenn ich nicht bald lösche, so wirds verbrennen“; mit diesen Worten zeigte ich ihm mit dem Finger, was ich sah. „Bleib nur“, sagte der Einsiedel, „es ist noch keine Gefahr vorhanden.“ Ich antwortete, meiner Höflichkeit nach: „Bist du denn blind, wehre du, dass sie die Schaf‘ nicht forttreiben, so will ich Wasser holen.“ „Ei“, sagte der Einsiedel, „diese Bilder leben nicht, sie sind nur gemacht, uns vorlängst geschehene Dinge vor Augen zu stellen“; ich antwortet: „Du hast ja erst mit ihnen geredt, warum wollten sie dann nicht leben?“
Der Einsiedel musste wider seinen Willen und Gewohnheit lachen und sagte: „Liebes Kind, diese Bilder können nicht reden, was aber ihr Tun und Wesen sei, kann ich aus diesen schwarzen Linien sehen, welches man lesen nennet und wenn ich dergestalt lese, so hältst du dafür, ich rede mit den Bildern, so aber nichts ist.“ Ich antwortet’: „Wenn ich ein Mensch bin wie du, so müsste ich auch an den schwarzen Zeilen können sehen, was du kannst, wie soll ich mich in dein Gespräch richten? Lieber Vater, berichte mich doch eigentlich, wie ich die Sach verstehen soll?“ Darauf sagte er: „Nun wohlan, mein Sohn, ich will dich lehren, dass du so wohl als ich mit diesen Bildern wirst reden können, allein wird es Zeit brauchen, in welcher ich Geduld und du Fleiß anzulegen.“ Demnach schrieb er mir ein Alphabet auf birkene Rinden, nach dem Druck formiert, und als ich die Buchstaben kennete, lernete ich buchstabieren, folgends lesen und endlich besser schreiben, als es der Einsiedel selber konnte, weil ich alles dem Druck nachmalet’.

(Hans Jacob Christoffel von Grimmelshausen : Der Abenteuerliche Simplicissimus. Das erste Buch Kapitel X)

CHAPITRE X
De quelle manière il apprend à lire et écrire dans la forêt sauvage

La première fois que je vis l’ermite lire la Bible, je n’arrivais pas à m’imaginer avec qui il pouvait bien avoir une conversation aussi secrète et à ce qu’il me semblait si sérieuse ; je voyais bien le mouvement de ses lèvres, percevais aussi leur murmure, et, pourtant, je ne voyais ni n’entendais personne parler avec lui : et bien que je ne sache ni lire ni écrire, j’ai néanmoins remarqué, à ses yeux, qu’il se passait quelque chose avec ce livre. J’ai donc concentré mon attention sur le livre et quand il l’eut mis de côté, je le pris et l’ouvris, et tombai sur le premier chapitre du Livre de Job. Ma vue fut frappée par l’image qui le précédait, une gravure sur bois bien enluminée. Je me suis mis alors à poser d’étranges questions à cette image et comme je n’en recevais aucune réponse, je devins impatient, et alors même que l’ermite était arrivé derrière moi, je dis : « Petites fripouilles n’avez-vous donc plus de langue ? Ne venez vous pas de bavarder assez longuement avec mon père (car c’est ainsi donc que j’appelais mon ermite) ? Je vois bien que vous chassez les moutons du pauvre Knan et que vous brûlez sa maison : halte là, j’éteindrai le feu et vous empêcherai de commettre d‘autres dégâts», et disant cela je me levai pour aller chercher de l’eau, car cela me semblait bien nécessaire. « Où vas-tu, Simplici ? », dit l’ermite, que je ne savais pas derrière moi. ’ « Hé, père, dis-je, il y a là d’autres soldats, ils veulent emporter les moutons qu’ils ont pris à ce pauvre homme avec qui tu viens de parler, et voici sa maison qui brûle, et si je ne l’éteins pas vite, elle partira en fumée » ; disant cela je lui montrai du doigt ce que je voyais. « Reste donc, dit l’ermite, il n’ y a pas encore de danger » ; je lui répondis avec respect : « Ne vois-tu pas ? Veille à ce qu’ils n’emmènent pas les moutons pendant que je cherche de l’eau ». « Écoute , dit-il encore, ces images ne sont pas vivantes ; elles ne sont faites que pour remettre devant nos yeux des choses passées, il y a longtemps ». « Comment, répondis-je, tu viens pourtant de parler avec elles comment donc pourraient-elles ne pas être vivantes ? »
Contre son gré et son habitude, l’ermite ne put s’empêcher de rire et dit : « Cher enfant, ces figures ne peuvent pas parler, mais ce qu’elles font et ce qu’elles sont, cela je peux le voir dans ces lignes noires, et c’est ce que l’on appelle lire. Et quand je lis ainsi, tu crois que je parle avec les images mais il n’en est rien ». Je lui répondis : « Si je suis un être humain comme toi, je dois moi aussi pouvoir voir dans ces lignes noires ce que tu peux y voir, comment puis-je me conformer à ce que tu dit ? Cher père, apprends-moi comment je dois m’y prendre ».
Alors il dit : « Soit, mon fils, je t’enseignerai afin que tu puisses comme moi parler avec ces images, seulement, cela prendra du temps, dans lequel je dois avoir de la patience et toi de l’application ». Sur ce, il m’écrivit, sur de l’écorce de bouleau, les caractères de l’alphabet formés sur le modèle de ceux de l’imprimerie et quand je sus les lettres, j’appris à épeler, puis à lire, et enfin à écrire mieux que l’ermite lui-même ; car j’imitais en tout l’imprimé »

Grimmelshausen : Les aventures de Simplicius Simplicissimus. Livre I chap X. Trad. Maurice Colleville. Aubier Bilingue. Grimmelshausen : Les aventures de Simplicissimus. Trad. Jean Amsler. Fayard. J’ai mélangé en les modifiant les deux traductions disponibles. L’une serre le texte au plus près et a l’avantage de provenir d’une édition bilingue, l’autre prend plus de libertés et est plus agréable à lire mais il faut avoir à côté de soi une édition allemande. Il y en a en ligne.

Un mot sur les neuf chapitres qui précèdent celui que nous venons de lire. Il y a plusieurs étages de narration chez Grimmelshausen. Ici, c’est Simplicius qui se remémore sa propre histoire et raconte d’où il vient. De la noblesse du labour dont l’exercitium corporis quotidien consistait à fendre du bois et  son « noble passe-temps  à curer l’étable du fumier ». Son domaine se situait dans le Spessart, « là où les loups se disent bonsoir » et où les géniteurs se nomment Knan et les mères, Meuder. Il était un « fameux joueur de cornemuse ». En matière de theologia, il était imbattable car,

« ne connaissant ni Dieu ni homme, ni ciel ni enfer, ni ange, ni diable, il était incapable de distinguer le bien ni le mal. Quant à la science : j’étais si achevé et parfait dans l’ignorance qu’il m’était impossible de savoir que je ne savais rien du tout ».

