Mes remerciements à Jean-Paul Sorg pour avoir confié au SauteRhin ce texte dans lequel il fait l’audacieuse proposition d’une École normale rhénane, une école saute-Rhin en quelque sorte. Proposition qui intervient à quelques mois de la fusion des deux départements de Bas-Rhin et du Haut-Rhin avec la mise en place de la nouvelle Collectivité européenne d’Alsace, le 1er janvier 2021.

En 1949, le château de la Neuenbourg, à Guebwiller, alors propriété du Département du Haut-Rhin, est transformé en École Normale, puis en IUFM en 1994. Il a également abrité le Centre pour les enseignants bilingues de 2000 à 2011. Le bâtiment a ensuite été mis à disposition de la Communauté de Communes de la Région de Guebwiller afin d’y installer, en 2019, le Pôle Culturel et Touristique de la Neuenbourg.
Pour une École normale rhénane
Q
uand on examine ce qui a l’air d’une idée utopique, sans réalité, sans lieu de réalisation en vue, et qu’on décrit les circonstances dans lesquelles elle est apparue, on peut se rendre compte parfois qu’elle n’est pas une création gratuite, relevant de la liberté de l’imagination pure, mais qu’elle ramasse en elle, synthétise, des choses, des pensées, des actions, qui ont déjà existé ou existent déjà et encore, en circulation dans le corps social et politique. C’est le cas, on le verra par les rétrospectives, de l’idée d’une École Normale Rhénane (donc transfrontalière, « SauteRhin » !). Une dynamique – culturelle, pédagogique – a déjà poussé et pousse encore dans ce sens de multiple façon. L’utopie est une virtualité dormante, engourdie, ou qui tout de même, on le sent, remue dans quelques consciences – dans une sorte de nébuleuse conscience collective – et demande à naître, à venir au jour. Il n’est absolument pas certain, cependant, que sa naissance serait accueillie « les bras ouverts » et applaudie.
S’agissant de cette institution pédagogique qui a reçu en français le nom singulier, qui interroge, d’ « École Normale », on remarquera qu’a été perdu, barré, effacé, non seulement la chose même, mais son nom justement, au profit d’imprononçables et éphémères acronymes. Ou plutôt, si l’on veut : avec le nom a disparu la chose, et avec la chose, le nom.
C’est étrange. Le plus significatif dans cette histoire, le coup du diable, l’irrémédiable, c’est l’effacement, l’oubli des origines, le recouvrement du passé et du sens. Symptôme d’une confusion des esprits, d’un vacillement de la civilisation. Une « bifurcation » est-elle à venir ?
Rétrospective et prospective
École normale rhénane. C’est-à-dire une école destinée à former des enseignants bilingues et de culture européenne, dont l’imminente Collectivité Européenne d’Alsace (CEA) aura besoin, si elle veut exister à la hauteur de son nom et répondre sérieusement aux désirs conjoints d’Alsace et d’Europe.
B
ien que l’appellation « École normale » soit claire et banalisée, certains tiquent et s’interrogent sur le sens donné à « normale ». Dans ces Écoles serait menée une entreprise de « normalisation » ? De quoi ? De l’enseignement et par là de l’esprit des citoyens ? En-dehors, on ne serait pas dans les normes, pas dans la ligne, pas dans le cadre de la République ? On resterait dans le « privé », dans un cadre clérical ? En fait, les premières Écoles « normales » ont été conçues et construites au temps de l’empire napoléonien. Mais néanmoins, de par la personnalité de leur fondateur, dans un esprit républicain, dans le souci d’une administration moderne, avec la conscience que la nécessaire éducation du peuple est dorénavant une tâche qui relève de l’État, et non plus principalement de l’Église ni d’initiatives personnelles ? Il faut en rappeler les circonstances.
Histoire
La première École normale de France a été créée en 1810 à Strasbourg. C’est l’œuvre du préfet Adrien de Lezay-Marnésia, qui n’a pas perdu de temps. Il venait d’être nommé dans le Bas-Rhin en début d’année, le 25 février. Sans doute choisi en hâte par Napoléon pour une mission ponctuelle importante : accueillir le 22 mars la princesse Marie-Louise d’Autriche sur son chemin de Vienne à Paris où elle était destinée à épouser l’empereur. Elle avait quitté la capitale autrichienne le 13 mars « à la tête d’un cortège composé de quatre-vingt-trois carrosses ». A la frontière, au pont de Kehl décoré d’une allée de sapins, le préfet d’empire lui exprime « le bonheur qu’éprouve son département à être le premier qui témoigne son allégresse à sa nouvelle souveraine ». Il devait se rappeler, mais se garda sûrement d’en parler, l’arrivée, quarante ans plus tôt, le 7 mai 1770, de l’archiduchesse d’Autriche, Maria Antonia, destinée à épouser Louis XVI… Une toute autre époque ? Peut-être pas tellement. Ce sont deux moments de l’histoire de l’Europe, entre France et Autriche !
« L’immense flot de magnificence du cortège nuptial, une gigantesque cavalcade de trois-cents-quarante chevaux » (Stefan Zweig), entra par la porte d’Austerlitz et se déversa dans les rues de Strasbourg. L’étudiant Wolfgang Goethe, arrivé il y a un mois à peine, se trouvait dans la foule. Le rite de « la remise de l’épouse » eut lieu alors sur l’île aux Épis au milieu du Rhin.

Statue de Adrien de Lezay-Marnésia à Strasbourg
Adrien de Lezay-Marnésia est né en 1769, un an avant l’arrivée à Strasbourg de Goethe – et de Marie-Antoinette ! D’une famille noble franc-comtoise, installée à Moutonne, dans le Jura, il était le fils d’un député aux États généraux qui rejoignit les rangs du Tiers Etat. Il étudia la diplomatie au Collegium Carolinum de Braunschweig, de 1785 à 1787, et plus tard, dans la situation d’un aristocrate émigré, les lettres à l’université de Göttingen, de 1791 à 1792. Il rencontra Goethe et Schiller, traduisit de celui-ci le drame Don Carlos, une tragédie politique en cinq actes qui montre à la fois la logique interne du pouvoir et la faiblesse des belles idées de liberté, quand le temps n’est pas encore venu… L’inquisition triomphe. Le soulèvement des Pays-Bas contre la domination espagnole sera écrasé. Dans une préface, le traducteur commente la pièce longuement, en philosophe, et souligne que contrairement aux idées reçues « des deux langues, c’est l’allemande qui est la plus souple et la française qui est roide… »
Napoléon l’avait distingué justement pour sa connaissance de la culture et de la langue allemande. Il lui confia en 1805 une première mission à Salzbourg et se montra d’abord quelque peu agacé en lisant ses rapports. Trop de bavardage philosophique (à la Schiller). « Bientôt, il ne m’écrirait plus qu’en allemand… » Il est déplacé en 1806 à Coblence, comme préfet du département Rhin et Moselle. Là il révèle pendant quatre ans ses talents d’administrateur, à la fois inventif, bouillonnant d’idées nouvelles, et pragmatique, tenace, sachant convaincre et entraîner. A Salzbourg déjà il avait lancé une « École normale ». Il en crée une plus développée à Coblence. Le problème est d’organiser et d’assurer un enseignement du français, qui est la langue de l’empire. Il faut le faire en tenant compte de la situation linguistique du pays dont les habitants ont pour langue maternelle et langue d’usage l’allemand.
