Prométhée et Epiméthée dans « Pandora » de J.W. von Goethe

Dans la dernière chronique que j’ai publiée, et dans la première vidéo qui s’y trouve, Bernard Stiegler parle d’un texte de Goethe sur Prométhée et Épiméthée. Ah que voilà un sujet pour le SauteRhin, me suis-je dit. Allons voir cela de plus près. Et googlons. Je suis d’abord tombé sur une ode à Prométhée que le poète a publié la première fois en 1789. Il nous présente un Prométhée qui se dresse véhémentement contre les dieux. Ce poème avait été précédé sur le même thème par un Prométhée, fragment dramatique qui date de 1774 et qui restera inachevé. Là il y a bien une apparition d’ Épiméthée qui dit à son frère Prométhée : Tu es seul ! Ton obstination méconnaît la félicité qui régnerait, si les dieux et toi, les tiens et le monde et le ciel, se sentaient unis en un tout harmonieux. Mais ce n’était pas de cela qu’il était question. J’ai fini par trouver ce que je cherchais. C’est dans Pandora, ein Festspiel, que l’on trouve dans l’œuvre de Goethe une exposition complète de Prométhée et Épiméthée ainsi que de Pandora. Les deux titans y sont là traités presque sur un pied d’égalité. Cette pièce a été écrite dans les années 1807-1808. Entre les premières dates et la seconde, se sont déroulés plein d’événements. Et, notamment, les guerres napoléoniennes qui conduiront à un bouleversement de l’Allemagne et de l’Europe. Goethe a rencontré Napoléon en 1808 et s’est fait remettre par ce dernier la légion d’honneur. « Le sol vacille partout, et, dans la tempête, peu importe sur quel vaisseau de la flotte on se trouve», écrit Goethe à Friedrich August Wolf, le 28 novembre 1806. La phrase est rapportée par Henri Lichtenberger dans sa préface à l’édition bilingue de Pandora (Aubier-Montaigne). Le traducteur évoque une autre lettre, au musicien Carl Friedrich Zelter, dont je voudrais citer un extrait :

« Je vis très seul car on n’entend partout retentir que des jérémiades, qui, même si elles ont pour origine des maux très réels, ont pourtant l’air, quand on les entend en société, de n’être que des phrases creuses. Si quelqu’un se plaint de ce que lui et son entourage ont souffert, de ce qu’il a perdu ou craint de perdre, je l’écoute avec sympathie, je suis prêt à en parler et à le consoler. Mais quand les hommes se lamentent sur un Tout qui doit être perdu et dont pourtant personne en Allemagne n’a jamais eu connaissance et encore beaucoup moins de souci, alors il faut que je dissimule mon impatience pour ne pas paraître discourtois ou égoïste ».

La pièce Pandora est qualifiée de Festspiel (littéralement : une pièce de fête). Cette catégorie théâtrale, Goethe lui-même en a introduit la dénomination dans la littérature. Il en a composé d’autres dont le Réveil d’Epiménide pour fêter la défaite de Napoléon. La fête aura lieu le 30 mars 1815 à Berlin. Le Festpiel désigne une forme théâtrale dédiée à un moment festif, une sorte de petit opéra allégorique. Il contient des chants et des danses.

Les personnages

Les personnages tels que les présente Goethe sont listés ci-dessous. J’ai mis entre crochets quelques précisions sur certains d’entre eux. Les autres seront d’avantage présentés au cours de la lecture du texte.

Prométhée, Épiméthée, les deux fils du [Titan] Japet [et de l’Océanide Clymène]
Philéros, fils de Prométhée. [Phil-éros = qui aime l’amour]
Epiméleia, Elpore, filles d’Épiméthée. [Epiméleia = Souci ; Elpore = Espérance. Elpore semble contenir le grec elpis mais dans la seule dimension de l’espoir]
Eos [déesse de l’Aurore]
Pandore, femme d’Épiméthée [Pandora = « celle qui donne tout » (selon J.P. Vernant)]
Démons
Helios [Dieu du Soleil]
Forgerons
Bergers
Agriculteurs
Guerriers
Artisans
Vignerons
Pêcheurs

Le dispositif scénique
« La scène est conçue en style noble à la manière de Poussin », écrit Goethe. Peut-être à la manière de ce tableau-ci :

Nicolas Poussin : Paysage avec Polyphème (1649. Musée de l’Ermitage Saint Pétersbourg)

Comme s’il s’agissait de l’allégorie de deux tendances, Goethe, dans une longue didascalie, divise la scène en deux espaces. A la gauche du spectateur, donc côté jardin, le « paysage » de Prométhée, à sa droite, côté cour, celui d’Épiméthée. Le premier mélange des grottes naturelles et artificielles reliées entre elles par des escaliers, des portes et des barrières. Rien de cela dans l’espace du second plus « archaïque » et bucolique.

Contrairement à une tendance qui perdure à oublier l’existence du frère au profit du seul Prométhée, la pièce commence très fort sur le personnage d’Épiméthée. Devenu homme de la nuit.

Nacht.
EPIMETHEUS aus der Mitte der Landschaft hervortretend.

Kindheit und Jugend, allzuglücklich preis’ ich sie,
Daß, nach durchstürmter durchgenoßner Tageslust,
Behender Schlummer allgewaltig sie ergreift
Und, jede Spur vertilgend kräft’ger Gegenwart,
Vergangnes, Träume bildend, mischt Zukünftigem.
Ein solch Behagen, ferne bleibt’s dem Alten, mir.
Nicht sondert mir entschieden Tag und Nacht sich ab,
Und meines Namens altes Unheil trag’ ich fort:
Denn Epimetheus nannten mich die Zeugenden,
Vergangnem nachzusinnen, Raschgeschehenes
Zurückzuführen, mühsamen Gedankenspiels,
Zum trüben Reich gestalten-mischender Möglichkeit.
So bittre Mühe war dem Jüngling auferlegt,
Daß, ungeduldig in das Leben hingewandt,
Ich unbedachtsam Gegenwärtiges ergriff
Und neuer Sorge neubelastende Qual erwarb.
So flohst du, kräft’ge Zeit der Jugend, mir dahin,
Abwechselnd immer, immer wechselnd mir zum Trost,
Von Fülle zum Entbehren, von Entzücken zu Verdruß.
Verzweiflung floh vor wonniglichem Gaukelwahn,
Ein tiefer Schlaf erquickte mich von Glück und Not;
Nun aber, nächtig immer schleichend wach umher,
Bedaur’ ich meiner Schlafenden zu kurzes Glück,
Des Hahnes Krähen fürchtend, wie des Morgensterns
Voreilig Blinken. Besser blieb’ es immer Nacht!
Gewaltsam schüttle Helios die Lockenglut;
Doch Menschenpfade, zu erhellen sind sie nicht.[333]
Was aber hör’ ich? knarrend öffnen sich so früh
Des Bruders Tore. Wacht er schon, der Tätige?
Voll Ungeduld, zu wirken, zündet er schon die Glut
Auf hohlem Herdraum werkaufregend wieder an
Und ruft zu mächt’ger Arbeitslust die rußige,
Mit Guß und Schlag Erz auszubilden kräft’ge Schar?

Johann Wolfgang von Goethe : Pandora, ein Festspiel

Nuit
ÉPIMÉTHÉE (s’avançant du milieu du paysage)

Enfance et jeunesse, je les prise comme trop heureuses
du fait qu’après les plaisirs du jour, ses tempêtes et ses joies
un preste sommeil bienheureux les saisit avec force,
et, détruisant toute trace du robuste présent, mêle
par les rêves le passé et l’avenir.
Un tel bonheur est désormais loin de moi qui suis vieux.
La nuit et le jour ne se séparent plus nettement pour moi, et
je porte le fardeau de l’antique malédiction de mon nom :
car je reçus de mes géniteurs celui d’Épiméthée,
pour méditer sur le passé et ramener
ce qui advient si vite, par un laborieux jeu de réflexion,
dans le domaine trouble du possible qui mêle toutes les formes.
Une peine si amère fut infligée à ma jeunesse que,
tourné impatiemment vers la vie,
je sautais sans réfléchir sur le présent,
acquérant à chaque nouveau souci un nouveau tourment.
C’est ainsi que tu m’a quitté robuste temps de ma jeunesse,
toujours changeant, toujours alternant pour ma consolation
de l’abondance à la privation, de l’enchantement à la contrariété.
Le désespoir fuyait devant les délices des illusions chimériques,
un sommeil profond me divertissait des joies et des peines ;
mais à présent que sans cesse j’erre éveillé dans la nuit,
je regrette le bonheur trop bref de ceux qui dorment chez moi,
craignant le chant du coq comme le scintillement trop précoce
de l’étoile du matin. Mieux vaudrait que la nuit ne finisse jamais !
Hélios a beau agiter sa chevelure enflammée, elle
n’éclaire pas les sentiers des humains.
Qu’est-ce que j’entends ? Si tôt, dans un craquement,
s’ouvrent les portes de mon frère. Déjà réveillé, l’actif ?
Impatient de se mettre à l’ouvrage, attise-t-il déjà la braise ?
Et anime-t-il au puissant et joyeux labeur sa troupe en suie
habile à fondre et marteler l’airain ?

Johann Wolfgang von Goethe : Pandora, une pièce festive. Pour le texte français, j’ai utilisé en les modifiant les traductions bien anciennes de Jacques Porchat (en ligne) et celle de Henri Lichtenberger aux Éditions bilingues Aubier Montaigne)

Nous sommes clairement dans le monde des mortels, celui du travail, du vieillissement, de la procréation, rançon de la vengeance de Zeus contre la faute (tromperie) de Prométhée sur le partage de la viande. Il avait caché la part comestible destinée aux hommes la rendant peu ragoûtante et maquillé les os destinés aux dieux. En réaction Zeus a caché le bios (la semence) et le feu que Prométhée dût voler. Cela Goethe ne l’évoque pas. Mais j’ai été arrêté par ce mot die Zeugenden, un peu étrange dans ce contexte. Les géniteurs. Dans la Théogonie d’Hésiode, avant que le titan Prométhée ne cherche à duper Zeus, il n’est pas question « d’une genèse des hommes », note Jean-Pierre Vernant qui ajoute : «  Le texte parle des humains comme d’êtres déjà-là, vivant avec les dieux, encore mêlés à eux. L’action de Prométhée aura pour résultat non de les faire venir à une existence qu’ils possèdent déjà, mais de fixer le statut qui leur est imparti au sein d’un univers organisé, de définir leur condition de mortels face aux Bienheureux Immortels ». (J.-P. Vernant : A la table des hommes in Marcel Détienne et Jean Pierre Vernant : La cuisine du sacrifice en pays grec. Gallimard. Pp 46-47)

Examinons la très complexe qualification d’Épiméthée : une longue phrase particulièrement alambiquée, peu claire en allemand et difficile à rendre en français

„Denn Epimetheus nannten mich die Zeugenden,
Vergangnem nachzusinnen, Raschgeschehenes
Zurückzuführen, mühsamen Gedankenspiels,
Zum trüben Reich gestalten-mischender Möglichkeit.“

« Je reçus de mes parents le nom d’Épiméthée, pour méditer sur le passé, et ramener, par une laborieuse rêverie, les rapides événements dans le nébuleux empire du possible, qui mêle toutes les formes. » ( Jacques Porchat)

Henri Lichtenberger traduit le passage de la manière suivante

« Je reçus le nom d’Épiméthée de ceux qui m’engendrèrent,
mon lot est de méditer sur le passé, et de ramener
l’acte rapide, en un pénible jeu de la pensée,
au royaume trouble du Possible qui mêle toutes les formes. »

J’ai moi-même tenté ceci :

« Je reçus de mes géniteurs celui d’Épiméthée, pour méditer sur le passé et ramener ce qui advient si vite, par un laborieux jeu de réflexion, dans le domaine trouble du possible qui mêle toutes les formes ».

Ce n’en est pas plus clair pour autant. Tentons de décortiquer cela à partir du texte allemand pour voir comment Goethe construit sa mosaïque dans laquelle tout se passe comme si le poète voulait en exprimer le caractère laborieux. Je me suis déjà expliqué sur les géniteurs. D’un côté Épiméthée est celui dont le sort est de Vergangnem nachzusinnen. Nachsinnen contient la préposition nach: après-coup. Réfléchir au passé après coup, Méditer sur le passé. Épiméthée est en allemand le Nach-denkender, qui pense après coup quand Prométhée est le Vor-denkender, qui pense avant les autres. Mais, réfléchir après coup au passé ? N‘est-il pas évident que l‘on pense le passé après qu‘il soit passé ? Peut-être pas, il faut d‘abord le constituer en passé. En faire du révolu ce qui est le sens de révolution. Et le même vers contient aussitôt le terme Raschgeschehenes. Rasch = qui va très vite, à la limite du précipice. Geschehenes désigne ce qui advient ou conduit à un changement d’état.

Nous avons donc le premier élément de la composition :

Passé – penser après coup – ce qui advient très vite

Ce qui disrupte doit être ramené voire réduit (zurückführen) par un laborieux (mühsam) jeu de l‘esprit (Gedankenspiel). C‘est à la fois laborieux tout en devant être ludique.

Le second vers est donc formé de :

Ramener – jeu – effort – pensée, esprit

Ramener quoi et où ?

Quoi ? : ce qui advient si vite. Où ? Dans le royaume trouble (trüben Reich) du possible. Pourquoi est-il trouble ? Est-ce que que parce qu‘il mêle toutes les formes (gestalten-mischender) ? Gestalten signifie agencer, mettre en forme. Est-ce là encore un phénomène de vieillesse ? Plus haut il disait que dans sa jeunesse, un sommeil bienheureux « détruisant toute trace du robuste présent », savait mêler  « par les rêves le passé et l’avenir ». En oubliant, effaçant, le présent ? Épiméthée est aussi celui qui oublie. Trouble évoque aussi le mélange de terre et d’eau dont est faite l’espèce humaine.

La mosaïque épiméthéenne se compose donc ainsi :

Passé – penser après coup – ce qui advient très vite
Ramener – jeu – effort – pensée, esprit
Royaume trouble (terre + eau) – mélange de forme (design) – le possible

A propos du mélange de formes, la pièce festive Pandora atteint un sommet. « Nulle part ailleurs, écrit Ernst Cassirer, Goethe n’a maîtrisé avec un tel savoir faire technique conscient les plus divers rythmes et formes métriques ; nulle part ailleurs, il n’a rassemblé en un si petit espace une telle variété de formes poétiques ». Et Cassirer souligne « sa dimension didactique avec l’intention de mettre en relief le devenir de la culture et son apparition dans le monde des humains ». ( Ernst Cassirer : Goethes Pandora in Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft – 13 Heft 2. P. 122)

Arrive sur scène, sorti de l’espace prométhéen, le fils de Prométhée et neveu d’Épiméthée : Phileros en amoureux transi (Phil-éros),. Ses premiers mots sonnent bien aujourd’hui même si au dehors rien n’a changé et ne change :

« Sortons, sortons vers un air plus libre
Combien m’oppressent ces murs, combien m’angoisse la maison »

Le fils de Prométhée – il n’est pas dit qui en est la mère – et les deux filles d’Épiméthée et de Pandora représentent la première génération issue de la fabrique de mortels mise en place par Zeus. Prométhée et Épiméthée sont les pères de l’espèce humaine. Leur mythe consacre la séparation entre les immortels et les mortels ainsi que la naissance de la technique. Phileros en pleine excitation court après celle dont il ignore le nom et n’a pas le temps d’écouter les conseils que voudrait lui donner son oncle. Lesquels d’ailleurs, venant de celui qui n’a pas su résister à l’apparition de Pandora, malgré l’avertissement de son frère de n’accepter aucun cadeau venant de Zeus ?

Épiméthée :

« Aussi joyeusement bondissait mon cœur, lorsque Pandora descendit pour moi de l’Olympe. Avec tous les charmes et tous les dons, elle s’avançait, majestueuse, à mes yeux surpris, observant de son gracieux regard si, comme mon frère rigoureux, je la repousserais. Mais mon cœur n’était déjà que trop vivement ému. Je reçus la charmante épouse avec ivresse ; puis je m’approchai de la dot mystérieuse, vase de terre d’une beauté suprême. Il était là fermé. La belle Pandore s’approcha gracieusement, brisa le sceau des dieux, leva le couvercle ».

Pandora est selon la mythologie grecque la première épouse dans l’histoire de l’humanité. Sa dot, si l’on peut dire, est une jarre scellée par les dieux. Boëte (Lesage) qu’elle ouvre malgré l’interdit. S’en échappent « en fuyantes apparitions » le fugitif « bonheur d’amour (Liebesglück) » et les parures de la séduction (Schmucklustiges = cosmétiques), ainsi qu’une « une image de la force, qui se porte sans cesse en avant ». Apparitions trompeuses.

« Mais, fugitives et inaccessibles aux atteintes de mains terrestres, ces images, tantôt s’élevant, tantôt s’abaissant, trompaient sans cesse la foule qui les poursuivait. Et moi, plein de confiance, je courus à mon épouse, et, de mes bras vigoureux, je pressai sur mon sein palpitant l’image de félicité que les dieux m’envoyaient. La délicieuse extase de l’amour fit pour jamais de ce moment le doux rêve de ma vie. »

Mais ce n’est qu’un « instant passager » qui en reviendra plus. A peine Épiméthée a-t-il tenu Pandora dans ses bras qu’elle cesse d’être réalité pour devenir image (leurre ?). La couronne posée sur ses boucles « ne tient plus ensemble ; elle se dissout, s’éparpille, et répand partout dans la campagne fraîche avec prodigalité ses dons ». Ses efforts pour la reconstituer sont vains :

Pflückend geh’ ich und verliere
Das Gepflückte

Je m’en vais cueillant et je perds
tout ce que j’ai cueilli

C’est tout Épiméthée en quelques mots. „Alles löst sich“, écrit Goethe, « tout se délie» et s’éparpille dans le monde. « Tout part en fumée » selon l’expression de Marx et Engels dans le Manifeste du Parti communiste. Pandora toujours évoquée comme échappant à qui veut la saisir n’est jamais présente sur cette scène. Ce dont parle Goethe dans cette pièce, qui en porte le titre, c’est de l’absence de Pandora, partie nous ayant laissé le contenu de la jarre. Le poète avait prévu dans la partie inachevée de l’œuvre d’imaginer la faire … revenir.

« Au-dessus de tout est le feu »

Et voici Prométhée avec les arts et artisans du feu. Le royaume de la technique. C’est une armée quasi-industrielle que nous annonce Goethe. Travail en cadence et danse des marteaux.

Prométhée :

So ruf’ ich laut euch Erzgewält’ger nun hervor:
Erhebt die starken Arme leicht, daß taktbewegt
Ein kräft’ger Hämmerchortanz, laut erschallend, rasch
Uns das Geschmolzne vielfach strecke zum Gebrauch.

« Je vous appelle maintenant à haute voix, dompteurs du bronze ;  levez prestement vos bras robustes, afin que la forte cadence des marteaux, agités en mesure et retentissant à grand bruit, nous livre promptement le métal pour mille usages ».

Arrivent en premier comme il se doit les forgerons en adoration devant Prométhée « qui forgea et arrondit des couronnes autour des têtes ». A la couronne fleurie que cherche à reconstituer Épiméthée répond celle – artefactuelle – forgée par Prométhée fabricant de bijoux. Les forgerons sont « les utiles ». Ils ne sont pas pervertis par les « vaines idoles de fumée »

Zündet das Feuer an!
Feuer ist obenan.
Höchstes, er hat’s getan,
Der es geraubt.
Wer es entzündete,
Sich es verbündete,
Schmiedete, ründete
Kronen dem Haupt.

« Allumez le feu !
Au-dessus de tout est le feu
Nul ne surpasse celui [Prométhée]
qui l’a dérobé,
qui l’a fait jaillir,
se l’est allié,
a forgé, arrondi
des couronnes autour de la tête. »

Mais le feu n’est plus donné non plus, il doit sans cesse être ranimé tant au foyer qu’à l’atelier. Les forgerons ont des mots d’écorcheurs de la terre :

La Terre repose immuable !
Comme elle se laisse torturer !
Comme on la gratte et la racle !
Comme on l’écorche et la bêche !
Il faut que la moisson sorte.
Des valets [Knechte] peinant et suant
tracent sur son dos
des sillons et des bandes
et si les fleurs ne sortent pas on les accable de reproches

Viennent ensuite les bergers qualifiés de « puînés (Nachgeborene) ». Les pâtres viennent réclamer des lames pour couper les roseaux, des pointes pour leurs bâtons contre les loups et les malveillants, des flûtes en métal pour charmer. Mais Prométhée met le holà à tous ces desiderata. Priorité aux armes !

« Forgerons mes amis ! Je n’attends de vous que des armes,
laissez le reste, ce que le laboureur industrieux,
ce que le pêcheur voudrait aujourd’hui vous demander.
Ne faites que des armes ! Et vous aurez alors tout fait »

C’est l’autre face de Prométhée, peu lui chaut que les humains laissent libre cours à leurs pulsions et s’entre-tuent,

« Car tel est le sort assigné aux hommes comme aux animaux, à l’image [Urbild] de qui j’ai créé quelque chose de meilleur, que l’un s’oppose à l’autre, isolé ou en troupe, et s’affronte dans la haine jusqu’à ce que l’un se soit avéré supérieur à l’autre ».

En rêve, Épiméthée aperçoit Elpore, l’étoile du matin. Il ne la connaît pas, Pandora avait emmené avec elle l’une des deux sœurs jumelles, donnant à choisir à Épiméthée qui opta pour Epiméleia. Elpore, c’est l’espérance (en grec elpis). On peut lui demander ce que l’on veut. D’elle, «  bonne fille, vous n’entendrez jamais rien d’autre que oui ». En tout cas pour l’amour car pour les autres attentes telles que gloire, puissance et richesse, ce n’est pas la bonne adresse.

Une femme court et crie « au meurtre ! ». C’est Epiméleia se réfugiant dans les bras de son père, Elle est poursuivie par Phileros. Celui-ci est empoigné par Prométhée et, aussitôt pris, aussitôt impitoyablement jugé selon la loi du père pour qui ne compte pour rien « la puissance infinie qui [l’] a précipité du faîte du bonheur dans la détresse ». Crime de jalousie. S’interrogeant sur l’origine de sa pulsion meurtrière, Phileros, s’adressant à Prométhée, demande :

« Dis-moi, est-ce Pandora ? Tu la vis une fois, cette déesse pernicieuse aux pères, qui torture les fils. Héphaïstos la forma avec de brillants dehors et tissant au dedans la perversion (Verderben). De quel éclat brille ce vase ! Quelle allure élancée ! Quelle boisson enivrante nous offrent ainsi les cieux. Que cachent donc ces hésitations ? L’audace de ses actes. Et ce sourire, ces inclinaisons, que cachent-ils ? La trahison. Ces regards célestes ? Une mortelle raillerie. Ce sein de déesse ? Un cœur de chienne.»

La dernière expression est un emprunt direct à Hésiode dont une partie du récit est très proche. La suite, il faut d’abord la lire dans la langue originale pour apprécier comment Goethe joue du couple de mots Sinn et Wahnsinn, sens et non-sens, raison et déraison.

„O! sag’ mir, ich lüge! O sag’, sie ist rein!
Willkommner als Sinn soll der Wahnsinn mir sein.
Vom Wahnsinn zum Sinne welch glücklicher Schritt!
Vom Sinne zum Wahnsinn! Wer litt, was ich litt?
Nun ist mir’s bequem, dein gestrenges Gebot;
Ich eile, zu scheiden, ich suche den Tod.
Sie zog mir mein Leben ins ihre hinein;
Ich habe nichts mehr, um lebendig zu sein“.

« Oh ! dis-moi que je mens  ! Oh ! dis qu’elle est pure ! La déraison (folie) vaudrait mieux que la raison. De la déraison à la raison, quel heureux passage ! De la raison à la folie !… Qui souffrit jamais ce que j’ai souffert ? Maintenant, ton verdict sévère tombe à point : j’ai hâte de te quitter ; je cherche la mort. Elle a absorbé ma vie dans la sienne : je n’ai plus rien en moi pour vivre encore. »

Alors que pour Philéros sévèrement jugé par son père, la vie ne vaut plus la peine d’être vécue, le leitmotive de la complainte d’Epimeleia est le suivant : Pourquoi tout est-il infini et fini seulement notre bonheur ?

Anamnèse et arts de la mémoire

Je vais, pour la suite, modifier mon approche. Nous avons désormais les ingrédients de l’histoire de cette quasi-catastrophe. Cet évènement déclenche un mécanisme du souvenir à partir d’un même fonds d’origine mythologique. L’intéressant dans ce qui suit apparaît comme un rapprochement des deux frères dans leurs différences et dans un dialogue serré et rapide sur la mémoire, dans les deux dimensions de l’anamnèse.

L’anamnèse. Issu du grec ána (remontée) et mnémè (souvenir), ce terme signifie réminiscence, que l’on traduit aussi par ressouvenir. On distingue deux dimensions dans la mémoire : l’enregistrement que les Grecs appelaient « mnesis » et les Latins « memoria », et la remémoration que les Grecs appelaient « anamnesis » et les Latins « reminiscientia ». Enregistrer ne suffit pas, il faut ensuite faire remonter ou revenir ce qui a été enregistré. (cf)

Prométhée dont les relations avec son frère avaient été rompus par l’acceptation de Pandora par Épiméthée découvre qu’il avait eu deux filles de cette dernière, l’une que sa mère avait emporté avec elle et qui lui ressemble. Aussi évanescente qu’elle, elle en est comme l’image-souvenir. L’autre est restée avec son père.

« Épiméthée :
Son image m’est demeurée fidèle ; elle se dresse toujours devant moi.
Prométhée :
Et sous les traits de sa fille, elle te torture une seconde fois.
Épiméthée :
Souffrir pour un pareil joyau est encore une joie.
Prométhée :
Des trésors, des bijoux, l’homme en fabrique chaque jour avec son poing [Faust]
Épiméthée
Ils sont méprisables s’ils ne sont pas créés en vue d’un bien suprême
Prométhée :
Bien suprême ? A moi ils semblent se valoir tous
Épiméthée :
Que nenni ! L’un deux surpasse tout. Ne l’ai-je pas possédé ?
Prométhée :
Je crois deviner sur quel chemin tu erres.
Épiméthée :
Je n’erre pas. La beauté conduit sur le bon chemin
Prométhée :
Sous la forme de la femme trop aisément elle nous séduit
Épiméthée :
Tu as formé des femmes qui ne sont aucunement séductrices
Prométhée :
Pourtant je les formai d’une argile plus fines même les plus grossières
Épiméthée :
En pensant à l’homme dont elles devaient être les servantes
Prométhée :
Sois valet toi-même , si tu dédaignes la servante fidèle
Épiméthée :
J’évite de te contredire. Ce qui est gravé dans mon cœur et dans mon esprit, je le répète volontiers en silence. O puissance, pour moi divine, du souvenir ! Tu ramènes, rafraîchie, cette sublime image.
Prométhée :
Cette haute figure surgit pour moi aussi des ténèbres du passé. »

Prométhée s’est révélé dans l’extrait ci-dessus comme un authentique dirigeant et fabricant de la société patriarcale. Épiméthée qui n’apprend rien de l’expérience égrène son addiction phantasmatique au retour de la même. Malgré une velléité à saisir au pinceau ou un burin, il renonce aussitôt aux instruments de l’art faute de pratiquer les ars d’Héphaïstos et d’Athéna que Prométhée a volé aussi.

« Enfin elle se montre pourtant ; elle se présente nette et précise à mes yeux. Admirable !… Vite les pinceaux et le burin !… Un clin d’œil la fait évanouir.
Est-il un effort plus inutile ?… Certes, il n’en est pas de plus douloureux, de plus angoissant. Si sévère que soit l’arrêt de Minos, ce qui fut valeur éternelle n’est plus qu’une ombre. Essayons encore de te ramener, ô mon épouse !… L’ai-je saisie ? Mon bonheur m’est-il rendu ?… Ce n’est qu’une image, une apparence. Elle s’envole fugitive, se dissout et s’anéantit. »

Prométhée oppose aux évocations de son frère la liste des artefacts hypomnésiques. Il a l’air de nous faire visiter un musée de la joaillerie : résille d’or, diadème, colliers, ceinture, bagues, tunique, sandales etc… Mais il en a perdu le sens des valeurs. Là où pour Épiméthée, les tresses de la chevelure de Pandora ondulent en longs serpents, Prométhée dit : « Le dragon qui s’enroulait à son bras m’enseigna comment le rigide métal peut s’étirer et se fermer en spirale serpentine ».

Au feu !

