De la projection organique à l’orthogenèse exosomatique.
1. De l’outil comme projection organique d’Ernst Kapp à l’engloutissement de l’outil par la machine.
Prolétarisation.
Machine et organisme. L’homme-machine
Ernst Kapp : Grundlinien einer Philosophie der Technik / Zur Entstehungsgeschichte der Kultur aus neuen Gesichtspunkten. Georg Westermann, Braunschweig 1877. Seite 29
CHAPITRE II
LA PROJECTION D’ORGANE
Usage linguistique fluctuant de l’expression projection en art et en science. – Sa fixation comme projection d’organe sur des bases historico-culturelles. – L’homme préhistorique et ses dispositions primitives. — Le premier outil, le premier travail. —L’histoire comme succession du travail humain.
Lorsqu’au début des années soixante [1860] la question de l’âge du genre humain fut soumise à discussion dans une séance de la société philosophique de Berlin, Schultz-Schultzenstein1 fit la remarque suivante : l’homme, partout où il se présente, doit commencer par s’inventer et se doter par l’art d’un mode de vie approprié, ce qui permet de dire que la science et l’art jouent pour l’homme le rôle de l’instinct pour les animaux. C’est par là qu’il se fait le créateur de lui-même, y compris de la formation et du perfectionnement de son propre corps. Lassalle2 fit une observation dans le même sens : « Cette autoproduction absolue est précisément ce qu’il y a de plus profond en l’homme ».
Cette expression convient parfaitement pour expliquer ce que nous entendons par le mot « projection ».
L’usage du terme «projection » se rattache en général à sa signification étymologique fondamentale. Sans parler de l’artillerie, où l’on appelle « projectile » tout engin balistique, ni de l’architecture ou « projecture » désigne un ressaut, ni même encore des « projets » du monde des affaires, le mot est plus particulièrement en usage dans l’art du dessin pour désigner différentes sortes d’ébauche, de tracé, de plan, d’épure, d’esquisse, et tout particulièrement le tracé du quadrillage nécessaire au cartographe. Qui n’a pas par exemple déjà entendu parler des quadrillages à lignes parallèles «d’après la projection de Mercator » comme on les appelle si couramment ?
Bien plus que ces usages accessoires, ce qui importe c’est que le mot est abondamment employé, autant par les physiologistes que par les psychologues, pour expliquer la relation que les sensations entretiennent avec des objets extérieurs et, d’une façon générale, à propos de la formation des représentations.
Dans tous ces cas, projeter est plus ou moins l’action de lancer en avant ou au-dehors, de placer au-dehors, de transférer hors de soi et de déplacer quelque chose d’intérieur dans l’extériorité. Projection et représentation ont à vrai dire à peu près la même teneur, dans la mesure où l’acte le plus intérieur de la représentation n’a pas lieu sans qu’un objet soit pour ainsi dire placé devant les yeux du sujet qui se le représente.
Ernst Kapp : Principes d’une philosophie de la technique. Traduit par Grégoire Chamayou. Editions Vrin. 2007. Pp 71-72
1 Karl Heinrich Schultz-Schultzenstein (1798-1871), naturaliste, botaniste et professeur tlë médecine à Berlin, auteur d’une théorie de la régénération des êtres vivants.
2 Ferdinand Lassalle (1825-1864), théoricien socialiste allemand.
Le texte flirte avec le concept d’extériorisation de Georg Wilhelm Friedrich Hegel : « déplacer quelque chose d’intérieur dans l’extériorité ». Il dessine l’interaction entre l’intérieur et l’extérieur : « l’acte le plus intérieur de la représentation n’a pas lieu sans qu’un objet soit pour ainsi dire placé devant les yeux du sujet qui se le représente. ». En même temps, il fait un pas vers l’autoproduction humaine de soi, et vers le concept d’exosomatisation (« transférer hors de soi ») forgé, un siècle plus tard, en 1945, par Alfred Lotka. J’examinerai cette question plus en détail dans la seconde partie de cette petite histoire de l’extériorisation.
J’ai voulu ouvrir sur l’extrait ci-dessus car il décrit le processus de naissance du concept de projection d’organe qui est aussi celui des Grundlinien, ici traduit par principes, Principes d’une philosophie de la technique.
« L’expression philosophie de la technique, écrit Grégoire Chamayou, dans la préface, est née avec ce livre, en 1877. Il s’agit pour Ernst Kapp d’une philosophie de la hache, du marteau, de la vis et de la machine à vapeur.
Le projet de faire une philosophie des artefacts revient à introduire une matière étrangère en philosophie (O.c. p.21)
Dans son livre, Ernst Kapp met en exergue le texte suivant que l’on trouve aussi sur des couvertures de certaines éditions :
« Toute l’histoire humaine se réduit en fin de compte à l’histoire de l’invention de meilleurs outils »
Le propos est de Edmund Reitlinger, un historien de la physique. Kapp voulait jeter les bases d’un nouveau point de vue permettant de montrer que « la genèse et le perfectionnement des artefacts issus de la main de l’homme sont la condition première de son évolution vers la conscience de soi ». Pour le philosophe allemand, il faut aborder ces questions à l’échelle anthropologique. « L’histoire primitive, écrit-il, page 75, ne commence qu’avec l’outil , c’est à dire le premier travail »
« Organe et outil. La main outil des outils »
Organon est un mot grec ancien signifiant instrument, outil, organe et ouvrage, rappelle Kapp qui part de l’analogie entre l’organe du corps et l’outil. Et cela commence bien entendu par la main qui est pour lui la matrice de tous les outils. Il faut dire que de ce point de vue il est bien servi par la langue allemande. Il s’en sert d’ailleurs très consciemment. Le mot allemand Handwerk [métier, artisanat] est formé de Hand, la main et de Werk, ouvrage. Hand dérive du vieil allemand, lui même substantivant hinþan signifiant attraper, saisir. Il est intéressant de relever le rapport qui se fait d’emblée entre main et ouvrage. Cependant, le terme français man-œuvre est plutôt péjoratif, en allemand aussi (Hand-langer) ainsi que celui de main d’œuvre, ne représentant dans l’idéologie libérale rien d’autre qu’un coût, forcément toujours trop élevé. Idem pour ce que Michel Volle appelle cerveau d’oeuvre.
Ernst Kapp qui a fait des études de philologie classique rappelle tout ce à quoi renvoie la main :
« La main, organe qui saisit et qui manipule les choses corporelles, est en même temps aussi l’organe qui contribue de la façon la plus essentielle à dégager [Entbinden] la représentation et la saisie intellectuelle des choses [geistiges Begreifen] et qui nous livre le monde de la culture tout entier. […]
C’est à la main [Hand] que renvoie l’artisanat [Handwerk], l’action [Handlung], le commerce [Handel], l’unité numérique, les poids et mesures, le nombre et le calcul. Tout ce que la main [Hand] accomplit est au sens large Handlung [action]. En agissant [handeln], elle touche donc, au sens propre comme au sens figuré – si on me passe l’expression – profondément au domaine éthique. Cette même main qui a créé l’outil à son image le manipule [hantiert] comme instrument économique et comme arme. Elle l’échange aussi de la main à la main, dans le troc et le transforme à des fins artistiques, religieuses et scientifiques.