Il en va exactement de même dans le Bas-Rhin ! Bien que la province soit française depuis un siècle et demi, sa population continuait à s’exprimer « comme le bec lui poussait » ; la plupart des notables, comme les maires, ne maîtrisaient pas le français. Anecdote vraie ou inventée comme blague : à un recensement administratif qui demandait : Combien de crétins dans votre village ?, un maire répondit : Nous le sommes tous ! Par « crétins » il avait compris de bonne foi « chrétiens ».
Cette situation d’ignorance enrageait certains représentants de l’autorité. Le préfet de la Moselle, Vienot de Vaublanc, en visite à Saint-Avold, déchira devant les élèves et leur maître les livres allemands de la bibliothèque et menaça l’instituteur de représailles s’il s’obstinait à se servir de tels livres. Lezay-Marnésia avait déjà compris qu’il fallait former les instituteurs, en partant de leur pratique de l’allemand, et développer un enseignement bilingue, selon un idéal qu’il était heureux d’incarner lui-même. Dans un arrêté préfectoral du 24 octobre 1810, rédigé en français et en allemand, il précisa que l’objectif de l’École normale qu’il ouvrait était bien de « répandre la connaissance de la langue française dans toutes les classes de la société », mais que la langue allemande y serait respectée et sa connaissance renforcée par un enseignement littéraire.
Durant sa courte carrière, ce préfet mit en œuvre encore bien d’autres idées « concrètes » : il fit ouvrir aussi une école de sages-femmes comme à Coblence, il se préoccupa de l’hygiène, organisa des campagnes de vaccination contre le typhus et la variole, interdit aux paysans d’entasser le fumier dans la rue, devant leur maison ; il encouragea la culture de la betterave à sucre, du tabac et du houblon, distribua des prix lors de fêtes agricoles, fit aménager les chemins vicinaux et étendit le réseau routier, avec des « bancs-reposoirs », appelés « bancs du roi de Rome », tous les six kilomètres. En somme, dans les domaines les plus divers, il conduisit un véritable et durable travail de civilisation, s’inspirant, dit-on, de l’exemple du pasteur Oberlin sur son territoire du Ban-de-la-Roche. Il devint comme un « père » pour le département.
Sans faire d’histoire, sachant qu’une nation tient debout par son administration, il était passé en avril 1814 du service de l’empereur au service du roi. En octobre, il lui fallut accueillir et accompagner le duc de Berry, neveu de Louis XVIII, un personnage désinvolte qu’il n’estimait sans doute pas, mais le protocole oblige et il faut faire aimer l’Alsace. Sur la route, vers Haguenau, se produisit alors un accident fatal. Roulant à vive allure, la voiture préfectorale versa dans un fossé et le préfet s’embrocha dans son épée d’apparat. Une mort sans rapport avec l’homme. Une grimace du diable. Ehrenfried Stöber : « Pleure Alsace, il est tombé notre Lezay, lui qui, plus que tous, fut notre père ».
Avenir
Retenons que ce n’est pas un hasard, mais un privilège particulier, si Strasbourg fut le premier siège d’une École normale en France, dans la foulée pour ainsi dire des départements allemands du Rhin, dont le Bas-Rhin ! Ce qu’un préfet-gouverneur avait alors imaginé et réalisé, en répondant à un besoin linguistique pratique, un(e) président(e) de région, je veux dire d’une région comme la Collectivité européenne d’Alsace (et de Moselle ?), pourra-t-il, voudra-t-il, le faire demain, cette fois-ci en réponse à un « désir d’alsacien » et un besoin d’allemand ?
Là où il s’agissait, il y a deux siècles, de réguler (« normaliser ») un enseignement du français en pays de langue allemande, il faudra demain, sans tarder, réguler, instituer, un enseignement de l’allemand dit standard et de l’allemand alsacien, dans la perspective toute européenne d’un bilinguisme et humanisme rhénan.
Une utopie ? Ceux qui (à Paris) nous gouvernent verticalement ne voudront rien entendre et ne permettront rien de particulier qui sorte des clous d’un jacobinisme identifié au génie français d’une République une qui ne partagera (ne « divisera ») jamais le pouvoir ? Des manifestations éparses montrent pourtant que quelque chose comme une École normale spécifique (qu’importe le nom) serait une institution raisonnable et utile. On apprend par la presse que l’université de Strasbourg va ouvrir à la rentrée une formation au dialecte alsacien, qui sera sanctionnée au bout de deux ans par un diplôme universitaire (DU). Et un campus européen va lancer simultanément à Strasbourg et à Fribourg/Brisgau un cursus de master binational dans le domaine de l’éthique. Bravo !
Ces initiatives heureuses seraient plus visibles et plus conséquentes si elles traduisaient une volonté régionale claire, politiquement fondée, et s’inscrivaient dans une institution publique pérenne. La place d’une « formation au dialecte alsacien » et à la dialectologie est dans une École normale que nous appelons « rhénane » parce que ça fait bien et, plus sérieusement, parce que, pour produire des résultats, elle devra s’ouvrir, s’affirmer transfrontalière, accueillir des étudiants des deux rives du Rhin et mobiliser les compétences de professeurs venant de l’Allemagne proche et de la Suisse proche. Tout cela est déjà en germe ici et là, si on regarde bien, et ne demande qu’à être cultivé.
L’idée d’une Ecole Normale rhénane, à bâtir dans le cadre de la Collectivité Européenne d’Alsace, n’est pas une chimère. Mais une solution pratique à de nombreux problèmes de formation et de motivation pédagogique qui durant des décennies n’ont pu être traités que de manière très partielle, bancale, hésitante, qu’au prix de compromis compliqués, sanctionnés par le découragement et souvent soldés par l’échec.

Façade arrière du Château de la Neuenbourg, siège de l’Ecole normale de 1950 à 1990 puis de l’IUFM et ensuite du Centre de formation aux enseignements bilingues jusqu’en 2010 .
Les années 1980, sous le rectorat de Pierre Deyon (1981-1991), avaient vu l’émergence d’un enseignement de Langue et Culture Régionales (LCR) et la reconnaissance presque révolutionnaire, impensable après la guerre, de l’allemand comme « langue régionale de France », avec ses composantes ou variations dialectales. L’enseignement était optionnel, bien sûr, et confiné à la marge, difficilement calé dans les emplois du temps, mais quand même… Il existait, inscrit dans l’institution et couronné par une épreuve au Bac. Que d’espoirs il soulevait !