Cet échange est interrompu par un incendie qui s’est déclaré dans la propriété et les forêts d’Épiméthée. C’est l’autre dimension ambivalente du feu d’être aussi destructeur. Nous apprendrons par la bouche d’Epimeleia quel en est le point de départ. Le pâtre à l’origine de la crise de jalousie meurtrière de Phileros est mort. Sa tribu est venue le venger. Epiméthée, d’abord hésitant à agir, finit par accepter l’aide de Prométhée qui envoie ses hommes. L’incendie maîtrisé, surgit de la mer Eos, déesse de l’aurore, seule apparition divine dans la pièce. Phileros est sauvé des eaux mais pas par son père, qui n’avait pas anticipé son geste désespéré et qui s’avère ici impuissant. Epimeleia échappe aux flammes dans lesquelles elle voulait se jeter. Les jeunes gens s’unissent. « Ils absorbent en eux l’univers ». Place à l’union « du verbe et de l’acte ». Et la fête peut commencer. C’est bien une pièce festive. C’est Versailles. Prométhée n’aime pas la fête. Pour lui la seule fête qui vaille, c’est l’action. (Des echten Mannes wahre Feier ist die Tat)

Une fin prométhéenne

Et c’est un Prométhée quelque peu différent qui semble apparaître soudain – alors qu’Épiméthée a disparu de la scène – avec un discours étrange et pas bien clair. Après avoir proclamé qu’il n’aime pas la fête, il dit ne pas aimer non plus la nouveauté. Mais quel en serait alors le moteur ? Est-ce Pandora, «image de la force, qui se porte sans cesse en avant » ? En même temps, il dit ne pas croire à l’apprentissage par l’expérience :

« Je n’aime pas le nouveau, et cette espèce a déjà été suffisamment dotée pour la vie terrestre. Sans doute est-elle esclave de l’instant présent ne pensant que rarement à ce qu’il s’est passé la veille, à ses peines et ses joies. Qui sont perdues pour elle. Mais, même l’instant présent, elle s’en empare grossièrement. Elle prend ce qu’elle rencontre, sans penser, sans réfléchir à la façon dont on pourrait le modeler pour un meilleur usage. Ceci je le réprouve ; mais la leçon, le discours et même l’exemple ne produisent que peu d’effet. L’espèce humaine vit au jour le jour en tâtonnant grossièrement avec la légèreté des enfants. Si elle pouvait prendre à cœur le passé et s’approprier d’avantage le présent en le modelant à son avantage, ce serait un bienfait pour tous ; c’est cela mon souhait. »

Goethe a construit une série de couplages qui semblaient devoir être pensés ensemble non en termes antithétiques mais en dialogue : Prométhée/Epiméthée, homme/femme, rationnel/irrationnel, espérance/ désespérance, fini/infini, passé/présent. Alors qu’il paraissait être dans une logique de composition, il en sort brusquement. Autant il était remarquable qu’il débute avec Épiméthée, autant il l’est qu’il finisse par Prométhée. Comme s’il enfouissait l’épiméthéen, le mélancolique, tout en lui faisant quelques concessions, il bascule pour projeter l’image d’un Prométhée différent. Il reste à venir. Quoi qu’il en soit, finalement, le poète nous invite, en creux, à ne pas accepter grossièrement les technologies du présent mais de nous en emparer afin de les façonner pour en faire un meilleur usage que celui vulgaire que nous imposent sans cesse les disruptions de l’industrie. Il suggère aussi d’articuler le synchronique avec le diachronique non pour reproduire à l’infini les anciennes images mais pour en former de nouvelles. Eos donne à Prométhée un dernier conseil pour la route, celui de ne pas franchir la limite de ce qui appartient aux humains et de ce qui reste la part du divin :

« Adieu, père des hommes ! – Écoute ceci : ce qui est souhaitable, vous autres ici-bas le sentez ; ce qu’il faut donner, eux là haut le savent. Grandioses sont vos entreprises, titans ; mais mener vers le bien éternel et l’éternelle beauté, c’est l’œuvre des dieux ; laissez-les faire. »

Ce que l’on pourrait traduire par : La technique, oui, mais pas de prétentions trans-humanistes. L’immortalité est l’affaire des dieux.

Même s’il y a chez lui des références manifestes aux récits d’Hésiode, Goethe ne dit rien des fautes originelles de Prométhée et d’Epiméthée. Il part d’une situation de fait, celle de l’apparition, dans le monde, de la technique, de la mort imprévisible même pour le tout pré-voyant Prométhée et de la différentiation sexuelle. Comme si, en somme, par leur regard sur leurs progénitures ces questions étaient nouvelles pour eux aussi. Le poète traite des conséquences de la tromperie du Titan envers Zeus lors du partage du repas sacrificiel en évoquant ce qu’il se passe dans la génération d’après. Les mortels doivent désormais apprendre par eux-mêmes la technique et le temps, à ensemencer pour cultiver et procréer.

« Tout a désormais son revers : plus de contact avec les dieux qui ne soit aussi à travers le sacrifice, consécration d’une infranchissable barrière entre mortels et immortels, plus de bonheur sans malheur, de naissance sans trépas, d’abondance sans peine ni fatigue, de nourriture sans faim, dépérissement, vieillesse et mortalité, plus de mâle sans femme, de Prométhée sans Épiméthée, plus d’existence humaine sans la double Elpis, attente ambiguë, crainte et espoir à la fois face à un avenir incertain »

(Jean-Pierre Vernant : A la table des hommes in La cuisine du sacrifice en pays grec. NRF Gallimard. P. 132.)

Goethe confronté au passage à la modernité, à une ère nouvelle, a anticipé le constat que feront plus tard aussi Marx et Engels :

« Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés ». (Marx-Engels : Manifeste du Parti communiste)

Je me suis efforcé de cerner au mieux le texte de Goethe. Par son allégorisation, la pièce est sans doute plus intéressante comme jeu de l’esprit que pour un spectacle de théâtre. Sur Prométhée et Épiméthée, il y aurait encore plein d’autres choses à dire notamment en passant par la lecture du Protagoras de Platon que l’on trouvera déjà évoqué ici. J’ai rappelé au début le fait que Goethe était confronté aux bouleversements de l’Europe. J’en profite pour signaler que les questions qu’il soulève concerne l’univers occidental et que, comme le signale Yul Hui, dans son dernier livre paru en français, « il est très problématique de considérer [le prométhéisme] comme un universel » Si les technologies tendent à se globaliser, une culture comme la chinoise ne les appréhende pas de la même manière. Et à partir d’une autre mythologie. (Cf Yuk Hui : La question de la technique en Chine. Éditions Divergences).

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« Appareiller » à partir de Joseph Beuys et Bernard Stiegler

« Une caractéristique essentielle de la machine de contrôle occidentale est de rendre le langage aussi peu imagé que possible, afin de séparer autant que possible les mots des objets et des processus visibles »

(W.S. Burroughs cité par Frédéric Neyrat)

Bernard Stiegler : extrait de Vers un art de l’hypercontrôle. Cité du livre. Aix en Provence. 2014.

L’année Joseph Beuys – le centenaire de sa naissance, le 12 mai 1921 à Krefeld – bat son plein en Allemagne. On y trouve de tout et parfois n’importe quoi. Dans un article sous le titre éloquent de « ni chamane ni mystique », le graphiste et éditeur Klaus Staeck qui a travaillé de nombreuses années avec l’artiste devait déplorer l’incapacité des feuilletonistes à situer, dans leurs temps, les biographies fussent-elles fantasmées comme celle de Beuys. Mais, bon, officiellement l’artiste est dans le vent. Si de nombreux musées et institutions se sont mobilisés (voir ici pour le programme complet), ils ont été contraints de le faire dans un contexte sanitaire qui à la fois empêche pour le moment l’accès aux œuvres mais donne par ailleurs un plus large accès à des témoignages en ligne. La différence avec la France est dès lors saisissante. Certaines des actions du plasticien sont restées célèbres, au-delà du quart d’heure, comme celle du coyote ou le geste précurseur et collectif de la plantation d’arbres à Kassel pour la Dokumenta, en 1982. Beaucoup de villes rêvent aujourd’hui de ce qui fit scandale, il y a quarante ans.

Joseph Beuys : Théorie plastique. 1972. Image extraite du livre de Harlan, Rappmann et Schata : Soziale Plastik / Materialien zu Beuys. Achberger Verlag.

Le dessin réalisé au cours d’une conférence à la Volkshochschule de Remscheid, n’est pas sans évoquer avec ses différences le schéma de Paul Klee évoqué dans la précédente chronique. L’instantané photographique donne une forte idée du gestus pédagogique, du mouvement du corps, du bras, de la main qui partent de mots tels que, à gauche, volonté, chaos, énergie vers, à droite, pensée, forme, en passant par mouvement, âme, sentience [Empfindung]. Il manque bien entendu la parole. Beuys « sculptait » aussi avec sa langue.

Quel que soit le jugement que l’on porte sur tel ou tel aspect de son œuvre et de sa pensée, il reste que, comme aucun autre artiste, Joseph Beuys a lié art et société, l’a articulé avec la politique, la science, la technique, la philosophie et l’économie avec son concept de sculpture sociale. J’ai publié son dernier discours dans lequel il en redéfinit l’origine en la posant non seulement comme ouverture aux sens autres que le visible, en introduisant la dimension de la chaleur, d’où sa prédilection pour des matériaux qui y sont sensibles comme la graisse ou la cire mais également comme projet de transformation de la société. Il cherchait aussi à surmonter la division entre artistes et non-artistes. Un tel projet entrait en résonance avec – voire inspirait – celui de Bernard Stiegler définissant la sculpture sociale comme processus de « trans-formation » menant vers l’individuation psychique et collective, une individuation qui ne peut évacuer les questions esthétiques.

C’était donc pour moi l’occasion de revisiter les deux livres du philosophe (rassemblés en un dans l’édition de poche) consacrés à De la misère symbolique édités chez Galilée. Le premier l’a été en 2004 : L’époque hyperindustrielle. Le second, l’année suivante : la catastrophè du sensible. Ce dernier contient un chapitre intitulé :

Appareiller
A partir de Warhol et de Beuys

Appareiller est un terme maritime signifiant préparer un bateau pour la navigation. Il s’agit de se préparer pour partir à l’aventure, titre de l’avertissement au lecteur. Aux risques de devoir affronter des turbulences voire des tempêtes. Pour rester, comme Stiegler, dans la métaphore maritime, il est question de s’armer, de forger « un arsenal de concepts », bref concevoir une organologie (du grec « organon » : outil, appareil) pour la lutte de l’esprit contre lui-même et sa bêtise. L’organologie est une façon de penser ensemble l’histoire et le devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales. « Elle décrit une relation transductive entre trois types d’ « organes » : physiologiques, techniques et sociaux. La relation est transductive dans la mesure où la variation d’un terme d’un type engage toujours la variation des termes des deux autres types » (Cf).

 J’ai souligné ce à partir de. Il n’est pas question de partir avec mais de bourlinguer à partir de Andy Warhol et Joseph Beuys, deux artistes du 20ème siècle. Il nous invite à une prise de risque devant la complexité de la tâche dans la « guerre esthétique » qui se présente à nous.

Appareiller peut être pris aussi au sens où nos organes sensoriels sont appareillés par des prothèses visuelles (lunettes, télescopes microscopes) et/ou auditives, elles mêmes connectées ou susceptibles de l’être. Les humains ont cru longtemps que « les paroles s’envolent, les écrits restent». Cela n’est plus vrai. Au delà de leur enregistrements analogiques volontaires, les dispositifs technologiques numériques permettent à notre insu de les capter, tracer, analyser à des fins commerciales. Pour ce qui concerne le toucher, les doigts de la main, nous sommes aussi passés aux écrans dits tactiles.

« Le geste de la main, qui seul ouvrait picturalement le visible, régresse machiniquement au cours du XIXè siècle vers la pression du doigt sur l’appareil photographique, comme s’il y avait un devenir du doigt (digit) de la main et de ses manières. Le doigt manipule aussi les touches du magnétophone et le clavier alphanumérique pour une genèse algorithmique et digitales de formes, ce qui engendre de nouveaux matériaux artistiques (plastiques aussi bien que musicaux). Ces exemples, pris parmi mille autres, indiquent un double mouvement de naturalisation des inventions techniques par les hommes, et de délégation des opérations effectuées par les organes du corps humain aux machines et aux technologies. […] Dans tous les arts, instruments, machines, notations ou enregistrements, désormais et visiblement, prolifèrent, redéfinissant sans cesse les pratiques artistiques. »

( Bernard Stiegler : De la misère symbolique. Tome 2. pp 22-23)

Je reviendrai un peu plus loin sur le sens, plus précis encore que donne Stiegler, du mot appareiller.
Commençons par une œuvre de Joseph Beuys.

On peut y voir un clin d’oeil à l’Amérique d’Andy Warhol et ses boites de soupe Campbell auxquelles manquerait le flacon de condiment de chez Maggi. Il est associé à la tradition européenne des Lumières, avec l’édition de poche de la Critique de la raison pure d’Immanuel Kant parue chez Reclam et estampillée Beuys, l’un invitant à interroger l’autre. Le titre de la composition est le suivant : je ne connais pas de week-end, (Source). L’ensemble était fixé dans un attaché-case. On pourrait y voir aussi des questions à repenser à l’ère du capitalisme consumériste et mass-médiatique. Et donc de les repenser une nouvelle fois à l’ère du capitalisme computationnel et de la société d’hypercontrôle.

Même si leurs œuvres traversent le temps, les artistes – aussi les philosophes – ne sont pas intemporels mais de leur temps. Celui de Beuys est marqué par ce que Adorno appelait les industries culturelles. Dans le nôtre, il n’y a plus besoin d’attaché-case. Et la Critique de la raison pure existe désormais en version numérique.

De la misère symbolique

« Notre époque se caractérise comme la prise de contrôle du symbolique par la technologie industrielle où l’esthétique est devenu à la fois l’arme et le théâtre de la guerre économique. Il en résulte une misère où le conditionnement se substitue à l’expérience »

(Bernard Stiegler : De la misère symbolique 1 L’époque hyperindustrielle p .13 Avant propos)

Qu’est ce que le symbolique et comment est il contrôlé ? Comme exemple de symbolique, on peut prendre le langage et ce qu’en dit Willam Burroughs cité en exergue. Le mot « symbole » est issu du grec sumbolon signifiant « mettre ensemble ». En Grèce, un symbole était au sens propre et originel un tesson de poterie cassé en deux morceaux et partagé entre deux contractants. Pour liquider le contrat, il fallait faire la preuve de sa qualité de contractant (ou d’ayant droit) en rapprochant les deux morceaux qui devaient s’emboîter parfaitement. Il faut donc au moins être deux pour partager un symbole. L’antonyme littéral du symbolique est le diabolique, ce qui divise. Le diabolique est, au sens propre, pour les Grecs, le bâton qui semble rompu lorsqu’il est plongé dans l’eau ; au sens figuré, c’est l’apparence trompeuse. Ce qui est trompeur, fait croire à la cassure et relève de l’illusion des sens, est de l’ordre du diabolique ; ce qui rapproche, reconstitue l’unité ou la totalité originelle en dévoilant du sens est de l’ordre du symbolique.

Quid de l’esthétique ? Bernard Stiegler distingue au moins deux esthétiques. D’un côté, celle, psycho-physiologique, qui étudie les organes des sens et, de l’autre, celle des formes artefactuelles, design, symboles et œuvres. Or, écrit-il, « la stabilité des organes des sens est une illusion en ce qu’ils sont soumis à un processus incessant de dé-fonctionnalisation et de ré-fonctionnalisation, précisément lié à l’évolution des artefacts ».

Il y a donc une histoire de l’esthétique faite de celle des désajustements entre le corps et son organisation physiologique, ses organes artificiels, c’est à dire tout ce qu’il produit hors de lui (objets, outils, instruments, œuvres d’art) que l’on appelle exo-somatisation (qui tend à l’infrasomatisation) et les organisations sociales où s’articulent les deux premières. Le développement du marketing, des médias de masse audiovisuels du capitalisme de consommation et des marchés de masse qui fait qu’une voiture peut s’appeler Picasso a produit une misère symbolique privant les individus « d’un rapport singulier à des objets singuliers ». Le consumérisme a transformé les objets singuliers en objets particuliers en fonction de segments de marché où la diversité même est standardisée. Cette perte de singularité conduit à une perte d’estime de soi. Pour Stiegler donc, la question esthétique, la question politique et la question industrielle sont à penser ensemble. Écouler la marchandise est le rôle dévolu au marketing et à sa fonction esthétique de canalisation c’est à dire de destruction de l’énergie libidinale. Mais c’est une « esthétique » dé-symbolisante dans la mesure où la circulation symbolique suppose la participation, le partage, le désir.

« Par misère symbolique, j’entends donc la perte d’individuation qui résulte de la perte de participation à la production des symboles, ceux-ci désignant aussi bien les fruits de la vie intellective [faculté de concevoir, comprendre] (concepts, idées, théorèmes savoirs) que ceux de la vie sensible (arts, savoir-faire, mœurs) ». (ibid p. 33)

La capacité de production et de partage du symbolique (participation) est aussi la condition du vivre ensemble en société, de la philia. En son absence le nous se décompose. Le nous suppose un minimum de partage de sensibilité et aussi de mémoire. D’où l’articulation entre art et politique. Pour Stiegler, nous sommes dans une guerre esthétique pour le contrôle des affects.« L’esthétique est devenue l’objet d’une exploitation industrielle systématique » dans le seul but de « développer des marchés de consommation ». Cette exploitation finit par « transformer le corps sentant, le corps sensible, de corps désirant en un corps consommateur ».(ibid p.44)

« La question politique est une question esthétique, et réciproquement : la question esthétique est une question politique. J’emploie ici le terme « esthétique » dans son sens le plus vaste. Initialement, aisthésis signifie sensation, et la question esthétique est celle du sentir et de la sensibilité en général ».

(Bernard Stiegler : De la misère symbolique in Le Monde 10 octobre 2003)

Tournants machiniques de la sensibilité

La modernité est l’industrialisation de toute chose. A la division classique du travail se surajoute la séparation producteurs-consommateurs par l’industrialisation de la vie quotidienne. Cette séparation existe, en matière esthétique aussi, comme le signalait déjà André Leroi-Gourhan.

« C’est une nouvelle forme de capitalisme qui se développe ainsi […] où ce n’est plus l’entrepreneur-producteur qui fait la loi capitale, mais le marketing en tant que contrôle des temps des consciences et des corps par la machinisation de la vie quotidienne – par le biais de toutes ces choses machiniques que sont, après l’automobile et la machine à laver, le téléviseur, le téléphone mobile, l’agenda électronique, l’ordinateur et le home cinema, choses articulées par les dispositifs rétentionnels mais aussi sur tous les dispositifs biotechnologiques que met en place le biopouvoir hyperindustriel, et qui constituent l’horizon organologique général avec, pour, contre, et dans lequel il faut lutter, au bénéfice, pour ce qui nous concerne, et en tant que nous voulons demeurer un nous, des singularités individuelles. »

(Bernard Stiegler : De la misère symbolique 1 pp 100-101)

On pourrait distinguer trois tournants machiniques de la sensibilité ou parler d’un tournant en trois étapes. La première est constitué par l’intégration des savoir-faire artisanaux dans la machine industrielle. La seconde par le pilotage des savoir-vivre par le capitalisme consumériste. La troisième que nous vivons actuellement est celle de la computérisation généralisée.

L’hyper-industrialisation désigne cette « industrialisation de la vie quotidienne qui formate cette vie quotidienne de ‘chacun’ comme fonctionnelle (en particulier via ces prothèses qui servent indifféremment la vie laborieuse et la vie privée, tel le téléphone portable) pour le mettre au service de la vie entrepreneuriale, de l’entreprise, qui dans la société de contrôle, s’est substitué à l’usine. » (ibid. p140)

Soumis à un conditionnement esthétique, notre destin tend à devenir celui de la fourmilière dans laquelle pour les individus décervelés que nous devons devenir les phéromones chimiques sont remplacés par des phéromones numériques.

« De fait, les connexions individuelles ne cessant de se multiplier, un individu connecté aux réseaux mondiaux, qui est déjà géolocalisé sans le savoir, sur une trame dont les mailles sont variables, émet et reçoit des messages du ou vers le réseau de serveurs où s’enregistre la mémoire du comportement collectif, tout comme la fourmi qui secrète ses phéromones inscrit son comportement sur le territoire de la fourmilière tout en décodant et sommant sous forme de gradient, le comportement des autres fourmis. Et, dans la mesure où le système cardino-calendaire intégré conduit les individus à vivre de plus en plus en temps réel et dans le présent, à se désindividuer en perdant leurs mémoires – aussi bien celle du je que celle du nous auquel il appartient -, tout se passe comme si ces agents ‘cognitifs’ que nous sommes encore tendaient à devenir des agents ‘réactifs’, c’est à dire purement adaptatifs – et non plus inventifs, singuliers, capables d’adopter des comportements exceptionnels et en ce sens imprévisibles ou ‘improbables’, c’est à dire radicalement diachroniques, brefs : actifs ». ( ibid Pp. 154-155).

Le conditionnement esthétique fait obstacle à l’expérience esthétique. Il prend l’exemple du tourisme industriel mais cela se remarque aussi dans les visites de musées de plus en plus accélérées. La reproductibilité et la calculabilité nous enferment dans un « techno-cocon » et nous transforment en hamster tournant à l’intérieur de sa roue (Alain Damasio).

« L’art en général est ce qui cherche à faire temporaliser autrement, à faire que le temps de la conscience du je, que soutiens le fonds inconscient de sa mémoire incarnée, soit toujours diachronique, et libère, en l’affirmant, l’inattendu narcissique de sa singularité projetable dans un nous par l’intermédiaire de l’écran [surface de projection] que constitue toute œuvre d’art. » (ibid p.182)

Le capitalisme pulsionnel et la question de l’énergie libidinale

Joseph Beuys s’est beaucoup intéressé à la question de l’énergie à la fois dans sa dimension physique mais également psychique.

Joseph Beuys : Capri-Batterie, 1985 (Museum MMK Für Moderne Kunst. Frankfurt)

Dans un entretien avec Volker Harlan,à la fois morphobiologiste et historien de l’art, paru en 1986, Beuys articule à propos de l’automobile la question de l’esthétique avec celle de l’énergie physique, en l’occurrence de source fossile et polluante,et de l’énergie psychique en abordant la question du capitalisme devenu pulsionnel, autant dire a-social.

On peut rappeler ici que l’inventeur du marketing est un neveu de Sigmund Freud, Edward Bernays

Le capitalisme ne repose pas seulement sur un système de forces physiques tendant à devenir machiniques, il est au départ d’abord une économie libidinale. Elle suppose une capacité d’ investissement.

« La libido, nous dit Freud, est l’énergie qui constitue ce que l’on nomme plus communément l’eros ou l’amour, sexuel ou non : l’énergie de l’amour que l’on porte aux autres, l’amour de soi, mais aussi de l’attachement à un objet ou à une idée. C’est le concept clé de la théorie psychanalytique freudienne. La libido est la socialisation de l’énergie produite par la pulsion sexuelle et les pulsions afférentes, mais telles que, comme désir, ces pulsions sont transformées en objets sublimables : objets d’amour ou d’attention à l’autre – objets d’investissements. La libido est cependant toujours projetée, canalisée et médiatisée par des artefacts comme en témoigne la question freudienne du fétichisme, et c’est pourquoi elle peut elle-même faire l’objet de techniques et de technologies devenues industrielles. » (Ars industrialis : économie libidinale)

L’énergie libidinale est ce qui transforme les pulsions en désir. Mais la colonisation de cette énergie, son instrumentalisation par l’industrie du marketing épuisent le désir et le ramène aux pulsions.

« la libido est constituée par des techniques ; ce n’est pas une énergie qui se développe spontanément, mais elle est articulée sur des techniques, des « fétiches », et plus généralement sur des prothèses : c’est la technè, l’artefactualisation du vivant qui constitue la libido, ce que Freud n’a pas pensé. Le capitalisme a très bien vu cela, il a développé, dans un sens, qui n’est pas celui de Marx, le « fétichisme » de la marchandise : il a utilisé la puissance de l’artefact comme captation du fantasme afin de fixer la libido sur ses propres objets. Le problème, c’est qu’il a fini par détruire toutes les structures qui sont les conditions de fonctionnement de cette libido, et qui ne se réduisent pas à la calculabilité. Donc le capitalisme a fini, en captant la libido, par la dé-singulariser. Or une libido dé-singularisée n’est plus une libido, c’est une pulsion . Aujourd’hui le capitalisme est arrivé à sa limite, il a transformé la libido en pulsion. Mais la pulsion, il ne sait pas quoi en faire, elle lui explose à la figure, et c’est ce que nous vivons en ce moment. »

(Bernard Stiegler : De l’économie libidinale à l’écologie de l’esprit / Entretien avec Frédéric Neyrat )

Et Stiegler d’en conclure qu’ il :

« faut trouver une énergie renouvelable de la libido ».

Catastrophè du sensible

Le second volume de De la misère symbolique est sous-titré La Catastrophè du sensible. Catastrophè signifie en grec ancien dénouement, stade terminal d’une histoire qui est aussi le stade d’une dé-composition du sensible » comme perte d’individuation et de participation. Ceci pensé non comme une fatalité, une catastrophe, mais comme l’objet d’une lutte.

« une pensée de l’aisthesis aujourd’hui (et de l’art, et des œuvres du sensible sous toutes leurs formes) doit être solidairement une pensée du désir et une pensée de la technique, qui permette de décrire l’évolution des rapports entre les organes sensibles du corps, les organes artificiels que forme la technique, et les organisations sociales qui les agencent. La pensée généalogique de l’expression et de la répression (c’est à dire aussi du passage à l’acte et de la régression à la puissance), qui sont expression et répression du désir qu’est toute singularité, est l’organologie générale qu’il s’agit ici d’élaborer »

Bernard Stiegler: De la misère symbolique 2 p.83)

C’est à cet endroit que Bernard Stiegler introduit la question de l’appareillage. A partir de deux artistes singuliers qu’il inscrit dans « le passage de l’art moderne à l’art contemporain » : Andy Warhol et Joseph Beuys.

Rencontre Andy Warhol et Joseph Beuys à la Galerie Hans Meyer à Düsseldorf, le 18 mai 1979

Stiegler parle d’appareiller au sens à la fois de  1) « rendre appariés les appareils et ceux qui les pratiquent […](et non les consomment) et de 2) « partir à l’aventure de cet élargissement de la perception et de l’aperception […] de faire autrement (par les appareils) cette expérience du sensible qui n’est jamais réductible à un conditionnement, et dont les débordements et les excès qui surgissent, comme singularités, sont à la fois les conditions d’une individuation psycho-sociale plénière, et la projection politique par où le circuit du désir exclamatif et sensationnel constitue ce que Simondon appela le théâtre de l’individuation – mais, ici, comme tournant machinique de la sensibilité. » (ibidem p.107)

Ce sont les grandeurs et misères de ce théâtre du tournant machinique de la sensibilité qu’explorent selon Stiegler à la fois Warhol et Beuys dans leurs styles opposés et issus de deux continents différents, l’Amérique et l’Europe, dans la même sphère occidentale, le premier continent dominant l’autre.

Les deux textes, celui de Warhol et de Patrick Lelay, sont cités par Bernard Stiegler en exergue du chapitre mentionné. Par ailleurs, Warhol a inventé l’expression « 15 minutes of fame » (15 minutes de gloire), qui se rapporte à l’état passager de la célébrité fabriquée. Comme dans les émission de téléréalité.

Ex-orbitation

«  L’art de Beuys est littéralement organo-logique », écrit Stiegler. Cela non seulement parce que la teckhnè y figure comme question mais aussi parce que « en touchant des yeux la chaleur », il compose une « communauté des sens » rassemblés dans la capacité « d’ex-primer un jugement ». Cette expression laisse une empreinte dans la matière dont les sédiments constituent la culture. Chez Beuys « la pensée est à elle seule déjà une processus sculptural » et la langue dans la bouche forme des signes. Ce que Stiegler exprime dans son propre langage de la façon suivante :

« La rétention tertiaire [= sédimentations hypomnésiques propres à l’espèce humaine. accumulées au cours des générations en se matérialisant dans les artefacts] est ce qui, entre les mains ou par les mains de la noèse, mains dont la langue est comme un cas dans la bouche (c’est à dire à la fois comme organe du toucher, du goût et de l’ouïe parce que du chant), rend possible le circuit de l’impression et de l’expression comme exclamation du sensationnel, au sens du circuit de [Paul] Klee et dont la chaleur est un nom beuysien ». (Bernard Stiegler : De la misère symbolique 2. p.112)

J’ai évoqué dans la chronique précédente le circuit de Paul Klee. S’exclamer veut dire ici à la fois recevoir et rendre. Exprimer le fait d’être « é-mu » ne serait-ce que par des oh ! ah ! Ou des beurk !

Le problème d’aujourd’hui qui engendre tant de souffrances réside dans la liquéfaction des rétentions par les flux marchands : « les empreintes s’effacent à mesure qu’elles se produisent ». On ne re-tient plus rien. Cette impossibilité de composition qui caractérise l’actuel état de misère symbolique bloque la formation d’un circuit social et socialisant et menace le social lui-même « dont l’art n’est que la plus ancienne ex-pression » et c’est pourquoi,

« la question de l’art devient celle de la sculpture sociale » ( oc p.114)

La sculpture sociale est un « passage à l’acte noétique », un acte d’individuation intermittent qui n’est individuant qu’en étant en même temps psychique et collectif. Ce processus est évolutif en raison des transformations technologiques de nos artefacts qui, sans cesse, défonctionnalisent et refonctionnalisent – ou pas comme c’est le cas maintenant – nos organes sensoriels. Stiegler insiste sur le fait que ceci est l’objet d’une lutte pour élever le capital à l’incalculable comme promesse d’inachèvement.