Ce qu’est la main, elle ne l’est pas pour soi, mais en tant que membre, en tant qu’organe d’un tout vivant articulé qui se produit lui-même de l’intérieur, dans lequel le petit se conserve dans le grand, et le grand trouve sa vérité dans le petit. La machine, dont les parties sont assemblées extérieurement une à une, comporte bien des pièces ou des éléments mais pas de membres [Glieder]» (o.c. p. 103-104)
Pour Kapp, l’homme a « projeté les formes de ses organes dans les outils primitifs ». Mais, si les organes sont à la source de « l’impulsion poïétique », il souligne aussi la relation de réciprocité entre les deux organogénèses, l’une endosomatique, l’autre exosomatique. Il dit, d’une part, que
« un outil en engendre un autre »…
et observe, d’autre part, que l’outil a
« servi de support à l’évolution de l’organe naturel, et celui-ci, en devenant graduellement plus habile, a servi en retour de support au perfectionnement et à l’évolution de l’outil ». (p.89)
Ernst Kapp reprend à Alexander von Humboldt l’idée d’organologie de l’esprit c’est à dire le fait d’appeler organes les outils qui servent à ce que le philosophe de la technique appelle « l’organisme de l’esprit » :
„Das Erschaffen neuer Organe (Werkzeuge zum Beobachten) vermehrt die geistige, oft auch die physische Kraft des Menschen. Schneller als das Licht trägt in die weiteste Ferne Gedanken und Willen der geschlossene elektrische Strom. Kräfte, deren stilles Treiben in der elementarischen Natur, wie in den zarten Zellen organischer Gewebe, jetzt noch unseren Sinnen entgeht, werden erkannt, benutzt, zu höherer Thätigkeit erweckt und einst in die unabsehbare Reihe der Mittel treten, welche der Beherrschung einzelner Naturgebiete und der lebendigeren Erkenntnis des Weltganzen näher führen.“
« La création de nouveaux organes (outils pour observer, instruments d’observation), augmente la force intellectuelle et souvent aussi la force physique de l’homme. Plus rapide que la lumière, le courant électrique à circuit fermé porte la pensée et la volonté dans les contrées les plus lointaines. Un jour viendra où des forces qui s’exercent paisiblement dans la nature élémentaire comme dans les cellules délicates du tissus organique, sans que nos sens aient pu encore les découvrir, reconnues enfin mises à profit et portées à un plus haut degré d’activité, prendront place dans la série indéfinie des moyens à l’aide desquels, en maîtrisant chaque domaine particulier de la nature, nous nous élèveront à une connaissance plus intelligente et plus animée de l’ensemble du monde »
( Alexander von Humboldt : Kosmos cité par Ernst Kapp : oc p. 129-130)
Les premiers artefacts sont des manufacts. Le pied de son côté se projette dans l’échelle de mesure, etc… . Je n’entre pas dans les détails. Les organes des sens n’ont pas échappé au processus. Kapp aborde également la questions des machines, de la langue (« le plus noble de tous les manufacts est l’écriture ») et de l’Etat.
« La machine des machines »
E. Kapp qualifie la machine à vapeur de « machine des machines » permettant de soumettre à ses ordres les anciens éléments : terre, air, eau et feu. On ne saisit pas très bien ce qui dans le corps humain a pu conduire à la machine à vapeur. En tous les cas cela n’a bien entendu pas pu se faire directement ni sans de nombreux intermédiaires.
L’individu se définit par son rapport à son milieu technique.
« Ce monde extérieur est celui dans lequel l’homme s’est créé un prolongement de soi vers l’extérieur, sans lequel il ne serait capable ni de se rendre intelligible la nature ni d’en faire usage, ni de s’expliquer son propre être. L’homme prend conscience de ce monde, du chemin qu’il a parcouru depuis le premier outil rudimentaire formé d’après un organe naturel jusqu’au sommet qu’il atteint aujourd’hui avec la profusion de machineries complexes » (O.c. p.174)
L’ organogenèse est aussi rétentionnelle puisqu’elle contient le « chemin parcouru », ce que Bernard Stiegler appelle des rétentions tertiaires.
Et déjà dans un processus d’automatisation comme nous le verrons un peu plus loin.

Illustration extraite du livre d’Ernst Kapp.
L’allume feu par frottement du bois serait « le premier dispositif à mériter le nom de machine »( p.181). Son développement jusqu’à la machine à vapeur et à la grande industrie qu’elle permet, a comme revers, souligne Kapp,
« l’incroyable perte d’habileté des ouvriers »(p.194),
Comme nous le verrons un peu plus loin, c’est une idée que l’on trouve avant lui déjà chez Marx et qui sera développée dans Le manifeste du Parti communiste (1848) comme le premier stade de la prolétarisation, la perte de savoir-faire des ouvriers.
Avant la grande industrie il y eut la manu-facture. On trouve partout la main y compris jusqu’à aujourd’hui dans le digital (digit = doigt) et ceci quel que soit le degré de sophistication de la machine.
« La main qui tourne a beau se transformer en fuseau, celui-ci en rouet, et le rouet à son tour en métier à filer, on a beau, pour broyer les grains, passer des molaires à la meule du sauvage, puis de celle-ci au moulin à vent, au moulin à eau et au moulin à vapeur, même si ces progrès qui mènent à la machine complète nous éloignent en même temps de l’action immédiate et durable de la main, le lien demeure néanmoins et on peut dire que la machine, y compris la plus sophistiquée, se cramponne contre vents et marée à la main de l’homme. Il ne faut pas penser la machine séparément de son origine : hors de ce rapport elle cesse d’être une machine ». (Ernst Kapp : oc. p.198)
Ernst Kapp
Il est temps de dire quelques mots de l’auteur. Ernst Kapp est né en 1808, dernier de douze enfants, à Ludwigstadt dans le nord de la Bavière. Il est orphelin à l’âge de 6 ans. Après des études de philologie à Bonn, puis une thèse d’histoire, il produisit des manuels didactiques d’histoire et de géographie, matières qu’il enseigna, en considérant l’histoire dans la géographie et la géographie dans l’histoire.
En 1845, Ernst Kapp publie en deux volumes Philosophische oder vergleichende allgemeine Erdkunde als wissenschaftliche Darstellung der Erdverhältnisse und des Menschenlebens in ihrem inneren Zusammenhange, Geographie philosophique ou géographie générale comparée en tant que sciences des relations terrestres et de la vie humaine dans leur rapport interne qui devait se conclure sur une philosophie du travail. Dans cet ouvrage, il évoque déjà mais sans la développer l’idée que les outils sont les « organes artificiels de l’humanité ». Il participe à la révolution de mars 1848. Il est dénoncé à l’inspection d’Académie pour des écrits pamphlétaires. Il récidive par un essai politique. ( J’ai emprunté ce qui précède à la préface de Grégoire Chamayou)
« Le pamphlet sur le Despotisme constitué et la liberté constitutionnelle dénonce toute forme de gouvernement qui réduit l’homme à une machine. La bureaucratie, en particulier, traite l’homme-machine (MaschinenMensch) de façon purement extérieure, aveugle, mécanique.
Elle affaiblit le système nerveux de l’individu, l’irrite, le rend susceptible, violent, irascible… Plus un État est gouverné mécaniquement, plus il devient despotique. Plus il est gouverné de manière organique, plus il est libre »
(Benoît Timmermans : L’influence hégélienne sur la Philosophie de la technique d‘Ernst Kapp. Paru dans Les philosophes et la technique, P. Chabot et G. Hottois (dir.), Paris, Vrin, 2003, p. 95-108.)
La gouvernementalité algorithmique est despotique et pulsionnelle, dirons-nous aujourd’hui.