A l’évidence, il fallait alors former et encadrer les enseignants volontaires, idéalistes, plus ou moins militants ; l’administration rectorale s’y employa, y mit les moyens, contournant les obstacles et vainquant les réticences. Des journées de formation furent organisées à l’université de Strasbourg. Les chefs d’établissement arrangeaient les emplois du temps du professeur volontaire, de façon à lui libérer un mercredi sur deux.
Les pionniers de Langue et Culture Régionales (LCR)
Il y eut des candidats de tous les « coins » d’Alsace, du fond du Haut-Rhin comme du Bas-Rhin. Pour certains, c’était plus d’une heure de route ou de train jusqu’à Strasbourg, plus le trajet de la gare à l’université. Les cours commençaient à 9 heures. Première rentrée 1985-1986. Histoire avec Georges Bischoff, qui ne prétendait pas encore vouloir « en finir avec l’histoire d’Alsace » ! Sociologie avec Freddy Raphaël, qui délaissant les généralités se polarisait cette année-là sur les ex-voto, par exemple ceux qu’on trouve à Notre-Dame de Thierenbach, qu’il nous invitait à analyser comme un phénomène de culture et de religion populaire. La dialectologie était naturellement l’affaire de Raymond Matzen, toujours plein d’entrain avec des sacs d’anecdotes. Et la littérature, à l’institut des études germaniques, revenait à Adrien Finck, qui travaillait alors à composer un manuel, Littérature Alsacienne XXe siècle, qui allait paraître en 1990 et devait rendre les mêmes services que les Lagarde et Michard.
C’était aussi l’âge d’or du CRDP, Centre Régional de Documentation Pédagogique, installé dans un bâtiment universitaire et facile d’accès. Il éditait tous les trois mois de nouveaux Cahiers littéraires (sur des auteurs passés et même contemporains, de Sébastien Brant à Claude Vigée), avec une biographie, des analyses et un choix de textes. De même était produite par des spécialistes une abondante documentation historique et géographique. Les auteurs travaillaient en toute liberté. On y croyait. On avait la foi. Un réel « désir d’Alsace » animait les intellectuels, les artistes et nombre d’enseignants dans toutes disciplines. Une conscience écologique perçait de pair avec la conscience régionale. Des leçons de géographie et d’initiation à la nature (botanique et paysages) furent intégrées spontanément aux programmes. En tout se manifestait une créativité pédagogique rare, encouragée et soutenue d’en haut dans un esprit d’ouverture.
Pierre Deyon lui-même, recteur de l’Académie de Strasbourg, avait préfacé l’ouvrage dirigé par Adrien Finck. « Nous attendions ce manuel de littérature alsacienne du XXe siècle, au moment où nous percevons mieux que jamais la vocation particulière de cette région appelée au cœur de l’Europe à jouer un rôle significatif dans le rapprochement des cultures et l’éveil d’une conscience communautaire. L’histoire de l’Alsace, sa situation géographique, lui permettent aujourd’hui d’organiser facilement un courant permanent d’échanges transfrontaliers dans le domaine de la littérature et des arts… »
Trente ans après, où en sommes-nous ? Qu’entendons-nous ? Les prémices de ce que pourrait reprendre et développer maintenant une Collectivité européenne d’Alsace ? On dirait qu’elle était déjà là, comme en pointillé ? On voudrait avoir confiance. Mais on n’ose, échaudé par l’expérience du lointain et proche passé… Cette collectivité encore indéterminée jouira-t-elle des libertés nécessaires pour engager et mener une politique linguistique et culturelle cohérente, réellement novatrice, sans les entraves qu’y a toujours mises le système de l’Éducation nationale ?
EN-CFEB-IUFM-ESPE
Jusqu’ici, la rhétorique d’un idéal rhénan européen couvrait rituellement de ses fleurs des politiques biaisées, contraintes, et, pire, une absence de politique, une impuissance politique, et un état pédagogique qui ne cessait de se dégrader. A relire les belles circulaires du temps du recteur Deyon, l’on s’aperçoit qu’elles présupposaient – encore – chez les enfants une pratique ou du moins une compréhension première du dialecte comme « parler de la maison ». Or, pendant que l’on bricolait selon les bonnes volontés et les dévouements disponibles un enseignement ouvert de la culture régionale, l’usage privé et public du parler dialectal était en chute libre accélérée, jusqu’à frôler comme aujourd’hui un niveau proche de zéro. Généreuse, évitant toute discrimination, la culture régionale n’exigeait aucune connaissance de la langue régionale et de sa littérature.
Les réformes se succèdent. L’enseignement de LCR recule, se relâche ou stagne. Les options donnant des points au Bac se multiplient et se concurrencent. La production du CRDP fléchit, elle a excédé la demande, c’est-à-dire les capacités de consommation ou d’utilisation des enseignants comme des élèves, de moins en moins informés et motivés. Les deux « Finck », Littérature alsacienne XXe siècle et Histoire de la littérature européenne d’Alsace, se sont mal vendus. Au grand dam de leurs éditeurs, il reste vingt ans après d’importants stocks dont personne ne se soucie.
Un saut politique qualitatif parut être l’ouverture d’un Centre de Formation aux enseignements bilingues (CFEB), inauguré en 2001 à Guebwiller, dans l’ancien « château » de la Neuenburg des princes-abbés de Murbach. Un lieu historique adapté. C’était bien une sorte d’École Normale « spéciale », dans les locaux mêmes et les meubles de l’ancienne Ecole Normale – « normale » !- de jeunes filles (catholiques), qui fut inaugurée là en 1949 et où exerça un temps, il faut que je le dise, le germaniste Emile Storck, un des plus grands poètes de la littérature dialectale alsacienne.
Le Centre accueillait une centaine d’étudiants et de stagiaires et une dizaine de personnels administratifs, c’était bon pour l’emploi et le commerce en ville et le cadre était agréable, mais cédant à une logique économique de concentration et pour des raisons ferroviaires, parce que depuis 1969 le train n’allait plus jusqu’à Guebwiller, le Conseil régional et les Conseils généraux décidèrent le transfert de l’École à Colmar. Puis, le CFEB se perdit dans les sables de l’IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres), avant de couler dans les eaux de la mastérisation et d’une École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ESPE)…
Bref, de sigle en sigle, au gré des ministres de l’Éducation nationale qui changent avec les gouvernements et donc chacun veut corriger les mauvaises réformes de son prédécesseur, on brouille les repères, on se lasse, on s’égare, les intéressés eux-mêmes ont du mal à trouver leur chemin dans la luxuriante broussaille bureaucratique et acronymique. Le public (le peuple) n’y comprend plus rien.