L’enfant est élevé à la dignité de pâtre par son Knan mais ignore à quoi ressemble un loup. En fait de loups, apparaît une troupe de soldats, de « cette guerre allemande » aux « cruautés renouvelées » (celle de Trente ans dans le Saint Empire romain germanique). La soldatesque s’empare de lui et des bêtes qu’il devait garder avant de torturer son Knan et sa Meuder, de piller et d’incendier leur ferme. Sur les conseils de la servante, il prend la fuite dans la forêt. Il y rencontre un ermite qu’il prend d’abord pour un loup. Il est temps de faire connaissance :

Ermite : Comment t’appelles-tu ?
Simplici : On m’appelle garçon
Erm. : Je vois bien que tu n’est pas une fillette. Comment t’appelait ton père et ta mère ?
Simpl. : Je n’ai eu père ni mère
Erm. : Qui t’a donné cette chemise ?
Simpl. : Ben , c’est ma Meuder
Erm. : Et comment t’appelle ta Meuder ?
Simpl. : Elle m’appelle garçon, petit, ou encore sale gamin, fichu pataud et gibier de potence.
Erm. : Et qui était donc le mari de ta mère ?
Simpl. : Personne.
Erm. : Avec qui ta Meuder a-t-elle dormi la nuit ?
Simpl. : Avec mon Knan
Erm. : Comment t’appelait ton Knan ?
Simpl. : Il m’appelait aussi garçon.
Erm. : Mais comment s’appelait ton Knan ?
Simpl. : Il s’appelle Knan
Erm. : Et comment lui disait ta Meuder ?
Simpl. : Elle disait Knan et aussi Maître (Meister)
Erm. : Ne l’a-t-elle jamais appelé autrement ?
Simpl. : Si elle l’a.
Erm. : Comment alors ?
Simpl. : Salopard, grossier moineau, fichu cochon et encore bien d’autres quand elle était de mauvaise humeur.
Erm. : Tu es assurément un pauvre ignorant pour ne savoir ni le nom de tes parents ni le tien propre.
Simpl. : Eh pardi ! Tu ne le sais pas davantage.
[…]

Erm. : Tu n’es jamais allé à l’église [Kirche] ?
Simpl. : Si, même que je grimpe bravement et j’en ai cueilli un plein panier de cerises [Kirsche]
Erm. : Je ne parlais pas de cerises [Kirsche] mais d’église [Kirche].

Grimmelshausen joue sur les homonymies et avec les idiomes locaux de la langue orale qui ne se confondent pas encore avec l’écrit, lui-même, à son époque, pas complètement normé malgré un siècle d’imprimerie. Grimmelshausen exprimera d’ailleurs des réticences face à une codification excessive de la langue tendant à faire disparaître ses formes dialectales.

L’ermite donne à l’enfant le nom de Simplicius, simple, littéralement d’un seul pli. Plus tard, le gouverneur de Hanau le complétera en Simplicius Simplicissimus

Erm. : Ecoute, Simplici (car je ne peux te nommer autrement) quand tu dis le Notre- Père, c’est ainsi que tu dois parler : Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que Votre règne arrive, que Votre volonté soit faite sur terre comme au ciel, donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien.
Simpl. : Dis donc, et du fromage avec ?

Grimmelshausen nous présente Simplicius comme un exemple pratique de la théorie aristotélicienne. Il écrit qu’Aristote « au livre III de De anima a comparé l’âme d’un homme à une table rase où rien n’est écrit et sur laquelle on peut noter bien des choses ». Il y ajoute un commentaire d’Averroès d’où il ressort que l’entendement de l’homme a besoin d’un « constant exercice ».

Le processus d’adoption réciproque se termine par le moment où l’enfant appelle l’ermite père et que celui-ci consent à l’accueillir auprès de lui dans la forêt et à lui apprendre à lire et écrire. Simplicius, tout comme il ignore qu’il existe des villages, des villes, ignore qu’il y a des objets imprimés que l’on appelle des livres. Un jour, il aperçoit l’ermite lisant et le faisant en remuant ses lèvres. « Lire sans prononcer à haute ou à mi-voix, est une expérience moderne, inconnue pendant des millénaires » a écrit Michel de Certeau. Autrefois, on ne lisait pas uniquement avec les yeux mais aussi avec sa bouche comme pour incorporer le texte. L’ermite pratique une lecture murmurée que voit et entend l’enfant. Le mouvement des lèvres et des yeux lui fait penser que le lecteur est en conversation avec quelqu’un et que l’objet livre est vivant. Simplicius va faire l’expérience qu’il peut y avoir dans l’objet inanimé livre quelque chose qui anime. Il s’empare de la Bible, l’ouvre sur le livre de Job et tombe en arrêt sur une image, une gravure comme celle ci-dessous qui figure dans la Bible de Luther de 1545.

La souffrance de Job. Gravure figurant en tête du Livre de Job dans la Bible de Luther de 1545. (Source)

Il ne sait rien des caractères imprimés et ignore aussi ce qu’est une scène illustrée. La vue de l’image ré-active chez l‘enfant un vécu, un vécu réel issu du monde non écrit et non imprimé, en l’occurrence les scènes de violences pratiquées par la soldatesque dans la ferme de ses parents. Et l’ermite doit lui expliquer que la re-présentation imprimée est une mnémotechnique, « pour remettre devant nos yeux des choses passées ». Il ajoute que sa signification se trouve dans les lignes noires de l’écriture qu’il faut apprendre à lire.
« Nous ne sommes pas nés pour lire », affirme avec force la chercheuse en neurosciences Maryanne Wolf. Spécialiste du cerveau lecteur et professeure en sciences du développement de l’enfant, elle explique que

« contrairement à ses autres composantes, telles celles de la vue et de la parole, qui sont effectivement organisées génétiquement, la lecture ne dispose pas de programme génétique directement transmissible d’une génération à l’autre ».
( Maryanne Wolf : Proust et le Calamar. Editions Abeille et Castor. 2015)

La lecture « ne vient pas naturellement aux enfants, contrairement à la vue ou au langage qui, eux, sont pré-programmés ». Elle nécessite un apprentissage formant les circuits neuronaux qui la rende possible. Cet apprentissage nécessite, selon Grimmelshausen, la patience du maître, l’effort et l’attention (Fleiß) de l’élève. Simplicius apprend l’alphabet en suivant le modèle du caractère unifiant de l’imprimerie.

Pour que la scène décrite soit possible, il a fallu aux êtres humains l’invention de l’imprimerie et les différentes techniques qu’elle concentre, celle du papier, de l’encre, du plomb… . Il a fallu l’invention de l’écriture elle-même supposant la discrétisation de l’oralité et le devenir lettre des sons.

Aujourd’hui, la lecture et l’écriture sont digitales. Mais nous avons « oublié » de nous en étonner.

Publié dans Anthologie de la littérature allemande et alémanique / Schatzkästlein deutscher und alemanischer Litteratur | Marqué avec , , , , , , , | Laisser un commentaire

Du nombre à l’incalculable. A partir d’un poème de Novalis

NOVALIS :

Wenn nicht mehr Zahlen und Figuren
Sind Schlüssel aller Kreaturen,
Wenn die so singen, oder küssen,
Mehr als die Tiefgelehrten wissen,
Wenn sich die Welt ins freie Leben
Und in die Welt wird zurückbegeben,
Wenn dann sich wieder Licht und Schatten
Zu echter Klarheit wieder gatten,
Und man in Märchen und Gedichten
Erkennt die wahren Weltgeschichten,
Dann fliegt vor einem geheimen Wort
Das ganze verkehrte Wesen fort.