Menacé de perdre son poste d’enseignant, il émigre, à la fin de 1849, aux États-Unis et troque, selon sa propre expression, « la plume contre la houe ». A Sisterdale au Texas, il acquiert une ferme sur les rives de la Guadalupe, non loin du territoire comanche. Là, il a comme voisin, précise Grégoire Chamayou, Edgard von Westphalen, ami d’enfance de Karl Marx, le frère de Jenny Marx « qui fut présent à Bruxelles au moment de la rédaction du Manifeste du Parti communiste »(1848). A côté de son activité d’agriculteur (coton), il s’intéresse à l’hydrothérapie et installe un établissement de cure thermale. Il se mêle de la vie politique américaine. Il est abolitionniste. Au Texas ! A la fin de la guerre de sécession, il retourne en Allemagne et décide d’y rester. Il s’installe comme Privatdozent (enseignant privé) à Düsseldorf. Et commence à travailler à ses principes d’une philosophie de la technique qui paraît en 1877. Il présente ainsi lui-même son livre :
« Lorsque des matériaux empiriques sont soumis à la réflexion, le lien que celle-ci entretient avec l’évolution de la conscience de soi fait d’elle une philosophie de l’objet en question. Dans cette perspective, l’ouvrage commence par montrer que c’est dans le concept complet du soi corporel qu’il faut chercher l’échelle anthropologique à laquelle mesurer le domaine de la culture tout entier. A partir des faits, on prouve ensuite que l’homme transfère inconsciemment les formes et les proportions de son organisation corporelle aux œuvres de sa main, et qu’il prend conscience seulement après coup de l’analogie que ces relations présentent avec lui-même. La production des mécanismes d’après un modèle organique ainsi que la compréhension de l’organisme au moyen de dispositifs mécaniques reçoit le nom de projection d’organe, et c’est ce point de vue qui commande l’ensemble du livre. Les premiers outils, membrure et mesure, appareils et instruments, architecture, voies ferrées, télégraphes électriques, technique des machines, la loi morphologique fondamentale – autant de chapitres qui traitent de groupes de mécanismes particuliers formés à partir des différents organes du corps, et qu’on analyse ici grâce à la théorie de l’inconscient. L’ouvrage se clôt sur l’évocation des plus hautes créations que l’homme ait jamais engendrées sur la base de la culture technique : la langue et l’État, correspondant toutes les deux au corps organique pris comme un tout. La recherche ne s’aventure jamais hors des frontières de l’activité productrice de l’homme historique. Sur cette base réelle, qui est à la fois la plus proche et la plus propre à l’homme, elle aborde les principales questions actuelles en les discutant de façon plus ou moins détaillée et en évitant toute polémique. La philosophie réaliste apporte ici un nouvel éclairage sur des choses connues en introduisant les expressions “ab interiori“ » et “ab exteriori“ en complément des deux pôles privilégiés de la terminologie de la philosophie idéaliste, “l’a priori“ et “l’a posteriori“.
(E. Kapp : Selbstanzeige, Vierteljahrsschrift für wissenschafiliche Philosophie, Leipzig, Fues Verlag, I, 1877, p. 616. Trad. Grégoire Chamayou in Oc p. 19-20).
S’il y a une antériorité de la technique par rapport à la conscience, il y a chez Kapp aussi un a priori qui est l’existence d’un organisme humain qui, certes se développe à partir de la projection d’organes du corps dans des artefacts, mais qui existe au préalable. On peut contester cela dans la mesure où il n’y a pas d’espèce humaine d’avant la technique puisque l’homme n’est homme que dès lors qu’il est technique. Toutes les expressions qui se basent sur les projections hors de sont à cet égard, malgré leur intérêt, toujours quelque peu problématiques. Une autre question que pose la théorie de la projection organique est celle de savoir s’il y a – et où cela se situe-t-il – une possibilité de délibération sur les choix de ce que l’on projette.
Prolétarisation
La « perte d’habileté de l’ouvrier » résulte de l’absorption de l’outil dans la machine de la grande industrie. Un double engloutissement selon Marx puisque celui de l’outil fait du même coup disparaître le geste et la mémoire de son maniement, le savoir-faire de l’ouvrier transformé en auxiliaire de la machine.
„ Mit dem Arbeitswerkzeug geht auch die Virtuosität in seiner Führung vom Arbeiter auf die Maschine über“.
« Avec l’outil, c’est également la virtuosité dans son maniement qui passe de l’ouvrier à la machine. Le fonctionnement des outils étant désormais émancipé des bornes personnelles de la force humaine, la base technique sur laquelle repose la division manufacturière du travail se trouve supprimée. La gradation hiérarchique d’ouvriers spécialisés qui la caractérise est remplacée dans la fabrique automatique par la tendance à égaliser ou à niveler les travaux incombant aux aides du machinisme».
(Karl Marx : Le capital. Livre 1. XV. 4 La fabrique)
Au moment où naissait la théorie de la formation de l’outil par projection organique s’amorçait son absorption dans la machine. C’est avec la grande industrie que se mettra en place, comme tendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui, la prolétarisation comme perte de savoir-faire qui s’étendra à toutes les formes de savoirs avec les transformations successives du capitalisme.
Tournant machinique
Avec le tournant machinique, l’ouvrier devient un simple appendice de la machinerie :
« La machine n’a plus rien de commun avec l’instrument du travailleur individuel. Elle se distingue tout à fait de l’outil qui transmet l’activité du travailleur à l’objet. En effet, l’activité se manifeste bien plutôt comme le seul fait de la machine, l’ouvrier surveillant l’action transmise par la machine aux matières premières et la protégeant contre les dérèglements. Avec l’outil, c’était tout le contraire : le travailleur l’animait de son art et de son habileté propre, car le maniement de l’instrument dépendait de sa virtuosité. En revanche, la machine, qui possède habileté et force à la place de l’ouvrier, est elle-même désormais le virtuose, car les lois de la mécanique agissant en elle l’ont dotée d’une âme. Pour rester constamment en mouvement, elle doit consommer par exemple du charbon et de l’huile (matières instrumentales), comme il faut à l’ouvrier des denrées alimentaires ».
(Karl Marx : Fondements de la critique de l’économie politique. Traduction Roger Dangeville. Anthropos)
Marx parle de machinerie c‘est à dire d‘un système de machines qui s‘automatisent et qui est lui-même mû par un automate. Nous sommes non seulement en plein dedans mais en plus dans une phase de formidable accélération. Le texte est extrait des réflexions sur le Capital fixe et le développement des forces productives de la société (Fixes Kapital und Entwicklung der Produktivkräfte der Gesellschaft). Il s’appuie sur une citation d’Andrew Ure, auteur de La philosophie des manufactures. Ce dernier imaginait dans l’avenir un automate géant composé de multiples mécanismes combinés à des organes dotés de fonctions d’entendement qui agissent ensemble et sans interruption et sont soumis à une force qui les met d’elle même en mouvement.
Nous verrons dans la seconde partie que c’est à partir du choc technologique du tournant machinique, qui a provoqué le mouvement luddite, que Marx et Engels posent la question de ce qu’est l’idéologie et sa critique. Notons aussi que l’ensemble des auteurs cités occultent la question de la thermodynamique née avec la machine à vapeur et, partant, celle de l’entropie.
Machine et organisme
Dans une conférence intitulée Machine et organisme donnée en 1946-47 au Collège philosophique, Georges Canguilhem, qui fait également référence à Marx, évoque la théorie de la projection organique d’Ernst Kapp. Canguilhem rappelle la différence en termes d’énergie qu’établissait Karl Marx entre l’outil et la machine, le premier étant mû par la force humaine, la seconde par une force « naturelle ». Il y a donc de ce point de vue également un tournant machinique de l’extériorisation. Le médecin philosophe déplore le fait que les rapports entre la machine et l’organisme n’aient été jusqu’à présent étudiées que de manière unilatérale, de la machine vers l’organisme humain.