Un test politique

Détail d’un plan de 1910 situant au 3 Heuplatz (place du Foin) l’emplacement du Lehrerinnenseminar (École normale d’institutrices – protestante – de Strasbourg. Source
Il n’y a plus d’avant… Il n’y a plus d’École normale. Le nom devenu familier et le concept se sont effacés. En allemand, on dit depuis longtemps « Lehrerseminar » – ou Pädagogische Hochschule – et tout le monde comprend. « École Normale rhénane » se dirait Oberrheinisches Lehrerseminar. Après les périodes de repli par manque de volonté générale claire et après le coup qui pouvait être fatal de l’absorption de la région Alsace dans un bloc de l’Est, la perspective d’une nouvelle collectivité alsacienne à vocation européenne réveille l’espoir et stimule l’imagination.
La société civile, souple, sensible, inventive, est toujours en avance sur la politique, pétrifiée dans ses structures et entravée par des calculs électoraux. Sans attendre, dans le souffle de l’esprit d’ouverture et pour répondre à des besoins économiques et sociaux manifestes, de nombreuses initiatives de partenariats franco-allemands ont déjà été prises en marge, des échanges sont pratiqués entre les écoles et au niveau universitaire. Il y a les filières Abi-bac et il y a Eucor, le campus européen, Confédération européenne des universités du Rhin supérieur. Par exemple, des étudiants font une première année de licence d’allemand à l’Université de Haute Alsace (UHA) de Mulhouse, suivie à Fribourg d’un premier semestre théorique de sciences de l’éducation et puis d’un second de stages dans les écoles des environs. Retour en 3e année à l’UHA, pour les sciences de l’éducation enseignées en français. Ensuite, la préparation du master, un an à Fribourg, un an à Colmar. En fin de course, habilitation à enseigner aussi bien en Allemagne qu’en Alsace France.
Si de tels dispositifs existent – déjà – et donnent satisfaction, que demander de plus à une École Normale « rhénane » ? La clarté et l’affichage pour l’Alsace d’une politique culturelle déterminée. Construire et ouvrir une telle Ecole, c’est la seule solution durable au problème du recrutement d’enseignants LCR bilingues. « Construire » ne veut pas dire forcément bâtir des murs. Pour commencer, on mettra sur pied une banque de données et un télé-enseignement. Cela ne va pas coûter à la Collectivité les yeux de la tête ! Mais la fondation d’une telle Ecole Normale ou de quelque chose de semblable sera comme un test pour la CEA qui devra prouver la réalité de ses pouvoirs particuliers.
Jean-Paul Sorg
Bibliographie
Claude Muller, L’Alsace napoléonienne 1800-1815, I.D.L’Edition, 2012. Victor Hell, Pour une culture sans frontières, L’Alsace, une autre histoire franco-allemande, bf éditions 1986.
Texte paru d’abord dans L’Ami-Hebdo, Strasbourg, 20 et 27 septembre 2020.
A propos de Bifurquer : 3. Pour une nouvelle urbanité
Je poursuis ma lecture de l’ouvrage Bifurquer. Avec, cette fois, l’accent sur la question de la ville comme spatialisation [diachronique] de la localité. La nouvelle urbanité telle qu’elle repose sur les savoirs de ses habitants, seule source de richesses.
Vassily Kandinsky : Petits Mondes I (1922)
Wo aber Gefahr ist, wächst
Das Rettende auch.
Mais aux lieux du péril croît
Aussi ce qui sauve
HÖLDERLIN
Des lieux, il y en a plein. Il existe même des lieux-dits et des non-lieux, des lieux de nulle part – u-topie-, des lieux qui voyagent.« Mon chez-moi, c’était un lieu dans les histoires, à la fois dans l’objet matériel que je tenais entre les mains et dans les mots imprimés ». Alfredo Manguel dans Monstres fabuleux (Actes Sud 2020. Pp. 20-21) décrit ainsi, pour l’enfant de diplomate qu’il était, ce que représentait sa bibliothèque itinérante. Mais la question qui m’intéresse ici, c’est de reprendre la définition de la localité à partir de ce là où de Friedrich Hölderlin. Là où, non pas l’on est, mais où il se passe quelque chose de ce qui peut rendre la localité habitable devant la catastrophe de l’inhabitable, de l’immonde. Ces lieux de périls et de sauvetage sont distribués en de multiples échelle y compris celle globale de la biosphère elle-même. Ils n’ont pas de coordonnées GPS. Ils désignent l’endroit plein de dangers où peut avoir lieu « ce qui sauve ». Ils contiennent un « potentiel de bifurcation ». Il n’y a pas d’automatisme à celle-ci. En effet, le passage d’une tendance à sa contre-tendance nécessite un travail, une délibération et une prise de décision. C’est ce qu’implique la notion de krisis. Ce travail est celui de la raison. Non pas de la raison calculatrice qui produit du statistiquement probable, c’est à dire de l’uniformité donc de l’entropie, mais celle de la Raison dissidente, qui diverge, produit de la différence, de l’improbable, c’est à dire qui bifurque, innove.
Une localité bifurquante. Où,
« faire face à l’incertitude et à l’indétermination nécessite d’entretenir et de reconstituer sans cesse un horizon de crédit – c’est-à-dire un horizon d’investissements collectifs, visant à inventer et à consolider la possibilité d’un avenir néguentropique surmontant temporairement et localement le devenir entropique (cette localité étant distribuée en échelles qui vont de la cellule à la totalité de la biosphère) – sans jamais pouvoir éliminer le risque ni donc éviter que l’ouverture ne se referme. »
(Bernard Stiegler : Missions, promesses, compromis / 3. Risque, ouverture et compromis)
Dans Bifurquer, la question de la localité comme condition néguentropologique occupe une place importante sinon centrale au sens où beaucoup de choses en découlent. Un chapitre y est directement consacré. Il est intitulé : Localités, territoires et urbanités à l’âge des plateformes et confrontés aux défis de l’ère Anthropocène.
Les infusoires
La localité y est d’abord conçue dans son rapport à la vie productrice d’entropie et d’anti-entropie, c’est à dire productrice de diversification et de nouveauté, lieu comme milieu naturel et technique. Elle doit impérativement rester ouverte tant sur les autres localités que sur les capacités d’inventer de la nouveauté au risque de dépérir.
« Cette localité est ce qui ménage une lutte contre l’entropie, d’abord en luttant contre l’anthropie, c’est à dire contre l’auto-intoxication comparable à celle des infusoires décrite par Freud – , et ce ménagement est ce que nous appelons une néguanthropie et une anti-anthropie »
(B.Stiegler Qu’appelle-t-on panser 1 p. 143)
Daniel Ross, dans l’ouvrage dont nous traitons ici, revient sur ce passage de Freud et le commente ainsi :
« Ce que Freud décrit ici correspond aux conséquences entropiques auxquelles s’expose tout organisme vivant placé dans un système fermé où font défaut les moyens d’éradiquer la toxicité générée par ses propres déchets, mettant le système dans un déséquilibre incontrôlable. Pour ce qui est du métabolisme qui occupe les animaux supérieurs que nous sommes, des êtres qui pour le dire dans les termes d’Aristote ne sont pas seulement sensitifs mais noétiques, soit des êtres sachant, ce métabolisme n’est pas seulement biologique, mais fondamentalement et irréductiblement psychologique, sociologique et technologique.