Quand ce ne seront plus les nombres et les figures
Qui fourniront la clef de toutes créatures,
Quand ceux-là qui chantent ou embrassent
Seront plus savants que les grands docteurs,
Quand le monde sera revenu
Dans la vie libre et rendu dans le monde,
Et que s’épouseront, pour éclairer vraiment,
De nouveau la lumière et l’ombre,
Et que l’on connaîtra dans contes et poèmes
Les éternelles histoires du monde,
Alors il suffira d’un seul mot mystérieux
Pour que s’envole tout le faux ordre des choses.

(Traduit de l’allemand par Jean- Pierre Lefebvre . Anthologie bilingue de la poésie allemande. Éditions Gallimard .La Pléiade.1993)

Lorsque nombres et figures ne seront plus
La clef de toutes créatures,
Lorsque tous ceux qui s’embrassent et chantent
En sauront plus que les savants profonds,
Lorsque le monde reprendra sa liberté
Et reviendra au monde se donner,
Lorsqu’en une clarté pure et sereine alors
Ombre et lumière de nouveau s’épouseront,
Et lorsque dans les contes et les poésies
On apprendra l’histoire des cosmogonies,
C’est là que s’enfuira devant un mot secret
Le contresens entier de la réalité.

Novalis, Henri d’Ofterdingen (traduction Marcel Camus)

Quand les Nombres et les Figures
Ne seront plus la clef de toutes les créatures,
Quand ceux qui chantent, ceux qui s’aiment
En sauront bien plus long que les savants austères,
Quand le monde deviendra libre
Et se retrouvera dans son propre univers,
Quand enfin la lumière et l’ombre
À nouveau s’uniront vers l’unique Clarté,
Quand les contes et les poèmes
Feront voir l’éternel Cosmos
– Alors il suffira d’un Mot mystérieux
Pour que s’envole au loin tout ce qui est l’Absurde

(Trad. Y. Delétang-Tardif dans Romantiques allemand I Pléiade)

Je vous ai proposé trois traductions qui diffèrent sensiblement notamment pour les trois derniers vers. Elles soulignent quelques difficultés d’interprétation que j’évoquerai plus loin.

Friedrich von Hardenberg (1772-1801) prit le nom de Novalis à un moment précis de sa courte vie, à partir d’une localisation déterminée, « à la suite d’un déplacement géographique », comme le souligne Laurent Margantin (1). Déplacement de Thuringe en Saxe, à Freiberg, dans les monts métallifères (Herzgebirge). Il y fréquente la Bergakademie, l’une des premières écoles techniques du monde, à la pointe des savoirs géologiques de l’époque. C’est là que, tout en se formant aux techniques minières, il se met à élaborer les éléments d’une cosmopoétique du monde.

Le poème ci-dessus date de l’année 1800. Il est inclus dans le matériau du roman inachevé Heinrich von Ofterdingen. Composé d’une seule strophe et d’une seule phrase de 12 vers, l’ensemble est structuré par une expression conditionnelle. Son schéma métrique est celui du quadrimètre ïambique. Les 10 premiers vers sont en rimes féminines et reposent sur la reprise (anaphore) de la conjonction wenn (quand), les deux derniers en rimes masculines sont introduites par un dann (alors). Novalis semble poser l’hypothèse d’une bascule. L’impression est renforcée par l’expression das verkehrte Wesen qui suggère l’existence d’un monde à l’envers. Mais, nous le verrons, il n’est pas vraiment question d’un renversement. Il peut être intéressant de noter, par ailleurs, que nous ne sommes pas très loin d’une instruction conditionnelle (si… alors), élément fondamental de la programmation informatique. Mais il y manquerait toutefois le sinon : si…alors…sinon. Novalis, dans ce poème, ne pose pas la question en termes d’alternative mais en ceux d’une projection dans un à venir. Le quand n’est pas seulement conditionnel mais également temporel. Dès lors que…. . Novalis était lecteur de Leibnitz « point de départ d’une mathésis universalis dont l’aboutissement est la gouvernementalité algorithmique (2)», ainsi que le signale Bernard Stiegler.

Le poème n’a pas de titre particulier. On le désigne le plus souvent par son premier vers.

Quand ce ne seront plus les nombres et les figures
Qui fourniront la clef de toutes créatures,

Nombres et figures. L’on pense bien sûr au calcul et à la figure géométrique. Mais ce qui est remarquable, c’est qu’ils ne sont pas rejetés comme tels mais comme force dogmatique dans leur prétention à vouloir être la mesure, LA clef de « toutes créatures ». Celles-ci représentent ce que nous appelons aujourd’hui le vivant, un vivant qui, surtout pour Novalis, n’oublierait pas le minéral. A cette condition nécessaire mais non suffisante, Novalis en ajoute une autre : « Quand ceux-là qui chantent ou s’embrassent / En sauront plus plus que [au choix selon les traductions] les grands docteurs » ou « les savants profonds » ou « les savants austères ». Les Tiefgelehrten désignent le monde académique enfermé dans des savoirs éclatés spécialisés, approfondis, mais sans considération pour les relations avec d’autres savoirs spécialisés et leurs objets. Novalis introduit la question du chant et du désir comme forme de savoir être et vivre mais rien ne dit que cela suffise ou que l’on puisse faire l’économie des autres savoirs y compris académiques. La question est d’en savoir plus. D’aller au delà. Mais, cela n’est pas donné. Le quand signifie que c’est à venir. D’autant qu’il y a encore la condition suivante : libérer le monde et le rendre à lui-même. Un passage assez obscur. Que nous allons approcher de plus loin.

Pour le grand historien de la littérature que fut Hans Maier3 , ce poème, souvent présenté comme une sorte de manifeste du romantisme allemand dont Novalis fut l’un des tout premiers représentants, celui de la Frühromantik, a quelque chose de « magique ». Voire de mystagogique. Hans Maier le qualifie d’« exorcisme poétique » destiné à faire s’enfuir l’état des choses inversé qui s’est installé au début de la modernité cartographique « de la mesure austère » et du « nombre aride « du calcul, qui va s’accentuer avec l’industrialisation. Novalis le dit très explicitement dans ses Hymnes à la nuit :

« Le monde antique inclinait sur sa fin. Les jardins de délices de la jeune lignée défleurissaient ; – plus haut, cet espace vacant désert, les hommes qui grandissaient loin de l’esprit d’enfance aspiraient à l’atteindre. Les dieux et leur cortège s’en étaient allés.
La Nature était là, solitaire et sans vie. Par des chaînes de fer, le nombre aride et la mesure austère la tenaient entravée. En ruine, poussière et vent au creux des mots obscurs, avait déchu l’immense épanouissement de la vie »

(Novalis : Hymnes à la nuit dans Novalis, les Disciples de Saïs, Hymnes à la nuit, Chants religieux. NRF Gallimads. Pp 132-133)

Novalis n’était pas déconnecté, loin s’en faut, des sciences et des techniques de son temps. Ingénieur des mines, et responsable de salines, il a participé aux premières mesures géologiques de la Saxe. C’était l‘époque où l’espace s’est substitué à la contrée, espace étant défini comme « la réduction virtuelle de tout lieu et de toute contrée à une métricité purement objective ». (Augustin Berque : l’écoumène. Belin). La France introduisait le système métrique et créait en 1800 le premier « bureau de statistique », Laplace commence à publier son Traité de mécanique céleste, Volta invente la première pile électrique, Herschel découvre le rayonnement infrarouge, etc.. . Dans l’une de ses notes, Novalis évoque la « chimie pneumatique » (i.e. la chimie des gaz), Johann Wilhelm Ritter (le galvanisme,) le mineralogiste et géologue Abraham Gottlob Werner. A son époque apparaît la notion de fonction. Lazare Carnot avait jeté les bases du calcul infinitésimal.