« On a presque toujours cherché, à partir de la structure et du fonctionnement de la machine déjà construite, à expliquer la structure et le fonctionnement de l’organisme ; mais on a rarement cherché à comprendre la construction même de la machine à partir de la structure et du fonctionnement de l’organisme »
(Georges Canguilhem : La connaissance de la vie. Librairie Vrin. 1965. Page 130 de l’édition de poche 1992),
D’où l’intérêt pour lui des travaux d’Ernst Kapp. Cette démarche, de l’organisme vers la machine, suppose résolu, estime-t-il, le problème des rapports entre science et technique que l’on présente, selon lui à tort, en termes d’antériorité de la science. Or veut montrer Canguilhem, il y a une « originalité du phénomène technique » par rapport à la science. Ce point de vue est également celui de Bernard Stiegler pour qui il y a « une singularité de la logique de l’invention technique » (Cf Bernard Stiegler : La technique et temps. Fayard 2018. p. 56). Elle n’est pas calquée mécaniquement sur la logique de la découverte scientifique. Mais les temps de passage de l’une à l’autre se resserrent de plus en plus et conduisent à la confusion de la technoscience. Cette dernière est de plus réquisitionnée dans les processus industriels organisant l’obsolescence programmée et faisant perdre à la science son idéalité. Le on a essayé et ça marche de la technoscience fait perdre de vue que l’on ne sait pas expliquer pourquoi ça marche. L’empirisme efface la science comme productrice de savoir et de vérité.
« La science n’est plus alors ce derrière quoi l’industrie investit, mais ce qui est commandité par l’industrie pour ouvrir de nouvelles possibilités d’investissements et de profits. […] La conjugaison de la technique, de la science et de la mobilité des capitaux commande l’ouverture d’un futur systématiquement exploré par l’expérimentation. Cette science devenue technoscience est moins ce qui décrit le réel que ce qui le déstabilise radicalement. La science technique ne dit plus ce qui est (la ‘loi’ de la vie ) : elle crée une nouvelle réalité. C’est une science du devenir ».
(B. Stiegler : La technique et temps. Fayard 2018. p. 806)
La faute à Descartes
Canguilhem se demande d’où vient que l’on ait cherché dans les machines un modèle pour le fonctionnement de l’organisme humain. Une telle conception, comme on le verra plus loin, est hélas toujours opérante aujourd’hui.
C’est en général à Descartes que l’on fait remonter l’analogie homme-machine. Mais écrit Canguilhem, il a comme précurseur Aristote qui assimile « les organes du mouvement animal à des organa, c’est à dire à des parties de machines de guerre ». L’analogie présuppose que l’on puisse construire de telles machines. L’auteur se demande d’où vient la « brutalité » d’une « interprétation mécaniste des phénomènes biologiques ». Il la met en rapport avec les modifications des structures économiques occidentales. Finalement, Descartes ne fait que rationaliser les technologies de son époque ( montres, horloges, machines à eau…) commençant par la théorie de l’animal-machine.
« La mécanisation de la vie, du point de vue théorique, et l’utilisation technique de l’animal sont inséparables, L’homme ne peut se rendre maître et possesseur de la nature que s’il nie toute finalité naturelle et s’il peut tenir toute la nature, y compris la nature apparemment animée, hors lui-même, pour un moyen.
C’est par là que se légitime la construction d’un modèle mécanique du corps vivant, y compris du corps humain, car déjà, chez Descartes, le corps humain, sinon l’homme, est une machine. Ce modèle mécanique, Descartes le trouve, comme on l’a déjà dit, dans les automates, c’est-à-dire dans les machines mouvantes »
(Georges Canguilhem : La connaissance de la vie. Librairie Vrin. 1992. p. 142-143)
Canguilhem, partant de l’exemple d’un intestin se comportant comme un utérus, se propose de renverser la proposition d’Aristote. Le philosophe grec, n’admet pas que l’on puisse considérer la nature comme une sorte de couteau suisse capable de plusieurs usages pour un même instrument. La perfection serait qu’un instrument ne serve qu’à un seul usage.
« Il semble au contraire que cette définition de la finalité convienne mieux à la machine qu’à l’organisme. A la limite, on doit reconnaître que, dans l’organisme, la pluralité de fonctions peut s’accommoder de l’unicité d’un organe. Un organisme à donc plus de latitude d’action qu’une machine. Il a moins de finalité et plus de potentialités. La machine, produit d’un calcul, vérifie les normes du calcul, normes rationnelles d’identité, de constance et de prévision, tandis que l’organisme vivant agit selon l’empirisme. La vie est expérience, c’est-à-dire improvisation, utilisation des occurrences ; elle est tentative dans tous les sens. D’où ce fait, à la fois massif et très souvent méconnu, que la vie tolère des monstruosités. Il n’y a pas de machine monstre. Il n’y a pas de pathologie mécanique et Bichat l’avait fait remarquer dans son Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (1801). Tandis que les monstres sont encore des vivants, il n’y a pas de distinction du normal et du pathologique en physique et en mécanique. Il y a une distinction du normal et du pathologique à l’intérieur des êtres vivants.
(Georges Canguilhem : oc p. 152)
En note, Canguilhem précise :
« Max Scheler a fait remarquer que ce sont les vivants les moins spécialisés qui sont, contrairement à la croyance des mécanistes, les plus difficiles à expliquer mécaniquement, car toutes fonctions sont chez eux assumées par l’ensemble de l’organisme. C’est seulement avec la différenciation croissante des fonctions et la complication du système nerveux qu’apparaissent des structures ayant la ressemblance approximative avec une machine. La Situation de l’Homme dans le Monde, trad. fr. de Dupuy, p. 29 et 85, Aubier, Paris, 1951.
Avant de retourner à l’intérêt de Canguilhem pour Ernst Kapp, qui découle de ce qui précède, je voudrait faire un aparté qui explique pourquoi je me suis arrêté sur la question de l’homme-machine. Elle est à la base du solutionnisme technologique à l’œuvre actuellement. Comme l’écrit le mathématicien, épistémologue et président de l’Association des amis de la génération Thunberg, Giuseppe Longo :
« Au lieu d’appréhender le biologique et en suivre l’évolution dans toute sa diversité et ses singularités, on traite les plantes, les forêts, les animaux … et les humains, comme des machines, composées par les engrenages des horloges de Descartes et Bacon, qui servent encore de référence principales pour les inventeurs des premières bio-technologies et, pour les plus modernes, on les considère comme pilotés par un logiciel, l’ADN programmable et reprogrammable à loisir.
Que fait-on alors face à ces menaces nouvelles et à leurs causes diverses, mais qui trouvent leurs origines communes dans une techno-science qui massacre tout à la fois l’écosystème et la science ? On propose une solution technique, un « techno-fix » rapide, et on en oublie de réfléchir et travailler sur leurs causes, ancrées dans ce rapport déformé et anti-scientifique à l’écosystème, au vivant ».
(Giuseppe Longo : la pandémie et le « techno-fix »)
Je reviens à Ernst Kapp et Georges Canguilhem. Ce dernier déplore l’absence en France d’intérêt pour une philosophie des techniques, à l’exception d’Alfred Espinas, auteur d’un livre sur Les origines de la technologie (1897) qui a emprunté à Ernst Kapp sa théorie de la projection organique. Cette théorie a cependant pour Canguilhem « ses limites et rencontre un obstacle notamment dans l’explication d’inventions comme celle du feu ou comme celle de la roue qui sont si caractéristiques de la technique humaine ». Il ajoute :
« On cherche ici vainement, dans ce cas, les gestes et les organes dont le feu ou la roue seraient le prolongement ou l’extension, mais il est certain que pour des instruments dérivés du marteau ou du levier, pour toutes ces familles d’instruments, l’explication est acceptable. En France, ce sont donc les ethnographes qui ont réuni, non seulement les faits, mais encore les hypothèses sur lesquelles pourrait se constituer une philosophie biologique de la technique. Ce que les Allemands ont constitué par la voie philosophique — par exemple une théorie du développement des inventions fondée sur les notions darwiniennes de variations et de sélection naturelle, comme la fait Alard Du Bois- Reymond (1860-1922) dans son ouvrage Erfindung und Erfinder (1906)1, ou encore, une théorie de la construction des machines comme « tactique de la vie », comme l’a fait O. Spengler dans son livre Der Mensch und die Technik (1931) —, nous le voyons repris, et autant qu’on peut savoir sans dérivation directe, par Leroi-Gourhan dans son livre Milieu et Techniques ».