Les productions métaboliques des êtres techniques et noétiques que nous sommes contiennent la possibilité d’exposer notre élément à une toxicité potentiellement fatale, dès lors que nous perdons les capacités de production de savoir et de soin de la vie. A partir du moment où cela touche à notre élément noétique, les conséquences entropiques induites par cet auto-empoisonnement ne sont plus seulement thermodynamiques ou biologiques, mais psychiques et sociales. Tous les systèmes techniques sont localisés, mais la localité du système technique actuel a atteint l’échelle de la biosphère elle-même […] : dans de tells circonstances, où, de fait, il n’ y a pas de dehors, les risques de toxicité sont considérablement accrus »
(Bifurquer p.351)
La plateformisation
Dans son rapport Ambition numérique: pour une politique française et européenne de la transition numérique, le Conseil national du numérique (CNnum) donne la définition suivante de la plateforme :
« Une plateforme pourrait être définie comme un service occupant une fonction d’intermédiaire dans l’accès aux informations, contenus, services ou biens, le plus souvent édités ou fournis par des tiers. Au-delà de sa seule interface technique, elle organise et hiérarchise ces contenus en vue de leur présentation et leur mise en relation aux utilisateurs finaux. À cette caractéristique commune s’ajoute parfois une dimension écosystémique caractérisée par des interrelations entre services convergents. Plusieurs plateformes ont en effet adopté des modèles de développement basés sur la constitution de véritables écosystèmes dont elles occupent le centre ».
Il faut y ajouter l’effet de réseau, ce qui signifie que leur efficacité dépend de la quantité d’utilisateurs. Comme nous l’avons déjà vu, les plateformes ne sont en soi ni bonnes ni mauvaises. Il en est de contributives. Ce qui est entropique dans le cas des Gafam, c’est leur fermeture, la tendance hégémonique et dominatrice
« La plateformisation entraîne en outre une verticalisation grandissante qui va de pair avec la reconstitution de silos et l’émergence de très grands groupes qui ont les moyens d’imposer leurs règles aux autres acteurs. Cette domination, qui prend souvent la forme d’une situation quasi-monopolistique sur le marché, conduit à ce que la sénatrice Catherine Morin-Dessailly a appelé “la colonisation numérique de l’Europe”
(CNnum : ibid)
Cette concerne également nos villes. On le voit plus loin.
La verticalité féodale et la clôture technologique de leurs systèmes confèrent aux Gafam une souveraineté fonctionnelle, selon l’expression de Frank Pasquale. Bernard Stiegler parle lui de souveraineté efficiente. En effet, ce qui est redoutable, et constitue une difficulté dans la critique des grosses plateformes, c’est leur efficacité. Comment faire non seulement autrement mais aussi bien ? L’extractivisme calculateur de ce que Shoshana Zuboff appelle le surplus comportemental va bien au-delà de ce que l’on appelle les données que l’on croyait personnelles.
Il est donc nécessaire de
« repenser en profondeur les architectures de données en vue de mettre l’automatisation computationnelle au service d’une augmentation des capacités à la désautomatiser, c’est-à-dire à l’enrichir de ce qui n’est pas réductible au calcul, à maintenir ouverts les systèmes automatisés, et à lutter ainsi contre l’entropie que génèrent nécessairement les systèmes fermés. »
(Bernard Stiegler : L’ergon dans l’ère Anthropocène et la nouvelle question de la richesse in Le Travail au XXIe siècle. Sous la direction de Alain Supiot. Editions de l’Atelier)
Dans sa dimension spatiale habitée, la localité, « se pose d’abord dans les territoires urbains » et comme possibilité d’un « nouveau génie urbain où les habitants redeviendraient la source primordiale de l’intelligence territoriale » (Bifurquer p. 83). Et cela en se servant de l’efficience de l’automatisation non pour machiniser et dés-urbaniser la ville, comme c’est le cas actuellement en prolétarisant toute forme d’intelligence urbaine, mais pour la mettre au service de nouvelles formes de « délibération urbaine ».
Cette dynamique à repenser repose, selon les auteurs, sur deux conditions : une « conscience historique de l’urbanité » notamment telle qu’elle s’est développée avec l’industrialisation et un état des disruptions de l’hyper-industrialisation algorithmique. Les technologies numériques actuelles non en tant que telles mais telles qu’elles sont conçues et manipulées par le marché de la data-économie dissolvent les spécificités de la localité.
« Les territoires réticulés se trouvent ainsi soumis à des logiques extraterritoriales qui conduisent à leur incapacitation, c’est à dire à la perte systémique des savoirs qui constituent ce que l’on appelle ici l’urbanité » (Bifurquer p. 88)
On appelle pompeusement d’une expression de pure propagande ville intelligente ce qui repose sur un abêtissement de sa population et sur l’idiot presse-bouton, voire l’idiot instruit. Cette prolétarisation est la principale cause du délitement des liens sociaux et de l’urbanité, de la perte des idiomes locaux.
Troisième révolution urbaine
Je fais un petit détour par l’exposition Hello Robot dont j’ai amplement parlé ici et là. J’y avais repéré les robots-grues constructeurs de ponts :
Joris Laarman – MX3D Bridge (2015). Robots constructeurs de ponts avec impression en 3D.
Plus de détails dans la vidéo ci-dessous (en anglais).
Pour Bernard Stiegler, nous vivons une troisième révolution urbaine. La première débute au Néolithique et s‘étend jusqu‘au 18ème siècle. La seconde, au 19ème siècle, exprime la spatialisation de la révolution industrielle : manufactures, usines, réseaux ferrés, routiers, électriques, télégraphe, téléphone. Cela s‘étend dans le capitalisme consumériste avec les grandes surfaces, les hypermarchés, la télévision de masse et ses marchands de « temps de cerveaux disponibles ». Tout cela est reconfiguré avec la digitalisation et les réseaux numériques :
« L‘ubiquitous computing [informatique ubiquitaire] repose sur une digitalisation systémique globale et intégrale, qui affecte absolument tous les produits, objets, services et modes de vie issus de l’activité hyper-industrielle en cela, y compris en tant qu’hyper-textuelle, c’est à dire cliquable, permettant d’activer des liens en tous sens, et de développer des processus de navigation dans l’espace (cardinaux) et dans le temps (rythmique et calendaires) qui passent de plus en plus par la conception d’espaces augmentés et qui conduisent Franck Cormerais à parler d’hyperville. »
(Bernard Stiegler : Nouvelle révolution urbaine, nouveau génie urbain in Le nouveau génie urbain FYP éditions 2020. p.25)
Les villes ont depuis toujours été reliées entre elles et se sont donc inscrites dans des réseaux. Sans remonter trop loin, elles ont été reliées à des réseaux de routes, puis ferrés, puis aériens. Réseaux d’eau, de gaz et d’électricité. Ces derniers sont désormais dotés de dispositifs dits de communication. Réseaux hertziens et numériques. Jusqu’au béton désormais interactif : à la fois récepteur, média, émetteur et récepteur de données. Les auteurs du chapitre consacré à cette question évoquent le BIM, Building Information Modeling (bâti immobilier modélisé) consistant à doter de puces informatiques chaque élément du bâti, tant les parpaings que les portes, les fenêtres, les murs. Les équipements intérieurs s’insèrent eux-aussi dans l’Internet des objets sans que les usagers des différents objets connectés ne soient mis en capacité de comprendre leur fonctionnement, à fortiori les modèles économiques qui les sous-tendent. Ainsi se met en place la ville prolétarisée, automatisée, gouvernée par des algorithmes, couramment appelée pour ne pas en préciser le sens : smart-city.