« La notion de capital comme art est la chance de l’inachèvement organo-logique de la sensibilité noétique et c’est depuis le savoir intime de la nécessité d’un tel inachèvement, comme ce qui excède non seulement un quart d’heure mais un quart de siècle et même de millénaire de célébrité […], c’est avec ce savoir de l’inachèvement, autrement dit, comme ce qui donne savoir-faire et savoir-vivre, c’est avec ce savoir de l’inachèvement, ce non-savoir autrement dit et depuis ce savoir issu de l’expérience, qu’il faut lutter contre les nouvelles médiations, les médiations anti-spirituelles qui exploitent la misère symbolique qu’engendre la perte de participation ». (Bernard Stiegler : ibidem p.117)

Téléréalité 

Beuys en costume sombre est assis sur une chaise devant un appareil de télévision dont l’écran est recouvert de feutre. On ne voit pas d’image mais on entend le son émis par l’appareil. Il enfile des gants de boxe avec lesquels il se frappe le visage. Plus tard il prendra la saucisse noire qu’il découpera et tendra vers l’écran puis vers le mur. Pour Beuys, l’écran de télévision instaure « une relation sujet-objet particulièrement désunie, qui détruit les facultés humaines » (J.Beuys / Y. Kounellis/ A.Kiefer / E. Cucchi : Bâtissons une cathédrale. L’Arche. p 132)

 Ces médiations « anti-spirituelles » dont parle Stiegler vont du design des poudres de lait jusqu’aux émissions de télé-réalité. S’il cite Star Academy, on pourrait parler aussi de Loft Story, autre émission de télé-réalité qui a débuté il y a maintenant 20 ans, en avril 2001. A propos de cette dernière, Christian Salmon décrivait récemment leur état de « privation sensorielle », de misère symbolique :

« Leur surexposition allait de pair avec la destruction de toute expérience possible. Ces pauvres héros médiatiques vivaient non pas une aventure extraordinaire comme on voulait les en persuader (« J’en parlerai à mes enfants plus tard », disait l’un d’eux) mais au contraire une déréalisation, une dépressurisation de l’expérience. De jour en jour, ce qui se joue dans les studios de la télé-réalité n’est pas une intensification des sentiments et des émotions mais au contraire une forme de privation sensorielle – le Loft fonctionne sous vide.
Enfermés dans un protocole qui n’a rien d’une « fiction réelle » et tout d’une authentique manipulation, nos héros sont soumis aux dures lois de l’exhibition de soi qui a pour contrepartie l’impossibilité d’élaborer, de construire d’articuler, de symboliser ses propres représentations. » (Christian Salmon : Loft Story ou le laboratoire de la vie confinée

« Tout homme est un artiste »

Extrait de l’émission d’Arte Le passé est futur – l’Allemagne vue par ses artistes Réalisation : Maria Anna Tappeiner (2014)

Tout travail humain doit fondamentalement tendre à l’œuvre d’art, nous dit en substance le plasticien allemand Joseph Beuys. Et la politique consisterait à s’occuper de cette question sous cet angle-là.

« Tout homme est un artiste » est sans doute à la fois la phrase la plus célèbre de Beuys et la plus mal comprise. Ce qui a amené l’artiste à faire des mises au point :

„Die Formel,« jeder Mensch ist ein Künstler », die sehr viel Aufregung erzeugt hat und die immer noch mißverstanden wird, bezieht sich auf die Umgestaltung des Sozial-Leibes, an dem nicht nur jeder Mensch teilnehmen kann, sondern sogar teilnehmen muß, damit wir möglichst schnell die Transformation vollziehen. [p. 39]

Denn dies ist die große Fälschung, die immer wieder fabriziert wird, bösartig und bewußt entstellt wiedergegeben wird, daß wenn ich sage: jeder Mensch ist ein Künstler, ich sagen wolle, jeder Mensch ist ein guter Maler. Gerade das war ja nicht gemeint, sondern es war ja die Fähigkeit gemeint, an jedem Arbeitsplatz, und es war gemeint, die Fähigkeit einer Krankenschwester oder die Fähigkeit eines Landwirtes als gestalterische Potenz und sie zu erkennen als zugehörig einer künstlerischen Aufgabenstellung. Das war ja gemeint. [p. 43] „

Joseph Beuys. Reden über das eigene Land: Deutschland (3),München 1985, pp. 33-52

« La formule „tout homme est un artiste“ qui a suscité beaucoup de colère et que l’on continue à mal comprendre se réfère à la transformation du corps social à laquelle tout homme non seulement peut mais doit participer pour que nous puissions si possible rapidement réussir cette transformation. […] Car c’est une grande falsification, sans cesse fabriquée à mauvais escient et de manière volontairement déformée, que de prétendre que quand je dis que tout homme est un artiste cela signifierait que chaque homme serait un bon peintre. Ce n’est précisément pas de cela qu’il est question. Ce qui est visé c’est la potentialité créatrice à chaque place de travail, la capacité d’une infirmière ou celle d’un paysan et le fait de les reconnaître comme participant d’une tâche artistique. C’est cela que ça veut dire »

Souvent la phrase, « tout homme est un artiste », est reprise de manière isolée. De cette manière, elle ne fonctionne pas. Non seulement elle serait trop individualiste et s’inscrirait donc parfaitement dans l’idéologie néo-libérale et il suffirait dès lors de participer à une émission de télé-réalité mais dans l’esprit de Beuys lui-même, l’affirmation s’inscrit dans le cadre d’un projet de participation à la « transformation du corps social ». Autrement dit, celle ou celui qui ne contribue pas individuellement et socialement à individuer les technologies de son temps n’est pas un artiste.
Pour Stiegler, Beuys constitue « un moment crucial » en ce qu’il instruit « le dossier de l’individuation comme participation et perte de participation, questions qui constituent, pour Beuys, l’objet d’une lutte ». La prolétarisation généralisée et planétaire fait que « l’être humain est déjà tellement mort, qu’il ne connaît plus le manque, ce qu’il y a de plus important pour lui » (Beuys). Ce manque, est dans le langage stieglérien le « défaut », et « le défaut qu’il faut ». Ce défaut qui dès l’origine caractérise l’être humain comme exosomatique et qui est toujours en mouvement et donc régulièrement en obsolescence. Ce n’est qu’à partir de la prise de conscience d’un manque qu’il est capable de se transformer en participant à la transformation sociale. Il peut aussi toujours régresser au rang de l’animalité, de la bêtise. En ce sens tout homme n’est pas un artiste mais peut et doit le devenir du moins en puissance sinon en acte, le passage à l’acte étant lui-même un phénomène intermittent.
L’art comme sculpture sociale participe – doit participer – au renouvellement social. Il n’y a pas de société sans partage du sensible. On en vient au concept d’art élargi.

L’héritage de Marcel Duchamp

Beuys : « Le silence de Duchamp est surévalué »

L’image est une trace d’une action qui a eu lieu en 1964 dans un studio de télévision au cours de laquelle Beuys avait peint sur le plateau cette phrase suggérée par Wolf Vostell tout en réalisant un Coin de graisse. Selon Philipp Ursprung, dont le livre Beuys Kunst Kapital Revolution (CH Beck Verlag) vient de paraître, il y a dans cette exclamation plusieurs dimensions. L’action s’est déroulée dans le cadre d’une émission en direct sur le thème du silence des pères qui interpellait directement la responsabilité des Allemands dans l’holocauste. Elle visait moins Duchamp directement que sa réception en Allemagne. Celle-ci donnait à penser que l’art parle pour lui-même. Beuys lui-même devait déclarer plus tard : « Ils voulaient traduire le silence de Duchamp en absence absolue de la parole ». Pour Beuys, la parole comme la pensée et le soin font partie intégrante de la sculpture sociale. Mais cela va plus loin . Jean-Philippe Antoine note que « dans le silence duchampien, le choc causé par les ready-mades […] s’épuise dans l’acte de choquer le bourgeois sans libérer de réelles énergies ». Il ajoute que, faisant pendant à ce reproche, les travaux de Beuys s’articulent « avec une problématique de la mémoire qui tâche de penser la relation entre individuation et construction de l’espace social, à partir du souvenir que les œuvres ont pour charge de faire éprouver sensiblement acquérant dans ce processus leur valeur exemplaire » (Jean-Philippe Antoine : Six rhapsodies froides sur le lieu, l’image et le souvenir. Desclée de Brouwer. Pp. 131-132). Ces réflexions permettent de situer l’importance des questions qu’ouvre l’œuvre de Joseph Beuys.

Bernard Stiegler, s’il associe les deux héritiers de Marcel Duchamp que sont Andy Warhol et Joseph Beuys, les distingue aussi. Il interrogea en même temps leurs limites en particulier sur la question de la répétition qu’il ne condamne pas en elle-même en mettant en avant la question des pratiques de répétitions qui peuvent être curatives ou mauvaises :

« La question beuysienne de la sculpture sociale, à la différence de celle de la reproduction selon Warhol se définit comme une lutte contre la perte d’individuation.[…] Warhol prend acte de la consommation dont Beuys dit la misère. Si Warhol célèbre le tournant machinique de la sensibilité en même temps que la question de la célébrité (qui à la différence de la gloire se fabrique) – ce qui signifie ’’je veux être une machine’’-, s’il comprend les caractéristiques de l’individuation induite par la reproductibilité, qui est un âge de la répétition – c’est le ’’quart d’heure de célébrité’’-, il n’en interroge pas les conséquences misérables, il n’y cherche pas la possibilité de l’autre modalité de la répétition.
Quant à celle-ci, qu’il faut cependant trouver à même la répétition machinique, comme tournant machinique de la sensibilité, il manque à l’époque où ces questions se posent, avec Beuys et Warhol héritant de Duchamp, et comme fin de l’art moderne, une approche généalogique et organologique : si l’enjeu de la misère est une certaine compréhension et une certaine pratique de la répétition, celle-ci est ce dont l’organologie générale configurée par l’évolution des rétentions tertiaires constitue les possibilités. » (Bernard Stiegler : De la misère symbolique 2. p. 149)

Le philosophe s’il dit croire «  à la faillite prochaine de l’économie libidinale capitaliste de l’art » propose de substituer à la question de l’existence de l’art, celle de sa consistance. L’ouvrage, l’œuvre, est participation à une consistance – fictionnelle – qui dès l’origine est en relation avec un au-delà, une sublimation. Il est en cela « un phénomène de croyance ». Pour expliciter cela, Stiegler se sert de l’exemple du chasseur de phoque lapon. S’interrogeant pour savoir pourquoi, chez les Lapons, les chasseurs de phoques prennent autant de temps pour ciseler leur harpon, plus que pour le fabriquer, il note que cette pratique esthétique lui donne une consistance qui va au-delà de ce à quoi lui sert son moyen de subsistance.

« S’il est une question que pose l’œuvre de Beuys, c’est bien celle de la croyance requise pour y accéder. Et la croyance, […] est la question d’une énergie libidinale dans laquelle circule des objets de croyance. De tels objets ne sont pas, contrairement à une vulgate freudienne encore largement dominante, des objets sexuels, mais, au contraire, des objets désexualisés : des objets issus de la sublimation du sexuel, sublimation qui ne se constitue que comme le circuit social d’un désir qui est ainsi d’emblée et consubstantiellement pschycho-social. C’est ce fond sublimé qui constitue l’énergie de la sculpture sociale beuysienne ». (oc pp.159-160)

« Machines du souvenir »

Il était question plus haut de l’héritage de Marcel Duchamp. Voyons cela de plus près concernant Beuys.

Comment Beuys opère-t-il avec cet héritage ?

« Comme le montrent Baignoire et Chaise de graisse, Beuys isole grâce aux ready-mades, deux directions de travail concomitantes. Retraduisant le tissu joycien des dessins, ces pièces réorientent son entreprise vers ce qui va maintenant se constituer de manière explicite comme centre de gravité de l’œuvre : la question du souvenir conçue comme lieu de construction de l’expérience et fondement du social »

(Jean-Philippe Antoine : La traversée du siècle / Joseph Beuys, l’image et le souvenir. Les presses du réel. 2011. P. 206)

S’appuyant sur Gilbert Simondon, Jean-Philippe Antoine appelle « machines du souvenir », ces opérations de prélèvement et de recomposition passant par la fabrication de localités où se construisent des expériences Elles se caractérisent par leur « ouverture, tant du côté des opérations de prélèvement qu’elles mettent en jeu que du côté des procédures d’inscription qui les redoublent ». Il ajoute :

« Cet efficace coïncide avec leur capacité à sentir, c’est à dire à prélever sur un dehors indifférencié des constellations de qualités hétérogènes sans pour autant réduire leur différence. Elle coïncide avec l’étendue du registre des techniques d’inscription, elles aussi hétérogènes qu’elles déploient ».

(Jean-Philippe Antoine : La traversée du siècle / Joseph Beuys, l’image et le souvenir. Les presses du réel. 2011. P. 206)

Stiegler appelle ces techniques d’inscription des rétentions secondaires collectives.

« Le cœur de la question, avec Beuys, devient la mémoire comme ce qui depuis le fonds préindividuel travaille l’individuation comme rétentions secondaires collectives »

Cet art de la réminiscence comme empreinte est une sculpture sociale et non seulement une expérience psychique dans la mesure où il n’a pas d’individuation psychique qui ne soit aussi collective et ceci malgré l’existence de déphasages c’est à dire de refoulement, de dénégation, et donc aussi de réactivations possibles, etc. Ces déphasages nécessitent un soin, une éducation.

«  L’élargissement de l’art comme processus d’individuation psychosociale en lutte contre la perte de participation est l’apport encore mécompris, particulièrement en France, de l’œuvre de Joseph Beuys » (Bernard Stiegler : De la misère symbolique 2. p.175)

Pour le philosophe, cependant, la notion beuysienne de sculpture sociale a besoin des concepts qui vont avec.

« Il s’agit, avec l’approche organologique et généalogique de l’individuation, de contribuer à forger des concepts pour penser la possibilité d’une sculpture sociale de la mémoire – celle- ci étant entendue comme lutte pour l’organisation du sensible dans le contexte organologique contemporain par l’invention de pratiques, c’est à dire d’un nouvel art, ou d’une nouvelle époque du sensible se donnant un nouveau nom, où de telles pratiques puissent trouver leurs matrices. Beuys qui en appelle à cet invention d’un nouvel art, ne situe pas lui-même ses questions dans une généalogie organologique du sensible permettant de mettre en perspective l’état de fait de la réinstanciation des rôles esthétiques, et de dépasser cet état de fait »

Les artistes tout seuls, ça n’existe pas. Il y manque un peuple. Cette question a été abordée dans la chronique précédente. J’y ajoute que cela passe aussi par l’invention d’un nouvel otium de partage du sensible, un nouvel otium du peule. L’otium est une notion qui s’oppose à ce qui s’appelle trivialement le loisir ou le temps libre, en ce qu’il ne s’agit pas d’un temps de consommation mais d’un temps d’une pratique qui « donne la liberté de prendre soin de soi au nom de quelque chose de supérieur à soi ». L’otium du peuple, expression qui  s’amuse de l’opium du peuple que serait pour certains la religion, est à la fois historiquement l’accès du peuple à la lecture de la bible et une pratique collective, celle de l’assemblée. La sculpture d’un nous réunit les sculptures de soi des je.

Si Stiegler aime bien l’idée d’une histoire de l’art, il est dubitatif sur la question de l’art lui-même lui préférant celle de l’existence – historique elle aussi – d’artistes, ces derniers étant des figures singuliaires, « exemplaires » de l’individuation. En tout état de cause, il nous invite à réactiver la notion d’art à partir de celle d’ ars, de tekhné pour mettre en œuvre des processus de réajustement de ce que les technologies disruptives ont désajusté.

Vers un art de l’hypercontrôle

Le 16 décembre 2014 soit près de 10 ans après la publication du livre dont il a été question ici jusqu’à présent, il s’est interrogé à la Cité du Livre à Aix-en-Provence à l’invitation d’Alphabetville, et de l’Ecole supérieure d’art d’Aix-en-Provence, sur la possibilité de concevoir un art de l’hypercontrôle. Il partait de Gilles Deleuze qui, dans un dialogue avec Serge Daney, avait fait l’hypothèse de la possibilité d’un « art du contrôle ». Les sociétés étant devenues hyperindustrielle et d’hypercontrôle, pouvait-on envisager un art de l’hypercontrôle ? « Qui soit bénéfique », précisait-il. En tout état de cause un tel art ne serait pas suffisant sauf à entendre et à faire entendre ou réentendre ars dans art : comme dans les grandes époques de l’inventivité artistique et spirituelle, un art de l’hypercontrôle  est indissociable d’une inventivité juridique, philosophique, scientifique, politique et économique. La question d’un tel art est celle d’une thérapeutique – dont l’art est un élément premier, évidemment inaugural, mais intrinsèquement insuffisant, et qui doit inventer avec toutes les autres formes de savoirs, notamment les savoirs techno-logiques qui rendent possibles les savoirs théoriques, formant, concevant et inventant ainsi l’ars d’une pharmacologie positive.  (Bernard Stiegler, extraits du texte « Ars et inventions organologiques dans les sociétés de l’hypercontrôle »)

Je vous invite à l’écouter sur ces questions. Dans ce qui précède l’extrait proposé,  après avoir évoqué la prolétarisation totale du genre humain avec la perte des savoirs théoriques et défini l’hypercontrôle comme la « liquidation machinique du discernement », le Verstand de Kant, Bernard Stiegler considère que l’ état de fait du tout numérique qui permet d’articuler tous les automatismes dans un immense système de téléguidage qui suspend nos anciennes façons de vivre n’est pas une fatalité et qu’il faut donc dans ce contexte d’immense transformation inventer un art de l’hypercontôle.

Bernard Stiegler : extrait de Vers un art de l’hypercontrôle. Cité du livre. Aix en Provence. 2014. L’intégrale se trouve ici.

La question de la sculpture sociale est reprise dans l’ouvrage Bifurquer. L’enjeu est d’inventer de nouvelles formes et façons d’œuvrer, c’est à dire d’ouvrir par la participation de tous les artistes en herbe élaborant de nouveaux savoirs (- faire, -vivre et -penser) partant du nouvel état de fait technologique et constituant de manière collaborative des localités néganthropiques. Appareiller à partir de Joseph Beuys et Bernard Stiegler pour une nouvelle organologie (ou pharmacologie) de dés-automatisation et de dé-prolétarisation du sensible, condition d’une nouvelle manière de vivre-ensemble. Dans un temps où nous contribuons à « défaire le vivant » (Le Clézio) et où nous assistons à une « extinction de masse » jusque dans nos intestins, on pourrait envisager aussi d’appareiller à partir du « slogan » de Wolf Vostell, un compagnon de route de Joseph Beuys, partisan lui aussi d’une conception participative de l’art :

Wolf Vostell : Vie = Art = Vie

En somme, nous sommes devant le défi d’inventer un nouvel art de vivre – en artiste – qui transperce, troue, le sombre brouillard dans lequel nous enfonce et nous désoriente la société d’ hypercontrôle.

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Paul Klee, Bernard Stiegler : le circuit du sensible

Paul Klee, Illustration zu »Wege des Naturstudiums«, Feder auf Papier auf Karton, 33 x 21 cm, Zentrum Paul Klee, Bern,

Repris dans Paul Klee : Théorie de l’art moderne. Folio Essai

C’est Bernard Stiegler qui, dans son dernier ouvrage Qu’appelle-t-on panser 2. La leçon de Greta Thunberg, dans lequel il publie le schéma de Paul Klee, fait observer pour le regretter qu’il eut fallu traduire en français Welt par Monde et non Univers. Dans une note, il précise que si la traduction n’est pas fausse, elle « efface la question du monde tel que, comme cosmos, il n’est justement pas l’univers ». Ou pas seulement. Pour Stiegler, le cosmos « est constitué de lieux d’où sourdent des possibles improbables, surréels en cela ». (B.S. : Le nouveau conflit des facultés in La technique et le temps. Fayard. P. 875). Il est ce qui rassemble dans une localité commune les différents éléments dans ce que le Grecs opposent au chaos. Cela inclut la biosphère comme localité. Paul Klee se sert assez souvent du terme le Tout : das Ganze.

Le dessin de Paul Klee décrit ce que nous appellerons le circuit du sensible, puis, avec Bernard Stiegler, le circuit noétique. Avant d’en arriver là, arrêtons nous un instant sur les théories de l’art moderne du peintre suisse qui fut professeur au Bauhaus à Weimar puis à Dessau. Examinons sa tête à toto. Ce n’est pas le schéma d’une fusion romantique avec la nature mais celui de circuits mettant en évidence la multiplicité des interactions entre les voies optiques et non optiques : la voie non optique d’enracinement terrestre et la voie non optique cosmique interagissant avec la voie physico-optique qui semble transpercer celle des apparences sensibles. Le schéma les relie avec des lignes et flèches de pensée dynamiques qui portent vers un là-bas. La pensée est en effet pour Klee le père de la flèche

« Père de la flèche est la pensée : comment étendre ma portée vers là-bas ? Par-delà ce fleuve, ce lac, cette montagne ?
La contradiction entre notre impuissance physique et notre faculté d’embrasser à volonté par la pensée les domaines terrestre et supra-terrestre est l’origine même du tragique humain. Cette antinomie de puissance et d’impuissance est le déchirement de la condition humaine. Ni ailé, ni captif, tel est l’homme »

(Paul Klee : La flèche. Esquisses pédagogiques in Théorie de l’art moderne. Folio Essais. Trad. Pierre-Henri Gonthier. p. 128)

La figure de Klee transforme en même temps, en l’élargissant, le credo artistique d’hier en celui de son époque. Hier, l’étude détaillée des apparences, un art « purement optique », avait conduit à délaisser « l’art de contempler et de rendre visibles des impressions non physiques ». Il faut donc élargir la perception. Aussi en fonction des exorganismes fabriqués par l’homme.

„Der heutige Künstler ist mehr als verfeinerte Kamera, er ist komplizierter, reicher und räumlicher. Er ist Geschöpf auf der Erde, und Geschöpf innerhalb des Ganzen, das heisst Geschöpf auf einem Stern unter Sternen. […] Der Gegenstand erweitert sich über seine Erscheinung hinaus durch unser Wissen um sein Inneres. Durch das Wissen, dass das Ding mehr ist, als seine Aussenseite zu erkennen gibt. Der Mensch seziert das Ding und veranschaulicht sein Inneres an Schnittflächen, wobei sich der Charakter des Gegenstandes ordnet nach Zahl und Art der notwendigen Schnitte. Das ist die sichtbare Verinnerlichung, teils durch das Mittel des einfach scharfen Messers, teils mit Hilfe feinerer Instrumente, welche die materielle Struktur oder materielle Funktion klar vor Augen zu bringen vermögen.“

« L’artiste, aujourd’hui, est mieux qu’un appareil photographique en plus subtil, il a plus de complexité, plus de richesse, et dispose de plus de latitude [räumlicher = plus d’espace]. Il est une créature sur terre, et créature dans l’Univers [innerhalb des Ganzen =à l’intérieur d’un Tout] : créature sur un astre parmi les astres. […] Par notre connaissance de sa réalité interne, l’objet devient bien plus que sa simple apparence. Par notre connaissance que la chose est plus que son extérieur ne laisserait penser. La chose se voit disséquée, son intérieur révélé par des coupes. Son caractère s’organise suivant le nombre et le genre de coupe qu’il a fallu faire. Ceci, c’est l’intériorisation visible, soit à l’aide du simple couteau tranchant, soit au moyen d’instruments plus délicats capables de révéler clairement la structure ou la fonction matérielle de la chose. »

La perception de l’œil ne peut pas s’abstraire de la connaissance que nous avons des objets que nous regardons, eux aussi via des instruments nouveaux. Est évoquée ici la dissection.

« La somme des expériences faites ainsi entraîne le Moi à conclure de l’extérieur de l’objet sur son intérieur. »

Mais ce n’est pas tout. D’autres voies conduisent à un au-delà du rapport optique :

« Premièrement, la voie d’un commun enracinement terrestre qui, d’en bas gagne l’œil. Deuxièmement, la voie d’une commune participation cosmique qui survient d’en haut. [..] Sur la voie d’en bas soumise à la gravitation terrestre résident les problèmes de l’équilibre statique, dont la devise pourrait être „rester debout envers et contre toutes les occasions de tomber“ . Aux voies d’en haut conduit l’aspiration à s’affranchir des liens terrestres pour atteindre, par delà la nage et le vol, à l’essor libre, à la libre mobilité. »

Au final, tous ces chemins mènent à l’organe de la vue, voire l’ex-orbitent, le produisent (Stiegler). Et c’est à partir de là que la main façonne une forme en dépassant l’aspect physique de l’objet :

« Tous les chemins se rencontrent dans l’œil, en un point de jonction d’où ils se convertissent en Forme pour aboutir à la synthèse du regard extérieur et de la vision intérieure. En ce point de jonction s’enracinent des formes façonnées par la main qui s’écartent entièrement de l’aspect physique de l’objet et qui pourtant – du point de vue de la Totalité – ne le contredisent pas. »

(Paul Klee, Théorie de l’art moderne. Folio Essais. Trad. Pierre-Henri Gonthier. Pp 43-46)

L’œil a une histoire. On peut le dire aussi d’autres sens, comme en général du sensible et de l’esthétique. Ils ne nous apparaissent stables qu’en apparence. L’œil se forme. Il n’est pas simplement un organe sensitif.

L’oeil noétique

« A quoi travaille un artiste – un peintre, par exemple – ? À produire un œil. L’œil n’est pas simplement ce qui se trouve dans le globe oculaire du crâne. Pas plus que la langue n’est simplement dans la bouche. La langue, l’organe qui est dans notre bouche, n’est notre langue, et non une langue de chat, que pour autant qu’elle produit aussi la langue. Quant à notre œil, c’est la peinture, la sculpture, l’architecture, c’est toute la visibilité de ce qui a été vu par ceux qui ne l’ont vu que pour autant qu’ils ont su le montrer qui le trame comme œil noétique – et par où il se trans-individue. Tout comme la langue est construite, l’œil spirituel que les œuvres visibles nous donnent à voir est tramé par les mains des artistes – où il apparaît qu’un organe noétique fait toujours système avec un ou plusieurs autres organes eux-mêmes noétiques en cela, et ce qui les relie passe hors de ce corps, et dans un corps social que trame une tekhnè : la langue de l’écrivain avec sa main, l’œil avec la main du peintre, l’oreille du musicien avec sa main et avec son œil, etc. tout cela s’articule par des mots, des pinceaux, des pianos… »

(Bernard Stiegler : Repenser l’esthétique, pour une nouvelle époque du sensible in Esthétique et société. Sous la direction de Colette Tron. L’Harmattan 2009. P. 107)

L’artiste-chercheur Yann Thoma et Colette Tron, Directrice artistique d’Alphabetville à Marseille, nous avaient invités le 29 mars dernier à visionner la vidéo « Sensible » réalisée avec Bernard Stiegler dans le cadre de « Procédure de rappel », une œuvre participative conçue pour les 20 ans du Collège international de philosophie en 2003. Le philosophe y déclinait le mot «sensible», mot qu’il avait choisi pour sa participation. Il optait pour Aristote contre Platon. Chez ce dernier en effet le sensible s’oppose à l’intelligible et désigne le trivial. Pour Aristote il y a une forme intellective de la sensibilité. Nous sommes par nos corps sensiblement reliés avec la pensée, la noesis c’est à dire la faculté de penser comprise dans toutes ses composantes et dans sa diversité. « Le corps de l’âme intellective est un corps sensible qui sent son défaut ». Son défaut étant son besoin d’organes artificiels. Comme le montrent les flèches du schéma de Paul Klee, l’intellect n’est pas déconnecté du sensible et vice versa. Le tout pouvant toujours régresser en porcherie par l’instrumentalisation machinique qui aliène le sensible, ce que Stiegler nommera la « misère symbolique ».

Cette noèse est un travail d’élévation au dessus de la simple subsistance. Elle n’existe d’abord qu’en puissance. Elle peut, par intermittence, passer à l’acte et se partager dans un corps social. Cela n’est jamais acquis et procède d’une genèse. Je reviens à la leçon principale de Paul Klee.

„Der Weg ist wesentlich und bestimmt den einmal abzuschliessenden und einmal abgeschlossenen Charakter des Werkes. Die Formung bestimmt die Form und steht daher über ihr. Form ist also nirgends und niemals als Erledigung, als Resultat, als Ende zu betrachten, sondern als Genesis, als Werden, als Wesen. Gut ist Formung. Schlecht ist Form; Form ist Ende ist Tod. Formung ist Bewegung ist Tat. Formung ist Leben.“

(Paul Klee : Das bildnerische Denken)

« Nulle part ni jamais la forme n’est résultat acquis, parachèvement, conclusion. Il faut l’envisager comme genèse, comme mouvement. Son être est le devenir et la forme comme apparence n’est qu’une maligne apparition, un dangereux fantôme.  Bonne donc la forme comme mouvement, comme faire, bonne la forme en action. Mauvaise la forme comme inertie close comme arrêt terminal. Mauvaise la forme dont on s’acquitte comme d’un devoir accompli. La forme est fin, mort. La formation est vie ».

(Paul Klee, Théorie de l’art moderne. Folio Essais. p. 60)

Dans le circuit de Klee manque une dimension sociale. Dans l’un de ses textes cependant, il l’évoque, ce qui a été résumé par Gilles Deleuze dans la question du « peuple qui manque »

A propos du peuple qui manque

Sur cette question, relisons d’abord attentivement Paul Klee :

„Manchmal träume ich ein Werk von einer ganz großen Spannweite durch das ganze elementare, gegenständliche, inhaltliche und stilistische Gebiet.
Das wird sicher ein Traum bleiben, aber es ist gut, sich diese heute noch vage Möglichkeit ab und zu vorzustellen.
Es kann nichts überstürzt werden. Es muß wachsen, es soll hinauf wachsen, und wenn es dann einmal an der Zeit ist, jenes Werk, desto besser!
Wir müssen es noch suchen.
Wir fanden Teile dazu, aber noch nicht das Ganze.
Wir haben noch nicht diese letzte Kraft, denn: uns trägt kein Volk.
Aber wir suchen ein Volk, wir begannen damit, drüben am staatlichen Bauhaus. Wir begannen da mit einer Gemeinschaft, an die wir alles hingeben, was wir haben. Mehr können wir nicht tun.“.

« Il m’arrive parfois de rêver d’une œuvre de très grand amplitude qui compose le domaine complet des éléments, des objets, des contenus et des styles.
Cela restera certainement un rêve, mais il est bon de se représenter de temps en temps cette possibilité encore vague aujourd’hui.
Il ne faut rien précipiter. Cela doit grandir, s’élever et tant mieux si elle arrive à maturité.
Nous devons encore la chercher.
Nous en avons trouvé des parties mais pas encore le tout.
Il nous manque encore cette dernière force, car : aucun peuple ne nous porte.
Mais nous cherchons un peuple, nous avons commencé de le faire là-bas, dans l’institution d’État du Bauhaus. Nous avons débuté avec un collectif auquel nous donnons tout ce que nous avons. Nous ne pouvons faire plus. »
(Traduction revue. B.U.)