Mais on aurait tort, me semble-t-il, de lire le poème comme une opposition entre le chiffre et la vie. A cet égard un passage est tout à fait clair. Il y est question non d’une rivalité entre la lumière et l’ombre mais de leurs épousailles. Toute lumière crée une part d’ombre que l’on évacue à tort car s’y jettent des forces obscures. L’ombre et la lumière ne doivent pas être séparés mais « s’épouser » pour ensemble « s’éclairer vraiment ». D’où la place des contes et poésies. Je trouve intéressant dans la traduction de Marcel Camus le fait d’introduire à la place de l’idée d’« éternelles histoires du monde » plutôt celle d’une « histoire des cosmogonies ». Les découvertes scientifiques bousculent la cosmologie traditionnelle. La géologie rend le monde chaotique. La chimie dissout les figures : « Le principe chimique est contraire au principe figurant – il détruit les figures » écrit Novalis. Dans son roman fragmentaire se trouve la phrase suivante : « A l’âge du monde où nous vivons, il n’y a plus de relations directes avec le ciel ». Il y a comme une perte de verticalité, de cosmos. Le monde n’est pas une horloge. Il faut le réordonnancer, le réenchanter, le poétiser, le « romantiser ». Et dans le fond, lui rendre son mystère c’est à dire inventer une nouvelle cosmologie.
Une fois l’ensemble des conditions réunies, mais Novalis ne nous dit pas comment faire advenir ces quand, ALORS… Alors un mot « secret » ou « mystérieux », ein geheimes Wort suffira à ouvrir un point de fuite par lequel s’échappera Das ganze verkehrte Wesen traduit tantôt par Tout le faux ordre des choses ou Ce contresens que nous appelons réalité, ou encore tout ce qui est l’Absurde. Verkehrtes Wesen : une fausse manière d’être.

Ce mot mystérieux fait, dans le poème, pendant au nombre et à la figure. Et à la clef. Là où la clef ferme et enferme, le mot mystère ouvre. Sur l’imprévisible. Le prévisible qui est la prétention du calcul a ceci de faux, d’absurde ou de contresens qu’il étouffe la créativité, poiesis, du vivant

« La poésie et l’art en général ne sont pas la négation de la raison, mais plutôt ce que les romantiques aiment appeler sa « potentialisation », son ouverture infinie à ce qui, dans la nature même, la dépasse en force et en ingéniosité. Comme le roman suppose le savoir scientifique, l’art romantique englobe toutes les autres disciplines, dont les sciences, car la connaissance de l’infinie complexité de l’esprit et du monde ne peut être qu’une connaissance symbolique. Loin de vouloir opposer les différentes facultés humaines, ce qui le distingue à la fois des Lumières et du surréalisme, le romantisme allemand et Novalis en son cœur affirment leur possible harmonisation. »

(Laurent Margantin : Des galets du Lot à la pierre infinie / André Breton et la « minéralogie visionnaire » de Novalis

Le monde comme construction abstraite mathématisée doit être rendu à la vie, à l’intuition, à l’imaginaire, au désir. Réouvert face à sa fermeture dans la globalisation immonde de la gouvernementalité algorithmique. Cette dernière est définie par Antoinette Rouvroy et Thomas Berns comme une forme de totalisation, de clôture du « réel » statistique sur lui-même (4) .

« J’ai souvent pensé qu’il serait conforme à l’esprit européen et plausible aux yeux d’Ulysse, le héros de l’Odyssée, que la société française et celle de l’Allemagne, ancrée dans la Mitteleuropa, mettent en commun leur expérience des trois cents dernières années pour former ensemble un anti-algorithme à opposer aux algorithmes de la Silicon Valley. L’avenir, je crois, pourrait en prendre la belle habitude en permettant aux histoires d’aller et venir entre les deux rives du Rhin : un espace Schengen poétique ».
(Alexander Kluge)

Depuis que j’ai lu, je suis gêné par cette proposition d’Alexander Kluge en premières lignes de l’avant-propos de la Chronique des sentiments Livre II, Inquiétance du temps (P.O.L) sans pour autant réussir à en formuler l’objection. La question n’est en effet pas de s’opposer aux algorithmes dans une logique de négation mais à leur construction et instrumentalisation par les entreprises de la Silicon Valley qui s’arrogent pas ce biais une souveraineté fonctionnelle d’efficience. Un anti-algorithme ne saurait être lui-même qu’un algorithme. Les algorithmes ont aussi leur part d’ombre élaborés qu’ils sont à partir d’une succession d’occultations, de réduction du réel. Si nous assistons à une hypertrophie de la raison calculatrice devenue une sorte de dogme religieux du chiffre qui ne se discuterait pas, cela ne signifie pas pour autant qu’il faudrait rejeter tout calcul. Ceux du degré de réchauffement climatique ou de la hauteur réelle du Mont Blanc sont bien utiles pour nous situer dans l’Anthropocène. Et puis, le calcul n’est-il pas à l’origine même de l’écriture ? L’écriture est une technique inventée par les hommes d’abord pour pouvoir compter les chèvres, comme nous l’a expliqué formidablement bien Clarisse Herrenschmidt. Les deux techniques sont des pharmaka.

Haïku de Paul Claudel :

Le texte de Novalis, Quand ce ne seront plus les nombres et les figures…, m’a fait penser au haïku de Paul Claudel si souvent cité par Bernard Stiegler. Cette phrase qu’il faut non seulement entendre mais voir est écrite à l’encre de Chine pour un éventail et se présente ainsi :

Paul Claudel, Cent Phrases pour éventail (1927), 109. L’idéogramme Ku signifie poème, mot, phrase. San = compter

On notera que Claudel déconstruit la forme traditionnelle du haïku qui normalement est fait de trois vers de respectivement 5-7-5 syllabes. Dans le poème, il faut savoir compter.