Ville et écriture
La ville s’écrit aussi. Dès son origine, la cité grecque, polis, repose sur l’écriture. Jean-Pierre Vernant rappelait « le rôle que l’écriture a joué aux origines de la cité ». Il ajoutait :« mise sous le regard de tous par le fait même de sa rédaction, la formule écrite sort du domaine privé pour se situer sur un autre plan : elle devient bien commun, chose publique ». Aujourd’hui, cette écriture est automatique et insérée dans un réseau mondial et satellitaire. Elle passe par des plateformes propriétaires pour qui les villes ne sont que des marchés. Que devient dès lors le citoyen, dans ce chaos social économique et politique résultant de la dés-intégration (Bernard Stiegler) des systèmes sociaux ? Dans l’ouvrage cité plus haut, Bernard Stiegler définit la citoyenneté « comme une forme de soin collectivement pris d’un espace commun ».
La caporalisation des comportements repose sur les pratiques de l’industrie de l’extraction des données (data-mining) qui en collectant les traces numériques passées des comportements individuels en calcule la prévision future, effaçant du coup la possibilité de chemins de traverse. Ainsi se perd la possibilité même de l’art de flâner chère à Walter Benjamin. Ce dernier écrit, au début d’Une enfance berlinoise :
«Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation.»
Comment échapper aux chemins imposés ? L’enjeu est de parvenir, dans la ville, où tout déplacement est numériquement guidé, à sortir des sentiers battus pour découvrir de nouveaux chemins, faire de nouvelles rencontres, trouver de l’in-attendu, de l’improbable.
Un nouveau génie urbain
Alors que le mimétisme technologique de la gestion des villes fait aller du pire au pire – à Mulhouse, le modèle est à Nice, qui lui-même vient de…., la première des délibérations citoyennes devrait porter sur l’introduction même des nouvelles infrastructure technologiques et ses finalités. Une anecdote personnelle à ce propos. J’ai un jour posé cette question dans un débat public. La réponse de l’adjoint au Maire en charge de ces questions m’est restée gravée en mémoire : « la question est technique et donc pas politique ! ». Ce que l’on appelle un déni. La question est bien évidemment hautement politique en ce qu’elle doit permettre de rouvrir la localité sur elle-même et sur les autres. Et contester la gouvernance par les algorithmes. Elle rend les villes inhospitalières non seulement pour les plus démunis, les SDF ou les migrants mais pour l’ensemble des habitants eux-mêmes. L’espace public tend par ailleurs à y être privé de liberté d’expression comme le confirme la loi Darmanin dite de sécurité globale autorisant l’usage policier de drones d’hypercontrôle sur l’espace urbain.
Les auteurs, au contraire préconisent :
« des démarches de recherche urbaine contributive en vue de saisir les dynamiques profondes de ce que nous considérons comme constituant la possibilité d’un nouveau génie urbain, où les habitants redeviendraient la source primordiale de l’intelligence territoriale dans le contexte d’une économie contributive de déprolétarisation des habitants, mais aussi de leurs élus et de leurs administration, aujourd’hui totalement démunis, et très souvent manipulés par des marchands de nouveaux services et autres promesses illusoires. Dans ce nouveau génie urbain, fondé sur cette nouvelle recherche urbaine la technologie serait reconfigurée et re-designée [design] depuis les pratiques territoriales contributives elles-mêmes ». (Bifurquer p. 83)
Reconstituer et partager des savoirs pour les mettre au service d’une véritable intelligence de la ville qui est d’abord celle de ces habitants contre leur prolétarisation comme perte de savoir-faire, vivre et concevoir. Cela, non contre, mais avec la digitalisation mise au service de la délibération urbaine. Cela passe par une réappropriation de son histoire revisitée dans sa relation aux techniques en « particulier depuis la révolution industrielle ». Puis, de son accélération hyperindustrielle. En ce sens il y a une généalogie à construire.
Surmonter l’opposition ville machine / ville organique
« La comparaison avec l’organisme vivant dans l’évolution de l’espèce […] peut nous dire quelque chose d’important sur la ville : comment en passant d’une ère à l’autre les espèces vivantes ou adaptent leurs organes à de nouvelles fonctions ou disparaissent. La même chose se passe avec la ville. Et il ne faut pas oublier que, dans l’histoire de l’évolution, chaque espèce garde avec elle des traits qui semblent les vestiges d’autres traits, puisqu’ils ne correspondent plus aux nécessités vitales […]. Ainsi, la continuité d’une ville peut reposer sur des caractères et éléments qui, à notre avis, ne sont pas indispensables aujourd’hui parce qu’ils sont oubliés ou contre-indiqués pour son fonctionnement actuel »
(Italo Calvino : Les dieux de la cité)
Pour surmonter l’opposition ville-machine et ville-organisme établie par Italo Calvino, il convient de prendre en compte le fait que les villes sont des exorganismes complexes. Les auteurs du chapitre mettent en évidence deux scénarii alternatifs : d’une part, celle de la ville automatique détruisant l’urbanité donc les relations civiles et civilisées ; l’autre est de surmonter l’opposition ville machine / ville organique en partant du fait que l’espèce humaine est un organisme vivant technique, un exorganisme simple construisant des exorganisme complexes inférieurs et supérieurs, par exemple des usines mais aussi des villes et des institutions délibératives, juridiques, elles aussi à différentes échelles.
Il faut empêcher que le « techno-cocon »(Alain Damasio) ne nous transforme en hamster tournant à l’intérieur de sa roue (Alain Damasio), ne nous enferme et nous étouffe. Asphyxie la vie. Au sens des infusoires de Freud, cité plus haut.