L’on a peut-être commenté un peu vite, à la suite de Gilles Deleuze, cette question du « peuple qui manque » oubliant qu’il se manque d’abord à lui-même et qu’il est une idéalité sans cesse à recomposer. En relisant plus attentivement Paul Klee l’on s’aperçoit que l’absence signalée est celle d’un peuple qui porte, c’est à dire qui participe, qu’il est une idéalité à conquérir. Et que ce processus commence à petit échelle pour ne pas dire localement. Chez Gilles Deleuze, est omise une phrase pour moi essentielle, celle qui dit :

« Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse pas appel à un peuple qui n’existe pas encore ».

Pas encore.

Pour Klee, chez qui la division entre artiste et non-artiste existe encore, il faut bien un terrain commun entre les deux. Il consiste en ce qu’ils sont confrontés au même monde devenant immonde et obligés de s’y retrouver tant bien que mal, chacun avec les moyens dont il dispose face aux disruptions technologiques et à la prolétarisation généralisée. Et chaque nouvelle époque, appelle un nouveau processus d’oeuvrage individuel et collectif.

Bernard Stiegler a également évoqué cette question. Il écrit :

«  Ce peuple manque, déclare donc Paul Klee. Il nous manque : nous nous manquons et ce parce que le nous devient un on. Mais qu’il manque cela signifie aussi et d’abord qu’il est sans cesse en cours d’individuation : il est ce qui n’est pas donné, ce qui se forme et se déforme, ce qui se fait défaut, restant toujours à venir. Il est l’avenir en cela. Ce peuple c’est l’avenir de la population comme ce qui l’unit, c’est le processus de son individuation jamais achevée, toujours à recommencer et cela s’appelle aussi l’Histoire.
Le peuple, en cela, n’existe pas : il est une idée qui se forme dans la population et par laquelle le peuple consiste comme le désir de cette population. Et en cela, le peuple est à la population ce que l’idéal du moi est au moi. Le peuple est l’idéal de la population qui devient du coup l’idéal du peuple qui s’invente ainsi. »
(Bernard Stiegler : La télécratie contre la démocratie. Flammarion. p. 97)

Nous sommes devenus une population de citoyens dissociés. Le capitalisme consumériste et les industries culturelles prolongées par les technologies culturelles ont conduit à la perte de la diversité de l’individuation des je et la transformation du nous en un on indifférencié de désœuvrés, c’est à dire en segments de consommation synchronisés par le marketing. Il conduit à la misère symbolique, c’est à dire à la perte d’individuation de la relation du moi à l’objet que décrit Klee, l’objet de la production de masse cessant d’être un objet singulier.

« L ’objet, qui posait des questions de pratiques, devient de plus en plus un objet qui pose des questions d’usage. On ne va plus parler de pratiques des objets, c’est-à-dire de savoir-faire instrumentaux, mais d’usages des objets et d’utilisateurs ou d’usagers, en particulier pour les appareils et pour les services »

(Bernard Stiegler : Quand s’usent les usages: un design de la responsabilité? Entretien avec Catherine Geel. Azimuts nº 24, 2004)

Usages par ailleurs prescrits par le marketing.

Joseph Beuys avancera pour résoudre quelques-unes des difficultés que posent les écrits de Paul Klee que l’artiste doit participer à la sculpture d’une société dans laquelle chacun.e à la potentialité d’un devenir artiste. En effet, le circuit proposé par le schéma de Klee et complété par Beuys ne fonctionne « qu’à la condition que celui qui n’est pas artiste en acte le soit cependant en puissance » (B. Stiegler)

« S’il y a une différence entre l’artiste et celui qui ne l’est pas, elle ne fait circuit qu’à la condition que celui qui n’est pas un artiste en acte le soit cependant en puissance »

(BS : De la misère symbolique 2 La catastrophè du sensible. Galilée p 113)

Cette différence ne doit pas se comprendre comme une « opposition » mais une « composition » note Bernard Stiegler qui poursuit :

« Faute d’une telle composition de la puissance et de l’acte, celui qui n’est pas artiste en acte ne saurait participer à l’acte noétique en quoi consiste l’acte artistique : il ne saurait être lui-même trans-formé par cette transformation du monde qu’est l’empreinte déposée dans la matière […] Faute d’une telle composition de la puissance et de l’acte, celui qui n’est pas artiste en acte ne saurait inscrire cette empreinte dans le circuit de son propre désir, et la projeter de ses propres mains, de ses propres yeux, comme Thomas, cet étonné obscur, qui ne croit que ce qu’il voit, la projeter par sa langue, par des organes, des outils et instruments propres, y compris ceux de l’infirmière et du boulanger »

(ibid. p.113-114)

Cette impossibilité de composition qui caractérise l’actuel état de misère symbolique bloque la formation d’un circuit social et socialisant et menace le social lui-même « dont l’art n’est que la plus ancienne ex-pression » et c’est pourquoi,

« la question de l’art devient celle de la sculpture sociale »

( ibid. p.114)

Latences

En 1912, dans la revue suisse Die Alpen, Paul Klee publiait un compte-rendu de l’exposition d’art moderne qui s’était tenue à Zürich sous le titre : Die Ausstellung des Modernen Bundes im Kunsthaus Zürich. Dans cet essai, paru en français sous le titre Approches de l’art moderne, il marquait la différence entre l’impressionnisme et l’expressionnisme conçu comme « construction active de la forme ». Il préférera plus tard le terme de « composition » au sens musical à celui de construction. Il aborde aussi la question de la latence entre «  réception et restitution productive » d’une œuvre d’art. Dimension reprise par Bernard Stiegler pour inscrire des temporalités dans le circuit noétique qui est toujours social. Reprenant la distinction aristotélicienne entre âme végétale, âme sensitive et âme noétique, le philosophe écrit :

«  Le sensible qui induit une réaction de l’âme sensitive engendre une action de l’âme noétique — et cette action qui élargit les possibilités du sens et du sensible est un apprentissage. L’âme noétique pouvant cependant toujours demeurer au plan de la sensitivité peut également se montrer réactive face au sensible, qui n’est alors un sensible noétique qu’en puissance.
Mais un tel sensible qui ne passe pas à son acte noétique immédiatement peut différer cet acte: le circuit par lequel le sensible passe à l’acte comme sens est temporel, et cette temporalité peut être très longue. Elle est soumise aux processus complexes de ce que Derrida avait appelé la différance, et cette différance accueille en particulier de nombreuses possibilités de refoulements, de dénégations et de régressions par lesquels l’âme évite de s’altérer, c’est- à-dire de se mettre en mouvement, c’est-à-dire de passer à l’acte ».

(Bernard Stiegler : L’attente de l’inattendu. HEAD – Genève Collection:  N’est-ce pas ? 2005)

A cet endroit de son texte, Stiegler cite Paul Klee. J’y insère le texte allemand :

[„Beim Expressionismus können zwischen Empfängnis und Wiedergabe Jahre liegen, es können Teile mehrerer Impressionen in veränderter Kombination wieder abgestoßen werden, oder es können ältere Impressionen von jüngeren aus langer Latenz erweckt werden“]

«Dans l’expressionnisme, il peut s’écouler des années entre réception et restitution productive, des fragments d’impressions diverses peuvent être redonnés dans une combinaison nouvelle, ou bien encore des impressions anciennes réactivées après des années de latence par des impressions plus récentes. »

(Paul Klee, Théorie de l’art moderne. Folio Essais. p. 9)

Le philosophe poursuit :

« La per-ception en acte d’un sens ainsi conçu, c’est-à-dire en tant que, sensible, il est aussi symbolique et technique, c’est ce qui caractérise l’âme noétique en sorte qu’une telle per-ception n’est jamais une simple ré-ception : c’est toujours déjà aussi une production qui est un rendu. Lorsque je sens quelque chose, je l’exprime d’une manière ou d’une autre, tôt ou tard je le rends sensible à un autre — pour autant que je le sente noétiquement. […] »

Cet échange de passages à l’acte transforment tant l’émetteur que le recepteur qui de la sorte s’individuent.

Le sentir noétique est un circuit de don et de contre-don d’autant plus sensationnel qu’il est long. Le contre-don du don que recueille la réception, c’est la production du sens de ce sensible dans le social. Seul ce circuit complet est noétique, c’est à dire : est le passage à l’acte de l’âme dans les possibilités spécifiques de sa mobilité noétique — et cette production peut demander un temps beaucoup plus long que le fait initial de la réception parce que je ne sens EFFECTIVEMENT, c‘est-à-dire en EFFETS, que ce que je suis capable de RENDRE sensible.
L’âme noétique peut cependant très bien ne demeurer qu’en puissance, et, en ce cas, ne pas se montrer capable de rendre sensible le senti, c’est à dire de l’inscrire dans l’horizon d’un sens. Alors, elle ne participe pas à l’individuation collective, ce qui signifie qu’elle ne s’individue pas elle-même. Elle souffre. Les œuvres d’art, en tant qu’elles tendent à provoquer une expérience noétique du sensible, sont des tenseurs de l’individuation noétique qui n’est sociale qu’en cela: elles aident les âmes noétiques à passer à l’acte.(…]
La perception noétique est ainsi inscrite dans une économie du don et du contre-don des singularités, qui suppose, comme toute économie, un savoir-vivre lui-même constitué par un savoir-faire, par une compétence qui est une tekhnè constituée par des apprentissages sans fin. »

(Bernard Stiegler : L’attente de l’inattendu. HEAD – Genève Collection:  N’est-ce pas ? 2005)

Cette tekhnè, à la fois art et technique, est elle-même ce qui rend possible l’extériorisation, par celui qui sent, de ce qu’il sent c’est à dire un « partage du sensible » qui est un processus d’individuation et de transformation allant des uns aux autres. Elle dépasse la question de l’art qui en est cependant une composante. Cela requiert une forme d’attention qui distrait de l’attention captive et libère une attente. Une attente qui peut être déçue, ou me confirmer dans ce que je sais déjà, ou encore plus intéressant m’apporter de l’inattendu. Cet inattendu lui-même pouvant provoquer une réaction de rejet ou d’enthousiasme. Stiegler parlera de « sensationnel », de circuit de l’ »exclamation ». J’y reviendrai.

« L’inattendu est ce que les attentes à la fois refoulent et portent — et c’est ce qui l’ouvre avec l’œuvre, puis le défoule. Telle est la puissance d’ouverture, c’est-à-dire du passage à l’acte, d’une œuvre en tant qu’elle projette le désir qui est lui-même intrinsèquement inconscient. Telle est l’attente de l’inattendu. »

(Bernard Stiegler : L’attente de l’inattendu)

Pour terminer je voudrais revenir à Paul Klee. J’ai cherché une image qui pourrait correspondre à ce que je viens d’évoquer. Je me suis dit que celle-ci conviendrait, peut-être aussi pour éviter une lecture schématique du schéma initial . Elle a pour titre : Schwankendes Gleichgewicht = Équilibre instable parfois traduit par Équilibre chancelant.

3-K216-Y96
Paul Klee, Schwankendes Gleichgewicht
Klee, Paul
1879-1940.
‘Schwankendes Gleichgewicht’, 1922, 159.
Aquarell und Bleistift auf Papier, mit
Aquarell und Feder eingefasst, auf
Karton,
31,4 x 15,7-15,2 cm.
Inv.Nr.F32, Ref.Nr.2983.
Bern, Klee-Museum.
F:
Paul Klee ‘ Equilibre instable’
Klee, Paul , 1879-1940.
‘ Equilibre instable’, 1922, 159.
Aquarelle, plume et crayon sur papier,
maroufle sur carton, H. 0,314 , L. 0,157
-0,152. Inv.Nr.F32, Ref.Nr.2983.
Berne, Musee Paul Klee.

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10 ans de SauteRhin : de Fukushima à la pandémie Covid-19

Le 27 mars 2011, il y a dix ans et un jour paraissait le premier article du SauteRhin. 10 ans déjà. Encore ? Ou dix ans, ça suffit ? Je suis parfois tiraillé entre les deux. Mais jamais longtemps. Le jardin du SauteRhin, j‘en ai besoin pour prendre soin de ma santé mentale. 10 ans, combien d’articles ? Quelques 450 et plus. La plupart de moi et parfois des billets invités et des collaborations. Trop peu sans doute. Ces dix années ont été, en quelque sorte, bornées par deux catastrophes, celle de Fukushima d’une part et celle de la pandémie Covid-19. Elles sont comme des témoins de l’extrême fragilité de nos sociétés et de leur tendance à l’oubli.

La première image publiée se voulait un indicateur de direction.

Le dandy du Far West, Poor lonesome cow-boy, s’engage dans la traversée du désert avec pour horizon la Porte de Brandebourg de Berlin.  Ce n’est pas un dessin de Morris mais de Achdé qui l’a réalisé pour le quotidien Der Tagespiegel à l’occasion de la présentation à Berlin de l’édition allemande de Lucky Luke contre Pinkerton dont le scénario est dû à Daniel Pennac, Tonino Benacquista.

L’idée de départ du SauteRhin et son nom avait été celle d’une passerelle vers la culture des pays de langue allemande. Le nom avait été inspiré par un roman de Peter Schneider : der Mauerspringer / Le Sauteur de mur. Non que le Rhin soit un mur mais nous sommes loin d’une fluidité idéale. Cela est notamment dû à la faiblesse de l’apprentissage des langues. En Alsace d’où j’écris, en ce moment, on ne sait plus ce que signifie frontière ouverte ou fermée. Officiellement ouverte, elle est pratiquement fermée. En même temps ouverte et fermée. De même que nous sommes, en France, en même temps confinés et pas confinés. En attendant les laisser-passer sanitaires.

Remontons donc à 2011. Pendant la phase préparatoire où il fut question du choix d’un hébergeur, OVH, d’un modèle wordpress, d’une image du SauteRhin, de réflexions sur la mise en page, le contenu, etc …. survint « l’imprévisible » : la catastrophe de Fukushima.

Mars 2021. A propos d’hébergeur, petite frayeur, le 10 mars dernier. Vérification vite faite : le SauteRhin est toujours là, accessible. A Strasbourg, un centre de données d’OVH était parti en fumée. Le lendemain, ma mutuelle-santé m’annonce qu’elle est touchée. Son site est momentanément inaccessible. Frayeur aussi du côté du gouvernement puisque OVH centralise des données liées à la vaccination, y compris les commandes de doses. A l’heure où je termine d’écrire ces lignes, les causes de l’avarie ne sont toujours pas clairement établies. Serait en cause la défectuosité des onduleurs. Encore « un incident que l’on pensait impensable ». Cela ne sonne-t-il pas comme un avertissement ? Qui a dit que le numérique était « immatériel », que les sites web reposaient sur un nuage (cloud) ? Faut-il redonder le SauteRhin ?

Fukushima

Dès le second article, il sera donc question de Fukushima. Et comme il fallait tenir l’idée d’un principe franco-allemand, ce sera donc avec le sociologue Ulrich Beck.

Le tremblement de terre de Kanto de 1923 vu par le caricaturiste Rakuten Kitazawa, qui passe pour le précurseur du manga japonais. Le dessin suggère déjà que la catastrophe n’est plus si naturelle que cela.

« La notion de catastrophe naturelle est fausse. La nature ne connaît pas de catastrophe. Un tsunami ou un tremblement de terre ne deviennent catastrophes qu’à l’horizon de la civilisation humaine » (Ulrich Beck)

Je retiens de ce que j’avais publié à l’époque, quelques citations du sociologue de la Société du risque, Ulrich Beck :

« On ne pourra pas considérer ce qu’il s’est passé au Japon comme un malheur exclusivement et spécifiquement japonais. Certes, on identifiera comme cause le tremblement de terre et la tectonique des plaques. Mais les narrations sécuritaires devront être modifiées. Pour le moment, les questions de sécurité sont appréhendées de manière strictement technique. Les procédures d’agrément sont exclusivement techniques. Nous assistons à l’effondrement d’une telle conception (philosophie) de la sécurité […] ».(Frankfurter Rundschau. 13 mars 2011)

Dans un entretien avec la Süddeutsche Zeitung, il relevait que le point commun à toutes les crises qui semblent suivre le scénario de son livre (le tsunami en Indonésie, Katrina à la Nouvelle Orléans mais aussi la crise financière) est qu’elles passaient pour improbable et qu’à chaque fois « le cadre institutionnel et cognitif a été mis en défaut ». L’idée qu’une prévention des catastrophes à venir puisse reposer sur la perception de celles qui ont déjà eu lieu ne tient plus puisque nous savons désormais que l’impossible est possible. L’inimaginable est ce que la technique exclut comme possible. Or, il faut désormais « prendre en compte l’impensable » expliquait le sociologue. Il poursuivait :

« L’une des questions essentielles des débats à venir sera de savoir comment intégrer le non calculable, l’improbable dans les procédures d’agrément [de certification]».

Il posait aussi la question de la chaîne d’irresponsabilité mise en place à l’échelle globale.

« Quand on pose la question de savoir à qui la faute, on constate immédiatement l’existence d’une sorte d’irresponsabilité organisée. Tout le monde se renvoie la balle. Les techniciens disent n’avoir commis aucune erreur et de s’être tenus à un certain nombre de pronostics. Les hommes politiques disent s’être fiés aux techniciens. Et les responsables des pronostics rejettent la faute sur les techniciens et les hommes politiques. »

Ce système d’irresponsabilité généralisée complète la croyance fausse qu’il suffit d’examiner techniquement la sûreté de chaque élément pris séparément sans prendre en compte celle de l’ensemble des dispositifs qui pourtant ne s’en déduit pas.

Mécréance et discrédit

J’avais retrouvé Ulrich Beck et pu le saluer brièvement à la fin de l’année 2011 aux Entretiens du nouveau monde industriel auxquels nous avaient invités Bernard Stiegler sur le thème Confiance, croyance, crédit dans les mondes industriels. Je n’en avais pas parlé alors et le complète aujourd’hui. En introduction à ces journées, B. Stiegler avait, en en définissant les enjeux, notamment déclaré, en s’appuyant sur le sentiment de fêlure dans la confiance au progrès perçu par Freud dès 1929 :

« Il y a une crise de foi et de confiance qui a été engendré par le fait que le modèle industriel qui est apparu il y a un siècle a atteint ses limites. Il a épuisé les ressources naturelles et les grands équilibres de la biosphère tout en détruisant l’attention, l’économie libidinale, les processus d’idéalisation, de sublimation et d’investissement dans les objets de désir en général (amants, époux, familles, savoirs, entreprises, dieux), ce qui a installé une situation de non-croyance, ce que j’ai appelé une mécréance, dont il a résulté un discrédit.
Or, dans le même temps que le consumérisme s’écroule, un nouveau monde industriel est en train d’apparaître, qui nécessite de nouveaux types d’investissements qui n’ont pas de rentabilité à court terme et par rapport auxquels l’ancien monde résiste : cet ancien modèle est celui qui a produit Fukushima avec Tepco, c’est aussi le modèle de Servier, c’est le modèle de Goldman Sachs qui a tué la Grèce moderne, c’est le modèle de pseudo-systèmes de ’’crédit’’et d’ ’’investissement’’ qui sont devenus des systèmes de spéculation sur la dette, c’est à dire de destruction de l’investissement »

(Bernard Stiegler : Inquiétude, défiance, discrédit à l’aube d’un nouveau monde industriel in Croyance, confiance, crédit dans les mondes industriels. Sous la direction de Bernard Stiegler. FYP Editions 2012. P. 15)

Ulrich Beck était intervenu sur le thème de « la société du risque mondialisé » dont il définissait quatre critères : la dé-localisation, c’est à dire l’impossibilité de circonscrire localement les catastrophes, l’incalculabilité c’est à dire l’incertitude structurelle des risques engendrés par les connaissances scientifiques, l’incompensabilité, c’est à dire l’effondrement d’une logique qui rendait les accidents tolérables parce que compensables, l’inconnaissabilité : « nous ne savons pas ce qui dans notre savoir nous fait défaut ». Les savoirs sont aujourd’hui vermoulus en raison de leur perte de finalités supérieures. Par le devenir techno-sciences des sciences, les savoirs sont absorbés par les machines qui les prolétarisent. La technicisation de la science lui a fait perdre de vue ses finalités. Elles sont orientées sur les usages et leur calculabilité et non sur les savoirs qui relèvent de l’incalculable.

Aux mêmes Entretiens du nouveau monde industriel, en 2011, j’avais pu aussi entendre le philosophe japonais Hidetaka Ishida sur le thème Catastrophe et médias. Il avait noté la « coïncidence » entre la catastrophe, la fin de la télévision analogique et l’apparition des réseaux sociaux pour suppléer à la perte de crédibilité de la télévision et la perte de confiance dans le gouvernement pour ne rien dire de l’industrie nucléaire, comme si  tout cela scellait la fin d’une époque.

« Faire expérience d’une catastrophe, c’est peut-être cela. On ne se sent plus situé sur le même sol du monde. Tout d’un coup, on est déjà passé de l’autre côté d’un pli du monde. L’événement serait ce pli du temps. Personne en effet n’aurait imaginé que dans le monde d’aujourd’hui nous eussions en une journée quelque 20 milles morts et disparus tout d’un coup ; personne n’aurait cru que les villes fussent si vulnérables et les habitants de la terre si démunis et désemparés devant les menaces nucléaires. Les images des maisons blanches et voitures également blanches emportées par les tsunamis ont scellé la fin d’une époque.
Le sol de confiance a été emporté par les tsunamis d’information, le Moi/Nous télévisuel profondément ébranlé. Est-ce une pure coïncidence que ce désastre ait eu lieu en cet an 2011, année de la fin de la télévision analogique ? Tout se passe comme si cet événement scellait la fin de la TV et par là, bel et bien la fin de l’ère de l’Après-Guerre ».

(Hidetaka Ishida : Catastrophe et media in Croyance, confiance, crédit dans les mondes industriels. Sous la direction de Bernard Stiegler. FYP Editions 2012. Pp. 127 à150)

Deux médias ont fait leur apparition, l’un, ancestral, le ihai, tablette religieuse liée au culte des ancêtres et le ketai, téléphone portable pour avoir ou donner des nouvelles de et à ses proches. Hidetaka Ishida ajoutait :

« Telles sont les deux couches de communication et de mémoire qui sont intervenues en ce temps de détresse. Ceci témoigne de la socialité des réseaux et des liens sociaux que nouent en profondeur une population et des communautés dans une situation d’urgence. On a découvert bien après coup que l’emplacement des jinja (sanctuaires shinto) et les toponymes témoignaient du souvenir millénaire des tsunamis et des inondations.
Les sanctuaires shinto se placent souvent sur les lignes de démarcation qui ont séparé les eaux et la terre lors des inondations. Ainsi l’étymologie de leurs noms, tel le Namiwake (étymologiquement « sanctuaire séparant  eaux et terre ») ou le Tsunomitu (étymologiquement « vagues envahissantes ») portent et véhiculent les mémoires orales des tsunamis passés. Ce sont ces mémoires inscrites à même le sol comme noms de lieux qui resurgissent avec la catastrophe. La Terre, secondée par la tradition orale, s’avère être ainsi le premier medium d’inscription »

(Hidetaka Ishida :oc)

Failles

Faille est un mot issu de l’ancien français faillir qui signifie littéralement « manquer ». C’est un terme utilisé par les mineurs du Nord-Est de la France lorsqu’ils ne trouvaient plus le filon ou la couche qu’ils exploitaient. Ils disaient alors que cette couche avait « failli », c’est-à-dire qu’elle manquait car elle avait été décalée par une discontinuité. (Wikipedia). La faille est ce qui manque, qui fait défaut. Avec Fukushima nous avons eu affaire non seulement avec une faille tectonique à l’origine du tsunami qui a produit la catastrophe nucléaire mais aussi à une faille de mémoire et une faille des savoirs, du calculable.

La catastrophe de Fukushima n’est pas terminée. En matière de nucléaire, il n’y a jamais de fin. La preuve dans mon jardin.

Du césium-137 dans mon jardin

En février dernier (2021), j’ai découvert dans mon jardin et sur ma voiture des traces de sable du Sahara. Il arrive que les conditions météorologiques nous en amène. Rien d’inhabituel à cela, n’était une fréquence et une amplitude accrues. A cela s’ajoute que cette fois des mesures de radioactivité ont été faites par l’Acro (Association pour le contrôle de la radioactivité de l’ouest). Qui a procédé, dans le Jura, à un prélèvement sur toute la surface d’une voiture à l’aide de multiples frottis. Ces frottis ont été transférés au laboratoire de l’ACRO (un laboratoire accrédité par l’Autorité de sûreté nucléaire) pour une analyse de radioactivité artificielle par spectrométrie gamma (sur un détecteur GeHP).

« Le résultat de l’analyse est sans appel. Du césium-137 est clairement identifié. Il s’agit d’un radioélément artificiel qui n’est donc pas présent naturellement dans le sable et qui est un produit issu de la fission nucléaire mise en jeu lors d’une explosion nucléaire.
Considérant des dépôts homogènes sur une large zone, sur la base de ce résultat d’analyse, l’ACRO estime qu’il est retombé 80 000 Bq au km2 de césium-137.
L’épisode du 6 février constitue une pollution certes très faible mais qui s’ajoutera aux dépôts précédents (essais nucléaires des années 60 et Tchernobyl). Cette pollution radioactive – encore observable à de longues distances 60 ans après les tirs nucléaires – nous rappelle cette situation de contamination radioactive pérenne dans le Sahara dont la France porte la responsabilité »,

précise l’association dans son communiqué.

Selon le journal Le Monde, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a confirmé jeudi 4 mars « que l’épisode de sable saharien qui a touché la France en février s’était traduit par des niveaux de césium jusqu’à 11 fois supérieurs aux moyennes de février 2019 et 2020 sur certaines de ses stations de mesures ». Je reviendrai plus loin sur les pollutions aux particules fines, les effets sur la santé et les liens possibles avec la pandémie.

10 ans pour fermer la Centrale nucléaire de Fessenheim

Alors que l’Allemagne avait rapidement pris la décision de sortie du nucléaire qui devrait être effective l’année prochaine, certes au prix des centrales à charbon, il aura fallu dix ans d’atermoiements et de foutage de gueule pour que la vieille centrale de Fessenheim, bâtie sur une faille sismique en contrebas du niveau du Rhin et ayant atteint la limite d’âge, soit enfin fermée. La vie des autres installations est prolongée par des mesures de renforcement de la sécurité de leurs réacteurs. Elles devraient être effectives d’ici 2035. Enfin peut-être : on sait ce qu’il en est des promesses d’EDF dans ce domaine.

En « feuilletant », si l’on peut dire avec une souris, cette première année du SauteRhin, j’ai parlé du Rhin, rédigé une série sur le Mur de Berlin, fait la découverte d’Anselm Kiefer au musée Würth d’Erstein, parlé du fétichisme automobile (Musée Tinguely + Car Culture à Karlsruhe). Etc. Je ne vais pas en faire le tour. A l’époque, je traitais encore un peu et pour quelque temps encore l’actualité allemande avec notamment le mouvement Occupy.

Au fil des différentes chroniques – tiens, voilà un mot qui me revient pour l’occasion – publiées, je me suis inspiré de différentes formes. Dans celle consacrée à L’essai comme forme de Theodor Adorno, j’avais noté que l’essai est la forme critique par excellence. Et critiquer, c’est expérimenter. L’essai est la forme de cette expérimentation, de cette pensée. L’essai est une façon de penser librement un objet librement choisi. Une pensée imaginative, de désobéissance aux catégorisations, voilà qui me convient assez bien pour mon blog. Il y a aussi la tradition des histoires d’almanach, celle de la collecte d’histoires préexistantes retravaillées pour être transmises. Ces histoires n’imposent pas une lecture continue. On y puise au gré de son envie ou de ce qui accroche le lecteur. En ce sens on n’a jamais fini de les lire. N’est-ce pas aussi un peu ce qui se passe avec nos blogs ? J’aime beaucoup aussi l’idée de reportage dans les livres. Je l’emprunte à Mona Cholet qui se qualifie d’enquêteuse dans les livres.

Je ne vais pas faire l’article de toutes les chroniques. Je laisse le soin à ceux qui le souhaitent d’aller y faire un tour. J’y reviendrai peut-être. J’ai la vague idée de procéder à des regroupements de textes si je trouve une forme éditoriale adéquate. Je saute à l’année 2020 et je passe de Fukushima à la pandémie Covid-19.

En novembre dernier 2020, ayant été « cas contact », j’avais été testé « positif ». Mais j’ignore ce que cela veut dire exactement. Ayant été radicalement asymptomatique, autant dire en pleine forme, compte tenu des circonstances, bien entendu, j’avais demandé une confirmation du test, ce que le laboratoire avait refusé. Après une semaine d’isolement, le nouvel examen avait été … négatif.

Le sens des mots

Je me suis rapidement, après le déclenchement de la pandémie Covid-19 intéressé aux sens de certains mots. Commençons par l’un de ceux que je n’ai pas traité et qui continue à prêter à confusion, notamment entre un virus et la maladie qu’il provoque chez un certain nombre de personnes parmi lesquelles il faut déplorer un trop grand nombre de décès.

Pandémie

Selon l’OMS, on parle de pandémie en cas de propagation mondiale d’une nouvelle maladie. On le fait dès lors qu’elle touche plusieurs pays et continents. On parle donc de LA pandémie Covid 19 comme d’une maladie émergente à coronavirus. Le virus en question se nomme LE SARS-CoV-2. Selon la bien nommée Banque de dépannage linguistique du Québec, il existe une règle linguistique selon laquelle, « sauf exception, le déterminant qui précède un sigle prend le genre et le nombre du premier mot qui compose ce sigle ». En vertu de cette règle, COVID-19 est de genre féminin, car dans la forme longue du terme français, maladie à coronavirus 2019, le mot de base est maladie. De même le virus se nomme LE SARS-COV-2 puisqu’il s’agit de l’ acronyme anglais de severe acute respiratory syndrome coronavirus. LE coronavirus du syndrome respiratoire aigu sévère. Que le langage courant se soit affranchi de cette règle ne justifie pas que l’on s’en affranchisse de même.