La phrase de Paul Claudel se trouve au cœur du premier manifeste d’Ars Industrialis, association créée par Bernard Stiegler en 2005, où l’on peut lire que :

« la fabrication industrielle du désir, qui est rendue possible par les technologies d’information et de communication, consiste à catégoriser les singularités, c’est à dire à rendre calculable ce qui, étant incomparable (le singulier est par essence ce qui ne se compare à rien), est irréductiblement incalculable. Pour autant, les singularités ne sont pas du tout ce qui échappe à la technique ou au calcul, mais ce qui se constitue au contraire par la pratique des techniques, technologies et calculs, en vue d’intensifier ce qui n’est pas réductible au calculable. C’est ce que rendent par exemple immédiatement sensible toutes les formes d’art, comme le poème, dont Claudel écrit :  » Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter.  » »

Lors de son audition au Sénat en mars 2020, Bernard Stiegler avait déclaré :

« Je m’intéresse de près à l’intelligence artificielle. Parfois, ce qu’on appelle ainsi n’est que de l’algorithmique ou de la data économie. La question fondamentale est celle du rôle des calculs. Comment inscrire l’expérience de l’incalculable en calculant ? Je cite souvent Paul Claudel : « Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre tel qu’il empêche de compter ». Les grands artistes ou grands penseurs savent toujours calculer au-delà du calcul. Tous les compositeurs font du calcul, mais si leur musique est musicale, c’est parce que quelque chose va au-delà du calcul. C’est vrai aussi pour le médecin ». (Source)

A cet égard, il est faux d’affirmer, comme on l’entend ces jours-ci, que l’intelligence artificielle a pu parachever la Dixième symphonie de Beethoven. Sauf à dénier au compositeur son génie, il faut admettre qu’il serait allé au-delà de ce que viennent de réaliser les algorithmes qui ont répété ce qui était déjà là dans l’œuvre  et non créé de l’inattendu, de l’improbable qui est la marque du génie.

Pour Bernard Stiegler (5) la question n’est pas le calcul. Le problème réside dans la volonté du marketing de réduire les objets du désir au calcul

« C’est parce qu’il a réduit les objets du désir au calcul que le marketing a produit de la pulsion et de l’addiction qui n’ont plus rien à voir avec le désir. L’objet du désir est un objet qui n’a pas de prix, qui est incalculable parce qu’incomparable ».

Il note d’ailleurs que dans le poème de Claudel, il y a un nombre (alors que chez Novalis c’est un mot). Ce nombre potentialise le calcul et permet d’aller au-delà du calcul

« Un bon calcul est un calcul qui intensifie l’incalculable. C’est aussi le problème de Pascal. Pascal qui est l’inventeur de la machine à calculer, dit que rien ne vaut sans l’incalculable, qui chez lui s’appelle Dieu. Pour moi qui suis un mécréant, cela s’appelle le désir ».

Stiegler fait remarquer que même dans le don et le potlatch, il y a du calcul. Et que :

« le problème est de préserver, au-delà de ces calculs, la part du feu, et ce que Bataille appelle le somptuaire, qui est aussi ce que j’ai appelé, dans un livre dont c’est le titre, ce qui fait que la vie mérite d’être vécue. Ce qui fait que la vie mérite d’être vécue, c’est ce qui n’a pas de prix et n’est pas calculable. Si l’entreprise et la société industrielle ne sont pas capables de sacrifier à cette valeur inestimable, elles s’effondreront. »

Le Maître, dans Les disciples à Saïs de Novalis, dit que la poiesis de la nature telle qu’il la concevait devait se réaliser « dans l’atelier de l’ouvrier [ou de l’artisan] et de l’artiste, et là où les hommes sont en relations et ont à lutter de mille manières avec la Nature, dans les travaux des champs, des mines et ceux de la navigation, dans l’élevage des bestiaux et dans beaucoup d’autres métiers ». Mais l’atelier a disparu avec l’industrialisation, l’automatisation et la prolétarisation. Et la perte des savoir-faire transférés à la machine. Bernard Stiegler, dans Le nouveau conflit des facultés et des fonctions dans l’Anthropocène, propose de nouer autour des doigts (digits) de l’exosomatisation digitale « ce qui fabrique, compte et conte ».

1 Laurent Margantin : Système minéralogique et cosmologie chez Novalis / ou les plis de la terre. L’Harmattan. 1998

2 Bernard Stiegler / Medi Belhaj Kacem : Philosophies singulières. Diaphanes 2021. P. 68

3 Hans Maier, aus Marcel Reich-Ranicki (Hrsg.): Frankfurter Anthologie. Zwölfter Band, Insel Verlag, 1989]

4 Antoinette Rouvroy et Thomas Berns : Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation

5  Les citations qui suivent sont extraites de : Une pensée critique du marketing / La parole à Bernard Stiegler dans Marketing : remède ou poison ?: Les effets du marketing dans une société en crise. Ouvrage dirigé par Patrick Bourgne. EMS. 2013. https://www.editions-ems.fr/ouvrage365-marketing-remede-ou-poison-.html

Publié dans Anthologie de la littérature allemande et alémanique / Schatzkästlein deutscher und alemanischer Litteratur, Littérature | Marqué avec , , , , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Hommage à Raymond Josué SECKEL (1949-2019) :
Lenz par Pierre Frantz

Raymond Josué Seckel. (Source de la photographie : L’Alamblog)

Pour moi, qui ignorait jusqu’à peu qu’il avait un second prénom, il était Raymond Seckel, fils du pasteur Seckel. Ce dernier officiait, la dernière fois que je l’ai rencontré pour les obsèques de ma mère, au Temple Saint Jean de Mulhouse. Avec Raymond Josué Seckel, nous avions été, pour les années terminales, camarades de lycée, à l’époque le Lycée de garçons Albert Schweitzer de Mulhouse, la mixité devra attendre le passage de Mai 68. Comme pour quelques autres avec lesquels j’ai gardé des relations jusqu’à aujourd’hui, j’ai dû me retarder d’une année pour les rencontrer. Mais je ne l’ai pas fait exprès. Raymond, je l’ai très très peu connu. Après le lycée, je l’ai croisé l’une ou l’autre fois à Strasbourg où il avait appris le métier de libraire, puis une fois à la nouvelle Bibliothèque nationale où il exerçait la fonction de Directeur du département de la Recherche bibliographique. J’avais vu également, en 2007 ou en 2008, la remarquable – et très remarquée – exposition dont il avait été co-commissaire avec Marie-Françoise Quignard : Éros au secret, l’Enfer de la Bibliothèque. Il avait travaillé à la réédition du catalogue parue en 2019. On le surnommait parfois Pluton, du nom du Dieu qui domine l’Enfer. Je n’ai appris que très récemment par l’une de ses amies qui m’annonçait son décès, le 14 novembre 2019, qu’il avait pris connaissance de l’existence du SauteRhin par un reportage photographique que j’avais réalisé sur la découverte d’une « cité ouvrière » du 16ème siècle au lieu-dit La Fouchelle, à Sainte-Marie-aux-mines, sa ville natale. Un livre hommage à l’homme au béret vient de paraître : Raymond Josué Seckel, le bibliothécaire des deux rives. Les deux rives sont celles de la Seine et rappellent la traversée du fleuve par le transfert, entre 1994 et 1998, de la Bibliothèque nationale de Richelieu à Tolbiac en devenant la BnF. Raymond Seckel avait aussi un côté saute-Rhin dont le livre témoigne. A commencer par le texte que je publie ci-dessous d’un autre camarade de lycée. Avant cela encore un petit détour par Robert Musil.