(Georges Canguilhem : oc p. 152)
Les artefacts sont-ils extérieurs à la philosophie ?
V. Poutine : un fossile parmi les fossiles
Invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie. Misère symbolique. Guerre économique. Le spatial. Le retour de l’ennemi. Marasme entropique russe. Énergies fossiles et fossiles du KGB. Grammaire nucléaire. La rupture du traité sur les euromissiles.Une tragédie en cache une autre, celle annoncée par le GIEC. Nostalgie toxique (Naomi Klein). Plus que jamais l’internation !
Un tweet de l’ambassade de Russie en Afrique du Sud indiquait que « la Russie, comme il y a 80 ans, combat le nazisme en Ukraine». D’ailleurs, comme toute le monde peut le constater, la Fédération de Russie n’a, selon son ministre des Affaires étrangères, jamais attaqué l’Ukraine. On a connu une diplomatie
soviétiquerusse moins bête quoique toujours menteuse. Elle se révèle comme les énergies fossiles, elle-même fossilisée. La difficulté à construire un récit en dénonce les mauvaises intentions. On mesure à cette incapacité l’état de misère symbolique dans laquelle nous nous trouvons et où se perd la possibilité même d’un langage commun qui, même réduit a minima, avait structuré la guerre froide. Il ne faut pas oublier qu’elle était codifiée, ce qui n’est plus le cas.D’un côté, l’Ukraine doit être dénazifiée et, de l’autre, Poutine est un Hitler. Y-a-t-il meilleurs ennemis que de tels revenants ? Sur l’air de c’est çui qui le dit qui l’est ou du ce n’est pas moi, c’est l’autre. Du coup, mardi 1er mars 2022, l’armée russe frappe la tour de la télévision de Kiev, touchant également la zone environnante de Babyn Yar, le mémorial de la Shoah par balles où 33 000 juifs furent tués par les nazis en 1941. Est-ce ainsi que l’on dénazifie ? En assassinant la mémoire ? Comme l’explique l’historien Omer Bartov, professeur à l’université Brown (Rhode Island), qui a consacré ses recherches à la Shoah :
« Il existe certes, en Ukraine, des groupes d’extrême droite que l’on peut qualifier de néonazis. Mais ce sont des éléments marginaux, comme l’a démontré l’élection triomphale du président Zelensky, qui est lui-même d’origine juive. En réalité, Vladimir Poutine veut restaurer l’empire soviétique, voire l’Empire russe. La Russie, pour Poutine et ses propagandistes, devrait être composée des trois éléments constitutifs de l’Empire russe : les Grands Russes (Russie), les Petits Russes (Ukraine) et les Russes blancs (Biélorussie). A quoi s’ajoutent les territoires qui ont fait partie de l’empire, comme la Finlande, les pays baltes, la Pologne, la Bessarabie, sans compter une sphère d’influence parmi les Slaves du Sud, dans les Balkans… Rien à voir avec le nazisme. »
(Omer Bartov : « En parlant de “dénazifier” l’Ukraine, Poutine veut justifier sa politique expansionniste »)
Bruno Le Maire, le ministre français de l’économie a déclaré en riposte à l’attaque russe : « Nous allons provoquer l’effondrement de l‘économie russe » en livrant « une guerre économique et financière totale ». Est-ce là le sens de la réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? L’Europe s’affirmant comme puissance destructrice. Certes, le ministre de l’économie s’est fait remonter les bretelles par l’Élysée, n’empêche, la dernière fois que fut utilisée en Europe la notion de « guerre totale », ce fut dans un discours du ministre de la propagande d’Hitler, Joseph Goebbels en février 1943. Totale veut dire quoi exactement ? Que Poutine, les oligarques russes, le peuple russe sont placés dans le même sac. Or, seuls les deux premiers sont responsables de l’invasion barbare de l’Ukraine. Et l’objectif serait l’effondrement de l’économie russe. Mais c’est une économie au service de laquelle se sont retrouvés maints dirigeants politiques occidentaux. D’anciens ministres européens ont compromis leur réputation et leur indépendance en participant à la gouvernance d’entreprises russes qui opèrent sous l’influence directe du Kremlin. Après l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder, qui émarge chez le géant gazier russe Gazprom, et l’ancienne ministre des affaires étrangères de l’Autriche Karin Kneissl, qui travaille pour un autre géant du pétrole russe, Rosneft, l’ancien premier ministre français François Fillon a rejoint, en décembre 2021, le groupe pétrochimique Sibur. Schröder, le fossoyeur de la sociale-démocratie allemande ; Fillon, le fossoyeur de la droite républicaine française. Mais la liste des français au pays des anciens soviets est bien plus étoffée qu’on ne l’imagine. On peut y ajouter Nicolas Sarkozy. En contrat de conseil avec le groupe russe d’assurances Reso-Garantia dont les propriétaires majoritaires sont deux oligarques proches de Poutine. Selon le Canard Enchaîné, Dominique Strauss-Kahn siège toujours au fonds souverain moscovite RDIF dont la fonction est de desserrer l’étau des sanctions, l’ex président du Loir et Cher, Maurice Leroy, a décroché un CDI dans une entreprise d’aménagement du Grand Moscou, Jean Louis Borloo travaille avec un promoteur immobilier russe, Henri Proglio est en liens avec Rosatom, l’agence russe de l’énergie atomique, etc. .J’en oublie. Ils ont tous sans vergogne accepté d’être des leviers d’influence de l’oligarchie russe des énergies fossiles. Contribuant largement au discrédit de la politique.
Ceci dit, observer ce qu’il se passe au niveau des sanctions économiques permet de mesurer le degré de compromission des personnes et institutions impliquées qu’elles soient économiques financières ou sportives. Combien de clubs de foot carburent au gaz ou au pétrole, pas seulement russes ? D’un autre côté, notons qu’un proche de Poutine, l’oligarque Timtchenko, a été fait, en 2013, chevalier de la Légion d’honneur pour services rendus à Total dans le domaine gazier.
Le spatial
« En réponse aux sanctions de l’Union européenne à l’encontre de nos entreprises », l’agence spatiale russe Roscosmos a annoncé le 26 février suspendre la coopération spatiale depuis la base de Kourou et retirer son personnel technique [87 personnes], y compris l’équipe de lancement, de la Guyane ». La rupture de collaboration met en cause également la mission européenne sur Mars On peut noter au passage que l’Ukraine est un acteur important dans le domaine spatial. (voir ici). La Russie vient d’affirmer que les sanctions occidentales pourraient impacter voire provoquer la chute de la Station spatiale internationale, l’ISS. Deux russes, quatre américains et un allemand se trouvent à bord. Chantage ? Il n’y a désormais plus jamais très loin entre un conflit sur terre et ses conséquences spatiales. C’est un sujet à suivre avec attention.