J’ai appris récemment qu’il faudrait plutôt parler de syndémie que de pandémie. Une syndémie caractérise un entrelacement de maladies, de facteurs biologiques et environnementaux qui, par leur synergie, aggravent les conséquences de ces maladies sur une population. Le terme a été développé par l’anthropologue Merrill Singer dans les années 1990. Il est souvent utilisé dans la littérature médicale autour des affections liées au VIH ou à la toxicomanie.

« La Covid-19 n’est pas une pandémie », affirmait, il y a peu, Richard Horton, rédacteur en chef de la revue médicale, The Lancet. Certes, sa propagation est devenue un problème mondial (du grec pan-, « tout »). Mais le virus a également profité de la corrélation avec de nombreux autres facteurs pathologiques minant la santé humaine de manière structurelle : obésité, diabète, tabagisme, cancer, etc. La Covid-19 ne peut être pensée indépendamment de ces problèmes de fond : « c’est une syndémie » – du grec syn-, « avec » (Source). On peut ajouter comme co-facteurs, le lien entre la pandémie et la perte de biodivesité, l’état de nos hôpitaux, l’état de la recherche scientifique, etc.

Guerre, confinement, distanciation sociale

J’avais commencé par évoquer les

« Alliés de guerre » en mode préservatif

(Publié le 22 mars 2020)

« Portrait eines cholera präservativ Mannes aus Saphirs Zeitschrift: der deutsche Horizont » (koloriert) Staatsarchiv Freiburg A 66/1. Portrait d’un homme qui se préserve du choléra. (Source).

Devant des recommandations contradictoires, et à défaut de savoir les discerner, il y a deux options : soit les ignorer toutes, soit les adopter toutes. C’est cette dernière possibilité qui a inspiré l’auteur autrichien Moritz Gottlieb Saphir (1795-1858) pour son journal satirique paraissant à Munich „Der deutsche Horizont“. Ce qui frappe bien sûr dans cette caricature est qu’elles sont celles de préservatifs ambulants, il est question de corps en « déplacement » alors que nous vivons aujourd’hui une situation inverse de confinement. Drôle de mot d’ailleurs mais celui de guerre est pire encore.

Confinement évoque la cellule du même nom dans les prisons ou l’enceinte dans les centrales nucléaires. Et l’interdiction faite à un malade de quitter la chambre. On confine donc les prisonniers récalcitrants, les produits radioactifs, les malades contagieux. Aujourd’hui, le confinement concerne des personnes non malades, en bonne santé mais potentiellement et même a-symptomatiquement contaminantes. Ce renversement est inédit. Être en résidence surveillée était donc le sort de ceux qui avaient été désignés comme des « alliés de guerre » selon l’expression du Ministre de l’intérieur d’alors. En allemand, on se sert du mot anglais lockdown après avoir utilisé celui de Ausgangsperre qui signifie littéralement interdiction de sortie. Pour Pâques, le gouvernement et les Laenders allemands ont tenté de traduire, après quinze heures de discussion, confinement en Ruhepause, pause. Repos obligatoire pour tous du Jeudi saint au Lundi de Pâques. Le repos de Pâques aurait signifié instituer un jour chômé le jeudi et la fermeture des magasins le samedi. Une journée plus tard, la Chancelière opérait un rétropédalage radical, pour la raison principale que ce n’était pas faisable techniquement c’est à dire  juridiquement. Au moins, assumait-elle la responsabilité de cette « erreur ». Ce qui vu de France où l’on ne s’embarrasse pas de ces formalités apparaît remarquable. Dans les deux pays, cela révèle cependant l’absence de pensée un temps soit peu claire sur ce qu’il se passe réellement. En France, il aura fallu un an pour que pointe l’idée d’une réponse « régionale, adaptée et ciblée » à la crise sanitaire. Mais toutefois toujours selon une stricte verticalité et du haut en bas. Une transformation du fédéralisme allemand semble se profiler. Les deux systèmes ont atteint leurs limites.

Dans un discours à la nation, le président de la République avait utilisé sept fois le mot guerre. Nous serions en guerre ! Mais contre quel ennemi ? Il était temps de se demander : Qu’est -ce donc qu’un virus ? Un ennemi ? J’ai été frappé par le fait qu’il n’existe en français aucun ouvrage accessible décrivant les virus autrement qu’à travers les pathogènes, ce qu’ils sont très loin d’être tous. J’avais fort heureusement découvert un livre en allemand de la virologue Karin Mölling. Elle a été 20 ans chercheuse à l’Institut Max Planck de génétique moléculaire à Berlin avant de devenir professeure et directrice de l’Institut de médecine virologique à l’Hôpital universitaire de Zürich. Au centre de ses travaux : le virus HIV et le développement de nouvelles thérapies contre le sida et le cancer.

Au commencement était le virus

(Publié le 5 avril 2020)

Pour ce qui concerne les virus, le terme de guerre est particulièrement inapproprié. Un virus n’est pas en guerre contre les hôtes dont il a besoin. Il est opportuniste et saisit les occasions qui se présentent à lui quand il vient à manquer de ses hôtes naturels. On pourrait en déduire que cesser de détruire les écosystèmes de leurs hôtes naturels, serait une mesure de prévention des pandémies. Dans la nature, il n’y a ni Bien ni Mal, ni bons ni méchants, il y est question seulement de survie et de reproduction, explique Karin Möling. Elle a publié en 2015, en allemand, un livre étonnant : La suprématie de la vie / Voyage dans l’étonnant monde des virus. En anglais, le titre choisi est particulièrement évocateur de sa thèse : Viruses: More Friends Than Foes (Virus: plus d’amis que d’ennemis). Les virus sont pour le moins présents dès l’origine de la vie. Ils lui sont même tout à fait indispensables. Une infime minorité devient pathogène pour l’essentiel pour des raisons environnementales mais selon des modalités complexes dont l’hypothèse simple d’un saut d’espèce ne rend pas bien compte. On ne sait toujours pas quel est l’origine du virus qui nous soucie et par quels mécanismes de départ il s’est répandu.

Les virus « architectes » de paysages. Les mégavirus des algues marines Emiliania huxleyi, les Coccolitho-virus (du grec κοκκος «pépin», λίθος «pierre») transforment le calcium des algues en carbonate de calcium et forment ces falaises de craie que l’on peut voir sur l’île allemande de Rügen.

Ce qui m’a intéressé, c’est l’idée générale que l’on ne peut pas faire l’équation virus = maladie, voire mort. Or, c’est bien cette idée fausse qui se transmet. Et en termes guerriers.  J’ai entendu une « psychanalyste » dire, sans nuance à la radio où tout deviendrait plus clair, qu’aux enfants petits, « on peut expliquer que les virus sont des petites bêtes invisibles, et très malines mais que l’on peut être plus malins qu’elles, leur faire la guerre, et la gagner ». Il parait que c’est une façon ludique d’enseigner…Un phénomène biologique qui relève de la vie ne peut-être assimilé à ce que seuls les humains sont capables de faire : la guerre. Entre temps, mais, comme on le voit l’idée était déjà là, l’État nous a déclaré en guerre. Ce qui nous place en situation infantile. Et j’ai vu passer l’expression pédagogie de guerre. Pauvres enfants.

Depuis, nous sommes passés du en guerre contre au vivre avec le virus. A moins que ce ne soit les deux en même temps. Mais la structure binaire ami/ennemi n’a pas disparue. L’ennemi est toujours le virus et l’ami, le vaccin. Non que je conteste le vaccin mais cette démarche exclusive et binaire se fait au détriment du corps complet du patient. Pourtant, l’on parle bien de co-morbidité. Sans même évoquer ici tous les autres facteurs environnementaux et les effets collatéraux sur la santé physique et mentale de la population.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’y a pas de consensus scientifique pour classer les virus dans le monde du vivant contrairement à la bactérie, ce qui peut surprendre au vu de ses capacités de mutations et de recombinaisons mais s’expliquerait par le fait qu’il est entièrement dépendant d’une cellule hôte.

Je ne reprends pas ici dans le détail du livre de Karin Mölling. On pourra se reporter à la chronique que j’y ai consacré. J’avais conclu qu’il s’agissait aussi d’un plaidoyer pour la recherche fondamentale. Et j’avais, pour finir, cité le témoignage de Bruno Canard, chercheur du CNRS spécialiste des Coronavirus, lu au moment du départ de la manifestation #facsetlabosenlutte.

« Je suis Bruno Canard, directeur de recherche CNRS à Aix-Marseille. Mon équipe travaille sur les virus à ARN (acide ribonucléique), dont font partie les coronavirus. En 2002, notre jeune équipe travaillait sur la dengue, ce qui m’a valu d’être invité à une conférence internationale où il a été question des coronavirus, une grande famille de virus que je ne connaissais pas. C’est à ce moment-là, en 2003, qu’a émergé l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) et que l’Union européenne a lancé des grands programmes de recherche pour essayer de ne pas être pris au dépourvu en cas d’émergence. La démarche est très simple : comment anticiper le comportement d’un virus que l’on ne connaît pas ? Eh bien, simplement en étudiant l’ensemble des virus connus pour disposer de connaissances transposables aux nouveaux virus, notamment sur leur mode de réplication. Cette recherche est incertaine, les résultats non planifiables, et elle prend beaucoup de temps, d’énergie, de patience.
C’est une recherche fondamentale patiemment validée, sur des programmes de long terme, qui peuvent éventuellement avoir des débouchés thérapeutiques. Elle est aussi indépendante : c’est le meilleur vaccin contre un scandale Mediator-bis.
[…] Mais, en recherche virale, en Europe comme en France, la tendance est plutôt à mettre le paquet en cas d’épidémie et, ensuite, on oublie. Dès 2006, l’intérêt des politiques pour le SARS-CoV avait disparu ; on ignorait s’il allait revenir. L’Europe s’est désengagée de ces grands projets d’anticipation au nom de la satisfaction du contribuable. Désormais, quand un virus émerge, on demande aux chercheur·ses de se mobiliser en urgence et de trouver une solution pour le lendemain.
[…] La science ne marche pas dans l’urgence et la réponse immédiate.
Avec mon équipe, nous avons continué à travailler sur les coronavirus, mais avec des financements maigres et dans des conditions de travail que l’on a vu peu à peu se dégrader. Quand il m’arrivait de me plaindre, on m’a souvent rétorqué : Oui, mais vous, les chercheur·ses, ce que vous faites est utile pour la société… Et vous êtes passionnés » […]
On peut lire ici l’intégralité du texte.

Passionnés donc pas besoin d’argent. Résultat : comme le notait récemment Le Monde,  Derrière l’Institut Pasteur et Sanofi, c’est tout l’appareil de la recherche française qui a décroché : « Les échecs à développer un vaccin ont mis en lumière une faiblesse en matière de recherche pharmaceutique. Ils ne sont que la face émergée d’un iceberg en perdition ».

Un autre résultat se trouve dans cette expression désemparée du président du Conseil scientifique :

Dans son livre Tempête parfaite, chronique d’une pandémie annoncée (Seuil), qui reprend ses chroniques pendant la pandémie Covid-19, le microbiologiste Philippe Sansonetti, titulaire de la chaire Microbiologie et maladies infectieuses au Collège de France, écrit (c’est moi B.U. qui souligne) :

« …R0, seuil épidémique, taux d’attaque, immunité collective, tous ces termes techniques […] ne sont en réalité que des paramètres descriptifs de la dynamique pandémique. Ils sont a posteriori. Ils permettent certes une modélisation mathématique offrant des capacités d’anticipation, mais ils nous informent peu sur les mécanismes sous-tendant cette dynamique, qui est multifactorielle : biologique, certes, mais aussi écologique, climatique, anthropologique, sociologique, éthologique, démographique, économique et sociale. C’est le grand défi qui émerge de cette pandémie : décrypter son génie. […] C’est une science multidisciplinaire qu’il faut refonder pour affronter les défis des pandémies et des désastres écologiques et climatiques qui sont un seul et même combat». (Pp. 152-153)

Une question m’avait taraudé : pourquoi n’ai-je pas le moindre éclat de souvenir de la grippe de Hong-Kong, qui a fait, en France plus de 31 000 morts après mai 1968 ? Avions-nous à ce point la tête ailleurs ? Ou est-ce le coup de massue (et de Massu) gaulliste ? Ou est-ce notre rapport à la mort qui a changé ? Les trois peut-être ? En tous les cas,  nous avons une mémoire diluée des épidémies

S’il y a des textes littéraires qui parlent d’épidémies, Sophocle (Oedipe-Roi), Daniel Defoe, Albert Camus, Edgar Poe, Jean Giono, Gabriel Garcia Márquez, Antonin Artaud, Goethe (Le Docteur Faust et la peste, on oublie que le célèbre docteur a d’abord guéri les habitants de la peste), je n’en connais pas qui parlent de virus proprement dit. Je me suis donc intéressé à un texte de théâtre, le tout dernier avant sa mort, de Heiner Müller, intitulé Guerre des virus. Je concluais l’article par la question suivante : N’est-ce pas parce que le virus tombe dans le désert nihiliste dans lequel nous sommes, dans une catastrophe déjà là (Walter Benjamin), qu’il pose de tels problèmes alors qu’en sous-main se préparent de grandes transformations ? J’avais également étudié un poème du même auteur inspiré du Journal de l‘année de la peste de Daniel Defoe et intitulé Cent pas. Il évoquait l’une des expressions émergentes, celle de distanciation sociale que Frédéric Neyrat a appelé un séparatisme de contrôle. J’avais accueilli un billet invité : Histoire, tourisme et épidémie, l’exemple de La Mort à Venise de Thomas Mann. En présentation , je citais :

« Ce n’est pas le virus, c’est l’homme qui fait l’épidémie. Le virus est sédentaire : il n’a aucun moyen de locomotion. Pour se déplacer, il lui faut passer de corps en corps. C’est ce qu’exprime l’étymologie du mot épidémie : le terme est emprunté au latin médical “epidemia”, lui-même issu de la racine grecque “epidemos” – “epi”, qui circule, “demos”, dans le peuple. » (Norbert Gualde, immunologue, cité dans Le Monde 21/05/2020)

La pensée globalisante masque l’hypothèse qu’indépendamment des facilités et vitesses de circulation des porteurs de virus, l’inégalité de répartition de la Covid 19, pourrait être liée à l’existence de territoires déjà malades ou du moins vulnérabilisés par d’autres facteurs par exemple le cocktail mortifère chimie-carbone.

« L’hypothèse d’un lien entre exposition à la pollution atmosphérique et risque Covid-19 a été analysée à partir des données européennes  de mortalité associée au Covid-19 – il a été montré combien l’exposition aux NO2 (dioxyde d’azote, polluant principalement lié au trafic routier) pourrait contribuer à expliquer la distribution géographique des décès. Cette étude a notamment révélé que plus de 90% des décès pour Covid survenaient dans des régions où les concentrations maximums en NO2 dépassaient les 50mmol/m2. Or ces territoires soumis à une pression environnementale forte peuvent également être ceux où se concentrent les populations ayant un état de santé moins bon que les territoires où la pression environnementale est moins importante », notait dans Libération (7 juin 2020) un groupe de chercheuses

Cette hypothèse a été relancée à propos de l’épisode saharien cité plus haut.

« Le rôle des concentrations élevées en particules fines dans l’air pourrait être l’un des facteurs déterminants majeurs tant de la transmission que de la gravité du Covid-19. Qu’elles soient d’origine naturelle comme le sable du désert ou anthropiques, les particules fines sont associées à des rebonds épidémiques de maladies respiratoires transmissibles, et notamment de Covid-19. » (Antoine Flahaut cité par Le Monde)

Des zoonoses aux zoomoses

Il est à peu près établi que la pandémie Covid-19 est d’origine zoonotique même si l’on ne sait toujours pas exactement comment les choses se sont passées, la piste pangolin ayant été abandonnée. Encore trop d’auteurs légitiment préoccupés par les questions d’écologie font l’impasse sur les technologies numériques qui pourtant conditionnent les savoirs en les faisant dans un premier temps régresser. Au risque de mal atterrir, victimes de zoomoses.

Naomi Klein écrivait dans son texte qui a été traduit sous le titre : La stratégie [en fait une doctrine] du choc du capitalisme numérique :

« Ce futur qu’on nous vend est un avenir dans lequel nos maisons ne seront plus jamais exclusivement des espaces personnels, mais aussi, grâce à la connectivité numérique à haut débit, nos écoles, nos cabinets médicaux, nos gymnases et… nos prisons. Bien sûr, pour beaucoup d’entre nous, ces mêmes maisons étaient déjà devenues nos lieux de travail et de divertissement avant la pandémie, et la surveillance des détenus « dans la communauté » était déjà en plein essor. Mais dans ce futur qui se construit à la hâte, toutes ces tendances sont prêtes à se radicaliser ».

Et elles se sont radicalisées. Les Gafam ont leur petite idée de l’après-Covid. Lisons ce qu’en disait l’ancien PDG de Google :

«  Comment les technologies émergentes déployées dans le cadre de la crise actuelle pourraient-elles nous propulser vers un avenir meilleur ? Des entreprises comme Amazon savent rendre efficaces l’approvisionnement et la distribution. Elles devront à l’avenir fournir des services et des conseils aux responsables gouvernementaux qui ne disposent pas des systèmes informatiques et des compétences nécessaires. Nous devrions développer l’enseignement à distance, qui est expérimenté aujourd’hui comme jamais auparavant. En ligne, il n’y a pas d’exigence de proximité, ce qui permet aux étudiants de recevoir l’enseignement des meilleurs professeurs, quel que soit le secteur géographique où ils résident… L’impératif d’une expérimentation rapide et à grande échelle accélérera également la révolution biotechnologique… Enfin, le pays a besoin depuis longtemps d’une véritable infrastructure numérique… Si nous voulons construire une économie et un système éducatif d’avenir basés sur le “tout à distance”, nous avons besoin d’une population pleinement connectée et d’une infrastructure ultrarapide. Le gouvernement doit investir massivement, peut-être dans le cadre d’un plan de relance, pour convertir l’infrastructure numérique du pays en plateformes basées sur le cloud et relier celles-ci à un réseau 5G. »
(Eric Schmidt, ancien PDG de Google cité par Naomi Klein)

Les nouvelles installations industrielles en Alsace-Moselle, Huawei, le démarrage de la 5G alors que Strasbourg doit devenir le « cœur numérique » de l’Espace Schengen font faire un bond vers la société automatique et d’hypercontrôle. On devrait peut-être y réfléchir à deux fois avant d’affirmer tout de go que toute l’économie a été suspendue non seulement pour les raisons citées mais aussi parce que l’artificialisation des terres agricoles, pour ne parler que de cela, se poursuit à un rythme soutenu.

Quid de nos données de santé ?

C’est une question que je rajoute aujourd’hui. Le gouvernement a profité de l’état d’urgence sanitaire pour accélérer le développement du Health Data Hub (HDH). Il s’agit d’un projet visant à centraliser l’ensemble des données de santé de la population française. Il est prévu qu’il regroupe, entre autres, les données de la médecine de ville, des pharmacies, du système hospitalier, des laboratoires de biologie médicale, du dossier médical partagé, de la médecine du travail, des EHPAD ou encore les données des programmes de séquençage de l’ADN, transformant les lieux de soin en plateformes de données misant sur des capacités fantasmées de l’Intelligence artificielle (Cf), alors que l’ubérisation de la pratique médicale est en cours. Les « conditions juridiques nécessaires ne semblent pas réunies » pour confier le mégafichier des données de santé françaises « à une entreprise non soumise exclusivement au droit européen », a estimé l’Assurance maladie, désignant ainsi Microsoft, choisi par le gouvernement, sans appel d’offres, comme prestataire. La Cnil avait émis à deux reprises de sévères critiques sur le flou et la porosité du dispositif.

« Placé sous la tutelle du ministère de la santé, le HDH est chargé de centraliser les données pseudo-anonymisées de santé. Premier point contesté : le choix d’en confier l’hébergement à Microsoft. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a souligné de potentiels conflits de législation, en rappelant que Microsoft disposerait des clefs de chiffrement des données. Si cette prestation d’hébergement est soumise au règlement européen sur la protection des données, Microsoft – un acteur mondial dont le siège social est aux Etats-Unis – serait soumis à la législation américaine, avec des risques de transfert des données aux Etats-Unis. Des acteurs de ce domaine critiquent aussi que ce choix ait été opéré en invoquant l’urgence, qu’il paraisse contradictoire avec l’objectif d’une relance de la politique industrielle française et européenne et qu’il s’accompagne d’opacité, les dispositions du contrat n’étant pas publiques ».( Christian Babusiaux, ancien président de l’Institut des données de santé :  La politique publique des données de santé est à réinventer)

Autre sujet de controverse : l’entreprise franco-allemande Doctolib par lequel s’organisent les rendez-vous de vaccination et qui a profité du confinement pour augmenter ses prélèvements auprès des médecins utilisant ses services. En juillet dernier, elle s’est fait volé les données de rendez-vous de milliers de patients. Il lui est reproché par un collectif d’associations de patients et de syndicats de médecins de faire appel au géant américain Amazon Web Services pour héberger les données de santé.

Qui parle d’État protecteur ?

Bernard Stiegler

Le 5 août 2020 mourait Bernard Stiegler. Une grosse perte pour moi comme pour beaucoup d’autres. En hommage, je suis remonté virtuellement le Danube en sa compagnie. Il s’est exprimé sur la pandémie :

« La pandémie qui a paralysé le monde en quelques semaines révèle désormais comme une évidence l’extraordinaire et effroyable vulnérabilité de l’actuel “modèle de développement”, et la potentielle multiplication des risques systémiques combinés qui s’y accumulent. Elle prouve que ce modèle est condamné à mort et qu’il nous condamnera à mort avec lui, où que nous soyons dans le monde, si nous ne le changeons pas. » (Bernard Stiegler : Bifurquer L’avertissement p.15)

Copie d’écran d’une scène de l’opéra finlandais Covid fan tutte que je vous présenterai plus loin. Ici, la conférence de presse des experts et de membres du gouvernement

Avec la crise de la pandémie, nous avons là encore, comme pour Fukushima, et d’autres bien entendu, affaire avec une cascade de failles : failles anthropiques dans les écosystèmes, failles dans la mémoire des épidémies, failles dans l’édition scientifique qu’a révélé le Lancegate, failles dans les systèmes de santé, failles dans les savoirs et les processus calculatoires :

« […] l’organisation des sciences contemporaines est problématique, car elle est régie par des processus calculatoires détachés du contenu scientifique.[…]. La science régie par le calcul est donc en difficulté pour prendre soin de ses connaissances, de la société et du monde. Cette difficulté est redoublée par la rapidité des changements technologiques actuels, produisant ce que Stiegler a appelé la disruption : une situation où la société ne parvient plus à domestiquer ses propres productions techniques dont la toxicité devient alors dominante. Dans le cas des sciences, la disruption signifie adopter tour à tour chaque nouvelle technologie en se préoccupant somme toute fort peu de la contribution de son utilisation à la connaissance et à la compréhension des phénomènes, au-delà du simple développement et déploiement de ces technologies.

(Mael Montevil : Science et entropocène Autour de « Qu’appelle-t-on panser? 2 » de Bernard Stiegler)

Je ferme ce tour d’horizon succinct qui met entre parenthèses bien des choses que j’ai publiées dans l’intervalle mais il me semblait intéressant de remettre en mémoire cet encadrement.

Les dimanches du SauteRhin

Le rendez-vous dominical a une histoire. Il n’en a en effet pas toujours été ainsi. Je l’ai d’abord introduit pour ralentir le rythme de publication qui me semblait trop précipité. Il est né de la nécessité de ne pas réagir à l’impulsion et de prendre du temps. A l’époque, j’annonçais les nouveautés de la façon suivante : Bon dimanche avec du nouveau dans le jardin du Sauterhin. Cette idée de jardin m’était venue d’Alexander Kluge. Devant le déluge d’images, de mots, qui nous submergent, nous oppressent, nous ôtent les mots de la bouche, devant les tsunamis de données numériques, A. Kluge avait proposé de construire des jardins qu’il appelle parfois aussi des ports ou des stations relais. Le jardin, à la fois horizontal et vertical (on peut creuser), convient mieux aussi parce qu’après tout on est dès l’origine dans la culture.

Cultiver son jardin c’est prendre un peu de temps et c’est cultiver l’estime de soi. Disons simplement pour faire court que c’est un moyen pour faire face aux chocs qui nous assaillent. L’existence de nouvelles technologies éditoriales a été un vrai bonheur pour moi. Il tient dans la nécessité de finaliser un travail pour le partager, l’adresser à quelqu’un même si je ne sais pas qui le recevra. Je m’efforce de partager de l’ouvert au sens où je tente de permettre au lecteur, qui veut bien en prendre le temps, d’écrire finalement lui-même le SauteRhin. C’est aussi, outre que je n’aime pas paraphraser les auteur.e.s surtout quand ils ou elles s’expriment mieux que moi et de manière plus concise, la fonction des citations comme façon d’ouvrir et comme accès direct aux sources. Et aux sources allemandes, bilingues, autant que faire se peut.

Le SauteRhin continuera. Peut-être à nouveau en changeant un peu de rythme. J’ai de plus en plus envie de prendre encore plus de temps pour approfondir mes sujets. Je remercie celles et ceux qui ont participé en apportant leurs contributions et souhaiterais non seulement qu’elles et ils continuent mais soient plus nombreux encore.

Covid fan tutte

Pour les dix ans du SauteRhin, je vous invite à l’opéra

Sur scène, les chanteurs répètent la Walkyrie de Wagner lorsqu’ils sont soudainement interrompus. La direction ayant été licenciée et la nouvelle d’un virus mondial se répandant rapidement, les Wagnériens sont soudainement invités à interpréter une satire moderne de la situation. Covid fan tutte revisite de manière satirique l’opéra classique de Mozart en adaptant son scénario pour refléter l’expérience de la Finlande pendant la crise du coronavirus. Avec la soprano Karita Mattila et dirigée par Esa-Pekka Salonen, la production suit avec légèreté la vie quotidienne des Finlandais, ponctuée par les conférences de presse du gouvernement et des experts. Le livret est de Minna Lindgren; la musique est (presque) à 100 % de Mozart.

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Le « gallo-germanisme » de Ludwig Feuerbach et René Schickele

Ludwig Feuerbach. Graphisme : August Weger

 

Le contexte de répression à l’Université et au-delà, dans l’Allemagne des années 1830, frappait ce que l’on pourrait appeler, au vu d’aujourd’hui, l’hegeliano-gauchisme. Elle visait en effet surtout les jeunes hégéliens mécréants en rupture avec le maître. Renversement « de la tête sur les pieds », comme l’on a pu dire, auquel le philosophe Ludwig Feuerbach a fortement contribué. Ce contexte invitait au rapprochement « spirituel » entre la France et l’Allemagne. Il a conduit Karl Marx et Arnold Ruge à créer, à Paris, en 1934, les éphémères Annales franco-allemandes. En 1832, Ludwig Feuerbach publiait à Zürich ses Thèses pour une réforme de la philosophie. L’une d’entre elles n’est pas passée inaperçue de René Schickele. La voici :

„ Wie die Philosophie, so der Philosoph, und umgekehrt: die Eigenschaften des Philosophen, die subjektiven Bedingungen und Elemente der Philosophie sind auch ihre objektiven. Der wahre, der mit dem Leben, dem Menschen identische Philosoph muß gallo-germanischen Geblütes sein. Erschreckt nicht, ihr keuschen Deutschen, über diese Vermischung! Schon Anno 1716 haben diesen Gedanken die Acta Philosophorum ausgesprochen. »Wenn wir die Deutschen und Franzosen gegeneinanderhalten, so haben zwar dieser ihre ingenia mehr Hurtigkeit, jene aber mehr Solidität, und man könnte füglich sagen, das temperamentum Gallico-germanicum schicke sich am besten zur Philosophie, oder ein Kind, welches einen Franzosen zum Vater und eine Deutsche zur Mutter hat, müßte (caeteris paribus) ein gut ingenium philosophicum bekommen.« Ganz richtig; nur müssen wir die Mutter zur Französin, den Vater zum Deutschen machen. Das Herz – das weibliche Prinzip, der Sinn für das Endliche, der Sitz des Materialismus – ist französisch gesinnt; der Kopf – das männliche Prinzip, der Sitz des Idealismus – deutsch. Das Herz revolutioniert, der Kopf reformiert; der Kopf bringt die Dinge zustande, das Herz in Bewegung. Aber nur wo Bewegung, Wallung, Leidenschaft, Blut, Sinnlichkeit, da ist auch Geist. Nur der Esprit Leibniz, sein sanguinisches, materialistisch-idealistisches Prinzip war es, was zuerst die Deutschen aus ihrem philosophischen Pedantismus und Scholastizismus herausriß“.

(Ludwig Feuerbach : Vorläufige Thesen zur Reform der Philosophie )

« La philosophie est à l’image du philosophe, et inversement : les qualités du philosophe, les conditions et éléments subjectifs de la philosophie sont aussi ses conditions et éléments objectifs. Pour être vrai, ne faire qu’un avec la vie et l’homme, le philosophe doit être de sang gallo-germanique. Que l’idée d’un tel métissage ne vous effraie pas, chastes Allemands! Les Acta Philosophorum de 1716 l’évoquent déjà : ’’À comparer Allemands et Français, les uns ont l’esprit plus vif, les autres plus solide, et l’on pourrait dire à propos que le tempérament gallo-germanique se prête le mieux à la philosophie ou bien qu’un enfant ayant pour père un Français et une Allemande pour mère devrait, cæleris paribus1, jouir d’heureuses dispositions philosophiques’’. Tout juste ; il suffit de faire de la mère une Française, et du père un Allemand. Le cœur — le principe féminin, le sens du fini, le siège du matérialisme — est français; la tête — le principe masculin, siège de l’idéalisme -, allemande. Le cœur révolutionne, la tête réforme ; la tête met les choses en ordre, le cœur les met en mouvement. Or, sans le mouvement, l’excitation, la passion, le sang, la sensibilité, point d’esprit. Il fallut attendre L’esprit* de Leibniz et son principe sanguin, à la fois matérialiste et idéaliste, pour que les Allemands fussent arrachés à leur pédanterie philosophique et à leur scolastique. »

1. « Toutes choses étant égales. »
* En français dans le texte

(Ludwig Feuerbach : Thèses provisoires pour une réforme de la philosophie (1842) in Ludwig Feuerbach Pour une réforme de la philosophie Ed. Mille.et.une.nuits 2004. Trad. Yannis Constantinidès pp 54-55)

Ludwig Feuerbach a joué un rôle important dans l’histoire de la philosophie. Il produira un effet « libérateur » sur ses jeunes contemporains, dira Friedrich Engels. Il a posé les bases d’une philosophie matérialiste. Son projet de réforme de la philosophie visait à sortir du fatras spéculatif des abstractions qui étaient pour lui autant de variations de la théologie au profit d’une philosophie de la vie, qui part de la vie telle qu’elle est. Il soulignait le rôle de l’empirie qui permettait à la philosophie de toujours rester jeune. Il fallait « admettre, écrivait-il, que voir est aussi penser et que les instruments des sens sont également les organes de la philosophie ». Pour lui, « le philosophe doit se laisser guider par les sens » et la philosophie commencer par la non-philosophie et les savoirs empiriques.