L’extrait en français figure dans le livre-hommage dont il est question ici. Cependant, si la description du personnage par Robert Musil « colle » à celui que Claire Paulhan nomme « le maître des fiches et des fichiers », il est à relever une différence sensible. Le personnage imaginé par Musil ne lit que des catalogues et jamais les livres qu’il indexe, ce qui n’était clairement pas le cas pour Raymond Josué Seckel. A preuve, ses chroniques littéraires parues entre 1983 et 1986 dans le Matin de Paris dont une sélection figure dans le livre. En atteste aussi son attachement au chef d’œuvre de la littérature allemande, écrit en exil à Strasbourg, qu’est le Lenz de Georg Büchner et à son célèbre incipit daté d’un 20 janvier : Den 20. Jänner ging Lenz durchs Gebirg. Quelques courriels destinés aux amis et intitulés Le petit bleu, sont repris dans l’ouvrage. Dans l’un d’entre eux, il écrivait en note pour signaler sa sortie d’hôpital le 21 janvier 2019 : « je tiens plus au 20 janvier (profitez de ce début d’année pour lire/relire Lenz de Georg Büchner) ». Selon Marie-Noelle Bourguet-Seckel, son épouse, il aimait offrir, autour de lui, ce diagnostic mental poétique, puissant dans son inachèvement même, qu’il considérait comme un « livre terrible mais aussi livre de vie ». J’en ai parlé ici. Pierre Frantz l’évoque ci-après, à partir de conversations qu’il avait eues avec Raymond-Josué Seckel. Ce faisant, il nous rappelle aussi une époque où, loin des nostalgies pseudo-identitaires, se revivifiait, en Alsace, un dialogue culturel critique entre l’Allemagne et la France. Époque révolue mais peut-être pas perdue et susceptible d’être réactivée pour peu que nos institutions culturelles régionales cessent d’agir comme si elles vivaient hors sol.

Extrait de »Waldersbach » par Sylvain Maestraggi. Postface Jean-Christophe Bailly. Ed. L’Astrée rugueuse