Cosmotechniques ( Yuk Hui)
Je reviendrai un peu plus loin sur ce qui rend à la ville sa richesse. Pour en rester à la question de la localité proprement dite, je voudrais introduire ici celle de la recherche de localités dans les technologies elles-mêmes. Elle est proposée par le philosophe chinois Yuk Hui. Elle n’est pas dans le livre Bifurquer. Peu a peu les technologies deviennent en se délocalisant globalisantes. Yuk Hui propose de les ramener à la localité en les fragmentant contre « le mythe de leur universalité ». Il propose d’appeler ces fragmentations des cosmotechniques.
« Une cosmotechnique correspond à l’unification, dans les activités techniques, des ordres cosmique et moral ; or ces ordres diffèrent d’une société à l’autre — par exemple, les Chinois n’avaient pas le même concept de morale que les Grecs. La cosmotechnique pose donc d’emblée la question de la localité. Elle est une enquête sur la relation entre la technologie et la localité, c’est-à-dire une recherche des lieux qui permettent à la technologie de se différencier. À l’inverse, selon la logique de la philosophie moderne, on pose un schème ou une logique supérieure et universelle (ou transcendantale), qu’il suffit ensuite d’imposer partout indifféremment. Cette modalité ignore la question de la localité, ou du moins la traite comme un lieu seulement géographiquement différent — et non pas qualitativement différent. La logique totalisante de la cybernétique, aujourd’hui triomphante, va dans le même sens. Il faut donc élargir la notion d’épistémologie et revenir à la technique, de manière à ne plus la prendre pour quelque chose de neutre. C’est ce que je propose de faire grâce à la notion de « fragmentation » : partir plutôt des différents fragments du globe que constituent les localités. Cela nous oblige à formuler des problèmes locaux et des solutions locales, et nous permet en même temps d’explorer les perspectives possibles que ce local recèle. »
( Yuk Hui : Produire des technologies alternatives)
Le travail tend à perdre sa fonction de localité n’étant plus un travail que l’on fait mais un emploi que l’on a.
L’Internation
Le concept d’internation a été emprunté à l’anthropologue Marcel Mauss. Il l’a élaboré autour des années 1920. Dans sa réflexion sur la nation, alors qu’il était lui-même membre de l’Internationale socialiste, il prévenait que la nation comme localité n’était pas obsolète et ne pouvait se dissoudre dans le global. Il proposait le terme d’internation en opposition à l’internationnalisme tout autant qu’à l’absence de nation, l’a-nation. S’il le disait face à l’internationalisme qui fut qualifié de prolétarien, nous sommes aujourd’hui devant une autre forme d’internationalisme, un globalisme destructeur de la singularité des localités et reposant sur le dogme de la pseudo-autorégulation des marchés. Moscou a émigré à la Sillicon-Valley via Wall-Street. L’affirmation de Marcel Mauss peut se décliner. Si la nation est une échelle de localité, elle ne doit ni dissoudre elle-même l’infra-national, tendance forte en France, ni être absorbée par le supra-national tout en pensant les hétéronomies, point de départ de la réflexion de M.Mauss et en pansant les multiples échelles de localités, les villes et les régions mais aussi en prenant soin des localités biologiques, sociales, informationnelles. En cultivant leurs singularités dans leur diversité, on évite la babélisation du monde c’est à dire l’uniformisation et la standardisation des langues, des cultures, des savoirs-faire, -vivre, et -penser locaux.
A tous les niveaux, ces localités doivent devenir des mondes habitables en faisant bifurquer les techno-sphères globalisantes qui les encapsulent. L‘accent dans l‘inter-nation doit être mis sur l‘inter, ce qui fait lien entre les différentes échelles tout en constituant un niveau supérieur d‘organisation des niveaux de localités. On peut parler de « nation-localité », tout comme on peut parler de localités infra-nationales, ou de localités de l’inter-nation.
Tout individu, particulièrement celui qui fait l’effort de vouloir s’individuer, appartient à plusieurs échelles de localités
« La langue, les sciences et les coutumes sont des cas d’objectivation de l’esprit à travers ses œuvres – et forment une localité néguantropique. La réalité spirituelle localisée au sein d’une nation n’existent pas en dehors des actes noétiques localement agencés qui rendent cette réalité possible : Meyerson [Ignace Meyerson]soutient en effet que, si cette objectivation, typique de l’esprit comme spécificité de l’humain, apparaît comme universelle, la façon dont elle fonctionne est toujours spécifiquement attachée à un lieu donné, car les œuvres de l’esprit humain sont indissociables de la situation géographique, historique, institutionnelle et du contexte socio-culturel.»
(Bifurquer. pp 198-199)
La biorégion urbaine
Le territoire est en quelque sorte une sculpture écologique et sociale vivante produite dans le temps long de la relation entre l’homme et son milieu. L’enjeu n’est ni la croissance ni la décroissance mais une économie de la sobriété et du soin qui inclut le soin de la langue. L’ensemble des systèmes territoriaux locaux « en équilibre dynamique avec leur milieu ambiant », Alberto Magnaghi le nomme « biorégion urbaine ». Concept qu’il considère d’abord comme une « méthode » pour reconquérir le bien commun territoire et le rendre habitable en revisitant le patrimoine matériel et immatériel légué par l’histoire. Il convient d’opérer une distinction entre projets dans un territoire qui dé-territorialisent (Amazon) et projets de territoire qui ré-territorialise, ce qui n’est pas à confondre avec ce que l’on nomme actuellement un peu vite, voire facticement, relocalisation. Cela pose bien d’autres questions comme celle par exemple des marges d’auto-gouvernementalité à conquérir, ce qui est loin d’être gagné.
L’infrasomatisation
Attention : les zombies smartphonisés sont en chemin. Radio-télévision suisse. Ici à Tel-Aviv
Pour qualifier l’impact de l’automatisation de leur milieu sur les humains, David M Berry (Université du Sussex) a introduit entre l’exosomatisation qui caractérise l’humain et l’endosomatisation, propre au vivant en général, le concept d’infrasomatisation. Ce concept pointe en quelque sorte le degré d’intimité atteint dans la relation entre les technologies en réseau et le vivant. David M Berry se posait la question : « Comment peut-on savoir ce que les infrastructures nous font ? Ou plus précisément : « Comment pouvons-nous avoir la certitude que leurs effets sur nos esprits sont positifs plutôt que négatifs ? »
« C’est principalement par l’intermédiaire des smartphones et des tablettes que se manifestent ces infrasomatisations. Devenus des prothèses indispensables (exosomatiques) pour la plupart d’entre nous, ces terminaux créent une boucle entre nos corps, nos cerveaux et les serveurs des plateformes, nous coupant ainsi partiellement de l’environnement extérieur, de sorte que l’ouverture de la pensée est médiée et compressée – et la conscience contournée et court-circuitée par les calculs intensifs effectués par les algorithmes sur les serveurs des plateformes.