Le passage cité plus haut est extrait des Thèses provisoire en vue d’une réforme de la philosophie. Il y en a 69. Dans la thèse qui précède celle citée, il souligne la relation entre la tête domaine de la pensée et le cœur qui est celui de l’intuition elle même principe de la vie.

« C’est donc seulement là où l’existence s’unit à l’essence, l’intuition à la pensée, la passivité à l’activité, le principe antiscolastique et sanguin du sensualisme et du matérialisme français au flegme scolastique de la métaphysique allemande que se trouve la vie et la vérité »

René Schickele sur le pont du Rhin

J’ai découvert l’existence de ce texte alors que je travaillais sur René Schickele. Dans son Journal, il avait noté :

„Ich erinnerte ihn daran, daß der Philosoph Feuerbach der Ansicht war, der wahre, der mit dem Leben, dem Menschen einige Philosoph müsse gallo-germanischen Geblüts sein. Das Herz französisch, der Kopf deutsch. (Nebenbei: das gleiche Lied haben alle elsässischen Dichter, große wie kleine, von jeher gesungen.) Der Kopf reformiere, aber das Herz revolutioniere. Nur wo Bewegung, Leidenschaft, Blut, Sinnlichkeit sei, da sei auch Geist. Dem Esprit Leibnizens allein sei es zu danken, daß er als erster versucht habe, die Deutschen aus ihrem Pedantismus und Scholastizismus herauszuführen … Und derselben Ansicht war — Karl Marx… Als Marx daran dachte, eine neue Zeitschrift ins Leben zu rufen, wollte er sie Deutsch-französische Jahrbücher nennen und sie in Straßburg oder der Schweiz erscheinen lassen. …“.

René Schickele : Tagebücher in Werke in drei Bänden Dritter Band p. 1038.

« Je lui ai rappelé que le philosophe Feuerbach était d’avis que le vrai philosophe, celui qui ne faisait qu’un avec l’homme et la vie devait être de sang gallo-germanique. Le cœur français, la tête allemande. (Soit dit en passant : c’est aussi ce qu’ont chanté tous les poètes alsaciens grands et petits). La tête réforme, le cœur révolutionne. Ce n’est que là où il y a du mouvement, de la passion, du sang, de la sensualité, qu’il y a aussi de l’esprit. Nous sommes redevable à l’esprit leibnitzien qui le premier a tenté de sortir les Allemands de leur pédantisme et de leur scolastique… C’était aussi le point de vue de Marx … Lorsque Marx avait envisagé de créer une nouvelle publication, il voulu l’appeler Annales franco-allemandes et la faire paraître à Strasbourg ou en Suisse…. »

René Schickele (1883-1940), citoyen français und deutscher Dichter (poète allemand). Gallischer Geist (esprit français) et poète allemand est né à Obernai, d’une mère « authentiquement française » et d’un père authentiquement « alaman » Il a incarné l’idéal d’un geistiges Elsässertum, d’une alsacianité de l’esprit. Romancier, essayiste et journaliste, européen et pacifiste angoissé, sein Herz trug die Liebe und Weisheit zweier Völker (Son cœur portait l’amour et la sagesse de deux peuples).
L’extrait cité de son Journal porte la date du 15 juin 1932. L’homme dont il parle n’est pas nommé. Il est dit de lui que cet « encore social-démocrate » avait vanté le nationalisme de stricte observance et affirmé avec assurance que la France et l’Allemagne étaient « par nature » étrangères l’une à l’autre et ennemies pour l’éternité. Le rêve de Schickele avait été de faire de l’Alsace le lieu de rencontre du « coeur français » et de « la tête allemande », comme il disait. Peine perdue. Sans doute, pour toujours.

René Schickele fait référence au projet de Marx qui, avec Arnold Ruge, avait créé les éphémères Annales franco-allemandes. Le 8 mars 1843, Arnold Ruge écrit de Dresden à Karl Marx à Cologne :

« Notre projet est encore très protéiforme. Strasbourg, les Français et les Allemands; quelle bonne chose ! »

L’idée d’installer les Annales franco-allemandes à Strasbourg a bel et bien existé mais on peut déduire de la lettre que c’était encore qu’un projet parmi d’autres. Et en même temps une bonne idée. Elle avait été évoquée par Marx lui-même. Plus loin, dans sa lettre, Ruge écrit :

« Je partage tout à fait votre idée sur Strasbourg et les Français, je suis fortement séduit de participer personnellement à cette entremise d’amitié spirituelle entre les deux nations par un organe commun. Le cas échéant, il devrait pouvoir s’y trouver une firme pour cette entreprise. Mon vieux sang vagabond qui toujours me pousse vers le Sud se met en mouvement dès que j’y pense. »

Bruxelles avait été envisagé également comme lieu de la publication ainsi que la Suisse où vivaient en exil Bakounine et le poète Georg Herwegh. Mais ce dernier y fut déclaré persona non grata à Zürich qu’il dut quitter pour Bâle avant de rejoindre lui-aussi Paris en 1845. Strasbourg, Zürich, on pense à l’exil de Georg Büchner. La quête d‘un lieu avait surtout pour fonction d’échapper à la censure. Le texte cité de Feuerbach paraîtra d’ailleurs à Zürich et non dans les Annales allemandes à Dresde. Eugen Ruge a été un grand organisateur de revues. Il avait fondé les Annales de Halle, puis les Annales allemandes dans lesquelles publiait son ami Ludwig Feuerbach. Ces revues avaient eu maille à partir avec la police non seulement de la pensée mais de la police tout court. Le besoin de revues et de réseau était principalement dû au fait que ces protestanto-gauchistes et autres hegeliano-gauchistes aux yeux du pouvoir prussien étaient privés d’accès à l’université.

Dans les années 1830,

« l’absolutisme tardif traite les professeurs d’université de la même façon que les fonctionnaires ou les valets insubordonnés. Ce qui prenait autrefois la forme d’un lien d’affiliation au sein d’une république scientifique autonome, se transforme en une relation juridique de subordination propre au statut des fonctionnaires ». (Cf Bernd Schlüter : Science et raison d’État. Les universités allemandes durant le Vormärz)

En octobre de la même année 1843, après l’interdiction de la Gazette rhénane, Marx, peu avant de partir pour Paris et s’être marié avec Jenny von Westphalen à Kreuznach, écrit à Feuerbach pour appuyer la demande déjà faite par Arnold Ruge d’une collaboration du philosophe aux Annales franco-allemandes. Marx écrit à Feuerbach :

« Vous êtes l’un des premiers écrivains à vous être exprimé sur la nécessité d’une alliance scientifique franco-allemande. Pour cette raison vous serez sans doute l’un des premiers aussi à soutenir une entreprise qui veut réaliser cette alliance. Il est en effet prévu d’y publier alternativement [promiscue] des travaux allemands et français. Les meilleurs auteurs parisiens ont donné leur accord. N’importe quelle contribution de votre part sera la bienvenue et vous avez sans doute quelque chose de disponible. »

Dans la suite de la lettre, Marx insiste tout particulièrement pour obtenir de Feuerbach quelque chose sur Schelling, le philosophe de la politique prussienne. Feuerbach est aux yeux de Marx un Schelling renversé.

Il n’y aura pas de contribution de Feuerbach dans les deux premiers – et uniques – numéros des Annales franco-allemandes. En fait deux numéros en un. Ils paraîtront à Paris en février 1844. Seule une courte lettre de Feuerbach à Arnold Ruge y sera publiée dans une sélection de lettres établie par Ruge conçue comme une sorte de forum. D’auteur non allemand, il n’y aura qu‘une lettre de Bakounine. A la suite de l’échec des Annales, Marx publiera plus tard, en 1844, de Feuerbach, dans l’hebdomadaire des exilés allemands Vorwärts! , L’Essence de la foi dans l’esprit de Luther.

Cœur et tête font partie tout comme la main, le foie, les organes génitaux d’un même corps, par lequel passe aussi bien le sensible que la pensée. Ils ne sont pas déconnectés l’un de l’autre mais forment entre eux un circuit. Sentir c’est aussi penser du moins en puissance sinon en acte. Et, « toujours, à l’origine d’un concept se tient un affect » (Bernard Stiegler : De la misère symbolique 1 p. 165). Les technologies actuelles reposent la question du corps sensible et font dans un premier temps régresser le sentir et la pensée et sont de ce fait l’objet d’une lutte permanente, individuelle et sociale, car perpétuellement transformés par les techniques et technologies.

Édition française des Annales franco-allemandes parue en 2020 aux Éditions sociales

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Joseph Beuys, Heiner Müller et le coyote

1. Joseph Beuys :
« I like America and America likes me » (1974)

Pour l’ouverture à Manhattan d’une dépendance de la Galerie René Block de Berlin, Jospeh Beuys s’était rendu à New-York pour s’enfermer pendant trois jours dans une salle de la galerie, transformée en cage, avec un coyote nommé „Little John“. Il s’y est rendu les mains sur les yeux, puis enveloppé dans une cape de feutre et transporté en ambulance pour ne pas fouler le sol des Etats-Unis. L’ensemble de l’action s’est déroulée du 23 au 25 mai 1974. La vidéo ci-dessous, extraite d’un journal télévisé, donne une petite idée de ce qu’il s’est passé. Pour une vue plus ample on peut voir le film de Herbert Wietz tourné pour la galerie.

Comme Beuys l’a expliqué plus tard: «Je voulais m’isoler, m’isoler, ne rien voir de l’Amérique d’autre que le coyote.» La galerie a ainsi été transformée en une sorte d’ îlot extraterritorial construisant la localité où l’action a eu lieu. Les deux acteurs sont déterritorialisés. Tant le coyote capturé, extrait de son territoire naturel, que l’artiste qui joue cette déterritorialisation. Le titre de la performance, I like America and America likes me, est ironique et constitue une protestation contre l’hégémonie américaine sur le marché de l’art. Coiffé de son doulos et équipé d’une canne, Beuys s’est muni de couvertures en feutre, de gants, d’un idiophone, un triangle, d’une lampe torche. Les objets avaient été peints de couleurs « neutres », grises et brunes. Chaque jour, cinquante exemplaires du Wall Street Journal ont été déposés dans la cage. Le coyote les a préférés à la paille qui lui était destinée. Régulièrement Beuys sculptait une sorte de figure, peut-être de berger, muni de son bâton. Le comportement du coyote a été tantôt passif, détaché, tantôt actif, plus mordant. Le retour, à la fin de l’action, s’est déroulé à l’identique de l’arrivée. Je n’ai pas réussi à trouver d’informations sur le mode de transport de l’animal. Pour Beuys, l’ambulance évoque l’une de ses thématiques récurrentes : le couple blessure / soin. Il y a dans la blessure une source d’énergie dont il faut prendre soin.

La meilleure description disponible de l’action a été rapportée par Caroline Tisdall dans son livre (couverture ci-dessus) essentiellement composé de photographies. Dans son texte liminaire, elle souligne que l’artiste avait présenté au coyote – et disposé dans la salle – les artefacts de son monde. « Celui-ci réagit à la mode coyote en les marquant d’un geste de possession ». L’homme, lui, « avait apporté un répertoire de mouvements et une notion du temps » :

« Ces deux éléments soumis aux réactions du coyote se trouvèrent par elles modulés et conditionnés. L’homme ne quittait jamais l’animal des yeux et, entre eux, la ligne de ce rayon visuel [de la lampe torche] devint comme les aiguilles d’un cadran d’horloge spirituel, qui minutait les mouvements et déterminait dans le temps le rythme du dialogue. L’homme exécutait sa séquence de mouvements, sorte de chorégraphie dirigée vers le coyote et réglée par ses réactions quant au tempo et au mode expressif. La séquence durait en général une heure et quart, parfois beaucoup plus longtemps. En tout elle se répéta plus de trente fois mais à chaque fois dans une tonalité et sur un mode différent. »

(Caroline Tysdall : Joseph Beuys / Coyote. Hazan. 2009)

Beuys n’efface pas le fait qu’il est là en tant qu’être humain exosomatisé, différent de l’animal. Des rugissements de turbines – machines industrielles à produire de l’énergie – été ont enregistrés sur – et diffusés de brefs instants par – un magnétophone.

Enveloppé dans sa couverture de feutre, Beuys se fait sculpture animée, tantôt verticale la canne sortant par le haut, tantôt pliée canne vers le sol ou accroupie canne en l’air puis canne vers le sol.

« Ces mouvements suivaient toujours le même schéma général, mais ceux du coyote variaient à chaque séquence. Tantôt il se conduisait comme si ce genre de chose était pour lui simple routine. Tantôt il gardait une certaine distance ou semblait se désintéresser de ce qui se passait, et l’atmosphère était alors digne et calme. Tantôt il rodait attentif, sur ses gardes, tournant prudemment autour de la forme de feutre, sursautant au moindre mouvement. Et, parfois follement surexcité, il devenait fripon et sournois. Poussant le jeu jusqu’à l’agression, il se jetait sur la canne, mordait et lacérait le feutre pour le réduire en lambeaux, dont les touffes ressemblaient à celles de sa propre fourrure, alors en période de émue. Ses réactions étaient particulièrement vives lorsque la forme de feutre gisait sans mouvement : il la flairait anxieusement, la poussait du museau ou de la patte avec sollicitude, ou bien il se renaît à l’écart, circonspect et soupçonneux. Il lui arriva aussi de se coucher auprès du corps ou d’essayer de se glisser sous le feutre. »

(Caroline Tysdall : o.c.)

Les expressions devenir « fripon et sournois » ou la référence au fait qu’il prenait parfois « l’expression fourbe qu’on était en droit d’attendre de lui » ne sont évidemment pas des expressions du langage coyote mais la projection d’un certain nombre d’interprétations des mythologies amérindiennes concernant le coyote. Mythologies dégradées en vil coyote dans le dessin animé bien connu, Bip bip et coyote.

La rue du mur (Wall Street)

Difficile de s’y retrouver dans ces différentes mythologies amérindiennes tant elles sont diverses et variées. Toujours est-il que le coyote, animal anthropomorphe, tient chez les Amérindiens une place importante. Il fait l’objet d’une vénération. Pour certains interprètes, il est une figure du trickser, de l’espiègle fripon. Pour d’autres, il participe pleinement des mythes sur l’origine du feu (James Frazer). Il est, comme Prométhée, voleur de feu. On peut plus simplement retenir la présence du Wall Street Journal et se rappeler l’origine du nom, La rue du Mur (Wall Street), c’est à dire un rapport avec la colonisation d’abord hollandaise puis anglaise de ce qui s’appellera d’abord New Amsterdam avant de s’appeler New York. Le mur fut construit pour protéger les colons des tribus amérindiennes. En ce sens on peut y voir ce qui aux yeux de Beuys constitue la blessure de l’Amérique.

La métaphore, que l’on peut qualifier de théâtrale, construite par Beuys à New York n’est pas passée inaperçue y compris dans d’autres champs artistiques. A l’exemple de Heiner Müller. Les deux artistes se connaissaient mais ne se sont jamais rencontrés. « Beuys disait que j’étais le seul à l’avoir compris » affirme Heiner Müller dans son autobiographie. Et il s’en dit flatté et ajoute :

« Son rapport au trivial, la relation entre pathos et trivialité m’a intéressée, il en résulte un frottement qui a quelque chose à voir avec la façon de faire du feu avec du bois ou des pierres. »

Müller évoque Beuys dans plusieurs entretiens. Je mets l’accent ici sur celui dans lequel il se sert de la métaphore du coyote.

2. Heiner Müller :
« Der Text ist der Coyote / Le texte est le coyote »

„[…] Die großen Publikumserfolge sind meistens Stücke, die schon leer sind, also Aufführungen, die nichts mehr transportieren als sich selbst. Das sind die großen Theatererfolge, so Cats und dieses ganzes Zeug auf der trivialen Ebene. Ich weiß nicht, vielleicht ist das eine archaische Position, aber mir scheint, […] dass wir im Theater noch gar nicht wirklich mit Texten gearbeitet haben, dass Texte da noch immer nicht als Material, noch immer nicht als Körper gebraucht worden sind. Mir ist jetzt eingefallen (nur weiß ich gar nicht, wie ich es den Schauspielern im Hamlet sagen soll, ich glaube, ich lasse es lieber), diese Performance von Beuys mit dem Kojoten in New York. Eigentlich ist das für mich eine ideale Metapher für den Umgang des Schauspielers mit dem Text, der Text ist der Kojote. Der Shakespeare-Text ist der Kojote. Und man weiß nicht, wie der sich verhält. Jeder Schauspieler müsste umgehen mit dem Text wie Beuys mit dem Kojoten. Aber wie sage ich das einem Schauspieler, der gewöhnt ist, als ein Beamter mit dem Text umzugehen, den Text bestenfalls zu verwalten. Oder sogar zu administrieren. Eben daran denke ich, wenn ich meine, dass die Zeit des Textes im Theater erst kommen wird.“

(Heiner Müller : Gleichzeitigkeit und Repräsentation / Ein Gespräch in Werke 11. Gespräche 2. Suhrkamp. Pp 466-467)

« […]les grands succès publics sont le plus souvent des pièces qui sont déjà vides, donc des représentations qui ne véhiculent rien d‘autres qu’elles-mêmes. Ce sont les grands succès théâtraux comme Cats et tous ces trucs plus triviaux les uns que les autres. Je ne sais pas, peut-être est-ce une position archaïque, mais il me semble […] qu’au théâtre on n’a pas encore véritablement travaillé avec des textes, que les textes n’y ont toujours pas été traités comme matériaux, toujours pas comme corps. Je me suis souvenu (simplement je ne sais pas comment le dire aux acteurs d’Hamlet, je crois que je ferais mieux de laisser tomber) de cette performance de Beuys avec un coyote à New York. En fait, c’est pour moi une métaphore idéale de l’attitude de l’acteur à l’égard du texte, le texte est le coyote. Le texte de Shakespeare est le coyote. Et on ne sait pas comment il se comporte. Chaque comédien devrait avoir à l’égard du texte une attitude comparable à celle de Beuys à l’égard du coyote. Mais comment dire cela à un acteur habitué à se comporter à l’égard du texte comme un employé, à être dans le meilleur des cas une sorte d’administrateur du texte. Ou même de gestionnaire. C’est à cela que je pense quand je dis que le temps du texte au théâtre est à venir. »

(Heiner Müller : Simultanéité et représentation/ Conversation avec Robert Weimann in Heiner Müller / Conversations 1975-1995. Éditions de Minuit. Trad. Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil)

Heiner Müller déplore que le texte au théâtre ne soit toujours pas traité comme un corps. Il utilise la métaphore du théâtre beuysien qui lui paraît « idéale » pour préciser ce qu’il entend par là. Il s’agit de la relation du comédien au texte. Le texte doit comme le coyote dans la performance, rester imprévisible, changeant, ouvert sans qu’il soit question d’une appropriation. D’ailleurs, de l’auteur lui-même on ne peut pas dire qu’il s’approprie la langue. Il lui cède bien plus qu’il ne la domine, affirme Müller. Les significations doivent rester inachevées, les métaphores libres de circuler, détachables et ré-interprétables. Cela s’oppose aux produits finis et emballés des industries culturelles qui mettent un couvercle sur les processus de travail, de production et sur l’expérience. Cela d’autant plus que les métaphores, selon Müller, dépassent l’intentionnalité de leurs auteur.e.s. Elles sont plus intelligentes qu’eux.

Réintroduire de la diachronie dans notre absence d’époque hypersynchronisée qui met en crise la représentation : même si ce n’est pas exprimé en ces termes, l’on pourrait ainsi définir la teneur de cet entretien intitulé Simultanéité et représentation. La conversation avec le spécialiste de Shakespeare, Robert Weimann, dont est extrait le texte cité, avait eu lieu en juillet 1989 alors que Heiner Müller se préparait à « l’expédition » collective de la mise en scène de Hamlet (Shakespeare) /Hamlet-Machine (Müller), au Deutsches Theater, à Berlin. Les répétition commencèrent en août de la même année. La première avait eu lieu en mars 1990. Entre temps, le Mur de Berlin était tombé. Et le temps était sorti de ses gonds. Le dialogue était destiné à paraître – et est paru – dans un ouvrage collectif sous la direction de Hans Ulrich Gumbrecht et Robert Weimann avec pour titre Postmoderne – Globale Differenz (Postmodernité et différence globale). Ce sont autant de notions qui ne sont pas la tasse de thé de Müller. Ses interrogations vont plutôt vers la disparition de la transmission de l’expérience et de la processualité au profit d’images figées qui ne véhiculent rien d’autres qu’elles-mêmes. Des images qui ne sont pas ouvertes, ne disent pas les expériences, ne décrivent pas les processus. Et cela dans un temps qui presse et qui « est aussi du délai ». Müller introduit d’emblée, dans la conversation, la proposition de Nietzsche, qu’il qualifie de « la plus importante dans le tumulte de ce débat » :

« L’humanité a besoin d’un nouveau dessein »

La référence à Beuys est précédée par l’évocation d’une représentation au cours de laquelle on voit sur une scène une femme peler un oignon peut-être une heure durant. A ce propos et de la tendance à mettre en scène un animal, Müller note un « déplacement de la fonction sociale du théâtre » vers une fonction anthropologique. C’est là une autre correspondance possible avec Beuys pour qui l’art est anthropologique. La femme et l’oignon n’est pas sans évoquer un texte de Franz Kafka. Il est cité par Jean-Philippe Antoine en guise d’introduction à l’œuvre de Beuys en épitaphe de son livre « La traversée du XXème siècle / Joseph Beuys, l’image et le souvenir ». Il y est question de casser des noix sur scène :

„Eine Nuß aufknacken ist wahrhaftig keine Kunst, deshalb wird es auch niemand wagen, ein Publikum zusammenzurufen und vor ihm, um es zu unterhalten, Nüsse knacken. Tut er es dennoch und gelingt seine Absicht, dann kann es sich eben doch nicht nur um bloßes Nüsseknacken handeln. Oder es handelt sich um Nüsseknacken, aber es stellt sich heraus, daß wir über diese Kunst hinweggesehen haben, weil wir sie glatt beherrschten und daß uns dieser neue Nußknacker erst ihr eigentliches Wesen zeigt, wobei es dann für die Wirkung sogar nützlich sein könnte, wenn er etwas weniger tüchtig im Nüsseknacken ist als die Mehrzahl von uns.“

(Franz Kafka : Josefine, die Sängerin oder Das Volk der Mäuse)

« Casser une noix n’a vraiment rien d’un art, aussi personne n’osera rameuter un public pour casser des noix sous ses yeux afin de le distraire. Mais si quelqu’un le fait néanmoins, et qu’il parvienne à ses fins, alors c’est qu’il ne s’agit pas simplement de casser des noix. Ou bien il s’agit en effet de cela, mais nous nous apercevons que nous n’avions pas su voir qu’il s’agissait d’un art, à force de le posséder trop bien, et qu’il fallait que ce nouveau casseur de noix survienne pour nous en révéler la vraie nature — l’effet produit étant peut-être même alors plus grand si l’artiste casse un peu moins bien les noix que la majorité d’entre nous. »

Franz Kafka : Joséphine la cantatrice et le peuple des souris in Franz Kafka, Un jeûneur et autres nouvelles.Trad. B. Lortholary. GF

On comprend par là l’idée de Beuys que chaque homme est un artiste. Dans l’entretien cité, Müller rappelle comme souvent la phrase de Kafka : « La littérature est l’affaire du peuple ». Dans le commentaire qui suit, je retiens ceci :

« je fais des choses dont je ne sais pas ce qu’elles sont, le public reçoit ces choses et ne sait pas non plus ce qu’elles sont mais il éprouve peut-être au moins partiellement ce qu’elles sont dès lors qu’elles entrent en collision avec une expérience quelconque de la réalité. Expérience qu’il fait en dehors du théâtre »

C’est peut-être dans cette résonance que se constituent des savoirs et ce que Beuys appelle sculpture sociale. On peut aussi, à propos de l’oignon et des noix, noter qu’il y a une différence entre faire machinalement les choses et décider de le faire devant un public, ce qui en retour nous rappelle que nous faisons les choses mécaniquement. Par automatismes, tellement les gestes sont intériorisés.

Il y aurait bien d’autres correspondances possibles à mettre en évidence entre les deux hommes de l’art sans que leurs approches soient assimilables les unes aux autres. Deux aspects, par exemple, pour lesquels les points de vue de Beuys et de Müller ne me semblent pas très étrangers l’un à l’autre. Ils concernent la domination du visible et la nécessité d’une localité. L’oeil est un organe impérialiste dit Müller, ce qui rejoint l’idée beuysienne de la nécessité d’activer d’autre sens que la vue dans et par l’action artistique. Cela dans un lieu déterminé, en constituant une localité.

« Dans cette discussion sur la postmodernité, les différences sont aplanies ou évacuées. Il y a a priori la prétention au global et à l’international. Mais je crois que l’art a constamment besoin de la dimension locale. Ce qu’il en advient dans la diffusion internationale, c’est autre chose. Mais le point de départ est là ; s’il se perd ça devient vide »
(Heiner Müller : conversation citée.)

L’absence de localité vide l’art de sa consistance.

 

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Joseph Beuys : transmettre la flamme de la « sculpture sociale »

Avec cet article, je veux poser le premier jalon d’un travail qui aura des suites sur l’artiste performeur, dessinateur et sculpteur Joseph Beuys. En Allemagne, de nombreuse initiatives fêtent cette année, las dans un contexte de fermeture des musées, le centenaire de sa naissance, le 12 mai 1921, à Krefeld. J’ai déjà évoqué Beuys avec une vidéo dans laquelle il disait en substance que tout travail humain doit fondamentalement tendre à oeuvrer. Avec ce que l’on découvrira ci-dessous, je propose d’aller à la source de l’idée de «  soziale Plastik », de « sculpture sociale », qui selon le récit construit par Beuys prend naissance dans le contexte de deux années zéro, deux après, ceux de la Première et la Seconde guerre mondiale, dans la découverte de l’œuvre de Wilhelm Lehmbruck et dans L’appel au peuple allemand et aux peuples civilisés initié par Rudolf Steiner au lendemain de l’effondrement de l’Empire allemand et de l’échec de la Révolution de 1918.

Le discours que l’on pourra entendre, en allemand, et lire en traduction française, est le dernier tenu par Joseph Beuys peu avant sa mort. Il n’en existe pas de version écrite, juste quelques notes manuscrites.

J’en ai repris la transcription dans un petit livre-dossier consacré à cet hommage de Beuys à son maître en sculpture, Wilhelm Lehmbruck. La forme tente d’en conserver le caractère oral.

La couverture reprend un dessin au pinceau de J. Beuys intitulé « flamme dans un coin » que l’on pourrait aussi bien voir comme une flamme dans le désert.

Les interventions de Beuys doivent me semble-t-il se lire comme des formes de sculptures de soi qui rendent vaine toute tentative de l’assimiler à une biographie .

« Je voudrais remercier mon maître
Wilhelm Lehmbruck

Pourquoi un homme a-t-il pu,
alors que je n’avais eu entre les mains qu’un tout petit fragment de son œuvre
– et encore cela uniquement sous le forme d’une photographie –
comment a-t-il pu générer en moi la décision définitive
de me lancer dans les arts plastiques, dans la sculpture ?
Pourquoi, pourquoi, un homme décédé a-t-il pu m’apprendre, consolider quelque chose d’aussi déterminant, crucial pour ma vie ?
Alors que moi-même, dans ma recherche d’une orientation,
j’avais déjà choisi une autre voie
car je me trouvais déjà engagé dans un cursus en sciences naturelles.

J’ai eu tout à fait par hasard entre les mains ce petit livre
qui était posé sur une table parmi d’autres opuscules plutôt déchirés ;
je l’ai feuilleté et vu une sculpture de Wilhelm Lehmbruck.
Et aussitôt l’idée m’est venue, une intuition : la sculpture –
quelque chose peut être fait avec la sculpture !
Tout est sculpture !
Je fus interpellé par cette image.
Et dans cette image, j’ai vu un flambeau. J’ai vu une flamme
et j’ai entendu : « Protèges la flamme ! »
Cette expérience,
qui m’a accompagnée tout au long de la guerre,
a conduit après la guerre
à que je me sois confronté à la sculpture, à la plastique.

Donc, j’ai –
je ne savais même pas ce que cela voulait dire –
j’ai commencé des études dans les Beaux Arts.
Je me suis renseigné autour de moi : comment fait-on cela ?
Parce qu’il faut savoir : –
et cela fait également partie du contexte de cette expérience fondamentale –
je suis né sur dans la région du Rhin inférieur,
dans laquelle, à l’époque du Troisième Reich, on était quotidiennement
entouré d’une forêt de sculptures,
de cette sorte de sculptures qui avait été fabriquée à l’époque
et qui n’éveillait rien du tout en moi.