Lenz par Pierre Frantz

Dans l’une de nos toutes dernières conversations, Josué a évoqué un spectacle, Lenz, Jour et nuit sur la cathédrale de Strasbourg, que j’avais vu à Strasbourg en mai ou juin 1980. Il s’agissait d’une adaptation d’un texte célèbre, que Josué admirait beaucoup, où Büchner raconte le séjour de Lenz, dans une crise de folie, à Waldersbach, chez le pasteur Oberlin. Un texte qui relève, ou du moins se rapproche, du genre de la nouvelle. Un récit où le tout jeune Büchner, fasciné, se confronte à cet autre torturé par la folie au milieu d’une nature sublime et violente, mais entouré par un milieu protestant bienveillant. Josué avait eu plaisir à rappeler ce texte avec le sérieux, la réserve et la discrétion qui lui était coutumière. Lenz, c’était un spectacle qui avait lieu sur la plateforme de la cathédrale, 142 mètres au-dessus du parvis. J’avais été saisi, bouleversé par l’étrangeté radicale de ce moment de théâtre qui ne ressemblait à rien de ce que je connaissais. C’est ce souvenir que j’aimerais évoquer. Il n’a pas la fraîcheur de l’enfance : nous étions des jeunes hommes. Mais il a la force des découvertes de la pensée et il rappelle les temps d’entrée dans la vie intellectuelle. Il est exemplaire de ce qu’est la mémoire du théâtre, un art dont les critiques, les acteurs et les metteurs en scène répètent à l’envi qu’il est éphémère et qui ne l’est pas plus qu’un autre car plus que tous les autres il a besoin de la mémoire pour sa vie éphémère et se montre aussi durable et aléatoire que la mémoire elle-même. Depuis cette conversation, elle-même fruit du hasard d’une rencontre improbable, sur le campus d’une université américaine, les souvenirs de ce spectacle et de cette soirée de jeunesse s’appellent et se mettent à la suite les uns des autres. De ce Lenz, je n’ai réussi à trouver que peu de traces. Un article de Colette Godard, si perplexe qu’elle hésite à exprimer son sentiment, et, sur youtube, un film, long entretien avec le metteur en scène, Johannes Klett, peu avant sa mort, réalisé par Heinz Cadera, Alexander Bugel et Sébastien Lange. Et puis deux amis, Jean-François Lapalus et Alain Rimoux qui tous deux jouaient dans la pièce. Les mots de Johannes Klett ont fait ressurgir de l’oubli des architectures disparues, des émotions enfouies. Il y a peu de place sur la plateforme. Il y avait donc peu de spectateurs, pour cet événement qui est demeuré plutôt confidentiel. J’avais écrit le lendemain un article de critique : je ne sais plus pour quelle revue et, comme c’était une époque où on écrivait sur une feuille de papier, avec son stylo, je n’en ai plus trouvé aucune trace. Scripta volant, verba manent. Voilà qui aurait fait sourire notre savant bibliographe, lui qui savait retrouver les textes disparus et les livres oubliés, qui, si souvent, me dénichait une brochure poussiéreuse ou un joli manuscrit, dormant sur un rayon de la rue de Richelieu.
C’était la grande époque où Jean-Pierre Vincent dirigeait le Théâtre national de Strasbourg. Un temps de créations formidables. Autour du TNS et de Vincent, qu’inspirait une véritable vision, André Engel, Bernard Chartreux, André Wilms, Évelyne Didi, Bernard Freyd, Michel Deutsch, Sylvie Muller participaient à un projet puissant, qui confrontait les cultures de la France et de l’Allemagne, leurs histoires tragiques, leurs traditions d’ordre, aussi terribles que leurs désordres, dans des rencontres parfois étonnantes. C’était aussi une époque fortement marquée à Strasbourg par deux philosophes concernés directement par le théâtre, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe. Pour nous, qui étions, aussi bien Josué que moi ou la moitié de ceux qui faisaient alors le TNS, des Alsaciens entièrement français, qui vivions à Paris, et qui n’accordions – n’accordons – qu’une importance très relative aux « identités », cette époque fut celle d’une maturation et d’une intense stimulation intellectuelle. La génération qui nous précédait avait effacé et refoulé la culture alsacienne, pour des raisons qu’il est aisé de comprendre. La nôtre la retrouvait, la découvrait, non pas dans le régionalisme ou le folklore mais dans sa portée universelle. Pas non plus comme une culture nationale allemande, certes réprimée et ignorée, mais bien comme alsacienne. Le TNS rétablissait alors le dialogue séculaire et nous permettait d’entrer dans la confrontation, féconde et souvent tragique, entre l’espace culturel français et l’espace germanique. Dans une critique aiguë des stéréotypes qui marquent nos deux histoires. Le TNS était, en ce début des années 1980, l’âme de ce dialogue franco-allemand, souvent rugueux, dont témoignent aussi la série de spectacles sans concession, terriblement discutée, Vichy fictions ou les projections de Hitler un film d’Allemagne de Syberberg. Le théâtre retrouvait à Strasbourg, au tournant des années 1970-1980, dépassant les utopies éducatives qui marquent l’idéologie du théâtre populaire, la puissance d’un art qui anime une société : elle s’y manifestait, non pas dans la stupidité d’une communion mais dans l’agitation vivace de l’intelligence. Josué suivait à sa façon – il ne pouvait manquer d’y penser – la route de Lucien Herr. Il était l’homme des livres (nul d’entre nous ne lisait autant que lui), non l’homme du livre comme son père pasteur, et sa curiosité le poussait au-delà, vers le théâtre, car si la bibliothèque ouvre sur le monde et les autres, le livre peut isoler le lecteur dans la seule compagnie des mots et des sciences. Lenz était une rencontre. Johannes Klett raconte qu’avec les comédiens et ceux qui participaient à son projet, ils traversèrent à pied les Vosges enneigées, en janvier 1980, jusqu’à Waldersbach où le pasteur Oberlin avait recueilli Lenz. Plus récemment et avec une intuition semblable, Simon Delétang, le directeur du Théâtre de Bussang, est lui aussi parti à pied dans les Vosges pour rencontrer, à hauteur d’homme, les habitants des Vosges autour de ce même texte de Büchner. Le spectacle était né de cette rencontre qui, dans son ensemble, faisait événement unique.
À Strasbourg, au TNS, l’influence de Brecht était immense mais tout ce qu’elle pouvait avoir parfois de didactique et d’étroitement idéologique, chez les brechtiens français tout particulièrement, se trouvait submergé par une puissante poésie théâtrale. Jean-Pierre Vincent s’était tourné vers les pièces du jeune Brecht et ses mises en scène de La Noce chez les petits-bourgeois ou Dans la jungle des villes, qui sans doute étaient marquées par un regard politique, se détournaient de la vulgate scolaire et glacée, issue des Lehrstücke, pour ouvrir sur Hölderlin ou Sophocle. Un esprit comparable animait André Engel qui, faisant sortir le théâtre des murs, avait fait représenter Baal dans les haras de Strasbourg ; Week-end à Yaïk d’Essenine, emmenant les spectateurs dans une visite touristique d’un Strasbourg-Moscou soviétique ; ce fut ensuite un spectacle Kafka, intitulé Hôtel moderne, faisant suivre des scènes de cabaret par d’autres qui mettaient chaque spectateur, individuellement, dans une chambre d’hôtel, en présence d’un comédien qui disait le texte de La Colonie pénitentiaire, dans une performance dont le pouvoir d’inquiéter tenait à ce seul fait que l’on était en contact direct et personnel avec un autre séparé, un personnage. Lenz sur la terrasse de la cathédrale relevait d’une démarche analogue, transformant totalement le théâtre par détournement de son lieu propre. Le lieu cathédrale était principiel, essentiel, et de cette terrasse, c’est l’Alsace, l’Allemagne et la France qu’on voyait.
En trois langues, le français, l’allemand et l’alsacien, un texte se disait, tissu constitué de plusieurs bandes juxtaposées. Le récit de Büchner était diffusé continûment, à mi-voix, en allemand et il semblait sourdre des pierres. De même une litanie de noms de personnes persécutées en Alsace par les nazis. En français les descriptions de la nature. Des scénettes de Robert Walser faisaient surgir les personnages et des bouts de dialogue, Goethe, Frédérique Brion, Lenz. Goethe et Lenz étaient incarnés par plusieurs comédiens, dans des costumes de la fin du XVIIIe siècle, de ton rougeâtre, comme les pierres de la cathédrale à laquelle ils paraissaient unis. Chacun exprimait un aspect du personnage. Lenz c’était l’histoire d’un homme brisé, d’un grand écrivain sans cesse confronté à un génie vrai et incontesté, Goethe, qui ne lui témoignait guère d’attention. Condamné à aimer celle dont le génie ne voulait plus. Chacun des comédiens, jouant Lenz ou jouant Goethe, exprimait ce contraste à sa façon. Johannes Klett rappelle, dans le film, le gestus qui caractérisait, par exemple Lenz, contraint, courbé, prisonnier de soi-même, empêché1, face à un Goethe2 serein, solaire et glorieux, ou à Frédérique Brion3. Peut-être aussi ce contraste était-il celui de l’Alsace – suggéré par la présence de sa langue dans le spectacle – empêchée, contrainte de ressembler à l’autre, en face des deux puissants pays voisins, qui s’affrontent en elle, et tour à tour avec elle. Le seul ordre narratif était celui que donnait le passage du jour à la nuit car le texte était en quelque sorte disséminé.
La cathédrale était à soi seule un spectacle incroyable. On accédait à la plateforme par un escalier étroit en colimaçon et on arrivait hors d’haleine devant la tour, alors que le soleil rougeoyait à l’ouest. La lumière révélait les fines arcatures, se jouait de la pierre, des embrasures et des percées. La cathédrale était bien ce lieu symbolique majeur de la ville et de l’Alsace mais elle évoquait aussi la montagne, que Lenz avait gravie.
À l’ouest et à l’est, les dômes montagneux attiraient le regard. Un alpiniste, du reste, escaladait la tour, décuplant l’impression de vertige qu’on pouvait ressentir. Tout était aspiré vers le sentiment du sublime, de la montée du spectateur à celle des acteurs, du soleil couchant à la nuit qui donnait au texte sa fin. On redescendait par un autre escalier à l’intérieur de la cathédrale, qu’illuminait un projecteur, à travers la rosace.
Le texte de Büchner était projeté vers le ciel, vers l’immensité de la vue sur la ville, la plaine, l’horizon des Vosges et de la Forêt-Noire. On rejoignait Lenz dans ce qui n’était plus une crise, mais un monde, intérieur et extérieur tout à la fois. Lenz triplement incarné, rêvant et rêvé, comme le rêveur de Borges, par Büchner, par les personnages, par les comédiens, enfin par chaque spectateur, envahi par la montagne à laquelle la cathédrale communiquait l’élan vertical, le vertige. Car dans la nouvelle de Büchner, l’évocation de la nature extraordinairement présente raconte, selon une sorte de métaphore prolongée et réitérée, la crise de folie de Lenz mais aussi le sentiment de Büchner, au delà de la compassion, un partage.
« Le 20, Lenz passa par la montagne. Neige en altitude, sur les flancs et les sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grise, étendues vertes, rochers, sapins. L’air était trempé, froid ; l’eau ruisselait le long des rochers et sautait en travers du chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’atmosphère humide. Des nuages passaient dans le ciel, mais tout était d’une densité… puis le brouillard montait, vapeur humide et lourde qui s’insinuait dans l’épaisseur des fourrés, si molle, si flasque4. »
La nature donne voix aux êtres qui la parlent et sont parlés par elle. Rien de plus littéraire. Et pourtant rien de plus théâtral : elle s’engouffrait, aspirée par l’assomption sublime du lieu. Peut-être était-ce cela qui avait intéressé Josué à ce spectacle, car il était un homme du lieu, lui qui avait aimé aussi profondément la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu, qui était désolé de la quitter mais avait fini, je crois, par s’en libérer dans les responsabilités et les aventures nouvelles qui s’étaient offertes à lui avec la création de la bibliothèque François-Mitterrand. L’évocation de ce spectacle a pour moi aussi valeur d’un rappel : les conversations et les échanges qui naissent des livres et du théâtre ne s’interrompent pas et, pour peu qu’on y soit attentif, se poursuivent bien au-delà de la mort.

1. Jean-François Lapalus, André Wilms, Alain Rimoux.
2. Alain Rimoux, Jean-François Lapalus, Bernard Freyd.
3. Évelyne Didi versus Dominique Muller
4. Je cite la traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Éditions du Seuil, 1988 [2007], coll. « Points ».

Pierre Frantz : Lenz. Texte tiré du livre hommage Raymond Josué Seckel, le bibliothécaire des deux rives. Éditions des Cendres. 2021. Je remercie Pierre Frantz ainsi que Marie-Noëlle Bourguet-Seckel, Nadine Férey-Pfalzgraf, Jean Didier Wagneur et les Editions des Cendres pour leur aimable autorisation me permettant de publier ce texte.