Le retour de l’ennemi
Je me souviens de la déclaration d’un stratège soviétique après l’effondrement de l’URSS. Il souhaitait bonne chance aux occidentaux désormais privés d’ennemi. Le voici de retour. J’ai cependant toujours trouvé insupportable la dichotomie ami/ennemi que Carl Schmitt posait au fondement de la politique. J’ai écrit plus haut qu’il n’y a pas de meilleurs ennemis que des revenants. Il me faut tout de suite corriger cette mauvaise fiction pour jeux vidéo. En fait, dans la réalité, il n’existe pas de meilleur ennemi. « Un ennemi juste serait celui contre lequel résister équivaudrait de ma part à agir injustement mais dans ce cas celui-ci ne serait pas non plus mon ennemi » (Kant : Doctrine du droit). Kant se plaçait à l’horizon d’une « paix perpétuelle ». Le bon ennemi serait celui qui me permettrait de jeter par dessus bord toute éthique pour le seul motif de lui résister. Mais ce ne serait plus mon ennemi tant je lui ressemblerais. Pourtant, il paraîtrait que « en soumettant aveuglément leur défense à des critères éthiques et environnementaux, ils [les Européens] se tirent une balle dans le pied ». C’est le leitmotive d’un commentaire du journal Le Monde à propos d’un projet de taxonomie européenne pour la finance dans le domaine de l’armement. La question posée est la suivante : le label « vert » qu’avaient précédemment obtenu la finance pour investir dans le gaz et l’énergie nucléaire est-il compatible avec des investissements dans les ventes d’armes ? Grâce au « bon » ennemi, nous pouvons enfin libérer les marchands de canons de toute entrave. Dans le même ordre d’idée, l’Europe renoncera-t-elle à limiter les pesticides et engrais de synthèse pour accroître les rendements agricoles que cette guerre imposerait ? Le lobbying en ce sens n’a pas tardé, FNSEA en tête. On a dit que Poutine faisait l’Europe. Sous-entendu, cette Europe avait besoin d’un ennemi pour exister. Piètre et dangereuse forme d’existence si le vide de consistance se modèle sur un tel ennemi. La question n’est pas tant l’existence de l’Europe – dans quelles limites d’ailleurs ? – que son manque de consistance c’est à dire l’absence d’un « horizon d’unité supérieure »(Bernard Stiegler) qui la transcende face à la marchandisation de tous les segments de la vie. Une Europe sans esprit, de consommateurs et non citoyens.
De même qu’il n’y a pas de bon ennemi, l’hospitalité ne se scinde pas non plus en bon et mauvais réfugié. On serait ainsi un bon réfugié quand on fuit les exactions de Poutine mais pas un bon quand on fuit celle de Bachar el Assad par ailleurs allié de Poutine.
Marasme entropique
Lors de l’implosion de l’empire soviétique, après ce qu’il est convenu d’appeler la Chute du Mur de Berlin, l’on s’était gargarisé de la fin de l’histoire sans accorder, dans l’euphorie factice, la moindre attention à tirer les conséquences de cet état de fait tant du point de vue de l’Otan que de l’Union européenne, elle même un produit de la guerre froide. Cela impliquait d’emblée une nouvelle architecture. Mais, il fallait au plus vite arrimer au marché capitaliste les anciens satellites de l’URSS qui se sont laissés happés par la révolution conservatrice, acceptant par là-même ce qui mine aussi l’occident, à savoir qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme toxique et 24/7 ainsi qu’à l’absence de régulation à la révolution numérique et de bifurcation à la prolétarisation des savoirs qu’elle induit. De son côté, la Fédération de Russie n’a strictement rien fait pour chercher à comprendre pourquoi elle en est arrivée au point où elle se trouve. La faute à qui si la chute de l’URSS était selon l’expression de Poutine « le plus grand désastre géopolitique du siècle dernier » ? A Lénine ? Si Poutine veut être considéré comme le dirigeant qui a remis la grande Russie sur pied après la tragédie du communisme et l’effondrement de l’Union soviétique, il faut interroger la manière dont il l’a fait. La méthode employée est celle d’une « dérive kleptocratique sans limite », selon Thomas Piketty. Avec pour résultat une société russe où triomphent les inégalités par « abandon de toute ambition de redistribution ». Il l’a fait en tentant de réécrire l’histoire ancienne – peut-être après tout est-ce à Lénine qu’il fait la guerre – et sans prendre la peine d’esquisser un avenir néguentropique. C’est à dire en misant à fond sur les énergies fossiles sans considération pour leurs limites. C’est cet extractivisme-ci qui se dérobe sous ses pieds alors que se développe une régression et misère symbolique identique de l’occidentale. Tout cela s’est mis en place dans un contexte où, à l’échelle globale, de laborieux arrangements tant sur le plan social du compromis fordiste que sur celui des armements nucléaires et biologiques de la guerre froide commençaient à se défaire et que l’on assistait à la fin du mythe de la « mondialisation heureuse ». En 2019, Donald Trump donnait le coup de grâce au traité sur les euromissiles. Imagine-t-on la crise actuelle avec Trump au pouvoir aux États-Unis et maître de l’Otan ? Le monde à la merci de deux fous.
La Russie de Poutine s’est enfermée elle-même dans la nasse alors que rien ne lui interdisait de produire un désir de Russie plutôt que de faire de ce pays un repoussoir. Cela ne dédouane pas les Européens, tout exclusivement à leurs affaires, et les Etats Unis de leurs responsabilités. Quels que soient les griefs cependant, aucun ne justifie l’invasion de l’Ukraine.
Énergies fossiles et fossiles du KGB
Il a été question du gazoduc Nord Stream 2 dont l’Allemagne a décidé de suspendre la procédure d’autorisation à la grande satisfaction des États-Unis qui y ont toujours été hostiles. Le directeur général de la Nordstream 2 SA, société basée à Zug en Suisse est Mathias Warnig un ancien officier de la Stasi, police politique est-allemande. Un temps actif à Dresde, ce dernier y a rencontré un officier subalterne du KGB, un certain V. Poutine. Ils ont fait du chemin ensemble, après que l’officier de la Stasi ait fait financer par la Dresdner Bank une opération médicale de l’épouse de l’officier du KGB. On peut y ajouter, selon le journal Le Monde, deux autres agents du KGB en poste à Dresde au même moment : « Nikolaï Tokarev, devenu le patron du groupe Transneft, spécialisé dans le transport du pétrole, et Sergueï Tchemezov, promu à la tête de Rostec, une tentaculaire société d’Etat qui possède des centaines d’entreprises russes ». Poutine s’est semble-t-il construit dans ce rapport étroit entre énergies fossiles et fossiles des services secrets et de la police politique des ex-pays de l’Est.
Grammaire nucléaire
Pour le Directeur de l’IFRI (Institut français des relations internationales), l’historien Thomas Gomart, cette guerre qui se présente à premier abords comme celle de la reconstitution d’un glacis occidental pour la Russe et le rétablissement de la Grande Russie, a notamment aussi pour effet de « modifier la grammaire nucléaire. » :
« Pour la France, l’arme nucléaire est fondamentalement une arme de non-emploi. Or, les doctrines nucléaires d’autres pays, comme la Russie, évoluent depuis plusieurs années en envisageant des formes de bataille nucléaire, c’est-à-dire d’éventuels usages tactiques de l’arme. Cela doit aussi nous conduire à penser latéralement, c’est-à-dire envisager « ces choses que personne n’a jamais connues » évoquées par Vladimir Poutine.
En novembre 2021, la Russie a, par un tir de missile, détruit en orbite l’un de ses vieux satellites pour montrer qu’elle était prête désormais à la guerre dans ou via l’espace exo-atmosphérique. Ainsi, montre-t-elle son refus de voir son territoire scanné en permanence par les Occidentaux. Quelles seraient les conséquences de la destruction d’un nombre X de satellites qui nous rendrait aveugles et sourds ? Quelles seraient les conséquences de la coupure de, par exemple, 20 % des câbles sous-marins par où transitent les données ? On ne le sait pas ».
(Thomas Gomart : La Russie est passée d’une logique de guerre limitée à une logique de guerre totale)
La menace nucléaire et la rupture du traité sur les euromissiles.