Puis, lorsque j’eus pris la décision, plus tard,
de me confronter avec les choses plus intensément,
pendant mes études,
je me suis demandé:
y aurait-il eu un autre sculpteur
n’importe quel autre sculpteur –
Hans Arp ou Picasso ou Giacometti ou
un Rodin –
cela n’eut-il été qu’une photographie de Rodin –
qui, si elle était tombée entre mes mains à ce moment-là,
eut pu produire en moi une telle décision ?
Je dois, aujourd’hui encore, répondre : Non
Parce que l’extraordinaire dans l’œuvre de Wilhelm Lehmbruck
touche à une situation seuil du concept plastique.
Il pousse la tradition
de l’expérience de spatialisation du corps humain,
à un point culminant,
qui surpasse un Rodin.
C’est-à-dire que chez lui la plastique
n’est plus seulement le purement spatial.
Elle va au-delà de la spatialisation.
Elle est l’organisme du « mesure contre mesure »
comme Lehmbruck disait toujours, – et à qui la phrase,
la sculpture est tout
la plastique est la loi du monde,
n’était pas étrangère – .
Il pouvait rendre cela par l’expression mesure contre mesure
comme une tradition de la sculpture de Rodin à son époque
poussée à un point culminant,
qui veut exprimer quelque chose d’intérieur.

Autrement dit, ses sculptures
ne peuvent pas être saisies visuellement. On ne peut que les appréhender
avec une intuition
qui ouvre votre portail intuitif à des organes sensoriels complètement différents,
et surtout c’est l’audition – l’écoute,
le méditatif,
le vouloir,
c’est-à-dire qu’il y a, dans sa sculpture, des catégories qui n’avaient jamais été là auparavant.

Donc, nous voici face à cette expérience. Je n’ai moi-même pu me décider
de m’engager dans la voie plastique qu’à cause de Wilhelm Lehmbruck.

Comme je l’ai déjà suggéré,
Wilhelm Lehmbruck a vécu à un tournant tragique,
à un tournant tragique où il a posé un point culminant,
qui apparemment, à cette hauteur,
selon ce type de « mesure contre mesure » dans l’espace,
semblait indépassable.
Peut être.
Je laisse la question en suspens.

J’ai remarqué aussi, quand j’ai vu ce petit livret,
son époque,
sa double jeunesse,
car il a vécu 19 ans au cours du siècle passé
et 19 ans au cours de ce siècle.
J’ai vu tout cela comme un concentré
comme une double image d’un adolescent
ou d’une adolescente
ou d’un jeune homme et d’une jeune femme.

Pendant mes études
alors que je cheminais déjà vers
ce qui poussait plus loin tout en
se connectant à ce qui faisait écoute dans les sculptures de Lehmbruck
à ce qui faisait pensée,
au sens qui les habite
un cheminement qui me conduisit
vers une toute nouvelle théorie
du futur de la sculpture – une forme plastique
qui ne saisisse pas seulement le matériau physique mais aussi le matériau spirituel
Je fus littéralement entraîné par l’idée de sculpture sociale

Je considère cela également comme un message de Wilhelm Lehmbruck.
Parce qu’un jour, j’ai trouvé dans une bibliothèque poussiéreuse,
l’appel très souvent refoulé de Rudolf Steiner,
l’Appel au peuple allemand et aux peuples civilisés.
De 1919.
Une tentative y avait été faite de refonder sur de toutes nouvelles bases
l’organisme social.

Après les expériences de la guerre,
dont Lehmbruck avait tant souffert,
un homme se lève et voit les raisons de cette guerre
dans l’impuissance de la vie spirituelle.
J’ai vu dans ce livret
cet appel,
qui devrait constituer une organisation, pour créer efficacement
un nouvel organisme social.
J’ai vu parmi premiers membres du comité
le nom de Wilhelm Lehmbruck.
C’était la première édition d’un tel appel,
des réimpressions ont été faites plus tard,
mais les noms de ses fondateurs sont toujours manquants.

La dimension tragique de cette histoire tient au fait
que parmi le petit nombre de personnes
qui s’étaient agrégées pour créer ce comité,
ces comités en Allemagne, en Autriche, en Suisse,
j’ai vu une croix derrière le nom de Wilhelm Lehmbruck.
Cela veut dire qu’il avait forgé cette volonté,
voulu transmettre cette flamme
aux derniers instants de sa vie,
lors du passage par la porte de la mort
de sa propre sculpture.
Puisque vous savez
comment cela se passe pour de tels appels :
on rassemble des noms pour le futur comité
et l’on essaye le plus vite possible
de mettre cela en circulation.
Il y a dû y avoir un court laps de temps
entre la collecte de la signature
et l’impression du texte,
temps de la survenue de sa mort.
Second symbole.

J’ai trouvé qu’il y avait là une correspondance.
J’ai trouvé là la transmission d’une flamme
dans un mouvement encore nécessaire aujourd’hui
dont beaucoup de gens devraient se saisir
comme idée de base pour le renouvellement d’un tout social,
qui mène à la «sculpture sociale».

Je veux rassembler ces éléments ainsi :
je veux dire qu’après les principes que Wilhelm Lehmbruck
a poussé au plus haut sommet
du développement de la plastique à l’époque moderne,
vient une époque où le concept de temps et de chaleur élargit le concept d’espace.
Cette transmission du principe plastique
à une impulsion,
qui saisisse le caractère de chaleur, et de temps
comme principe plastique pour tout le reste
pour transformer le tout social –
c’est à dire nous tous –
nous pouvons dire que Lehmbruck nous en a transmis la flamme.

Je l’ai vue,
mais j’ai vu aussi
qu’elle est retournée à tout le monde
parce que dans la liste de personnes signataires de cet appel
on trouve des mineurs, des maîtres charpentiers, des infirmières,
également des professeurs d’université,
occasionnellement un artiste,
et l’on ressent cette liste comme l’expression de l’humanité tout court
à qui cette flamme a été transmise par lui.

Voilà en fait
ce que j’ai à dire
sur un aspect et sur l’autre.
Je veux dire qu’avec l’un comme avec l’autre
je pense à la poursuite du développement du principe plastique
comme principe du temps.
En d’autres termes, la sculpture est un concept pour l’avenir,
et malheur à ces conceptions qui ne s’approprient pas ce concept.

Hier, j’ai lu dans la « Frankfurter » le compte rendu d’un symposium
d’une société scientifique
dans laquelle les sociologues, de manière très frivole,
ont jeté dans un pot commun les concepts théoriques de la sociologie ou de l’épistémologique
qui sont ceux de Rudolf Steiner, [Ludwig] Klages, Jürgen Habermas et ainsi de suite et bien d’autres noms.
Où tout est regroupé, pour ainsi dire, et
où le concept de catastrophe tient lieu de verdict
sur ces, disons, conceptions plastiques

Je veux me tenir du côté sur lequel Wilhelm Lehmbruck
a vécu et est mort
et où il a transmis à chaque individu ce message :

« Protège la flamme.
Parce que si l’on ne protège pas la flamme,
bien plus vite que tu ne crois,
le vent éteindra facilement la lumière,
qu’elle fait rayonner.
Et brisera ton pauvre cœur
dans une silencieuse douleur ».

Je ne voudrais pas ôter à Wilhelm Lehmbruck sa dimension tragique ».

Joseph Beuys : Mein Dank an Wilhelm Lehmbruck. Edition citée.
Traduction Bernard Umbrecht

Ce que l’on pourrait appeler une sculpture oratoire a été réalisée par Joseph Beuys, le 12 janvier 1986 soit onze jours avant sa mort. Il recevait, au Musée Lehmbruck, le prix Lehmbruck décerné par la ville de Duisburg. Son discours de remerciement met en relation trois objets, trois documents : un livret – un petit catalogue d’exposition -, un manifeste et une partition. Il y décrit sa bifurcation des sciences naturelles aux arts plastiques après la découverte – en 1938 – de la reproduction d’une sculpture de Wilhelm Lehmbruck. L’œuvre du sculpteur y est considérée comme marquant un tournant dans la modernité en ce qu’elle va au-delà du visuel. Elle éveille et fait appel à d’autres sens. Il s’ensuit l’idée que tout est sculpture, la sculpture est tout, elle est la loi du monde Elle est sculpture d’un monde, y compris dans sa dimension cosmique, tel qu’il s’oppose à l’immonde de la consommation. Il introduit la question du temps. La dimension sociale, telle qu’elle est renvoyée « à tout le monde », Beuys l’inscrit dans la liste des signataires du manifeste initié par Rudolf Steiner après la catastrophe de la Première guerre mondiale et la destruction du faire corps social nécessitant sa reconstruction. Cette liste englobe mineurs, artisans, professionnels de santé. Il n’est pas indifférant de remarquer qu’il souligne la dimension tragique du destin de W. Lembruck et le contexte des effondrements des deux guerres mondiales, la première pour W. Lehmbruck et la seconde pour Beuys lui-même. L’artiste performeur allemand termine son discours par le texte d’un poème du librettiste italien Pietro Antonio Metastasio qui invite à protéger la flamme qui est pour Beuys celle de la « sculpture sociale », et à la transmettre.

Quelques précisions sur Wilhelm Lehmbruck, l’Appel de Steiner et Metastasio.

Wilhelm Lehmbruck (1881 – 1919)

Wilhelm Lehmbruck en 1918

Fils de mineur, le sculpteur et graveur Wilhelm Lehmbruck est né le 4 janvier 1881 à Meiderich près de Duisburg. De 1910 au début de le Première guerre mondiale, il vit à Monparnasse et y rencontre Rodin, Maillol, Brancusi, Matisse, Modigliani… . Il est l’auteur d’une œuvre qui s’étend sur seulement huit années et qui suit, comme l’écrit Geneviève Breerette, « une trajectoire qui va d’un idéal plastique plutôt méditerranéen, d’une sérénité un peu triste, à l’expression décantée d’une humanité déchirée, et s’achève avec la guerre, avec la fin de tous les rêves d’une internationale de l’art, et le suicide de l’artiste qui n’avait pas quarante ans ». Exempté de service actif en raison de sa surdité, il sera quelque temps à Strasbourg comme « peintre de guerre ». Il s’est donné la mort le 25 mars 1919 à Berlin. Son œuvre relèvera pour les nazis de la catégorie « art dégénéré ».

Wilhelm Lehmbruck : Der Gestürzte / L’efffondré (1915-16) en opposition radicale avec « l’idéal » du corps militarisé.

Wilhelm Lembruck : Kopf eines Denkenden /Tête d’un penseur 1918. Photo-Dejan-Saric

Je suis impressionné par la découverte de cette sculpture, certes pour moi aussi sous la forme d’une image qui est loin d’en traduire toutes les dimensions. Elle est en rupture avec le caractère massif du « penseur » de Rodin. On notera sur le buste de Lehmbruck, la présence de la main et de deux doigts de cette main, le pouce et l’index, organes de la saisie, en relation avec la tête qui surmonte un long cou. Elle nous dit quelque chose de l’origine de la pensée, sur le lien entre la main et la tête, sur ce que le latin nommait ars et le grec technè. En cela, elle contient une idée de temps. Elle permet aussi d‘approcher ce que W. Lehbruck entendait pas l’expression « Mesure contre mesure » dont parle J. Beuys, ici, celle de la main, des moignons, du cou et de la tête.

„Ein jedes Kunstwerk muß etwas von der ersten Schöpfungstagen haben, von Erdgeruch, man könnte sagen : etwas Animalisches. Alle Kunst ist Maß. Maß gegen Maß, das ist alles. Die Maße, oder bei Figuren die Proportionen, bestimmen den Eindruck, bestimmen die Wirkung, bestimmen den körperlichen Ausdruck, bestimmen die Linie, die Silhouette und alles. Daher muß eine gute Skulptur wie eine gute Komposition gehandhabt werden, wie ein Gebäude, wo Maß gegen Maß spricht, daher kann man auch nicht das Detail negieren, sondern das Détail ist das kleien Maß für das große“

(Wilhelm Lehmbruck : Aus dem Schriftlichen Nachlass. Opus cité p.53)

« Chaque œuvre d’art doit avoir quelque chose des premiers jours de la création, de l’odeur de la terre, on pourrait dire : quelque chose d’animal. Tout art est mesure. Mesure contre mesure, c’est tout. Les dimensions, ou dans le cas des figures, les proportions, déterminent l’impression, déterminent l’effet, déterminent l’expression corporelle, déterminent la ligne, la silhouette et tout. Par conséquent, une bonne sculpture doit être traitée comme une bonne composition, comme un bâtiment, où parle la mesure contre la mesure, vous ne pouvez donc pas nier le détail, car le détail est la petite mesure pour la grande »

(Traduction Bernard Umbrecht)

L’appel initié par Rudolf Steiner

L’appel de Rudolf Steiner co-signé par Wilhelm Lehmbruck invite chacun  à l’introspection devant les ruines de la Première guerre mondiale. Qu’elle a été l’erreur commise qui a conduit à cette issue tragique ? S’il se pose cette question, il lui apparaîtra que la constitution du Reich par l’industrialisation, le développement des forces matérielles a laissé de côté la définition de grandes finalités. Et a contribué à l’affaissement de la valeur esprit parallèlement à l’accroissement des valeurs marchandes. On peut extraire de l’appel le passage suivant :

« Il faudrait maintenant en lieu et place de la petite pensée sur les toutes prochaines exigences du présent de grands traits d’une grande conception de la vie qui visent à reconnaître avec de fortes pensées les forces de développement de la nouvelle humanité et à y consacrer une courageuse volonté ».

Il est daté du 2 février 1919, peu de temps après l’écrasement de la Révolution de Novembre 1918. Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht étaient sauvagement assassinés par les troupes contre-révolutionnaires du gouvernement social-démocrate allemand.

Cet appel n’est pas sans évoquer ce que Paul Valéry appelait la baisse de la valeur esprit tel qu’analysé par Bernard Stiegler dans le SauteRhin. Question toujours d’actualité. Beuys en relève parmi les signataires la composition sociale élargie alors que dans ces année-là circulaient plutôt des appels d’ « intellectuels » tel celui initié par Romain Rolland.

« Protège la flamme »

Le poème cité par Beuys appelant à protéger la flamme est un texte du librettiste italien Pietro Antonio Metastasio. Dans les archives de l’artiste, se trouvait la partition de Nichola Vaccai qui met en musique le poème avec quatre langues très différentes qui dans la partition ne se traduisent pas. C’est une méthode pratique d’apprentissage du chant, encore utilisée aujourd’hui. Je n’ai bien sûr pas repris le texte français de la méthode mais transposé la version allemande utilisée par Beuys.

Je m’en suis tenu dans ce premier temps à ces dernières paroles publiques qui remontent au point de départ du « tout est sculpture » et à la « sculpture sociale » dont il faudra encore préciser le sens. Joseph Beuys y appelle à en transmettre la flamme qu’il dit avoir lui-même reçue de Wilhelm Lehmbruck.

Je reviendrai plus tard sur ceux qui l’ont reprise après lui, notamment Bernard Stiegler et le groupe Internation.

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Friedrich Hölderlin / Kza Han :
« In lieblicher Bläue / En bleuité suave »

Dans un courriel accompagnant ce que vous découvrirez ci-dessous, Kza Han et Herbert Holl m’écrivaient ce qui nous servira de présentation :

voici, cher Bernard, le poème « apocryphe » de Hölderlin, sans titre : « In lieblicher Bläue… ». En prose, il parachève Phaëthon, roman philosophique épistolaire de Wilhelm Waiblinger (1804-1830), admirateur éperdu de Friedrich Hölderlin, qu’il visita assidûment dans sa tour de Tübingen chez le menuisier Zimmer en 1822/1823. Écrit en 1827, publié en 1831, il relate la catastrophe de Phaéton, sculpteur et poète, perdant la raison au chevet d’Atalante, sa bien-aimée à l’agonie.
 « In lieblicher Bläue », testament poétique de Phaéton, est annoncé dans l’ultime lettre  du roman : « Tout le papier qu’il pouvait se procurer, il le remplissait en ce temps-là.  Voici quelques feuillets prélevés sur ses papiers, qui permettent en même temps de plonger le regard dans l’état effroyable de son esprit en désarroi. Dans l’original, Urschrift, ils sont partagés en vers sur le mode pindarique . » Transcription d’un grand poème habité par le destin d’Œdipe, l’un de ces textes que Hölderlin conservait précieusement en des rouleaux, antérieur dès lors à 1816, sans doute écrit en 1807/1808 et remis à Waiblinger le 3 juillet 1822 ? Chant pindarique triadique au change des tons développé, comme le pense Dieter E. Sattler  ? Collage de fragments hölderliniens épars ? Accès de « caméléonisme » chez Waiblinger, auteur de La vie, la poésie et la folie de Hölderlin  ? Ou alors inquiétance d’une osmose Waiblinger/Hölderlin  ?. Hölderlin « parle toujours de souffrances, quand il est intelligible, d’Œdipe, de Grèce », écrivit Waiblinger dans son Journal.
Notre ensemble résulte de notre expérience partagée à Nantes, de février 2009 à février 2011, avec Ekkehart Rautenstrauch, tout au long  de la genèse de ses comètes visuelles suivant la trajectoire de notre traduction : « Regards doubles – 12 Images stéréoscopiques pour “En bleuité suave” de Friedrich Hölderlin ».  « Bläue », ce hapax hespérique chez Hölderlin, entre en résonance avec les chastes « bleuités » de Rimbaud dans « Premières communions », qui fermentent dans « Le bateau ivre » de toutes les « rousseurs amères de l’amour » , telles les  taches de son helléniques qui dans le poème parsemèrent le « pauvre fils de Laïos ». Pour Œdipe, le coupable innocent qui bifurqua de la vie à la mort sur une trifurcation, « Dreiweg », en Phocide, « à l’endroit où se rencontrent les deux routes qui viennent de Delphes et de Daulis (Jocaste au v. 753 sq), le sol de la terre, Gaïa, s’est enfin  entr’ouvert pour « l’accueillir et le mettre à l’abri de toute souffrance » (V. 1661 sq.), au  sein de cette « nécromasse noétique » d’où selon Bernard Stiegler « les morts nourrissent et protègent les vivants qui tentent de garder la mesure de leur place ». [voir ici sur Le kleos de la grand-mère Léonie]

NB. Le texte In lieblicher Bläue avait déjà été brièvement évoqué ici par Jean-Paul Sorg

Friedrich Hölderlin

In lieblicher Bläue

En bleuité suave

oOo

Kza Han / Ekkehart Rautenstrauch

Gesangsgesetz Ruinengesetz

Loi de chant loi de ruine

Brutalité en pierre

Violemment
s’avère
loi de chant
à travers
loi de ruine
à travers
livre de ruine  –
Ah ! bleui
carminé
pétrifié
visage de poète
dans l’aura !
C’est là que réside
Hölderlin Benjamin Kluge.
Ah ! bleui
carminé
pétrifié
écho
à travers
calciné
cendré
noirci
angle de site !

o
Brutalität in Stein

Gewaltig
offenbart sich
Gesangsgesetz
durch Ruinengesetz
über Ruinenbücher
hindurch –
Ach! blaubeleuchtetes
karminrotes
versteinertes
Gesicht des Dichters
in der Aura!
Dort wohnt Hölderlin,
Benjamin, Kluge.
Ach! blaubeleuchtetes
karminrotes
versteinertes
Echo
über verbranntem
aschenbeleuchtetem
geschwärztem
Höhenwinkel!

oOo

Friedrich Hölderlin / Wilhelm Waiblinger

In lieblicher Bläue blühet mit dem metallenen Dache der Kirchturm
En bleuité suave fleurit au toit métallique le clocher.

[table id=24 /]

Es ist die Wesenheit, die Gestalt ist’s.
C’est la quintessence, la figure, c’est.

[table id=25 /]


Wenn einer in den Spiegel siehet, ein Mann, und siehet darinn sein Bild,
wie abgemahlt: es gleichet dem Manne.
Si aucun regarde dans le miroir, un homme, qu’il y voie son image, comme
dépeinte : elle ressemble à l’homme.

[table id=26 /]

Leben ist Tod, und Tod ist auch ein Leben.
Vie est mort, et mort est aussi une vie.

oOo

Kza Han / Ekkehart Rautenstrauch
En croisées de souffle

 

Fugato

Dans ce bois
chargé de soufre
où son tronc fut marqué
par un signe de croix
le voici de retour
le violon aux quatre cordes
par sa cambrure oblongue
animant les fils de bois
de l’âme —

adirato-affetuoso
afflito-affretando
affretato-agitato
par des stridences de l’archet
invisible
en croisées de souffles
numériques :
“ Ist unbekannt
Gott ? Ist offenbar wie der Himmel ? ”

*
“ Inconnu que
Dieu ? ostensif comme le ciel ? ”
Hölderlin

o

Fugato

In diesem Holz
mit Schwefel gesättigt,
in diesem Stamm
mit Kreuz angelascht,
ist sie heimgekehrt
mit vier Saiten die Geige
durch ihre oblonge Wölbung
die Holzstriche belebend
der Seele –
adirato-affetuoso
afflito-affretando
affretato-agitato
durch Bogenschrillen
unsichtbar
in dieser Atemkreuzung

*
« Ist unbekannt
Gott ? Ist offenbar er wie der Himmel ? »
Hölderlin

Change de tons

Dans son halo
se contemple l’ovale
des yeux mi-clos ;
sur le front arqué,
sur la commissure
des lèvres closes,
sur le sombre bord
des paupières
se reflète l’orbe de lune ;
à l’écoute des cordes d’épinette
pincées,
à la recherche du grundton
kunstton
dans son hexaèdre
Hölderlin :
“ Augen hat des Menschen Bild,
Hingegen Licht der Mond. ”

*
“ De l’homme l’image a des yeux,
De la lumière la lune par contre. ”

o

Wechsel der Töne

In seinem Lichthof
betrachtet sich das Oval
von halb geschlossenen Augen ;
über gebogener Stirn,
über dem Mundwinkel
von geschlossenen Lippen,
über dem dunklen Saum
von Augenlidern
spiegelt sich der Mondkreis ;
gezupften
Spinettsaiten lauschend,
nach dem Grundton
Kunstton suchend,
in seinem Hexaeder
Hölderlin

*
« Augen hat des Menschen Bild,
Hingegen Licht der Mond. »

 

oOo

Sur les auteurs

Ekkehart Rautenstrauch est né en 1941, à Zwickau. Il fait ses études à la Kunsthochschule de Stuttgart. Il s’installe en France en 1968. Professeur à l’École des Beaux-Arts de Nantes entre 1972 et 1982, il enseigna jusqu’en 2006 à l’École d’Architecture de Nantes. En 1974, il explora LE TEMPS D’UNE JOURNÉE les possibilités du Landart. En 1976, il réalisa au Musée des Beaux-Arts de Nantes FOTOBAND, bande visuelle de 77 m de long, traduite en musique acoustique par Jean Schwarz… En janvier 2005, il fait voir «BALLADE à MELENCOLIA » à Rennes. Durant l’été 2007 fut présentée au 3D Center of Art and Photography de Portland la série cyclique d’images KUNSTFABRIK. En avril 2010, à la galerie nantaise Le Rayon Vert, Pixel/Pinsel, avec Jean-Luc Giraud, exalte la geste picturale des 3D, avec In lieblicher Bläue / En bleu suave et Chiron de Friedrich Hölderlin, et Six comètes, poèmes de Kza Han qu’il représente par anaglyphes. La dernière exposition qu’il mit en œuvre dans son pays natal, à la galerie Albstadt d’Ebingen, de novembre 2011 à février 2012, célébra « ZeichenRaumKlang », « Signe Espace Son », avec une salle consacrée aux Variations Goldberg de J.S. Bach, 32 peintures du thème avec ses variations. Ekkehart Rautenstrauch est décédé en janvier 2012. Une exposition lui a été consacrée à Nantes (Maison de l’Avocat, du 15 au 26 octobre 2019), ainsi qu’un ouvrage posthume bilingue, Ekkehart Rautenstrauch. Leben und Werk / Ekkehart Rautenstrauch, sa vie, son œuvre, édité par Hubertus et Thomas Rautenstrauch, 2017.

Kza Han est née en 1942 à Zung Up, en Corée. Elle entreprend des études supérieures au Département de Français à l’Université Hankuk des Etudes Etrangères (1960-64). Boursière du gouvernement français, elle arrive en France en 1964. Elle y prépare le professorat de français, dans une aile de cette Sorbonne dont le fronton porte « Liberté, égalité, fraternité ». A la suite de Maïakowski, Lautréamont, Artaud, elle côtoie l’IS, annonciatrice de la dérive, du dépassement de l’art (1965-67). Maîtrise de Lettres Modernes sur Samuel Beckett à l’Université de Nantes. Apprentissage de l’allemand en compagnie de F. Hölderlin, J. Roth, F. Nietzsche, A. Kluge…Rencontre Ekkehart Rautenstrauch en 1980, collabore intensivement avec lui de 2009 à 2011. Elle a publié Sprich und zerbrich / Parle et brise-toi / Malhèra g’ligo buschora, livre trilingue manuscrit (Nantes 1980), Traces erratiques / Irrfährten / Banghwanghan’n Butzakuk, poèmes trilingues ( Nantes 2007) … Elle anime de 1998 à 2001 la «Rubrique européenne» de la revue Moun Ye Han Kuk à Séoul (pour A. Artaud, Lautréamont, Ph. Beck…H. Müller, T. Bernhard, W. Benjamin… S’entretient sur France Culture avec O. Germain-Thomas (« Agora », « For intérieur »…) Participe en 2011 au Printemps des Poètes de Bordeaux, avec lecture et projection des « Six comètes » d’Ekkehart Rautenstrauch. Avait publié en 2002 Le Fardeau de la joie, de et sur Hölderlin, traductions et commentaires, avec Herbert Holl. Publie régulièrement dans TK-21 LaRevue, notamment sur Alexander Kluge. Poèmes de Kza Han retenus par le site internet « En poésie, la parole est libre ».

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A propos du code de justice pénale des mineurs,
qu’est-ce qu’être, selon Kant et B. Stiegler, mineur et majeur ?

L’effacement de la distinction entre majeur et mineur dans la responsabilité des actes délictueux a franchi un pas supplémentaire. Avec l’ordonnance du « code de la justice pénale des mineurs », déjà ratifié en procédure accélérée par l’Assemblée nationale. Il passe au Sénat en séance publique les 26, 27 et 28 janvier 2021. Ce Code de la justice pénale des mineurs (CJPM) est porté par le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, et a été initié par son prédécesseur. Il est censé entrer en vigueur le 31 mars 2021. Le renforcement de l’arsenal répressif au détriment de l’éducation de mineurs en formation, occulte les causes profondes de la situation de la jeunesse. C’est l’occasion pour moi de revenir sur ce qu’en écrivait Bernard Stiegler en 2008, lors d’un premier effacement de l’âge de la responsabilité pénale. En passant par Immanuel Kant.

Francisco Goya : « Le sommeil de la raison engendre des monstres » ( 1797-1798)

Immanuel Kant
Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?

Aufklärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbst verschuldeten Unmündigkeit. Unmündigkeit ist das Unvermögen, sich seines Verstandes ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Selbstverschuldet ist diese Unmündigkeit, wenn die Ursache derselben nicht am Mangel des Verstandes, sondern der Entschließung und des Mutes liegt, sich seiner ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Sapere aude! Habe Mut dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.
Faulheit und Feigheit sind die Ursachen, warum ein so großer Teil der Menschen, nachdem sie die Natur längst von fremder Leitung frei gesprochen (naturaliter maiorennes), dennoch gerne zeitlebens unmündig bleiben; und warum es Anderen so leicht wird, sich zu deren Vormündern aufzuwerfen. Es ist so bequem, unmündig zu sein. Habe ich ein Buch, das für mich Verstand hat, einen Seelsorger, der für mich Gewissen hat, einen Arzt, der für mich die Diät beurteilt, u.s.w., so brauche ich mich ja nicht selbst zu bemühen. Ich habe nicht nötig zu denken, wenn ich nur bezahlen kann; andere werden das verdrießliche Geschäft schon für mich übernehmen. Daß der bei weitem größte Teil der Menschen (darunter das ganze schöne Geschlecht) den Schritt zur Mündigkeit, außer dem daß er beschwerlich ist, auch für sehr gefährlich halte: dafür sorgen schon jene Vormünder, die die Oberaufsicht über sie gütigst auf sich genommen haben. Nachdem sie ihr Hausvieh zuerst dumm gemacht haben und sorgfältig verhüteten, daß diese ruhigen Geschöpfe ja keinen Schritt außer dem Gängelwagen, darin sie sie einsperrten, wagen durften, so zeigen sie ihnen nachher die Gefahr, die ihnen droht, wenn sie es versuchen allein zu gehen. Nun ist diese Gefahr zwar eben so groß nicht, denn sie würden durch einigemal Fallen wohl endlich gehen lernen; allein ein Beispiel von der Art macht doch schüchtern und schreckt gemeinhin von allen ferneren Versuchen ab.“

(Immanuel Kant : Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung ? Berlinische Monatsschrift 1784)

Immanuel Kant :
Réponse à la question : Qu’est-ce que “les Lumières” ?