Pierre Frantz est professeur émérite de littérature française à Sorbonne Université. Il a fait ses études à Mulhouse, puis à la Sorbonne. Il a enseigné à l‘Université de France-Comté puis à Paris X-Nanterre. Il est spécialiste de l‘esthétique et du théâtre du XVIIIème siècle.

« Josué suivait à sa façon – il ne pouvait manquer d’y penser – la route de Lucien Herr. », écrit Pierre Frantz. Lucien Herr (1864-1926), natif d’Altkirch en Alsace, fut le Bibliothécaire de l’École normale de la rue d’Ulm de 1888 à 1926.  Il a été un cofondateur en 1904 du quotidien L’Humanité, dont il a trouvé le titre et dont il fut l’un des rédacteurs en politique étrangère. On trouvera plus de détails dans l’article de l’encyclopédie Wikipedia qui lui est consacré.

Je me suis concentré sur la dimension en quelque sorte SauteRhin de ce livre. J’aurais pu également évoquer l’intérêt de Raymond pour le Capitaine Dreyfus, un autre mulhousien, ou son attachement à Berlin et à ses Currywurst. Il y a cependant bien d’autres aspects dans ses 384 pages consacrées à cet « émigré alsacien à Paris » selon l’expression de son fils. Qualifié de « magicien » par Jacques Roubaud, la figure du bibliothécaire qu’il fut, se trouve en traces dans une fiction : Le rêve de Saxe de Michel Chaillou. Un magicien en enfer, aurait pu être un titre pour cet ensemble.

Jules Valles au British Museum

Beaucoup de contributions des uns et des autres concernent des relations plus ou moins de travail avec celui qui paraissait incarner et donner « un visage, un sourire, à une abstraction un peu effrayante qu’est une bibliothèque réputée porter toute la mémoire du monde »(Tierry Grillet). Je voudrais pour terminer signaler le contrepoint bienvenu que constitue l’article de Michèle Sacquin-Moulin sur un écrivain que j’aime bien. Sa contribution s’intitule : « la bibliothèque idéale de L’insurgé / Jules Vallès au British Museum ». Exilé à Londres pour échapper à la répression des Communards, Vallès qui avait assidûment fréquenté la Bibliothèque impériale puis nationale à Paris était en mesure de la comparer à celle du British Museum où il avait quasiment installé son bureau. Dans Une rue à Londres, il y consacre un chapitre. « Si Londres est une caricature de Paris, le British Museum, par un curieux renversement, devient, ou peu s’en faut la bibliothèque idéale », écrit Michèle Sacquin-Moulin.

Je ne résiste pas au plaisir d’un petit extrait :

« Les garçons de notre bibliothèque Richelieu ont un uniforme, une tunique à boutons de métal, un gilet rouge, un chapeau à cornes ; il y a je crois des caporaux et un sergent. Partout, la griffe de Napoléon Ier a laissé des traces, et il faut qu’on sente la caserne même dans le Musée des Lettres. Les Anglais se sont bien gardés de ce ridicule, et ont laissé aux horse guards les chiffons couleur de sang. En revanche, il y a des roses piquées aux boutonnières des employés ; ils se fleurissent comme s’ils étaient de noce , et parfois le volume qu’ils vous apportent sent la fleur de saison. En France, on trouverait cet amateur de bouquets indigne de sa fonction sévère ; il lui en resterait une odeur mauvaise sur son dossier, ses chefs lui en voudraient d’avoir paru un insouciant, au lieu d’être un immatriculé et d’avoir, sans ordre, acheté et arboré trois œillets ou une touffe de réséda »

(Jules Vallès : Une rue à Londres)

Pour Vallès, « une bibliothèque devrait être jour et nuit à la disposition des lecteurs » (et non les lecteurs à disposition des bibliothèques) et les employés de celle de Londres, même s’ils croyaient en Dieu et à la Reine étaient pour lui de « l’Internationale du travail ». Salut, camarade !

Couverture de la belle édition du livre hommage paru en 2021 avec une linogravure de Maxime Préaud : Béret

Textes réunis Marie-Noëlle Bourguet-Seckel, Nadine Férey-Pfalzgraf, Jean Didier Wagneur. Éditions des Cendres 2021. Un ouvrage de 384 pages de format 170 x 240 – Impression sur munken 115 g et ht sur papier ivoire – Couverture à larges rabats impression trois couleurs sur Old Mill pure des papeteries Fedrigoni. Gaufrage d’une vignette

Publié dans Bibliothèques, Théâtre | Marqué avec , , , , , , , , , , , , | Un commentaire

Infâme autodafé d’un livre de Christa Wolf à la télévision publique allemande

Une émission de la télévision publique allemande,  en l’occurrence SWR2, développe le principe d’une mise à l’index d’œuvres littéraires. Rien de mieux à faire, sans doute. Elle s’intitule Anti-Kanon anti-canon, car ouaf, ouaf, il y a des canons de la littérature. Nous dirions des classiques.

Dans un décor blanc, devant des rayonnages blancs de livres blancs, devant une table blanche, un anti-canon, qualifié de « critique littéraire » et vêtu de blanc comme un Pape, tire à boulets rouges sur des livres qui selon lui ne méritent pas d’être lus, ce qui en soi ne nécessiterait pas un tel décor. Il en a été ainsi, récemment, d’un livre de Christa Wolf qui y a été littéralement foudroyé. Il s’agissait de Cassandre dont j’ai beaucoup parlé (voir ici et ).

On peut bien entendu ne pas aimer un livre et le critiquer. Encore faudrait-il éviter les poncifs du genre, ce qui n’est pas le cas ici. Mais la question n’est pas là. Elle se trouve d’une part dans le principe grotesque d’une émission exclusivement consacrée à une mise à l’index de livres pour espérer faire de l’audience dont la chaîne est probablement en manque. D’autre part, cela devient extrêmement problématique, quand elle se conclut par un autodafé, une réduction en cendres d’une œuvre littéraire. Cela nous rappelle la mise au bûcher de livres en 1933 par les nazis. Le ou les auteurs de l’émission le savent si bien qu’ils ont commencé par foudroyer  Mein Kampf dont nous ignorions jusque là qu’il s’agissait de littérature. Cela révèle une autre infamie, celle consistant à mettre sur le même plan Mein KampfCassandre de Christa Wolf, Passager 23 de Sebastian Fitzek, Le nouvel empire de Stefan George, L’alchimiste de Paolo Coelho, La mort du prince charmant de Svende Merian. On peut voir dans cet absence de critères la preuve que le pape anti-canon y a aussi perdu son latin.

Publié dans Commentaire d'actualité | Marqué avec , , , , | Laisser un commentaire

Pause estivale

Nous nous retrouverons en septembre 2021. Bel été désautomatisé à toutes et tous.

Jacques Offenbach: « Les oiseaux dans la charmille » (Les contes d’ Hoffmann). Patricia JANEČKOVÁ, soprano – « New Years Concert in Vienna Style ».  Janáček Philharmonic Ostrava. Chef d’orchestre : Heiko Mathias Förster  ( 2016), Ostrava, Czech Republic

Publié dans Arts, Non classé | Marqué avec , | Laisser un commentaire