La plupart des « experts » se sont efforcés de minimiser les déclarations de Poutine sur le risque nucléaire. Tel n’est pas l’avis du philosophe Jean-Pierre Dupuy qui écrivait récemment :
« Le (presque) non-dit de la crise actuelle est que nul ne peut écarter le risque d’escalade jusqu’à l’extrême, c’est-à-dire une guerre nucléaire. Poutine y a fait allusion pour la première fois lors de la conférence de presse qui a suivi sa rencontre à Moscou avec Macron. La presse française, négligence ou post-vérité, a très mal traduit ce qu’il a dit alors, qui ressemblait moins à une menace qu’à une mise en garde. En voici une traduction littérale :
‘‘Bien sûr, les potentiels de l’organisation conjointe de l’OTAN et de la Russie ne sont pas comparables. Nous le comprenons, mais nous rappelons également que la Russie est l’une des principales puissances nucléaires, et en termes de modernité de certains composants, elle est même en avance sur beaucoup d’autres. Il n’y aura pas de vainqueurs, et vous vous retrouverez entraînés dans ce conflit contre votre volonté. Vous n’aurez même pas le temps de cligner des yeux lorsque vous allez mettre en œuvre l’article cinq du traité de Rome.’’
[Avec une belle confusion, distraction ou voulue, entre le traité de Rome et celui de Washington qui régit l’OTAN.]
Il y a exactement trois ans, le mardi 26 février 2019, AOC publiait mon premier article pour ses colonnes sous le titre « La guerre nucléaire qui vient ». J’y réagissais à un double événement très important pour la stabilité de l’Europe : la dénonciation par Trump le 1er février 2019, et le lendemain par Poutine, du traité dit INF (pour « Intermediate-Range Nuclear Forces », soit forces nucléaires de portée intermédiaire) datant de 1987, par lequel les États-Unis et l’Union soviétique s’engageaient à éliminer tous leurs missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5 500 km. Beaucoup d’experts considèrent que ce traité, signé par Gorbatchev et Reagan, a contribué à assurer la paix en Europe pendant toute cette période (donc, de 1987 à 2019).
5 500 km : Poutine peut atteindre de Moscou le nord de l’Écosse et le Portugal. La dénonciation du traité INF n’a pas fait grand bruit il y a trois ans. Aujourd’hui, nous pressentons ce qu’il comporte de menaces terrifiantes »
(Jean-Pierre Dupuy : La guerre nucléaire qui vient)
Ce chapô d’actualisation ici cité intégralement renvoit à la réédition de l’article de J-P Dupuy publié en 2019. Il y rappelait que c’est Gorbatchev qui a poussé Reagan à la détente. Celle-ci avait abouti le 8 décembre 1987, à la signature à Washington d’un « traité considérable » qui prévoit l’élimination par les deux puissances de tous leurs missiles de croisière et balistiques lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5.500 km. Ce traité a tenu bon jusqu’à ce que :
« Chacun des deux partenaires accuse l’autre d’être de mauvaise foi et d’avoir violé le traité INF depuis longtemps. L’un et l’autre ont de bonnes raisons pour le faire. Ensemble, ils se comportent comme des garçons de onze ans se querellant dans une cour de récréation et répondant au maître : « M’sieu, c’est pas moi qui ai commencé ». À ceci près que l’enjeu n’est pas moins que la paix du monde. ».
Au terme d’accusations réciproques et de tentatives de contournement du traité, l’OTAN a considéré qu’il ne méritait pas d’être sauvé explique J.P.Dupuy, ajoutant :
« Étrange position, endossée par la France, si l’on considère que c’est en grande partie grâce à lui que la paix en Europe a été garantie et la sécurité de l’OTAN préservée pendant plus de trente ans. Mais, encore une fois, il ne faut pas se hâter de départager les bons des méchants dans un univers nucléaire où la rationalité ne fait qu’un avec la folie .[…]
À défaut d’une éthique, un savoir prudentiel, pour ne pas dire une sagesse, a émergé des débats infinis où stratèges et philosophes (très peu en France) ont confronté leurs apports. Sur le cas que je viens de discuter, à la fois particulier et néanmoins majeur, puisqu’il concerne l’interdiction partielle et maintenant caduque de toute une classe essentielle d’armements, les politiques suivies ont brillé par le dédain dans lequel elles ont tenu ce savoir accumulé. Nous avons joué constamment avec le feu. »
Et le tragique dans l’histoire du nucléaire militaire, comme civil d’ailleurs, réside dans le fait qu’ils sont à la merci d’un accident. L’autre problème est aussi que les évolutions technologiques accélérées rendent difficiles une stabilité des accords de désarmement qu’il faut toujours remettre sur le métier. A l’évidence, Poutine joue des peurs nucléaires qu’elles soient d’origine militaire ou civile. L’armée russe a investit le site de Tchernobyl, on se demande bien pourquoi, et s’est emparée de la centrale nucléaire de Zaporijia. Ajoutant au brouillage des catégories, l’exclusion de la Russie du système d’échange des paiements Swift, a été qualifiée d’ « arme atomique » financière.
Emmanuel Macron a affirmé le 2 mars qu’avec le « retour du tragique » en Europe, nous allions « changer d’époque » mais il s’est bien gardé de préciser le sens de ce vocabulaire.
Une tragédie en cache une autre : celle annoncée par le GIEC
L’invasion de l’Ukraine est concomitante avec le cinquantenaire de la publication du Rapport Meadows et du dernier rapport du Giec rendu public, lui, le 28 février 2022. En 1972, le rapport du Club de Rome encore appelé rapport Meadows exposait aux yeux du monde l’idée qu’il y avait des limites à la croissance exponentielle dans un monde fini et avertissait des dangers à ne pas prendre soin de ces limites. Commentant, 50 années plus tard, la réédition du rapport, Dennis Meadows revenait sur les conséquences des limites physiques de nos civilisations dans un entretien à Reporterre :
« Ce n’est un secret pour personne que l’on assiste aujourd’hui à une envolée du populisme et des gouvernements autoritaires, y compris dans mon pays, les États-Unis. En politique, un seul facteur ne peut jamais tout expliquer. Mais les limites physiques ont déjà commencé à réduire la capacité à générer de la vraie richesse. Il y a longtemps, des gens comme Henry Ford ont inventé des manières de produire qui créaient de la richesse réelle. Cette époque n’existe plus. Désormais, les élites doivent prendre aux autres pour devenir plus riches. La croissance du PIB se fait aujourd’hui dans le secteur financier, pas dans l’industrie manufacturière, et encore moins dans l’agriculture ».
(Dennis Meadows : Le déclin de notre civilisation est inévitable )
Nous avons déjà dépassé les limites. Le monde reposant sur la mécroissance est d’ores et déjà révolu. A l’époque du rapport Meadows, le changement climatique n’apparaissait pas encore problématique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Le nouveau rapport du GIEC « lance un avertissement très sérieux sur les conséquences de l’inaction», a déclaré Hoesung Lee, président du GIEC. Il montre que le changement climatique fait peser une menace grave et grandissante sur notre bien-être et la santé de la planète. Les mesures prises aujourd’hui façonneront l’adaptation de l’humanité et la réponse de la nature aux risques climatiques croissants.» Le monde sera confronté à de multiples aléas climatiques inéluctables au cours des deux prochaines décennies avec un réchauffement planétaire de 1,5 °C (2,7 °F). Le dépassement, même temporaire, d’un tel niveau de réchauffement entraînera des conséquences graves supplémentaires, dont certaines seront irréversibles. Les risques pour la société augmenteront, y compris pour l’infrastructure et les établissements humains sur les côtes de basse altitude.