Cette boucle, rendue possible par une réticulation partiellement ouverte sur l’extérieur ne permet pas aux cerveaux humains de percevoir ce qui relève des algorithmes et ce qui constitue leurs propres pensées et conduisent à la dénoétisation [perte de la faculté de penser], c’est à dire à une hyper-prolétarisation. La raison humaine est fonctionnellement affaiblie, sinon anéantie, et les humains deviennent hautement vulnérables à la persuasion et à la propagande opérées par les usines à trolls et autres industries du mensonge et de la manipulation.
L’infrasomatisation est potentiellement utilisable pour mobiliser certaines instances spécifiques de pensée et d’action – dans une forme de raison cependant amputée d’elle-même en tant qu’elle est intrinsèquement délibérative (synthétique au sens d’Aristote et de Kant), et qui se trouve remplacée par une puissance analytique purement calculatoire qui est une hypertrophie de l’entendement (au sens kantien des mots entendement et raison), ce qui instaure les conditions d’une conception et surtout une gestion des espaces et des temps communs foncièrement et fonctionnellement antidémocratique ».
(Bifurquer Pp 104-105)
Comme l’a souvent rappelé Bernard Stiegler l’entendement est une faculté de la pensée à côté de l’intuition, de l’imagination et de la raison. L’entendement est calculable. Cette faculté est aujourd’hui hypertrophiée au détriment des autres facultés. C’est ce que font les big data. Or la pensée, « c’est justement ce qui va au-delà du calcul, et qui permet des bifurcations qui constituent l’émergence dans le devenir entropique d’une réalité néguentropique, comme disait Schrödinger pour analyser ce en quoi consiste la vie ». (Bernard Stiegler : Toute technologie est porteuse du pire autant que du meilleur).
Dès lors, il impossible de dire de la ville automatique qu’elle est une « ville intelligente ». Ce serait considérer que l’automate peut mieux gérer la ville que la délibération de ses habitants. La des-automatisation est donc l’une de conditions permettant de retrouver des capacités de délibération pour sortir de l’enfermement systémique qu’imposent les entreprises du numérique.
A Tel-Aviv mais aussi à Augsbourg, Shanghai ou Sydney, pour prévenir la multiplication d’accidents dus à l’utilisation par les piétons de leurs smartphones, on expérimente les feux-rouges au sol. (Radio-télévision suisse)
Pour constituer une nouvelle urbanité, il est proposé de :
« consolider localement une conscience urbaine des nouvelles fonctions numériques en faisant de celles-ci des objets de capacitation, et non d’incapacitation — et cela en concevant des services et des fonctionnalités sollicitant et renforçant systématiquement les capacités délibératives des divers groupes que forment les habitants du territoire ».
Les habitants sont des êtres exorganiques, des exorganismes simples. Ils sont aussi des urbains vivant dans la ville, elle-même un milieu exorganique, constitué d’organes artificiels spécifiques (les artères, les réseaux d’assainissement et de distribution, etc..), et à présent les réseaux numériques qui reconfigurent les précédents.
« En s’assemblant, les habitants forment des communautés exorganiques, elles-mêmes formant des exorganismes, dont l’exorganisme urbain lui-même, c’est-à-dire des entités qui durent comme agencements de fonctions et d’agents exorganiques — qu’il s’agisse de quartiers, d’ateliers, d’usines, d’associations, de marchés fidélisés et de clientèles, d’institutions, d’organismes réticulés en tout genre et bien sûr de communautés ethniques, religieuses, politiques, générationnelles, etc. »
La technologie numérique est un pharmakon contemporain, c’est à dire contenant des potentialités qui peuvent être ou bénéfiques ou toxiques.
« Pour être remédiant, et non toxique, tout nouveau pharmakon nécessite la définition de savoirs partagés, qui sont autant de thérapeutiques permettant de mettre l’exosomatisation au service du soin ».
L’industrie met en circulation des objets techniques que Gilbert Simondon qualifiait de « fermés », étrangers aux usagers et « indéchiffrables » pour eux. Il en va de même des villes. Il convient donc de les maintenir ouvertes, seule façon de les maintenir vivantes. En préservant des infrastructures et des architectures incomplètes et inachevées.
Selon Richard Sennett, auteur de Bâtir et habiter : Pour une éthique de la ville, (Albin Michel),
« le design [dessin en fonction d’une intention (dessein)] de la ville ouverte doit mettre en œuvre des formes architecturales incomplètes et inachevées, modifiables au cours du temps, en fonction des besoins des habitants, et par ces mêmes habitants ; les formes doivent pouvoir se transformer avec les fonctions des bâtiments, devenant ainsi des structures évolutives et vivantes. A ce principe d’incomplétude s’ajoute la nécessité [fonction de la densité] de la diversité sociale et culturelle, qui rendent possibles des rencontres inattendues et des bifurcation improbables. […] Sennett invite ainsi à penser les frontières (entre villes, entre quartiers, entre bâtiments) comme des membranes et non comme des murs, c’est à dire comme des limites toujours poreuses, lieux d’interaction et d’échanges »
(Bifurquer. Chapitre Design contributif. p 246)
Les technologies numériques standardisent, homogénéisent, synchronisent (des-historisent) les relations sociales tout comme les langues et les idiomes. Leurs effets sont répétitifs et deviennent addictifs. Je reviendrai dans un prochain article sur la question de l’addiction.
« Les algorithme de Google tendent ainsi à soumettre les langages dits naturels aux contraintes de l’économie mondiale, éliminant les formes idiomatiques les moins calculables qui sont au principe de l’évolution diachronique des langues, donc de leur diversité et de leur historicité, – et court-circuitant les localités où se produisent les idiomes. »
(Bifurquer. Chapitre Design contributif. p 251)
Une ville riche
La ville riche sera différente car sa richesse reposera sur d’autres bases en rompant avec la confusion qui existe entre richesse et valeur. La richesse est la condition de production de valeurs.
« La richesse, c’est ce qui procède du savoir qui caractérise les êtres humains, dont toute la vie est en principe organisée d’abord en vue de leur faire acquérir et accroître un savoir qui est transmis de génération en génération à travers des institutions conçues pour cela. Le savoir est ce qui permet aux êtres humains de faire en sorte que leurs organes exosomatiques soient porteurs de plus de néguanthropie que d’anthropie. Sous toutes ses formes, comme savoir vivre, savoir faire ou savoir conceptualiser, le savoir est ce qui permet aux êtres humains de prendre soin d’eux- mêmes, et avec eux, de leur environnement et de l’avenir de la vie sur terre ».
(Bernard Stiegler : L’ergon dans l’ère Anthropocène et la nouvelle question de la richesse in Le Travail au XXIe siècle<.Sous la direction de Alain Supiot. Editions de l’Atelier. page 80
Pour terminer, je vous propose une vision idyllique de Mulhouse, projetée en 2100 par Dana Popescu lors des Journées de l’Architecture en 2010.
capsule metamulhouse from dana popescu on Vimeo.