« L’Aufklärung, les Lumières, c’est la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement?. Telle est la devise des Lumières.
La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps d’une direction étrangère (naturaliler maiorennes [naturellement majeurs]), restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit si facile à d’autres de se poser en tuteurs des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre, qui me tient lieu d’entendement, un directeur, qui me tient lieu de conscience, un médecin, qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors de la voiture d’enfant où ils les tiennent enfermées, ils leur montrent le danger qui les menace, si elles essaient de s’aventurer seules au-dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand ; car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte détourne ordinairement de l’envie d’en refaire l’essai.
Il est donc difficile pour l’individu de s’arracher à la minorité, qui est presque devenue pour lui un état naturel. Il y a même pris goût, et il est pour le moment réellement incapable de se servir de son propre entendement, parce qu’on ne l’a jamais laissé en faire l’essai. Institutions et formules, ces instruments mécaniques d’un usage de la raison, ou plutôt d’un mauvais usage raisonnable des dons naturels, voilà les grelots que l’on a attachés aux pieds d’une minorité qui persiste. Quiconque même les rejetterait ne pourrait faire qu’un saut mal assuré par-dessus les fossés les plus étroits, parce qu’il n’est pas habitué à remuer ses jambes en liberté. Aussi sont-ils peu nombreux ceux qui sont arrivés, par le propre travail de leur esprit, à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré.
Mais qu’un public s’éclaire lui-même rentre davantage dans le domaine du possible, c’est même, pour peu qu’on lui en laisse la liberté, à peu près inévitable. Car on rencontrera toujours quelques hommes qui pensent par eux-mêmes, parmi les tuteurs patentés de la masse et qui, après avoir eux-mêmes secoué le joug de la minorité, répandront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa valeur propre et de la vocation de chaque homme à penser par soi-même ».

(Immanuel Kant : Qu’est-ce que les Lumières in Emmanuel Kant / Moses Mendelssohn : Qu’est-ce que les Lumières ? Révision de la traduction – commentaires – postface de Cyril Morana. Editions Mille et une nuits)

Avant d’entrer dans le vif du sujet, qui motive la publication de ces extraits du philosophe de Prusse, Immanuel Kant, une remarque sur les mots Aufklären, Aufklärung. Ils font partie de ces mots allemands comme Heimat ou Bildung que l’on devrait éviter de traduire. Aufklärung est habituellement rendu par Lumières. The Age of Enlightenment, en anglais. L’expression française désigne plutôt un état là où la substantivation du verbe aufklären, clarifier, élucider, contient en elle-même une dynamique. Il rend mieux le fait que l’Aufklärung est un processus de propagation des Lumières et non un état donné. L’extrait ici mis en exergue de Kant montre bien qu’il s’agit d’un mouvement, d’un travail, pour sortir de la minorité et devenir majeur. Il ne suffit pas d’allumer la lumière pour être éclairé.

« Vers toujours plus de répression et toujours moins d’éducation ».

Le détricotage de l’Ordonnance du 2 février 1945 a déjà une longue histoire. Cette ordonnance adoptée au lendemain de la Seconde guerre mondiale se caractérisait par le fait que la justice pénale des mineurs méritait un traitement particulier. L’enfance délinquante nécessitait d’être protégée en même temps que punie, éduquée plutôt que réprimée et le particularisme de sa situation exigeait d’en confier le traitement à des magistrats spécialisés, tant au stade de l’instruction qu’à celui du jugement. Cette philosophie est en voie d’abandon.

« Bien loin de revenir aux fondamentaux de l’ordonnance du 2 février 1945, maintes fois dénaturés, ce projet ne fait que conforter un progressif abandon de la spécificité de la réponse devant être apportée aux enfants, par rapport aux adultes, vers toujours plus de répression et toujours moins d’éducation.
En effet, comme nous avons déjà pu l’indiquer à maintes reprises avant la crise sanitaire et depuis celle-ci, le réel problème de la justice des enfants, qu’elle soit pénale ou civile, est avant tout l’indigence de ses moyens, qui ne sera nullement résolue par les moyens alloués dans la loi de finances 2021 principalement concentrés sur le pénitentiaire et sur le recrutement de contractuels précaires, bénéficiant d’une formation de moindre qualité, voire aucune, ce qui n’est pas sans poser des difficultés majeures quand il s’agit de prendre en charge des enfants en souffrance».

C’est ce qu’affirme un collectif de plus de 200 personnalités, professionnels de l’enfance, membres d’organisations syndicales de magistrats, travailleurs sociaux et avocats dans une tribune publiée par Franceinfo, mardi 1er décembre 2020.

Dans une autre tribune publiée dans le journal Le Monde du 3 décembre 2020 et accompagnée d’une pétition, 120 associations et personnalités écrivaient :

« Si ce projet est adopté, le juge des enfants n’instruira plus, le rôle du parquet sera renforcé, la nouvelle procédure ouvrira grandes les vannes vers le flagrant délit pour les mineurs. Un nouveau pas sera franchi pour rapprocher cette justice des enfants de celle des adultes. […]
Ce projet a surtout comme objectif affiché de juger toujours plus vite, au détriment du travail éducatif pourtant essentiel pour un enfant en délicatesse avec la loi. Comme si l’enjeu n’était pas plutôt de réagir vite aux carences éducatives, y compris par des mesures fermes. Ce n’est pas d’être tenu pour coupable qui permettra au jeune de rompre avec une séquence de vie difficile, mais le fait de retrouver de l’espoir, des perspectives et déjà de l’estime de soi par la mobilisation d’adultes présents et équilibrés ».

Après cinq années de durcissement, un premier grand tournant dans le floutage de la différenciation entre majeur et mineur en matière de répression de la délinquance avait eu lieu en 2007 avec le projet de loi sur la récidive des majeurs et des mineurs.

« L’excuse de minorité est retirée en cas de deuxième récidive pour les 16-18 ans auteurs de crimes et de délits violents. Les lois Perben de 2002 et 2004, la loi sur la récidive de 2005, celle sur la prévention de la délinquance de mars 2007 avaient déjà accru la sévérité des lois pénales pour les mineurs. Depuis 2002, des sanctions sont prononcées dès l’âge de 10 ans ; des programmes de construction de centres éducatifs fermés et de prisons pour mineurs ont été lancés ; les procédures d’urgence ont augmenté ; enfin, le rôle du parquet a été considérablement accru ». (Le Monde 03 juillet 2007)

Parallèlement à l’effacement de « l’excuse de minorité », l’on assiste à un affaiblissement sinon un déclin des dispositifs de soins consacrés à la jeunesse.

Quand j’ai pris connaissance des deux tribunes évoquées, je me suis souvenu que j’avais, il y a bientôt 13 ans, en 2008, lu ceci :

Dès la première page de son livre Prendre soin de la jeunesse et des générations, Bernard Stiegler posait la question de l’effacement de l’excuse de minorité en termes de dilution de responsabilité. Celle des adultes. Et élargissait la question juridique à sa dimension philosophique. Il posait la nécessité d’examiner en même temps ce qui conduit à la destruction de l’appareil psychique juvénile et réclame donc un soin. Il le faisait dans la suite de ce qu’affirmait, en 1971, Adorno pour qui, si l’on a pu parler de siècle d’Aufklärung, on ne peut plus le faire aujourd’hui :

« Il serait très problématique de dire aujourd’hui de la même façon que nous vivons dans une époque d’Aukflärung étant donné la pression indescriptible qui est exercée sur les hommes, du simple fait de l’organisation du monde et déjà du contrôle planifié de toute notre sphère intime par l’industrie culturelle »

(Theodor W. Adorno : « L’éducation à la majorité » (Erziehung zur Mündigkeit). 1971. Cité par Alain-Patrick Olivier : L’éducation à la majorité selon Theodor W. Adorno

Et plus tard, Félix Guattari écrira, en 1989  :

« La planète Terre connaît une période d’intenses transformations technico-scientifiques en contrepartie desquelles se trouvent engendrés des phénomènes de déséquilibres écologiques menaçant, à terme, s’il n’y est porté remède, l’implantation de la vie sur sa surface. Parallèlement à ces bouleversements, les modes de vie humains, individuels et collectifs, évoluent dans le sens d’une progressive détérioration. Les réseaux de parenté tendent à être réduits au minimum, la vie domestique est gangrenée par la consommation mass-médiatique, la vie conjugale et familiale se trouve fréquemment « ossifiée » par une sorte de standardisation des comportements, les relations de voisinage sont généralement réduites à leur plus pauvre expression. C’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité — qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique — qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive. L’altérité tend à perdre toute aspérité. Le tourisme, par exemple, se résume le plus souvent à un voyage sur place au sein des mêmes redondances d’images et de comportement.
Les formations politiques et les instances exécutives paraissent totalement incapables d’appréhender cette problématique dans l’ensemble de ses implications ».

(Félix Guattari : Les trois écologies. Galilée 1989. pp11-12)

L’abandon, en 2007, de l’ordonnance de 1945 était pour Bernard Stiegler le « symptôme » d’un « autoritarisme des impuissances » qui ne faisait qu’aggraver ce qu’il prétendait traiter. On ne naît pas responsable, on le devient, notamment par la transmission intergénérationnelle de savoirs.

« Remettre en cause la minorité des enfants délinquants, c’est aussi remettre en cause la majorité de leurs ascendants adultes, et en fin de compte, décharger ceux-ci des responsabilités que leur confère leur majorité. C’est décharger la société majeure de sa responsabilité, et c’est l’en décharger sur les mineurs. Car en atténuant la différence entre la minorité et la majorité, cette modification de la loi, qui redéfinit la minorité, et qui redéfinit du même coup la majorité, tend à occulter que la responsabilité est une compétence socialement acquise, et que la société est en charge de la transmettre aux enfants et aux adolescents. Ceux-ci sont dits mineurs précisément en ce que la société majeure est d’une façon générale en obligation à leur endroit, mais tout d’abord et tout spécialement quant à leur éducation : l’éducation est précisément le nom de cette transmission de compétence sociale qui élève à la responsabilité, c’est-à-dire à la majorité. En occultant l’obligation de transmission en quoi consiste la majorité, la modification de la loi occulte le sentiment de cette responsabilité dans la conscience des adultes majeurs aussi bien que dans celle des enfants et des adolescents mineurs, et elle signe la faillite d’une société qui est devenue structurellement incapable d’éduquer les enfants, faute d’être encore capable de distinguer minorité et majorité. Car la différence entre minorité et majorité n’est pas effacée seulement par cette loi : comme je vais essayer de le montrer dans ce qui suit, cette indifférenciation entre mineurs et majeurs est à la base même de notre société de consommation, qui tend systématiquement à installer les consommateurs, mineurs comme majeurs, dans un sentiment structurel d’irresponsabilité »

(Bernard Stiegler : Prendre soin de la jeunesse et des générations. Flammarion. 2008. pp 12 et 13)

Lors de la rédaction de ce texte, Canal J, chaîne de télévision qui s’était spécialisée dans la captation de temps de cerveau disponible des enfants et qui se mettait à émettre 24h/24, avait lancé une campagne publicitaire sur le thème  : les enfants méritent mieux que ça. Sans vergogne, ce ça désignait les parents et les grands-parents. On y voit notamment un grand-père tentant de faire rire son petit fils en exhibant son dentier.

Mais plus profondément que veut dire ce ça ? s’interrogeait B. Stiegler. Il est une dénégation de la responsabilité éducative des adultes à laquelle la chaîne de télévision prétend se substituer. Elle fait des enfants, en une « inversion générationnelle », les prescripteurs des adultes infantilisés de la société de consommation, et signe la « ruine de l’éducation ». Ce ça qui est ridiculisé est ce qui se transmet de générations en générations tant sous forme de savoirs (faire, vivre et penser), que de symbolique (langue, matériaux et supports de mémoire en tous genres).

« En court-circuitant les générations, en effaçant ce qui les distingue comme enfants, pères et grands-pères, en effaçant les parents et avec eux la mémoire, la conscience, et l’attention à ce qui est légué par l’expérience humaine, accumulées sous forme de rétentions secondaires et tertiaires de toutes sortes qui supportent des savoirs, en court-circuitant l’expérience, présente et passée, et en obérant par avance la possibilité d’une expérience, c’est à dire aussi une projection du futur comme expérience, il s’agit, avec les systèmes de captation des audiences découpées en tranches [d’âge], de remplacer l’appareil psychique que constituent le moi et le ça, et les circuits qui s’y forment comme circuits de transindividuation [ie qui transforment les je et leurs histoires singulières en nous au présent] en tant qu’objets et fruits du désir, par les appareils des psycho-technologies qui permettent le contrôle attentionnel et qui ne s’adressent plus au désir, mais aux pulsions » (oc p 31)

Après avoir rappelé que les actuelles psycho-technologies renversent, avec des objectifs autres que d’en prendre soin, les psychotechniques de l’esprit que sont entre autres l’écriture, le livre qui eux-aussi captent et forment l’attention, Bernard Stiegler en vient dans l’ouvrage cité à sa lecture du texte de Kant dont est cité ci-dessus un extrait.

« La bataille de l’intelligence pour la majorité »(Stiegler)<

A partir de Kant, il appelle bataille de l’intelligence, expression reprise au discours de politique générale du Premier ministre d’alors, François Fillon,

« cette bataille de l’esprit qui pose en principe que la majorité démocratique et en cela collective est fondée sur la majorité entendue comme courage et volonté de savoir individuels ». (oc p 42)

Cette bataille se mène, selon Kant, contre la tendance à la paresse et la lâcheté. Elle ne peut, selon Stiegler, se comprendre et se mener sans qu’il soit fait référence aux techniques et technologies qui sont à double tranchant et qui la conditionnent. Platon dans Phèdre soulignait déjà les dangers de l’écriture. Elle peut aussi rendre bête. Pour Jacques Derrida dans sa lecture de la Pharmacie de Platon, l’écriture est un pharmakon, c’est-à-dire à la fois un poison et un remède.

« Or, nous dit aussi Kant, en tant qu’adulte mineur, incité en cela par ma paresse et par ma lâcheté, je peux toujours me décharger de cette responsabilité dialectique de penser et de savoir sur ceux qui me rendront le ‘service’ – des sophistes de la Grèce antique aux sociétés de service de notre XXIème siècle, en passant par ceux que Kant appelle les tuteurs à la fin du XVIIIème siècle [aujourd’hui appelés coaches]– de satisfaire ma paresse et ma lâcheté, aux dépens de mon courage et de ma volonté de savoir et de penser, c’est à dire de ma responsabilité individuelle, et dans ce qui est donc une constante bataille pour l’intelligence.
[…]
Le contrôle de l’attention, à travers les technologies culturelles et cognitives, qu’il faut appréhender comme des technologies de l’esprit, y compris des esprits malins qui hantent l’esprit adulte mineur, c’est à dire comme des appareils de captation et de formation aussi bien que de déformation de l’attention, est aujourd’hui devenu le cœur de la société hyperindustrielle » (oc pp 45-46)

La responsabilité est définie comme « usage libre et public de sa propre raison ». La bataille pour l’intelligence doit commencer par prendre en compte le fait qu’il y a des instruments de l’intelligence qui sont aussi ceux de la bêtise. « Se battre de nos jours pour l’intelligence, c’est se battre pour conduire une politique industrielle [des technologies dites cognitives ] qui soit aussi une politique de formation de l’attention et donc de l’intelligence ». Et donc développer d’abord une intelligence des technologies qui sont devenues computationnelles, constituer un savoir sur les instruments (organon), une organologie, de la bêtise et de l’intelligence.

Il ne s’agit pas seulement d’une raison en puissance mais en acte c’est à dire capable de décider.

Reconstruire une Bildung de l’ère numérique.

Moses Mendelssohn qui, au même moment, dans la même revue, répondait à la même question que Kant, sous le titre Ueber die Frage: was heißt aufklären ? définissait la Bildung ainsi :

„Bildung zerfällt in Kultur und Aufklärung“
« La Bildung se compose de culture-civilisation et d‘Aufklärung »

La culture inclut les mystères autant que l’Aufklärung en favorise la critique dans un processus de devenir adulte en responsabilité de chacun. Il passe aussi toujours par un devenir adulte collectif condition par ailleurs sine qua non d’une communauté politique souveraine. Bernard Stiegler traduit Bildung par « formation de l’attention, qui est ici une attente, et une attente critique ». Il soutient qu’une telle attente ne peut se passer d’artifices pharmacologiques. Dans le livre Bifurquer du collectif Internation, dont il a déjà été beaucoup question (ici, et ), est proposé comme quasi synonyme de Bildung, l’expression sculpture sociale de soi, comme processus d’individuation psychique et collective.

Dialectique du savoir et de la bêtise

„Denn wenn die Dummheit nicht von innen dem Talent zum Verwechseln ähnlich sähe, wenn sie außen nicht als Fortschritt, Genie, Hoffnung, Verbesserung erscheinen könnte, würde wohl niemand dumm sein wollen, und es würde keine Dummheit geben. Zumindest wäre es sehr leicht, sie zu bekämpfen“.
(Robert Musil : Der Mann ohne Eigenschaften I, 16)

« Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre, de l’intérieur au talent, vers l’extérieur au progrès, au génie, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête, et il n’y aurait pas de bêtise. Du moins serait-elle facile à vaincre»
(Robert Musil, L’Homme sans qualités (1931)

Son masque de progrès et d’espoir lié à la paresse, nous empêche de percevoir notre bêtise et d’en avoir honte. On peut y ajouter la rhétorique et la manipulation du vocabulaire. Les technologies que l’on fait passer pour de l’intelligence artificielle et dont on se gargarise sont des artefacts de la bêtise, de la prolétarisation des savoirs. Elles sont conçues comme des processus d’automatisation, de mise sous tutelle au sens de Kant. Mais c’est aussi parce que la raison a tendance à devenir instrumentale. Cette dimension fonctionnelle tend aujourd’hui à devenir hégémonique étouffant la dimension noétique.

« Si la raison se forme (en passant par une Bildung), c’est tout aussi bien et avant tout parce qu’elle se déforme : elle est un état à la fois mental et social essentiellement précaire – et c’est peut-être là ce que nous, les tard venus du XXIème siècle, découvrons : cette conquête reste toujours radicalement à refaire et à défendre. A la définition kantienne de la conquête qu’est l’Aufklärung, Adorno et Horkheimer ajoutent qu’elle doit toujours être défendue contre elle-même, telle qu’elle tend toujours, en devenant rationalisation c’est à dire réification à se retourner contre elle-même comme savoir devenu bêtise – cette dialectisation de l’Aufklärung survenant après que Max Weber a mis en évidence le fait de la rationalisation comme caractéristique du devenir capitaliste »

(Bernard Siegler : États de choc / Bêtise et savoir au XXIème siècle. Mille et une Nuits. 2012. p.36)

Par le devenir techno-sciences des sciences, les savoirs sont absorbés par la machine qui les prolétarise . Cette prolétarisation  n’épargne personne.

Au moment où Bernard Stiegler évoquait la question de la destruction du ça, court-circuitant sa composante intergénérationnelle, en l’occurrence la place des pères et grand-pères, les smartphones ne s’étaient pas encore généralisés. Les premiers i-phones datent de 2007. Les instruments de captation de l’attention étaient ceux du capitalisme consumériste et des mass-medias analogiques incluant la publicité de masse. Entre-temps, le smartphone s’est insinué dans la relation de la mère et de l’enfant détruisant ce que Winnicott appelait la relation et l’espace transitionnels  :

« A travers l’espace transitionnel comme à travers le ça, l’inconscient, le moi et la conscience en formation négocient en quelque sorte leur héritage de la nécromasse noétique sur un mode transitionnel élargi (cet élargissement constituant la noèse même, comme art, comme science, et comme tous autres aspects de la vie noétique et spirituelle – dont ceux que Bergson appelait la fonction fabulatrice). C’est cette négociation qui permet d’inscrire les processus d’identification et d’idéalisation dans un ‘principe de réalité’ qui ne persécute pas tout ‘principe de plaisir’, mais le transforme, et comme différance en sublimation ».

(Bernard Stiegler : Qu’appelle-t-on panser ? 2. La leçon de Greta Thunberg. LLL 2020. p 39)

 

Smartphone porte-biberon

«Ce que l’on disait de la télévision dans Prendre soin est incommensurablement aggravé par le smartphone, apparu avec les réseaux sociaux. Lorsque le smartphone vient entre les mains du bébé, les dégâts noético-psychiques sont encore bien plus graves ; c’est l’accès au langage et plus généralement à la relation qui se trouve barré. » (o.c. ibidem)

Par ailleurs, peut-on imaginer les effets sur les jeunes générations du spectacle du discrédit et de l’irresponsabilité que leur offrent ceux qui se présentent comme des adultes et dont un sommet a été atteint à Washington, le 6 janvier dernier ? On y a vu un chef d’État (des États-Unis) se comporter comme un éléphant dans un magasin de porcelaine selon l’expression d’Alexander Kluge et casser ce qu’il considérait comme son jouet avec lequel il s’est amusé pendant quatre années pour ne pas le transmettre à d’autres. Dans cette infantile bouffonnerie est engagée aussi la responsabilité de ceux qui n’ont pas voulu critiquer la démocratie faisant comme s’il elle était une donnée immuable. Sans même parler de ceux qui quittent le navire à la dernière heure tels les réseaux sociaux dominants qui cherchent à se dédouaner après la catastrophe dont ils ont été complices. Même si l’on peut se réjouir de l’effet boomerang qui frappe celui qui s’en est servi, le fait marquant à relever est que des plateformes digitales s’arrogent l’exorbitant pouvoir se s’ériger en justiciers. Ce pouvoir est par ailleurs inscrit dans leur logique de « souveraineté fonctionnelle ». Et la scène de l’occupation du Capitole, le 6 janvier dernier, initiée par le roi Ubu de la défiance, est «  une scène de carnaval endiablé, burlesque mené par des clowns aux déguisements d’animaux »(Christian Salmon). Elle est l’équivalent d’un coup d’état symbolique – réussi sur ce plan au point que la transition peut se faire et le carnaval des bouffons continuer – ruinant, cette fois aux yeux de tous, tout crédit sur lequel reposait la démocratie américaine. Et « occidentale ».

Dès lors que la déséconomie pulsionnelle – en cela anthropique- a privé les adultes de toute responsabilité et de toute autorité, est apparue, comme émergeant de la souffrance qu’elle engendre auprès de très jeunes gens, la figure de Greta Thunberg, symbole d’une génération incarnant «  en diverses manières et circonstance, la responsabilité, c’est à dire aussi l’expression d’un nouveau principe de réalité »(B. Stiegler).

« Quel est ce nouveau principe de réalité ? Il est que l’on ne peut pas continuer ainsi, et qu’il faut négocier un tournant radical. Comment Greta Thunberg l’incarne-t-elle ? A la fois en posant par principe qu’elle refuse par exemple de prendre l’avion, et en exigeant que les adultes exerçant des responsabilités écoutent les scientifiques. Que faut-il en penser ? D’une part, que rien n’est plus raisonnable, et, d’autre part, qu’il faut pour cela élaborer une responsabilité de la transition qui appelle à mettre en œuvre, et dans l’urgence, des travaux scientifiques nouveaux, tout en engageant des démarches de terrain exemplifiant le nouveau principe de réalité » (o.c. p 40)

Le Comment osez-vous ? [vous qui vous dites « responsables » politiques, ne pas savoir et agir, ne pas sortir de votre état de minorité] de Greta Thunberg résonne comme en écho renversant au Osez savoir ! d’Immanuel Kant définissant l’Aufklärung.

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Heiner Müller :
NEUJAHRSBRIEF 1963 / LETTRE DE NOUVEL AN 1963

 

 

Claude Monet : Les peupliers

NEUJAHRSBRIEF 1963

Ein Jahr ist zu Ende gegangen mit Lärm
Von Glocken und Feuerwerkskörpern Die Zeitung
Die gebracht werden wird in einer Stunde
In deiner Stadt dir mir in meiner Stadt
Von einer alten Frau mit älteren Füßen
Drei Söhne verloren aber noch keine Zeitung
DAS REICH NEUES DEUTSCHLAND RHEINISCHER MERKUR
Wird ein besseres Jahr anzeigen wie üblich
Und das Schwarze in deiner Zeitung du weißt es
Ist das Weiße in meiner Zeitung wir wissen es
Immer neu wächst Gras über die Grenze
Und das Gras muß ausgerissen werden
Immer neu das über die Grenze wächst
Und der Stacheldraht muß gepflanzt werden
Immer neu mit dem genagelten Stiefel
ICH BIN DER STIEFEL DER DEN STACHELDRAHT PFLANZT
Vor meinem Fenster auf einem Parkbaum
Allein wie ein Betrunkener gegen Morgen
Lärmt flügelschlagend eine ältere Krähe
Die Straßenreiniger ALL OUR YESTERDAYS
Haben ihre Arbeit aufgenommen
Manche Dinge kommen wieder und manche nicht
Das Herz ist ein geräumiger Friedhof
IM PARK DIE PAPPELN SCHWIRRN
WER HAUST IN MEINER STIRN

Heiner Müller :  Neujahrsbrief 1963 in Warten auf der Gegenschräge /Gesammelte Gedichte. Suhrkamp.P.57

LETTRE DE NOUVEL AN 1963

Une année s‘est achevée dans le bruit
Des cloches et des feux d‘artifice Le journal
Qui sera apporté dans une heure
A toi dans ta ville à moi dans ma ville
Par une vieille femme sur ses vieilles jambes
Trois fils morts à la guerre mais aucun journal
LE REICH LE NEUES DEUTSCHLAND LE RHEINISCHER MERKUR
N’annoncera une meilleure année comme d‘habitude
Et ce qui est noir dans ton journal tu le sais
Est blanc dans le mien nous le savons
Sans cesse l’herbe pousse sur la frontière
Et l’herbe doit être arrachée
Sans cesse qui pousse sur la frontière
Et les barbelés doivent être plantés
Sans cesse par la botte cloutée
JE SUIS LA BOTTE QUI PLANTE LES BARBELÉS
Devant ma fenêtre sur un arbre du parc
Seule comme un ivrogne au petit matin
Une vieille corneille bat bruyamment des ailes
Les balayeurs municipaux ALL YOUR YESTERDAYS
Ont commencé leur travail
Bien des choses reviennent bien d’autres non
Le cœur est un grand cimetière
DANS LE PARC LES PEUPLIERS BRUISSENT
QUI LOGE DANS MA TÊTE

Heiner Müller : Lettre de Nouvel an  1963 in Heiner Müller Poèmes 1949-1945. Christian Bourgois. P 61. Trad. Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret

Les lettres s’écrivent à quelqu’un.e d’éloigné.e, situé.e à distance. Il y a, séparés l’un de l’autre, un moi ici dans ma ville et un toi là-bas dans ta ville. Entre les deux qui partagent un même moment de festivités du nouvel an, une ligne de démarcation masquée par des rituels analogues. Qu’est-ce qui sépare un lieu d’un autre, une année d’une autre ? Quel sens a encore cette calendarité délocalisée ? Rien ne s’annonce de différent entre l’année qui s’achève et celle qui s’annonce.

Le mot frontière est répété en deux vers qui l’un en efface la réalité, l’autre la rétablit par un geste brutal d’arrachement de l’herbe qui tend sans cesse à la recouvrir.

« Sans cesse l’herbe pousse sur la frontière
Et l’herbe doit être arrachée
Sans cesse qui pousse sur la frontière »

Le mot frontière coupe également le poème en deux parties entre un lointain et une proximité, une envie de partage et son absence souhaitée, la réalité d’une solitude. Les journaux quels qu’ils soient écrivent en noir et blanc. C’est de plus en plus vrai aujourd’hui.

Je laisse ouvert cet énigmatique point d’effroi si caractéristique de l’auteur : « JE SUIS LA BOTTE QUI PLANTE LES BARBELÉS ». Le vers marque la fin du dialogue. Le je y est réduit à un accessoire industriel utilitaire qui n’est pas celui d’un jardinier. Clouté, il serait plutôt policier ou militaire. Cela peut se lire comme une affirmation martiale de co-responsabilité et/ou un sentiment de culpabilité. La botte qui « plante » des barbelés est en forte opposition avec le temps long et plus doux, plus discret, de l’herbe qui, elle, « pousse » et d’une nature toujours renaissante. Et semble se substituer au geste brutal de l’arrachage qu’il faut sans cesse réitérer, soit parce que la séparation n’est finalement pas assez nette ou qu’il faut démasquer l’illusion de son absence.

Qu’importe finalement que l’on se prive ou que l’on soit privé de passage, géographique et/ou temporel, s’il n’y a pas de lieu et/ou un temps qui soient autres.

Au petit matin, reste ce qu’il se passe sous la fenêtre de celui qui écrit à son destinataire. Et le travail des éboueurs en charge de tous nos hiers. « ALL YOUR YESTERDAYS ». La citation de Shakespeare est en anglais dans le texte.

« And all our yesterdays have lighted fools
The way to dusty death. »

« Et tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poudreuse »
(Shakespeare : Macbeth V,5)

Les balayeurs de rue ont entrepris leur travail de déblaiement. Mais tout le passé ne passe pas. Il y a ce qui part et ce qui revient formant une volumineuse nécromasse.

« Das Herz ist ein geräumiger Friedhof » / « Le cœur est un grand cimetière »

Geräumig = vaste, spacieux, d’une grande contenance.

Le poème se termine par deux vers puissamment ar-rimés :

« IM PARK DIE PAPPELN SCHWIRRN
WER HAUST IN MEINER STIRN»

où le verbe schwirren semble faire le lien non seulement entre ce qui agite les peupliers et ce qui habite – hante ? – la tête mais également entre le cœur-cimetière et ce qui tourne dans la tête. En allemand on dit : mir schwirrt der Kopf, la tête me tourne. Ce n‘est plus la question de Büchner : « Qu‘est-ce qui en nous ment, vole et tue » mais qui ai-je dans ma tête ? Qui l‘habite ? Dans haust je n‘entends pas seulement hausen loger habiter dans un sens souvent péjoratif – qui crèche là ? – mais aussi hauen, cogner voire hanter. Qui ravage ma tête ?

Je n’ignore pas les éléments biographiques présents dans le poème et sa date, 1963. Qui peut en faire une lettre non écrite au père et faire partie d’une thématique récurrente chez Heiner Müller. Enfant, il avait rendu visite à son père interné par les nazis. Celui-ci a quitté sa famille et délaissé la RDA pour l’Allemagne de l’Ouest. 1961 : la construction du mur de Berlin. J’ai délibérément ignoré cette dimension pour tenter d’en esquisser une lecture recontextualisée. Assimiler un texte à la biographie de son auteur est une lecture bien pauvre pour ne pas dire une mauvaise lecture en ce qu’elle ignore ce qu’il se passe entre le texte et son lecteur.

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