La multiplication des vagues de chaleur, des sécheresses et des inondations excède déjà les seuils de tolérance des végétaux et des animaux, provoquant la mortalité massive d’arbres, de coraux et d’autres espèces. Du fait qu’ils surviennent simultanément, ces extrêmes météorologiques ont des répercussions en cascade de plus en plus difficiles à gérer. Ils exposent des millions de personnes à une insécurité alimentaire et hydrique aiguë, notamment en Afrique, Asie, Amérique centrale et Amérique du Sud, dans les petites îles et en Arctique.
Si l’on veut éviter de perdre toujours plus de vies humaines, de biodiversité et d’infrastructures, la prise accélérée de mesures ambitieuses est requise pour s’adapter au changement climatique, tout en réduisant rapidement et fortement les émissions de gaz à effet de serre. À ce jour, les progrès en matière d’adaptation sont inégaux et les écarts se creusent entre l’action engagée et ce qui est nécessaire pour faire face aux risques croissants, selon le nouveau rapport. Ces écarts sont particulièrement prononcés au sein des populations à faible revenu. (Source )
Nostalgie toxique
Ce que Naomi Klein nomme « nostalgie enragée et anéantissante qui s’accroche aveuglement aux faux souvenirs des gloires passées », caractérise Poutine. C’est aussi celle qu’il partage avec Trump et quelques autres y compris en France. Elle est en fait celle d’une époque où il n’y avait pas à craindre les rapports du GIEC dont le dernier se lit selon les mots du secrétaire général des Nations unies, António Guterres, « comme un atlas de la souffrance humaine et une accusation accablante de l’échec du leadership climatique ».
Mais les menaces concrètes concernant l’épuisement des réserves fossiles et l’accroissement de leurs effets sur la climat rejaillissent sur les mentalités de ceux qui en vivent. La crise écologique est aussi mentale :
« C’est pourquoi la crise climatique en rapide évolution ne représente pas seulement une menace économique pour les personnes engagées dans les secteurs extractifs, mais aussi une menace existentielle pour les personnes attachées à cette vision du monde. Car le changement climatique, c’est la Terre qui nous dit que rien n’est gratuit, que l’ère de la « domination » humaine (blanche et masculine) est révolue, qu’il n’existe pas de relation à sens unique qui consisterait à uniquement prendre, que toute action engendre une réaction. Tous ces siècles de forage et de rejets libèrent des forces qui aujourd’hui révèlent la vulnérabilité et la fragilité des structures, même les plus solides créées par les sociétés industrielles – les villes côtières, les autoroutes, les plateformes pétrolières. Et, dans l’esprit d’un extractiviste, ce constat est impossible à accepter. ».
(Naomi Klein : Toxic Nostalgia, From Putin to Trump to the Trucker Convoys. On trouve une traduction ici )
Ce déni les rend incapables de relever les défis de notre époque et les fait sombrer dans la reconstitution d’un passé fantasmé dont ils réclament le retour (Amerika or Russia or France is back). Cependant,
« Nous ne vaincrons pas les forces de la nostalgie toxique avec ces faibles doses de nostalgie marginalement moins toxique. Il ne suffit pas d’être “de retour” ; nous avons désespérément besoin de nouveauté. La bonne nouvelle est que nous savons à quoi ressemble la lutte contre les forces qui permettent l’agression impériale, le pseudo-populisme de droite et la dégradation du climat en même temps. Cela ressemble beaucoup à un Green New Deal… »
( Naomi Klein : ibidem )
« L’argent qui finance cette agression est directement lié au changement climatique, puisque cet argent vient des énergies fossiles, pétrole et gaz. Si nous ne dépendions pas de ces énergies, la Russie n’aurait pas les moyens pour entreprendre cette guerre ». (Svitlana Krakovska, météorologue ukrainienne, membre du GIEC). Il faut cependant impérativement compléter : s’ il est aujourd’hui question de se libérer de la dépendance des énergies fossiles russes, il faut cependant être attentifs à ne pas se mettre dans la dépendance du pétrole et gaz de schiste venus d’ailleurs et au profit de compagnies qui pour mieux vendre cela se désengagent de Russie. La question est de sortir au plus vite des énergies fossiles d’où qu’ils viennent. Par ailleurs, je n’ai rien entendu à leur propos concernant le contrôle des spéculations sur leur coût.
Il ne faut pas opposer les deux catastrophes mais tenter de les penser ensemble.
Plus que jamais l’internation !
Je n’entre pas dans le débat sur l’impérialisme russe lancé par Edwy Plenel pour la raison principale que personne ne parle de ce que je pourrais appeler l’impérialisme fonctionnel – je ne suis pas sûr que l’expression soit très heureuse – où le capitalisme computationnel remplace les souverainetés territoriales par celles des plateformes. Je voudrais terminer en évoquant la question de l’internation, d’ailleurs évoquée par Plenel mais pas dans le sens que je précise ci-après. Le concept d’internation est dû à l’anthropologue Marcel Mauss qui l’a élaboré autour des années 1920.
« L’internation désigne un accord, un agrément ou un consensus entre diverses localités (nations, régions, métropoles) ouvertes et réticulées, unies par le souci commun de concevoir et d’expérimenter de nouveaux modèles économiques anti-entropiques, c’est-à-dire qui prennent soin de la biosphère et valorisent les savoirs et les arts de vivre locaux. L’internation devrait devenir un nouvel exorganisme complexe supérieur [du type de ce qu’est actuellement l’ONU et dont la supériorité est issue du partage des savoirs dans leur diversité et de la raison], constituant une nouvelle puissance publique sur la base d’un nouveau droit.
(Anne Alombert et Michał Krzykawski : Vocabulaire de l’Internation. Introduction aux concepts de Bernard Stiegler et du collectif Internation )
Dans sa réflexion sur la nation, alors qu’il était lui-même membre de l’Internationale socialiste, Marcel Mauss prévenait que la nation comme localité n’était pas obsolète et ne pouvait se dissoudre dans le global. S’il le disait face à l’internationalisme qui fut qualifié de prolétarien, nous sommes aujourd’hui en face d’une autre forme d’internationalisme, un globalisme destructeur de singularités reposant sur le dogme de la pseudo-autorégulation des marchés.
Quelques cent ans après que Marcel Mauss l’eut forgé,
« il s’agit de repenser cet idéal d’internation, en le distinguant du cosmopolitisme et en considérant ses implications dans le contexte de l’Anthropocène et de la « souveraineté fonctionnelle » des plateformes. Le contexte actuel correspond en effet à un développement industriel planétaire qui menace la biosphère en totalité et qui se caractérise par un nouveau régime instauré par les entreprises technologiques extraterritoriales et leurs organisations économiques supranationales : ce nouveau régime contribue à la désintégration des puissances publiques locales (et notamment nationales), aggravant ainsi l’état de désorientation, augmentant la défiance des populations et conduisant à des tendances nationalistes. «
(Anne Alombert et Michał Krzykawski : ibidem)
C’est ce qui explique en partie les réactions de replis identitaires. L’affirmation de Marcel Mauss peut se décliner. Si la nation est une échelle de localité, elle ne doit ni dissoudre elle-même l’infra-national, tendance forte en France, ni être absorbée par le supra-national tout en pensant les hétéronomies et en pansant les multiples échelles de localités, les villes et les régions mais aussi les localités biologiques, sociales, informationnelles. L’internation s’oppose à la négation de la nation, l’a-nation, tout comme elle refuse le nationalisme et le supranationalisme. Elle est ouverture contre la constitution de blocs. Contre leur uniformisation, elle favorise la diversité des modes de vie, de pensée, des langues. Elle est une bifurcation vers un processus de re-mondialisation qui signifie la construction d’une contre-tendance au devenir immonde de la globalisation. Cela suppose de reconnaître les relations internationales comme conditionnés par les systèmes technologiques et non pas relevant d’une géopolitique déconnectée de la technosphère et de son exosphère satellitaire.